LES ÉCRITURES MUSICALES COMME SOURCE HISTORIQUE tismes, des mélismes, de la rapidité, devienne d’une limpidité transparente à l’époque moderne. La notation musicale du XVIIe siècle se caractérise ainsi souvent par un certain nombre de restrictions, très variables selon le statut, imprimé, manuscrit, des notations, qui semblent liées à la fois à la persistance ou à la floraison de genres musicaux ne nécessitant pas la notation rigoureuse de l’ensemble des paramètres pris en compte dans notre système contemporain, et à la pratique collective professionnelle de la musique. D’une part la pratique de notations simplifiées, par exemple non rythmées, continue fort avant dans le temps, en liaison avec celle de genres musicaux particuliers qui ne nécessitent pas une mesure rigoureuse, comme les préludes pour clavier non mesurés des compositeurs français du Grand Siècle. D’autre part, on observe une différence assez grande de complexité entre certaines partitions gravées pour le public amateur qui présentent de plus en plus de précisions d’exécutions, et des impressions de partitions d’orchestre encore très rudimentaires, qui supposent qu’en dehors de la base harmonique, c’est l’apprentissage sur le tas et/ou sous la direction du maître de musique qui permettait à l’exécutant de choisir le rythme, mais aussi, à la différence de la musique du XIXe siècle, l’ornementation entendue dans le sens large. On saisit là sur le vif comment la pression sociale d’une demande de matériel de lecture de la part d’un public amateur éclairé a pu pousser musiciens professionnels et éditeurs à développer des systèmes de notation, comme les tables d’ornementations de d’Anglebert et de Couperin le jeune, qui n’étaient pas toujours aussi strictement et généralement codifiés dans l’ensemble de la documentation circulant dans les milieux professionnels des chapelles et musiques religieuses, royales ou seigneuriales. La reviviscence actuelle de la musique baroque, appuyée sur les facilités offertes par le continuum de la tradition occidentale mais aussi et surtout sur un gros siècle de recherches savantes, ne doit pas faire oublier la difficulté initiale, et encore dans une large mesure présente, de restituer des modalités d’exécution de compositions musicales dont les rythmes, le degré et les modalités d’ornementation, et bien d’autres traits d’exécution n’étaient pas toujours indiqués dans la partition renaissante ou baroque. La source “discontinue” représentée par les témoignages contemporains extérieurs à la partition, comme ceux concernant la rapidité endiablée d’exécution de ses compositions par Lully à la tête de la musique royale, ou les influences réciproques exercées par la déclamation théâtrale et le récitatif à la française dans les mêmes années, acquiert un poids d’autant plus grand que la source musicale est imprécise, même si son témoignage reste relatif. Il est bien difficile de se représenter le concept de rapidité ou vitesse d’exécution entretenu par les hommes du XVIIe siècle, même si on peut supposer que la reconstitution des pratiques de danse rapide BENOÎT GRÉVIN ou lente, avec leurs limites physiques, peut représenter un bon étalon pour se faire une idée de la rapidité d’exécution d’un certain nombre de genres musicaux. Sources musicales et sources non musicales: une frontière à effacer? Cette évocation des possibilités de correction dans la reconstitution des modalités d’interprétation musicale par des sources textuelles non musicales conduit enfin à poser la question des limites d’une approche purement musicologique dans la compréhension de la pratique musicale à époque ancienne envisagée du point de vue de l’écriture, et plus précisément des limites entre écriture “non textuelle” musicale et écriture textuelle. En tentant de préciser quelles pourraient être ces limites, il semble qu’on puisse distinguer trois cas de figure. D’une part, le système de notation musicale peut se présenter comme directement dérivé de l’écriture non musicale. Il faudrait alors distinguer entre des systèmes “traditionnels” plus ou moins perfectionnés, caractérisés par leur relative proximité du système d’écriture dont ils ont été dérivés, et le système moderne occidental, rigoureusement séparé de l’écriture dans ses composantes éventuelles. Le système de notation chinois évoqué dans l’exergue, utilisant des caractères “remotivés” pour indiquer des notations de doigté, et autres, serait un exemple des premiers. Une telle vision apparaît très vite réductrice et partiellement infondée. Dans le cas de la notation musicale chinoise, le fait que le protagoniste “illettré” soit absolument incapable de comprendre la partition, tout comme le non-musicien de Halbwachs, montre bien que l’utilisation à la base du système de caractères d’écriture et de compte adaptés pour leur nouvel usage n’enlève rien à l’abstraction du système, et l’analyse précise du système de notation montre en fait qu’il a été fortement autonomisée et n’assume qu’une simple communauté de faciès avec le système idéographique: les notations musicales accompagnées de chiffres qui intriguent le néophyte “ressemblent” à tel ou tel caractère; elles n’en sont pas identiques. Comme l’explique nommément l’héroïne du chapitre du Rêve dans le pavillon rouge, joueuse de cithare devant l’erreur d’interprétation du protagoniste, «il ne s’agit nullement d’un mot, mais simplement d’une notation». Inversement, la persistance de la nomenclature actuelle des notes de la gamme en A-H selon le système anglo-saxon à partir des premières lettres de l’alphabet, qui apparaît par force occasionnellement dans la partition, indique assez que le système occidental, en dépit de sa très longue évolution et de sa très grande complexification, n’a jamais parfaitement rompu avec des origines LES ÉCRITURES MUSICALES COMME SOURCE HISTORIQUE partiellement textuelles de sa théorisation. La notation musicale apparaît, en Occident ou en Orient, aussi fortement liée aux systèmes graphiques et d’écriture en place au moment de son apparition, que marquée par l’abstraction dès qu’elle s’érige en système autonome: il y a une zone de contact entre texte et musique à l’intérieur même du système de notation musical, pris dans son sens extensif. Le second cas de figure est la concomitance non-accidentelle dans une même source de notations musicales et de notations textuelles. Il ne s’agit certes pas là d’un archaïsme qui s’effacerait peu à peu avec l’évolution historique, puisque la musique chantée constitue une part stable et (si l’on fait sauter l’écran de la grande tradition symphonique et académique pour envisager l’ensemble des productions musicales dans la société avec un peu de recul) certainement majoritaire de la production musicale à travers les âges. De même que l’exécution de compositions musicales chantées repose sur un ensemble de compétences linguistiques et musicales qui ne sauraient être dissociés, de même la concomitance des deux types de sources, ou plutôt l’existence d’une source hybride composée à la fois d’un système de notation musical et du texte-support, cas ultra-majoritaire dans les partitions de musique médiévale qui nous sont parvenues (la notation de musiques uniquement instrumentales reste l’exception jusqu’au XVe siècle), a une lourde incidence, non seulement sur la compréhension de l’ensemble du système, mais même sur le développement du système de notation. La théorisation des longueurs rythmiques qui accompagne au XIIIe siècle l’apparition de systèmes de notation rythmiques perfectionnés en France se fait par imitation et adaptation des valeurs du système métrique (à l’époque métrico-rythmique) latin, expressément reprises, alors que la musique notée est encore essentiellement liturgique, en accompagnement de textes-support généralement latins. Le développement de compositions musicales pensées en relation avec le système métrique gréco-latin restera lui-même un trait distinctif d’une partie de la musique polyphonique jusqu’au XVIe siècle compris. Le poids de cette relation de proximité entre pratiques linguistiques de récitation et d’analyse du langage des sociétés traditionnelles et pratiques musicales dans le développement de systèmes d’écriture spécifique nous amène enfin à poser la question du troisième et dernier cas de figure possible dans l’analyse des relations pratiques d’écriture textuelles et système de notation musicale: la relation entre une pratique musicale et une pratique d’écriture non liée, ou marginalement reliée à un système d’écriture proprement musical. Cette question en forme de paradoxe est par exemple soulevée par l’existence de sources diplomatiques (des actes solennels) médiévales portant la trace d’indications neumatiques BENOÎT GRÉVIN au-dessus du texte, qui tend à déplacer et à agrandir considérablement la question du développement de l’écriture musicale en relation avec les pratiques de récitation liturgiques de type grégorien et post-grégorien. De telles sources para-musicales renversent la perspective en faisant passer la question du rôle du texte écrit dans une source musicale au second plan, pour poser la question de la musicalisation des pratiques de lecture et de récitation, telle que la publication (publicisation à voix haute) d’un acte politique solennel au XIIe siècle. L’existence de ces vestiges prend d’autant plus de poids si l’on considère qu’un siècle plus tard, certains théoriciens de la rhétorique médiévale sous sa forme dite d’ars dictaminis, c’est-à-dire l’art de la prose rythmique utilisée pour composer les documents officiels et une grande partie de la correspondance ou même de la littérature d’apparat entre et , moquent les excès de ceux qui prononçaient les textes comme une liturgie d’église, au moment de commenter le système de ponctuation (génétiquement lié à l’écriture neumatique, et ancêtre de notre propre système) développé pour scander et clore les périodes ternaires de ces écrits solennels et solennisés par une lecture récitée. Or le rythme d’écrits composés selon la technique de l’ars dictaminis, imposant des modulations importantes en fin de séquence, selon quelques schémas très simples, présente une analogie évidente avec celui de la récitation grégorienne telle qu’on peut la reconstituer à partir des sources musicales, et il n’est pas difficile d’imaginer approximativement le genre de récitation, avec envolée de la voix initiale, tenue d’une note médiane, et modulation finale, qui devait être suivi par certains dans la récitation de ces documents solennels. Même si les actes avec trace d’écriture neumatique sont une exception, ce n’est donc pas pousser le paradoxe trop loin que d’affirmer que dans l’Occident médiéval des XIIeXIVe siècle, une quantité très importante de sources écrites peuvent être lues musicalement, bien que seule la ponctuation de ces sources textuelles puisse être considérée comme un élément musical stricto sensu dans ces sources. On pourrait d’ailleurs en dire de même pour d’innombrables sources textuelles traditionnelles à travers la planète, objets de récitations musicalisées parfois extrêmement codifiées et savantes, en concurrence éventuelle avec une récitation plus “prosaïque” et discrète: ces traditions de récitation chantée de grands textes, quand elles n’ont pas disparues, sont d’ailleurs bien souvent, en l’absence de notations écrites satisfaisantes ou qui nous soient parvenues, les voies les plus sûres pour retrouver des pratiques de musique médiévale ou moderne qui ne nous seraient autrement plus connues. C’est ainsi que les manuscrits du long roman épique japonais du Heike-monogatari et les innombrables productions de la grande poésie médiévale iranienne, et tout particulièrement le Divan de Hafêz, ont été les supports – écrits, mais textuels – de la pérennisation LES ÉCRITURES MUSICALES COMME SOURCE HISTORIQUE de pratiques musicales remontant à la fin du Moyen Âge, et transmises de maître à disciple jusqu’au XXIe siècle. Conclusion Une appréhension plus contextualisée et surtout moins cloisonnée de la “source musicale” que celle de Halbwachs contribue ainsi à reposer les questions de l’encadrement des pratiques musicales dans une société traditionnelle, et de sa liaison avec d’autres pratiques sociales, dont les vestiges sont mieux préservés, et qui ne peuvent en être complètement dissociés. Il est ainsi possible de souligner que l’évolution très particulière de la musique classique occidentale et de ses notations entre le XVIe et le XIXe siècle et son autonomisation proclamée par rapport au reste de la production intellectuelle ou littéraire – démentie dans les faits pour nombre de pratiques – ne doit pas masquer rétrospectivement la forte inscription traditionnelle, selon des modalités extrêmement diverses, de la pratique musicale dans des activités mémorielles, ludiques, religieuses, littéraires, de masse ou de distinction, de l’ensemble des sociétés traditionnelles et modernes, pratiques complexes dont les écritures musicales traditionnelles ne peuvent jamais livrer qu’un reflet très imparfait, à la fois parce que la transmission du savoir musical et son exécution reposaient sur un ensemble de facteurs dont elles ne sont qu’une part plus ou moins déterminante, et surtout parce que leur statut exceptionnel de témoins conservés des productions musicales proprement dites masque probablement le poids du continuum des traditions d’exécution et d’interprétation dans le développement et le maintien de la pratique musicale en société. Sur le long terme historique, envisager l’écriture musicale comme un système clos, “de musique pure”, dont l’étude doit être réservée aux musicologues, partant de la musique et retournant vers la musique, pourrait donc se révéler contreproductif, même pour les historiens des époques les plus récentes. Ceux des temps plus anciens n’ont pas ce genre de crainte: ils sont forcés par les sources mêmes, fragmentaires et “impures”, à faire preuve d’imagination. Notes . Le lecteur curieux de connaître l’apparence de ce genre de partitions et le son de la “cithare horizontale” (qin en chinois, koto en japonais) peut se reporter à l’enregistrement de mélodies classiques, pour le plus grand nombre transmises par des partitions d’époques médiévales et modernes, sur le disque Chine: l’art du Qin. Li Xiangting, collection Ocora Radio France, mars , avec une reproduction d’une page de partition ancienne. BENOÎT GRÉVIN Est intéressant aussi ce qui précède: «Tout en parlant ainsi, il parcourait du regard les pages ouvertes du fascicule que sa cousine s’interrompait de lire, mais ne parvenait à reconnaître aucune des graphies dont les deux pages étaient couvertes. Certaines d’entre elles ressemblaient au caractère d’écriture signifiant “pivoine”, d’autres au caractère “immensité”; ailleurs, aux trois traits du caractère “grand” s’ajoutaient, à côté, les deux traits du chiffre “neuf”, et, au-dessus, un crochet enfermant les quatre traits du chiffre “cinq”; ailleurs encore, aux quatre traits du chiffre “cinq” étaient superposés les quatre traits d’un autre chiffre “cinq”, et les quatre traits du chiffre “six”, plus les quatre traits du caractère “arbre”. Il demeura un instant stupéfait et déconcerté, puis s’écria: – Tu fais depuis quelque temps des progrès de plus en plus grands, Petite Sœur. Voici maintenant que tu connais l’écriture des textes tombés du ciel! – Le beau lettré que voilà! répondit la soeurette Lin en pouffant de rire. N’aurais-tu jamais eu sous les yeux la moindre méthode de cithare horizontale à sept cordes? – Les méthodes de cithare horizontale? Bien sûr que j’en connais l’existence! répliqua-t-il. Mais comment se fait-il que je ne puisse déchiffrer un seul caractère de cette écriture?»; Cao Xueqin, Le Rêve dans le pavillon rouge, Récit LXXXVI, édition de la Pléiade, t. II, Paris , pp. ss. . Première publication dans la “Revue philosophique”, mars-avril , pp. -, rééd. dans M. Halbwachs, La Mémoire collective, édition critique établie par G. Namer (avec la collaboration de M. Jaisson), Albin Michel, Paris , pp. -. . Les compositeurs expressément nommés sont tous du XIXe siècle, sauf Mozart, et à la charnière entre le XVIIIe et le XIXe siècle, Beethoven: Wagner, Schubert, Schumann, Berlioz. . Halbwachs, La Mémoire collective, cit., (éd. Albin Michel), p. : «Le rythme des musiciens en effet n’a rien de commun avec les autres rythmes. Ceux-ci correspondent à des actes qui ne sont pas essentiellement musicaux: comme la marche, la danse, et même la parole qui a pour objet principal de communiquer des pensées et non de reproduire des sons. Le rythme musical suppose, au contraire, un espace qui n’est que sonore, et une société d’hommes qui ne s’intéresse qu’aux sons». . Ibid., p. : «En d’autres termes, il y a deux façons d’apprendre à retenir les sons, l’une populaire, l’autre savante, et il n’y a entre l’une et l’autre aucun rapport». Moins choquante que la précédente assertion, cette distinction n’en pose pas moins une différence radicale qui pourrait être contestée. . Ibid., p. : «Les titres de telles compositions laissent supposer que l’auteur a voulu éveiller chez ses auditeurs des émotions d’ordre poétique, évoquer dans leur imagination des figures et des spectacles. Mais cela tient peut-être à ce que la société des musiciens ne réussit pas quelquefois à s’isoler de la société en général, et à ce qu’elle n’y tient pas toujours. Quelques musiciens sont plus exclusifs, et c’est chez eux qu’il faut chercher le sentiment de ce qu’on pourrait appeler la musique pure». . Ibid., p. : «Plaçons-nous donc dans l’hypothèse où le musicien ne sort pas du cercle des musiciens. Que se passe-t-il, lorsqu’il introduit un motif emprunté à la nature ou à la société dans une sonate ou une symphonie?». Par société, Halbwachs entend ici apparemment sons humains non musicaux, les sons musicaux étant apparemment censés émaner d’une sorte de monde musical platonicien séparé du reste des activités humaines. D’autre part, la nature elle-même apparaît comme désordonnée, incapable de fournir un rythme ou une pulsation qui puisse s’assimiler à une véritable régularité. On ne sait plus que faire des grillons les soirs d’été! . Ibid., p. . . Sur les nécessités d’adaptation du système de notation occidental classique aux échelles toniques de la musique proche orientale, avec leur pratique des quarts de tons, cfr. par exemple J.-C. Chabrier, Science musicale, dans “Histoire des sciences arabes”, , Mathématiques et physique, dir. R. Rashed, Paris , pp. -. LES ÉCRITURES MUSICALES COMME SOURCE HISTORIQUE . Les recherches de Bergson sont expressément citées plusieurs fois dans l’essai. . Halbwachs, La Mémoire collective, (éd. Albin Michel), p. . . Les premières notations neumatiques liées à l’exécution des chants liturgiques du haut Moyen Âge ne donnent ni rythme, ni hauteurs de sons: elles n’indiquent que les changements de hauteur dans la ligne mélodique. . Sur l’analyse faite par Weber des liens entre perfectionnement du système de notation occidental au bas Moyen Âge et développement de la musique savante, cfr. M. Weber, Sociologie de la musique. Les fondements rationnels et sociaux de la musique, Métailié, Paris , c. VI, pp. -. Dans le sillage des critiques et tempéraments apportés à certains aspects des démonstrations wéberiennes par J. Goody ces dernières années, on peut souligner qu’il manque à cette démonstration une contre-présentation d’au moins un autre système de notation musical, par exemple les systèmes circulant en Chine à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne. Je suspecte que des renseignements à ce sujet n’étaient pas aisément accessibles en Europe vers . Les premières partitions pour luth-qin conservées datent de la fin de la dynastie Tang (VIIe-IXe siècles). . Eléments très succincts de description des bases du système de notation sous sa forme la plus simple dans La musique chinoise, Ma Hiao-tsiun, Histoire de la Musique, I, col. Encyclopédie de la Pléïade, Gallimard, Paris , pp. -. . Cfr. sur les révolutions dans la notation, avec apparition et perfectionnement de la notation mesurée, à partir de l’École de Notre-Dame jusqu’à la fin du XIVe siècle, introduction dans la synthèse d’A. Seay, La musique du Moyen Âge, Actes Sud, Arles , pp. -; A. M. Busse Berger, The evolution of rythmic notation, dans The Cambridge History of Western music theory, Cambridge University Press, Cambridge , pp. -; études approfondies dans D. Tanay, Noting music, making culture: The intellectual context of rythmic notation, -, col. Musicological studies and documents n. , Hänssler, Holzgerlingen . . Cfr. la présentation de Weber, Sociologie de la musique, cit. . La première partition pour musique instrumentale seule (clavier) explicitement conçue comme telle est le codex Faenza (ms. de la bibliothèque de Faenza), du début du XVe siècle. Commentaires, exécution des pièces dans leurs versions vocales connues et instrumentales d’après le codex sur claviciterium construit d’après les témoignages picturaux et écrits dans le disque Codex Faenza, Italie, XVe siècle, Ensemble Organum, dir. Marcel Perès, col. Musique d’abord, Harmoni Mundi, n. . . Cfr. par exemple J. H. d’Anglebert, Pièces de clavecin en volumes, éd. K. Gilbert, col. Le pupitre, collection de musique ancienne, Heugel, Paris , vol. I, éd. du prélude non mesuré en ré mineur ouvrant la troisième suite pp. -, et du fac-similé (vol. II, pp. -) de sa version originale manuscrite de la main de d’Anglebert (ms. BN rés. ter). . Ibid., vol. , p. reproduction de la Chaconne de Phaéton, opéra de Lully (proposée en regard de la version transcription pour le clavecin par d’Anglebert), sous sa version orchestrale dans l’édition originale de , sans aucune indication d’ornementation ou de rapidité. . Sur la table d’ornementation proposée par d’Anglebert dans son édition d’un choix de pièces en , cfr. ivi, p. XIV et commentaire de Kenneth Gilbert en introduction à l’édition p. IV. Sur la table d’ornementations inventée par Couperin pour sa première édition (premier livre de pièces pour le clavecin) en , cfr. F. Couperin, Pièces de clavecin. Premier livre, éd. K. Gilbert, col. Le pupitre, Heugel, Paris , Introduction pp. I-XIV. Gilbert note que d’Anglebert a inventé certains signes de sa table d’ornementation, et Couperin a fait preuve d’une telle originalité que l’interprétation de certains des symboles qu’il a inventés est encore aujourd’hui discutée, et donc laissée au libre choix de l’exécutant (cfr. en particulier p. VIII). La naissance et l’harmonisation de conventions graphiques pour donner un maximum de précision à l’exécution se trouve étroitement liée à la diffusion par impression des œuvres dans un milieu d’amateurs qui doivent pouvoir accéder à une maîtrise relative sans être en contact permanent avec des maîtres, mais en France entre BENOÎT GRÉVIN et , on n’est pas encore parvenu à une homogénéisation des conventions graphiques d’ornementation. L’édition d’un ensemble d’arrangement pour clavier des ouvertures de Haendel pour le public amateur londonien en - reproduite en fac-similé par Dover ( Handel Overtures Arranged for Solo Keyboard, George Frideric Handel, Dover, New York ) ne présente pas de difficulté de lecture pour un amateur actuel, et contient de plus des indications de rapidité: on arrive aux conventions de l’écriture musicale classique qui vont perdurer pendant deux siècles, avant l’éclatement des systèmes de notation contemporains. . Cfr. supra, exergue. La jeune fille décrite par Cao Xueqin n’est pas une “musicienne”, mais une jeune dame de l’aristocratie: l’exercice noble de la musique est un apanage des milieux lettrés, qui le pratiquent comme amateurs éclairés, par opposition à des musiciens professionnels de statut social très dévalorisé. Il faut sans doute mettre la diffusion précoce de partitions imprimées en rapport avec cette configuration sociale particulièrement favorable, puisque dans la Chine pré-contemporaine, la pratique du luth qin n’est pas un apanage d’une caste professionnelle mais un signe distinctif de la bonne éducation, au même titre que la peinture. . On pourrait d’ailleurs étendre cette réflexion sur les liens entre notations textuelles musicales et non musicales dans la partition à l’ensemble du système graphique présent dans la partition, qui au Moyen Âge ( comme à l’époque moderne) peut avoir à la fois une dimension textuelle classique (annotations linguistiques), textuelle musicale, et artistique, sans frontière tranchée. Voir pour une analyse pionnière à partir d’un cas d’école “classique” de la fin du Moyen Âge, E. Anheim, Les calligrammes musicaux de Baude Cordier, dans Les représentations de la musique au Moyen Âge, sous la dir. de M. Clouzot et Ch. Laloue, Cité de la musique, Paris , pp. - (Cahiers du musée de la musique, VI). . Cfr. sur ce point Seay, La musique du Moyen Âge, cit., pp. -, notant l’influence probable du traité métrique De musica de Saint Augustin sur cette théorisation des modes rythmiques par imitation de la métrique latine. . Mention de ces actes dans H. M. Schaller, Die Kanzlei Friedrichs II. Ihr Personal und ihr Sprachstil, dans “Archiv für Diplomatik, Siegel-und Wappenkunde”, , , p. , note . . Cfr. Le commentaire de Bene de Florence vers dans son traité de rhétorique Candelabrum au sujet de la prononciation à la virgule, au point virgule, au point: Bene Florentini, Candelabrum, ed. G. C. Alessio, Patavii , liber I, cap. , p. : «Ubi etiam est interrogatio virgula satis digne puncto superscribitur aliquantulum tortuosa et in acutum directa, ut pateat acuto acentu illam pronuntiari debere. Nam si iuxta pronuntiationum modos puncta scripturalia volumus variare, antiphonarium videbitur quod neumemus». Mémoire collective et mémoire des musiciens chez Maurice Halbwachs par Marie Jaisson Le texte de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective chez les musiciens peut intéresser ce séminaire sur “les écritures non textuelles” dans la mesure où l’on compare la musique à d’autres formes de sources écrites. Mais chez le sociologue Maurice Halbwachs l’exemple des musiciens est un cas particulier dans une série d’exploration de la mémoire collective, en l’occurrence le rôle des signes dans la mémoire. La question de la source n’est pas pour lui son point de départ. Halbwachs part en premier lieu de la matérialité des documents (la textualité n’a alors aucune importance) et en second des systèmes de représentations (cette fois là la textualité peut en avoir). Arrêtons-nous sur la manière dont la mémoire des musiciens est traitée par rapport à d’autres mémoires collectives. La démarche de Maurice Halbwachs allie la méthode apprise auprès de Henri Bergson en classe de philosophie à Henri IV et celle de la sociologie de Emile Durkheim qui constitue un deuxième pôle de référence plus tardif. La méthode de Bergson consistait à analyser avec rigueur les textes en s’attachant à leur cohérence, et non pas à naviguer d’un auteur à un autre comme le faisait la plupart des philosophes de son temps. Halbwachs en retiendra cette leçon. Quand aux Règles de la méthode sociologique posées par Durkheim, elles ont procurées à Halbwachs les moyens d’une construction et d’un constat à la manière de la démarche expérimentale de Claude Bernard. Sa méthode est donc hybride. Le questionnement de la mémoire chez Halbwachs a connu des transformations importantes. Les Cadres sociaux de la mémoire date de ; La Mémoire collective, est posthume mais on sait qu’il a été travaillé entre et juillet moment de son arrestation. La comparaison de ces deux livres permet de saisir les différentes étapes d’un cheminement spéculatif qui a consisté à affiner une réflexion sociologique qui est partie des phénomènes de réminiscence, et aboutie à la transformation de la notion d’espace social et de morphologie sociale. Dans son second ouvrage, Halbwachs va remettre en question ses conclusions premières et déployer de nouvelles pistes de réflexion qui Dimensioni e problemi della ricerca storica, n. / MARIE JAISSON aboutiront à des résultats importants et parfois très éloignés des précédents. La mémoire collective réunit des manuscrits inédits rédigés à des moments différents. Si ce n’est dans le cas du chapitre sur la mémoire des musiciens qui avait été publié sous forme d’article dans la “Revue Philosophique”. L’article sur La mémoire collective chez les musiciens paru en devait dans l’esprit de Halbwachs former le premier chapitre du livre qu’il préparait, c’est donc le seul chapitre achevé. Placé en tête du futur ouvrage il servait de modèle à l’ensemble. Halbwachs sur son manuscrit avait explicitement indiqué la place de ce chapitre. Indications qui n’ont pas été retenues pour la première édition de l’ouvrage qui a placé le chapitre en fin d’ouvrage. Si Halbwachs avait bien l’intention de faire paraître un livre sur la mémoire collective, le travail d’articulation des textes en vue d’une publication manque. Il n’y a, par exemple, ni introduction ni conclusion. Il faut donc lire chaque chapitre comme une unité expérimentale. Son lien avec les autres n’est pas toujours explicité et ni travaillé. Ainsi d’un chapitre à l’autre le dispositif conceptuel varie. Dans le texte sur les musiciens par exemple, Halbwachs ne le livre qu’au tout dernier paragraphe: chez les musiciens le signe serait arbitraire et leur mémoire reposerait sur le son (cette mémoire diffèrerait par exemple de la mémoire religieuse où les mots restent en arrière plan pour retenir d’abord l’esprit): Les musiciens au contraire [des fidèles d’une religion] s’arrêtent aux sons, et ne cherchent point au-delà. Satisfaits d’avoir créé une atmosphère musicale, d’y avoir déroulé des motifs musicaux, ils se désintéressent de tout ce qu’ils peuvent suggérer, et qui ne s’exprimerait pas dans leur langue. Il sera toujours aisé et d’ailleurs loisible à un poète, à un philosophe, à un romancier, et aussi à un amoureux, à un ambitieux, dans une salle où l’on exécute des œuvres musicales, d’oublier à demi la musique, et de s’isoler dans leurs méditations ou leurs rêveries. Tout autre est l’attitude d’un musicien, soit qu’il exécute, soit qu’il écoute: à ce moment, il est plongé dans le milieu des hommes qui s’occupent simplement à créer ou écouter des combinaisons de sons: il est tout entier dans cette société. Ceux-là n’y ont engagé qu’une très petite partie d’eux-mêmes, assez pour s’isoler un peu dans leur milieu habituel, dans le groupe auquel ils tiennent le plus étroitement, et dont, en réalité, ils ne sont pas sortis. Mais alors, pour assurer la conservation et le souvenir des œuvres musicales, on ne peut faire appel, comme dans le cas du théâtre, à des images et à des idées, c’est-à-dire à la signification, puisqu’une telle suite de sons n’a point d’autre signification qu’elle-même. Force est donc de la retenir telle quelle, intégralement. La musique est, à vrai dire, le seul art auquel s’impose cette condition, parce qu’elle se développe tout entière dans le temps, qu’elle ne se rattache à rien qui demeure, et que, pour la ressaisir, il faut la recréer sans cesse. C’est pourquoi il n’y a point d’exemple où l’on aperçoive plus clairement qu’il n’est possible de retenir une masse de souvenirs avec toutes MÉMOIRE COLLECTIVE ET MÉMOIRE DES MUSICIENS les nuances et dans leur détail le plus précis, qu’à condition de mettre en œuvre toutes les ressources de la mémoire collective. Dans le premier livre sur la mémoire, Les Cadres sociaux de la mémoire (), il s’agissait alors pour Halbwachs de mettre en évidence le fait que la mémoire était un phénomène collectif, et notamment de réfuter le modèle de la mémoire construit par Henri Bergson dans Matière et Mémoire (). Pour Bergson le passé se survit sous deux formes distinctes, la première dans des mécanismes psychologiques moteurs de l’action humaine, la seconde dans des souvenirs sédimentés individuellement. En théorie ces deux formes de mémoires lui paraissent indépendantes. La première mémoire appelée «mémoire-habitude» est celle adaptée au présent, elle est construite par l’intelligence pour agir sur la matière et communiquer avec les autres hommes. Cette première mémoire se manifeste par le langage. La seconde mémoire apparaît dès lors comme «mémoire pure», elle est considérée comme individuelle, toute entière faite d’images accumulées par l’individu au cours de son existence. Pour Henri Bergson on n’atteint pas directement cette mémoire pure: les impératifs rationnels et sociaux de l’attention au présent prévalent et font écran. Pour l’atteindre, il faut donc, toujours d’après Bergson, que l’individu s’isole des autres hommes et des exigences de l’action. Se souvenir consiste alors à rechercher une réalité préexistante dans la profondeur de la conscience individuelle. On mesure ici un idéalisme individualiste qui ne pouvait satisfaire un durkheimien. Dans le cadre d’un dialogue entre maître et élève qui s’est poursuivit jusqu’en , Halbwachs, dans Les Cadres sociaux de la mémoire, va s’attacher à réfuter, tout particulièrement cette notion de la «mémoire pure». Il conclura très clairement sur ce point: Si le souvenir se conservait sous forme individuelle dans la mémoire, si l’individu ne pouvait se souvenir qu’en oubliant la société de ses semblables, et allant, tout seul, allégé de toutes les idées qu’il doit aux autres, au devant de ses états passés, il se confondrait avec eux, c’est-à-dire qu’il aurait l’illusion de les revivre. Or, nous l’avons montré, il y a bien un cas où l’homme se confond avec les images qu’il se représente, c’est-à-dire croit vivre ce qu’il imagine tout seul: mais c’est le seul moment aussi où il ne soit plus capable de se souvenir: c’est quand il rêve. Au contraire, il se souvient d’autant mieux, il reproduit son passé sous des formes d’autant plus précises et concrètes qu’il distingue mieux le passé du présent, c’est-à-dir qu’il est lui-même dans le présent, qu’il a l’esprit tournés vers les objets extérieurs et vers les autres hommes, c’est à dire qu’il sort de lui. Halbwachs considère qu’on peut parler de «mémoire collective» et de «cadres sociaux de la mémoire». Ainsi la pensée individuelle se situe dans ces cadres et participe à la mémoire collective. Ce sont les conditions né- MARIE JAISSON cessaires du souvenir individuel. Autrement dit les individus se souvenant ont recours à des cadres sociaux au sens de Durkheim, c’est-à-dire en tout premier lieu le langage, puis le temps et l’espace. Dans cette première approche de la sociologie de la mémoire, Halbwachs établit que la mémoire individuelle et la mémoire collective ont en commun les mêmes cadres sociaux, puis que la mémoire est une reconstruction d’un passé en fonction de la vision présente de la société. Les cadres sociaux de la mémoire sont alors les instruments dont la mémoire collective et individuelle se sert pour recomposer une image du passé qui s’accorde à chaque époque avec les pensées dominantes de la société. Bergson après la lecture des Cadres sociaux manifestera son incompréhension. Il écrira ainsi à son ancien élève: Je me demande si vous n’êtes pas allé trop loin dans la résolution de l’individuel en collectif, et je dois dire que même après avoir fait le plus grand effort pour me placer à votre point de vue, je n’arrive pas à reporter sur la société ce qu’il y a de spécifique et par conséquent d’essentiel, dans la conservation et l’évocation du souvenir. Si Halbwachs a considéré qu’il avait établi la «nature sociale de la mémoire» dès , il a pu toutefois rester troublé par le malentendu que manifeste cette lettre où l’opposition entre “individuel” et “collectif” est confondue avec celle entre “individuel” et “social”. Il est vrai que l’erreur n’est pas propre à Bergson, et qu’elle est reproduite jusqu’à aujourd’hui avec la force d’une prénotion. C’est pourquoi il a cherché dans la suite de ses travaux, ceux qui aboutiront à la publication posthume de La Mémoire collective, à affirmer une psychologie collective qui étudie une mémoire individuelle socialement constituée. Il est clair qu’il n’y a pas d’opposition entre individuel et social. Dans son second ouvrage sur la mémoire, préparé entre et , il ne va plus s’agir pour Halbwachs de démontrer que la mémoire est un phénomène social. Ce point est acquis. Il cherchera sur cette base à redonner une place plus grande à la mémoire individuelle en apportant des réponses aux critiques qu’avait suscitées sur ce point l’ouvrage de . De plus Halbwachs aborde la sociologie de la mémoire sous un angle différent de celui de , issu de lectures et de réflexions éprouvées entre temps. Un exemple important de déplacement d’un projet à l’autre touche le rapport entre mémoire individuelle et mémoire collective. Dans le premier ouvrage, Les Cadres sociaux de la mémoire, l’acte de se souvenir consiste en une identification d’un élément de la mémoire individuelle avec un élément d’une mémoire collective. Dans le second ouvrage, La Mémoire collective, il ne s’agira plus d’une simple identification mais d’un jeu d’interaction, d’allers et de retours. L’individu se trouvant en présence de plusieurs groupes so- MÉMOIRE COLLECTIVE ET MÉMOIRE DES MUSICIENS ciaux, sa mémoire individuelle se trouve alors au croisement d’au moins deux mémoires collectives. C’est une conception liée à la fréquence des interactions. La mémoire individuelle se trouve ainsi réhabilitée par la possibilité d’un jeu entre plusieurs mémoires collectives. Cette réévaluation de la mémoire individuelle aboutit à un renversement théorique: dans le second ouvrage, le souvenir n’est plus une reconstruction du passé à partir des conditions du présent, en d’autres termes un réexamen par les vivants des dépouilles anciennes, mais une reconstitution du présent faite sous l’emprise du passé, cette fois le mort saisit le vif (ainsi Halbwachs critiquait-il Marc Bloch dans son second ouvrage). Le retournement chez Halbwachs est radical, et cette radicalité a des raisons théoriques et politiques que je vais commenter. Il faut ici noter qu’il est en quelque sorte toujours victime d’une idéalisation des mécanismes de la mémoire. Cette idéalisation provient précisément de sa formation philosophique et durkheimienne. Aujourd’hui je serais tentée de voir dans ces deux logiques, exclusives pour Halbwachs, des cas de figures de la construction symbolique de la mémoire, le réinvestissement depuis le présent d’une part... l’emprise du passé d’autre part. Le primat d’une logique sur l’autre ne me paraît devoir en effet procéder d’une raison théorique, mais de conditions spécifiques. En d’autres termes, l’investigation menée par Halbwachs conduit à concevoir aujourd’hui que les rapports de forces symboliques peuvent jouer diachroniquement. Il y a donc là un programme de recherche aujourd’hui inexploré. Plusieurs facteurs sont à l’origine de ces déplacements théoriques. Tout d’abord Halbwachs réutilise dans son dernier ouvrage des avancées théoriques opérées entre et . Je pense notamment à ses travaux sur La Morphologie sociale () où sont développés et approfondies les notions d’interaction et d’espace par exemple, je songe également à La Topographie légendaire des évangiles en terre sainte () dans lequel le cadre social principal de la mémoire religieuse est un espace topographique. Halbwachs par ailleurs veut apporter une réponse à une question non résolue dans Les Cadres sociaux de la mémoire concernant l’unification de la pluralité des mémoires collectives, par exemple en une même mémoire nationale, question restée en suspens. Or entre et la fin des années les événements politiques vont pousser Halbwachs aux limites de sa question. Ce sera notamment l’objet de l’article sur la mémoire des musiciens qu’il publiera en . En , le présent réalise l’aboutissement du progrès. En , le présent est devenu haïssable, et seul le passé permet de le combattre. Cela étant posé, l’élément nouveau dans le renouvellement de la pensée d’Halbwachs sur la mémoire concerne sa conception du temps. Ici MARIE JAISSON encore Halbwachs, pendant l’été , s’est plongé dans une relecture de l’ouvrage de Bergson publié en , sous le titre de Durée et simultanéité: à propos de la théorie d’Einstein. Partant de la critique de Bergson, Halbwachs a déployé un nouveau modèle du temps. En , dans Les Cadres sociaux de la mémoire, le temps est conçu comme un temps unique. Mais dans La Mémoire collective, Halbwachs pose l’hypothèse d’une double nature du temps: un temps du fait vécu, qui est un temps relativement permanent (social) et un temps de la conscience, qui est un temps propre aux groupes sociaux, le temps collectif. Dans cette distinction il y a là une innovation capitale dont le destin passe ensuite par Gurvitch. Bergson opposait en effet la durée au temps. La durée serait le caractère même de la succession telle qu’elle est immédiatement perçue par l’esprit. Bergson emploie les termes de «durée pure», «durée concrète», de «durée réellement vécue». Le temps est alors l’idée mathématique que nous nous faisons de la durée pour raisonner et communiquer avec nos semblables. Pour Bergson le temps réel est celui de la durée. C’est un temps qualitatif de la conscience individuelle. Alors que le temps scientifique et quantitatif est factice: c’est une construction artificielle extérieure à la durée pure. Halbwachs veut montrer que ce n’est pas là l’opposition pertinente. Le geste de Halbwachs consiste à retourner la proposition de Bergson. Il va défendre, face à la thèse artificialiste de Bergson, une position rationaliste en s’appuyant notamment sur la statistique expérimentale telle qu’il la pratique. L’observation statistique pour Halbwachs ne relève pas d’un simple comptage, car elle s’applique à des ensembles réels et constants, au fonds ici Halbwachs reste un réaliste durkheimien. Il a recours à une conception expérimentale de la statistique, à la Simiand, et identifie les chiffres et les ensembles réels, nous dirions les objets, mais Halbwachs n’objective pas la construction d’objet. Dans ces conditions la donnée immédiate est la mémoire collective et non pas la mémoire individuelle comme l’affirme Bergson, et si il y a artificialité, elle ne se trouve pas du côté du nombre, mais du côté de l’illusoire conscience individuelle. La lecture de Bergson amène ainsi Halbwachs à poser une autre théorie du temps, qui aura pour conséquence de le conduire à repenser la sociologie de la mémoire. Outre le fait de réfuter la démarche de Bergson, cette nécessaire nouvelle sociologie de la mémoire apportera de nouvelles réponses aux questions laissées en suspens dans Les Cadres sociaux de la mémoire, à celle issue de la critique de la démarche sociologique par les historiens des “Annales”, notamment Marc Bloch (chapitre sur Mémoire collective et mémoire historique), et également à celles suscitées par les événements politiques qui marquent alors l’Europe. MÉMOIRE COLLECTIVE ET MÉMOIRE DES MUSICIENS Ainsi la double nature du temps, temps collectif des groupes et temps social permanent, telle que la pose Halbwachs va lui permettre de reconsidérer la question de l’unification de la pluralité des mémoires collectives laissée en suspens à la fin des Cadres Sociaux de la mémoire. On peut résumer la position d’Halbwachs en considérant que la pluralité des mémoires collectives se traduit désormais en pluralité des temps des groupes sociaux, dont la dernière instance d’unification est le temps social permanent sur lequel se fonde la mémoire. Mais à chaque groupe social correspond un temps spécifique, autonome en principe des autres temps sociaux. Pour Halbwachs ces temps et ces groupes sont incommensurables et cette autonomie n’est pas relative. C’est dans les années - que le temps est devenu le véritable centre de gravité de la réflexion d’Halbwachs sur la mémoire collective. Chez lui, il s’en explique dans ses carnets, cette permanence du temps social répond à la tragédie que connaît l’Europe à cette époque. Les différents textes qui forment le recueil posthume, La Mémoire collective, sont autant d’essais expérimentaux qui visent à explorer le dispositif conceptuel. L’article sur la mémoire des musiciens donne un indice sur la genèse de la conceptualisation opérée par Halbwachs. En en effet, la mémoire collective des experts, ici les musiciens, est présentée comme un instrument de lutte contre la mémoire sociale, la tradition profane, en l’occurrence l’usage de la chevauchée des Walkyries par les nazis. Pendant la guerre, la pensée d’Halbwachs prendra un tour toujours plus pessimiste et dans les textes travaillés jusqu’en , la mémoire sociale s’impose à celle des groupes aussi experts soient-ils. La toute puissante mémoire sociale est précisément celle structurée par le temps social permanent, désormais pour Halbwachs, en d’autres termes c’est la défaite des spécialistes savants tout comme la défaite de la France civilisatrice face aux nazis. La sociologie du temps et de la mémoire à laquelle aboutit Halbwachs est foncièrement pessimiste si ce n’est désespére. Mais il est raisonnable aujourd’hui de s’étonner de ce que Halbwachs pouvait accorder au nazisme une force qui relèverait du temps social permanent. En fait le schéma sur lequel repose ce présupposé est la conception pyramidale durkheimienne: le temps d’un groupe social sophistiqué et la mémoire collective savante par exemple se situent en haut de la pyramide, le temps social relativement permanent, la mémoire sociale générale sont à la base. Halbwachs perçoit le succès de la réception nazie de la chevauchée des Walkyries comme “sociale”, au sens de sa proximité avec la base de cette pyramide. Ainsi il n’est pas interdit de s’affranchir de cette vision pyramidale pour s’arracher au pessimisme des dernières années de Maurice Halbwachs. MARIE JAISSON Notes . Si Halbwachs a mis à profit la méthode de Bergson illustrée par ses premiers ouvrages, tel Matière et Mémoire (), il en critiquera sa métaphysique au moyen de la méthode sociologique durkheimienne. . E. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Alcan, Paris . . M. Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, Alcan, Paris (Paris ; Albin Michel, Paris ). . Id., La Mémoire collective, PUF, Paris ; édition critique par G. Namer (avec la collaboration de M. Jaisson), Albin Michel, Paris . . Arrêté en juillet , il est déporté le août à Buchenwald où il mourra le mars . . M. Halbwachs, La mémoire collective chez les musiciens, dans “Revue Philosophique”, mars-avril , pp. -. . Halbwachs, La Mémoire collective, cit., p. (éd. Albin Michel). . Id., Les Cadres sociaux de la mémoire, cit., p. . . IMEC, fonds Halbwachs, lettre de Henri Bergson à Maurice Halbwachs, datée du avril , manuscrit autographe (HBW-A-.). . M. Jaisson, Temps et espace chez Maurice Halbwachs (-), dans “Revue d’Histoire des Sciences Humaines”, n. , octobre , pp. -. . A. Lalande, Durée, dans Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, Paris , pp. -. . Ce point est très neuf. Il faut ici se demander ce que Gurvitch connaissait du travail d’Halbwachs au moment où il quitte la France pour New York pendant la guerre. En effet Gurvitch et Koyré se rencontreront à New York et c’est par Koyré que Thomas Kuhn s’intéressera à la question de l’incommensurabilité et la structure des révolutions scientifiques. En cinquante ans la réflexion sur le temps passe ainsi des physiciens, aux philosophes, aux sociologues, puis aux historiens de la philosophie et des sciences, et ce en traversant l’Atlantique. Lisez-vous la musique? À propos de La mémoire collective chez les musiciens de Maurice Halbwachs par Esteban Buch A première vue les partitions sont des documents d’une époque qui ne diffèrent pas essentiellement de toute autre trace écrite que l’historien peut utiliser, à commencer par les textes verbaux. La compréhension d’une partition dépend de la possibilité de se référer à la fois à l’ensemble des traces de la période étudiée, et aux conditions spécifiques de sa production et transmission. Il s’agit de saisir la dialectique entre le général et le particulier, où ce dernier peut évoquer tantôt la figure de l’auteur-compositeur, dont la contingence historique n’est plus à démontrer, tantôt la singularité de l’œuvre, là où le concept d’œuvre est pertinent, tantôt celle d’instances normatives intermédiaires, telles que la fonction, le genre ou le style. Et si l’on se penche sur la caractéristique la plus saillante de la partition par rapport à l’ensemble des textes d’une époque, à savoir le fait qu’elle est la représentation d’une œuvre d’art ou de son équivalent rituel, on remarquera qu’elle impose les mêmes procédures d’authentification, de contextualisation et d’interprétation, voire les mêmes soins de préservation, d’archivage et de diffusion, que toute œuvre d’art verbal écrite, la poésie par exemple. Cela dit, la notation musicale n’est pas une langue naturelle, mais un code dont la maîtrise est limitée à un nombre relativement réduit d’individus – ce que Maurice Halbwachs appelle la société des musiciens –. Une œuvre particulière ne peut être étudiée sans la rapporter à l’évolution générale de ce code, et cette étude a pu donner naissance à une sous-discipline à part entière, la paléographie musicale. Par ailleurs, la compréhension d’un écrit musical ne se réduit pas à celle de la fonction grammaticale de chacun de ses signes. Il faut également décrire les relations entre des ensembles de signes, dont la structure ne peut être postulée ni codifiée a priori sous peine d’anéantir le principe même de la singularité de l’œuvre: c’est la tâche de l’analyse musicale. Celle-ci est aussi une sous-discipline de la musicologie, tout en constituant le principal critère pour distinguer celle-ci comme une discipline à part entière au sein des sciences sociales en général. Dimensioni e problemi della ricerca storica, n. / ESTEBAN BUCH Cela dit, il est remarquable que dans l’histoire de la musicologie l’analyse des partitions ait été tenue pour l’équivalent de l’analyse musicale en général. Pour le dire d’un mot, l’organe de l’analyse musicale a toujours été l’œil, et pas l’oreille. Cela s’explique par des raisons d’ordre idéologique et sociologique, comme l’organicisme qui, depuis au moins le dix-neuvième siècle, a incité à rechercher la cohérence des œuvres audelà de la perception auditive, ou l’histoire sociale de la constitution de l’analyse en pratique distinctive de certaines catégories de professionnels de la musique écrite, tels les musicologues et les professeurs d’histoire de la musique. Mais aussi, par des raisons à la fois plus abstraites et plus spécifiques, comme la difficulté de développer un métalangage capable de décrire un flux temporel autrement qu’en tant que série d’événements discrets. Face à cette tradition, l’analyse d’enregistrements apparaît comme un objectif incontournable, mais il faut reconnaître que les outils théoriques et méthodologiques font encore défaut, au-delà de quelques expériences isolées. Bien que la partition puisse être étudiée comme un objet à part entière, elle n’est pas une œuvre d’art, mais seulement la trace d’une œuvre d’art, ainsi que la recette pour la (re)produire. Les partitions sont souvent les seules traces disponibles d’une pratique musicale où la lecture, cette activité visuelle, ne sert qu’à faire quelque chose d’autre: chanter ou jouer d’un instrument, voire, comme le chef d’orchestre, indiquer à d’autres comment le faire. Pour le dire avec Maurice Halbwachs, ces signes traduisent dans un langage conventionnel toute une série de commandements auxquels le musicien doit obéir, s’il veut reproduire les notes et leur suite avec les nuances et suivant le rythme qui convient. Cela peut paraître évident, mais l’idée d’envisager la partition comme un ensemble de commandements suggère une approche pragmatiste de l’écriture musicale qui n’est pas fréquente en musicologie, et dont le développement ouvrirait d’intéressantes perspectives. Bien des difficultés pour penser le statut de l’innovation en musique sont dues à ce que l’analyse musicale ne permet pas de reconstruire la perception qu’ont pu avoir de l’œuvre les auditeurs qui ont produit les premières évaluations, lesquelles sont souvent fondatrices de sa carrière ultérieure. Le problème que pose l’histoire de la perception, déjà aigu dans le cas des sources verbales et visuelles, devient presque insurmontable dans le cas d’un art temporel non verbal, surtout lorsqu’il s’agit de périodes historiques sans enregistrements mécaniques. L’écriture musicale n’est alors qu’un pis-aller dont il ne faudrait pas oublier les limitations. Le musicologue doit remonter de sources écrites vers des pratiques non écrites, ce qui entraîne un véritable défi méthodologique, À PROPOS DE LA MÉMOIRE COLLECTIVE CHEZ LES MUSICIENS DE MAURICE HALBWACHS ainsi qu’une incomplétude dont il faut s’accommoder. C’est là que la notion de “commandement” s’avère utile pour développer une approche en termes d’histoire des actions coordonnées. D’autant plus que la partition ne constitue jamais une série d’instructions exhaustive par rapport à l’ensemble des gestes que les interprètes doivent accomplir. En fait, une partie significative des éléments nécessaires à la production d’une version tenue pour acceptable est transmise par d’autres voies, la tradition orale ou des manuels par exemple, ou encore l’écoute des versions précédentes, tout particulièrement les versions enregistrées. On sait que c’est la révision systématique de ces acquis qui est à l’origine de mouvements tels que le courant “historiciste”, si important pour la pratique du répertoire baroque depuis une trentaine d’années, et étendu par la suite à d’autres périodes de l’histoire de la musique. Par ailleurs, c’est précisément dans la marge ouverte par le caractère non exhaustif des prescriptions écrites qu’a pu se loger, depuis le dix-neuvième siècle, toute la pratique de l’interprétation musicale conçue comme activité subjective, justifiant ainsi la montée en puissance de l’instrumentiste ou du chanteur non pas comme simple exécutant mais encore comme interprète au sens herméneutique du terme. Or, il n’y a pas de raison de rabattre cette histoire de la subjectivité, essentielle pour l’histoire du répertoire classique, sur une opposition duale convenue entre l’individu et la collectivité. Cela vaut pour la lecture, l’écoute et la mémorisation de la musique, vu la dimension irréductiblement sociale de toutes ces activités, que Maurice Halbwachs, «psychologue collectif», a eu le mérite de mettre en lumière. Halbwachs invite à voir dans l’écriture musicale l’action qu’exerce sur un cerveau d’homme ce qu’un physiologiste pourrait appeler un système ou une colonie d’autres cerveaux humains (p. ). Cette approche de l’écrit, qui lie le social à l’activité cognitive, est fondamentale dans son article La mémoire collective des musiciens, publié en . Mais sans doute aurait-il admis aussi que ce que la notation musicale ne précise pas fait également partie d’un «accord préalable et un accord continu entre les hommes» (id.). Nous voilà au cœur de l’œuvre de Halbwachs, où c’est tout le lien social qui est pensé à partir de la notion de mémoire, où l’individu lui-même est conçu comme le lieu où se croisent les différents courants de mémoire qui ont jalonné son expérience du monde par le biais de ses multiples appartenances groupales: Ce qu’on appelle le sentiment de l’unité de notre moi, où l’on voit quelquefois un principe original de cohésion des états, n’est au fond que la conscience que nous prenons à chaque instant d’appartenir à la fois à différents milieux ESTEBAN BUCH dit-il dans le chapitre Mémoire individuelle et mémoire collective (p. ). Indépendamment de la question philologique de savoir si l’article sur les musiciens doit constituer le premier chapitre de l’ouvrage inachevé La mémoire collective, comme le pense Gérard Namer en évoquant un souhait de l’auteur transmis par une «tradition orale», la réflexion de Halbwachs sur la musique va bien au-delà de son objet, du moment qu’elle incite à voir dans la relation entre langage et mémoire la clé de la constitution intersubjective de la subjectivité. «Le langage musical est un langage comme les autres, c’est-à-dire qu’il suppose un accord préalable entre ceux qui le parlent», dit Halbwachs. En même temps, au long de son texte sur les musiciens il n’aura cesse de montrer en quoi ce langage «comme les autres» ne l’est pas tout à fait, quitte à ce que ce statut privilégié oscille entre l’exception et l’exemple. Sa réflexion converge ainsi avec une tradition de l’esthétique musicale bien ancrée depuis au moins le Romantisme, qui toutefois se sera rarement inscrite dans une véritable théorie sociologique. Certes, les difficultés pour cerner cette singularité sont aussi intéressantes que son pouvoir heuristique. On l’aperçoit à la manière paradoxale qu’a Halbwachs de décrire, dès le premier paragraphe, la différence entre musique et langage: Le souvenir d’un mot se distingue du souvenir d’un son quelconque, naturel ou musical, en ce qu’au premier correspond toujours un modèle ou un schéma extérieur, fixé soit dans des habitudes phonétiques du groupe (c’est-à-dire sur un support organique), soit sous forme imprimée (c’est-à-dire sur une surface matérielle), alors que la plupart des hommes, lorsqu’ils entendent des sons qui ne sont pas des mots, ne peuvent guère les comparer à des modèles qui seraient purement auditifs, parce que ceux-ci leur manquent (p. ). Halbwachs semble ici rappeler avec un autre vocabulaire que les mots ont un signifié et un signifiant, tandis que les autres sons, y compris les sons musicaux, ne sont pas des signes au sens saussurien du terme. Dans la suite du passage il va admettre que le fait qu’on puisse reconnaître les qualités morales d’une personne à partir de sa voix montre que certains phénomènes sonores peuvent bien être associées à des notions «aussi stables que les notions d’objets» (p. ). Mais ce n’est là qu’un cas exceptionnel, tout comme la stabilité sémantique de certains sons associés aux phénomènes naturels. Le manque de signifié expliquerait le désespoir de tous ceux qui, au sortir d’un concert, sentent que «les motifs mélodiques se séparent et leurs notes s’éparpillent comme les perles d’un collier dont le fil est rompu» (p. ). A moins, ajoute Halbwachs, et c’est là l’essentiel, à moins que «sans lire les notes, les voir telles qu’elles sont inscrites sur la partition, nous nous représent[i]ons cependant à notre manière ces symboles qui dictent les mouvements des musiciens et qui sont les