Vendredi 12 décembre 2008 – table ronde
Demain, quel travail social pour notre société ?
Les travailleurs sociaux
aux Etats-Unis :
du mépris à la Maison-Blanche ?
> Romain Huret, membre de l’Institut universitaire de France,
et maître de conférences à l’Université de Lyon II
Alors qu’il cherche à mettre en œuvre son plan d’aide aux familles (Family Assistance Plan),
le président Richard Nixon s’emporte contre les travailleurs sociaux, qui souhaitent sans
cesse faire légitimer par le gouvernement leur propre existence. Pour le convaincre du bien
fondé d’une réforme de l’assistance, ses conseillers évoquent la disparition prochaine de la
profession et provoque alors son adhésion ! Dans les années 1970 et 1980, la profession
subit une crise profonde de délégitimation. L’élection d’un ancien travailleur à la Maison-
Blanche change profondément le regard sur la profession et son "utilité" dans la société.
Barack Obama sait parfaitement, pour l’avoir expérimenté de près, que la crise du modèle
américain ne se réduit pas à une crise des classes moyennes. Tous les indicateurs
économiques et sociaux vont dans le même sens. Les inégalités économiques n’ont eu de
cesse de se creuser au cours des vingt dernières années : le système de santé est l’un des
plus coûteux du monde occidental ; l’assistance sociale est limitée dans le temps et
assujettie à des contraintes extrêmement strictes qui en limitent la portée ; le système
éducatif a accentué la reproduction sociale.
L’engagement d’Obama en faveur des plus défavorisés à Chicago n’apparaît souvent que
comme une étape de son récit personnel et de sa vision d’une Amérique solidaire, mais
rarement comme la matrice d’un projet politique novateur. Héritier d’une tradition
d’organisation communautaire très ancienne à Chicago, il pense la question de la pauvreté
comme un travailleur social, ancré dans le terrain, chargé de résoudre les
dysfonctionnements structurels de la communauté. En cela, il est proche du président
démocrate John Kennedy dont l’administration lutta contre la pauvreté à l’aide de mesures
communautaires et catégorielles. Robert Kennedy, ministre de la Justice de son frère,
s’inspira ainsi des expériences conduites à Chicago pour aider les jeunes délinquants.
Aujourd’hui, l’ampleur de la pauvreté dans le pays obéit à des principes qui dépassent, et de
loin, la simple organisation communautaire : une réponse locale, fondée sur l’initiative
participative, ne peut à elle seule prendre en charge la somme de difficultés de millions de
citoyens américains. En dépit de la majorité obtenue à la Chambre des représentants et au
Sénat, la marge de manœuvre d’Obama semble limitée. Il ne faut pas oublier qu’en 1996
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c’est un président démocrate, Bill Clinton, qui imposa l’idée d’une réforme de l’Etat-
providence et substitua au principe de l’assistance (welfare) l’idée d’une aide avec
contrepartie et limite dans le temps (workfare). Beaucoup de démocrates pensaient alors
que la croissance économique allait absorber les conséquences néfastes de la loi de 1996.
Ce n’est que progressivement, avec les ralentissements de l’économie au cours du premier
mandat de George Bush et le désastre social de l’ouragan Katrina en août 2005, qu’ils ont
feint de "redécouvrir" la pauvreté dans le pays. De façon révélatrice, le terme d’underclass fit
sa réapparition sous la plume des journalistes américains pour désigner cette partie de la
population déconnectée des réseaux économiques, sociaux et culturels.
Au cours de cette longue année de débat, le candidat Obama a affiché une prudence toute
stratégique en matière de pauvreté, prudence destinée à ne pas lui aliéner cette classe
moyenne sensible à la rhétorique des «trappes de la pauvreté» et peu encline à accepter
des augmentations d’impôt. Bien souvent son propos fut sélectif et catégoriel à l’image de
ses modestes ambitions dans le domaine éducatif. Le seul grand projet annoncé porte sur
une réforme du système de santé dont les conséquences seraient bien évidemment très
importantes pour les citoyens défavorisés. Mais, pour compliquer le tableau, la situation
actuelle de l’économie américaine et l’immense déficit du budget fédéral, aggravé par le coût
la guerre en Irak, posent une hypothèque sur la possibilité d’engager une telle réforme, au
moins à court terme. Une renaissance de l’assistance sociale ne sera possible
qu’accompagnée d’une réforme globale du système fiscal dans un sens plus redistributif.
Confronté aux mêmes difficultés au lendemain de la crise de 1929, le président Franklin
Roosevelt hésita longtemps avant d’augmenter les impôts des plus favorisés et attendit
plusieurs années avant de mettre en adéquation les prélèvements fiscaux avec les fonctions
redistributives de l’Etat fédéral. S’il souhaite véritablement venir en aide aux populations les
plus pauvres, s’il compte capitaliser sur ce sursaut civique, s’il envisage de redonner un sens
aux values de solidarité et de service public qu’il n’a cessé de mettre en avant, Barack
Obama doit certes solliciter les énergies individuelles des Américains, mais également
adapter le système fiscal à la justice sociale. Entre les solutions communautaires et
catégorielles d’un Kennedy et les réformes fiscales d’un Roosevelt, Obama devra forcément
choisir. Ce choix est attendu avec intérêt par les travailleurs sociaux dans le monde entier.
Romain Huret vient de publier La fin de la pauvreté ? Les experts sociaux en Guerre contre
la pauvreté aux Etats-Unis (1945-1974) aux éditions de l’EHESS.
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