Forum Med Suisse 2010;10(51–52):896–898 896
HigHligHts 2010:Médecine générale
Prévention quaternaire:
primum nil nocere – aujourd’hui plus que jamais
Bruno Kissling
La prévention peut protéger de la maladie. Nous l’avons
tous appris et mis en pratique. Mais attention: même
dans la prévention, c’est la bonne dose qui décide de
son utilité ou de sa nocivité. Des nouveaux résultats
scientifiques le montrent. Lors des congrès internatio-
naux Wonca de ces dernières années, les médecins de
famille se sont penchés sur la «prévention de la préven-
tion superflue», c.-à-d. sur la «prévention quaternaire».
Les réflexions1(encore) quelque peu inhabituelles déve-
loppées dans cet article vous permettront d’élargir vos
connaissances actuelles sur la prévention – qui déborde
largement le cadre «élémentaire» de l’interruption pré-
coce d’évolutions pathogènes.
Vaut-il mieux prévenir que guérir?
La prévention est un concept médical contemporain ga-
gnant facilement l’adhésion des médecins, des poli-
ticiens, et de tout un chacun. Il s’agit de protéger de la
maladie (prévention primaire), de maintenir en bonne
santé en présence de facteurs de risque (prévention se-
condaire), et d’inhiber la progression d’une maladie
déjà manifeste (prévention tertiaire). Les activités de
prévention primaire et secondaire comprennent le dé-
pistage de personnes en bonne santé et asymptoma-
tiques par des procédés faisant appel à l’imagerie, aux
analyses de laboratoire et même aux analyses géné-
tiques.Elles doivent donner aux gens l’assurance d’être
en bonne santé. Il s’agit de diagnostiquer et de traiter
les risques aux stades les plus précoces pour éviter ou
inhiber les pathologies latentes, ou induire la guérison
au stade le plus précoce. Pour plus de sécurité, on
abaisse encore et encore les valeurs limites, si bien que
finalement presque 90% des personnes saisies par le
radar de la médecine contemporaine présentent un ou
plusieurs facteurs de risque. Et 100% courent le «risque
de présenter un risque» … Le concept de risque et les
activités préventionnelles se sont engagés dans une spi-
rale inflationniste. Il est temps de les remettre dans leur
boîte et de libérer la voie au vaste domaine de la ré-
flexion sur la prévention superflue, c.-à-d. à la préven-
tion quaternaire.
La prévention peut également
s’avérer pathogène
La prévention ne s’obtient pas sans risque. L’ augmen-
tation du nombre d’activités préventives fait également
transparaître leurs aspects délétère. En médecine, le
«number needed to treat» (NNT) évolue à l’inverse du
«number needed to harm» (NNH). Mais comme le pro-
cessus préventif a été conçu par les médecins pour
éviter à des personnes en bonne santé de tomber ma-
lade, il faut accorder une importance toute particulière
au bon vieux principe médical primum nil nocere. Dans
la suite de cet article, je vais examiner l’importance de
la prévention quaternaire par rapport aux divers éche-
lons de la prévention.
La flexion sur la prévention quaternaire et
ses projections … sur la prévention primaire
La vaccination est au premier rang des mesures de
prévention primaire. Mêmesiles voix critiques ne man-
quent pas, on peut considérer la vaccination comme un
succès de l’histoire médicale. Lorsqu’il s’agit de se pré-
munir collectivement contre des maladies infectieuses
dangereuses, la population est prête à accepter des
lésions touchant isolément un certain nombre de per-
sonnes. Or le taux de vaccination doit atteindre 85%
pour bannir solidairement un agent pathogène. On at-
tend désormais de la vaccination qu’elle inhibe un
nombre croissant de maladies –pas toujours infectieuses.
Et qu’en est-il du rapport utilité-nocivité? Voilà un champ
d’investigation pour la prévention quaternaire.
Dépistage. Le niveau d’utilité des analyses en série ef-
fectuées sur des personnes en bonne santé pour détec-
ter des maladies spécifiques n’est pas très éloigné du
niveau d’évidence scientifique des oracles de l’Anti-
quité. Ceci concerne particulièrement la mammogra-
phie et le dosage de l’antigène spécifique de la prostate
(PSA) en vue de la détection précoce de carcinomes. Les
analyses scientifiques montrent que ce genre de dépis-
tage permet de déceler beaucoup plus de tumeurs de
basgrade du sein et de la prostate. La plupart de ces tu-
meurs ne représenteront jamais une menace pour la
santé. Après le diagnostic de cancer, toutes les per-
sonnes testées positives sont malades. En général, cela
entraîne des traitements intensifs par intervention
chirurgicale, radiothérapie et/ou chimiothérapie, et un
suivi durant de longues années … L’ absence de récidive
1Les réflexions présentées dans cet article s’appuient sur des
discussions avec des collègues de difrents pays, sur des exposés
et ateliers auxquels j’ai participé lors de congrès Wonca Europe
et Wonca World ou lors de conférences de la SSMG et du CMPR,
sur la lecture d’un grand nombre de publications, sur des débats
menés entre médecins de famille au sein du cercle de qualité
Elfenau àBerne, etc.
Bruno Kissling
L’ auteur certifie
qu’aucun conflit
d’intérêt n’est
lié à cet article.
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est saisie comme une guérison, et le taux de guérisons
augmente statistiquement. Un succès?Etqu’en est-il de
la mortalité de ces deux maladies cancéreuses? Elle est
en diminution. Un fruit de l’intervention rapide grâce
au dépistage et au traitement précoce? Cela reste à
prouver, car la mortalité baisse de façon similaire dans
le groupe de population soumis au dépistage et dans ce-
lui qui ne l’est pas. Il est àsupposer que d’autres facteurs
jusqu’ici inconnus exercent ici un effet –encore un vaste
domaine à explorer dans la prévention quaternaire. La
question éthique se formule ainsi: combien de sujets en
bonne santé a-t-on le droit de rendre malades artificiel-
lement pour sauver une seule personne malade?
Style de vie. Bien que le comportement bénéfique pour
la santé soit peu coûteux et dépourvu d’effets indési-
rables, l’être humain peine à l’adopter dans la vie quo-
tidienne: pratiquer une activité physique régulière,
contrôler son poids, s’alimenter sainement, consom-
mer de l’alcool avec modération, s’abstenir de fumer du
tabac et de consommer d’autres stupéfiants, maintenir
son stress sous contrôle, s’assurer de bonnes perspec-
tives professionnelles et socio-économiques, faire face
au changement. Les efforts entrepris en prévention pri-
maire, nombreux et coûteux, les traitements médicaux,
les mesures légales frisant la mise sous tutelle, tout cela
ne nous a pas empêchés de piétiner sur place. Les
forces d’opposition sont plus puissantes. De nom-
breuses personnes sont inquiètes et se donnent de la
peine. Rares sont celles qui réussissent à changer leur
comportement de façon durable. Les épidémiologues
prédisent un accroissement de la charge des maladies
et des coûts. Que devons-nous faire? Renforcer la stra-
tégie actuelle? Ne serait-il pas plus indiqué d’élaborer
de nouvelles réflexions en matière de prévention qua-
ternaire?
… sur la prévention secondaire
En prévention secondaire, le traitement de risques
connus tels que les valeurs élevées de tension arterielle,
de glycémie et de cholestérolémie occupe une place très
importante dans notre société. Un flux immense de
contacts médicaux et d’analyses de laboratoires contri-
bue à la saisie des paramètres sur les êtres humains
pour évaluer ces facteurs de risques isolés ou combinés.
Jusqu’à présent, il n’existe pas de certitude scientifique
permettant de savoir quelle personne en bénéficie, ni
quelles sont les valeurs limites de résultats dans les-
quelles un patient peut profiter de la prévention secon-
daire. Nous ne savons toujours pas quelle grandeur de
facteur, dix ou cent, est médicalement acceptable pour
le NNT; nous ne savons pas le taux d’effets délétères
pour la santé (NNH) auquel nous avons le droit de nous
accommoder dans le sillage de l’utilité d’un traitement.
Nous ne disposons pas de connaissances scientifique-
ment fondées sur les conséquences des interactions en
polypharmacie, souvent nécessaire. Nous négligeons
quel effet sur la santé peut avoir l’application, par souci
d’anticipation, d’un traitement préventif censé éviter
des maladies potentielles. Nous ignorons tout des effets
négatifs sur le plan biopsychosocial qui peuvent éven-
tuellement découler de la soumission fortement ancrée
et quasi névrotique àlcroyance» au bienfait de la
prévention. Il est rare de percevoir de l’inquiétude au
sujet des coûts astronomiques et de l’énorme force de
travail médicale nécessaires àcet effet. Tout un champ
d’efficacité àexplorer dans nos réflexions sur la préven-
tion quaternaire. Sommes-nous prêts, et avons-nous le
droit de prétendre maîtriser le tsunami préventionnel
qui déferle sur les médecins et les patients? Il est urgent
de prévoir une halte pour se consacrer àdes analyses
scientifiques.
… sur la prévention tertiaire
Quand la maladie chronique devient cliniquement ma-
nifeste, le NNT des traitements des facteurs de risque
isolés, eux-mêmes souvent combinés, baisse jusqu’à ne
comporter plus qu’un ou deux chiffres. La statistique
considère cette régression comme un succès. Toutefois
sur le plan individuel, l’utilité pour tel ou tel patient
continue à relever du hasard. Pour la plupart des trai-
tements polypharmaceutiques, le potentiel d’effets se-
condaires ou d’interactions n’a pas encore fait l’objet
d’études. Il en va de même de l’état des connaissances
sur les risques consécutifs aux dosages fréquemment
élevés des médicaments; ces dosages sont nécessaires
pour atteindre les valeurs limites des divers facteurs de
risque, plus rigoureuses dans la prévention tertiaire. Il
s’agit en général de patients vulnérables, relativement
âgés et polymorbides,atteints d’autres maladies encore
qui à leur tour ont besoin d’interventions thérapeu-
tiques et d’une prévention tertiaire spécifique. Et chez
ces personnes s’ajoutent encore d’autres conseils et
interventions de prévention primaire et secondaire.
Connaissons-nous la relation du NNH au NNT dans nos
actions? Savons-nous à quel moment les divers traite-
ments préventifs n’ont plus de sens et quand il faut les
stopper? Pouvons-nous fournirunconseil critique ànos
patients, en nous basant sur des faits probants?
Dans le suivi des malades chroniques polymorbides,
par ailleurs fréquemment diagnostiqués, la gestion des
traitements de prévention tertiaire et les contrôles
consécutifs occupent une part importante du temps du
médecin de famille. Le pilulier déborde. La plupart des
comprimés visent l’évolution future de la maladie. Seuls
quelques-uns sont nécessaires pour combattre les
symptômes actuels. La gestion de ces comprimés aux
noms barbares tourne à l’aventure organisationnelle
incessante aussi bien pour les médecins de famille que
pour les patients. Le risque d’erreurs est grand, surtout
lorsqu’il s’agit d’adapter les dosages, de passer à des
génériques et tout particulièrement lors des sorties
d’hôpital. Les besoins personnels des patients risquent
bien de se trouver écartés au profit de ces activités pré-
ventives. On assiste à un retrécissement de l’espace
réservé aux entretiens d’accompagnement avec le
patient et ses proches, nécessaire pour parler de son
bien-être, de leur affliction, et des conséquences au
quotidien et momentanées de la maladie, de l’avenir et
dedernières choses». Est-ce encore défendable sur le
plan éthique? Il est urgent de réfléchir à une prévention
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quaternaire axée sur le patient et qui aille au-delà de la
prévention tertiaire basée sur le diagnostic, telle qu’elle
a cours actuellement.
Les causes sous-jacentes aux causes –
une approche de solution
Par causes sous-jacentes, nous comprenons les condi-
tions de vie et le contexte social, économique et indivi-
duel d’une personne ou d’un groupe. Peu à peu, ces
conditions se révèlent être les éléments les plus impor-
tants de contribution à la santé, ou alors les facteurs de
risque responsables du déclenchement de la maladie.
La recherche en neurobiologie a pu prouver que par
exemple les abus ou la négligence dans la petite enfance
entraînent au niveau du cerveau des modifications
biologiques ayant un effet sur le comportement ulté-
rieur et la vulnérabilité aux maladies qui lui sont liées.
Et inversement, de bonnes conditions de vie exercent
un effet positif. Les généticiens constatent un effet épi-
génétique des determinants of health. Ces détermi-
nants contribuent essentiellement à l’expression phé-
notypique d’une disposition génotypique. La pauvreté
et le stress rendent malade. Le bonheur contribue à la
santé. Nous le savons depuis longtemps. Désormais,
nous approchons peu à peu des preuves scientifiques
de ces vérités anciennes.
Ces constats pourraient expliquer l’échec des méthodes
de promotion de la santé utilisées à l’heure actuelle,
bien trop concentrées sur les symptômes et le compor-
tement ordinaire. Ils expliquent également pourquoi les
mesures de prévention primaire demandant de passer
d’un style de vie à risque à un mode de vie favorable à
la santéneprésentent que peu souvent l’effet escompté.
Ils indiquent qu’une préoccupation proactive et avisée
du bonheur de la population pourrait être plus impor-
tante que toutes les mesures correctives entreprises
jusqu’ici. Les réflexions de préventionquaternaire
pourraient inclure ces déterminants de la santé et
ouvrir de nouvelles voies. Pour notre société, il pourrait
valoir la peine de détourner l’attention de la prévention
des maladies pour la concentrer sur l’être humain: on
passerait ainsi de la «protection traditionnelle contre la
maladie» à la salutogenèse, qui se caractérise par un
effort en faveur des parties en bonne santé et des
comportements sains. Dans les cercles de la santé pu-
blique, le paradigme de la promotion de la santé en
rapport avec le contexte est en usage depuis bien long-
temps; en médecine individuelle – qui est le cœur de
notreprofession –, il aencore de la peine às’établir.Les
énormes montants économisés sur les mesures préven-
tives superflues pourraient couvrir les frais nécessaires
pour se préoccuper davantage des «aspects sous-
jacents» des personnes vulnérables.
Remerciements
Un grand merci àDrStefan Neuner-Jehle pour sa précieuse contribution.
Correspondance:
Dr Bruno Kissling
Elfenauweg 6
CH-3006 Bern
Références
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