Télécharger le fac-similé

publicité
L'ACTION A L'OMBRE DE LA CRISE DE LA
RATIONALITÉ : HANNAH ARENDT
Renée LE BOULANGER
La liberté véritable ne se définit pas par
un rapport entre te désir et la satisfaction,
niais par un rapport entre la pensée et l'action.
Simone Weil, Oppression et liberté1
La place et le statut occupés par l'action dans le monde
contemporain est l'objet clairement et explicitement déclaré
de la réflexion de Hannah Arendt, et l'on peut dire que
l'objectif de sa démarche vise prioritairement à la
réhabilitation de l'action. Arendt entreprend cette
réhabilitation simultanément sur deux fronts : à la fois visà-vis des deux autres activités de la vita activa, - selon les
distinctions canoniques de Condition de l'homme moderne,
de l'œuvre et du travail -, mais aussi et surtout, vis-à-vis de
la pensée. Plus que la dévalorisation de l'action vers le bas,
c'est sa dévalorisation vers le haut qui lui importe. Au cœur
de toute son interrogation sur l'action est lovée la question
des rapports de l'action et de la pensée, autrement dit de la
politique et de la philosophie, en d'autres termes la question
des rapports de la recherche du sens et de l'insertion du
sens dans le monde commun.
Réhabiliter l'action vis-à-vis de la pensée, c'est en fait
pour Arendt rechercher l'existence d'un rapport tout autre
1
. Simone Weil. Oppression et liberté, « Réflexions sur les causes de la
liberté et de l'oppression sociale ». Paris, Gallimard-NRF. col. « Espoir ».
1955. p. 115.
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité auXXèmesiècle»
Tome 1 : “Philosophie”
Renée Le Boulanger
que celui légué par la tradition de pensée philosophique,
c'est tenter l'établissement (et l'on peut dire le
rétablissement) de leurs relations sur un tout autre mode
que celui de l'exclusion réciproque ou de l'opposition
hiérarchisée en laquelle la pensée a toujours eu la meilleure
part. Hannah Arendt voudrait en finir avec
L'hostilité
entre philosophie
et politique
qui à peine
recouverte par une philosophie politique, a été la malédiction
de la politique occidentale non moins que de la tradition
philosophique
occidentale depuis qu'hommes
d'action et
hommes de pensée se sont faussé compagnie,
c'est-à-dire
depuis la mort de Soc rate.2
Arendt est à la recherche du « lien secret entre pensée et
action », dont elle dit être certaine, sans pouvoir en donner
la preuve, que Lessing l'avait découvert, ou redécouvert3.
Sans doute ce lien secret, dont elle est en quête, devrait-il
pouvoir vider pensée et action de leur antagonisme, abattre
leur hiérarchisation, et les réunir à nouveau.
Il reste que s'attacher à la réhabilitation de l'action à
l'époque où l'entreprend Hannah Arendt est sans doute la
chose la plus problématique qui soit. Et Arendt le sait, en
1948 elle écrit à son ami Judah Magnes :
La politique dans notre siècle est presque une œuvre
désespérée, et j'ai toujours eu ta tentation de la fuir en
courant... 4
2
. Essai sur la Révolution. Paris. Gallimard, col. « Tel », 1985, p. 455, note
I, chapitre VI intitulé « La tradition révolutionnaire et son trésor perdu » dorénavant cité ER.
3
. « De l'humanité dans de “sombres temps” : réflexions sur Lessing »
(1959), dans Vies Politiques, Paris, Gallimard, col. «Tel», 1986, p. 18 dorénavant cité VP.
4
. Correspondance, Dossiers Arendt - Bibliothèque du Congrès. Lettre du 3
octobre 1948, rapportée par Elisabeth Young-Bruhl, dans Hannah Arendt,
trad. française de J. Roman et E. Tassin, Paris, Anthropos, 1986, p. 305.
188
Noesisn°5« Formes et crises de la rationalité auXXèmesiècle»
Tome 1 : “Philosophie”
L'Action à l'ombre de la crise de la rationalité : Hannah Arendt
Si l'action est la plus noble des activités de la vita activa,
que peut-il en être de cette activité après l'avènement et
l'expérience d'un système politique qui la nie ? Cela a-t-il
même encore un sens de penser l'action, de penser la
politique, après qu'un système politique qui est la négation
même de toute communauté du vivre ensemble avec les
hommes, après qu'un système politique qui non seulement
les exclut de cette vie mais va jusqu'à les rendre superflus,
en résumé après qu'un système politique qui tue la polis, a
bel et bien historiquement existé ?
L'interrogation sur la pertinence du projet arendtien peut
légitimement être posé. Pourquoi et comment peut-elle
encore vouloir s'attacher à faire reconquérir à l'action ses
titres de noblesse dans un paysage aussi sombre et
désespérant ?
Hannah Arendt a conscience de se situer à un moment
très particulier tant de l'histoire proprement dite, que de
l'histoire de toute la pensée occidentale. Elle a la conviction
de vivre dans « un monde qui partout semble avoir touché
une fin »5 en somme dans un monde qui dans tous les
domaines semble parvenu au terme de sa tradition. Une
situation qu'à plus d'une reprise Arendt rapproche de celle
qu'a connu, en d'autres temps, Augustin. Ainsi elle écrit
dans « Compréhension et politique » qu'il est
... le seul grand penseur qui ait vécu à une époque
ressemblant, à certains égard, plus qu 'aucune autre à la période
actuelle. [Et qu'] il a écrit son œuvre dans un véritable climat
de fin du monde, qui ressemble peut-être à la situation à
laquelle nous sommes
parvenus.6
5
.Le Système totalitaire, Paris. Le Seuil, col. «Points Politique», 1972,
p. 310 -dorénavant cité ST.
6
. « Compréhension et politique», dans Nature du totalitarisme, Paris,
Payot, 1990. p. 58 - dorénavant cité NT. Il s'agit de la traduction par
Noesis n"5 « Formes et crises de la rationalité au XXèmc siècle»
Tome I : “Philosophie”
189
Renée Le Boulanger
L'époque est bien celle de tous les désenchantements, de
tous les manques, de la déliquescence des repères de la vie
en communauté avec les autres (la politique), comme de
ceux de la vie en communauté avec soi-même (la pensée)7.
Ceci ne signifie nullement que Hannah Arendt voit dans
cette situation de crise l'occasion de profiter de la faiblesse
ou de la détresse, hypothétiquement plus grande de
l'adversaire que serait la pensée vis-à-vis de l'action. Si la
catastrophe totalitaire a en quelque sorte ratifié la rupture de
la tradition de pensée politique occidentale8 en pulvérisant
tous ses critères et catégories, quasiment dans le même
temps, une rupture a surgi au cœur du domaine de la
philosophie, par la rupture de la tradition de pensée
métaphysique. En somme, tant dans le domaine des affaires
humaines que dans celui de la pensée, le fil de la tradition
est rompu.
Si l'époque, ainsi marquée au sceau de la rupture de la
tradition dans son ensemble, exhibe ses stigmates : la
vacuité et le silence ; si la brèche ainsi ouverte par
l'effondrement général de la tradition occidentale est celle
d'un double abîme : abîme de la pensée et abîme de
l'action, ce moment entre un « déjà plus » et un « pas
Michèle-Irène B. de Launay de l'article intitulé « Understanding and
Politics » paru en 1953 dans Partisan Review, vol. XX, n°4, juil.août.
7
. Hannah Arendt double cet effondrement dans le registre du politique, d'un
effondrement dans celui du social, par « la transformation d'un système de
classes en une société de masse ». Rapprochant ce qui se produisit dans les
années quarante et cinquante en France de ce qui était advenu dans les
années vingt en Allemagne, Arendt voit parallèlement dans l'avènement du
nihilisme, qui après avoir « longtemps été l'affaire de quelques uns » est
« devenu alors soudain un phénomène de masse », la concrétisation de ce
même effondrement de la tradition dans le registre du spirituel. « Bertolt
Brecht (1898-1936) », dans VP., op. cit., p. 218.
8
. « La domination totalitaire en tant que fait institué... a rompu la
continuité de l'histoire occidentale », Hannah Arendt, Crise de la culture,
Paris, Gallimard, col. « Idées », 1972. p. 40 - dorénavant cité CC.
190
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité auXXèmesiècle»
Tome I : “Philosophie”
L'Action à l'ombre de la crise de la rationalité : Hannah Arendt
encore » apparaît alors, aux yeux de Hannah Arendt,
singulièrement privilégié. En dépit de son pessimisme
avoué, sa démarche est portée par l'espoir né de cette
interrogation. La brèche béante, (the gap) creusée par la
crise de la rationalité ne révèle-t-elle pas un monde soudain
« devenu aussi innocent et frais qu'il l'était le jour de la
création » 9 ? La brèche n'offre-t-elle pas, précisément
maintenant, un monde dont « la fraîcheur enfantine » l0,
ouvre la possibilité de retrouver et renouer le lien secret
entre pensée et action ? L'époque, désertée par tous les
repères, tant au cœur de son présent historique que de son
présent philosophique, ne réunit-elle pas les conditions les
plus propices à la découverte (ou re-découverte) de
nouvelles relations harmonieuses entre pensée et action,
hommes de pensée et hommes d'action, philosophie et
politique ?
Hannah Arendt veut voir dans ce point de non-retour
sur lequel a tragiquement échoué la tradition occidentale
dans son ensemble, son renversement en un point initial, le
seuil d'un nouveau commencement. Faisant fi de toutes les
apparences, pour Arendt, aussi sombres soient-ils, les
temps plongés au fond de la brèche seraient lourds d'un
nouveau commencement pour l'action et la pensée.
C'est la voie que je propose d'explorer à partir de
l'interprétation et de l'utilisation que conduit Arendt d'un
aphorisme de René Char, et d'une parabole de Franz
Kafka ; aphorisme et parabole qu'elle utilise dans plusieurs
textes, mais qu'elle réunit et combine dans la Préface à
Between past and Future.
9
« Bertolt Brecht (1898-1936) », dans VP.. op. cit.. p. 219.
. Id. Ibid.
I0
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité auXXèmesiècle»
Tome I : “Philosophie”
191
Renée Le Boulanger
L'aphorisme de René Char est : « Notre héritage n'est
précédé d'aucun testament »11. Voici la parabole de Franz
Kafka:
Il a deux antagonistes : le premier le pousse de derrière,
depuis l'origine. Le second barre la route devant lui. Il se bat
avec les deux. Certes, le premier le soutient dans son combat
contre le second car il veut le pousser en avant et de même le
second le soutient dans son combat contre le premier, car il le
pousse en arrière. Mais il n'en est ainsi que théoriquement.
Car il n'y a pas seulement les deux antagonistes en présence
mais aussi, encore lui-même, et qui connaît réellement ses
intentions ? Son rêve, cependant, est qu'une fois, dans un
moment d'inadvertance - et il y faudrait assurément une nuit
plus sombre qu'il n'y en eut jamais - il quitte d'un saut la
ligne de combat et soit élevé, à cause de son expérience du
combat, à la position d'arbitre sur ses antagonistes dans leur
combat l'un contre l'autre. 12
L'aphorisme de Char dont Arendt fait la première
phrase de sa préface à Crise de la culture 13 vise en ce texte
à faire émerger la compréhension du domaine public, du
domaine de l'action, comme espace d'apparition par
excellence de la liberté. L'auteur de La Pensée l4 fera de
nouveau appel à cet aphorisme ; ce sera là encore pour lui
faire jouer le rôle de révélateur d'un nouvel espace de
11
.«Feuillets d'Hypnos » n° 62, in Fureur et mystère, Paris, Gallimard,
1967, col. « Poésie », p. 102. Hannah Arendt relie l'aphorisme de René Char
à la célèbre parole d'Alexis de Tocqueville : «le passé n'éclairant plus
l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres ». De la Démocratie en Amérique.
Paris, Gallimard, 1961, col. « Nrf », Tome II, 4èmepartie, chap. VIII, p. 336.
12
. Franz Kafka, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1984, col.
« Bibliothèque de la Pléiade », vol. III « Journal » (fév-sept. 1920), p. 502.
(ce texte figure dans Beschreibung eines Kampfes. p. 300).
13
. Op. cit. p. 11. On retrouve ce même aphorisme en épigraphe du sixième
et dernier chapitre de l'Essai sur la Révolution, intitulé « La tradition
révolutionnaire et ses trésors perdus », op. cit., p. 317.
14
. La Vie de l'esprit. I. La Pensée. Paris, Presses universitaires de France.
1981, « Introduction », p. 27 - dorénavant cité VE. I.P.
192
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité auXXèmesiècle»
Tome 1 : “Philosophie”
L'Action à l'ombre de la crise de la rationalité : Hannah Arendt
liberté, celui dévoilé par la rupture de la tradition de pensée
métaphysique.
Ce double recours à l'aphorisme de René Char, tant
pour le trésor perdu de l'action, que pour les « trésors »
perdus de la pensée, et plus particulièrement de la
métaphysique, n'est pas un hasard.
Nul hasard non plus, lorsque Arendt convoque la même
parabole de Franz Kafka15 pour tenter de cerner la brèche
dans laquelle les hommes de pensée mais aussi, en de rares
circonstances exceptionnelles, les hommes d'action se
trouvent précipités.
En effet, l'auteur de Crise de la Culture peut bien
affirmer que « l'événement-de-pensée » 16 rapporté dans
l'histoire de Kafka ne vaut que pour le temps de l'activité
de pensée, et peut bien souligner qu'il ne saurait y avoir de
brèche dans le temps historique ou biographique l7, Arendt
n'en présente pas moins la rupture intervenue dans la vie
politique et historique de l'époque, et le désarroi qui s'en
suivit, comme l'apparition d'une brèche dans le temps. Par
le va et vient entre la métaphore de Char et celle de Kafka,
notre auteur glisse sans cesse du domaine de la pensée à
celui de l'action - et inversement -, et met doublement en
rapport la situation inconfortable de l'homme d'action
projeté dans la brèche historique de l'époque, avec
15
Hannah Arendt cite la parabole de Franz Kafka, une première fois dans
sa Préface à CC, op. cit., p. 16. Elle la sollicite à nouveau, et l'analyse plus
longuement, dans le premier volume de VE. op. cit., p. 227. Dans ce dernier
texte Arendt éprouve le besoin de l'accompagner de l'énigme « beaucoup
plus facile à comprendre » - (op. cit., p. 229) - de l'allégorie du « portique »
d'Ainsi parlait Zarathoustra.
(Nietzsche, op. cit., trad. franc. M. de
Gandillac. Paris, 1971, p. 177).
16
Op. cit., p. 20. L'auteur de La Pensée précisera une fois de plus qu'à ses
« yeux cette parabole décrit la sensation du temps telle que la perçoit le moi
pensant » (op. cit., p. 228) et que ce « fossé entre passé et futur ne se creuse
qu'au cours de la réflexion », (Ibid. p. 231 ).
17
Op. cit., p. 24 : « ...des brèches dans le temps ne se produisent pas là ».
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle»
Tome 1 : “Philosophie”
193
Renée Le Boulanger
l'expérimentation ordinaire de cette même condition par
l'homme de pensée. De fait, le propos de Hannah Arendt
superpose et croise deux niveaux d'explicitation d'une
métaphore par l'autre.
1er niveau d'explicitation : Le gap au creux duquel
l'homme d'action18 de Char se trouve exceptionnellement
dépositaire d'un trésor sans nom et, dépourvu de tout mode
d'emploi, condamné à le laisser glisser entre ses mains, est
le gap au creux duquel se meut, habituellement, le Il de
Kafka. Cette « brèche du temps » est un « petit non-espacetemps au cœur même du temps » qui vient rompre le temps
historique. Il, nous dit Arendt, n'est pas un « quelqu'un »,
n'est pas un « qui ». Il « est sans âge ». Poursuivons en
d'autres termes. Il est soustrait au temps. Il n'a pas
d'histoire, Il est toujours « sans testament ». Il n'hérite pas
ce « petit non-espace-temps » du passé. Il le découvre, s'y
insère, et en fraye la piste pour son propre compte, à ses
propres frais. Il commence à chaque fois dans l'originalité
et le dénuement absolus de celui qui « ne dispose d'aucune
formule toute prête pour quoi que ce soit » l9. En somme Il
est sans tradition.
C'est dire que le « petit non-espace-temps » qui se
dérobe à l'histoire, et esquive le monde, est par essence la
patrie propre du penseur. La brèche n'a pas pour vocation
naturelle de rompre la continuité du temps historique ou
biographique. Elle est tout d'abord et tout naturellement le
18
. Pour Hannah Arendt ce n'est que très rarement, en général en temps de
révolution, que dans l'histoire se produit le surgissement de cette brèche. Cf.
CC, op. cit., p. 13.
19
. « Aux origines de l'assimilation ». postface à Rahel Varnhagen en
commémoration du 100ème anniversaire de sa mort, dans La Tradition
Cachée, Paris, Ch. Bourgois éd.. 1987. col. «Détroits» p. 44. Cette
formule, énoncée par Arendt au sujet de Rahel Varnhagen, nous paraît
parfaitement convenir à la situation du penseur.
194
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité auXXèmesiècle»
Tome 1 : “Philosophie”
L'Action à l'ombre de la crise de la rationalité : Hannah Arendt
pays de nulle part et hors du temps du penseur20.
L'homme n'est Il que dans la mesure où il pense. C'est là,
en quelque sorte a contrario, la preuve que l'expérience de
la brèche par le moi pensant « n'a rien d'ordinaire » 21,
mais aussi que ce caractère d'extra-ordinaire est sa
condition ordinaire d'être.
Nous retiendrons de ce premier niveau d'explicitation
que ce n'est qu'en des temps exceptionnels, et celui de
René Char en est au plus haut point, que cette brèche est
soudain aussi, est soudain nécessairement, le gîte
de
l'homme
d'action.
Dans cet
intervalle,
exceptionnellement advenu dans le temps historique, la
découverte d'un trésor sans nom est explicitée précisément
par l'apparition, naturellement et de tout temps coutumière,
de l'« étrange entre-deux » au cœur du temps du penseur.
En somme, la métaphore de la brèche, tout événementielle
et historique, dont prend conscience l'homme d'action de
cette époque peu ordinaire, est donnée à comprendre dans
le transfert vers la métaphore de la brèche, ordinairement et
éternellement propre au penseur.
2eme niveau d'explicitation : Arendt insiste sur un fait des
plus surprenants qui, à la lisière de ces temps de rupture
dont les hommes d'action font la déconcertante expérience,
20
. CC, op. cit., p. 24 : « Il se peut bien qu'elle [la brèche] soit la région de
l'esprit ou, plutôt le chemin frayé par la pensée, ce petit tracé de non-temps
que l'activité de la pensée inscrit à l'intérieur de l'espace-temps des mortels,
et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l'attente sauve tout ce
qu'il touche de la ruine du temps historique et biographique. » L'auteur de
Willing. s'arrêtera à nouveau sur la description de ce « f o s s é » , et précisera
que ce qu'elle avait appelé « “the gap between past and future”... in
explicating Kafka's time parable » (tant dans la préface à CC que dans La
Pensée) a porté bien d'autres noms, de l'hodernius d'Augustin, au “présent
qui dure” de Bergson, en passant par le nunc stans de la pensée médiévale.
The Life of the mind. II/Willing. New-York and London, Harcourt Brace
Jovanovich. 1978, p. 12.
21
. VE. I.P»., op. cit., p. 58.
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle»
Tome 1 : “Philosophie”
195
Renée Le Boulanger
se produit parallèlement dans la contrée des hommes de
pensée, et plus généralement des « intellectuels ». En cette
époque il arriva que les tous premiers à éprouver le désarroi
et l'effroi de cet « instant du passage, l'heure de la main
vide »22 furent précisément les hommes de pensée, et avec
eux les écrivains et les hommes de lettres. Face aux échecs
réitérés de la philosophie à « appliquer ses propres règles
au domaine des affaires politiques » 23 et même à saisir et à
comprendre la réalité historique, prenant subitement
conscience de l'incapacité, toute nouvelle, de la tradition
philosophique à résoudre la moindre question qui se posait
à eux, voire même à poser les bonnes questions 24 ces
penseurs se détournèrent de la philosophie, abandonnant là
la pensée pour l'action. Leur engagement dans l'action pour Arendt ils s'agit essentiellement des existentialistes et
plus particulièrement des existentialistes français - est avant
tout « une rébellion du philosophe contre la
philosophie » 25 .
Cette rébellion n'est pas sans faire écho, d'une part à
l'initiale rébellion du philosophe (Platon) contre la polis,
rébellion qui, pour Arendt, a inauguré notre tradition de
pensée politique, et d'autre part à la rébellion finale qui met
un terme à cette même tradition de pensée politique, celle du
philosophe (Marx) contre la philosophie « afin de la
"réaliser" dans la politique »26. C'est dire que pour Hannah
22
. J'emprunte la formule à Christian Bobin. Le Très-Bas. Paris, Gallimard,
1992, col. « Folio », p. 52.
23
. C C , op. cit., p. 17.
24
. Dans ces dénonciations Arendt ne met à aucun instant en cause notre
capacité à penser, ni même ce qu'il est convenu d'appeler « les questions
ultimes ». L'auteur de La Vie de l'esprit précisera que ce qui est en cause
dans cette rébellion contre la philosophie est la façon de poser et de penser
ces « questions ultimes ».
25
.CC, op. cit., p. 17.
26
. « La Tradition et l'âge moderne », 1954, dans CC, op.cit., p. 29
196
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité auXXèmesiècle»
Tome 1 : “Philosophie”
L'Action à l'ombre de la crise de la rationalité : Hannah Arendt
Arendt, la fin de la tradition de pensée politique est
antérieure à la rupture de la tradition dans son ensemble. De
fait, le concept d'histoire, - compris sur le modèle de la vie
biologique tel un processus universel engloutissant toutes
les actions et tous les événements comme autant de sousproduits-, conforté par le concept de progrès, - lui-même
« perverti en simple fait naturel »27 signant par là « le
passage du vieux souci de la politique au tardif souci de
l'histoire »28-, a servi un temps de substitut à la tradition de
pensée politique, en dotant le champ des affaires humaines
du sens qu'il avait perdu, et a tiré le fil de la continuité
jusqu'à l'ultime rupture survenue dans l'histoire
occidentale elle-même avec la domination totalitaire et sa
cohorte de crimes.
Mais ici il importe pour notre propos de retenir que cet
engagement des hommes de pensée dans l'action,
concrétisé par la rébellion toute particulière de ces
« existentialistes », donne clairement actes et gestes à la
faillite de la tradition de philosophie politique quand, en
l'espace de deux générations, ces hommes se sont trouvés
renvoyés de la pensée à l'action, et de l'action à la pensée.
Ainsi, alors même que la tradition de pensée politique
parvenait à son terme, ils en condensent l'histoire
commencée par Platon, en un raccourci quasi caricatural.
Néanmoins, lorsque Hannah Arendt pointe ainsi au
travers des « existentialistes » la rébellion finale du
philosophe contre la philosophie, elle considère uniment
27
. CC. op. cit., p. 125: «le concept sublime de progrès humain a été
dépouillé de son sens historique et perverti en un simple fait naturel... »
28
« Le Concept d'histoire». 1958, dans CC. op. cit., p. 109. Cf. Ibid.
pp. 77-80. Le concept de progrès implique le déroulement d'un processus
infini de causes et d'effets qui nie la spécificité et l'originalité de tout
événement. Sa participation au processus de légitimation de la réalité
politique-historique par l'histoire elle-même interdit alors toute idée de
rupture, par suite de commencement.
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXèmc siècle»
Tome 1 : “Philosophie”
197
Renée Le Boulanger
hommes de pensée et hommes d'action du point de
vue propre à ces derniers : le temps historique et
biographique dans lequel incontestablement les uns et les
autres vivent. Cette attitude toute nouvelle des hommes de
pensée, inverse de celle des hommes d'action, les conduit à
se croiser les uns les autres dans une situation similaire, si
ce n'est à s'y retrouver.
En d'autres termes, si soudain l'homme d'action
expérimente l'abîme de la brèche, à l'instar de la pratique
ordinaire de l'homme de pensée, quasiment dans le même
temps celui-ci expérimente, en quelque sorte de surcroît, un
abîme extraordinaire : l'abîme ouvert dans son temps
historique et biographique par la rupture de la tradition de
pensée. C'est-à-dire qu'au creux du « petit non-espacetemps » de la brèche kafkaïenne, l'homme d'action, évoqué
par René Char, ne croise pas tant l'homme de pensée en
raison de l'ordinaire condition anhistorique de celui-ci,
condition en vertu de laquelle il y évolue tout naturellement.
Bien au contraire, il l'y croise en raison de l'être historique
du penseur, de son être pris dans une histoire. Il l'y croise
en raison de son insertion, comme penseur, dans l'histoire
de la tradition de pensée, au moment précis où le penseur
expérimente la déroutante et tragique inadéquation des
concepts de théorie politique avec les événements. Autant
dire que le penseur de cette fin de moitié du XXème siècle
est doublement dépourvu, si tant est que la chose soit
possible.
À ce second niveau, en réunissant les deux aphorismes
dans le champ du temps historique, Hannah Arendt
explicite, dans un autre mode et sur un autre registre, la
métaphore de René Char par celle de Franz Kafka. Mais
dans cette explicitation, Arendt ne peut faire l'économie
d'une subversion de l'expérience de Il, et de sa propre
interprétation de cette même expérience, conduite au
premier niveau.
198
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle»
Tome 1 : “Philosophie”
L'Action à l'ombre de la crise de la rationalité : Hannah Arendt
Mais la réappropriation arendtienne de l'expérience de Il
ne s'arrête pas là. Elle se poursuit dans une reprisecorrection de la fin de l'histoire. Dans la préface à Crise de
la culture Arendt estime pouvoir faire « faire un pas de
plus »29 à la parabole kafkaïenne, et dans La Pensée,
pouvoir « sans trop malmener la magnifique histoire de
Kafka... aller un peu plus loin »30. Emboîtons lui le pas.
De toute évidence ce qui froisse Hannah Arendt dans
l'histoire de Kafka, « si magnifique soit-elle »31, est que
pour se libérer de l'incessant combat qu'il est contraint de
livrer contre les deux forces adverses du temps, Il rêve
« d'une région qui surplomberait la ligne de combat »32. Ce
qui pour Arendt « ne va pas dans l'histoire de Kafka »33 est
que Il rêve « du moment où, pris au dépourvu, le temps
aura épuisé sa force »34. En somme ce dont Hannah Arendt
ne peut absolument pas s'accommoder dans cette histoire
est que Il aspire à une seule chose : saisir le moment où il
aura enfin «la possibilité ... de se hausser à la position
d'arbitre, spectateur et juge placé en dehors du jeu de h
vie »35 Cette vieille aspiration éperdue au calme, à la
sérénité - si convoitée par les philosophes - des spectateurs
de Pythagore, ce simple mais non moins impétueux désir
d'évasion du monde, pour Arendt porte un autre nom :
désertion. Pour sa part l'aspiration qui l'anime est toute
29
. CC. op. cit. p. 21.
VE.l.P., op. cit., p. 232.
31
. CC. op. cit., p. 22.
32
. CC. op. cit., p. 21. Ce combat, Arendt le souligne, naît de la seule
présence de Il. Ce n'est que parce que Il s'insère dans le mouvement
indifférencié du temps homogène, et ce faisant le rompt en deux instances
temporelles : le passé et le futur, que le combat contre les deux forces
adverses ainsi engendrées existe.
33
. CC. op. cit., p. 22.
34
. VE. I.P..op. cit., p. 232.
35
. Id. Ibid. C'est nous qui soulignons.
30
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité auXXèmesiècle»
Tome 1 : “Philosophie”
199
Renée Le Boulanger
autre : trouver une dimension toute mondaine, dénicher un
espace au cœur du temps du monde « où la pensée pourrait
s'exercer sans être du tout forcée de sauter au-delà du
temps humain »36. Cet asile, qui réalisera l'ancrage de
l'activité de penser dans ce que nous appelons le mondemaison de l'homme, Arendt le trouve en filant la métaphore
de la parabole kafkaïenne. Reprenant l'histoire de
l'aventure de Il, elle la fait glisser du registre métaphysique
vers le registre physique. Captant l'image des deux forces
adverses du temps se ruant sur Il, et s'affrontant en, et par
lui37, notre auteur en donne une interprétation à la tonalité
toute différente, par le recours au schéma du
parallélogramme des forces des physiciens38. Comme le
souligne l'auteur de Crise de la culture, l'image présente
l'avantage de maintenir Il sur le même plan que la ligne de
combat : Il reste plongé dans le mouvement de la vie.
Autant dire que Arendt fait un autre rêve pour le héros de
Kafka, celui de le voir ouvrir et déployer la diagonale
résultant de l'addition des deux forces du temps, dont ce
faisant il prend en charge le combat, et le voir se maintenir
sur la trajectoire de cette diagonale, épiphanie de sa liberté.
Pris entre « ne plus » et « pas encore », le pas de plus que
Arendt fait accomplir à la métaphore kafkaïenne engage Il à
creuser la brèche (ou la diagonale des forces) en laquelle le
passé et le futur se réunissent. Et si pour Hannah Arendt
l'organe mental du passé est la mémoire, qui caractérise la
pensée, et l'organe mental du futur est la volonté, qui
caractérise la action, nous pouvons voir dans la tournure
36
. CC. op. cit., p. 22.
VE. I ;P., op ; cit. : « Sans “lui”, pas de différence entre le passé et le
futur, seulement l'éternel changement ». p. 233.
37.
38
. CC. Op. cit., p. 22, et VE. IP., op. cit.. p.233 ; dans ce dernier texte
Hannah Arendt accompagne
son argumentation
du
schéma
du
parallélogramme des forces.
200
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle»
Tome 1 : “Philosophie”
L'Action à l'ombre de la crise de la rationalité : Hannah Arendt
prise par la métaphore de l'aventure de Il, un « dire » qui
réconcilie le « voir » et le « faire », la pensée et l'action, la
philosophie et la politique.
À la question : « Faut-il faire de la philosophie ou faut-il
faire de la politique ? - Faut-il penser ? Faut-il agir ? ». La
réponse d'Hannah Arendt est les deux, les deux tout
ensemble : penser et agir, agir et penser, les deux en un.
Pour Arendt l'époque en laquelle, au cœur de la crise de
la tradition dans son ensemble, a surgir la crise de la
rationalité est l'instant privilégié d'un possible nouveau
commencement. Tout un chacun, l'homme de pensée
comme l'homme d'action, est dans la situation de Il. La
pensée et l'action sont « un devoir pour chacun », et cette
rencontre par échange de situation et croisement des
urgences ouvre sur une possible réconciliation de la pensée
et de l'action.
En voulant réconcilier « le voir » et « le faire », « le
contempler» et «l'agir», sans doute Hannah Arendt
aspire-t-elle à renverser l'histoire de la victoire de la pensée
sur l'action. Mais au-delà du renversement, ne rêve-t-elle
pas plus encore de refonder leur histoire ? En somme, tout
comme l'auteur d'Essai sur la révolution relevait que
Virgile avait renversé le récit d'Homère pour fonder une
nouvelle ère, non plus sur la victoire de l'une des deux
parties en opposition, mais par et dans l'alliance des deux
forces adverses, Arendt n'ambitionne rien de moins que de
fonder un Novus ordo saeclorum39 pour la pensée et
l'action, la philosophie et la politique, le novus ordo
saeclorum de leur réconciliation.
39
E.R., op. cit., pp. 303-311.
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité auXXèmesiècle»
Tome 1 : “Philosophie”
201
Téléchargement