Manuel Maria Carrilho
Université Nouvelle de Lisbonne
RHETORIQUE ET RATIONALITE
Une tradition d'exclusion
Voici un titre où la tradition philosophique nous a appris à lire une opposition profonde,
Tune des plus irréductibles de la culture occidentale
:
d'un côté, l'exercice rigoureux de la
pensée, l'obéissance à des critères sûrs pour son évaluation, de l'autre, l'aventure sans principes
d'un langage que commande surtout voire, seulement le plaisir qu'il procure ou les effets
qu'il produit. Façonnée au sein de la culture grecque, cette opposition naît en même temps
qu'une autre, celle du philosophe et du sophiste ; au premier est assuré un accès privilégié au
règne de la vérité, tandis que le second voit son activité réduite au domaine, ontologiquement
désapprécié de l'utile. Tel est le sens de la leçon platonicienne soigneusement dispensée dans
des textes comme
Protagoras
ou
Gorgias
qu'Aristote reprendra en thématisant les rapports
entre philosophie, dialectique, sophistique et rhétorique, et en assignant à cette dernière des
caractéristiques et des fonctions bien précises, suivant un mouvement où il cherche à dégager
l'importance et le statut du
vraisemblable,
aussi bien que le processus dans lequel il émerge : « La
rhétorique, dit Aristote, est la faculté de
considérer,
pour chaque question, ce qui est propre à
persuader» (1355b, I, chap. 2).
Mais l'autonomie que cette voie semble offrir à la rhétorique se révélera de portée limitée.
Son propositionnalisme de fond (cf. Meyer, 1986, chap. II) la reconduira à la soumission
HEÈMÈS 15, 1995 171
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épistémologique à l'idéal d'apodicticité et facilitera donc sa transformation en une discipline qui
s'intéressera dorénavant surtout à l'étude et à la classification des figures de rhétorique. La
Rhétorique d'Aristote s'occupait des arguments, des passions et du discours ; à part quelques
rarissimes exceptions dont ressort le moment romain avec Cicerón et Quintilien l'histoire
ne retiendra que le dernier de ces aspects, fondant ainsi un processus de contraction du domaine
de la rhétorique qui aboutira à la constitution d'une rhétorique restreinte (Genette, 1970).
Mais cette restriction du champ rhétorique est parallèle à un autre processus, celui de
l'exclusion, dont la rhétorique fut l'objet par la philosophie, comme si le geste platonicien lui
avait tracé, une fois pour toutes, son destin inférieur. La modernité, en consacrant comme
modèle une matrice de rationalité inspirée de l'activité scientifique, a établi comme points de
référence centraux les idées de certitude, d'évidence, de vérité, en attribuant ainsi à la méthode
une fonction critériale d'importance majeure. C'est la méthode qui, en articulant les moyens à
mettre en œuvre et les fins à atteindre, assure par anticipation l'efficacité de la connaissance,
c'est-à-dire la prévision. Cette conception de la connaissance marque profondément, avec
quelques nuances, tout le mouvement épistémologique qui va de Descartes à Kant et se propage
jusqu'au positivisme logique du
XXe
siècle.
Mais avec quelques conséquences qu'il faut considérer, et j'en relèverai surtout deux :
premièrement, « en donnant
ce sens-là
au mot
rationnel,
on prive ajamáis les humanités du statut
d'activités
rationnelles.
Si elles ont en effet affaire à
des
fins plutôt qu'à des moyens, on ne peut
espérer
d'évaluer leur
succès
à partir de
critères préalables
déterminés. Si nous savions déjà quels
critères
il
nous
faut
satisfaire,
nous ne nous
inquiéterions pas
de
savoir
dans quelle mesure
les
fins
que nous poursuivons sont les bonnes. S'il nous était
possible
de penser que nous avons
connais-
sance des
fins de la culture et de la
société,
il n'y
aurait
pas de
place
pour les humanités » (Rorty,
1990b, p. 48). En second lieu, en excluant du domaine de la rationalité ce qui, résistant à ses
critères, n'apparaît pas en accord avec les exigences de la nécessité ou les impératifs de
l'évidence, on marginalise un vaste domaine de la connaissance et de l'action des hommes,
c'est-à-dire tout ce qui relève finalement, comme l'a souligné Perelman, du vraisemblable, du
plausible, du probable.
La controverse autour de ces deux points est, depuis des décennies, extrêmement vive. Et
tandis qu'au premier point, il faut surtout associer l'herméneutique et le soupçon qu'elle a fait
peser sur le rôle paradigmatique des sciences exactes et de leur méthodologie, lui opposant une
compréhension du monde ancrée dans les éléments de la tradition (Gadamer, 1976), au second
point est surtout reliée la rhétorique, la nouvelle rhétorique proposée par Perelman avec son
Traité de
l'argumentation
: c'est une rupture avec la conception moderne de la rationalité qui est
ici défendue, laquelle, de Descartes au
XXe
siècle, fut presque intégralement identifiée aux
étalons de scientificité fournis par les sciences exactes et naturelles, étalons qui, d'une façon ou
d'une autre, aboutissent à la forme de la démonstration.
Renouant avec la lignée d'inspiration aristotélicienne, Perelman cherche plutôt, en alterna-
tive,
à établir les droits et le domaine de Y
argumentation.
Celle-ci, différemment de la démonstra-
172
Rhétorique et rationalité
tion, a affaire à l'ambiguïté du langage naturel, méconnaît la contrainte des règles formelles et se
développe à partir de prémisses de nature communautaire plutôt qu'axiomatique : la théorie de
l'argumentation peut donc se définir par un objectif bien précis, « l'étude des techniques
discursives
permettant
de provoquer
ou
d'accroître
l'adhésion
des
esprits
aux
thèses
qu'on présente à
leur assentiment» (Perelman, 1970, p. 5). Deux voies s'ouvrent ainsi, celle de la mise en valeur
de la dimension
persuasive
du discours et celle de l'attention portée à son destinataire, Y audi-
toire y voies que la théorie de l'argumentation désire faire confluer vers une compréhension
élargie
de la rationalité.
Deux généalogies
:
le formel et l'informel
Cette compréhension se distingue toutefois très clairement de celle qui
s'est
instaurée au
cours du
XXe
siècle, à partir de la mise en valeur du langage, tout d'abord avec le positivisme
logique, ensuite avec la philosophie analytique. Le positivisme
s'est
fixé comme objectifs
principaux, d'établir une séparation claire entre la science et la philosophie, d'une part, et de
construire une science unitaire, de l'autre. Pour les atteindre, il disposait, comme indiquait le
Manifeste du Cercle de Vienne, d'une méthode dont l'application introduirait un changement
profond dans l'approche du langage, la méthode de l'analyse logique créée par Russell. Cette
méthode rend possible d'établir le critère de signification à travers lequel le positivisme veut
distinguer deux types d'énoncés, les énoncés doués de sens et les énoncés dénués de sens. Aux
premiers appartiennent les énoncés analytiques et ceux qui peuvent être vérifiés en étant
ramenés à des énoncés élémentaires qui renvoient plus directement aux données de l'expérience.
Les seconds, différemment, sont des énoncés qui échappent à la détermination stable et
univoque de leur signification, irréductibles dans leur polysémie et dans leur équivocité.
Parallèlement, cette distinction en voit naître une autre qui, partant des mêmes présupposés,
entend distinguer les problèmes authentiques des faux problèmes.
Avec plusieurs révisions, la philosophie analytique a donné un prolongement au projet
positiviste, en insistant notamment sur le besoin de mettre en place un langage logique rigoureux
et sur son rôle d'évaluation critique du langage ordinaire. De cette façon, le langage est donc
considéré surtout dans ses aspects syntactique et sémantique, sa dimension pragmatique étant
complètement ignorée, dimension qui, cependant, apparaît au cœur des théories de Wittgenstein
sur les jeux de langage, des éclaircissements de la présupposition développés par Strawson, des
analyses des actes de discours d'Austin et de Searle. Ils mettent tous en évidence les limites de
l'analyse logique du langage, limites qui, comme l'a remarqué M. Meyer (1982, p. 113-114), sont
ce qui met le mieux en lumière la différence entre l'approche logique et l'approche rhétorique
du langage : « La
logique
n'autorise
aucune
ambiguïté,
et l'univocité qui en est la
règle
n'est
pas
le
fait des situations réelles d'usage du langage. Dans ces situations, on ne stipule pas toute
173
Manuel Maria Carrilho
l'information, ni les
règles
selon lesquelles il faut la
traiter.
On
laisse
aux
interlocuteurs,
donc à
ΐ auditoire, le soin de
décider,
et même de rendre univoques, les concepts utilisés.
C'est
cette
équivocité, propre au
langage
naturel, qui a été à la base de la mauvaise réputation de l'argu-
mentation, car si les termes d'un message sont
équivoques,
rien n'empêche de jouer sur cette
pluralité des sens, et de manipuler l'assentiment de l'auditoire par le vague et le flou. Cette
équivocité fait cependant la
richesse
des langues
naturelles,
car,
en
laissant
au contexte le soin de
fournir à l'auditoire les moyens de trancher
en
faveur d'un
sens,
le
langage
naturel est
susceptible
d'une grande
souplesse
quasiment infinie au
regard
de toute situation possible
d'usage
».
En proposant de distinguer, dans le cadre de la discipline que Ton désigne aujourd'hui par
philosophie du langage, deux orientations qu'il a baptisées de «pure» et d'«impure», Rorty
avait pour but de séparer, d'un côté, l'étude des questions concernant, par exemple, la référence
et la signification, qui peuvent être traitées par le recours aux techniques de la logique formelle
et qui présentent peu d'intérêt, voire aucun, pour la thématisation des problèmes philo-
sophiques, et d'un autre côté la tentative de reformuler ces problèmes dans un cadre, suivant
une ligne d'inspiration kantienne, la mise en valeur du langage est combinée avec la redéfinition
des objectifs de la théorie de la connaissance, qui devrait ainsi fournir un «framework» en
principe intemporel des processus et des progrès de la connaissance (cf. Rorty, 1990a, chap. VI,
Cette distinction est intéressante et éclaire quelques-unes des principales controverses et
impasses qui caractérisent l'épistémologie moderne. Mais elle est plus stricte que celle qui
oppose, au sein de la philosophie du langage, les perspectives formelle et informelle. Cette
opposition découle d'une autre généalogie qui peut être dressée très synthétiquement en
rappelant que l'approche formelle part des travaux de Frege et se développe avec l'atomisme et
le positivisme logiques, notamment avec Russell et Carnap, alors que le point de vue informel
apparaît d'abord avec Nietzsche, se disséminant plus tard dans l'inspiration herméneutique,
dans le renouvellement de la rhétorique, dans la définition du pragmatisme et, surtout, du
néo-pragmatisme. On peut retrouver chez Wittgenstein, selon que l'on considère le
Tractatus
ou
son œuvre postérieure, un bon exemple de ces deux types d'approches.
Il est cependant possible, tout en respectant la diversité de ses présupposés et objectifs, de
caractériser la perspective informelle en lui attribuant deux thèses : l'analyse du langage est une
démarche vitale du travail philosophique ; cette démarche doit respecter sa dynamique et ses
caractéristiques spécifiques, refusant le recours à la logique considérée comme un corset qui
mène uniquement à l'insignifiance philosophique. En partant de ce point, il est possible, comme
j'essaierai
de le montrer, de tracer une confluence d'apports théoriques qui permettent de
repenser, aujourd'hui, la thématique de la rationalité.
Trois moments philosophiques
Cette confluence se produit sur un point précis, la redéfinition de la rhétorique, et articule
trois moments philosophiques : la compréhension rhétorique du langage proposée par Nietzshe,
174
Rhétorique et rationalité
l'élucidation des rapports entre rhétorique, argumentation et interrogativité, dû à Chaïm Perel-
man et Michel Meyer, et la suggestion néo-pragmatique de remplacer l'épistémologie (considé-
e dans son rôle paradigmatique par rapport à la culture dans son ensemble et à la philosophie
en particulier) par la rhétorique.
En 1872, à l'occasion d'un cours donné à Baie, Nietzsche a développé une réflexion de
contour inédit sur la rhétorique et le langage. Ces pages méritent une attention particulière mais,
en ce qui nous concerne, nous ne retiendrons qu'un point, celui qui porte sur la « nature » du
langage. Nietzsche conteste l'idée selon laquelle le mot
rhétorique
caractériserait l'usage, plus ou
moins intentionnel, d'un ensemble de procédés oratoires, stylistiques, comme si on disposait,
d'un côté, d'une chose qui est le langage, et d'un autre, d'une autre chose qui est comme un fond
de figures de style, et que l'homme se limiterait à combiner de façons variées dans son activité
langagière, en fonction des situations dans lesquelles il se trouve et des objectifs poursuivis. La
naturalité du langage apparaît ainsi comme le résultat d'une conception disjunctive de ses
éléments, qui correspond précisément à la conception que Nietzsche refuse : «Il n'y a absolu-
ment
pas
de « naturalité»
non-rhétorique
du
langage
à
laquelle
on pourrait faire
appel :
le
langage
lui-même est le résultat
d'arts
purement
rhétoriques
» (Nietzsche, 1971, p. 111). Mais la thèse de
la rhétoricité fondamentale du langage va encore plus loin, elle fait vaciller la distinction
traditionnelle elle-même entre les tropes et le langage courant, entre le figuré et le littéral, conçus
à présent comme pôles différenciés d'une même dynamique, d'un seul processus. Par
conséquent, Nietzsche affirme que la «force qu Aristote appelle
rhétorique,
qui est la force de
démêler
et défaire
valoir,
pour
chaque
chose,
ce
qui est
efficace
et fait de
l'impression,
cette force est
en même temps
l'essence
du langage» (id.).
Quand on parle de Nietzsche, on parle généralement beaucoup de perspectivisme et très
peu de rhétorique, et l'on prête peu attention à leur connexion thématique. Or celle-ci est
déterminante, car si l'idée centrale du perspectivisme peut s'énoncer par une formule de
caractère herméneutique celle qui établit l'infinité des interprétations c'est parce qu'à sa
racine se trouve la compréhension de cette force à laquelle le langage s'identifie, comme
Nietzsche s'en aperçoit en commentant Aristote. Cela est particulièrement clair dans un extrait
du Livre du philosophe où se trouve abordé ce thème d'élection qu'est la vérité, conçue par
Nietzsche comme «une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomor-
phismes,
bref,
une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement
haussées,
transposées,
ornées,
et
qui,
après
un long
usage,
semble à un peuple fermes,
canoniales
et
contraignantes :
les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des
métaphores
qui
ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur
empreinte et qui entrent dès
lors
en
considération,
non plus
comme pièces
de monnaie mais comme
métal» (Nietzsche, 1969, p. 181-183).
Deux idées sont ainsi à retenir des analyses nietzschéennes : celle de la rhétoricité du
langage,
établissant que le langage a une nature rhétorique, c'est-à-dire, que la rhétorique n'est
pas un supplément d'usage qui est ajouté à un langage supposé « naturel », mais relève plutôt
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