Shakespeare : Métaphores et pratiques du théâtre

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Extrait - Shakespeare : métaphores et pratique du théâtre
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Le poids du concret théâtral. Il y a chez Shakespeare un discours
dispersé sur le théâtre, discours nullement constitué dans une doctrine,
mais tout de même discours concret, artisanal, lié surtout au faire du
théâtre. À travers les remarques et les conseils prodigués par ses
personnages, il n’est pas interdit de reconnaître l’expérience de l’homme
de scène qu’il était et du visionnaire que l’on peut imaginer. Pourquoi
ne pas admettre qu’une expérience quotidienne, qu’une aventure
artistique puissent transparaître dans une œuvre de fiction ? De quoi
est-elle faite sinon aussi de ces matériaux personnels qui s’y intègrent
et finissent par faire corps avec elle ? La pensée d’un écrivain se laisse
repérer soit par son caractère explicite – que parfois l’on regrette dans
la mesure où elle s’érige en profession de foi – soit par les récurrences
qui se dissimulent et se disséminent dans l’œuvre au point de
permettre leur identification hypothétique. Shakespeare appartient
plutôt à cette seconde catégorie : toute son œuvre est gorgée du rapport
au théâtre comme sont gorgées d’eau les terres proches des rivières. Le
théâtre est la référence première, essentielle, continuellement reprise.
Nous essayons maintenant de repérer ces occurrences et de les réunir
afin de dégager les constantes et d’éclairer une vision. Il faut d’abord
procéder à un travail d’exploration afin d’ouvrir un vrai champ de
fouilles qui permet d’extraire les métaphores, les procédés, les propos
qui, réunis, constituent un ensemble disparate, hétérogène, mais,
ensemble, d’une extraordinaire richesse.
Shakespeare n’a pas de porte-parole, il ne parle pas à la première
personne – à l’exception des sonnets – et rattache son discours à des
personnages ou le place dans le contexte des situations. Il nous revient
donc de respecter cet entre-deux et nous essayerons de ne pas le séparer
ni de la pièce ni de cet être de fiction qu’est le personnage qui le
prononce. Car Shakespeare parle du théâtre mais se sert aussi bien de
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celui-ci pour éclairer un être ou Georges Banu qualifier une aventure,
pour dégager un rapport à l’histoire autant qu’au monde. Il n’y a guère
de discours isolé, mais toujours un discours
intégré.
Les répétition, une pensée en actes
Parlons d’abord du théâtre, de son élaboration. Shakespeare introduit
ce discours, chaque fois, dans le cadre des répétitions, cette pratique
propre au seul théâtre. C’est ce même choix que feront tout aussi bien
Goldoni, Lope de Vega ou Molière : pour chacun, la répétition est
l’occasion de témoigner du théâtre. Alors, lorsque le théâtre est en train
de se faire, des conditions de production sont formulées, des conseils
sont dispensés, des craintes sont exprimées. L’acteur est concerné, mais
le public tout autant. Ces interventions pratiques permettent de retrouver
les données d’un contexte et également les motivations d’une
représentation. Représentation dont le statut comme la nature ne se
révèlent jamais aussi bien que dans les prologues ou les épilogues,
véritables poèmes où se conjuguent le concret et l’abstrait du théâtre. Ils
servent de plaque tournante entre les consignes pédagogiques, le régime
d’exploitation du théâtre et sa condition métaphysique. Ici, comme
dirait Peter Brook, le brut et le sacré se retrouvent profondément
imbriqués. Dans l’acte de la production pointent toujours les données
d’un horizon… du streben, du mouvement vers…
Des métaphores réversibles
“ Quelle est votre métaphore ? ” demande Messire André Fièvre
joue dans La Nuit des rois. L’œuvre de Shakespeare est constellée de
métaphores, surtout des métaphores ayant trait au théâtre. Mais elles ne
sont pas univoques, constantes et récurrentes. Chez Shakespeare les
métaphores du théâtre peuvent tantôt formuler un rapprochement qui
rehausse le théâtre, tantôt, parfois quelques lignes plus loin, le décrier et
déplorer ses retombées contagieuses sur les êtres. Et ainsi nous décelons
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les données d’un double discours, sur le théâtre comme sur la vie : la
métaphore les relie. Métaphores de l’acteur et du spectateur surtout en
les réunissant ce n’est point une cohérence qui se dégage, mais, bien au
contraire, un ensemble de contradictions : rien n’est plus étranger à
Shakespeare qu’une relation unique au théâtre, de confiance ou de
défiance. Il n’entretient ni l’optimisme des écrivains, ni la haine des
pères de l’Eglise…Certes, on pourra nous répliquer que chaque
métaphore appartient à un personnage et que c’est lui qu’elle définit,
mais, par-dessus tout, une relativisation de ce constat s’impose : rien
n’est sûr, tout peut se convertir en son contraire. Shakespeare se montre
maître dans l’art de manier ces métaphores réversibles. Elles interdisent
tout choix unique, tout qualificatif définitif…en fonction d’un contexte,
jamais le même, chaque fois autre. Au théâtre tout peut se convertir en
son contraire. C’est, au fond, le sens le plus profond du discours de
Shakespeare. C’est le défi auquel il nous convie.
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