Réflexions sur l’enseignement collégial de l’algèbre linéaire et de la géométrie vectorielle 55 R ÉFLEXIONS SUR L'ENSEIGNEMENT COLLÉGIAL DE L’ALGÈBRE LINÉAIRE ET DE LA GÉOMÉTRIE VECTORIELLE Louise Maurice Cégep de Saint-Hyacinthe Cet atelier se voulait un lieu d’échange entre les professeurs d’algèbre linéaire et de géométrie vec- humaines et celui prodigué aux étudiants de sciences de la nature ? torielle. Ils étaient invités à partager leurs expériences d’enseignement ainsi que leurs perceptions de l’apprentissage des premières notions d’algèbre linéaire et de géométrie vectorielle par les élèves. Voici les thèmes proposés : • Comment l’enseignement collégial de l’algèbre linéaire pourrait-il préparer les élèves à l’apprentissage de l’algèbre linéaire universitaire ? Parmi ces thèmes, plusieurs n’ont pas été discutés, faute de temps. Cet article est la synthèse des diffé- • Quels sont nos choix didactiques et pourquoi les fait-on dans notre enseignement ? Quelle place donnons-nous à l’approche matricielle, à l’approche géométrique, aux applications, aux démonstrations, aux nombres complexes, à la notion d’espace vectorielle et à la technologie ? • Dans quel ordre sont présentées les notions de vecteur et de matrice ? Quel est le rôle des applications versus la théorie ? Existe-t-il des problèmes qui amènent les élèves à découvrir eux-mêmes la théorie ou à la comprendre autrement ? • La terminologie, l’écriture et la notation créentelles des difficultés d’apprentissage ? rentes idées exprimées par les participants et les participantes sur les sujets discutés : difficulté de visualisation dans l’espace, ordre de présentation des vecteurs et des matrices, importance des applications, rôle des démonstrations et liens avec l’enseignement universitaire. DIFFICULTÉ DE VISUALISATION DANS L’ESPACE La plupart des personnes présentes ont souligné les difficultés qu’ont les élèves à visualiser les notions de l’espace. Pour développer leur perception géométrique, plusieurs professeurs construisent des objets dans le plan et l’espace, visualisent pour ré- • Quelles activités proposons-nous à nos élèves pour que ceux-ci fassent des liens entre les notions d’algèbre linéaire ? • Y a-t-il une différence entre l’enseignement de l’algèbre linéaire donné aux élèves de sciences soudre des problèmes, concrétisent les concepts, dessinent dans l’espace. Vincent Papillon propose à ses élèves de construire en perspective des objets à trois dimensions et de les animer à l’aide du logiciel Excel : cela permet aux élèves de situer des points 56 Actes du 47e congrès et des vecteurs de l’espace et d’être créateurs d’objets spatiaux. Philippe Etchopar utilise le logiciel Maple pour stimuler la vision 3D et pour donner une démarche algorithmique dans la résolution de problèmes. Bernard Courteau insiste sur l’importance de la vision structurelle des choses. C’est « une vision au sens propre du terme [...] puisque les objets algébriques que sont les vecteurs et les opérations d’addition et de multiplication par un scalaire réel permettent de manier de façon commode des objets géométriques comme les points, les droites et les plans dans l’espace usuel ainsi que de résoudre des problèmes d’intersection, de parallélisme, de perpendicularité, d’angles et de distances. On a là un langage algébrique qui colle particulièrement bien à la réalité géométrique accessible à notre intuition immédiate. » ORDRE DE PRÉSENTATION DES NOTIONS: VECTEUR OU MATRICE La majorité des participants et des participantes à l’atelier commencent par enseigner les matrices et la résolution des systèmes d’équations linéaires pour ensuite introduire les vecteurs. Cette approche aurait comme avantage de donner une méthode matricielle afin de déterminer si des vecteurs sont linéairement indépendants, de résoudre certains problèmes et de trouver des intersections. Par contre, Vincent Papillon pense qu’il est préférable de débuter par l’explication des vecteurs pour les raisons suivantes : Dans l’ordre chronologique du développement historique des mathématiques il n’y a aucun doute que la géométrie précède le calcul matriciel. Le calcul matriciel est une abstraction algébrique (ou symbolique) de la géométrie vectorielle dont la saveur et la signification (en sciences) se révèlent avec l’intuition spatiale (2D ou 3D). Résoudre des équations linéaires, n’est-ce pas essentiellement chercher des intersections de droites, de plans, d’hyperplans, etc ? La géométrie offre une interaction directe avec le monde sensible et conduit progressivement au monde des représentations et des constructions, à la visualisation. Préalablement à la résolution de systèmes d’équations linéaires, il me semble naturel d’explorer les constructions vectorielles en 2D et en 3D et d’acquérir aussitôt que possible la maîtrise des outils de base de la physique élémentaire : produit scalaire (projections) et produit vectoriel (rotations). De plus, en présentant les vecteurs en première partie de session il devient possible de donner aux étudiants, en mi-session, un travail de synthèse d’envergure sur la modélisation vectorielle du dessin en perspective centrale. Un tel travail constitue à lui seul un bonus très appréciable. D’autre part, toujours dans une perspective de représentation, il me semble fondamental de voir aussi les matrices 2×2 comme transformations du plan. La multiplication matricielle, l’inversion de matrices et les déterminants prennent alors une signification dynamique et donnent lieu à des applications fondamentales en infographie élémentaire. Finalement, il faut profiter de l’étude des vecteurs et des matrices dans le plan pour voir l’addition des nombres complexes comme une addition vectorielle et la multiplication des nombres complexes comme une multiplication matricielle de similitudes. La dualité géométrie-algèbre est alors plus qu’un mariage de raison... Philippe Etchecopar favorise aussi l’approche vectorielle avant l’approche matricielle, car les matrices peuvent généraliser les vecteurs. De plus, pour Réflexions sur l’enseignement collégial de l’algèbre linéaire et de la géométrie vectorielle 57 des raisons historiques, les vecteurs sont vus avant beaucoup d’applications reliées à la résolution de les matrices, juste après les ensembles, pour illus- systèmes d’équations linéaires telles le balancement trer les structures. D’ailleurs, il est coauteur d’un d’équations chimiques, le moment et le système en manuel d’algèbre qui met en valeur les structures équilibre, les énigmes, les lois de Kirchoff et les mathématiques et leur cohérence. Il reprend le con- circuits électriques, le débit dans un réseau, la cryp- cept d’espace vectoriel en calcul 3 pour décrire l’en- tographie, les chaînes de Markov, les problèmes de semble des solutions d’équations différentielles. transport, le modèle de Léontieff, la méthode du simplexe, etc. Selon Pierre Blais, l’algèbre linéaire et la géométrie vectorielle sont deux mondes reliés par un fil : nous Selon Bernard Courteau, l’intuition géométrique pouvons prendre le fil à n’importe quel endroit et, à développée en trois dimensions et le dégagement, à partir de là, construire le cours d’algèbre linéaire et partir de là, de la notion d’espace vectoriel de di- de géométrie vectorielle. mension quelconque sont nécessaires pour représenter et traiter certaines applications. Il nous en APPLICATIONS VERSUS LA THÉORIE J’ai posé les questions suivantes au groupe pour stimuler la discussion : Les applications sont-elles des « à côté » à la théorie ? Sont-elles des partenaires égaux à la théorie ? Peuvent-elles amener les élèves à découvrir la théorie ? Si oui, existe-t-il des situations qui le permettent ? D’après Philippe Etchopar, le cours de calcul en sciences de la nature se prête davantage aux applications, alors que le « cours d’algèbre tente de mon- donne quelques exemples : Les états d’un système mécanique formé d’une particule en mouvement dans l’espace ordinaire prennent place dans un espace à 6 dimensions, 3 pour la position de la particule et 3 pour sa vitesse. Le fameux problème des 3 corps en mécanique céleste demande un espace à 18 dimensions. Notre intuition immédiate est alors impuissante et c’est l’algèbre linéaire convenablement généralisée qui devient notre 6e sens ( voir L’imagination mathématique par Stéphane Durand dans le Bulletin AMQ, mars 2002, p. 8-16 ). trer deux aspects importants des mathématiques : identifier la cohérence des structures et la démarche de conceptualisation-généralisation. » L’histoire a été témoin de mathématiciens qui se sont penchés sur des problèmes appliqués. Pour plusieurs enseignants et enseignantes, les applications peuvent être un élément qui motive les élèves. Luc Amyotte, dans ses cours, encourage les élèves à poser les équations en lien avec un problème. Dans les manuels scolaires du collégial, nous retrouvons Dans d’autres situations, on doit généraliser autrement l’algèbre linéaire usuelle à 3 dimensions en prenant comme scalaires un autre système de nombres que les réels. Par exemple, dans le domaine des télécommunications, on doit souvent coder l’information de façon à résister au bruit du canal de transmission. On utilise très souvent pour cela un alphabet contenant deux lettres 0 et 1, et les mots, i.e. les suites de 0 et de 1, sont des vecteurs. L’ensemble des mots d’une même longueur n sera alors un espace vectoriel sur le corps à 2 éléments 58 Actes du 47e congrès Z2 = { 0, 1}. On est ici dans un monde fini à 2n éléments. Un code correcteur d’erreurs est alors un sous-espace bien choisi dans cet espace. Une des normes internationales dans le domaine est le code de Reed-Solomon qui est un sous-espace vectoriel de dimension 233 plongé dans l’espace à 255 dimensions, les scalaires étant le corps à 256 éléments. Le nombre de mots de code est 256 exposant 233, un nombre inimaginable dépassant énormément le nombre d’atomes de l’univers connu. Malgré cela les mathématiciens ont trouvé des algorithmes efficaces pour encoder et décoder l’information utilisant un tel code. Ce sujet se prêterait bien à un travail de fin d’études collégiales. par l’absurde. De nombreuses démonstrations sont Les deux applications mentionnées plus haut ont exigé le développement d’une théorie des espaces vectoriels de dimension finie sur un corps quelconque ( le corps des réels, un corps fini, le corps des nombres complexes, etc. ). D’autres applications demandent de généraliser encore au cas où la dimension est infinie ou encore au cas où les scalaires forment simplement un anneau plutôt qu’un corps. Bernard Courteau croit qu’il faut choisir les dé- similaires, car elles se font avec une même méthode. Elles développent rigueur et logique. Elles permettent d’avoir une vision différente des mathématiques. C’est un des premiers cours au collégial dans lequel nous avons le temps de faire des démonstrations. Quand un élève réalise qu’il existe des liens entre les concepts, les propriétés, les propositions et les hypothèses, et que lui-même est capable de créer des liens en démontrant ou en expliquant, il a le potentiel d’être un créateur dans la carrière qu’il choisira. Cette valeur anime mon enseignement. monstrations. « Il est clair pour moi que pour bien comprendre les outils théoriques que l’on développe, il faut faire des démonstrations ( il n’y a pas plus de mathématiques sans démonstration, qu’il n’y a de sciences expérimentales sans labo ). Mais il ne faut pas faire que des démonstrations et il ne faut pas nécessairement faire toutes les démonstrations. Le rôle des démonstrations est d’expliquer pourquoi et LES DÉMONSTRATIONS Certaines personnes présentes à atelier semblaient accorder peu d’importance aux démonstrations dans leur enseignement. La démonstration est un formalisme poussé et il faut être prudent, car nous pouvons perdre le sens de l’idée. Luc Amyotte privilégie les arguments heuristiques pour faire comprendre comment les choses marchent. C’est donc un outil de compréhension. Il faut les choisir dans ce but. » COMMENT L’ENSEIGNEMENT COLLÉGIAL DE L’ALGÈBRE LINÉAIRE ET DE LA GÉOMÉTRIE VECTORIELLE POURRAIT-IL PRÉPARER LES ÉLÈVES À L’APPRENTISSAGE DE L’ALGÈBRE LINÉAIRE UNIVERSITAIRE? un concept. Selon Bernard Courteau, l’algèbre linéaire et la géoÀ mon avis, les démonstrations sont un moment où métrie vectorielle sont des sujets fantastiques qui l’élève peut faire des liens entre les concepts. Elles forcent l’intuition géométrique ainsi que la rigueur font appel aux propriétés, aux propositions, aux et celles-ci sont naturellement en contact dans ce hypothèses et aux définitions. Les types de preuve cours. Il souhaiterait que l’enseignement collégial sont variés et courts : implication simple, double et dégage les concepts fondamentaux de l’algèbre li- Réflexions sur l’enseignement collégial de l’algèbre linéaire et de la géométrie vectorielle 59 néaire dans un contexte géométrique et que l’enseignement universitaire poursuivre ce développement théorique dans un contexte plus abstrait. Selon lui, l’exigence de la démonstration force l’imagination. Regrouper l’intuition et la rigueur engendre une intuition seconde plus subtile et plus puissante. CONCLUSION Les discussions sur ces quelques thèmes montrent les différentes approches possibles en enseignement de l’algèbre linéaire et de la géométrie vectorielle. Ce résumé pourrait être le départ d’une réflexion didactique pour les enseignants d’expérience ainsi que pour ceux qui sont venus s’informer sur le cours. Je terminerai cet article par la synthèse faite par Bernard Courteau sur les cours de mathématiques du collégial. Pour moi, l’algèbre linéaire est un sujet fantastique. Elle est essentielle en mathématiques même ( certains disent que c’est l’arithmétique des mathématiques supérieures ) : tout marche bien en algèbre linéaire. C’est un sujet très agréable et simple qui sert à représenter et à simplifier beaucoup de situations complexes en mathématiques. Elle est essentielle dans les applications de toutes les sciences (physique, chimie, biologie, génie, sciences humaines, administration, etc.) : elle est une immense généralisation de la règle de 3. Devant deux variables qu’il observe, tout scientifique normalement constitué se demande d’abord si l’une ne serait pas proportionnelle à l’autre et il arrive souvent que ce soit le cas, au moins en première approximation. En plus, je crois qu’elle possède des vertus pédagogiques spécifiques qui peuvent contribuer fortement à la compétence scientifique des étudiants de collège ou de début d’université. Il est, à mon avis, important qu’à la sortie du cégep, tout étudiant ait une vue équilibrée des mathématiques. Malgré le fait que le calcul infinitésimal soit l’une des plus grandes inventions de l’esprit humain, il n’est pas juste de ne donner au cégep que des cours de calcul différentiel et intégral parce que c’est toute l’autre face des maths qui serait alors complètement occultée, celle qui s’occupe des structures. Pour illustrer ces deux visages des maths, Jean Dieudonné racontait que devant la même situation, deux questions se posent : 1) si je fais varier un peu tel paramètre, qu’est-ce qui change ? 2) dans la situation donnée, qu’est-ce qui ne change pas ? La première question est celle de l’analyste et la seconde, celle de l’algébriste. Dans la pratique des mathématiques, les deux façons de regarder sont essentielles et complémentaires. Dans toute situation, il y a un aspect structurel qu’on a avantage à dégager. Le cours d’algèbre linéaire du cégep permet de développer cette vision structurelle des choses. Je remercie sincèrement Messieurs Bernard Courteau, Vincent Papillon et Philippe Etchecopar de leur contribution à ce texte ainsi qu’à tous les participants et participantes à l’atelier : Luc Amyotte, Pierre Blais, Diane Demers, Serge Dubuc, JeanClaude Girard, Laurence Juneau, Diane Lavoie, Josée Mercier, Roch Ouellet, Jean Poulin, Lise Quenneville et Cécile Viel. Louise Maurice Professeur de mathématiques PhD Didactique des mathématiques