ARNAUD NANTA
Kiyono Kenji
Anthropologie physique et débats sur la »race japonaise«
àlépoque de lempire colonial (19201945)
LEurope occidentale et le Japon se sont reconstruits en adoptant la forme de lÉtat-
nation au XIXesiècle, ce qui amena àdes pratiques et des discours homologues dans
ces pays, dans un contexte de globalisation rapide des savoirs. Faisant suite àune
première phase de mise en place des institutions modernes àla fin du XIXesiècle1, le
monde universitaire japonais connut un mouvement de spécialisation prononcéau
début du XXesiècle2. Lanthropologie physiqueet larchéologie illustrent bien un tel
mouvement, disciplines qui voient évoluer au Japon3des chercheurs aux méthodes et
problématiques homologues de ceux des paysdEurope occidentale ou des États-Unis,
au sein de luniversitéimpériale de Tôkyô(fondée en 1877) et de la Sociétédanthro-
pologie de Tôkyô(fondée en 1884)4. Lhistoire de lanthropologie physiqueen Occi-
dent est bien connue5, avec desétudes portantsur les activitésscientifiques ou sur leurs
rapports aux représentations collectives et àlidéologie, notamment autour de concepts
axiomatiques telsque la »race«ou la »civilisation«.Sans réduire la variétédes cas de
figure, selon les lieux et les époques, mais au contraire en insistant sur les interactions,
individuelles ou épistémologiques, entre »observants«et »observés«, voire entre »su-
jets«et »objets«, on peut considérer que les savoirs anthropologiques, en sopposant
1Sur le Japon de la fin du XIXesiècle,voir: Jean-Jacques TSCHUDIN, Claude HAMON (dir.), Le
Japon en marche, Paris 1999.
2Le poids dun contexte protonational certain, au sens dEric Hobsbawm, a permis la constitu-
tion rapide des savoirsmodernes dans le Japon de Meiji après 1868.
3Sur lanthropologie et larchéologie au Japon: Arnaud NANTA,Laltéritéaïnoue dans le Japon
moderne,dans: Annales HSS 61/1 (2006),p. 247273; SAKANO Tôru,Teikoku Nihon to jin-
ruigakusha (LEmpire japonais et les anthropologues), Tôkyô2005; Arnaud NANTA,Koropok-
grus, Aïnous,Japonais, aux origines du peuplement de larchipel. Débat chez les anthropolo-
gues, 18841913, dans: Ebisu 30 (2003),p. 123154; OGUMA Eiji, Tan.itsu minzoku shinwa
no kigen (Aux origines du mythe du peuple homogène), Tôkyô1995; TSUNODA Bunei (dir.),
KôkogakuKyôto gakuha (Lécole darchéologie de Kyôto), Tôkyô21997 (éd. augmentée);TE-
RADA Kazuo, Nihon no jinruigaku (Lanthropologie au Japon), Tôkyô21981; SAITÔTadashi,
Nihon kôkogakushi (Histoire de larchéologie japonaise),Tôkyô1974.
4La recherche en anthropologie et en archéologie est menée par ces institutions, auxquelles il
faut ajouterla Sociétédarchéologie (nationale; fondée en 1895) et les chercheurs du Muséum
impérial de Tôkyô(fondéen 1871).
5Voir notamment: Léon POLIAKOV,Lemythe aryen,Paris 1971; Stephen J. GOULD, La mal-
mesurede lhomme,Paris 21997 (nouvelle éd.); Claude BLANCKAERT (dir.), Les politiques de
lanthropologie. Discours et pratiques en France (18601940),Paris 2001; Céline TRAUT-
MANN-WALLER (dir.), Quand Berlin pensait les peuples.Anthropologie, ethnologie, psycholo-
gie (18501890),Paris 2004; Carole REYNAUD PALIGOT, La République raciale, Paris 2006.
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aux humanités, ont puissamment contribuéàla constitution des identitésnationales
modernes au travers dun discours altéroréférentiel ou relevant de lanthropologie
raciale.
Kiyono Kenji6, en poste àlUniversitéimpériale de Kyôto (fondée en 1897) consti-
tue une figure emblématique de lanthropologie physique et de larchéologie préhisto-
rique davant la Seconde Guerremondiale au Japon. Pathologiste et anatomiste de
renom, il est un protagoniste central des débats dethnogenèse durant lentre-deux-
guerres et réaffirme lidée que les Japonais forment un peuple métissé. En cela il
soppose au paradigme substitutif mis en place au siècle précédent, qui concluait que
les Japonais étaient arrivés sur larchipel durant la protohistoireen repoussant le peu-
ple autochtone; mais par làmême, Kiyono soppose aussi parfois àlidéologie offi-
cielle. Le nombre de ses publications est si important et son parcours si riche quel
que soit le jugement portéque ce personnage constitue àlui seulun objet détude que
lon ne peut que survoler ici. On se concentrera sur son travail anthropométrique en
rapport avec les»débats sur la race«dans les décennies 19201940, pour analyser
lévolution de sa conception de la composition raciale du peuple japonais et tenterde
montrer en quoi son discours fut en adéquation avec son époque, dont il résume les
tendances lourdes et les contradictions. Nous présenterons tout dabord les problémati-
ques de la nouvelle génération de chercheurs qui apparaît dans la décennie 1910, pour
voir ensuite comment Kiyono affirma lidéede métissage après 19241926. Dans un
troisième temps, nous analyserons les liens entre son travail danthropologue physique
et son travail d historien,pour enfin, dans un dernier temps, réfléchir au sens àdonner
àson discours tenu durant la période de lexpansion des années 19401945.
NOUVELLE GÉNÉRATION,
NOUVELLES PROBLÉMATIQUES?
La Sociétédanthropologie de Tôkyôavait connu de violents »débats sur la race«après
1886, cest-à-diredes débats sur lethnogenèse des Japonais et sur la nature de la race
des habitants de la préhistoire. La position hégémonique qui saffirma finalementétait
celle défendue par lanthropologue physiqueKoganei Yoshikiyo (18581944) et
lethnologue ToriiRyûzô(18701953)7. Elle peut être résumée en deux points: 1°les
»anthropophages de la préhistoire«sont les ancêtres des indigènes aïnous, populations
colonisées du nord du Japon8; 2°»les Japonais«sont arrivés sur larchipel durant la
6Suivant lusage dans le monde sinisé, le nomprécède le prénom.
7Torii est le plus grand anthropologue japonais du premier quartdu XXesiècle. Son travail
constitue un moment majeur de la discipline et bénéficie àce titre dune édition en œuvres in-
tégrales.
8Sur la colonisation japonaise dAncien Régime: Pierre-François SOUYRI,Une formeoriginale
de domination coloniale?Les Japonais et le Hokkaidôavant lépoque Meiji, dans: Martine
GODET (dir.), De Russie et dailleurs, Mélanges Marc Ferro, Paris 1995, p. 373388. Voir aussi:
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Kiyono Kenji: Anthropologie physique et débats sur la »race japonaise«45
protohistoire, porteurs de la culture des métaux. En réalitétous ceux qui saffrontaient
au cours de ces débats saccordaient sur lidéede la substitutiondu peuplement,et ces
thèses ne questionnaient pas la nature raciale des Japonais eux-mêmes, car lidéede
substitution permettait déviter un tel débat.
Ce paradigme des»débats sur la race«fut remis en question par une nouvelle géné-
ration duniversitaires autour du laboratoire darchéologie de luniversitéimpériale de
Kyôto (fondéen 1916). Ce nouveau groupe de chercheurs fonctionnait selon une asso-
ciation classique entre archéologues de la facultéde lettres et anthropologues physi-
ques de la facultéde médecine. Le chef de file de »lécole darchéologie de Kyôto«,
Hamada Kôsaku (18811938), futur président de luniversité, organisa en 19171920
des fouilles systématiques dans la région dÔsaka en collaboration avec luniversité
impériale du Tôhoku. Les rapports de ces fouilles constituèrent une sévère critiquede
lidée de substitution du peuplement sur larchipel. Au même moment que Gustaf
Kossinna (18581931) en Allemagne9, Hamada, alors convaincu de la continuitétotale
entre ce quil nomma les »proto-Japonais«et le peuplement contemporain, fit appel à
des anatomistes, dont notamment Kiyono, afin danalyser les squelettes préhistori-
ques10. Cest du choc entre le paradigme substitutif et ces premières thèses »autochto-
nistes«que va finalement émerger le modèle du métissage, qui coïncidait en réalité
avec lidéeparadigmatique après lannexion de la Corée en 1910 que les Japonais
étaient un peuple issu de brassages ethniques.
Le jeune Kiyono (18851955), fils de médecin, fut diplôméde cette même universi-
téde Kyôto en 1909 et alla ensuite, comme tous les anthropologues physiques japonais
davant 1945 (dès Koganei en 18801885), étudier en Allemagne. Il étudia àluni-
versitéde Fribourg sous la direction de Ludwig Aschoff (18661942) de 1912 à1914.
Son ouvrage en histologie »Die Vitale Karminspeicherung«(Iéna, 1914) lui valut la
reconnaissance de ses pairs et au Japon le prix de lAcadémie impériale des sciences
en 1922. Docteur en médecineen 1916, il fut nommémaître de conférences la même
année, puis professeur en microbiologie en 1921. Il devint parallèlement détenteur
dune chaire en pathologie en 1924. Sa recherche se réorienta cependant vers la pa-
léoanthropologie après 1919, alors que lensemble de son équipe se mettait àtravailler
en collaborationétroite avec les archéologues de luniversitédans le cadredune
grande étude biométrique sur les squelettes préhistoriques et sur les Japonais contem-
porains. Son laboratoire en vint à être surnommé»le laboratoire danthropologie
Kiyono«11.
ID., La colonisation japonaise: un colonialisme moderne mais non occidental, dans: Marc FER-
RO (dir.),Lelivre noir du colonialisme, Paris 2003, p. 407430.
9Cest en 1925 (àLeipzig) que Kossinna publia son célèbreouvrage »Die deutsche Vorge-
schichte: eine hervorragend nationale Wissenschaft«.
10 Surces débats, voir Arnaud NANTA, Débats autour des fouilles archéologiques àÔsaka, 1917
1920, dans: Ebisu 32 (2004),p. 2563.
11 Cette dénomination montrecomment, dans les années 1920,le mot»anthropologie«(jinruiga-
ku)employéseul désignait, déjà,surtout lanthropologiephysique.
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Les deux rapports au contenu »autochtoniste«produits par Hamada en 19181920
pour le site de Kôsachevèrentsur une conclusionmitigée. MaisKiyono ne désespé-
rait pas dabattre le modèle de la substitution protohistorique pour le remplacer par
lidée dune certaine continuitédu peuplement japonais. Il dirigea fin 1919 début 1920
des fouilles archéologiquesàTsukumo (dans louest du Japon). Ses premières conclu-
sions furent publiées dans le cinquième fascicule du »Rapport de recherches archéolo-
giques«12 de luniversitéen 1920:il yexprimait une position continuiste du peuple-
ment quil ne put cependant démontrer, nayant pasàlépoque pu mesurer et analyser
statistiquement les 66 squelettes quil venaitde découvrir. Au total, entre le laboratoire
de Kiyono et celui de paléoanthropologie de luniversitéimpériale du Tôhoku avec
lequel il collaborait, près de 144 squelettes avaient étéexhumés sur ce site. Ces maté-
riaux donnaient àla nouvelle anthropologie raciale matière àcritiquer le modèle subs-
titutif de la capitale, étant donnéleur volume comparéàceux sur lesquels sappuyaient
les chercheurs de la génération précédente.
19241932
AFFIRMATION DE LA CONTINUITÉDE LA RACE
ET COMPROMIS DU MÉTISSAGE
Grâce àces nouveaux matériaux, lanthropologiephysique bénéficiait dans les années
1920 dun contexte favorable, renforcépar un relatif retrait de la Sociétédanthro-
pologie de Tôkyôdu fait de difficultés internes. En effet, un tel retrait ne pouvait que
bénéficier àluniversitéimpériale de Kyôto qui était dans une relation de rivalitéavec
celle de la capitale. Kiyono publia en 1926 les premiers rapports biométriques pour
Tsukumo en cosignature avec son élève et proche collaborateur Miyamoto Hiroto
(1897?), dans deux articles pour la revue-organe de la Sociétédarchéologie »Kôko-
gaku zasshi«(Revue darchéologie). Les résultats étaient cette fois-ci complets et les
conclusions plus affirmatives quen 1920. Cette série de rapports fut précédée par trois
articles sur les crânes des Japonais contemporains dans la »Tôkyôjinruigaku zasshi«
(Revue danthropologie de Tôkyô)àlhiver 1924, participant dun projet parallèle sur
les populations contemporaines.
Ces articles parurent alors quavait eu lieu une querelle de pouvoir àluniversitéim-
périale de Tôkyôàpropos de la première thèse en anthropologie (physique) soutenue
par Matsumura Akira (18751936), qui avait provoquéla démission de Torii en 1924.
Cest dans ce contexte que léquipe de Kiyono monopolisa la revue-organe de la So-
ciétédanthropologie de Tôkyô, en publiantune longue série darticles biométriques
sur les squelettes des Japonais contemporains entre 1924 et 1932, ainsi quune seconde
série portantsur les squelettes préhistoriques entre 1925 et 1930. Treize de ces articles
12 HAMADA Kôsaku (dir.), Kyôto teikoku daigaku bungakubu kôkogakukenkyûhôkoku (Rapport
de recherches archéologiques de la facultéde lettres de luniversitéimpériale de Kyôto), publié
par luniversitéimpériale de Kyôto, Kyôto, n 5 (1920).
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Kiyono Kenji: Anthropologie physique et débats sur la »race japonaise«47
sur la population contemporaine eux-mêmes découpés en plusieurs livraisons
remplirent la »Revue danthropologie de Tôkyô« et quatre autres le bulletin »Acta
scholae medicinalis universitatis imperialis in Kioto«, de la facultéde médecine de ces
chercheurs (articles rédigésen allemand), parallèlement àdouze autres articles biomé-
triques et théoriques sur les squelettes préhistoriques de Tsukumo. Ce double effort
montre la viséecomparative de leur travail, qui cherchait àremettre en cause le modèle
substitutif du peuplement.
Sans dresser ici une recension détaillée de ces articles13, il faut souligner quils réus-
sirent àremplir presque totalement les pages de la »Revue danthropologie de Tôkyô«
dans la seconde moitiéde la décennie 1920. Le volume XLV de 1929 constitue par
exemple un pavéde tableaux ostéométriques et biométriques de 620 pages. La forme
changea aussi,et étaient parfois publiésdes articles en allemand14. Cette comparaison
entre préhistoire et populations contemporaines sintégrait dans la pensée globale de
Kiyono, qui souhaitait établir un modèle quantifiéde la »filiationdes Japonais«depuis
les premiers temps de larchipel, comme il lavait déjàexpliquédans son ouvrage
»Nihon genjin no kenkyû«(Étudesur les Japonais primitifs) de 192415. Cest àpartir
de cette époque que Kiyono simposa comme une figure centrale de lanthropologie
préhistorique: cest par exemple lui que léditeur académique Yûzankaku sollicita pour
rédigeren 1933 les volumes sur la préhistoire et sur lethnogenèse lorsquil formula le
projet déditer une grandecollection darchéologie.
Cet ouvrage de 1924 nétait cependant pas sans ambiguïtés. Quel groupe le terme
genjin16, qui signifie ici »hommes primitifs«, désignait-il? En fait louvrage passaiten
revue les 62 sites visités par lauteur et son universitédepuis1917 et les près de
600 squelettes déjàréunis17. Qualifiédans la préface par Hamada de »Virchow de la
médecine japonaise«, Kiyono exposait ici ce que lon peut appelerle modèle du métis-
sage: selon lui, une souche autochtone de larchipel se serait métissée avec de nou-
veaux arrivants protohistoriques pour constituer les Japonais ce qui est différent de
lidée ultra-continuiste de »proto-Japonais«développée en 19171920 par Hamada.
Pour Kiyono, discuter des continuités nimpliquait pas le postulat de lidentitédu
peuplement préhistorique et de la populationcontemporaine: les préhistoriques
nétaient ni les ancêtres directs des Aïnous ni ceux des Japonais. Finalement, il consi-
dérait ces deux populations comme des »races historiques«produits dun métissage
13 Voir la thèse de doctorat de lauteur: Débats sur les origines du peuplement de larchipel
japonais dans lanthropologie et larchéologie, UniversitéParis VII 2004, p. 459463.
14 Cette langue était moins utilisée du temps oùTorii était àla tête du laboratoire danthropologie
àTôkyô,bien que Koganei sappliquât àrédiger des articles en allemand.
15 KIYONO Kenji, Nihon genjin no kenkyû, Tôkyô1924.
16 Ce mot signifiera par la suite homo erectus en japonais. Cette traduction nétait pas encore
fixée en 1924,et il sagit ici des »premiers hommes«.
17 Un huitième proviendrait de la période protohistorique, le reste de la préhistoire.
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