1 Sciences de l`éducation aujourd`hui

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Sens de l’éducation-2001/2002-René Barbier
1 Présentation
L’état actuel des Sciences de l’éducation conduit à un constat d’éclatement théorique. Un
chercheur québecois distingue sept tendances dans cette perspective (théories spiritualiste,
personnaliste, psychocognitive, technologique , sociocognitive , sociale, académique).
Pourtant certains savoirs (sociologie, psychanalyse) semblent dominer le champ de
l’éducation contemporaine. Toutefois, ils sont talonnés de près par les sciences cognitives et
comportementales. Eduquer et former posent des questions plus qu’ils ne fournissent des
solutions. L’éducation est englobante et la formation ne saurait se résoudre à n’être
qu’étroitement professionnelle et utilitariste comme le voudrait une certaine orientation
économique du libéralisme.
1 Sciences de l’éducation aujourd’hui
1.1 Eclatement des théories
Le constat de l’état des “Sciences de l’éducation” à la fin du XXe siècle nous
laisse sur une impression d’extrême diversité, sans unité apparente. Elle tient sans doute à
l’histoire récente de cette discipline qui, d’emblée, se veut pluridisciplinaire.
Les sciences de l’éducation comme on le sait, sont des sciences “jeunes”1 ,
animées à l’origine par quelques pionniers) (Marmoz, 1988). Elles ont émergé bien après la
Seconde Guerre Mondiale, au seuil des événements de Mai-Juin 1968, échappant
progressivement à la philosophie puis à la tendance positiviste des sciences qui ont dominé la
préhistoire de l’institutionnalisation des sciences de l’éducation depuis la fin du XIXe siècle.
Plusieurs auteurs (Bain, Demoor et Jonskeere) (Avanzini, 1983(1975), p. 343)2 ont appelé
longtemps la pédagogie, “La science de l’éducation”.
Celerier, de son côté opposait une “science positive de l’éducation” liée au réel à
une “pédagogie” qui argumente en faveur d’un idéal. On parlait avant la guerre, dans les
traités, de “pédagogie générale” (Hubert). Buisson écrivait un “dictionnaire de pédagogie”.
Plus tard, même Gaston Mialaret et Maurice Debesse, fondateurs véritables des sciences de
l’éducation, présentaient un “Traité des Sciences pédagogiques” (Debesse et Mialaret, 1978
(1969), 452 p.).
1.1.1 Naissance des sciences de l’éducation
A la fin du XIXe siècle les chaires occupées de “Science de l’Education” (Henri
Marion puis Ferdinand Buisson et Durkheim à la Sorbonne ; G. Compayre à Toulouse, M.
Pécaut à Fontenay, E. Lebonnois à Caen; Raymond Thamin à Lyon) reflétaient cette emprise
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Sens de l’éducation-2001/2002-René Barbier
de la théorie pédagogique.
C’est l’influence de Maurice Debesse (à la Sorbonne depuis 1957, après la
recréation de la chaire de E. Durkheim) qui fut décisive pour l’émergence des “Sciences de
l’éducation”, officiellement consacrées par l’Arrêté du 2 février 1967 créant une licence et
une maîtrise de Sciences de l’éducation, destinées à qualifier de futurs chercheurs en
pédagogie. Parallèlement fut constituée la 8e section du Comité consultatif des Universités,
devenue plus tard la 70e section, tandis que certaines universités créaient des maîtrises de
conférence appropriées (comme à Lyon). Avec le pluriel attribué à l’étude scientifique de
l’éducation, la sociologie perdait son rôle privilégié et devait faire une place à toutes les
recherches attachées au champ éducatif. Contestant la classification établie dans le Traité des
Sciences pédagogiques, Guy Avanzini préfère distinguer trois groupes de disciplines :
- celles qui étudient le problème éducationnel diachroniquement ou
synchroniquement (histoire de l’éducation, pédagogies comparées (géographie de
l’éducation), économie de l’éducation), etc.
- celles qui concerne le sujet de l’éducation (biologie, psychologie, sociologie et
disciplines en interface)
- celles qui alimentent la didactique : mathématique, linguistique, technologie
de l’éducation, etc. (Avanzini, 1983, p. 345).
Quoi qu’il en soit, la “pédagogie” reste un objet de connaissance privilégié pour
les “sciences de l’éducation”, comme en témoignent justement les ouvrages de G. Avanzini
précités, comme celui, de Gaston Mialaret (Mialaret, 1991, 594 p.)3 .
1.1.2 Sciences de l’éducation d’aujourd’hui
Aujourd’hui les Sciences de l’éducation se portent bien. On comptait 21
départements préparant un second cycle de Sciences de l’éducation au début des années 90,
dont certains de création récente. Il existe un département aux Antilles-Guyane et un autre à
La Réunion. Les départements sont de taille inégale, avec les gros départements parisiens
(1680 étudiants à Paris 84 , 1055 à Paris 5, en licence et maîtrise, sans compter les étudiants de
D.E.A. et de doctorat). Mais quelques autres, en province, dénombrent plus de 1000 étudiants
(Lille, 1374, Lyon, 1086). Au total, plus de 12000 étudiants en Sciences de l’éducation en
1991 : 72 % en licence, 24 % en maîtrise et 4 % en troisième cycle.
Chiffres en hausse depuis 1987-88 (5610 étudiants), avec une tendance au
gonflement relatif des effectifs en province par rapport à Paris (qui accueille près de 30 % des
étudiants de licence et un tiers des étudiants de maîtrise). Les étudiants sont en général du
niveau d’un DEUG, plus âgés que les autres dans les cursus (2/3 de plus de 25 ans), plutôt en
reprise d’étude et majoritairement salariés dans l’éducation nationale, le travail social ou la
formation permanente. Quelques départements d’université accueillent un pourcentage non
négligeable d’étrangers (30 % à Paris 8). Les enseignants représentent environ 255 postes
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dont 32 % de professeurs (en 1991) (AECSE, 1993, pp. 7-9).
Un regard cavalier sur le champ théorique en éducation permet de se rendre
compte de son extrême diversité. Chaque département de sciences de l’éducation pourrait
faire sa propre histoire de vie collective, comme nous l’avons réalisé à l’université Paris 8. Je
reprends ici la typologie proposée par un chercheur canadien Yves Bertrand.
1.1.3 Sept options théoriques selon Yves Bertrand
Yves Bertrand distingue 7 grandes options théoriques en éducation, à partir des
travaux français et québécois (Bertrand, 1991, 250 p.).
1°) les théories spiritualistes qui touchent les personnes préoccupées par le sens
spirituel de la vie. Elles se focalisent sur la relation entre soi et l’univers dans une perspective
religieuse et métaphysique, proche du “nouvel âge”. L’auteur y fait entrer, pêle-mêle, aussi
bien Marilyn Ferguson, Abraham Maslov que Jiddu Krishnamurti (1970(1965), 1978(1972)),
les partisans de l’énergie divine, du Tao, de l’Invisible, de Dieu, les transcendatistes
américains (Ralph Valdo Emerson, Henri Thoreau, Margaret Fuller) ou les diverses sources
philosophiques orientales (bouddhisme zen, taoïsme).
2°) Les théories personnalistes issues de la psychologie humaniste, notamment
dans la ligne de Carl Rogers (1972), de tendance libertaire, pulsionnelle, ouvertes à la notion
de soi, de liberté, d’autonomie de la personne.
Nous verrons qu’il nous faut reconsidérer ces deux classifications dans l’optique
d’une réflexion sur le “retour du religieux”, problème épineux de l’éducation contemporaine.
3°) Les théories psychocognitives qui s’intéressent au développement des
processus cognitifs chez l’élève tels le raisonnement, la résolution de problèmes, les
représentations, les conceptions préalables, les images mentales, etc, à partir de travaux en
psychologie cognitive liés aux études sur le cerveau et à celles sur l’intelligence artificielle.
4°) Les théories technologiques ou systémiques qui insistent sur l’amélioration
du message par le recours aux “technologies” (prises au sens large) appropriées : design de
l’enseignement, matériel didactique de communication et de traitement de l’information, avec
la toute première importance de l’ordinateur.
5°) Les théories sociocognitives qui mettent au jour les facteurs culturels et
sociaux dans la construction de la connaissance. Aux Etats-Unis et au Canada ce courant
remet en question la domination du courant cognitiviste de la recherche ou l’influence trop
grande accordée à la dimension psychologique de l’éducation. Ces théories se préoccupent du
changement à apporter à l’éducation en fonction des facteurs sociaux et culturels et
s’interrogent sur la construction des savoirs.
6°) Les théories sociales qui éclairent les dimensions proprement sociales,
environnementales, institutionnelles de l’éducation. Elles cherchent à élucider les inégalités
sociales et culturelles que les institutions scolaires tendent à reproduire.
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Sens de l’éducation-2001/2002-René Barbier
7°) Les théories académiques ou encore “essentialistes”, théories classiques qui
focalisent leur attention sur la transmission de connaissances générales en opposition à la
formation spécialisée, avec deux tendances divergentes : les “traditionnels” qui souhaitent
transmettre des connaissances classiques indépendantes des événements et des structures
sociales et les “généralistes” qui s’attardent à une formation générale préoccupée de l’esprit
critique et d’une capacité d’adaptation5 .
Cette classification présente l’intérêt d’oser parler de la dimension “spirituelle” en
éducation. Les chercheurs français ne s’autorisaient guère dans ce sens, jusqu’à une époque
récente. Ce n’est que par le biais d’une réflexion sur les “valeurs” et par la philosophie de
l’éducation ou de l’anthropologie culturelle que certains se sont risqués à y réfléchir ces
dernières années (Olivier Reboul, 1992 ; Jean Houssaye, 1992 ; Pierre-André Dupuis, 1990 ;
Henri Atlan, 1991 ; Georges Lerbet, 1992 ; Lê Thàn Khôi, 1995 ; Carmel Camilleri, 1993).
A bien considérer cette diversité d’approches, nous avons l’impression d’une
juxtaposition théorique appliquée au champ éducatif. Une sorte de pluridisciplinarité sans
réelle articulation ni remise en question, loin de toute interdisciplinarité questionnante. Au
vrai, il me semble que la tendance actuelle est encore plus draconienne, dans le sens d’un
retour en force aux théories unitaires et aux disciplines reconnues et légitimées.
1.2 Tendance oligopolistique de certains savoirs en éducation
Par l’adjectif “oligopolistique” emprunté au vocabulaire de la science
économique, je veux signifier la tendance de certaines disciplines scientifiques à occuper tout
le champ de la signification - de la “signifiance” pour parler comme Hélène Trocmé-Fabre
(1993, pp. 47-59) - c’est-à-dire à se partager, éventuellement après conflit et accord, le
marché des biens symboliques attribués à l’ordre de la légitimité interprétative de l’éducation.
Hormis ces “oligopoles de l’interprétation”, peu de place pour les théories transversales.
Trois grands courants disciplinaires me paraissent dominer et se partager les
sciences de l’éducation à cet égard : la sociologie, la psychanalyse et les sciences cognitives
(avec l’apport de la psychologie expérimentale, les sciences du langage et les didactiques des
disciplines).
1.2.1 Courant sociologique
La sociologie est la discipline la plus ancienne et la mieux établie en sciences de
l’éducation (De Coster, 1970, 344 p. ; Gras, 1974, 382 p.). Après Durkheim6 éclipsant Le Play
et Gabriel Tarde, il ne restait plus beaucoup de marges de manœuvre pour les continuateurs. Il
faudra attendre longtemps et l’influence de Raymond Aron7 pour voir reconnue la sociologie
allemande en France. La sociologie de l’éducation est largement encore sous la dépendance
de l’école sociologique durkheimienne, avec des bifurcations par Max Weber8 et G.
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Sens de l’éducation-2001/2002-René Barbier
Bachelard pour l’école de Bourdieu/Passeron et du Centre de sociologie européenne (CSE)9
et, surtout, grâce à la décomposition de la sociologie marxiste après la chute de l’idéologie
communiste dans les pays de l’Europe de l’est. Certes Raymond Boudon et son
“individualisme sociologique” a réussi à exercer une certaine influence dans les réflexions sur
“l’inégalités des chances”.
Certes Les travaux de M. Cherkaoui (1979, 224 p.) ont tenté de remettre en
question la portée des partisans de la “reproduction”, sans compter ceux de l’histoire de
l’éducation comme Antoine Prost10 , mais, dans l’ensemble, la sociologie de l’éducation reste
dominée par l’école de P. Bourdieu, d’autant qu’elle s’ouvre aujourd’hui, de plus en plus, à
une “compréhension” plus sensible du champ social de la pauvreté dans le monde (Bourdieu,
1993)11 . On trouve également cette compréhension de la complexité du rapport au savoir chez
les jeunes des banlieues défavorisées dans les travaux de l’équipe ESCOL12 (Charlot, Bautier,
Rochex, 1993) dans notre département.
C’est sans doute du côté de l’ethnométhodologie garfinkelienne de l’éducation,
avec notamment Alain Coulon (1993), et de celui de l’ethnographie anglosaxonne de
l’éducation (Woods, 1990), reprise par l’Ecole vincennoise avec Georges Lapassade (1991,
1993), Rémi Hess (1987), Patrick Boumard (1989, 1990) et Patrick Berthier (1991) ou encore
d’autres chercheurs comme Régine Sirota (1988), et principalement par les chercheurs de
l’“histoire de vie” (Daniel Bertaux, Franco Ferrarotti, Gaston Pineau, Jean-Louis Le Grand,
Pierre Dominicé, Christine Josso, Bernadette Courtois etc.) que viennent les plus importantes
contestations épistémologiques en sociologie, par l’influence de la phénoménologie, la juste
place de l’interprétation au profit de l’observation, l’étude minutieuse de la “boite noire” de la
relation pédagogique.
D’autres théoriciens de la sociologie de l’éducation, comme Viviane IsambertJamati, René Lourau, Rémi Hess, Marie Duru-Bellat et Agnès Henriot-Van Zanten, JeanMichel Berthelot ou Jean-Claude Forquin, ont su également se démarquer de l’école de
Bourdieu sans pouvoir remettre en question son hégémonie, comme on le remarque par
l’ampleur des références dans les ouvrages récents, notamment dans ce champ en expansion
qu’est la formation permanente (par exemple les derniers ouvrages de Claude Dubar (1991)
ou de Marcel Lesne et Yvon Minvielle (1990)).
1.2.2 Courant psychanalytique
La psychanalyse représente la deuxième influence théorique déterminante en
éducation, ces vingt dernières années (Baietto, 1982). Que ce soit dans le domaine de la
relation au sujet ou dans celui des interrelations de groupe, la psychanalyse freudienne s’est
développée d’une manière exponentielle, au point d’éclipser tout autre interprétation
psychologique (Jung, Adler et même Reich). Malgré la divergence des courants
psychanalytiques d’obédience freudienne, en particulier le clivage lacanien, la psychanalyse
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Sens de l’éducation-2001/2002-René Barbier
est devenue la référence obligée pour expliquer les phénomènes éducatifs en France (Imbert
s/dir. 1993).
Après une période de conflit larvé, elle fait bon ménage avec la sociologie
dominante, chacun conservant son territoire, individu et petit groupe pour la psychanalyse,
société pour la sociologie. La psychosociologie ou la “sociologie clinique” (De Gaulejac,
1987) peuvent même se permettre s’articuler les deux oligopoles sémiotiques sans coup férir,
à moins que certains ne dérogent par rapport à l’orthodoxie des deux disciplines (ainsi de Max
Pagès qui ose invoquer l’apport de Reich dans sa théorie des “systèmes socio-mentaux”).
Même si “les fils de Freud sont fatigués” selon l’expression de Catherine Clément, en
éducation, ils ont encore des beaux jours devant eux et ce n’est pas l’intolérance de Pierre
Debray-Ritzen13 qui risque de les inquiéter.
1.2.3 Courant « sciences cognitives »
Malgré tout une troisième tendance s’est placée sur le marché ces dix dernières
années : les sciences cognitives (Varela, 1989 ; Varela, Thompson, Rosch, 1993) et avec
elles, la psychologie comportementale à dominante expérimentale, les neuro-sciences, les
sciences du langage et l’expansion de la didactique des disciplines fortement marquée par les
disciplines de référence, en général monoscientifiques. La concurrence est rude avec les
tenants de la psychanalyse (Van Rillaer, 1980, 415 p.). On le constate dans les comptes rendus
de colloque en sciences de l’éducation. Les neuro-sciences alliées aux sciences cognitives et
comportementalistes débordent de plus en plus, en imposant un ordre monodisciplinaire aux
sciences de l’éducation.
Dans l’ensemble il s’agit d’un ralentissement à l’approche “plurielle” de
l’éducation et de l’interrogation épistémologique résultant de la théorie de l’implication dans
l’observation des phénomènes éducatifs (Canter-Kohn et Nègre, 1991). Nous en trouvons des
échos feutrés au sein de l’Association des Enseignants et des Chercheurs en Sciences de
l’Education (AECSE)14 lorsqu’elle nuance une approche articulant diverses disciplines par
une mise en garde contre le “mélange” vague de perspectives différentes, le “cocktail
d’emprunts partiels et hâtifs aux disciplines fondamentales”... “il ne s’agit donc pas
d’abâtardir en les simplifiant, ou en les amalgamant, des démarches spécifiques depuis
longtemps confirmées” (AECSE, 1993, p. 51).
Il est vrai qu’une autre association de chercheurs, regroupant souvent les mêmes
personnes, l’Association Francophone de Recherche Scientifique en Education (AFIRSE)15 ,
semble moins circonspecte quant à l’apport d’une multiréférentialité en éducation.
Nous ne trancherons pas, d’autant que l’AECSE n’hésite pas, quelques lignes plus
loin, à affirmer “Il s’agit pour chacun, de demeurer réceptif à la multiréférentialité du fait
éducatif. Non pas refuser la spécialisation, bien au contraire, mais refuser l’absence de
confrontation”. D’un côté il semble que l’on doive rester vigilant devant les amalgames
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faciles qui constituent, en fin de compte, autant de théories “molles” en éducation. De l’autre,
l’esprit d’aventure est plus que jamais nécessaire, en théorie éducative liée aux pratiques
sociales, si nous ne voulons pas répéter inlassablement des interprétations de faits qui
durcissent les positions acquises en les enlisant dans une philosophie de la désespérance.
1.3 Eduquer ou former : un débat d’actualité
Les réflexions qui vont suivre reflètent un projet de pédagogie d’adultes en
formation de formateurs, que nous avons réalisé efficacement depuis plus de vingt ans, avec
une équipe de plusieurs collègues, dans le cadre de la Formation Permanente de notre
université (DUFA16 ). Chacun sait que la population étudiante en sciences de l’éducation à
Paris 8 est largement “adulte” et souvent salariée. Il me semble donc qu’il faut réfléchir à un
projet pédagogique et à une philosophie de l’éducation qui tient compte de cet état de fait
dans notre département.
1.3.1 Emergence du terme « formation »
L’Association des Enseignants et des Chercheurs en Sciences de l’Education
(AECSE) nous a invité il y a quelques années, à réfléchir sur une éventuelle transformation de
l’intitulé de la discipline des « sciences de l’éducation ». On proposait de passer de la
nomination “sciences de l’éducation” à celle de “sciences de l’éducation et de la formation”.
La principale raison invoquée consistait à s’adapter à la modernité massmédiatique qui joue de plus en plus sur le terme “formation” au détriment du terme
“éducation”.
Il est vrai que cette tendance existe pour diverses raisons.
La première résulte de l’émergence de la Formation Permanente des adultes dès
les années soixante-dix. Bien que, à l’époque, on ait insisté sur l’“Education permanente”,
c’est le terme “formation” qui s’est imposé au fil du temps.
La deuxième raison correspond au rejet de l’emprise psychologique du terme
“éducation” beaucoup trop connoté par les amers souvenirs du passé scolaire de chacun. Le
nouveau mot de “formation” semblait faire disparaître, comme par enchantement, les
processus contraignants qui avaient pu nous conduire à nous éloigner de l’envie de savoir.
La troisième raison vient du sentiment que le terme “formation”, par son
étymologie, est de l’ordre du “prendre forme” dans une sorte de spontanéité naturelle qui
laisserait de côté les influences idéologico-politiques qui ont imprégné le terme “éducation”.
La quatrième raison prend en compte le fait que dans la “formation”, la part des
autres et de la société (hétéro et co-formation), et la part de l’adaptation au milieu
(écoformation), jouent dialectiquement avec l’expérience personnelle et le souci d’une
connaissance de soi (autoformation).
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Sens de l’éducation-2001/2002-René Barbier
Pour toutes ces raisons, il semblait que l’AECSE se devait, effectivement, réviser
la nomination de notre discipline en l’adaptant à notre temps.
Mais en fin de compte, cette orientation n’a pas eu de suite.
1.3.2 Dérive sémantique du terme « éducateur »
Je suis en accord avec ce blocage d’une dérive sémantique.
Responsable d’un Diplôme Universitaire de Formateurs d’Adultes (DUFA), je me
suis aperçu, au fil des années, à quel point le terme “formateur” était passé d’une sphère
sémantique dynamique et créatrice, personnaliste et sociale, à une autre beaucoup plus
fonctionnelle et restrictive.
Dans un premier temps, le “formateur” s’opposait à l’“enseignant” et la formation
des adultes aux enseignements primaire et secondaire auxquels était assimilée toute éducation.
Le formateur apparaissait, en fin de compte, comme une nouvelle figure d’enseignant qui se
serait débarrassé de ses habitudes routinières et qui aurait pris en considération la personne à
éduquer, dans un souci d’insertion sociale et professionnelle. Les formations de formateurs
qui furent instituées bien avant l’institution du diplôme DUFA, allaient dans ce sens en
proposant aux futurs formateurs de nouvelles pistes de réflexion et d’action pédagogiques
(Honoré, 1980).
L’évolution de la profession, liée à la division sociale du travail, va dans le sens
d’une professionnalisation très spécialisée et parcellisée qui, à moyen terme, risque de faire
disparaître le mot même de formateur. Serge de Witte, dans une réflexion à ce propos,
propose de supprimer, purement et simplement, le terme formateur pour le remplacer par les
nominations des nouveaux professionnels spécialisés : responsable de formation, ingénieur de
formation, audit ou conseil en formation etc.
On voit le retournement de tendance.
Dans un premier temps, le terme “formation” paraissait bousculer celui
d’“éducation” dans un sens créateur. Il le dépoussiérait de sa crasse d’habitudes, d’esprit de
reproduction, et l’ouvrait à l’avenir, à la modernité supposant la curiosité et le risque de la
connaissance. Il était en accord avec la montée d’une reconnaissance de la complexité du fait
éducatif. Il redonnait un air de fête, un air de jouvence, au mot éducation. A l’enseignant
considéré, pas toujours à juste titre d’ailleurs, comme un fossoyeur de la joie d’apprendre, le
mot formateur le métamorphosait en facilitateur de l’émergence d’une forme éducative
réellement reliée à la personne, au “s’éduquant” comme disent les Québécois.
La division sociale du travail a fait déjouer cette espérance.
La formation devient de plus en plus “professionnelle” et de moins en moins une
“éducation permanente” développant une “formation personnelle” mal vue dans l’entreprise.
Non que les deux termes soient condamnés à être dichotomisés. Dans un ordre social moins
inhumain, plus soucieux d’éthique, on peut penser que l’activité professionnelle aurait à voir
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Sens de l’éducation-2001/2002-René Barbier
avec l’épanouissement de la personne.
La professionnalisation actuelle du formateur se veut de plus en plus
fonctionnelle, “technique”, spécialisée. Les cursus de formation de formateurs s’éloignent de
la formation “générale” pour devenir l’expression d’une gadgétisation technique ou
organisationnelle, en particulier dans la kyrielle de formations courtes proposées par les
entreprises.
Les publications spécialisées reflètent ce constat. Nombreuses sont celles qui
s’affichent comme des recueils de techniques “efficaces”. La réflexion plus philosophique
(sur le sens) de la formation n’a guère de place éditoriale. L’éducation, comme évaluation du
sens accordé au travail, passe à la trappe, au nom du souci managérial de s’adapter aux
“conjonctures du marché de l’emploi”. La pression se fait sentir jusque dans nos universités
qui emboîtent le pas à l’idéologie dominante de l’époque (ah, ces universités
“professionnelles” et ces “apprentis-étudiants” des C.F.A., si “profitables” pour certains
cursus !)
Le cursus d’“animateur de formation” est de plus en plus proposé à des personnes
qui ne sont pas les destinataires légitimes, comme dirait Bourdieu, des fonctions de
responsabilité dans l’entreprise. Elles auront à occuper les chômeurs de longue durée et les
jeunes sans qualification en attente désespérante de réinsertion. Elles se confondent de plus en
plus avec les éducateurs de rue dont elles doivent d’ailleurs posséder les compétences. Quant
aux cadres, on suppose qu’ils n’ont pas besoin de se former à être “formateurs d’adultes”,
comme s’ils possédaient la science infuse à cet égard, de part leur fonction de managers.
1.3.3 Réhabilitation du terme « éducation »
Il est plus que jamais nécessaire de réhabiliter le terme “EDUCATION” comme
structure englobante de signification et de valeur. Et ce n’est pas en l’affublant du terme
“formation”, avec sa dégénérescence actuelle, que l’A.E.C.S.E. ira dans le sens de sa mission.
Ce ne sont pas les “sciences de l’éducation” qui doivent redorer leur blason par le terme
ambigu de “formation” mais, au contraire, la formation qui peut s’interroger sur sa nature et
sa fonction à partir des sciences de l’éducation.
L’éducation, c’est le “projet-visée” (Ardoino) d’une connaissance plus
exigeante de l’être humain, pris dans son devenir conflictuel, inachevé et incertain. Loin
d’être dans la pensée affirmative, l’éducation est largement dubitative et s’ouvre sur un
“évangile de la perdition” pour reprendre la réflexion récente d’Edgar Morin (1993, 216 p.).17
La formation, c’est son “projet-programme”, toujours arbitraire et en
inadéquation permanente par rapport aux enjeux éducatifs. Les deux fonctions sont
nécessaires et complémentaires, mais ne sont pas au même niveau de valeur, sur le plan
personnel et social. Vouloir en faire des termes équivalents nous condamne, à court terme, à
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Sens de l’éducation-2001/2002-René Barbier
faire disparaître le mot éducation et même les “sciences de l’éducation” qui deviendront, tôt
ou tard, les “sciences de l’apprentissage” avec l’apport généreux de certains partisans des
sciences du comportement et de la cognition.
L’éducation est nécessairement politique et implique un sens de la formation,
comme pratique éducative. Ne confondons pas la direction que doit prendre la réflexion : de
l’éducation vers la formation et non l’inverse, même si des rétroactions sont possibles. Sinon
nous finirons par accepter n’importe quoi, au nom d’un pragmatisme post-moderne qui n’est
que le nouveau visage du conservatisme et de l’exploitation de l’homme par l’homme.
1
A cet égard, après les événements de 1968, le 6e Congrès International des Sciences de
l’éducation, fut un point d’ancrage. Voir L’apport des sciences fondamentales aux sciences de
l’éducation, l’université Paris Dauphine, du 3 au 7 septembre 1973, L’apport des sciences
fondamentales aux sciences de l’éducation, Paris, Epi, 1976, 2 tomes
2
Sur l’idée de réforme en éducation et ses méthodes pédagogiques, voir le même auteur,
L’école, d’hier à demain : des illusions d’une politique à la politique des illusions, Toulouse,
ERES, 1991, 205 p.
3
Pédagogie générale, Paris, PUF, 1991, 594 p., ouvrage d’introduction indispensable en
Sciences de l’éducation.
4
Les étudiants à Paris 8 en 1999-2000
http://educ.univ-paris8.fr/fsetud.html
5
« Colloque épistolaire sur internet "pédagogie et Culture" »
Sur ce sujet, participez au débat entre les « républicains » et les « pédagogues »
http://www.fp.univ-paris8.fr/recherches/ColloqueEducation.html
6
Emile Durkheim (1858-1917) À la fois enseignant et théoricien de l'éducation, Durkheim est
surtout connu comme sociologue. Il a donné à la sociologie, dont le nom a été inventé par
Auguste Comte, un objet, une méthode et une armature conceptuelle. Pour Durkheim, les faits
sociaux « consistent en des manières d'agir, de penser et de sentir, extérieures à l'individu, et
qui sont douées d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s'imposent à lui ». Les
«représentations collectives» qui les expriment sont les états d'une «conscience collective »
10
Sens de l’éducation-2001/2002-René Barbier
qui ne dérive pas des individus pris séparément, mais d'une association entre eux. Voir son
ouvrage, L’évolution pédagogique en France, 1990, 403 p.
7
Sociologue et philosophe français (1905-1983). Ses premiers travaux portent sur l'histoire
puis sur l'analyse des sociétés industrielles. Il est, en outre, l'un des principaux penseurs
français antimarxistes. Pour R.Aron, l'Homme reste une conscience socialisée, mais il ne
privilégie jamais la superstructure sur l'individu : il se place contre l'homo sovieticus, contre
l'homme nouveau, contre les déterminismes de tous genres. R.Aron condamne donc toute
forme de terreur, mais quelques soient les similitudes quant aux moyens, il ne met pas sur le
même plan la logique soviétique de société idéale, et celle nationale-socialiste
d'extermination.
Aron croit en la force de la tiédeur. Il ne croit pas l'humanité menacée par l'indifférence, parce
que l'Histoire est menée par nos passions, contrairement à Tocqueville, pour qui l'Histoire est
mue par la satisfaction (relativisme). Le seul pari réside dans le scepticisme, qui choisit et ne
s'empresse pas à tirer des conclusions.
8
Max Weber (1864-1920), économiste et sociologue allemand. Pour lui, seules sont sociales
les conduites orientées avec un certain degré de conscience (qui peut être illusoire) en
fonction d'un comportement d'autrui. Ainsi, des activités humaines comme les actes réflexes,
émotionnels ou purement imitatifs, ne peuvent, selon cette définition, être dites «sociales».
L'analyse de la signification historique de l'activité sociale repose sur les catégories de fin et
de moyen: la «justesse» de l'interprétation causale consiste à déterminer leur degré
d'adéquation. Pour faciliter la «critique technique» des actions sociales, Weber en construit
une typologie fondée sur la plus ou moins grande rationalité des moyens et des fins. Par ordre
croissant de rationalité, il distingue l'action traditionnelle (reposant sur les coutumes, les
croyances, l'habitus), l'action rationnelle par rapport à une valeur (solidaire de la religion, de
l'éthique, de l'idéologie...), l'action rationnelle par rapport à un but rationnel (celle du savant,
du technicien, du gestionnaire).
9
Centre de sociologie européenne (CSE) http://www.ehess.fr/centres/cse/
10
Antoine Prost, Ses recherches ont fait de lui un spécialiste de l'histoire de la société
française au XXe siècle, et d'ailleurs il professe sur ce sujet un cours à l'Institut d'études
politiques de Paris depuis près de dix ans. Sa thèse de troisième cycle portait sur La GTT à
l'époque du Front populaire (1963), et sa thèse de doctorat d'État, soutenue en 1975, sur Les
Anciens combattants et la société française (1914-1939). À ces travaux érudits, il a joint des
ouvrages destinés au grand public, comme sa participation au tome V de L'Histoire du peuple
français, et, récemment, une Petite histoire de la France au XXe siècle, publiée chez A. Colin
en 1979.
11
Sens de l’éducation-2001/2002-René Barbier
11
Pierre Bourdieu(s/dir.), La misère du monde, 1993, notamment son important chapitre
méthodologique sur “comprendre”.
12
ESCOL
http://educ.univ-paris8.fr/fsRecherch.html
13
Psychiatre français (1922-1993). Après avoir étudié la pédiatrie, il se spécialisa en
psychiatrie avant d'exercer la psychiatrie infantile à l'hôpital des Enfants-Malades de Paris
(1971). Professeur à la faculté de Paris (1974), son enseignement, violemment opposé à la
psychanalyse, était marqué par des conceptions organicistes et «biologisantes» qui lui
valurent les sympathies de certains courants politiques d'extrême droite.
14
l’Association des Enseignants et des Chercheurs en Sciences de l’Education (AECSE)
http://www.inrp.fr/aecse/
15
l’Association Francophone de Recherche Scientifique en Education (AFIRSE)
http://educ.univ-paris8.fr/fsAssoc.html
16
Diplôme d’Université de Formateurs d’Adultes. Pour en savoir plus voir le site,
http://www.fp.univ-paris8.fr/DUFA.html
17
Edgar Morin, Observateur de la réalité sociale, il a principalement axé ses recherches sur
l'analyse des phénomènes de désordre socioculturel (ce qu'il nomme l'irrégulier, le déviant,
l'incertain, l'indéterminé, l'aléatoire) et sur la connaissance de l'organisation même des choses.
12
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