point où endormir un patient pour 20
heures n'est pas exceptionnel.» Il ajoute
que la culture générale a changé: ainsi,
une jeune femme investissant 7000 $
pour une augmentation mammaire n'est
pas mal vu par la société aujourd'hui.
Comment perçoit-il le fait que des
médecins qui n'ont pas la formation de
chirurgiens plastiques puissent manier le
bistouri? «C'est un domaine mal contrôlé.
Des chirurgies sont effectuées des fois par
des gens qui n'ont pas la formation pour le
faire, mais le Collège est en train de véri-
fier ça. Pour faire une chirurgie, ça prend
une formation de chirurgien, donc 5 à 6
ans d'entraînement pour être capable de
détecter et prévenir les complications.»
L'autre grand changement dans le do-
maine a été l'entrée des médecins dans
l'Office des professions, en 1991, ouvrant
la porte au marketing des services médi-
caux. Pour le meilleur comme pour le pire
dans le cas de la chirurgie esthétique. «La
base de la publicité étant de faire valoir les
avantages et de minimiser les incon-
vénients...», laisse-t-il tomber. «Certains
omnipraticiens y ont même affirmé faire
de la chirurgie plastique, même si leur li-
cence de pratique ne le spécifie pas.»
LA GUERRE DES COMPÉTENCES
«La compétition ne vient pas vraiment de
mes confrères chirurgiens. Mes dépenses
publicitaires servent surtout à me posi-
tionner par rapport aux grands nombres
de procédures faites par mes collègues
non spécialistes », indique le Dr Claude
Léveillé, chirurgien plastique à Québec.
Sans chiffrer le montant, il ajoute que ses
frais publicitaires sont considérables. «Je
trouve ça anormal qu'un ORL fasse le gros
de sa pratique en augmentation mam-
maire. Ce n'est pas parce que l'on est spé-
cialiste de la gorge que l'on devient un
spécialiste du soutien-gorge!» Il considère
la situation comme d'autant plus injuste
que les spécialistes comme lui doivent
payer une assurance responsabilité dis-
pendieuse, et que l'omnipraticien qui fait
de la chirurgie esthétique ne payera que
10 % de ce montant pour s'assurer. «On
parle même de laisser les injectables aux
infirmières sans la présence d'un
médecin, ajoute-t-il. On s'éloigne de la
responsabilité médicale!»
Également chirurgien plastique, le Dr
Nabil Fanous, de Montréal, va même plus
loin, dénonçant le fait que les résidents
en chirurgie plastique ne sont pas suf-
fisamment exposés aux techniques de la
chirurgie esthétique. «Ils vont faire énor-
mément de réductions mammaires, mais
combien de facelifts, de lifting du front ou
de peeling? Au moins une solide forma-
tion de chirurgien offre les meilleures con-
ditions pour apprendre ces techniques
plus tard.» Pour sa part, le Dr Fanous af-
firme avoir réduit ses frais en publicité, la
réputation de son travail attire plus de
clientèle. «Le patient prend son temps. Il
compare, il lit, parle à ses amis... Un bon
résultat va attirer 3 ou 4 clients supplé-
mentaires.» La recette de son succès est
dans son choix de patient. «La chirurgie
esthétique n'est pas vitale. Parfois, les de-
mandes du patient sont irréalistes, à
d'autres moments sa condition physique
n'est pas bonne. On n'opère pas
quelqu'un qui n'est pas prêt psy-
chologiquement, non plus.» Donc, est-ce
que cette réputation lui attire des fortunes
inouïes? «Avoir des patients pour des
chirurgies esthétiques, c'est la chose la
plus difficile, soutient le Dr Fanous. Mon
cabinet doit toujours fonctionner à 100 %,
être prêt à donner des services. À cer-
taines périodes de l'année, je peux
tomber dans le rouge durant des mois.»
«C'est l'enfer!», lance d'emblée la Dre
Élise Bernier, omnipraticienne de Sher-
brooke, parlant de la difficulté à attirer sa
clientèle. «Mes collègues médecins
pensent que la chirurgie esthétique, c'est
la ruée vers l'or, mais il faut réaliser à quel
point maintenir une clinique nécessite un
investissement en matériel, en temps, en
formation, en suivi, le tout selon les
normes très serrées du ministère de la
Santé. Ce n'est pas parce que c'est un
domaine en dehors des soins de santé
publique que l'on fait des fortunes.
Quand une intervention te rapporte
20 000 $ mais que les frais pour la se-
maine s'élèvent à 18 000 $, il ne reste
plus grand-chose.» La Dre Bernier men-
tionne aussi que dans un mauvais climat
économique, l'esthétique est la première
sur la liste des réductions dans le budget.
Elle ajoute que ce n'est pas une pratique
sans soucis : «Quand les patientes ne
sont pas contentes, elles peuvent t'em-
pêcher de dormir plusieurs nuits. Juste
vis-à-vis nous-mêmes, c'est difficile.
Même si l'on pense avoir tout fait pour
bien informer la patiente, des fois, c'est
mal compris. On ne peut pas, non plus,
garantir les résultats en médecine.»
24 Santé inc. mai / juin 2010 mai / juin 2010 Santé inc. 25
L'amélioration des techniques et le raf-
finement des résultats ont fait de la
chirurgie esthétique une procédure po-
pulaire auprès d'une clientèle soucieuse
de son image corporelle. Les augmenta-
tions mammaires, les abdominoplasties
ainsi que les traitements non chirurgicaux
comme les injections font désormais par-
tie de la culture populaire. Si on peut se le
payer, pourquoi pas? Est-ce à dire, alors,
que ce marché est une mine d'or pour les
chirurgiens plastiques, ORL, dermato-
logues, ophtalmologistes et omnipraticiens
qui en font une partie de leur gagne-pain?
Rien n'est moins sûr.
Le secteur de la chirurgie esthétique est,
semble-t-il, en plein essor. Les derniers
chiffres au Canada indiquent une aug-
mentation de ces procédures de l'ordre
de 25%... de 2002 à 2003, mais aucune
donnée crédible et plus récente n'existe!
Au Québec, c'est également le néant.
Pour avoir une idée de la progression de
ce marché du bistouri, il n'y a que les
chiffres disponibles chez l'Oncle Sam,
fournis par l'American Society for Aes-
thetic Plastic Surgery. Depuis 1997, le
nombre de chirurgies esthétiques y a fait
un bond de 82 %. En dix ans, il y a eu
334 % d'abdominoplasties supplémen-
taires. Le nombre d’augmentations
mammaires a connu une croissance de
252 %. Les traitements non chirurgicaux
ont grimpé de 233 %. Est-ce que ces
chiffres se refléteraient au Québec? C’est
possible. Il s'agirait alors d'un marché en
très forte expansion et plusieurs
médecins tenteraient avec raison
d'obtenir leur part du gâteau.
Il n'y a pas de spécialité officiellement re-
connue en chirurgie esthétique au
Canada... pas même de formation mini-
male requise. Une zone grise permet à
n'importe quel médecin ayant suivi une
formation d'appoint d'ajouter une tech-
nique «esthétique» à sa pratique.
Soulignons que le Collège des médecins
est en processus de révision de ce milieu
afin d'y clarifier les droits et les respon-
sabilités pour chaque champ de formation
médicale. Le Collège avait déjà publié, en
2005, à la suite du décès médiatisé de
Micheline Charest dans une clinique de
chirurgie esthétique de Montréal, un
«Guide d’exercice des chirurgies en milieu
extrahospitalier». Selon divers té-
moignages recueillis, ce nouvel en-
cadrement des conditions d'opération en
milieu privé aurait coûté entre 100 000 et
200 000 $ en rénovations à plusieurs pro-
priétaires de la belle province.
LA MIXITÉ DE REVENUS
La différence entre une chirurgie esthé-
tique et plastique dépend de la couver-
ture ou non du service médical par la
RAMQ. C'est du moins la définition don-
née par le Dr Gilles Beauregard, président
de l'Association des spécialistes en
chirurgie plastique et esthétique du
Québec (ASCPEQ), laquelle représente
122 chirurgiens québécois. La démarca-
tion pour une réduction mammaire est de
250 grammes de tissu par sein. «À 240
grammes, ce n'est pas couvert par la
Régie, mais il s'agit d'opérations iden-
tiques dans les deux cas. C'est l'agent
payeur qui diffère», précise-t-il. Une ci-
catrice au visage sera couverte, mais pas
à la main, donc la première chirurgie est
considérée comme plastique, et l'autre,
esthétique. Il va sans dire, alors, que la
chirurgie pour modifier l'apparence existe
depuis fort longtemps, c'est la gamme de
procédures non couvertes par la RAMQ
qui s'est agrandie avec les années. Par
exemple, la liposuccion a vu le jour en
1980 et n'est toujours pas couverte. Les
chirurgiens plastiques ont depuis les
débuts du régime d'assurance maladie le
privilège de partager leur travail entre des
procédures couvertes par le public et
payées au privé. Le grand changement a
été la nécessité pour les chirurgiens plas-
tiques d'investir dans leurs propres salles
opératoires, l'accessibilité aux plate-
formes chirurgicales se réduisant dans les
milieux hospitaliers du Québec, précise le
président de l'ASCPEQ. Ces frais doivent
être couverts par le patient, par contre,
même si l'acte est couvert par la RAMQ.
Le Dr Beauregard reconnaît que le nom-
bre de chirurgies esthétiques a consi-
dérablement augmenté depuis une
décennie. Plusieurs facteurs en sont res-
ponsables, dont une amélioration des
techniques d'anesthésie. «En 1960, en-
dormir un patient pour deux heures était
assez important. Tandis qu'aujourd'hui,
nous connaissons tous les paramètres au
LA GUERRE DU MARKETING ET DES COMPÉTENCES
PAR PAUL THERRIEN
PRATIQUE PRIVÉE
LA CHIRURGIE
ESTHÉTIQUE EST-ELLE
SI LUCRATIVE?
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