L'ACTION A L'OMBRE DE LA CRISE DE LA
RATIONALITÉ : HANNAH ARENDT
Renée LE BOULANGER
La liberté véritable ne se définit pas par
un rapport entre te désir et la satisfaction,
niais par un rapport entre la pensée et l'action.
Simone Weil, Oppression et liberté1
La place et le statut occupés par l'action dans le monde
contemporain est l'objet clairement et explicitement déclaré
de la réflexion de Hannah Arendt, et l'on peut dire que
l'objectif de sa démarche vise prioritairement à la
réhabilitation de l'action. Arendt entreprend cette
réhabilitation simultanément sur deux fronts : à la fois vis-
à-vis des deux autres activités de la vita activa, - selon les
distinctions canoniques de Condition de l'homme moderne,
de l'œuvre et du travail -, mais aussi et surtout, vis-à-vis de
la pensée. Plus que la dévalorisation de l'action vers le bas,
c'est sa dévalorisation vers le haut qui lui importe. Au cœur
de toute son interrogation sur l'action est lovée la question
des rapports de l'action et de la pensée, autrement dit de la
politique et de la philosophie, en d'autres termes la question
des rapports de la recherche du sens et de l'insertion du
sens dans le monde commun.
Réhabiliter l'action vis-à-vis de la pensée, c'est en fait
pour Arendt rechercher l'existence d'un rapport tout autre
1. Simone Weil. Oppression et liberté, « Réflexions sur les causes de la
liberté et de l'oppression sociale ». Paris, Gallimard-NRF. col. « Espoir ».
1955.
p. 115.
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«
Formes et crises de la rationalité au
XXème
siècle»
Tome
1
: “Philosophie
Renée Le Boulanger
que celui légué par la tradition de pensée philosophique,
c'est tenter l'établissement (et l'on peut dire le
rétablissement) de leurs relations sur un tout autre mode
que celui de l'exclusion réciproque ou de l'opposition
hiérarchisée en laquelle la pensée a toujours eu la meilleure
part. Hannah Arendt voudrait en finir avec
L'hostilité entre philosophie et politique qui à peine
recouverte par une philosophie politique, a été la malédiction
de la politique occidentale non moins que de la tradition
philosophique occidentale depuis qu'hommes d'action et
hommes de pensée se sont faussé compagnie, c'est-à-dire
depuis la mort de Soc rate.2
Arendt est à la recherche du « lien secret entre pensée et
action », dont elle dit être certaine, sans pouvoir en donner
la preuve, que Lessing l'avait découvert, ou redécouvert3.
Sans doute ce lien secret, dont elle est en quête, devrait-il
pouvoir vider pensée et action de leur antagonisme, abattre
leur hiérarchisation, et les réunir à nouveau.
Il reste que s'attacher à la réhabilitation de l'action à
l'époque où l'entreprend Hannah Arendt est sans doute la
chose la plus problématique qui soit. Et Arendt le sait, en
1948 elle écrit à son ami Judah Magnes :
La politique dans notre siècle est presque une œuvre
désespérée, et j'ai toujours eu ta tentation de la fuir en
courant... 4
2. Essai sur la Révolution. Paris. Gallimard, col. « Tel », 1985, p. 455, note
I, chapitre VI intitulé « La tradition révolutionnaire et son trésor perdu » -
dorénavant cité ER.
3. « De l'humanité dans de “sombres temps : réflexions sur Lessing »
(1959),
dans Vies Politiques, Paris, Gallimard, col. «Tel», 1986, p. 18 -
dorénavant cité VP.
4. Correspondance, Dossiers Arendt - Bibliothèque du Congrès. Lettre du 3
octobre 1948, rapportée par Elisabeth Young-Bruhl, dans Hannah Arendt,
trad. française de J. Roman et E. Tassin, Paris, Anthropos, 1986, p. 305.
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Formes et crises de la rationalité au
XXème
siècle»
Tome
1 :
“Philosophie
L'Action à l'ombre de la crise de la rationalité : Hannah Arendt
Si l'action est la plus noble des activités de la vita activa,
que peut-il en être de cette activité après l'avènement et
l'expérience d'un système politique qui la nie ? Cela
a-t-il
même encore un sens de penser l'action, de penser la
politique, après qu'un système politique qui est la négation
même de toute communauté du vivre ensemble avec les
hommes, après qu'un système politique qui non seulement
les exclut de cette vie mais va jusqu'à les rendre superflus,
en résumé après qu'un système politique qui tue la polis, a
bel et bien historiquement existé ?
L'interrogation sur la pertinence du projet arendtien peut
légitimement être posé. Pourquoi et comment peut-elle
encore vouloir s'attacher à faire reconquérir à l'action ses
titres de noblesse dans un paysage aussi sombre et
désespérant ?
Hannah Arendt a conscience de se situer à un moment
très particulier tant de l'histoire proprement dite, que de
l'histoire de toute la pensée occidentale. Elle a la conviction
de vivre dans « un monde qui partout semble avoir touché
une fin »5 en somme dans un monde qui dans tous les
domaines semble parvenu au terme de sa tradition. Une
situation qu'à plus d'une reprise Arendt rapproche de celle
qu'a connu, en d'autres temps, Augustin. Ainsi elle écrit
dans « Compréhension et politique » qu'il est
... le seul grand penseur qui ait vécu à une époque
ressemblant, à certains
égard,
plus qu 'aucune autre à la période
actuelle. [Et qu'] il a écrit son œuvre dans un véritable climat
de fin du monde, qui ressemble peut-être à la situation à
laquelle nous sommes parvenus.6
5 .Le Système totalitaire, Paris. Le Seuil, col. «Points Politique», 1972,
p.
310 -dorénavant cité ST.
6. « Compréhension et politique», dans Nature du totalitarisme, Paris,
Payot, 1990. p. 58 - dorénavant cité NT. Il
s'agit
de la traduction par
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n"5 « Formes et crises de la rationalité au XXèmc siècle»
Tome I
:
“Philosophie
Renée Le Boulanger
L'époque est bien celle de tous les désenchantements, de
tous les manques, de la déliquescence des repères de la vie
en communauté avec les autres (la politique), comme de
ceux de la vie en communauté avec soi-même (la pensée)7.
Ceci ne signifie nullement que Hannah Arendt voit dans
cette situation de crise l'occasion de profiter de la faiblesse
ou de la détresse, hypothétiquement plus grande de
l'adversaire que serait la pensée vis-à-vis de l'action. Si la
catastrophe totalitaire a en quelque sorte ratifié la rupture de
la tradition de pensée politique occidentale8 en pulvérisant
tous ses critères et catégories, quasiment dans le même
temps, une rupture a surgi au cœur du domaine de la
philosophie, par la rupture de la tradition de pensée
métaphysique. En somme, tant dans le domaine des affaires
humaines que dans celui de la pensée, le fil de la tradition
est rompu.
Si l'époque, ainsi marquée au sceau de la rupture de la
tradition dans son ensemble, exhibe ses stigmates : la
vacuité et le silence ; si la brèche ainsi ouverte par
l'effondrement général de la tradition occidentale est celle
d'un double abîme : abîme de la pensée et abîme de
l'action, ce moment entre un « déjà plus » et un « pas
Michèle-Irène B. de Launay de l'article intitulé « Understanding and
Politics » paru en 1953 dans Partisan Review, vol. XX, n°4, juil.août.
7. Hannah Arendt double cet effondrement dans le registre du politique, d'un
effondrement dans celui du social, par « la transformation d'un système de
classes en une société de masse ». Rapprochant ce qui se produisit dans les
années quarante et cinquante en France de ce qui était advenu dans les
années vingt en Allemagne, Arendt voit parallèlement dans l'avènement du
nihilisme, qui après avoir « longtemps été l'affaire de quelques uns » est
« devenu alors soudain un phénomène de masse », la concrétisation de ce
même effondrement de la tradition dans le registre du spirituel. « Bertolt
Brecht (1898-1936) », dans VP., op. cit., p. 218.
8. « La domination totalitaire en tant que fait institué... a rompu la
continuité de l'histoire occidentale », Hannah Arendt, Crise de la culture,
Paris,
Gallimard, col. « Idées », 1972. p. 40 - dorénavant cité CC.
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Formes et crises de la rationalité au
XXème
siècle»
Tome I : “Philosophie
encore » apparaît alors, aux yeux de Hannah Arendt,
singulièrement privilégié. En dépit de son pessimisme
avoué, sa démarche est portée par l'espoir né de cette
interrogation. La brèche béante, (the gap) creusée par la
crise de la rationalité ne révèle-t-elle pas un monde soudain
« devenu aussi innocent et frais qu'il l'était le jour de la
création »9 ? La brèche n'offre-t-elle pas, précisément
maintenant, un monde dont « la fraîcheur enfantine » l0,
ouvre la possibilité de retrouver et renouer le lien secret
entre pensée et action ? L'époque, désertée par tous les
repères, tant au cœur de son présent historique que de son
présent philosophique, ne réunit-elle pas les conditions les
plus propices à la découverte (ou re-découverte) de
nouvelles relations harmonieuses entre pensée et action,
hommes de pensée et hommes d'action, philosophie et
politique ?
Hannah Arendt veut voir dans ce point de non-retour
sur lequel a tragiquement échoué la tradition occidentale
dans son ensemble, son renversement en un point initial, le
seuil d'un nouveau commencement. Faisant fi de toutes les
apparences, pour Arendt, aussi sombres soient-ils, les
temps plongés au fond de la brèche seraient lourds d'un
nouveau commencement pour l'action et la pensée.
C'est la voie que je propose d'explorer à partir de
l'interprétation et de l'utilisation que conduit Arendt d'un
aphorisme de René Char, et d'une parabole de Franz
Kafka ; aphorisme et parabole qu'elle utilise dans plusieurs
textes,
mais qu'elle réunit et combine dans la Préface à
Between
past and Future.
9 « Bertolt Brecht (1898-1936) », dans VP.. op. cit.. p. 219.
I0. Id.
Ibid.
191
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XXème
siècle»
Tome I
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L'Action à l'ombre de la crise de la rationalité : Hannah Arendt
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