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Retraite et société 67 > avril 2014
Nicolas Foureur
Médecin, Centre d’éthique clinique
Réalisé en décembre 2013 par Isabelle Mallon
et Blanche Le Bihan
dicalisation de la vieillesse:
un juste équilibre?
entretien
avec
Au nom de quels principes médicaux, les vieilles personnes font-elles l’objet d’une
prise en charge spécialisée?
La gériatrie a grandi en même temps que le nombre de personnes âgées augmentait. La
médecine a mis un certain temps avant de reconnaître une spécicité à la prise en charge
de la vieillesse, car elle ne voyait dans celle-ci qu’un phénomène naturel auquel le médi-
cal ne pouvait rien.
Une spécicité de prise en charge repose sur une certaine idée de la balance «bénéces/
risques» chère aux médecins. L’idée est de faire bénécier les personnes âgées des avancées
de la médecine pour une meilleure espérance de vie, sans discrimination liée à l’âge, mais en
prenant garde de leur préserver la meilleure qualité de vie possible. La gériatrie a peut-être
cee spécicité qui tend à évaluer cee balance bénéces/risques au-delà de ce que seule
la technique médicale apporte et au regard des arguments plus larges tels que la psycholo-
gie ou la situation sociale de la personne. Cela revient à une évaluation davantage éthique
des situations au regard des principes biomédicaux: la bienfaisance et la non-malfaisance.
On comprend qu’en gériatrie plus qu’ailleurs, les limites de la médecine sont étanches;
les gériatres tendent à vouloir en faire, ni trop, ni trop peu… Cela ne va pas sans poser
des questions éthiques.
Médicalisation de la vieillesse : enjeux et ambivalences
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Quelles ont été les aitudes successives de la médecine vis-à-vis de la vieillesse?
Selon le Pr Olivier Saint-Jean
1
, la médecine a eu plusieurs aitudes successives face à
la prise en charge de la vieillesse. Dans les années 1970, les «vieux» n’étaient pas soi-
gnés. On organisait des services dits de «désencombrement» où on les plaçait. C’était
à l’époque un acte militant que de s’engager en gériatrie. Il fallait se bare pour obte-
nir des soins ou des explorations médicales pour les personnes âgées. Le risque n’était
pas à la surmédicalisation mais à la sous-médicalisation. Il était hors de question d’arri-
ver à pouvoir faire bénécier les personnes âgées d’une réanimation, mais il était aussi
très dicile d’obtenir pour elles un scanner. On stigmatisait les «vieux» puisqu’on les
excluait d’emblée d’une prise en charge médicale, mais en même temps on acceptait le
vieillissement comme quelque chose de «normal».
Les personnes âgées pouvaient en eet craindre d’être insusamment traitées au motif
de leur âge. Mais la médecine ne cesse d’évoluer. Aujourd’hui, la gériatrie s’est déve-
loppée, tant en termes de moyens nanciers que de possibilités techniques. Au point
que la question peut être alors inversée. Les personnes âgées sont-elles au contraire
trop traitées?
Quelles sont aujourd’hui les aitudes des médecins par rapport aux personnes
âgées? Peut-on distinguer les aitudes des médecins vis-à-vis des personnes
âgées selon les spécialités médicales (gériatrie, médecines spécialisées: cardiolo-
gie, oncologie, etc., médecine générale), selon les lieux d’exercice (hôpital, méde-
cine de ville, mais également contexte urbain, périurbain, rural), ou les catégories
de patients reçus par les diérents médecins (et notamment proportion de per-
sonnes âgées dans la patientèle)?
Il est impossible de faire des généralités sur des aitudes médicales, d’autant plus qu’elles
mêlent un savoir technique, une expérience de terrain, mais aussi des représentations
subjectives diérentes pour chacun, et qu’elles s’inscrivent dans une logique de soins
qui dépend du lieu d’exercice et de ses contraintes organisationnelles, nancières, etc.
Le Centre déthique clinique (CEC) a mené plusieurs recherches chez les personnes
âgées de plus de 75 ans, en cancérologie (accès aux traitements du cancer du colon),
en cardiologie (accès aux techniques de revascularisation), en gériatrie (quels enjeux
éthiques des décisions médico-sociales), tant à l’hôpital qu’en ville ou en maison de
retraite, en Île-de-France ou en province et en contexte urbain ou rural2. Le CEC est
par ailleurs fréquemment sollicité au cas par cas pour des personnes âgées chez qui
se discute une décision médicale en réanimation, en neurologie, en rhumatologie, en
maison de retraite, etc.
1. Pr O. Saint-Jean, professeur en gériatrie à l’hôpital Georges Pompidou AP-HP Paris, lors du débat
« L’emprise du biomédical : opportunité ou malédiction ? » en novembre 2011, http://www.etsilesvieux-
vivaientencore.com/
2. « Réflexions éthiques autour des décisions de traitement relatives au cancer colorectal chez les sujets
âgés ». N. Foureur, E. Rari, V. Fournier, La lettre de l’Hépato-gastroentérologue novembre-décembre 2008,
vol. XI, n° 6, p. 213-217
« Qualité de vie ou qualité de vie ? La fin de vie du patient cardiaque », V. Fournier, Cardiologie pratique,
n° 976, 14 septembre 2011, p 6-8.
« La décision médicale en maison de retraite : une réflexion éthique de terrain », Nicolas Foureur, Anne
Lenart, Eric Favereau, La revue de gériatrie, vol. 36, n° 10, décembre 2011.
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Il n’y a pas à proprement parler de discrimination liée à l’âge. Pour certains médecins
ou certaines équipes, l’âge peut être un argument pour faire un traitement ou non, mais
cela est exceptionnel. Dans l’étude sur le cancer du colon, le seul patient chez qui l’espé-
rance de vie en raison de l’âge a été déterminante pour que les chirurgiens ne l’opèrent
pas avait 100 ans! Si l’âge est discuté comme un argument pour faire ou ne pas faire un
acte médical, cela renvoie plus souvent à une notion subjective de chaque médecin, et
cela est rare.
Les appréciations et critères pour décider d’un traitement pour une personne âgée
peuvent varier en fonction des spécialités médicales et des lieux d’exercice. Faire plus
ou moins (surmédicaliser pour les uns, sous-médicaliser pour les autres) nest pas forcé-
ment un choix totalement argumenté. Et surtout, on voit bien que les critères quantita-
tifs et médicaux sont insusants pour savoir si l’on prend la décision la moins mauvaise
et dans le meilleur intérêt du patient, que ce soit en en faisant trop ou pas assez…
Quelles sont les aentes, voire les demandes de médicalisation, des patients âgés
ou de leurs proches, lorsque les personnes malades ne sont plus en état d’expri-
mer leurs demandes? Comment est structurée l’ore de médicalisation en direc-
tion des personnes âgées?
Nous avons remarqué qu’il y avait potentiellement un décalage entre ce que le méde-
cin proposait et ce que la personne pouvait aendre des traitements.
Dans les discussions sur les chimiothérapies possibles après avoir été opéré d’un can-
cer du colon par exemple, il y avait comme une «mystication» sur le gain d’un éven-
tuel traitement complémentaire de la chirurgie, parce que personne (médecin, patient,
proches) n’osait être trop clair sur ce qu’il y avait à aendre du traitement, en l’occur-
rence assez peu statistiquement parlant.
La méthode d’éthique clinique conduit à une rencontre particulière. Il s’agit de connaître
davantage les personnes à travers leurs caractères ou leurs valeurs. Dans nos études, nous
avons eu la surprise de constater que nous en savions plus sur la personne, à l’issue de
ces entretiens, que les professionnels qui la suivaient au quotidien. Cela n’est pas éton-
nant puisque les professionnels sont spontanément concernés par la personne présente
et ses besoins immédiats.
Lorsque nous avons débuté nos études d’éthique clinique concernant des personnes
âgées, l’hypothèse de départ d’un certain nombre d’entre nous, notamment quelques
médecins, était que la médecine actuelle est très pourvoyeuse de technique et inter-
ventionniste et que les personnes âgées, après avoir été discriminées pendant long-
temps dans le champ médical, pouvaient craindre d’être trop traitées et potentiellement
victimes d’acharnement thérapeutique. Nous pensions que les personnes âgées aime-
raient avoir la possibilité de dire «stop» plus facilement lorsqu’elles le veulent et
qu’elles étaient parfois confrontées au fait de ne pas être entendues par les méde-
cins et les soignants.
Le travail mené sur de nombreuses situations spontanées ou les analyses produites au
terme de nos recherches nous ont conduits à remere en question cee hypothèse de
départ. Les personnes âgées disent rarement «non» à une proposition de traitement et
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souhaitent avoir accès à tous les progrès techniques disponibles. Quels que soient leur
âge, leur maladie et leur niveau de dépendance, elles veulent vivre encore, le mieux et
le plus longtemps possible. Personnes âgées et proches font conance au monde médi-
cal dans son ensemble et ne veulent pas qu’il baisse les bras trop tôt.
Lexemple des patients rencontrés lors de l’étude d’éthique clinique sur la prise en charge
des cancers du colon chez les personnes âgées3 est en cela emblématique. Il s’agissait
dans cee étude de savoir si ces personnes bénécient des mêmes traitements que des
patients plus jeunes et de connaître leurs volontés? La grande majorité des patients a
envie d’être traitée, de se soigner au mieux. Cinq personnes sur cinquante-cinq, seule-
ment, refusent des chimiothérapies, dont trois ont été opérées pour leur cancer aupa-
ravant. Les plus indépendants d’entre eux, physiquement et psychiquement, parlent
beaucoup de leur qualité de vie, du besoin qu’ils ont à continuer à vivre, leur stimula-
tion provenant principalement de leur vie familiale. Même les patients qui sont dépen-
dants, physiquement ou psychiquement, et parfois institutionnalisés, estiment pouvoir
proter du peu que la vie leur apporte encore, du point de vue relationnel surtout, et
principalement grâce à leurs proches.
D’autres personnes âgées rencontrées dans le cadre d’une étude sur les directives antici-
es4 (DA), étaient suivies pour insusance cardiaque (n =20). Objectivement, ils étaient
très malades si l’on en croit la classicationASA5. Mais subjectivement, ils semblent en
être moins conscients, ne se sentant pas malades du cœur: entre deux crises, la qualité
de vie est correcte et ne s’altère pas si vite que cela. Ils ne se voient pas mourir prochai-
nement malgré leur âge et l’état d’avancement de leur maladie cardiaque. Ils souhaitent
avant toute chose «obtenir de la médecine toute l’aide nécessaire pour que la vie conti-
nue de valoir la peine». La mort les obsède pourtant, mais ils ne se représentent pas la
maladie et ne rapportent pas ce qu’ils ressentent à une défaillance cardiaque6.
Au-delà du type de maladie, la gravité de celle-ci ou le niveau de dépendance peuvent
interférer sur les choix des personnes en termes de demande de traitement. Nous avons
ainsi poursuivi nos enquêtes en observant les prises de décisions médico-sociales éthi-
quement diciles chez des personnes âgées en institution gériatrique (Ehpad ou hôpi-
tal) lors de trois moments clés de leur parcours: l’arrivée dans le lieu, un changement
de situation (hospitalisation, discussion thérapeutique, arrêt de thérapeutiques actives,
mise sous tutelle, etc.) et la n de vie7. Là encore, les personnes étaient demandeuses
de soins, quie à ce que cela puisse paraître paradoxal parfois avec le refus ou la mau-
vaise acceptation d’être institutionnalisé.
3. Étude menée chez 55 patients (22 en CHU gériatrique, 23 en CHU général) dont 30 femmes et 15
hommes. Les patients au CHU gériatrique étaient plus âgés (90/84 ans), atteintes de plus de comorbidi-
tés (77/48 %), plus de troubles cognitifs (64/16 %) et étaient plus dépendantes et/ou institutionnalisées
(64/18 %).
4. Les directives anticipées ont été introduites en France par la loi du 22 avril 2005, relative aux droits
des malades et à la fin de vie (art. L. 1111-11 du Code de la santé publique).
5. L’ASA (American Society of Anesthesiologists) a établi une classification des patients devant subir une
intervention chirurgicale en cinq catégories selon la gravité de leur pathologie pour quantifier le risque
anesthésique. Le risque est croissant de la classe 1 à la classe 5.
6. V. Fournier, D. Berthiau, E. Kempf, J. d’Haussy, 2013, « Are advance directives useful for doctors and
what for ? », Presse médicale, Feb 21, Les directives anticipées chez les personnes de plus de 75 ans,
Brochure, Eric Favereau et Marta Spranzi. http://ethique-clinique.com/publications/les-brochures/
7. L’étude a été menée dans six Ehpad et trois services de moyens et longs séjours gériatriques d’un
hôpital parisien de l’AP-HP.
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Médicalisation de la vieillesse: un juste équilibre ?
Par exemple cee femme âgée de 80 ans, veuve, qui a dû accepter son institutionnalisa-
tion en Ehpad suite à une hémiplégie liée à une métastase cérébrale d’un cancer du sein
diagnostiqué 20 ans auparavant. «Je suis là pour la rééducation et guérir, pas pour y
mourir; ils sont gentils ici mais à côté de la plaque; je suis très déçue personnelle-
ment.» Elle vérie tous ses médicaments tous les jours et organise son planning de ren-
dez-vous à l’hôpital pour être suivie au mieux.
En synthèse, les personnes âgées ne se sentent pas si âgées et si malades que cela et elles
veulent vivre, encore et encore. Quel que soit leur âge et leur état de santé, quels que
soient le niveau de dépendance et la gravité de la maladie, elles veulent bénécier de
toutes les avancées de la médecine et ne pas mourir tout de suite.
Les proches rencontrés lors de ces études, même s’ils sont présents et vigilants quant à
la prise en charge du patient âgé, préfèrent rester assez discrets dans le processus déci-
sionnel, car ils sont assez réticents à assumer le poids de la responsabilité, même s’ils y
sont parfois obligés dans des situations où le médecin est peu présent ou en aente de
leur choix. Pour autant, ils sont demandeurs de soins, si ce nest plus que les patients, en
particulier si ces derniers ne peuvent plus les réclamer. Cela peut même aller jusqu’à des
demandes d’acharnement thérapeutique.
Dans quels contextes (ou quels cas) peut-on parler de surmédicalisation des per-
sonnes âgées? Ou à l’inverse de sous-médicalisation? Par rapport à quelle popu-
lation de référence?
Au regard de tout ce qui a été dit jusque-là, il est dicile de dire si les personnes âgées
sont trop ou pas assez médicalisées en eet.
Si discrimination il y a, c’est plutôt dans la qualité du traitement apporté aux personnes âgées.
En eet, certains médecins s’interrogent sur le bienfondé de ces prises en charges médi-
cales, du fait notamment d’un décit en termes de recherche clinique dans ce domaine. Le
Pr Olivier Saint-Jean, déjà mentionné, évoque le décit d’informations scientiques rigou-
reuses que les médecins apportent à leurs patients8: «par exemple, si 40% des cancers
touchent des personnes de plus de 70 ans, seulement 2% de ces malades sont intégrés
dans des études de recherche clinique. Les thérapeutiques proposées à ces patients ne sont
donc pas assises sur des résultats d’
Evidence Based Medicine
comme le sont usuellement les
recommandations thérapeutiques. Les gériatres manquent de données scientiques pour
pouvoir renseigner leurs patients sur les bénéces/risques des traitements qu’ils donnent.»
D’autres médecins rencontrés au cours de nos études exprimaient le même doute quant
aux bénéces aendus de certaines prises en charge médicales. Les cardiologues, par
exemple, qui peuvent traiter beaucoup et longtemps du fait de leurs possibilités tech-
niques, peuvent douter de rendre service à leurs patients sur le long terme.
Finalement, le fait que les thérapeutiques ne soient pas forcément fondées sur des preuves
n’inuence pas le type de traitement donné aux personnes âgées. Cela peut participer
à ce que l’on appelle une dysmédicalisation.
8. Pr O. Saint-Jean lors du débat « L’emprise du biomédical : opportunité ou malédiction ? » en
novembre 2011.
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