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Nouvelles politiques
publiques
le dossier
larevuenouvelle - mars 2008
le prix du handicap
Sous l’influence de mouvements de personnes handicapées, les politiques se sont
transformées et l’on est passé d’un modèle médical à un modèle social : le handicap est le résultat d’une construction sociale de la réalité plutôt que de la nature.
Ce changement de paradigme a des implications politiques et pratiques : le concept
même d’égalité se trouve modifié. Le droit à l’égalité doit servir à combattre la
discrimination et l’exclusion. Les droits des personnes handicapées ont pour corollaire les obligations de la société à leur égard pour que leur participation sociale
soit effective.
André Gubbels
Les politiques publiques relatives aux personnes handicapées ont subi au
cours de ces vingt dernières années des critiques de plus en plus nombreuses,
notamment à la suite de l’émergence dans la plupart des pays d’un mouvement
d’émancipation sociopolitique des personnes handicapées elles-mêmes. Ce mouvement, dont la devise est « nothing about us without us », revendique pour les
personnes handicapées un droit à parler et agir pour elles-mêmes et par ellesmêmes.
Sous son impulsion se dessinent actuellement dans le monde entier de
nouvelles politiques publiques qui mettent l’accent sur les droits des personnes à l’autodétermination, à la participation et à l’égalité. Dans ces dispositifs
récents apparaît de façon claire un changement de postulat qui souligne que
les problèmes vécus par les personnes handicapées ne sont pas seulement
dus à la nature de leurs déficiences, mais relèvent également de la façon dont
la société est agencée, et plus particulièrement des obstacles qui privent ces
personnes de leur droit de pouvoir participer à tous les aspects de la vie en
société.
Ce modèle du handicap, dénommé social, met en relief la nécessité de
considérer les personnes handicapées comme des citoyens à part entière qu’il
faut intégrer à la société et non plus comme des malades qu’il faut aider à se
guérir eux-mêmes, vision inspirant le modèle dit médical.
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Ce passage d’un modèle médical à un modèle social du handicap est souvent qualifié de changement de paradigme, c’est-à-dire d’un renversement du
contenu du cadre dominant des idées structurant l’élaboration de la politique
dans un domaine particulier (Hall, 1993). Ainsi défini, un paradigme politique sert à déterminer quels sont les problèmes de société qui méritent d’être
pris en compte et quels sont les politiques et instruments les plus appropriés
pour les résoudre.
Parmi les nombreuses implications pratiques qu’entraîne la redéfinition
du handicap comme le fruit d’une construction sociale et non plus d’un ordre naturel, celle portant sur l’interprétation par les cours et tribunaux des
situations de handicap, et, particulièrement, du principe d’égalité, mérite une
attention particulière.
le dossiernouvelles politiques publiques
Dans son acception traditionnelle, le principe d’égalité exige qu’une personne soit traitée de la même façon que d’autres personnes se trouvant dans
une situation comparable, de telle sorte qu’elle jouisse des mêmes occasions
de participation à un processus économique ou social. Pour obtenir l’égalité,
une personne ou un groupe doit ainsi prouver qu’elle est comme les autres.
Pour beaucoup de personnes handicapées, cette prémisse est au mieux problématique dans la mesure où elles sont à l’évidence différentes des autres
personnes sous certains aspects. Ces différences, par exemple, dans la mobilité, la communication, les capacités cognitives ou la stabilité émotionnelle
ne les placent pas, dans la réalité, dans une situation identique à celle des
autres.
Une approche traditionnelle du principe d’égalité conduit naturellement
à considérer l’exclusion des personnes handicapées comme quelque chose,
certes de regrettable, mais d’inévitable. En effet, on considère comme le fruit
du destin le fait que beaucoup de personnes handicapées ne soient pas en
mesure d’accéder à des infrastructures publiques, ne puissent pas utiliser les
transports en commun pour se déplacer, n’aient pas la possibilité d’utiliser les
moyens de télécommunications pour parler à d’autres personnes et ne soient
pas acceptées dans des lieux où d’autres personnes apprennent, travaillent ou
se divertissent.
La vision traditionnelle du principe d’égalité considère que ces situations
ne violent pas le principe d’égalité, car ce sont les caractéristiques des personnes et non un traitement inéquitable de la société qui est responsable de
leur exclusion.
le principe d’égalité
à la lumière du changement de modèle
Le modèle social du handicap permet de reconsidérer ce concept d’égalité dans la mesure où il remet en cause le postulat implicite qui présuppose
que les institutions sociales et les infrastructures physiques qui existent ré53
larevuenouvelle - mars 2008
pondent à un ordre « naturel » des choses. Il souligne que les étages d’un
bâtiment, les escaliers, les bus, les trains et les pratiques sociales ne sont pas
nécessairement développés pour répondre de façon équitable aux besoins de
l’ensemble de la population. Un examen critique de ces structures révèle en
fait que rien n’est naturel ni prédéterminé dans l’agencement des infrastructures, des services ou des pratiques sociales. Celles-ci se sont développées
pour rencontrer les besoins de certains groupes, parfois à l’exclusion d’autres,
reflétant ainsi les ignorances, les préjugés ou les intérêts de groupes dominants de la société.
le dossier
Ce constat impose naturellement une nouvelle approche de l’égalité qui
considère que même « neutre » et « identique » à l’égard de tous les citoyens,
une politique, une pratique ou une norme peut avoir une incidence négative
ou défavorable sur certains groupes. Dès lors, l’aménagement de cette norme
ou un traitement différencié peut s’avérer nécessaire pour obtenir une pleine
égalité.
La plupart des pays européens (dont la Belgique par la loi du 25 février
2003 tendant à lutter contre les diverses formes de discrimination) ont ainsi
adopté des règles normatives en ce sens, tant d’un point de vue constitutionnel que législatif.
droits et devoirs
Les exemples les plus progressistes en matière de législation se situent
toutefois sur le continent nord-américain. En se fondant sur ces lois, des
arrêts récents des cours suprêmes canadienne et américaine ont développé
une nouvelle jurisprudence en matière de droits fondamentaux pour les personnes handicapées et qui considère, primo, que le droit à l’égalité doit servir
à combattre la discrimination et l’exclusion sociale, et à permettre à tous et
à chacun de participer pleinement à la société. Et secundo, que le respect de
ce droit passe souvent par la prise en compte des particularités des personnes
qui les empêchent de jouir des avantages de la société et par des aménagements en conséquence. C’est l’omission de fournir des moyens raisonnables
et d’apporter à la société les modifications nécessaires et possibles pour éviter
la relégation et la non-participation des personnes handicapées qui engendre
une discrimination à leur égard.
En filigrane de cette nouvelle jurisprudence, un message puissant et
subversif apparaît nettement : les institutions et les processus sociaux doivent être (ré)examinés afin de déterminer si, et comment, ils ont tendance
à exclure certaines catégories de citoyens. Si une exclusion est constatée, il
convient d’adapter les institutions ou les processus concernés aux personnes
qui en sont victimes.
Le nouveau paradigme offre ainsi une approche nouvelle dans le traitement juridique du handicap, laquelle, fondée sur les droits, entraîne à son
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Bibliographie
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le dossiernouvelles politiques publiques
tour une dimension supplémentaire à la
mise en œuvre des politiques et mesures relatives aux personnes handicapées. Elle relie
fermement ces dernières à l’idée que les acteurs sociaux ont des devoirs pour faciliter et
faire avancer le progrès social. Ainsi, proclamer le droit des personnes handicapées à la
participation sociale, ce n’est pas simplement
dire qu’il serait « bien » que ces personnes
puissent accéder à des rôles sociaux valorisants, ni même que toutes les personnes doivent y accéder. En affirmant ce droit, on fait
avant tout valoir que tous les individus sont
en droit de participer à la vie en société, et
que, si certains en sont exclus, la carence se
trouve certainement dans le système social.
Ce n’est que dans cette perspective de remise
en question qu’on peut aller à la découverte
de nouvelles solutions, donc de progrès. n
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