les intérêts géopolitiques russes dans la région caspienne

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LES INTÉRÊTS GÉOPOLITIQUES RUSSES
DANS LA RÉGION CASPIENNE
Rivalités anciennes, enjeux nouveaux
@ L'HARMATTAN,
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
2007
75005
http://www.librairieharmattan.com
diffusion. [email protected]
harmattan [email protected]
ISBN: 978-2-296-03966-7
EAN : 9782296039667
Paris
Garik GALSTYAN
LES INTÉRÊTS GÉOPOLITIQUES RUSSES
DANS LA RÉGION CASPIENNE
Rivalités anciennes, enjeux nouveaux
Préface d'Annie ALLAIN
L' HarlTIattan
Remerciements
Ce livre est issu d'une thèse de doctorat soutenue à l'Université de
Lille3 le 7 décembre 2005. Je tiens à remercier tous ceux qui m'ont permis de
faire aboutir cette publication. Je pense tout particulièrement à ma directrice de
recherche Madame Annie Allain dont l'attention, la disponibilité et la
générosité constantes m'ont été essentielles. Son professionnalisme et son
approche originale et ouverte du monde russe contemporain m'ont guidé dans
l'aboutissement de ce travail. Sa chaleur et son énergie inépuisable ont rendu
ma tâche plus facile.
Je tiens aussi à remercier les membres du jury, Claire Mouradian,
Karine Alaverdian, Serge Rolet, Jean-Paul Barbiche, Yves Hamant, pour leurs
remarques constructives et leurs précieux conseils.
Je dois également beaucoup aux collègues et amis qui m'ont apporté un
ultime soutien dans la relecture de mon travail. Je pense en particulier à mon
épouse Louisette Lamarche et aux amis Philippe Vandevelde, Serge Rolet,
Christine Meunier et Yves Carèje.
Ma gratitude va encore à Claire Mouradian qui, au travers des
séminaires qu'elle organise à l'EHESS, m'a permis de diversifier mes pistes de
recherches et mon cercle de connaissances. Je lui en suis reconnaissant même
si je dois préciser que certaines divergences d'opinions - au demeurant
parfaitement compréhensibles - existaient et existent encore.
Enfin, je dédie cet ouvrage à mes enfants, Louciné et Aram, dont la
naissance a coïncidé avec la fin de ce travail.
Préface
La région Caspienne:
histoire d'un espace convoité
L'immense mérite de Garik Galstyan est d'aborder une histoire
complexe, mal connue et peu étudiée, en adoptant délibérément une posture de
proximité distanciée. Russophone, arpenteur infatigable des lieux qu'il décrit, il
évite un russocentrisme existentiel qui aurait amputé son travail des dimensions
politique, économique, historique et culturelle si nécessaires aux études
pluridisciplinaires, et qui en font tout le prix.
Fallait-il écrire une histoire internationale de la région Caspienne? Ou
lui préférer une histoire régionale? Pourquoi ne pas privilégier un examen
transnational? La synthèse opérée par Garik Galstyan permet une mise en
perspective historique qui place la région au centre de l'étude sans pour autant
la couper de son environnement international. L'arrière-plan transnational
apparaît en filigrane avant même d'être soumis à une analyse rigoureuse. Mais
à aucun moment l'auteur ne perd de vue que sa problématique est
essentiellement russe.
Deux questions sont au cœur de sa réflexion: l'importance et le rôle de
la mer Caspienne et des territoires riverains dans l'histoire de l'État russe, et
l'influence exercée par la Russie sur le destin des pays caspiens. Le
questionnement se veut à double entrée, mais il porte sur un espace
géographique très précisément délimité. Le cadre spatial est circonscrit aux
cinq pays riverains, Russie, Iran, Azerbaïdjan, Turkménistan, Kazakhstan. Puis
est tracé un second cercle, constitué de cinq pays formant un croissant
méridional: la Turquie, la Géorgie, l'Arménie, l'Afghanistan et l'Ouzbékistan.
« Ces acteurs sont abordés dans la mesure où ils ont une influence sur les
relations des pays du premier cercle avec la Russie» I. Le troisième cercle ne
concerne que les puissances interventionnistes. Le cadre géographique est
associé au cadre chronologique selon le principe de l'atlas historique.
D'entrée de jeu on comprend la difficulté de poser les problèmes aux
différents niveaux dont chacun est indispensable pour la vue d'ensemble. La
présence dans la région d'un «tuteur» impérial, la Russie, d'une puissance
internationale, l'Iran, aux côtés de jeunes États issus de la dislocation de
l'URSS introduit un facteur d'instabilité. À première vue le niveau régional
n'est pas un niveau probant en raison de son hétérogénéité structurelle.
Pourtant il bénéficie d'une identité économique forte. Si nous considérons
maintenant le niveau national, nous voilà de nouveau dans l'embarras. Peut-on
qualifier l'un ou l'autre des pays riverains d'État-nation? La question est loin
d'être simple. Vladimir Poutine se réclame d'une Fédération multiethnique et
multiconfessionnelle. À défaut de nationalité, la citoyenneté unique, mythe de
la période soviétique, a connu bien des avatars. Le ciment idéologique disparu,
le moule « russien » n'est pas très crédible et mal accepté par les non-Russes.
1 Citation de Garik Galstyan.
5
La république islamique d'Iran n'a d'unité apparente que confessionnelle. Les
États nés de la recomposition post-soviétique ont hérité du découpage stalinien
qui les prive à dessein de véritable identité nationale. Formés d'éléments
disparates ils sont traversés de tensions interethniques que dissimulent avec
plus ou moins de bonheur les hommes forts qui les gouvernent, quand elles
n'aboutissent pas à une partition de facto, comme c'est le cas en Azerbaïdjan.
La situation internationale est encore plus confuse. Les acteurs visibles,
la Russie et l'Iran, font de l'ombre aux petites entités. Le statut, vrai ou faux,
de « grande puissance» de la Russie l'amène à considérer son étranger proche
comme une chasse gardée. Par ailleurs l'Iran peut toujours miser sur un
panislamisme diffus que les mouvements eurasistes et/ou néo-eurasistes
tendent à véhiculer. Si l'on reprend l'analyse qu'en fait Garik Galstyan dans un
article récemment paru 1, le néo-eurasisme prône le remplacement des États
traditionnels par de «grands espaces» matérialisés par des arcs
géoéconomiques, dont un arc continental eurasien qui regrouperait sur des
bases civilisationnelles la Russie avec la CEI, les pays de l'islam continental,
l'Inde et la Chine. On retrouve un axe stratégique Moscou-Téhéran-New OehliPékin. Cette vision planétaire nous conduit tout naturel1ement au niveau
suivant, le niveau transnational dont l'intérêt le plus manifeste est de mettre en
scène les acteurs invisibles, et en particulier les grandes puissances
économiques, États-Unis en tête.
La deuxième partie de l'ouvrage nous ouvre les portes de ce nouveau
monde, celui du XXle siècle, où l'on observe «le passage d'une société
internationale à une société duale »2. Qu'entendre par là? Une société qui
comprend pour partie des relations internationales et en même temps des
relations transnationales. Ces relations transnationales échappent au droit
international, et donc aux États, même si une partie d'entre elles sont légales.
Le recul de l'espace russe en Eurasie a provoqué des réactions en
chaîne: une libération de territoires et de richesses offerts au mieux-disant, une
nostalgie d'empire au sein de l'ancienne puissance, enfin une inversion des
signes dominant/dominé. Dans cette partie du monde se joue un nouveau
« Grand jeu» dont les enjeux sont énormes. Ce qui est en cause, c'est bien ce
que Vladimir Poutine appelle, dans son discours du 10 février 2007, la sécurité
économique. Avant lui, Alessandro Vitale dans un article paru le 2 janvier3,
évoque la sécurité énergétique, envisagée cette fois du point de vue de l'Union
européenne. Au poker menteur tous les joueurs tentent de placer leurs pions.
Les enjeux énergétiques sont de taille: la région Caspienne recèle près de 5 %
des réserves mondiales de pétrole. La région permet de produire quelque
1
G. GALSTYAN, « À la recherched'une nouvelle idée nationale: le retour de l'eurasisme », in
Les Cahiers du CRIC, n° 2, janvier 2007, pp. 13-30.
2 M. CHEMILLIER-GENDREAU,
«Quelle
organisation
mondiale
pour la société
contemporaine?
», conférence
du lundi 26 septembre
2005 à Ivry, http://\V\v\v.unionrationaliste.org/Dossiers/ivrv,
p. 5.
3« L'Union européenne veut construire une stratégie énergétique dans la région Caspienne »,
http://\v\v\v.caucaz.com,
09/02/07, Politique européenne, p. 1.
6
60 milliards de mètres cubes de gaz par an et 1,5 million de barils
d'hydrocarbure par jour, soit approximativement la consommation française en
gaz et en pétrole. Ces chiffres datent de février 2007. Ils permettent de
comprendre ce que l'éditorialiste du Monde du 16 février appelle l'indulgence
gazière manifestée par les Grands à l'égard du nouveau « Turkmenbachi ». Si
la majeure partie de la production est encore sous domination russe, les
Occidentaux envisagent la construction d'un gazoduc qui, à travers la mer
Caspienne, éviterait la Russie. La présence à Achkhabad de Mikhaïl Fradkov et
d'Alexei Miller témoigne de l'importance que la Russie attache à la
pérennisation des contrats qui la lient au Turkménistan.
Au-delà des enjeux économiques les intérêts géopolitiques et
géostratégiques des différents acteurs sont loin d'être négligeables. Une
nouvelle répartition des voies de transport des hydrocarbures permettrait sans
aucun doute une redistribution des cartes. Garik Galstyan rappelle à juste titre
que les États-Unis espèrent un retournement des ex-républiques soviétiques en
leur faveur. Mais les problèmes éthiques posés par les régimes «forts» du
Turkménistan et de l'Ouzbékistan, pour ne citer que ces deux pays, ne sauraient
être complètement occultés. Les organisations internationales de défense des
droits de l'homme, qu'il s'agisse d'Amnesty International ou de Human Rights
Watch, se chargent de dénoncer les manquements les plus criants au respect
des droits humains. L'Ouzbékistan a opposé un refus continu à l'ouverture
d'une enquête internationale indépendante après les massacres d'Andijan de
mai 2005. «Les pratiques répressives de détention arbitraire, torture et
mauvais traitements, les procès inéquitables, le manque de liberté d'expression
et d'association ... perdurent », déclare Maisy Weicherding, en charge des
recherches sur l'Ouzbékistan à Amnesty InternationalI. C'est dans ce contexte
que Vladimir Poutine a su se montrer plus « compréhensif», renouant avec son
rôle de puissance tutélaire.
L'URSS n'a jamais été une puissance coloniale au sens où l'entend le
droit international. En 1945 seules la France et l'Angleterre étaient considérées
comme telles. L'URSS était favorable à la décolonisation, les États-Unis aussi,
dans la mesure où cela ouvrait un champ nouveau à leur expansion,
idéologique pour l'une, économique pour les autres. Mais il n'en reste pas
moins que l'Union soviétique, héritière de la Russie des tsars, constituait un
véritable empire, le centre y détenant les fonctions régaliennes. Les périphéries
« fédérées» ne disposaient d'aucune autonomie réelle et pouvaient de ce point
de vue être assimilées aux territoires non autonomes prévus au chapitre Il de la
Charte des Nations Unies. Dans un article publié en 19962,j'avais qualifié le
1
Amnesty International,«Ouzbékistan: Andijan, un an après... », le Il mai, 2006,
http://\V\v\v .alnnestyinternational.
bel doc/article?? 64.
2 A. ALLAIN, « Union, fédération, confédération, communauté, quel avenir pour l'ex-URSS?
ou comment un fédéralisme d'union devenu un fédéralisme cannibale engendre un fédéralisme
d'éclatement », in Les Fédéralismes,
A. ALLAIN, M. DUPONT, M.HEARN (eds), Presses
ère édition, 1996,
Universitaires
du Septentrion, CoIlection Travaux et Recherches UL 3, 1
pp. 1?9-193.
7
fédéralisme soviétique de fédéralisme cannibale et souligné les risques de
retour de bâton qu'engendrait une politique d'écrasement des minorités
nationales.
La nostalgie d'empire s'est manifestée de façon brutale jusqu'à
l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. À l'exigence d'un contrôle territorial
et militaire s'est substituée dès 2000 une volonté pragmatique de domination
par l'économie. On est frappé par le retournement des situations. Alors que les
États-Unis ont perdu toute retenue en s'engageant dans des actions militaires
loin de leurs bases, la Fédération de Russie, sans doute instruite par le
malheureux épisode afghan de la période soviétique, vise l'hégémonie
économique par le biais de l'approvisionnement énergétique. Ces tournants
dans les politiques étrangères des deux pays doivent aussi sans doute beaucoup
à la personnalité de leurs dirigeants respectifs. Mais le dernier mot n'est pas dit
en matière de géostratégie. «L'Asie centrale est redevenue un théâtre
primordial du jeu géopolitique mondial »1 et retrouve l'importance que lui
assignait dès 1904 H.J. Mackinder. Le géopoliticien britannique estimait que si
une puissance gouvernait l'espace eurasiatique, elle dominerait le monde. On
comprend mieux l'appétence des États-Unis pour cette région du monde
pourtant hautement instable.
Le partage des sphères d'influence s'accompagne d'une surenchère qui
n'est pas sans rappeler les pires moments de la guerre froide. La présence au
sein de l'Union européenne d'États slaves proaméricains, la République
tchèque et la Pologne, complique encore la donne. L'implantation de sites
antimissiles sur le territoire de ces deux États a provoqué une véritable levée de
boucliers en Russie. Dans le discours véhément que V. Poutine a prononcé à
Munich le 10 février on retrouve des accents d'un autre temps. Les expressions
utilisées par le Président russe: unilatéralisme américain, encerclement de la
Russie, et plus encore les menaces de riposte asymétrique2 témoignent d'un
durcissement de la position russe face à l' «ingérence américaine ». Il ne
faudrait pas prendre à la légère le risque de guerre biologique. «Il existe des
stocks d'armes biologiques à Stepnogorsk au Kazakhstan...D'après Scott
Layne, tuer une personne avec une arme nucléaire coûterait un million de
dollars américain, mille dollars avec une arme chimique et un dollar avec une
arme biologique »3.Où l'on retrouve l'Asie centrale...
Le cas du Kazakhstan, considéré comme un État modèle dans sa
coopération avec la Russie pour le transfert, entre autres, des 1410 têtes
nucléaires stratégiques qu'il détenait pendant la période soviétique, est
particulièrement intéressant du point de vue du rapport dominant/dominé.
Garik Galstyan souligne que « le Kazakhstan était la seule république où le
peuple titulaire était en minorité absolue (39,7%) ». En dépit de l'exode massif
1
L. MONTANARO-JANKOWSKI,
« Les coopérations
transnationale
en Asie centrale », in Annuaire français
2005, pp. 357-372.
militaires face à la criminalité
de relations
internationales,
2
Le discours est reproduitintégralementsur le site http://\v\v\v.kremlin.ru.
3
I
L. MONTANARO-JANKOWSKI,
art. cil., p. 364.
8
volume 6,
qui a suivi l'implosion de l'URSS, les Russes restent très présents dans la
république kazakhstanaise, mais ils sont soumis aux mêmes discriminations
que leurs compatriotes des autres républiques caspiennes. Les autorités
nationales procèdent à une kazakhisation dont l'objectif est clairement la
constitution d'un État-nation. L'interdiction de la double citoyenneté, les
difficultés rencontrées par les russophones pour sortir du pays sont autant
d'obstacles à une cohabitation harmonieuse des deux communautés
majoritaires. Nous avons pu constater par ailleurs que les services consulaires
français auxquels nous avons eu affaire à plusieurs reprises ne font rien pour
faciliter les déplacements et les échanges. Les Russes sont devenus persona
non grata. Eux-mêmes, faut-il le rappeler, avaient en leur temps pratiqué une
forme de discrimination linguistique dans l'armée en imposant l'usage du russe
(lois militaires du 7 mars 1938). Emmanuel Kazakevitch dans une brève
nouvelle publiée en 1948, Dvoe v stepi, (Deux hommes dans la steppe),
exprime le désarroi des allogènes contraints de parler une langue qu'ils
maîtrisent mal et leur bonheur de retrouver un compatriote. «Djourabaev
trouva dans le groupe un compatriote Kazakh, comme lui. À I 'heure de la
pause, celui-ci s'assit à côté de Djourabaev et tous les deux parlèrent
longtemps en kazakh... Puis les Kazakhs parlèrent de leur pays, le Kazakhstan,
et leurs visages fermés s'épanouirent» 1.
Nous ne serions pas honnêtes si nous ne nous posions pas le problème
du devenir économique et culturel de ces nouveaux États qui en inversant les
signes de domination se marginalisent. Sans doute peut-on envisager une
option unipolaire en faveur du «système» américain soit directement, soit
indirectement par un rapprochement avec l'Union européenne. À moins que
l'émergence de nouvelles puissances économiques comme la Chine et l'Inde
n'offre une alternative plus acceptable, ou que ne se dessine un rapprochement
avec le monde arabe, déjà envisagé par la Fédération de Russie, comme en
témoigne la récente visite du Président Poutine en Arabie Saoudite, au Qatar et
en Jordanie.
L'étude de Garik Galstyan, si elle s'inscrit dans la série des area
studies, ne pratique pas pour autant le «parler pour autrui» si vivement
reproché aux universitaires de la diaspora par l'École des subaltern studies, et
S. Subrahmanyam2 en particulier. L'auteur tente une histoire interconnectée et
alterne mise en perspective historique et découpes horizontales. Il fait en cela
œuvre originale et on ne peut que l'encourager à poursuivre et approfondir
cette approche dans un contexte particulièrement difficile en raison de la
nécessaire et permanente réactualisation des données. J'aurais presque envie de
terminer cette préface par la mention: manuscrit clos le 3 mars 2007.
Annie ALLAIN
1
E. KAZAKEVITCH, Deux hommes dans la steppe, Éditions l'Age d'Homme, Lausanne, 1987,
pp.71-72.
2 S. SUBRAHMANYAM, Parler pour autrui, L'Homme, 156
- Intellectuels en diaspora et
théories nomades, 2000, http://vv'vv\v.lholnme.revues.orgldocument84.httnI.
9
Introduction
D'une superficie d'environ 400 000 km2, la Caspienne est la plus
grande mer fermée du monde, située à 26 mètres (2004) au-dessous du niveau
de l'océan. Positionnée sur une ligne de fractures tectoniques, mais aussi
climatiques, culturelles et linguistiques, elle avoisine le Caucase du Sud, la
Russie méridionale et l'Asie centrale.
Depuis longtemps la Caspienne a servi de route commerciale et
militaro-stratégique incontournable entre Europe et Asie. Cette circonstance l'a
placée au cœur des poussées impériales de plusieurs puissances et de flux
migratoires non apaisés jusqu'à présent. La mer et ses territoires riverains
furent ainsi toujours convoités par différents peuples qui y laissèrent chacun
leurs traces dans la toponymie. Aucun, cependant, ne domina complètement et
à lui seul cet espace.
L'origine du nom actuel remonte aux caspis, tribu implantée sur la rive
sud-ouest de la mer, entre la rivière Araxe et la ville actuelle d'Astara, aux 2eet
I er millénaires avant notre èrel. On rencontre cette dénomination pour la
première fois chez des auteurs grecs du Se siècle avant notre ère (Hérodote)2.
Les Russes appelaient cette mer Khvalynskoe (mer des Khvalisses), du nom
d'un peuple disparu d'origine touranienne qui habitait à l'embouchure de la
Volga3.
L'affirmation de la Rous/la Russie au « cœur de l'Eurasie»
Géographiquement, le continent européen est divisé en deux parties
incommensurables: l'Europe maritime (océanique) ou occidentale et l'Europe
continentale ou orientale avec son appendice asiatique qui diffère sensiblement
de l'Asie proprement dite (Chine, Inde, monde musulman, etc.). Dans son
schéma révolutionnaire, qui retraçait I'histoire politique du monde, le
théoricien des relations internationales, géographe et fondateur de l'école
anglo-saxonne de géopolitique, Halfold Mackinder (1861-1947), introduit la
notion d'Île Mondiale (World Island) composée de l'Europe, de l'Asie et de
l'Afrique. La partie faiblement peuplée et la plus inaccessible aux puissances
maritimes est appelée le Heartlanet, le cœur de la Terre ou de l'Eurasie. Les
fleuves s'y jettent dans les mers intérieures (Caspienne, Aral) ou dans l'océan
Glacial arctique. Cet espace principal est appelé le Pivot géographique de
I'Histoire, identifié à la Russie et, plus tard, au territoire de l'ancienne Union
soviétique. Cet espace est entouré de terres côtières et de péninsules, appelées
1
P. ZILO, « 0 nazvanijax Kaspijskogo morja» [« À propos des noms de la mer Caspienne »],
lzvestija Akademii Nauk Azerbajdianskoj SSR, série des sciences géographiques, Èlm, Bakou,
n° 4, 1960, pp. 93-98.
2 V. BARTOL'D, Mesto prikaspijskix oblastej v istorii musul'manskogo mira [Le rôle des
provinces caspiennes dans I 'histoire du monde musulman], Bakou, 1925, p. 6.
3 Chronique dite de Nestor, Ernest Leroux, Paris, 1884, p. 321.
4 La théorie du « cœur de la Terre» fut formulée par H. Mackinder en 1904 dans son exposé
L'axe géographique de I 'histoire. Le terme « Heartland» fut introduit en 1915 par le géographe
britannique D. Fairgrieve qui arriva indépendamment aux mêmes conclusions que Mackinder.
Il
coastlands, facilement accessibles par l'océan. Malgré sa vaste étendue, le
Heartland a une mobilité assez restreinte.
L'histoire mondiale, selon A. Mackinder, est une lutte permanente de
deux principes et de deux civilisations - océanique et continentale - d'où
viennent les sources des conceptions géopolitiques «atlantistes»
et
« eurasistes». L'auteur formula sa vision géopolitique concernant l'Eurasie
dans la fameuse thèse: « Qui tient l'Europe orientale, contrôle le Heartland,
qui tient le Heartland, domine l'Île Mondiale, qui domine l'Île Mondiale,
domine le monde entier».
Selon les hypothèses de A. Mackinder, la pression dans toutes les
directions venant de l'intérieur de la Terre centrale conduit à l'élargissement de
la sphère d'influence du pays détenteur de l'Eurasie. Le bilan géopolitique de
la Seconde Guerre mondiale en est une concrète illustration: l'espace sous
contrôle du Heartland (ex-URSS) dépassa même l'empire de Gengis Khan. Les
idées géopolitiques de Mackinder seront largement utilisées dans la politique
de containment des États-Unis et de l'OTAN pendant la guerre froide.
Ainsi, vu l'importance géopolitique de l'Eurasie, toute son histoire est
marquée par des tendances d'unification politique et culturelle, et par des
tentatives successives pour créer un État commun eurasien. Pendant les deux
derniers millénaires, la grande steppe eurasienne se réunit trois fois sous les
drapeaux turc, mongol et russe.
À l'aube de notre ère, l'explosion démographique en Mandchourie fut
la cause de l'avancée des Mongols vers l'Ouest, la voie vers le Sud étant bien
fermée par la Grande Muraille de Chine. Sur leurs chemins, ces tribus
évincèrent, anéantirent, supplantèrent ou assimilèrent les aborigènes
appartenant à d'autres groupes ethniques. Gengis Khan mit un point final aux
tentatives de pénétration de la culture européenne en Asie centrale.
Avec la conquête mongole, la Russie fut entraînée dans l'histoire
commune de l'Eurasie. Cette conquête a été pour elle une «catastrophe
géopolitique»l en l'éloignant de l'Europe pendant presque 250 ans. Après le
démembrement de la Horde d'Or, c'est la Moscovie qui prit la relève dans
1'hégémonie sur l'espace eurasien. Si aux I3e-ISe siècles la Steppe (l'Empire
mongol) avait vaincu la Forêt (la Rous), au ISe siècle c'est la Forêt (la Russie
moscovite) qui prit sa revanche sur la Steppe en devenant ainsi I'héritière de la
Horde d'Or et non pas de la Russie kiévienne2. D'apparence, l'État russe était
slave, mais par sa mentalité et sa psychologie il était tatar. En conséquence, la
construction de l'État a eu beaucoup de traits communs avec les despotismes
orientaux.
Un nouveau processus de réunification des terres russes fut ainsi lancé.
La Moscovie mit le cap sur la création d'un empire. Après la chute de
Constantinople (1453), elle resta le seul pays gardien de la culture orthodoxe.
IV. KOLOSOV, N. MIRONENKO, Geopolitika i politiceskaja geografija [La géopolitique et la
géographie politique], Aspect-Press, Moscou, 2001, p. 139.
2 G. VERNADSKIJ, Nacertanie russkoj istorii [Tracé de l 'histoire russe], Lan', SaintPétersbourg, 2000, pp. 91-149.
12
Par opposition à la Russie kiévienne qui s'était formée entre les mers Baltique
et Noire, tout le long de la route commerciale « des Varègues aux Grecs» (axe
nord-sud), la Moscovie déplaça cet axe plus à l'est en valorisant la voie « des
Arabes aux Varègues» par la Volga-Caspienne. Parallèlement, la Russie s'étira
de la mer Baltique à l'océan Pacifique (axe ouest-est), mais sans réussir
vraiment à créer un pont économique entre l'Europe et l'Orient.
Au 16e siècle, le tsar moscovite Ivan le Terrible, gengiside du côté
maternel, conquit les khanats de Kazan (1552), d'Astrakhan (1556) et de
Sibérie (1581-1585) par de violents combats. La lutte pour l'hégémonie sur
l'héritage eurasien de la Horde d'Or se passa entre l'État moscovite et le
puissant khanat de Crimée. Soutenu par l'Empire ottoman, ce dernier inquiétait
beaucoup les Russes en osant même s'approcher de Moscou. Cette rivalité dura
jusqu'au I8e siècle quand Catherine II mit fin au khanat de Crimée (1783).
Au ISe siècle, la situation géopolitique de la Russie en direction de
l'Occident changea radicalement: l'Empire russe obtint l'accès aux mers
Baltique et Noire en englobant tous les territoires entre elles, et s'affirma aux
bords de la Caspienne et du Pacifique. Au 1ge siècle, l'industrialisation de la
Russie eut un impact sur le développement géopolitique de l'espace eurasien.
Grâce à leurs richesses naturelles, la région caspienne, la Sibérie et l'ExtrêmeOrient passèrent au premier plan. L'achèvement de la colonisation de ces
territoires et la conquête de l'Asie centrale ont été mis à l'ordre du jour comme
la russification des populations allogènes.
Ainsi, durant des siècles, la Russie se chargea successivement de la
conquête et de la pacification des territoires eurasiens. La fameuse « largeur de
l'âme russe» (chirota douchi) vient de l'étendue de l'espace de l'Empire où la
société se déchargeait de son entropiel. L'unification de l'État russe fut réalisée
d'une main ferme avec une mentalité asiatique et non européenne. Par le biais
de la colonisation, l'Empire russe essaya de rassembler l'espace eurasien sous
la tutelle d'une seule patrie (otetchestvo) en minimisant ainsi le choc des
guerres permanentes.
Du point de vue géopolitique, l'Union soviétique prit la relève du rôle
exercé par l'Empire russe au cœur du continent eurasien, malgré le rejet du
tsarisme et l'émergence d'une nouvelle idéologie. La nouvelle formation
politique conserva également l'essence messianique de sa politique aussi bien
intérieure qu'extérieure.
La percée russe dans la région caspienne
La mer Caspienne se trouve à la croisée de l'Orient et de l'Occident.
C'est par elle que différents peuples guerriers riverains effectuaient, depuis la
nuit des temps, de nombreuses campagnes pour parvenir dans les pays caspiens
producteurs de soie, et dans les déserts et oasis transcaspiens. Les multiples
expéditions scientifiques explorèrent les richesses poissonneuses de la mer et
1
A. PANARIN, Rossija v civilizacionnom processe (meidu atlantizmom i evrazijstvom) [La
Russie dans le processus civilisationnel (entre l'atlantisme et l'eurasisme)], Académie des
Sciences de Russie, Moscou, 1994, p. 141.
13
de ses sous-sols, dont notamment le pétrole des bandes côtières. En plus de leur
importance matérielle, les « feux» du naphte s'associèrent historiquement à la
spiritualité religieuse du Zoroastrisme, ancienne religion des peuples caspiens,
en particulier des Perses. Le pétrole deviendra finalement la source principale
de convoitise de la mer et des territoires adjacents.
Pendant plusieurs millénaires, de nombreuses civilisations se formèrent
autour de la Caspienne. Seulement deux d'entre elles ont subsisté jusqu'à nos
jours: la russe et l'iranienne. Cette dernière est la seule qui, dès l'antiquité, fut
continuellement liée à I'histoire de la Caspienne et de la région. Jusqu' à la
moitié du 16e siècle, cette mer était persano-touranienne avant que les Russes
ne s'interposent entre ces deux mondes par la prise d'Astrakhan (1556).
Or, les premiers contacts des anciens Rous avec les peuples caspiens
remontent au Moyen Âge. Les marchands rous leur rendirent souvent visite dès
le ge siècle. Grâce à la situation géographique de la région située au carrefour
des routes des caravanes, ces visites sont vite devenues régulières et se sont
développées sans interruption durant les siècles suivants, excepté pendant la
période de domination tatare en Russie (I3e - I5e siècles). Au I5e siècle, on
voit apparaître les premiers contacts diplomatiques entre la Moscovie et le
Chirvan (le territoire de l'actuel Azerbaïdjan).
Avant Pierre le Grand, les relations entre les pays caspiens et la Russie
avaient un caractère essentiellement économique, hormis les campagnes
militaires du lOesiècle. Sous le règne du premier empereur russe, la dimension
militaire apparut dans les relations bilatérales. L'Empire russe effectua une
véritable percée en direction de la Caspienne. Cette avancée fut préparée par
une longue période expansionniste vers le Caucase durant le 16eet le début du
17e siècles. La campagne caspienne de Pierre le Grand (1722-1723) fut
couronnée par la conquête des provinces caspiennes persanes. La Russie et la
Perse devinrent désormais voisines pour deux siècles et demi.
Le 1ge siècle commença par l'imposition de la présence russe sur la
mer et sur son littoral occidental, et se termina par l'annexion de la côte
orientale en laissant à la Perse une petite portion au sud. En dépit de l'inégalité
de sa partition, la Caspienne se transforma en une mer russo-persane. C'est
également au Ige siècle que le pétrole de l'Apchéron devint un enjeu important
qui marquera toute la période ultérieure jusqu'à nos jours. Enfin, c'est à cette
époque que furent paraphés les premiers traités concernant la Caspienne. Le
destin de la région sera désormais lié à l'Empire et au peuple russes.
Cependant, la Russie et la Perse n'étaient pas les seules puissances
présentes dans la région. Ancrée en Inde, l'Angleterre tentait à la fois de
stopper l'expansion russe et de se fixer dans la partie sud du bassin caspien.
Une autre puissance, l'Empire ottoman, essaya vainement de s'approcher de la
Caspienne. La révolution russe de 1917, suivie d'une guerre civile
particulièrement atroce, rendit extrêmement compliquée la situation politique
sur les deux rives de cette mer. La Russie soviétique succéda la Russie tsariste,
tandis que la Perse devint une monarchie constitutionnelle. Elle réussit à
défendre toute la région caspienne russe et à faire entrer les républiques
14
riveraines dans le cadre de l'URSS. Lénine abolit le régime de la mer établi
entre l'Empire russe et la Perse depuis un siècle. Or, la mer resta toujours sous
la co-souveraineté absolue des deux États sans toutefois être partagée entre eux.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le pétrole de la Caspienne et
l'artère de transport stratégique Volga-Caspienne jouèrent un rôle décisif dans
le grand tournant de la «Grande Guerre patriotique» et dans la défaite des
Allemands.
En 1992, la région caspienne a connu des bouleversements politiques
considérables. À l'issue du démantèlement de l'URSS, le nombre d'États
riverains est passé de deux à cinq: la Russie, l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan,
l'Iran et le Turkménistan. Aucun territoire de l'ex-espace soviétique ne fut
autant convoité. De même, aucun plan d'eau ne suscita autant de questions et
ne révéla autant de problèmes.
Bien avant l'effondrement de l'URSS, la Caspienne faisait l'objet de
nombreuses difficultés politique, économique, écologique, hydrologique et
autres. À l'époque post-soviétique, tous ces problèmes ~e sont accrus. De plus,
négocier à cinq s'avéra une tâche beaucoup plus ardue que de négocier à deux.
Avec des actions souvent unilatérales, chaque État tenta de tirer à lui le profit.
En l'absence d'une coopération et d'une intégration régionales réelles, chacun
d'entre eux déclarait ses droits sans tenir compte de ceux de ses voisins.
L'atout majeur de la Caspienne réside dans ses réserves considérables
de ressources énergétiques. Compte tenu de l'importance primordiale des
hydrocarbures à l'échelle planétaire, aussi bien sur le plan économique que
stratégique, la mainmise sur les richesses caspiennes, de leur extraction à leur
commercialisation, provoque une lutte géopolitique sans merci. La rivalité se
déroule entre le triangle classique: producteurs, consommateurs et transitaires.
Pour la Russie, l'enjeu de la Caspienne autour de laquelle s'est réalisée
l'expansion territoriale séculaire de l'Empire russe reste toujours important. En
se heurtant sur le terrain aux États-Unis, à l'UE, à l'Iran et à la Turquie, elle
essaye de reconfigurer sa conduite par rapport à cette région dans de nouvelles
circonstances géopolitiques.
Du point de vue juridique, la pratique conventionnelle exclusivement
bilatérale de ces trois derniers siècles n'a guère traité les eaux de la Caspienne
comme des eaux internationales. La Russie et l'Iran n'ont jamais procédé à une
délimitation complète de cette mer fermée, aussi bien pour sa surface que pour
ses sous-sols. Les lacunes et les non dits juridiques se sont fait sentir après la
dissolution de l'URSS avec l'augmentation du nombre de pays riverains. Dès
lors, la Caspienne s'est retrouvée au centre des rivalités des puissances.
Les trois États caspiens récemment constitués se sont mis à prospecter
les fonds marins afin de découvrir de nouveaux gisements d'hydrocarbures
susceptibles de réanimer leurs économies nationales en pleine crise. Quant aux
deux anciens maîtres, ils ont été progressivement évincés vers les flancs sud
(l'Iran) et nord-ouest (la Russie) de la Caspienne. En dépit de son retrait, la
Russie garde encore une influence, directe ou indirecte, sur les politiques aussi
bien intérieures qu'extérieures de ses anciens satellites.
15
Enfin, le destin des populations russes coincées involontairement dans
les États caspiens issus de l'Union soviétique constitue un autre facteur
d'importance nationale pour la Russie. Elles se trouvent face à des choix
difficiles entre adaptation et intégration aux sociétés nationales locales, et
émigration. L'existence de ces communautés et leur comportement se
répercutent, d'une part, sur le niveau des relations bilatérales entre la Russie et
les trois nouveaux États riverains, de l'autre, sur les politiques intérieures des
pays respectifs, en devenant ainsi un facteur géopolitique.
Les enjeux et l'actualité de l'étude
La région caspienne est une des rares, si ce n'est la seule, où se produit
une réorganisation des territoires, a priori pacifique, autour des ressources
naturelles stratégiques avec la reconstitution d'une politique d'accès et de
distribution internationale. Au début des années 1980, Yves Lacoste invoqua la
configuration de la « géologie sous-marine pour fonder des droits « naturels»
à l'annexions des fonds marins, surtout si l'on y suppute la présence du
pétrole »1. L'auteur n'évoqua pas le cas de la Caspienne vu son caractère fermé
et son appartenance à deux États. Mais il prédit, dans une certaine mesure, ce
qui pourrait se passer pour les plans d'eau dont les fonds marins comportent
des matières premières stratégiques comme les hydrocarbures.
Depuis 1991, on a observé le retour d'un nouveau« Grand Jeu », d'une
opposition historique vieille d'un siècle, mais avec une géographie élargie et un
nombre croissant d'acteurs. Ces deux facteurs ont aggravé d'emblée la
situation tout en la distinguant par sa complexité extrême. On assista également
à une nouvelle répartition des voies de communications, y compris des
oléoducs et des gazoducs.
Après la chute de l'Union soviétique, moins d'un quart du bassin
caspien fait partie de la Fédération de Russie. Sortis de l'isolement et d'une
« servitude» séculaire, les trois nouveaux pays de cette région, grâce à leurs
richesses en matières premières, se trouvèrent d'emblée exposés aux péripéties
des convoitises russe, turque, iranienne, américaine, européenne et chinoise.
Sous la menace permanente d'une radicalisation croissante des classes
politiques et des tensions de type ethno-religieux, ils essayent de faire face aux
défis de la période moderne de leur histoire et à de futures secousses politiques.
Chaque État riverain est déchiré par des contradictions politiques et
économiques, des antagonismes internes, des aspirations culturelles, ethniques
et confessionnelles, et des ambitions géostratégiques de leadership régional.
Économiquement et géopolitiquement, l'enjeu de la Caspienne est
énorme. Dès l'antiquité, ses ressources minérales et sa faune maritime
constituèrent la base des économies des territoires riverains. Depuis la fin du
1ge siècle s'y sont ajoutés le pétrole et le gaz. De nos jours, ces facteurs
majorés par celui des voies de communication existantes et futures (gazoducs,
1
Y. LACOSTE, Questions de géopolitique. L'Islam, la mer, l'Afrique, La Découverte, 1988,
Paris,
p. 120.
16
oléoducs, transports maritime, ferroviaire et routier) sont également devenus
les priorités essentielles des politiques extérieures des États caspiens. Le
développement des économies des trois nouveaux acteurs repose presque
entièrement sur l'exportation des hydrocarbures. Cette région est aussi un objet
d'intérêt élevé pour des États et des forces géographiquement plus éloignés, ce
qui lui donne également une dimension internationale.
Les facteurs qui définissent, dès 1991, l'importance du bassin caspien
pour la Fédération de Russie sont d'ordre: a) sécuritaire : après la dissolution
de l'URSS, cette région est devenue une zone tampon entre la Russie et le
monde islamique (Iran, Turquie, Afghanistan) d'après la guerre froide;
b) politico-économique: le contrôle de l'exploration, de l'exploitation et de
l'acheminement des ressources énergétiques garantit une influence politique;
c) militaro-stratégique: l'arrivée des trois nouveaux membres dans le «club
caspien » a augmenté le risque d'apparition de forces militaires étrangères dans
cette région susceptible de menacer la sécurité nationale de la Russie;
d) identitaire et culturel: la Russie essaye d'adopter une conduite appropriée à
l'égard des communautés russes locales et instrumentalise cette question dans
sa politique caspienne.
L'état des études sur le sujet et les sources principales
Les premières relations des anciens Rous avec les peuples d'Orient ont
attiré l'attention des historiens dès la fin du 1ge siècle. Dans ce contexte, une
place importante a été réservée aux rapports politiques et commerciaux qui
s'étaient formés à travers la mer Caspienne et ses territoires riverains.
Le célèbre orientaliste B. Dom réunit et analysa, le premier, plusieurs
documents et œuvres historiques d'auteurs persans, arabes et turcs sur les
campagnes des anciens Rous au sud de la mer Caspienne. Il s'agit notamment
de l'Histoire du Tabaristan de l'auteur persan du 12e-13e siècles Ibn
Isfandijara.
Dans la présente étude sont utilisés: a) les écrits des auteurs de la
seconde moitié du 1ge siècle et du début du 20e qui contenaient d'importantes
informations de type politique et économique concernant la région caspiennel ;
b) les publications des auteurs des périodes soviétique et post-soviétique
russes, arméniens, azéris, turkmènes, kazakhs et géorgiens - spécialistes de la
1
s. SOLOV'ËV, «Pëtr Velikij na Kaspijskom more» [« Pierre le Grand sur la mer
Caspienne»], Vestnik Evropy, v. 2, Saint-Pétersbourg, 1868, pp. 163-202; A. GARKA VI,
Skazanija musul 'manskix pisatelej 0 slavjanax i russkix [Les chroniques des écrivains
musulmans à propos des Slaves et des Russes], Académie impériale des Sciences, SaintPétersbourg, 1871; B. DORN, Caspia. Über die Einfalle der alten Russen in Tabaristan,
Mémoire de l'Académie impériale des Sciences de S1. Pétersbourg, VII série, 1. XXIII, n° 1,
Saint-Pétersbourg, 1875 ; N. TEBENKOV, Drevnejsie snosenija Rusi s Prikaspijskimi stranami
[Les relations historiques de la Russie ancienne avec les pays caspiens], Tiflis, 1896;
Z. AVALOV, Prisoedinenie GruzÜ k RossÜ [Le rattachement de la Géorgie à la Russie], SaintPétersbourg, 1901 ; N. GRODEKOV, Vojna v TurkmenÜ [La guerre en Turkménie], volume I,
Saint-Pétersbourg, 1883 ; E. DRIAUL T, La Question d'Orient. Depuis ses origines jusqu'à nos
jours, Félix Alcan, Paris, 1909, etc.
17
Transcaucasie et de l'Asie centrale; c) les publications des auteurs occidentaux
qui ont traité des multiples problèmes de cette région; d) les documents de
presse concernant, notamment, la période contemporaine.
L'analyse complète de l'évolution des intérêts géopolitiques de la
Russie dans la région caspienne, dans ses dimensions à la fois historique,
politique, économique, géostratégique et humaine, n'est pas encore réalisée.
Cependant, certains grands axes et aspects de la politique russe dans la région
en question sont séparément étudiés par des chercheurs russes, kazakhstanais,
azerbaïdjanais, américains et européens, notamment après l'implosion de
l'URSS. Les plus nombreux sont des spécialistes russes et américains. La
plupart des ouvrages et des articles portent un caractère grand public construit à
travers une analyse politique au détriment des aspects historiques. Ils reflètent
souvent la position officielle des pays respectifs ou les stratégies particulières
des compagnies internationales, et sont donc subjectifs.
Les analyses russes sont réalisées au sein de différents min istères 1,
d'autres institutions gouvernementales, des centres spécialisés des Écoles et des
Instituts de recherche scientifique2. Les résultats de leurs recherches sont
régulièrement publiés dans la presse périodique spécialisée3. Les monographies
des spécialistes russes de la Caspienne4 ne traitent que des aspects politique,
économique et juridique de cette région et jamais au même niveau de l'aspect
humain relatif aux communautés russes encore présentes et de leurs destins.
À l'époque soviétique, la Caspienne étant la chasse gardée de l'URSS
et de l'Iran, les chercheurs occidentaux ne se sont pas penchés spécialement sur
ce sujet. En France, l'unique thèse a été soutenue en 1961, par A. Dowlatchahi,
La mer Caspienne. Sa situation au point de vue du droit international. La
situation change radicalement après la dislocation de l'Union soviétique. Les
auteurs et les spécialistes anglo-saxons se sont alors montrés les plus intéressés.
Plusieurs centres de recherches traitent des questions liées aux ressources
minérales et aux aspects politique, économique et écologique de la Caspienne5.
De nombreux séminaires et conférences sont régulièrement organisés au sein
de ces centres.
Les spécialistes et chercheurs français se concentrent également sur les
multiples problèmes actuels de la Caspienne. Une place particulière est
1
Des Affaires étrangères, des Transports, de l'Industrie pétrolière.
2 Du Pétrole et du gaz, des États-Unis et du Canada, des Relations internationales, de l'Asie et de
l'Afrique, etc.
3
Neft' i kapital, Neftegazovaja vertikal " Mezdunarodnaja zjizn, Azija i Afrika segodnja,
Central 'naja Azia i Kavkaz (Suède), etc.
4 A. Boutaev (La Caspienne: pourquoi l'Occident a besoin d'elle ?, 2004), S. Jiltsov, I. Zonn, et
A. Ouchkov (La géopolitique de la région caspienne, 2003), V. Gousseïnov Le pétrole caspien,
2002, E. Mitiaeva (Le problème de la Caspienne dans les relations russo-américaines, 1999),
I. Barsegov (La Caspienne dans le droit international et la politique mondiale, 1998).
5 Post-Soviet Studies Center (Washington), Carnegie Center (Moscou), Center of Political
Security (Washington), les Universités de Harvard, de Cambridge, de Georgetown, et autres,
ainsi que l'ouvrage de R. Dekmejian et H. Simonian Troubled waters. The Geopolitics of the
Caspian Region, 2003, etc.
18
occupée par les thèses de M. Nazemi (La mer Caspienne et le droit
international: Contribution à l'étude de sa situation juridique au carrefour des
frontières, 2001) et de M. Dashab (Les problèmes politiques, juridiques et
financiers posés par le transport des hydrocarbures par pipelines, 2000), et par
les ouvrages de P. Karam (Asie centrale. Le nouveau Grand Jeu, 2002), de
D. AI10nsius (Le régime juridique de la mer Caspienne. Problèmes actuels de
droit international public, 1997), de A. Dulait et F. Thual (La nouvelle
Caspienne. Les enjeux post-soviétiques, 1998). Il ne faut pas oublier de citer
également les livres de M.-R. Djalili et T. Kellner (Géopolitique de la nouvelle
Asie centrale, 2001) et de R. Yakemtchouk (Les hydrocarbures de la
Caspienne, 1999). Ils portent sur les différentes problématiques de la
Caspienne. Plusieurs périodiques spécialisés publient régulièrement des articles
ou consacrent des « numéros spéciaux» à ce sujet qui ont un intérêt pratique et
scientifiquel.
Les sources documentaires de l'étude sont constituées de documents
qui reflètent le processus de formation des grandes lignes de la politique russe
par rapport à la région caspienne. Elles sont très variées et touchent de
nombreux domaines. On peut les diviser en plusieurs groupes. Les traités, les
accords et les conventions signés entre l'Empire russe/l'Union soviétique et les
autres États faisant partie de la région constituent le premier groupe2. Dans le
deuxième groupe on peut citer les traités et les accords paraphés par la
Fédération de Russie avec l'Iran et avec les trois nouveaux pays de la région,
ainsi que les nouvelles lois nationales sur la citoyenneté, sur les langues
officielles et les actes législatifs relatifs à la Caspienne adoptés dans ces pays.
Les données statistiques sont également entrées dans les sources
documentaires. Le problème des divergences des données chiffrées existantes
remet en cause leur fiabilité. Elles ont été réunies et ordonnées pour ensuite en
dégager le sens. Finalement, pour limiter ce recensement, n'ont été retenues
que les statistiques des agences les plus citées3 ainsi que des revues spécialisées
comme Oil and Capital, Neftegazovaïa vertical. La presse périodique a
1 Cahiers d'études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, Le courrier des pays
de l'Est, Hérodote, Géopolitique, Problèmes politiques et sociaux, Politique internationale.
2 T. JUZEFOVIC (eds), Dogovory Rossii s Vostokom [Les Traités de la Russie avec l'Orient],
Saint-Pétersbourg, 1869; Sovetsko-iranskie otnosenija. Dogovory, soglasenija, protokoly i
drugie dokumenty [Les relations soviéto-iraniennes. Traités, accords, protocoles et d'autres
documents], Ministère des affaires étrangères de l'URSS, Moscou, 1956; R. SARDARI, Vn
chapitre de l 'histoire diplomatique de l'Iran. Les Traités entre la Russie et l'Iran depuis le XV!
siècle jusqu'en J9J 7, Paris, Maurice Lavergne Imp., 1941.
Certaines sources sont tirées des annexes d'ouvrages et de thèses en langue française où les
textes des traités et des conventions sont cités dans leur intégralité afin d'éviter les traductions
inutiles: R. YAKEMTCHOUK, Les hydrocarbures de la Caspienne, Bruylant, Bruxel1es, 1999;
M. NAZEMI, La mer Caspienne et le droit international: Contribution à l'étude de sa situation
juridique au carrefour des frontières, Thèse de doctorat: Droit public, Paris l, 2001, etc.
3 Statistical Review of World Energy, Country Analysis Brief V.S. Department of Energy,
Energy Information Administration, Alexander 's Gas and Oil Connections, Revue statistique du
Kazakhstan.
19
complété les données statistiques. La présentation simultanée de plusieurs
chiffres, comme le pratiquent certains chercheurs, n'a pas été pratiquée.
Le positionnement du problème et l'approche méthodologique
L'objectif de cette étude est, d'une part, de poser la question de
l'importance et du rôle que la mer Caspienne et les territoires riverains ont joué
et jouent encore dans l'histoire de l'État russe, de sa création à nos jours
(périodes pré-impériale, impériale, soviétique et post-soviétique). D'autre part,
il s'agit de démontrer quelle influence la Russie a exercé sur le destin des pays
caspiens et quelle place lui a finalement été réservée.
Une étude complète de la situation géopolitique contemporaine de la
région caspienne et de la place de la Russie dans la nouvelle répartition des
rôles, ne peut être réalisée sans une synthèse rétrospective des événements
historiques qui ont marqué l'espace en question. Un aperçu historique des
relations russo-caspiennes permet de suivre l'évolution de l'intervention
progressive de la Russie à travers ses différentes formations étatiques: la
Russie kiévienne, la Moscovie, l'Empire russe, l'Union soviétique.
Les États de cette vaste région sont très différents les uns des autres par
leurs caractéristiques géographiques, économiques, politiques et sociales. La
diversité repose également sur leur attitude à l'égard de la Russie. Ce groupe
d'entités territoriales hétérogènes est étudié du point de vue de l'expansion de
l'Empire russe sous l'angle économique, politique et, dans une moindre
mesure, culturel. L'histoire intérieure proprement dite des pays riverains ne fait
pas partie de la présente étude.
Le travail de terrain a conduit à l'analyse de certains aspects des
politiques intérieures actuelles des trois nouveaux États caspiens qui se
structurent parallèlement à l'évolution de leurs rapports avec la Russie. Leurs
politiques extérieures sont aussi traitées à travers le prisme des rapports avec
Moscou. L'influence de la présence russe (politique, économique, culturelle,
démographique) sur le niveau de leur démocratisation et leur stabilité est
également abordée.
L'escalade des tensions autour de la mer Caspienne après la dislocation
de l'URSS a révélé un des problèmes récurrents de la région: l'absence de
statut juridique clair de la mer qui réunit désormais cinq pays dont quatre postsoviétiques. Le problème du statut ne se serait sans doute pas posé si le
démembrement de l'État soviétique ne s'était pas produit. Il a fallu alors se
focaliser sur la pratique contractuelle concernant la Caspienne et sur le contexte
historique de la disparition de l'URSS. Enfin, un autre grand axe relatif aux
ressources énergétiques de la région, au contrôle des gisements pétro-/gazifères
et aux moyens de leur acheminement, n'a pas échappé à l'analyse.
L'étude est effectuée en utilisant des sciences contiguës: histoire,
politologie, relations internationales, économie politique, démographie. Cela a
permis de démontrer les liens de cause à effet qui conditionnent la situation
contemporaine de l'espace caspien. Une telle approche multidimensionnelle a
permis de révéler les spécificités de la période actuelle de la région qui
20
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