Manuel Maria Carrilho
épistémologique à l'idéal d'apodicticité et facilitera donc sa transformation en une discipline qui
s'intéressera dorénavant surtout à l'étude et à la classification des figures de rhétorique. La
Rhétorique d'Aristote s'occupait des arguments, des passions et du discours ; à part quelques
rarissimes exceptions — dont ressort le moment romain avec Cicerón et Quintilien — l'histoire
ne retiendra que le dernier de ces aspects, fondant ainsi un processus de contraction du domaine
de la rhétorique qui aboutira à la constitution d'une rhétorique restreinte (Genette, 1970).
Mais cette restriction du champ rhétorique est parallèle à un autre processus, celui de
l'exclusion, dont la rhétorique fut l'objet par la philosophie, comme si le geste platonicien lui
avait tracé, une fois pour toutes, son destin inférieur. La modernité, en consacrant comme
modèle une matrice de rationalité inspirée de l'activité scientifique, a établi comme points de
référence centraux les idées de certitude, d'évidence, de vérité, en attribuant ainsi à la méthode
une fonction critériale d'importance majeure. C'est la méthode qui, en articulant les moyens à
mettre en œuvre et les fins à atteindre, assure par anticipation l'efficacité de la connaissance,
c'est-à-dire la prévision. Cette conception de la connaissance marque profondément, avec
quelques nuances, tout le mouvement épistémologique qui va de Descartes à Kant et se propage
jusqu'au positivisme logique du
XXe
siècle.
Mais avec quelques conséquences qu'il faut considérer, et j'en relèverai surtout deux :
premièrement, « en donnant
ce sens-là
au mot
rationnel,
on prive ajamáis les humanités du statut
d'activités
rationnelles.
Si elles ont en effet affaire à
des
fins plutôt qu'à des moyens, on ne peut
espérer
d'évaluer leur
succès
à partir de
critères préalables
déterminés. Si nous savions déjà quels
critères
il
nous
faut
satisfaire,
nous ne nous
inquiéterions pas
de
savoir
dans quelle mesure
les
fins
que nous poursuivons sont les bonnes. S'il nous était
possible
de penser que nous avons
connais-
sance des
fins de la culture et de la
société,
il n'y
aurait
pas de
place
pour les humanités » (Rorty,
1990b, p. 48). En second lieu, en excluant du domaine de la rationalité ce qui, résistant à ses
critères, n'apparaît pas en accord avec les exigences de la nécessité ou les impératifs de
l'évidence, on marginalise un vaste domaine de la connaissance et de l'action des hommes,
c'est-à-dire tout ce qui relève finalement, comme l'a souligné Perelman, du vraisemblable, du
plausible, du probable.
La controverse autour de ces deux points est, depuis des décennies, extrêmement vive. Et
tandis qu'au premier point, il faut surtout associer l'herméneutique et le soupçon qu'elle a fait
peser sur le rôle paradigmatique des sciences exactes et de leur méthodologie, lui opposant une
compréhension du monde ancrée dans les éléments de la tradition (Gadamer, 1976), au second
point est surtout reliée la rhétorique, la nouvelle rhétorique proposée par Perelman avec son
Traité de
l'argumentation
: c'est une rupture avec la conception moderne de la rationalité qui est
ici défendue, laquelle, de Descartes au
XXe
siècle, fut presque intégralement identifiée aux
étalons de scientificité fournis par les sciences exactes et naturelles, étalons qui, d'une façon ou
d'une autre, aboutissent à la forme de la démonstration.
Renouant avec la lignée d'inspiration aristotélicienne, Perelman cherche plutôt, en alterna-
tive,
à établir les droits et le domaine de Y
argumentation.
Celle-ci, différemment de la démonstra-
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