Sens de l’éducation-2001/2002-René Barbier
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1 Présentation
L’état actuel des Sciences de l’éducation conduit à un constat d’éclatement théorique. Un
chercheur québecois distingue sept tendances dans cette perspective (théories spiritualiste,
personnaliste, psychocognitive, technologique, sociocognitive , sociale, académique).
Pourtant certains savoirs (sociologie, psychanalyse) semblent dominer le champ de
l’éducation contemporaine. Toutefois, ils sont talonnés de près par les sciences cognitives et
comportementales. Eduquer et former posent des questions plus qu’ils ne fournissent des
solutions. L’éducation est englobante et la formation ne saurait se résoudre à n’être
qu’étroitement professionnelle et utilitariste comme le voudrait une certaine orientation
économique du libéralisme.
1 Sciences de l’éducation aujourd’hui
1.1 Eclatement des théories
Le constat de l’état des “Sciences de l’éducation” à la fin du XXe siècle nous
laisse sur une impression d’extrême diversité, sans unité apparente. Elle tient sans doute à
l’histoire récente de cette discipline qui, d’emblée, se veut pluridisciplinaire.
Les sciences de l’éducation comme on le sait, sont des sciences “jeunes”1,
animées à l’origine par quelques pionniers) (Marmoz, 1988). Elles ont émergé bien après la
Seconde Guerre Mondiale, au seuil des événements de Mai-Juin 1968, échappant
progressivement à la philosophie puis à la tendance positiviste des sciences qui ont dominé la
préhistoire de l’institutionnalisation des sciences de l’éducation depuis la fin du XIXe siècle.
Plusieurs auteurs (Bain, Demoor et Jonskeere) (Avanzini, 1983(1975), p. 343)2 ont appelé
longtemps la pédagogie, “La science de l’éducation”.
Celerier, de son côté opposait une “science positive de l’éducation” liée au réel à
une “pédagogie” qui argumente en faveur d’un idéal. On parlait avant la guerre, dans les
traités, de “pédagogie générale” (Hubert). Buisson écrivait un “dictionnaire de pédagogie”.
Plus tard, même Gaston Mialaret et Maurice Debesse, fondateurs véritables des sciences de
l’éducation, présentaient unTraité des Sciences pédagogiques” (Debesse et Mialaret, 1978
(1969), 452 p.).
1.1.1 Naissance des sciences de l’éducation
A la fin du XIXe siècle les chaires occupées de “Science de l’Education” (Henri
Marion puis Ferdinand Buisson et Durkheim à la Sorbonne ; G. Compayre à Toulouse, M.
Pécaut à Fontenay, E. Lebonnois à Caen; Raymond Thamin à Lyon) reflétaient cette emprise
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de la théorie pédagogique.
C’est l’influence de Maurice Debesse (à la Sorbonne depuis 1957, après la
recréation de la chaire de E. Durkheim) qui fut décisive pour l’émergence des “Sciences de
l’éducation”, officiellement consacrées par l’Arrêté du 2 février 1967 créant une licence et
une maîtrise de Sciences de l’éducation, destinées à qualifier de futurs chercheurs en
pédagogie. Parallèlement fut constituée la 8e section du Comité consultatif des Universités,
devenue plus tard la 70e section, tandis que certaines universités créaient des maîtrises de
conférence appropriées (comme à Lyon). Avec le pluriel attribué à l’étude scientifique de
l’éducation, la sociologie perdait son rôle privilégié et devait faire une place à toutes les
recherches attachées au champ éducatif. Contestant la classification établie dans le Traité des
Sciences pédagogiques, Guy Avanzini préfère distinguer trois groupes de disciplines :
- celles qui étudient le problème éducationnel diachroniquement ou
synchroniquement (histoire de l’éducation, pédagogies comparées (géographie de
l’éducation), économie de l’éducation), etc.
- celles qui concerne le sujet de l’éducation (biologie, psychologie, sociologie et
disciplines en interface)
- celles qui alimentent la didactique : mathématique, linguistique, technologie
de l’éducation, etc. (Avanzini, 1983, p. 345).
Quoi qu’il en soit, la “pédagogie” reste un objet de connaissance privilégié pour
les “sciences de l’éducation”, comme en témoignent justement les ouvrages de G. Avanzini
précités, comme celui, de Gaston Mialaret (Mialaret, 1991, 594 p.)3.
1.1.2 Sciences de l’éducation d’aujourd’hui
Aujourd’hui les Sciences de l’éducation se portent bien. On comptait 21
départements préparant un second cycle de Sciences de l’éducation au début des années 90,
dont certains de création récente. Il existe un département aux Antilles-Guyane et un autre à
La Réunion. Les départements sont de taille inégale, avec les gros départements parisiens
(1680 étudiants à Paris 84, 1055 à Paris 5, en licence et maîtrise, sans compter les étudiants de
D.E.A. et de doctorat). Mais quelques autres, en province, dénombrent plus de 1000 étudiants
(Lille, 1374, Lyon, 1086). Au total, plus de 12000 étudiants en Sciences de l’éducation en
1991 : 72 % en licence, 24 % en maîtrise et 4 % en troisième cycle.
Chiffres en hausse depuis 1987-88 (5610 étudiants), avec une tendance au
gonflement relatif des effectifs en province par rapport à Paris (qui accueille près de 30 % des
étudiants de licence et un tiers des étudiants de maîtrise). Les étudiants sont en général du
niveau d’un DEUG, plus âgés que les autres dans les cursus (2/3 de plus de 25 ans), plutôt en
reprise d’étude et majoritairement salariés dans l’éducation nationale, le travail social ou la
formation permanente. Quelques départements d’université accueillent un pourcentage non
négligeable d’étrangers (30 % à Paris 8). Les enseignants représentent environ 255 postes
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dont 32 % de professeurs (en 1991) (AECSE, 1993, pp. 7-9).
Un regard cavalier sur le champ théorique en éducation permet de se rendre
compte de son extrême diversité. Chaque département de sciences de l’éducation pourrait
faire sa propre histoire de vie collective, comme nous l’avons réalisé à l’université Paris 8. Je
reprends ici la typologie proposée par un chercheur canadien Yves Bertrand.
1.1.3 Sept options théoriques selon Yves Bertrand
Yves Bertrand distingue 7 grandes options théoriques en éducation, à partir des
travaux français et québécois (Bertrand, 1991, 250 p.).
1°) les théories spiritualistes qui touchent les personnes préoccupées par le sens
spirituel de la vie. Elles se focalisent sur la relation entre soi et l’univers dans une perspective
religieuse et métaphysique, proche du “nouvel âge”. L’auteur y fait entrer, pêle-mêle, aussi
bien Marilyn Ferguson, Abraham Maslov que Jiddu Krishnamurti (1970(1965), 1978(1972)),
les partisans de l’énergie divine, du Tao, de l’Invisible, de Dieu, les transcendatistes
américains (Ralph Valdo Emerson, Henri Thoreau, Margaret Fuller) ou les diverses sources
philosophiques orientales (bouddhisme zen, taoïsme).
2°) Les théories personnalistes issues de la psychologie humaniste, notamment
dans la ligne de Carl Rogers (1972), de tendance libertaire, pulsionnelle, ouvertes à la notion
de soi, de liberté, d’autonomie de la personne.
Nous verrons qu’il nous faut reconsidérer ces deux classifications dans l’optique
d’une réflexion sur le “retour du religieux”, problème épineux de l’éducation contemporaine.
3°) Les théories psychocognitives qui s’intéressent au développement des
processus cognitifs chez l’élève tels le raisonnement, la résolution de problèmes, les
représentations, les conceptions préalables, les images mentales, etc, à partir de travaux en
psychologie cognitive liés aux études sur le cerveau et à celles sur l’intelligence artificielle.
4°) Les théories technologiques ou systémiques qui insistent sur l’amélioration
du message par le recours aux “technologies” (prises au sens large) appropriées : design de
l’enseignement, matériel didactique de communication et de traitement de l’information, avec
la toute première importance de l’ordinateur.
5°) Les théories sociocognitives qui mettent au jour les facteurs culturels et
sociaux dans la construction de la connaissance. Aux Etats-Unis et au Canada ce courant
remet en question la domination du courant cognitiviste de la recherche ou l’influence trop
grande accordée à la dimension psychologique de l’éducation. Ces théories se préoccupent du
changement à apporter à l’éducation en fonction des facteurs sociaux et culturels et
s’interrogent sur la construction des savoirs.
6°) Les théories sociales qui éclairent les dimensions proprement sociales,
environnementales, institutionnelles de l’éducation. Elles cherchent à élucider les inégalités
sociales et culturelles que les institutions scolaires tendent à reproduire.
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7°) Les théories académiques ou encore “essentialistes”, théories classiques qui
focalisent leur attention sur la transmission de connaissances générales en opposition à la
formation spécialisée, avec deux tendances divergentes : les “traditionnels” qui souhaitent
transmettre des connaissances classiques indépendantes des événements et des structures
sociales et les “généralistes” qui s’attardent à une formation générale préoccupée de l’esprit
critique et d’une capacité d’adaptation5.
Cette classification présente l’intérêt d’oser parler de la dimension “spirituelle” en
éducation. Les chercheurs français ne s’autorisaient guère dans ce sens, jusqu’à une époque
récente. Ce n’est que par le biais d’une réflexion sur les “valeurs” et par la philosophie de
l’éducation ou de l’anthropologie culturelle que certains se sont risqués à y réfléchir ces
dernières années (Olivier Reboul, 1992 ; Jean Houssaye, 1992 ; Pierre-André Dupuis, 1990 ;
Henri Atlan, 1991 ; Georges Lerbet, 1992 ; Lê Thàn Khôi, 1995 ; Carmel Camilleri, 1993).
A bien considérer cette diversité d’approches, nous avons l’impression d’une
juxtaposition théorique appliquée au champ éducatif. Une sorte de pluridisciplinarité sans
réelle articulation ni remise en question, loin de toute interdisciplinarité questionnante. Au
vrai, il me semble que la tendance actuelle est encore plus draconienne, dans le sens d’un
retour en force aux théories unitaires et aux disciplines reconnues et légitimées.
1.2 Tendance oligopolistique de certains savoirs en éducation
Par l’adjectif “oligopolistique” emprunté au vocabulaire de la science
économique, je veux signifier la tendance de certaines disciplines scientifiques à occuper tout
le champ de la signification - de la “signifiance” pour parler comme Hélène Trocmé-Fabre
(1993, pp. 47-59) - c’est-à-dire à se partager, éventuellement après conflit et accord, le
marché des biens symboliques attribués à l’ordre de la légitimité interprétative de l’éducation.
Hormis ces “oligopoles de l’interprétation”, peu de place pour les théories transversales.
Trois grands courants disciplinaires me paraissent dominer et se partager les
sciences de l’éducation à cet égard : la sociologie, la psychanalyse et les sciences cognitives
(avec l’apport de la psychologie expérimentale, les sciences du langage et les didactiques des
disciplines).
1.2.1 Courant sociologique
La sociologie est la discipline la plus ancienne et la mieux établie en sciences de
l’éducation (De Coster, 1970, 344 p. ; Gras, 1974, 382 p.). Après Durkheim6 éclipsant Le Play
et Gabriel Tarde, il ne restait plus beaucoup de marges de manœuvre pour les continuateurs. Il
faudra attendre longtemps et l’influence de Raymond Aron7 pour voir reconnue la sociologie
allemande en France. La sociologie de l’éducation est largement encore sous la dépendance
de l’école sociologique durkheimienne, avec des bifurcations par Max Weber8 et G.
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Bachelard pour l’école de Bourdieu/Passeron et du Centre de sociologie européenne (CSE)9
et, surtout, grâce à la décomposition de la sociologie marxiste après la chute de l’idéologie
communiste dans les pays de l’Europe de l’est. Certes Raymond Boudon et son
“individualisme sociologique” a réussi à exercer une certaine influence dans les réflexions sur
“l’inégalités des chances”.
Certes Les travaux de M. Cherkaoui (1979, 224 p.) ont tenté de remettre en
question la portée des partisans de la “reproduction”, sans compter ceux de l’histoire de
l’éducation comme Antoine Prost10, mais, dans l’ensemble, la sociologie de l’éducation reste
dominée par l’école de P. Bourdieu, d’autant qu’elle s’ouvre aujourd’hui, de plus en plus, à
une “compréhension” plus sensible du champ social de la pauvreté dans le monde (Bourdieu,
1993)11. On trouve également cette compréhension de la complexité du rapport au savoir chez
les jeunes des banlieues défavorisées dans les travaux de l’équipe ESCOL12 (Charlot, Bautier,
Rochex, 1993) dans notre département.
C’est sans doute du côté de l’ethnométhodologie garfinkelienne de l’éducation,
avec notamment Alain Coulon (1993), et de celui de l’ethnographie anglosaxonne de
l’éducation (Woods, 1990), reprise par l’Ecole vincennoise avec Georges Lapassade (1991,
1993), Rémi Hess (1987), Patrick Boumard (1989, 1990) et Patrick Berthier (1991) ou encore
d’autres chercheurs comme Régine Sirota (1988), et principalement par les chercheurs de
l’“histoire de vie” (Daniel Bertaux, Franco Ferrarotti, Gaston Pineau, Jean-Louis Le Grand,
Pierre Dominicé, Christine Josso, Bernadette Courtois etc.) que viennent les plus importantes
contestations épistémologiques en sociologie, par l’influence de la phénoménologie, la juste
place de l’interprétation au profit de l’observation, l’étude minutieuse de la “boite noire” de la
relation pédagogique.
D’autres théoriciens de la sociologie de l’éducation, comme Viviane Isambert-
Jamati, René Lourau, Rémi Hess, Marie Duru-Bellat et Agnès Henriot-Van Zanten, Jean-
Michel Berthelot ou Jean-Claude Forquin, ont su également se démarquer de l’école de
Bourdieu sans pouvoir remettre en question son hégémonie, comme on le remarque par
l’ampleur des références dans les ouvrages récents, notamment dans ce champ en expansion
qu’est la formation permanente (par exemple les derniers ouvrages de Claude Dubar (1991)
ou de Marcel Lesne et Yvon Minvielle (1990)).
1.2.2 Courant psychanalytique
La psychanalyse représente la deuxième influence théorique déterminante en
éducation, ces vingt dernières années (Baietto, 1982). Que ce soit dans le domaine de la
relation au sujet ou dans celui des interrelations de groupe, la psychanalyse freudienne s’est
développée d’une manière exponentielle, au point d’éclipser tout autre interprétation
psychologique (Jung, Adler et même Reich). Malgré la divergence des courants
psychanalytiques d’obédience freudienne, en particulier le clivage lacanien, la psychanalyse
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