L`accompagnement des patients est la condition sine qua non

pharmaJournal 24 | 11.2015
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pharmaSuisse
Portrait de Manfred Fankhauser
«L’accompagnement des patients est la condition
sine qua non»
Manfred Fankhauser est le seul pharmacien
suisse à pouvoir fabriquer et vendre des médi-
caments à base de cannabis. La «Bahnhof-Apo-
theke» de Langnau, dont il est le propriétaire,
représente pour beaucoup de patients, parfois
gravement malades, la dernière bouée de sau-
vetage. Mais notre confère emmentalois se re-
fuse de parler d’un produit miracle.
D’où vous vient cette fascination pour le
cannabis?
Manfred Fankhauser: J’ai eu d’une part très tôt un
réel intérêt scientifique pour les plantes. Et puis après
mes études de pharmacie, je souhaitais rédiger ma
thèse sans devoir être lié à une place en laboratoire
parce qu’à cette époque, je travaillais déjà en phar-
macie et assurais des services de garde. Mon direc-
teur de thèse, le pharmacien et historien François
Ledermann, m’a alors proposé de me focaliser sur le
cannabis. Mes premières recherches ont montré que
la littérature était très abondante sur ce sujet mais les
publications s’intéressaient plus au stupéfiant qu’au
médicament éventuel.
Y a-t-il eu un moment clé pendant votre thèse?
Lorsque j’ai commencé mon travail de thèse, le can-
nabis médical refaisait l’actualité, surtout après la
découverte des récepteurs cannabinoïdes en 1988.
Mais en raison de son caractère illégal, beaucoup de
patients consommaient le cannabis en cachette à
cette époque. Comme j’étais en Suisse la personne
de contact du Groupe de travail interdisciplinaire
pour les cannabinoïdes en médecine, fondé en Alle-
magne en 1997, j’ai reçu beaucoup de demandes de
patients, de médecins intéressés et d’organisations
d’entraide. Je me suis donc immergé encore plus
profondément dans le sujet en essayant de savoir si
une utilisation médicale du cannabis pouvait être
établie sur une base sérieuse.
Comment le cannabis est-il finalement
arrivé dans votre pharmacie?
Quelqu’un d’autre aurait sans doute d’abord mené
des études de rentabilité, mais nous nous sommes
lancés il y a huit ans sans faire de «business plan». Ce
qui nous a poussés à le faire, c’était la grande souf-
france des patients. Nous avons dû dès le début dé-
bourser près de 20000 francs, uniquement pour les
examens requis et obtenir l’autorisation. Aujourd’hui,
nos produits à base de cannabis constituent presque
20% de notre chiffre d’affaires, et la tendance est à la
hausse. Nous pourrions cependant survivre écono-
miquement si ce pilier de notre activité devait tomber.
Il est interdit de faire de la publicité pour les
produits à base de cannabis. Alors comment
les clients sont-ils informés de votre offre?
En 2007, lorsque nous avons commencé à délivrer
des gouttes de Dronabinol, ou tétrahydrocannabinol,
nous avons surtout été contactés par des patients liés
à des organisations d’entraide. Aujourd’hui, beau-
coup de clients nous trouvent suite aux recomman-
dations de leur entourage. La forte couverture mé-
diatique a également largement contribué à faire
connaître nos produits. Et notamment depuis l’auto-
risation de mise sur le marché du Sativex® il y a deux
ans. L’initiative vient aussi des médecins qui s’étaient
auparavant montré très hésitants à prescrire de tels
produits. Depuis lors, pratiquement plus personne
ne considère les produits à base de cannabis de notre
assortiment comme des drogues. Leur dosage est
«La charge de l’accom-
pagnement d’un pa-
tient soigné par le
cannabis est énorme
mais c’est la condition
sine qua non pour la
réussite du traite-
ment», constate
Manfred Fankhauser.
Mini-curriculum
1986–1991: études de pharmacie à l’Université de Berne
1992–1996: thèse d’histoire de la pharmacie, avec le Prof. Dr François Ledermann,
Berne
2002–2004: spécialiste FPH en pharmacie d’officine
Depuis 1990: propriétaire de sa propre pharmacie à Langnau
1992–1993: formation en homéopathie classique (SAHP)
Depuis 1996: membre du groupe de travail interdisciplinaire pour les cannabinoïdes
en médecine (SACM)
Depuis 2004: chargé de cours en histoire de la pharmacie à l’ETH Zurich
Depuis 2012: membre du «Sanitätskollegiums» du canton de Berne
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généralement bien trop faible pour avoir un effet
psychotrope. Internet a également eu un grand im-
pact sur l’état des informations et sur le déplacement
croissant de la demande venant des patients vers
celle venant des médecins.
Sativex® a été autorisé en 2013.
Quel en a été l’impact sur vos activités?
Le spray Sativex® peut être prescrit sans autorisation
spéciale au même titre qu’un stupéfiant normal mais
uniquement pour les patients atteints de sclérose en
plaques. Il s’agit presque d’une copie de notre tein-
ture mère mais sous forme de gouttes. Nous avons
d’abord pensé que nous allions perdre de nombreux
patients à cause de la mise sur le marché du Sativex®.
Mais cela n’a pas été le cas, car beaucoup de patients
utilisent plus volontiers nos gouttes que le spray. En
fait, cette mise sur le marché a surtout permis de
dissiper les doutes des personnes sceptiques, notam-
ment sur le fait que ces produits faisaient trop peu
l’objet de recherches.
Pour répondre aux questions sur le cannabis,
vous avez une ligne téléphonique spéciale.
Quel a été l’investissement pour répondre
aux demandes?
Dans le domaine de l’information et des clarifications,
l’investissement est très grand. Nous recevons beau-
coup de questions de l’étranger ou de personnes qui
veulent se renseigner sans engagement et qui ne se-
ront jamais des clients. Mais il est important pour
moi que chacun reçoive les informations qu’il désire.
C’est peut-être mon cœur de pharmacien qui prend
le dessus sur mon cerveau de chef d’entreprise. Par-
fois, des espoirs sont anéantis car le cannabis n’est
pas la solution à tous les problèmes. Il y a donc tou-
jours des clients déçus qui ressortent de notre phar-
macie. Les conseils à donner aux clients durant leur
traitement sont également très importants et inten-
sifs. Cet investissement doit forcément se répercuter
sur le prix du produit.
Comment gérez-vous la demande qui ne cesse
de croître?
Actuellement, je suis aidé par trois assistantes médi-
cales pour tout ce qui concerne le cannabis. Et nous
avons créé des locaux spécialement pour cette activi-
té. Actuellement, nous accompagnons entre 500 et
600 patients. En huit ans, depuis que nous vendons
des produits à base de cannabis, nous en avons ac-
compagné environ 1600, atteints de pathologies très
différentes. Beaucoup d’entre eux nous contactent
Une meilleure qualité de vie grâce au cannabis
Les résultats suite à un traitement à base de cannabis sont sou-
vent bons, voire très bons, surtout dans les indications comme
les douleurs, la sclérose en plaques et les spasmes. Selon
Manfred Fankhauser, plusieurs patients de la «Bahnhof-Apo-
theke» avaient même déjà fixé un rendez-vous avec Exit. Grâce
au cannabis à usage médical, ils ont pu retrouver une qualité de
vie supportable. A l’image de cette patiente de 45 ans, qui s’est
retrouvée paralysée suite à une anesthésie rachidienne locale.
Elle a passé une année en chaise roulante et a dû prendre
des médicaments antispastiques extrêmement puissants qui
avaient de très forts effets indésirables. Depuis six mois, cette
musicienne prend de la teinture mère de cannabis trois fois par
jour à faible dose. Elle dit s’être sentie renaître et a même pu
reprendre ses activités musicales. «Avec nos produits, nous ne
pouvons naturellement pas stopper les maladies, ni même les
guérir. Mais nous pouvons apporter un réel soulagement», ré-
sume Manfred Fankhauser
De la demande d’autorisation au produit
Depuis 2007, la «Bahnhof-Apotheke» fabrique du Dronabinol à base de tétrahydro-can-
nabinol (THC) synthétisé à partir d’éléments de l’écorce d’orange. En Suisse, une utilisa-
tion médicale n’est possible qu’avec une autorisation spéciale délivrée par l’OFSP. Avec
la modification de la loi qui a eu lieu il y a quatre ans, la fabrication de produits naturels
de cannabis est maintenant aussi possible. Avec le chimiste Markus Lüdi et une entre-
prise qui cultive le chanvre, Manfred Fankhauser a donc déposé une demande en ce sens
et il possède une autorisation soumise à des normes très strictes régissant la culture, les
quantités et les contrats d’achat.
La teinture mère préparée par la «Bahnhof-Apotheke» coûte près d’un tiers de moins que
le Dronabinol. Elle est de plus en plus souvent prescrite. Les deux produits ont un effet
très comparable, la principale différence résidant dans le fait que les produits issus du
cannabis naturel contiennent d’autres substances en plus du THC, notamment du canna-
bidiol. Ce dernier est un puissant anti-inflammatoire, antiépileptique et anxiolytique. Le
Dronabinol en revanche stimule mieux l’appétit. Le choix du produit est décidé en com-
mun avec le médecin en fonction de la pathologie à traiter. Depuis peu, une huile de
cannabis est également disponible. Semblable à la teinture de cannabis, elle est toute-
fois plus fortement concentrée en cannabidiol.
Le développement de ces différents produits a été marqué, selon Manfred Fankhauser,
par de larges périodes d’essai pour lesquelles il a fallu payer le prix de l’apprentissage.
Ainsi une extraction à froid de la teinture mère de cannabis a d’abord été entreprise.
Mais au détriment de la stabilité du produit. Depuis quelques mois, la teinture mère est
chauffée, ce qui, d’après les réactions reçues, améliore son effet.
Contrairement au Dronabinol, bien documenté, il n’existe pas encore d’étude sur la tein-
ture mère de cannabis. Aujourd’hui, la pharmacie dispose de quatre ans d’expériences et
compte plusieurs centaines de patients qui prennent ce produit. Mais pour Manfred
Fankhauser, les obstacles sont pourtant beaucoup trop élevés pour la faire enregistrer.
Sécurité maximale:
le THC pur est stocké
dans un coffre-fort
situé au sous-sol de la
pharmacie.
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parce qu’ils ont des questions sur les médicaments,
raison pour laquelle je ne peux plus assurer la prise
en charge et l’approvisionnement tout seul. D’autant
qu’après avoir établi l’ordonnance, les médecins
nous délèguent fréquemment la prise en charge en
raison de notre grande expérience dans le domaine.
Notre mission est essentiellement d’éclaircir les
questions concernant la posologie, la tolérance et les
associations avec les autres médicaments. Et en plus,
il faut un certain temps jusqu’à ce que la dose cor-
recte soit fixée.
Comment se déroule un conseil classique?
Au début, le patient nous contacte par téléphone ou
par mail. Les entretiens durent environ un quart
d’heure. Dans un tiers des cas, il s’avère que le can-
nabis n’est pas adapté au patient. Pour les autres,
nous mettons à disposition des documents complé-
mentaires les informant sur la suite de la procédure,
la prescription médicale et sur les coûts du traite-
ment. Le médecin consulté par le patient va ensuite
nous contacter. La charge administrative lui prend
environ une demi-heure. Hormis la déclaration de
consentement du patient, il doit demander une
confirmation de prise en charge. En pratique, nous
procédons à un test d’utilisation pendant un mois. Si
le test montre un réel bénéfice, la caisse-maladie est
alors contactée.
L’autorisation est délivrée par l’OFSP dans les
sept à dix jours après le dépôt de la demande, mais
ce délai peut être beaucoup plus court pour les pa-
tients gravement malades en phase terminale. Après
avoir reçu l’ordonnance du médecin, nous expédions
le médicament au patient en courrier recommandé.
Là aussi, il nous faut respecter des exigences précises.
Après une semaine, les patients ont généralement
beaucoup de questions à nous poser. Il arrive même
parfois que le médicament n’agisse pas.
Quelle est la différence avec les autres médica-
ments soumis à ordonnance lors de la remise?
La charge de l’accompagnement est énorme. Mais
cet accompagnement est la condition sine qua non
pour la réussite du traitement. S’ajoute à cela que
beaucoup de nos patients sont déjà très affaiblis par
leur maladie et ont épuisé toutes les possibilités de
traitement. Ils ont un énorme besoin de communi-
quer et posent de nombreuses questions, mais ils
doivent aussi faire face à des soucis et des peurs.
Dans une certaine mesure, nous agissons en tant
qu’accompagnant spirituel, notamment parce que
nous sommes souvent leur dernier espoir. C’est un
aspect important de la prise en charge et je ne crois
pas qu’on puisse agir dans ce domaine avec comme
seule optique la rentabilité. Nous pourrions fabriquer
une quantité dix fois supérieure à ce que nous faisons
actuellement mais la prise en charge ne serait plus
assurée.
Les obstacles financiers semblent également
élevés?
C’est un fait. Les caisses-maladie ne sont pas tenues
de rembourser ce type de produits. Le traitement
n’est pris en charge que pour deux tiers des patients,
et parfois seulement en partie. Mais les coûts sont et
restent un problème. Certains patients ont de la
peine à payer. Mais pour moi, la question de la solva-
bilité ne vient qu’à la deuxième ou troisième position
quand les patients sont sévèrement atteints. Si c’est
le cas, je n’attends pas la confirmation de prise en
charge. C’est un véritable exercice d’équilibriste.
D’un côté, j’aimerais aider chacun, mais de l’autre les
affaires doivent être rentables.
Pourquoi est-il interdit en Suisse de prescrire
du cannabis sous forme d’herbe?
En Allemagne, cela est possible dans des cas excep-
tionnels. 300 à 400 patients sont concernés. Mais
cette demande ne trouve aucun écho auprès de
l’OFSP. Je suis moi-même partagé, car fumer le can-
nabis peut remettre en question la frontière qui sé-
pare le médicament de la drogue.
Jusqu’à quel point cette focalisation sur le
cannabis a-t-elle influencé votre rôle de
pharmacien?
Nous avons fait de la fabrication et de la remise de
médicaments à base de cannabis notre spécialité et
sommes aujourd’hui les interlocuteurs de nombreux
patients, organisations, cliniques et professeurs
d’université. Généralement, une pharmacie d’offi-
cine agit plutôt comme une exécutrice; avec la remise
de médicaments à base de cannabis, les rapports sont
pratiquement inversés. Ma fonction de pharmacien
est prise au sérieux et appréciée. Mais cela m’oblige
constamment à connaître les dernières études pour
offrir des données fiables. Ce n’est pas toujours très
facile car je dois aussi diriger en même temps une
officine.
Vous êtes aussi souvent en contact avec des
patients gravement malades. Comment faites-
vous pour supporter cette charge?
Il faut savoir prendre une certaine distance, ce qui
n’est pas toujours facile. Je m’organise régulièrement
des moments de détente et de loisir en faisait du
sport, en écoutant de la musique ou en passant des
soirées en bonne compagnie.
Interview et photos: Tanja Aebli
La Bahnhof-Apo-
theke de Langnau:
de la tradition à
l’innovation
Dans cette pharmacie
de l’Emmental créée il
y a 25 ans, la profes-
sion de pharmacien,
l’individualisme et
l’indépendance sont
maintenus à un ni-
veau élevé. Avec sa
femme, droguiste di-
plômée, et une équipe
constituée de 29 per-
sonnes, Manfred
Fankhauser fabrique
lui-même de nom-
breuses préparations
et gère sa propre
ligne de plantes médi-
cinales. Grâce à une
spécialisation en mé-
decine complémen-
taire, sa pharmacie est
connue bien au-delà
des frontières de la
région. Depuis 2007,
la pharmacie délivre
des gouttes de Drona-
binol et depuis quatre
ans, elle élabore des
formules à base de
teinture mère de can-
nabis.
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