tismes, des mélismes, de la rapidité, devienne d`une limpidité

publicité
LES ÉCRITURES MUSICALES COMME SOURCE HISTORIQUE
tismes, des mélismes, de la rapidité, devienne d’une limpidité transparente
à l’époque moderne. La notation musicale du XVIIe siècle se caractérise
ainsi souvent par un certain nombre de restrictions, très variables selon
le statut, imprimé, manuscrit, des notations, qui semblent liées à la fois à
la persistance ou à la floraison de genres musicaux ne nécessitant pas la
notation rigoureuse de l’ensemble des paramètres pris en compte dans
notre système contemporain, et à la pratique collective professionnelle de
la musique. D’une part la pratique de notations simplifiées, par exemple
non rythmées, continue fort avant dans le temps, en liaison avec celle de
genres musicaux particuliers qui ne nécessitent pas une mesure rigoureuse, comme les préludes pour clavier non mesurés des compositeurs
français du Grand Siècle. D’autre part, on observe une différence assez
grande de complexité entre certaines partitions gravées pour le public
amateur qui présentent de plus en plus de précisions d’exécutions, et
des impressions de partitions d’orchestre encore très rudimentaires, qui
supposent qu’en dehors de la base harmonique, c’est l’apprentissage
sur le tas et/ou sous la direction du maître de musique qui permettait à
l’exécutant de choisir le rythme, mais aussi, à la différence de la musique
du XIXe siècle, l’ornementation entendue dans le sens large. On saisit
là sur le vif comment la pression sociale d’une demande de matériel de
lecture de la part d’un public amateur éclairé a pu pousser musiciens
professionnels et éditeurs à développer des systèmes de notation, comme
les tables d’ornementations de d’Anglebert et de Couperin le jeune, qui
n’étaient pas toujours aussi strictement et généralement codifiés dans
l’ensemble de la documentation circulant dans les milieux professionnels
des chapelles et musiques religieuses, royales ou seigneuriales.
La reviviscence actuelle de la musique baroque, appuyée sur les facilités offertes par le continuum de la tradition occidentale mais aussi et
surtout sur un gros siècle de recherches savantes, ne doit pas faire oublier
la difficulté initiale, et encore dans une large mesure présente, de restituer
des modalités d’exécution de compositions musicales dont les rythmes, le
degré et les modalités d’ornementation, et bien d’autres traits d’exécution
n’étaient pas toujours indiqués dans la partition renaissante ou baroque.
La source “discontinue” représentée par les témoignages contemporains
extérieurs à la partition, comme ceux concernant la rapidité endiablée
d’exécution de ses compositions par Lully à la tête de la musique royale,
ou les influences réciproques exercées par la déclamation théâtrale et le
récitatif à la française dans les mêmes années, acquiert un poids d’autant
plus grand que la source musicale est imprécise, même si son témoignage
reste relatif. Il est bien difficile de se représenter le concept de rapidité
ou vitesse d’exécution entretenu par les hommes du XVIIe siècle, même
si on peut supposer que la reconstitution des pratiques de danse rapide

BENOÎT GRÉVIN
ou lente, avec leurs limites physiques, peut représenter un bon étalon
pour se faire une idée de la rapidité d’exécution d’un certain nombre de
genres musicaux.

Sources musicales et sources non musicales:
une frontière à effacer?
Cette évocation des possibilités de correction dans la reconstitution des
modalités d’interprétation musicale par des sources textuelles non musicales conduit enfin à poser la question des limites d’une approche purement
musicologique dans la compréhension de la pratique musicale à époque
ancienne envisagée du point de vue de l’écriture, et plus précisément des
limites entre écriture “non textuelle” musicale et écriture textuelle.
En tentant de préciser quelles pourraient être ces limites, il semble
qu’on puisse distinguer trois cas de figure. D’une part, le système de notation musicale peut se présenter comme directement dérivé de l’écriture
non musicale. Il faudrait alors distinguer entre des systèmes “traditionnels” plus ou moins perfectionnés, caractérisés par leur relative proximité
du système d’écriture dont ils ont été dérivés, et le système moderne
occidental, rigoureusement séparé de l’écriture dans ses composantes
éventuelles. Le système de notation chinois évoqué dans l’exergue, utilisant des caractères “remotivés” pour indiquer des notations de doigté, et
autres, serait un exemple des premiers. Une telle vision apparaît très vite
réductrice et partiellement infondée. Dans le cas de la notation musicale
chinoise, le fait que le protagoniste “illettré” soit absolument incapable
de comprendre la partition, tout comme le non-musicien de Halbwachs,
montre bien que l’utilisation à la base du système de caractères d’écriture
et de compte adaptés pour leur nouvel usage n’enlève rien à l’abstraction
du système, et l’analyse précise du système de notation montre en fait
qu’il a été fortement autonomisée et n’assume qu’une simple communauté de faciès avec le système idéographique: les notations musicales
accompagnées de chiffres qui intriguent le néophyte “ressemblent” à tel
ou tel caractère; elles n’en sont pas identiques. Comme l’explique nommément l’héroïne du chapitre du Rêve dans le pavillon rouge, joueuse
de cithare devant l’erreur d’interprétation du protagoniste, «il ne s’agit
nullement d’un mot, mais simplement d’une notation». Inversement,
la persistance de la nomenclature actuelle des notes de la gamme en A-H
selon le système anglo-saxon à partir des premières lettres de l’alphabet,
qui apparaît par force occasionnellement dans la partition, indique assez
que le système occidental, en dépit de sa très longue évolution et de sa très
grande complexification, n’a jamais parfaitement rompu avec des origines

LES ÉCRITURES MUSICALES COMME SOURCE HISTORIQUE
partiellement textuelles de sa théorisation. La notation musicale apparaît,
en Occident ou en Orient, aussi fortement liée aux systèmes graphiques
et d’écriture en place au moment de son apparition, que marquée par
l’abstraction dès qu’elle s’érige en système autonome: il y a une zone de
contact entre texte et musique à l’intérieur même du système de notation
musical, pris dans son sens extensif.
Le second cas de figure est la concomitance non-accidentelle dans une
même source de notations musicales et de notations textuelles. Il ne s’agit
certes pas là d’un archaïsme qui s’effacerait peu à peu avec l’évolution
historique, puisque la musique chantée constitue une part stable et (si l’on
fait sauter l’écran de la grande tradition symphonique et académique pour
envisager l’ensemble des productions musicales dans la société avec un
peu de recul) certainement majoritaire de la production musicale à travers
les âges. De même que l’exécution de compositions musicales chantées
repose sur un ensemble de compétences linguistiques et musicales qui
ne sauraient être dissociés, de même la concomitance des deux types de
sources, ou plutôt l’existence d’une source hybride composée à la fois d’un
système de notation musical et du texte-support, cas ultra-majoritaire dans
les partitions de musique médiévale qui nous sont parvenues (la notation
de musiques uniquement instrumentales reste l’exception jusqu’au XVe
siècle), a une lourde incidence, non seulement sur la compréhension de
l’ensemble du système, mais même sur le développement du système de
notation. La théorisation des longueurs rythmiques qui accompagne au
XIIIe siècle l’apparition de systèmes de notation rythmiques perfectionnés en France se fait par imitation et adaptation des valeurs du système
métrique (à l’époque métrico-rythmique) latin, expressément reprises,
alors que la musique notée est encore essentiellement liturgique, en accompagnement de textes-support généralement latins. Le développement
de compositions musicales pensées en relation avec le système métrique
gréco-latin restera lui-même un trait distinctif d’une partie de la musique
polyphonique jusqu’au XVIe siècle compris.
Le poids de cette relation de proximité entre pratiques linguistiques de
récitation et d’analyse du langage des sociétés traditionnelles et pratiques
musicales dans le développement de systèmes d’écriture spécifique nous
amène enfin à poser la question du troisième et dernier cas de figure
possible dans l’analyse des relations pratiques d’écriture textuelles et
système de notation musicale: la relation entre une pratique musicale et
une pratique d’écriture non liée, ou marginalement reliée à un système
d’écriture proprement musical. Cette question en forme de paradoxe
est par exemple soulevée par l’existence de sources diplomatiques (des
actes solennels) médiévales portant la trace d’indications neumatiques

BENOÎT GRÉVIN
au-dessus du texte, qui tend à déplacer et à agrandir considérablement
la question du développement de l’écriture musicale en relation avec les
pratiques de récitation liturgiques de type grégorien et post-grégorien.
De telles sources para-musicales renversent la perspective en faisant passer
la question du rôle du texte écrit dans une source musicale au second
plan, pour poser la question de la musicalisation des pratiques de lecture
et de récitation, telle que la publication (publicisation à voix haute) d’un
acte politique solennel au XIIe siècle. L’existence de ces vestiges prend
d’autant plus de poids si l’on considère qu’un siècle plus tard, certains
théoriciens de la rhétorique médiévale sous sa forme dite d’ars dictaminis, c’est-à-dire l’art de la prose rythmique utilisée pour composer les
documents officiels et une grande partie de la correspondance ou même
de la littérature d’apparat entre  et , moquent les excès de ceux
qui prononçaient les textes comme une liturgie d’église, au moment de
commenter le système de ponctuation (génétiquement lié à l’écriture
neumatique, et ancêtre de notre propre système) développé pour scander
et clore les périodes ternaires de ces écrits solennels et solennisés par une
lecture récitée. Or le rythme d’écrits composés selon la technique de l’ars
dictaminis, imposant des modulations importantes en fin de séquence,
selon quelques schémas très simples, présente une analogie évidente avec
celui de la récitation grégorienne telle qu’on peut la reconstituer à partir
des sources musicales, et il n’est pas difficile d’imaginer approximativement le genre de récitation, avec envolée de la voix initiale, tenue d’une
note médiane, et modulation finale, qui devait être suivi par certains dans
la récitation de ces documents solennels. Même si les actes avec trace
d’écriture neumatique sont une exception, ce n’est donc pas pousser le
paradoxe trop loin que d’affirmer que dans l’Occident médiéval des XIIeXIVe siècle, une quantité très importante de sources écrites peuvent être
lues musicalement, bien que seule la ponctuation de ces sources textuelles
puisse être considérée comme un élément musical stricto sensu dans ces
sources. On pourrait d’ailleurs en dire de même pour d’innombrables
sources textuelles traditionnelles à travers la planète, objets de récitations
musicalisées parfois extrêmement codifiées et savantes, en concurrence
éventuelle avec une récitation plus “prosaïque” et discrète: ces traditions
de récitation chantée de grands textes, quand elles n’ont pas disparues,
sont d’ailleurs bien souvent, en l’absence de notations écrites satisfaisantes ou qui nous soient parvenues, les voies les plus sûres pour retrouver
des pratiques de musique médiévale ou moderne qui ne nous seraient
autrement plus connues. C’est ainsi que les manuscrits du long roman
épique japonais du Heike-monogatari et les innombrables productions de
la grande poésie médiévale iranienne, et tout particulièrement le Divan
de Hafêz, ont été les supports – écrits, mais textuels – de la pérennisation

LES ÉCRITURES MUSICALES COMME SOURCE HISTORIQUE
de pratiques musicales remontant à la fin du Moyen Âge, et transmises
de maître à disciple jusqu’au XXIe siècle.

Conclusion
Une appréhension plus contextualisée et surtout moins cloisonnée de
la “source musicale” que celle de Halbwachs contribue ainsi à reposer
les questions de l’encadrement des pratiques musicales dans une société
traditionnelle, et de sa liaison avec d’autres pratiques sociales, dont les
vestiges sont mieux préservés, et qui ne peuvent en être complètement
dissociés. Il est ainsi possible de souligner que l’évolution très particulière
de la musique classique occidentale et de ses notations entre le XVIe et
le XIXe siècle et son autonomisation proclamée par rapport au reste de
la production intellectuelle ou littéraire – démentie dans les faits pour
nombre de pratiques – ne doit pas masquer rétrospectivement la forte
inscription traditionnelle, selon des modalités extrêmement diverses, de
la pratique musicale dans des activités mémorielles, ludiques, religieuses,
littéraires, de masse ou de distinction, de l’ensemble des sociétés traditionnelles et modernes, pratiques complexes dont les écritures musicales
traditionnelles ne peuvent jamais livrer qu’un reflet très imparfait, à la
fois parce que la transmission du savoir musical et son exécution reposaient sur un ensemble de facteurs dont elles ne sont qu’une part plus
ou moins déterminante, et surtout parce que leur statut exceptionnel
de témoins conservés des productions musicales proprement dites masque probablement le poids du continuum des traditions d’exécution
et d’interprétation dans le développement et le maintien de la pratique
musicale en société.
Sur le long terme historique, envisager l’écriture musicale comme
un système clos, “de musique pure”, dont l’étude doit être réservée
aux musicologues, partant de la musique et retournant vers la musique,
pourrait donc se révéler contreproductif, même pour les historiens des
époques les plus récentes. Ceux des temps plus anciens n’ont pas ce
genre de crainte: ils sont forcés par les sources mêmes, fragmentaires et
“impures”, à faire preuve d’imagination.
Notes
. Le lecteur curieux de connaître l’apparence de ce genre de partitions et le son de la
“cithare horizontale” (qin en chinois, koto en japonais) peut se reporter à l’enregistrement
de mélodies classiques, pour le plus grand nombre transmises par des partitions d’époques médiévales et modernes, sur le disque Chine: l’art du Qin. Li Xiangting, collection
Ocora Radio France, mars , avec une reproduction d’une page de partition ancienne.

BENOÎT GRÉVIN
Est intéressant aussi ce qui précède: «Tout en parlant ainsi, il parcourait du regard les
pages ouvertes du fascicule que sa cousine s’interrompait de lire, mais ne parvenait à
reconnaître aucune des graphies dont les deux pages étaient couvertes. Certaines d’entre
elles ressemblaient au caractère d’écriture signifiant “pivoine”, d’autres au caractère
“immensité”; ailleurs, aux trois traits du caractère “grand” s’ajoutaient, à côté, les deux
traits du chiffre “neuf”, et, au-dessus, un crochet enfermant les quatre traits du chiffre
“cinq”; ailleurs encore, aux quatre traits du chiffre “cinq” étaient superposés les quatre
traits d’un autre chiffre “cinq”, et les quatre traits du chiffre “six”, plus les quatre traits
du caractère “arbre”.
Il demeura un instant stupéfait et déconcerté, puis s’écria:
– Tu fais depuis quelque temps des progrès de plus en plus grands, Petite Sœur. Voici
maintenant que tu connais l’écriture des textes tombés du ciel!
– Le beau lettré que voilà! répondit la soeurette Lin en pouffant de rire. N’aurais-tu
jamais eu sous les yeux la moindre méthode de cithare horizontale à sept cordes?
– Les méthodes de cithare horizontale? Bien sûr que j’en connais l’existence! répliqua-t-il. Mais comment se fait-il que je ne puisse déchiffrer un seul caractère de cette
écriture?»; Cao Xueqin, Le Rêve dans le pavillon rouge, Récit LXXXVI, édition de la Pléiade, t.
II,
Paris , pp.  ss.
. Première publication dans la “Revue philosophique”, mars-avril , pp. -,
rééd. dans M. Halbwachs, La Mémoire collective, édition critique établie par G. Namer
(avec la collaboration de M. Jaisson), Albin Michel, Paris , pp. -.
. Les compositeurs expressément nommés sont tous du XIXe siècle, sauf Mozart, et
à la charnière entre le XVIIIe et le XIXe siècle, Beethoven: Wagner, Schubert, Schumann,
Berlioz.
. Halbwachs, La Mémoire collective, cit., (éd. Albin Michel), p. : «Le rythme des
musiciens en effet n’a rien de commun avec les autres rythmes. Ceux-ci correspondent à
des actes qui ne sont pas essentiellement musicaux: comme la marche, la danse, et même
la parole qui a pour objet principal de communiquer des pensées et non de reproduire
des sons. Le rythme musical suppose, au contraire, un espace qui n’est que sonore, et une
société d’hommes qui ne s’intéresse qu’aux sons».
. Ibid., p. : «En d’autres termes, il y a deux façons d’apprendre à retenir les sons,
l’une populaire, l’autre savante, et il n’y a entre l’une et l’autre aucun rapport». Moins
choquante que la précédente assertion, cette distinction n’en pose pas moins une différence
radicale qui pourrait être contestée.
. Ibid., p. : «Les titres de telles compositions laissent supposer que l’auteur a voulu
éveiller chez ses auditeurs des émotions d’ordre poétique, évoquer dans leur imagination
des figures et des spectacles. Mais cela tient peut-être à ce que la société des musiciens
ne réussit pas quelquefois à s’isoler de la société en général, et à ce qu’elle n’y tient pas
toujours. Quelques musiciens sont plus exclusifs, et c’est chez eux qu’il faut chercher le
sentiment de ce qu’on pourrait appeler la musique pure».
. Ibid., p. : «Plaçons-nous donc dans l’hypothèse où le musicien ne sort pas du
cercle des musiciens. Que se passe-t-il, lorsqu’il introduit un motif emprunté à la nature
ou à la société dans une sonate ou une symphonie?». Par société, Halbwachs entend ici
apparemment sons humains non musicaux, les sons musicaux étant apparemment censés
émaner d’une sorte de monde musical platonicien séparé du reste des activités humaines.
D’autre part, la nature elle-même apparaît comme désordonnée, incapable de fournir un
rythme ou une pulsation qui puisse s’assimiler à une véritable régularité. On ne sait plus
que faire des grillons les soirs d’été!
. Ibid., p. .
. Sur les nécessités d’adaptation du système de notation occidental classique aux
échelles toniques de la musique proche orientale, avec leur pratique des quarts de tons,
cfr. par exemple J.-C. Chabrier, Science musicale, dans “Histoire des sciences arabes”, ,
Mathématiques et physique, dir. R. Rashed, Paris , pp. -.

LES ÉCRITURES MUSICALES COMME SOURCE HISTORIQUE
. Les recherches de Bergson sont expressément citées plusieurs fois dans l’essai.
. Halbwachs, La Mémoire collective, (éd. Albin Michel), p. .
. Les premières notations neumatiques liées à l’exécution des chants liturgiques
du haut Moyen Âge ne donnent ni rythme, ni hauteurs de sons: elles n’indiquent que les
changements de hauteur dans la ligne mélodique.
. Sur l’analyse faite par Weber des liens entre perfectionnement du système de
notation occidental au bas Moyen Âge et développement de la musique savante, cfr.
M. Weber, Sociologie de la musique. Les fondements rationnels et sociaux de la musique,
Métailié, Paris , c. VI, pp. -. Dans le sillage des critiques et tempéraments apportés
à certains aspects des démonstrations wéberiennes par J. Goody ces dernières années, on
peut souligner qu’il manque à cette démonstration une contre-présentation d’au moins
un autre système de notation musical, par exemple les systèmes circulant en Chine à la
fin du Moyen Âge et à l’époque moderne. Je suspecte que des renseignements à ce sujet
n’étaient pas aisément accessibles en Europe vers . Les premières partitions pour
luth-qin conservées datent de la fin de la dynastie Tang (VIIe-IXe siècles).
. Eléments très succincts de description des bases du système de notation sous sa
forme la plus simple dans La musique chinoise, Ma Hiao-tsiun, Histoire de la Musique, I,
col. Encyclopédie de la Pléïade, Gallimard, Paris , pp. -.
. Cfr. sur les révolutions dans la notation, avec apparition et perfectionnement
de la notation mesurée, à partir de l’École de Notre-Dame jusqu’à la fin du XIVe siècle,
introduction dans la synthèse d’A. Seay, La musique du Moyen Âge, Actes Sud, Arles ,
pp. -; A. M. Busse Berger, The evolution of rythmic notation, dans The Cambridge
History of Western music theory, Cambridge University Press, Cambridge , pp. -;
études approfondies dans D. Tanay, Noting music, making culture: The intellectual context
of rythmic notation, -, col. Musicological studies and documents n. , Hänssler,
Holzgerlingen .
. Cfr. la présentation de Weber, Sociologie de la musique, cit.
. La première partition pour musique instrumentale seule (clavier) explicitement
conçue comme telle est le codex Faenza (ms.  de la bibliothèque de Faenza), du début
du XVe siècle. Commentaires, exécution des pièces dans leurs versions vocales connues
et instrumentales d’après le codex sur claviciterium construit d’après les témoignages
picturaux et écrits dans le disque Codex Faenza, Italie, XVe siècle, Ensemble Organum,
dir. Marcel Perès, col. Musique d’abord, Harmoni Mundi, n. .
. Cfr. par exemple J. H. d’Anglebert, Pièces de clavecin en  volumes, éd. K. Gilbert,
col. Le pupitre, collection de musique ancienne, Heugel, Paris , vol. I, éd. du prélude
non mesuré en ré mineur ouvrant la troisième suite pp. -, et du fac-similé (vol. II, pp.
-) de sa version originale manuscrite de la main de d’Anglebert (ms. BN rés. ter).
. Ibid., vol. , p.  reproduction de la Chaconne de Phaéton, opéra de Lully
(proposée en regard de la version transcription pour le clavecin par d’Anglebert), sous
sa version orchestrale dans l’édition originale de , sans aucune indication d’ornementation ou de rapidité.
. Sur la table d’ornementation proposée par d’Anglebert dans son édition d’un
choix de pièces en , cfr. ivi, p. XIV et commentaire de Kenneth Gilbert en introduction
à l’édition p. IV. Sur la table d’ornementations inventée par Couperin pour sa première
édition (premier livre de pièces pour le clavecin) en , cfr. F. Couperin, Pièces de clavecin.
Premier livre, éd. K. Gilbert, col. Le pupitre, Heugel, Paris , Introduction pp. I-XIV.
Gilbert note que d’Anglebert a inventé certains signes de sa table d’ornementation, et
Couperin a fait preuve d’une telle originalité que l’interprétation de certains des symboles
qu’il a inventés est encore aujourd’hui discutée, et donc laissée au libre choix de l’exécutant
(cfr. en particulier p. VIII). La naissance et l’harmonisation de conventions graphiques pour
donner un maximum de précision à l’exécution se trouve étroitement liée à la diffusion
par impression des œuvres dans un milieu d’amateurs qui doivent pouvoir accéder à une
maîtrise relative sans être en contact permanent avec des maîtres, mais en France entre 

BENOÎT GRÉVIN
et , on n’est pas encore parvenu à une homogénéisation des conventions graphiques
d’ornementation. L’édition d’un ensemble d’arrangement pour clavier des ouvertures de
Haendel pour le public amateur londonien en - reproduite en fac-similé par Dover
( Handel Overtures Arranged for Solo Keyboard, George Frideric Handel, Dover, New
York ) ne présente pas de difficulté de lecture pour un amateur actuel, et contient de
plus des indications de rapidité: on arrive aux conventions de l’écriture musicale classique qui vont perdurer pendant deux siècles, avant l’éclatement des systèmes de notation
contemporains.
. Cfr. supra, exergue. La jeune fille décrite par Cao Xueqin n’est pas une “musicienne”, mais une jeune dame de l’aristocratie: l’exercice noble de la musique est un
apanage des milieux lettrés, qui le pratiquent comme amateurs éclairés, par opposition
à des musiciens professionnels de statut social très dévalorisé. Il faut sans doute mettre
la diffusion précoce de partitions imprimées en rapport avec cette configuration sociale
particulièrement favorable, puisque dans la Chine pré-contemporaine, la pratique du luth
qin n’est pas un apanage d’une caste professionnelle mais un signe distinctif de la bonne
éducation, au même titre que la peinture.
. On pourrait d’ailleurs étendre cette réflexion sur les liens entre notations textuelles
musicales et non musicales dans la partition à l’ensemble du système graphique présent
dans la partition, qui au Moyen Âge ( comme à l’époque moderne) peut avoir à la fois une
dimension textuelle classique (annotations linguistiques), textuelle musicale, et artistique,
sans frontière tranchée. Voir pour une analyse pionnière à partir d’un cas d’école “classique” de la fin du Moyen Âge, E. Anheim, Les calligrammes musicaux de Baude Cordier,
dans Les représentations de la musique au Moyen Âge, sous la dir. de M. Clouzot et Ch.
Laloue, Cité de la musique, Paris , pp. - (Cahiers du musée de la musique, VI).
. Cfr. sur ce point Seay, La musique du Moyen Âge, cit., pp. -, notant l’influence
probable du traité métrique De musica de Saint Augustin sur cette théorisation des modes
rythmiques par imitation de la métrique latine.
. Mention de ces actes dans H. M. Schaller, Die Kanzlei Friedrichs II. Ihr Personal
und ihr Sprachstil, dans “Archiv für Diplomatik, Siegel-und Wappenkunde”, , , p.
, note .
. Cfr. Le commentaire de Bene de Florence vers  dans son traité de rhétorique
Candelabrum au sujet de la prononciation à la virgule, au point virgule, au point: Bene
Florentini, Candelabrum, ed. G. C. Alessio, Patavii , liber I, cap. , p. : «Ubi etiam
est interrogatio virgula satis digne puncto superscribitur aliquantulum tortuosa et in acutum
directa, ut pateat acuto acentu illam pronuntiari debere. Nam si iuxta pronuntiationum
modos puncta scripturalia volumus variare, antiphonarium videbitur quod neumemus».

Mémoire collective
et mémoire des musiciens
chez Maurice Halbwachs
par Marie Jaisson
Le texte de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective chez les musiciens peut intéresser ce séminaire sur “les écritures non textuelles” dans la
mesure où l’on compare la musique à d’autres formes de sources écrites.
Mais chez le sociologue Maurice Halbwachs l’exemple des musiciens est
un cas particulier dans une série d’exploration de la mémoire collective,
en l’occurrence le rôle des signes dans la mémoire. La question de la
source n’est pas pour lui son point de départ. Halbwachs part en premier lieu de la matérialité des documents (la textualité n’a alors aucune
importance) et en second des systèmes de représentations (cette fois là
la textualité peut en avoir).
Arrêtons-nous sur la manière dont la mémoire des musiciens est traitée par rapport à d’autres mémoires collectives. La démarche de Maurice
Halbwachs allie la méthode apprise auprès de Henri Bergson en classe
de philosophie à Henri IV et celle de la sociologie de Emile Durkheim
qui constitue un deuxième pôle de référence plus tardif. La méthode de
Bergson consistait à analyser avec rigueur les textes en s’attachant à leur
cohérence, et non pas à naviguer d’un auteur à un autre comme le faisait
la plupart des philosophes de son temps. Halbwachs en retiendra cette
leçon. Quand aux Règles de la méthode sociologique posées par Durkheim,
elles ont procurées à Halbwachs les moyens d’une construction et d’un
constat à la manière de la démarche expérimentale de Claude Bernard.
Sa méthode est donc hybride.
Le questionnement de la mémoire chez Halbwachs a connu des
transformations importantes. Les Cadres sociaux de la mémoire date de
; La Mémoire collective, est posthume mais on sait qu’il a été travaillé
entre  et juillet  moment de son arrestation.
La comparaison de ces deux livres permet de saisir les différentes
étapes d’un cheminement spéculatif qui a consisté à affiner une réflexion
sociologique qui est partie des phénomènes de réminiscence, et aboutie à
la transformation de la notion d’espace social et de morphologie sociale.
Dans son second ouvrage, Halbwachs va remettre en question ses
conclusions premières et déployer de nouvelles pistes de réflexion qui
Dimensioni e problemi della ricerca storica, n. /

MARIE JAISSON
aboutiront à des résultats importants et parfois très éloignés des précédents. La mémoire collective réunit des manuscrits inédits rédigés à des
moments différents. Si ce n’est dans le cas du chapitre sur la mémoire
des musiciens qui avait été publié sous forme d’article dans la “Revue
Philosophique”.
L’article sur La mémoire collective chez les musiciens paru en 
devait dans l’esprit de Halbwachs former le premier chapitre du livre
qu’il préparait, c’est donc le seul chapitre achevé. Placé en tête du futur
ouvrage il servait de modèle à l’ensemble. Halbwachs sur son manuscrit
avait explicitement indiqué la place de ce chapitre. Indications qui n’ont
pas été retenues pour la première édition de l’ouvrage qui a placé le
chapitre en fin d’ouvrage.
Si Halbwachs avait bien l’intention de faire paraître un livre sur la
mémoire collective, le travail d’articulation des textes en vue d’une publication manque. Il n’y a, par exemple, ni introduction ni conclusion. Il faut
donc lire chaque chapitre comme une unité expérimentale. Son lien avec
les autres n’est pas toujours explicité et ni travaillé. Ainsi d’un chapitre à
l’autre le dispositif conceptuel varie. Dans le texte sur les musiciens par
exemple, Halbwachs ne le livre qu’au tout dernier paragraphe: chez les
musiciens le signe serait arbitraire et leur mémoire reposerait sur le son
(cette mémoire diffèrerait par exemple de la mémoire religieuse où les
mots restent en arrière plan pour retenir d’abord l’esprit):
Les musiciens au contraire [des fidèles d’une religion] s’arrêtent aux sons, et ne
cherchent point au-delà. Satisfaits d’avoir créé une atmosphère musicale, d’y avoir
déroulé des motifs musicaux, ils se désintéressent de tout ce qu’ils peuvent suggérer, et qui ne s’exprimerait pas dans leur langue. Il sera toujours aisé et d’ailleurs
loisible à un poète, à un philosophe, à un romancier, et aussi à un amoureux, à
un ambitieux, dans une salle où l’on exécute des œuvres musicales, d’oublier à
demi la musique, et de s’isoler dans leurs méditations ou leurs rêveries. Tout autre
est l’attitude d’un musicien, soit qu’il exécute, soit qu’il écoute: à ce moment,
il est plongé dans le milieu des hommes qui s’occupent simplement à créer ou
écouter des combinaisons de sons: il est tout entier dans cette société. Ceux-là
n’y ont engagé qu’une très petite partie d’eux-mêmes, assez pour s’isoler un peu
dans leur milieu habituel, dans le groupe auquel ils tiennent le plus étroitement,
et dont, en réalité, ils ne sont pas sortis. Mais alors, pour assurer la conservation
et le souvenir des œuvres musicales, on ne peut faire appel, comme dans le cas
du théâtre, à des images et à des idées, c’est-à-dire à la signification, puisqu’une
telle suite de sons n’a point d’autre signification qu’elle-même. Force est donc
de la retenir telle quelle, intégralement. La musique est, à vrai dire, le seul art
auquel s’impose cette condition, parce qu’elle se développe tout entière dans le
temps, qu’elle ne se rattache à rien qui demeure, et que, pour la ressaisir, il faut
la recréer sans cesse. C’est pourquoi il n’y a point d’exemple où l’on aperçoive
plus clairement qu’il n’est possible de retenir une masse de souvenirs avec toutes

MÉMOIRE COLLECTIVE ET MÉMOIRE DES MUSICIENS
les nuances et dans leur détail le plus précis, qu’à condition de mettre en œuvre
toutes les ressources de la mémoire collective.
Dans le premier livre sur la mémoire, Les Cadres sociaux de la mémoire
(), il s’agissait alors pour Halbwachs de mettre en évidence le fait
que la mémoire était un phénomène collectif, et notamment de réfuter
le modèle de la mémoire construit par Henri Bergson dans Matière et
Mémoire ().
Pour Bergson le passé se survit sous deux formes distinctes, la première dans des mécanismes psychologiques moteurs de l’action humaine,
la seconde dans des souvenirs sédimentés individuellement. En théorie
ces deux formes de mémoires lui paraissent indépendantes. La première
mémoire appelée «mémoire-habitude» est celle adaptée au présent, elle est
construite par l’intelligence pour agir sur la matière et communiquer avec
les autres hommes. Cette première mémoire se manifeste par le langage.
La seconde mémoire apparaît dès lors comme «mémoire pure», elle est
considérée comme individuelle, toute entière faite d’images accumulées
par l’individu au cours de son existence. Pour Henri Bergson on n’atteint
pas directement cette mémoire pure: les impératifs rationnels et sociaux de
l’attention au présent prévalent et font écran. Pour l’atteindre, il faut donc,
toujours d’après Bergson, que l’individu s’isole des autres hommes et des
exigences de l’action. Se souvenir consiste alors à rechercher une réalité
préexistante dans la profondeur de la conscience individuelle. On mesure
ici un idéalisme individualiste qui ne pouvait satisfaire un durkheimien.
Dans le cadre d’un dialogue entre maître et élève qui s’est poursuivit
jusqu’en , Halbwachs, dans Les Cadres sociaux de la mémoire, va
s’attacher à réfuter, tout particulièrement cette notion de la «mémoire
pure». Il conclura très clairement sur ce point:
Si le souvenir se conservait sous forme individuelle dans la mémoire, si l’individu
ne pouvait se souvenir qu’en oubliant la société de ses semblables, et allant, tout
seul, allégé de toutes les idées qu’il doit aux autres, au devant de ses états passés,
il se confondrait avec eux, c’est-à-dire qu’il aurait l’illusion de les revivre. Or, nous
l’avons montré, il y a bien un cas où l’homme se confond avec les images qu’il
se représente, c’est-à-dire croit vivre ce qu’il imagine tout seul: mais c’est le seul
moment aussi où il ne soit plus capable de se souvenir: c’est quand il rêve. Au
contraire, il se souvient d’autant mieux, il reproduit son passé sous des formes
d’autant plus précises et concrètes qu’il distingue mieux le passé du présent,
c’est-à-dir qu’il est lui-même dans le présent, qu’il a l’esprit tournés vers les objets
extérieurs et vers les autres hommes, c’est à dire qu’il sort de lui.
Halbwachs considère qu’on peut parler de «mémoire collective» et de
«cadres sociaux de la mémoire». Ainsi la pensée individuelle se situe dans
ces cadres et participe à la mémoire collective. Ce sont les conditions né-

MARIE JAISSON
cessaires du souvenir individuel. Autrement dit les individus se souvenant
ont recours à des cadres sociaux au sens de Durkheim, c’est-à-dire en
tout premier lieu le langage, puis le temps et l’espace.
Dans cette première approche de la sociologie de la mémoire, Halbwachs établit que la mémoire individuelle et la mémoire collective ont en
commun les mêmes cadres sociaux, puis que la mémoire est une reconstruction d’un passé en fonction de la vision présente de la société. Les
cadres sociaux de la mémoire sont alors les instruments dont la mémoire
collective et individuelle se sert pour recomposer une image du passé qui
s’accorde à chaque époque avec les pensées dominantes de la société.
Bergson après la lecture des Cadres sociaux manifestera son incompréhension. Il écrira ainsi à son ancien élève:
Je me demande si vous n’êtes pas allé trop loin dans la résolution de l’individuel
en collectif, et je dois dire que même après avoir fait le plus grand effort pour
me placer à votre point de vue, je n’arrive pas à reporter sur la société ce qu’il y
a de spécifique et par conséquent d’essentiel, dans la conservation et l’évocation
du souvenir.
Si Halbwachs a considéré qu’il avait établi la «nature sociale de la mémoire» dès , il a pu toutefois rester troublé par le malentendu que
manifeste cette lettre où l’opposition entre “individuel” et “collectif” est
confondue avec celle entre “individuel” et “social”. Il est vrai que l’erreur
n’est pas propre à Bergson, et qu’elle est reproduite jusqu’à aujourd’hui
avec la force d’une prénotion. C’est pourquoi il a cherché dans la suite
de ses travaux, ceux qui aboutiront à la publication posthume de La
Mémoire collective, à affirmer une psychologie collective qui étudie une
mémoire individuelle socialement constituée. Il est clair qu’il n’y a pas
d’opposition entre individuel et social. Dans son second ouvrage sur la
mémoire, préparé entre  et , il ne va plus s’agir pour Halbwachs
de démontrer que la mémoire est un phénomène social. Ce point est
acquis. Il cherchera sur cette base à redonner une place plus grande à la
mémoire individuelle en apportant des réponses aux critiques qu’avait
suscitées sur ce point l’ouvrage de . De plus Halbwachs aborde la
sociologie de la mémoire sous un angle différent de celui de , issu de
lectures et de réflexions éprouvées entre temps. Un exemple important
de déplacement d’un projet à l’autre touche le rapport entre mémoire
individuelle et mémoire collective. Dans le premier ouvrage, Les Cadres
sociaux de la mémoire, l’acte de se souvenir consiste en une identification
d’un élément de la mémoire individuelle avec un élément d’une mémoire
collective. Dans le second ouvrage, La Mémoire collective, il ne s’agira
plus d’une simple identification mais d’un jeu d’interaction, d’allers et
de retours. L’individu se trouvant en présence de plusieurs groupes so-

MÉMOIRE COLLECTIVE ET MÉMOIRE DES MUSICIENS
ciaux, sa mémoire individuelle se trouve alors au croisement d’au moins
deux mémoires collectives. C’est une conception liée à la fréquence des
interactions. La mémoire individuelle se trouve ainsi réhabilitée par la
possibilité d’un jeu entre plusieurs mémoires collectives.
Cette réévaluation de la mémoire individuelle aboutit à un renversement théorique: dans le second ouvrage, le souvenir n’est plus une
reconstruction du passé à partir des conditions du présent, en d’autres
termes un réexamen par les vivants des dépouilles anciennes, mais une
reconstitution du présent faite sous l’emprise du passé, cette fois le mort
saisit le vif (ainsi Halbwachs critiquait-il Marc Bloch dans son second
ouvrage). Le retournement chez Halbwachs est radical, et cette radicalité
a des raisons théoriques et politiques que je vais commenter.
Il faut ici noter qu’il est en quelque sorte toujours victime d’une
idéalisation des mécanismes de la mémoire. Cette idéalisation provient précisément de sa formation philosophique et durkheimienne.
Aujourd’hui je serais tentée de voir dans ces deux logiques, exclusives
pour Halbwachs, des cas de figures de la construction symbolique de la
mémoire, le réinvestissement depuis le présent d’une part... l’emprise
du passé d’autre part. Le primat d’une logique sur l’autre ne me paraît
devoir en effet procéder d’une raison théorique, mais de conditions
spécifiques. En d’autres termes, l’investigation menée par Halbwachs
conduit à concevoir aujourd’hui que les rapports de forces symboliques
peuvent jouer diachroniquement. Il y a donc là un programme de recherche aujourd’hui inexploré.
Plusieurs facteurs sont à l’origine de ces déplacements théoriques.
Tout d’abord Halbwachs réutilise dans son dernier ouvrage des avancées
théoriques opérées entre  et . Je pense notamment à ses travaux
sur La Morphologie sociale () où sont développés et approfondies les
notions d’interaction et d’espace par exemple, je songe également à La Topographie légendaire des évangiles en terre sainte () dans lequel le cadre
social principal de la mémoire religieuse est un espace topographique.
Halbwachs par ailleurs veut apporter une réponse à une question
non résolue dans Les Cadres sociaux de la mémoire concernant l’unification de la pluralité des mémoires collectives, par exemple en une
même mémoire nationale, question restée en suspens. Or entre  et
la fin des années  les événements politiques vont pousser Halbwachs
aux limites de sa question. Ce sera notamment l’objet de l’article sur la
mémoire des musiciens qu’il publiera en . En , le présent réalise
l’aboutissement du progrès. En , le présent est devenu haïssable, et
seul le passé permet de le combattre.
Cela étant posé, l’élément nouveau dans le renouvellement de la pensée d’Halbwachs sur la mémoire concerne sa conception du temps. Ici

MARIE JAISSON
encore Halbwachs, pendant l’été , s’est plongé dans une relecture de
l’ouvrage de Bergson publié en , sous le titre de Durée et simultanéité:
à propos de la théorie d’Einstein.
Partant de la critique de Bergson, Halbwachs a déployé un nouveau
modèle du temps. En , dans Les Cadres sociaux de la mémoire, le temps est conçu comme un temps unique. Mais dans La Mémoire collective,
Halbwachs pose l’hypothèse d’une double nature du temps: un temps du
fait vécu, qui est un temps relativement permanent (social) et un temps
de la conscience, qui est un temps propre aux groupes sociaux, le temps
collectif. Dans cette distinction il y a là une innovation capitale dont le
destin passe ensuite par Gurvitch.
Bergson opposait en effet la durée au temps. La durée serait le caractère même de la succession telle qu’elle est immédiatement perçue par
l’esprit. Bergson emploie les termes de «durée pure», «durée concrète»,
de «durée réellement vécue». Le temps est alors l’idée mathématique
que nous nous faisons de la durée pour raisonner et communiquer avec
nos semblables.
Pour Bergson le temps réel est celui de la durée. C’est un temps
qualitatif de la conscience individuelle. Alors que le temps scientifique et
quantitatif est factice: c’est une construction artificielle extérieure à la durée
pure. Halbwachs veut montrer que ce n’est pas là l’opposition pertinente.
Le geste de Halbwachs consiste à retourner la proposition de Bergson. Il
va défendre, face à la thèse artificialiste de Bergson, une position rationaliste en s’appuyant notamment sur la statistique expérimentale telle qu’il
la pratique. L’observation statistique pour Halbwachs ne relève pas d’un
simple comptage, car elle s’applique à des ensembles réels et constants,
au fonds ici Halbwachs reste un réaliste durkheimien. Il a recours à une
conception expérimentale de la statistique, à la Simiand, et identifie les
chiffres et les ensembles réels, nous dirions les objets, mais Halbwachs
n’objective pas la construction d’objet. Dans ces conditions la donnée
immédiate est la mémoire collective et non pas la mémoire individuelle
comme l’affirme Bergson, et si il y a artificialité, elle ne se trouve pas du
côté du nombre, mais du côté de l’illusoire conscience individuelle.
La lecture de Bergson amène ainsi Halbwachs à poser une autre
théorie du temps, qui aura pour conséquence de le conduire à repenser la
sociologie de la mémoire. Outre le fait de réfuter la démarche de Bergson,
cette nécessaire nouvelle sociologie de la mémoire apportera de nouvelles
réponses aux questions laissées en suspens dans Les Cadres sociaux de la
mémoire, à celle issue de la critique de la démarche sociologique par les
historiens des “Annales”, notamment Marc Bloch (chapitre sur Mémoire
collective et mémoire historique), et également à celles suscitées par les
événements politiques qui marquent alors l’Europe.

MÉMOIRE COLLECTIVE ET MÉMOIRE DES MUSICIENS
Ainsi la double nature du temps, temps collectif des groupes et temps
social permanent, telle que la pose Halbwachs va lui permettre de reconsidérer la question de l’unification de la pluralité des mémoires collectives
laissée en suspens à la fin des Cadres Sociaux de la mémoire.
On peut résumer la position d’Halbwachs en considérant que la
pluralité des mémoires collectives se traduit désormais en pluralité des
temps des groupes sociaux, dont la dernière instance d’unification est le
temps social permanent sur lequel se fonde la mémoire. Mais à chaque
groupe social correspond un temps spécifique, autonome en principe
des autres temps sociaux. Pour Halbwachs ces temps et ces groupes sont
incommensurables et cette autonomie n’est pas relative.
C’est dans les années - que le temps est devenu le véritable
centre de gravité de la réflexion d’Halbwachs sur la mémoire collective.
Chez lui, il s’en explique dans ses carnets, cette permanence du temps
social répond à la tragédie que connaît l’Europe à cette époque.
Les différents textes qui forment le recueil posthume, La Mémoire
collective, sont autant d’essais expérimentaux qui visent à explorer le
dispositif conceptuel. L’article sur la mémoire des musiciens donne un
indice sur la genèse de la conceptualisation opérée par Halbwachs. En 
en effet, la mémoire collective des experts, ici les musiciens, est présentée
comme un instrument de lutte contre la mémoire sociale, la tradition profane, en l’occurrence l’usage de la chevauchée des Walkyries par les nazis.
Pendant la guerre, la pensée d’Halbwachs prendra un tour toujours plus
pessimiste et dans les textes travaillés jusqu’en , la mémoire sociale
s’impose à celle des groupes aussi experts soient-ils. La toute puissante
mémoire sociale est précisément celle structurée par le temps social permanent, désormais pour Halbwachs, en d’autres termes c’est la défaite
des spécialistes savants tout comme la défaite de la France civilisatrice
face aux nazis. La sociologie du temps et de la mémoire à laquelle aboutit
Halbwachs est foncièrement pessimiste si ce n’est désespére.
Mais il est raisonnable aujourd’hui de s’étonner de ce que Halbwachs
pouvait accorder au nazisme une force qui relèverait du temps social
permanent. En fait le schéma sur lequel repose ce présupposé est la
conception pyramidale durkheimienne: le temps d’un groupe social
sophistiqué et la mémoire collective savante par exemple se situent en
haut de la pyramide, le temps social relativement permanent, la mémoire
sociale générale sont à la base. Halbwachs perçoit le succès de la réception nazie de la chevauchée des Walkyries comme “sociale”, au sens de
sa proximité avec la base de cette pyramide. Ainsi il n’est pas interdit de
s’affranchir de cette vision pyramidale pour s’arracher au pessimisme des
dernières années de Maurice Halbwachs.

MARIE JAISSON
Notes
. Si Halbwachs a mis à profit la méthode de Bergson illustrée par ses premiers
ouvrages, tel Matière et Mémoire (), il en critiquera sa métaphysique au moyen de la
méthode sociologique durkheimienne.
. E. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Alcan, Paris .
. M. Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, Alcan, Paris  (Paris ;
Albin Michel, Paris ).
. Id., La Mémoire collective, PUF, Paris ; édition critique par G. Namer (avec la
collaboration de M. Jaisson), Albin Michel, Paris .
. Arrêté en juillet , il est déporté le  août à Buchenwald où il mourra le 
mars .
. M. Halbwachs, La mémoire collective chez les musiciens, dans “Revue Philosophique”, mars-avril , pp. -.
. Halbwachs, La Mémoire collective, cit., p.  (éd. Albin Michel).
. Id., Les Cadres sociaux de la mémoire, cit., p. .
. IMEC, fonds Halbwachs, lettre de Henri Bergson à Maurice Halbwachs, datée du
 avril , manuscrit autographe (HBW-A-.).
. M. Jaisson, Temps et espace chez Maurice Halbwachs (-), dans “Revue
d’Histoire des Sciences Humaines”, n. , octobre , pp. -.
. A. Lalande, Durée, dans Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF,
Paris , pp. -.
. Ce point est très neuf. Il faut ici se demander ce que Gurvitch connaissait du
travail d’Halbwachs au moment où il quitte la France pour New York pendant la guerre.
En effet Gurvitch et Koyré se rencontreront à New York et c’est par Koyré que Thomas
Kuhn s’intéressera à la question de l’incommensurabilité et la structure des révolutions
scientifiques. En cinquante ans la réflexion sur le temps passe ainsi des physiciens, aux
philosophes, aux sociologues, puis aux historiens de la philosophie et des sciences, et ce
en traversant l’Atlantique.

Lisez-vous la musique?
À propos de La mémoire collective
chez les musiciens de Maurice Halbwachs
par Esteban Buch
A première vue les partitions sont des documents d’une époque qui ne
diffèrent pas essentiellement de toute autre trace écrite que l’historien
peut utiliser, à commencer par les textes verbaux. La compréhension
d’une partition dépend de la possibilité de se référer à la fois à l’ensemble des traces de la période étudiée, et aux conditions spécifiques
de sa production et transmission. Il s’agit de saisir la dialectique entre
le général et le particulier, où ce dernier peut évoquer tantôt la figure
de l’auteur-compositeur, dont la contingence historique n’est plus à
démontrer, tantôt la singularité de l’œuvre, là où le concept d’œuvre est
pertinent, tantôt celle d’instances normatives intermédiaires, telles que
la fonction, le genre ou le style. Et si l’on se penche sur la caractéristique
la plus saillante de la partition par rapport à l’ensemble des textes d’une
époque, à savoir le fait qu’elle est la représentation d’une œuvre d’art
ou de son équivalent rituel, on remarquera qu’elle impose les mêmes
procédures d’authentification, de contextualisation et d’interprétation,
voire les mêmes soins de préservation, d’archivage et de diffusion, que
toute œuvre d’art verbal écrite, la poésie par exemple.
Cela dit, la notation musicale n’est pas une langue naturelle, mais
un code dont la maîtrise est limitée à un nombre relativement réduit
d’individus – ce que Maurice Halbwachs appelle la société des musiciens –. Une œuvre particulière ne peut être étudiée sans la rapporter à
l’évolution générale de ce code, et cette étude a pu donner naissance à
une sous-discipline à part entière, la paléographie musicale. Par ailleurs,
la compréhension d’un écrit musical ne se réduit pas à celle de la fonction grammaticale de chacun de ses signes. Il faut également décrire les
relations entre des ensembles de signes, dont la structure ne peut être
postulée ni codifiée a priori sous peine d’anéantir le principe même de
la singularité de l’œuvre: c’est la tâche de l’analyse musicale. Celle-ci est
aussi une sous-discipline de la musicologie, tout en constituant le principal
critère pour distinguer celle-ci comme une discipline à part entière au
sein des sciences sociales en général.
Dimensioni e problemi della ricerca storica, n. /

ESTEBAN BUCH
Cela dit, il est remarquable que dans l’histoire de la musicologie
l’analyse des partitions ait été tenue pour l’équivalent de l’analyse musicale en général. Pour le dire d’un mot, l’organe de l’analyse musicale a
toujours été l’œil, et pas l’oreille. Cela s’explique par des raisons d’ordre
idéologique et sociologique, comme l’organicisme qui, depuis au moins
le dix-neuvième siècle, a incité à rechercher la cohérence des œuvres audelà de la perception auditive, ou l’histoire sociale de la constitution de
l’analyse en pratique distinctive de certaines catégories de professionnels
de la musique écrite, tels les musicologues et les professeurs d’histoire
de la musique. Mais aussi, par des raisons à la fois plus abstraites et plus
spécifiques, comme la difficulté de développer un métalangage capable
de décrire un flux temporel autrement qu’en tant que série d’événements
discrets. Face à cette tradition, l’analyse d’enregistrements apparaît
comme un objectif incontournable, mais il faut reconnaître que les outils
théoriques et méthodologiques font encore défaut, au-delà de quelques
expériences isolées.
Bien que la partition puisse être étudiée comme un objet à part entière, elle n’est pas une œuvre d’art, mais seulement la trace d’une œuvre
d’art, ainsi que la recette pour la (re)produire. Les partitions sont souvent
les seules traces disponibles d’une pratique musicale où la lecture, cette
activité visuelle, ne sert qu’à faire quelque chose d’autre: chanter ou jouer
d’un instrument, voire, comme le chef d’orchestre, indiquer à d’autres
comment le faire. Pour le dire avec Maurice Halbwachs, ces signes
traduisent dans un langage conventionnel toute une série de commandements
auxquels le musicien doit obéir, s’il veut reproduire les notes et leur suite avec
les nuances et suivant le rythme qui convient.
Cela peut paraître évident, mais l’idée d’envisager la partition comme
un ensemble de commandements suggère une approche pragmatiste
de l’écriture musicale qui n’est pas fréquente en musicologie, et dont le
développement ouvrirait d’intéressantes perspectives.
Bien des difficultés pour penser le statut de l’innovation en musique
sont dues à ce que l’analyse musicale ne permet pas de reconstruire la
perception qu’ont pu avoir de l’œuvre les auditeurs qui ont produit les
premières évaluations, lesquelles sont souvent fondatrices de sa carrière
ultérieure. Le problème que pose l’histoire de la perception, déjà aigu
dans le cas des sources verbales et visuelles, devient presque insurmontable dans le cas d’un art temporel non verbal, surtout lorsqu’il s’agit
de périodes historiques sans enregistrements mécaniques. L’écriture
musicale n’est alors qu’un pis-aller dont il ne faudrait pas oublier les
limitations. Le musicologue doit remonter de sources écrites vers des
pratiques non écrites, ce qui entraîne un véritable défi méthodologique,

À PROPOS DE LA MÉMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES MUSICIENS DE MAURICE HALBWACHS
ainsi qu’une incomplétude dont il faut s’accommoder. C’est là que la
notion de “commandement” s’avère utile pour développer une approche
en termes d’histoire des actions coordonnées. D’autant plus que la partition ne constitue jamais une série d’instructions exhaustive par rapport à
l’ensemble des gestes que les interprètes doivent accomplir. En fait, une
partie significative des éléments nécessaires à la production d’une version
tenue pour acceptable est transmise par d’autres voies, la tradition orale
ou des manuels par exemple, ou encore l’écoute des versions précédentes,
tout particulièrement les versions enregistrées.
On sait que c’est la révision systématique de ces acquis qui est à l’origine de mouvements tels que le courant “historiciste”, si important pour la
pratique du répertoire baroque depuis une trentaine d’années, et étendu
par la suite à d’autres périodes de l’histoire de la musique. Par ailleurs,
c’est précisément dans la marge ouverte par le caractère non exhaustif des
prescriptions écrites qu’a pu se loger, depuis le dix-neuvième siècle, toute
la pratique de l’interprétation musicale conçue comme activité subjective,
justifiant ainsi la montée en puissance de l’instrumentiste ou du chanteur
non pas comme simple exécutant mais encore comme interprète au sens
herméneutique du terme.
Or, il n’y a pas de raison de rabattre cette histoire de la subjectivité,
essentielle pour l’histoire du répertoire classique, sur une opposition
duale convenue entre l’individu et la collectivité. Cela vaut pour la
lecture, l’écoute et la mémorisation de la musique, vu la dimension irréductiblement sociale de toutes ces activités, que Maurice Halbwachs,
«psychologue collectif», a eu le mérite de mettre en lumière. Halbwachs
invite à voir dans l’écriture musicale
l’action qu’exerce sur un cerveau d’homme ce qu’un physiologiste pourrait
appeler un système ou une colonie d’autres cerveaux humains (p. ).
Cette approche de l’écrit, qui lie le social à l’activité cognitive, est fondamentale dans son article La mémoire collective des musiciens, publié
en . Mais sans doute aurait-il admis aussi que ce que la notation musicale ne précise pas fait également partie d’un «accord préalable et un
accord continu entre les hommes» (id.). Nous voilà au cœur de l’œuvre de
Halbwachs, où c’est tout le lien social qui est pensé à partir de la notion de
mémoire, où l’individu lui-même est conçu comme le lieu où se croisent
les différents courants de mémoire qui ont jalonné son expérience du
monde par le biais de ses multiples appartenances groupales:
Ce qu’on appelle le sentiment de l’unité de notre moi, où l’on voit quelquefois
un principe original de cohésion des états, n’est au fond que la conscience que
nous prenons à chaque instant d’appartenir à la fois à différents milieux

ESTEBAN BUCH
dit-il dans le chapitre Mémoire individuelle et mémoire collective (p. ).
Indépendamment de la question philologique de savoir si l’article sur
les musiciens doit constituer le premier chapitre de l’ouvrage inachevé
La mémoire collective, comme le pense Gérard Namer en évoquant un
souhait de l’auteur transmis par une «tradition orale», la réflexion de
Halbwachs sur la musique va bien au-delà de son objet, du moment
qu’elle incite à voir dans la relation entre langage et mémoire la clé de la
constitution intersubjective de la subjectivité.
«Le langage musical est un langage comme les autres, c’est-à-dire qu’il
suppose un accord préalable entre ceux qui le parlent», dit Halbwachs.
En même temps, au long de son texte sur les musiciens il n’aura cesse de
montrer en quoi ce langage «comme les autres» ne l’est pas tout à fait,
quitte à ce que ce statut privilégié oscille entre l’exception et l’exemple. Sa
réflexion converge ainsi avec une tradition de l’esthétique musicale bien
ancrée depuis au moins le Romantisme, qui toutefois se sera rarement
inscrite dans une véritable théorie sociologique. Certes, les difficultés pour
cerner cette singularité sont aussi intéressantes que son pouvoir heuristique. On l’aperçoit à la manière paradoxale qu’a Halbwachs de décrire,
dès le premier paragraphe, la différence entre musique et langage:
Le souvenir d’un mot se distingue du souvenir d’un son quelconque, naturel
ou musical, en ce qu’au premier correspond toujours un modèle ou un schéma
extérieur, fixé soit dans des habitudes phonétiques du groupe (c’est-à-dire sur
un support organique), soit sous forme imprimée (c’est-à-dire sur une surface
matérielle), alors que la plupart des hommes, lorsqu’ils entendent des sons qui
ne sont pas des mots, ne peuvent guère les comparer à des modèles qui seraient
purement auditifs, parce que ceux-ci leur manquent (p. ).
Halbwachs semble ici rappeler avec un autre vocabulaire que les mots
ont un signifié et un signifiant, tandis que les autres sons, y compris les
sons musicaux, ne sont pas des signes au sens saussurien du terme. Dans
la suite du passage il va admettre que le fait qu’on puisse reconnaître les
qualités morales d’une personne à partir de sa voix montre que certains
phénomènes sonores peuvent bien être associées à des notions «aussi
stables que les notions d’objets» (p. ). Mais ce n’est là qu’un cas exceptionnel, tout comme la stabilité sémantique de certains sons associés aux
phénomènes naturels. Le manque de signifié expliquerait le désespoir de
tous ceux qui, au sortir d’un concert, sentent que «les motifs mélodiques
se séparent et leurs notes s’éparpillent comme les perles d’un collier dont
le fil est rompu» (p. ). A moins, ajoute Halbwachs, et c’est là l’essentiel, à moins que «sans lire les notes, les voir telles qu’elles sont inscrites
sur la partition, nous nous représent[i]ons cependant à notre manière
ces symboles qui dictent les mouvements des musiciens et qui sont les

Téléchargement