du nouveau concernant les racines

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Pour citer cet article :
Francis Hallé,
" Des feuilles souterraines ? ",
Alliage, n°64 - Mars 2009, ,
mis en ligne le 31 juillet 2012.
URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3405
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Des feuilles souterraines ?
Francis Hallé
Botaniste, professeur émérite de l’université de Montpellier,
spécialisé
dans
la
croissance
et
l’architecture
des
arbres
tropicaux,
dans
l’écologie
des
forêts
tropicales
et
dans
l’exploration de leurs canopées. Auteur de Un monde sans hiver, Les
tropiques : nature et sociétés (Seuil, 1993), Éloge de la plante,
pour une nouvelle biologie (Seuil, 1999-2004), Plaidoyer pour
l’arbre (Actes-Sud, 2005), il a dirigé la publication de Aux
origines
des
plantes
(deux
tomes,
Fayard,
2008).
Prépare
actuellement un nouvel ouvrage sur les tropiques.
fr
90-95
Mars 2009
Fin du XVIII˚ siècle. Le grand botaniste Goethe découvre que les plantes sont faites de trois
types d’organes, d’abord les tiges, puis les feuilles, portées par les tiges et spécialisées dans les
échanges avec le milieu, et enfin, les racines qui assurent la fixation au sol. Ces organes sont-ils
peu nombreux ? On a une petite herbe, primevère, violette ou œillet. Se répètent-ils en très grand
nombre ? Cela permet la croissance des arbres, hêtre, manguier ou séquoia. Ce que disait Goethe
reste valable aujourd’hui : si vaste et complexe que puisse être la structure d’une plante, il est
toujours possible de la résoudre en trois constituants — pas un de plus —, tiges, feuilles et
racines. Même les fleurs et les fruits n’y échappent pas !
Fin du XX˚siècle. Une idée presque incroyable se fait jour, à laquelle l’auteur de Faust aurait
eu bien du mal à adhérer. Les travaux de nombreux chercheurs, botanistes et paléobotanistes,
forestiers et agronomes, convergent vers ce résultat surprenant : les racines, elles aussi, portent
des feuilles ! Des feuilles souterraines, qui naissent et « tombent » en même temps que les
feuilles vertes aériennes que nous connaissons tous. On comprendra que je mette des guillemets :
elles ne peuvent pas réellement tomber puisqu’elles sont déjà sous terre…..
Racines longues, racines fines
Les systèmes racinaires de deux arbres très différents l’un de l’autre, le chêne et le cocotier, ne
se ressemblent pas du tout, comme on pouvait s’y attendre. Pourtant, ces deux systèmes ont une
curieuse propriété en commun : ils font coexister deux types de racines.
Les « racines de structure », appelées aussi « racines longues », parce que leur fonction
principale, outre l’ancrage mécanique, est d’explorer le sol sur de grandes distances, pouvant
atteindre des dizaines de mètres. Elles ont une vie longue, parfois aussi durable que celle de
l’arbre lui-même ; pendant cette longue vie, elles deviennent dures — on dit qu’elles se lignifient
— et augmentent en diamètre, au moins dans le cas du chêne. On l’aura compris, une racine de
structure est, en milieu souterrain, l’équivalent de ce qu’est une branche dans la partie aérienne de
l’arbre.
Les « racines fines » sont issues des précédentes ; leur rôle est d’exploiter le sol en absorbant
l’eau et les sels minéraux disponibles. Ces racines fines ne dépassent pas une dizaine de
centimètres de longueur ; elles ont une vie courte, parfois réduite à quelques semaines ; elles sont
incapables de se lignifier et leur diamètre n’augmente jamais. Elles ont donc plusieurs caractères
qui, de toute évidence, rappellent ceux des feuilles.
1
Est-il légitime de considérer ces racines fines comme des feuilles souterraines ? J’ai réuni des
arguments qui vont dans les deux sens, afin que la discussion permette au lecteur de se faire une
idée aussi objective que possible. La première question à aborder est celle de l’origine des racines
fines. D’où proviennent-elles ? Comment font-elles leur apparition sur la plante ?
Les racines fines, d’où proviennent-elles ?
En comparant la naissance des feuilles à l’extrémité d’une tige en croissance, et la naissance
des racines fines à l’extrémité d’une racine de structure en croissance, on constate aisément que,
pour l’essentiel, les deux mécanismes sont identiques. La séquence des événements — période
embryonnaire, naissance, développement, période d’activité intense, sénescence, disparition —
est la même dans les deux cas.
Mais la question n’est pas résolue pour autant, car il existe au moins trois différences entre
nos deux organes :
— Les feuilles prennent naissance à la surface de la tige, tandis que les racines fines sont
issues des tissus internes de la racine de structure. Mais cela s’explique : il faut y voir l’effet de la
contrainte majeure qu’affrontent toutes les racines : croître à travers un milieu dense et
hétérogène, ce qui oblige à protéger de l’abrasion les tissus les plus fragiles, donc les plus jeunes.
La « coiffe », à l’extrémité de la racine de structure, répond au même impératif de résistance à
l’abrasion.
— Les feuilles apparaissent sur la tige en des positions prévisibles, selon un ordre strict, d’une
rigueur mathématique, connu sous le nom de phyllotaxie. Les racines fines apparaissent, au
contraire, de façon opportuniste ou aléatoire : il ne semble pas exister de « rhizotaxie ». Mais on
connaît aussi quelques (rares) exemples de feuilles à phyllotaxie aléatoire, et ce caractère ne
sépare donc pas profondément nos deux organes.
— Les nervures des feuilles sont, le plus souvent, réunies entre elles en une surface plane et
active en matière de photosynthèse, le limbe. Les racines fines, bien sûr, n’ont pas de limbe, mais
cela n’empêche pas d’y voir des feuilles, puisque les feuilles du cabomba, non plus, n’ont pas de
limbe, ni celles du fenouil (figure 1).
Si les feuilles et les racines fines apparaissent et se mettent en place de la même manière, peutêtre leurs fonctions sont-elles à ce point différentes que cela les sépare définitivement ? Quelles
sont donc les fonctions des racines fines ?
Les racines fines, à quoi servent-elles ?
Ont-elles des fonctions qui les rapprochent des feuilles classiques, ou qui les en éloignent ?
— Les feuilles, en principe, contiennent de la chlorophylle et, à la lumière, réalisent la
photosynthèse des sucres. Les racines fines, quant à elles, n’en contiennent pas ; d’ailleurs la
chlorophylle ne leur servirait à rien puisqu’elles vivent dans le noir, sous terre. Ce caractère
séparerait ces deux organes si l’on ne disposait des exemples de la pomme de terre, des iris, des
lis, des oignons et de beaucoup d’autres plantes, dont les tiges peuvent être souterraines, donc
porter des feuilles elles aussi souterraines : réduites à l’état d’écailles, ces feuilles-là ne
contiennent pas de chlorophylle. À l’inverse, on connaît aussi des racines aériennes, chez les
orchidées par exemple : ces racines-là sont vertes et, à la lumière, synthétisent des sucres.
— Les racines fines, comme toutes les racines, servent à absorber l’eau dont la plante a besoin
et, a priori, c’est là un rôle très différent de la fonction chlorophyllienne classiquement dévolue
aux feuilles. Mais, dans la réalité, les fonctions ne sont pas aussi séparées que ne le dit la
botanique classique : nous venons de voir le cas des racines vertes qui de synthétisent des sucres ;
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la contrepartie existe : les feuilles aériennes sont souvent capables d’absorber de l’eau, les poils
qu’elles portent pouvant avoir la fonction de poils absorbants. Il est regrettable que si peu de
travaux expérimentaux aient analysé cette question de l’absorption par les feuilles d’eau et
d’éléments dissous ; mais la réalité de cette absorption ne peut être mise en doute, puisqu’on
utilise avec succès, en horticulture, des engrais foliaires.
— Outre l’absorption d’eau, les « racines fines » ont une autre fonction, très originale et d’une
profonde signification biologique : elles peuvent entrer en symbiose avec des champignons du sol
pour former des mycorhizes. C’est un domaine d’une telle importance, et qui suscite actuellement
des recherches si nombreuses, qu’il est justifié de lui accorder quelques instants d’attention. Je
rappelle que les champignons ne sont pas des plantes, et qu’ils constituent un groupe d’êtres
vivants particuliers, proches des animaux.
Symbiose entre racines fines et champignons
Alors que les racines de structure ne sont pas concernées par le phénomène, plus de 90 % des
plantes ont leurs racines fines colonisées par des champignons du sol — qui peuvent être des
truffes par exemple —, ce qui conduit à la formation de mycorhizes, organes mixtes dont les
recherches actuelles découvrent les fonctions de plus en plus nombreuses. La mycorhize assure la
nutrition des deux partenaires : la plante nourrit le champignon en lui fournissant des aliments
carbonés et, en retour, le champignon apporte à la plante de l’eau, des sels minéraux —
potassium, phosphore — et de l’azote. Étant capable de prospecter de grands volumes de sol,
grâce à ses filaments qui atteignent un mètre de long, le champignon assure un apport nutritionnel
décisif, au point que l’agronomie expérimentale envisage de remplacer les engrais par des
champignons du sol !
Cette fonction nutritionnelle n’est pas la seule qu’assure la mycorhize. Elle protège aussi la
plante contre ses pathogènes, par exemple en émettant des antibiotiques, ou contre des
sécheresses temporaires en accroissant le volume de sol prospecté. Les filaments mycéliens étant
parfois très longs, un même champignon peut s’associer aux racines fines de nombreuses plantes,
souvent d’espèces différentes. On assiste ainsi à une mise en réseau aux conséquences
inattendues. Des molécules carbonées peuvent être transférées d’une plante à l’autre par un même
champignon mycorrhizien : des plantes de sous-bois, manquant de lumière, peuvent se nourrir
aux dépens des arbres qui les entourent et qui leur font de l’ombre.
La mycorhize peut aussi modifier la forme de la plante qui l’abrite, en agissant sur la masse de
ses tiges, de ses racines, ou de ses feuilles. On en arrive au concept de « phénotype étendu », une
part du phénotype de la plante qui n’est pas contrôlée par son génome, mais par des interactions
fortes avec son champignon symbiote. Ces influences majeures sont rendues possibles par la très
grande ancienneté des mycorhizes, que vérifie l’étude des fossiles ; si les plantes ont pu sortir de
l’eau et s’installer sur la terre ferme, peut-être est-ce grâce à leurs mycorrhizes ?
L’importance des racines fines dans le domaine des échanges avec le milieu se trouvant
largement confirmée, par le biais des symbioses mycorrhiziennes, il reste à vérifier si d’autres
arguments amènent à les considérer comme des feuilles souterraines. L’un des points qui
retiennent l’attention est que leur vie est synchronisée avec celle des feuilles vivant à la lumière.
Naissance au printemps, mort à l’automne
Tout le monde sait cela, les feuilles aériennes ne vivent que peu de temps ; elles tombent à
l’automne en laissant sur la tige une cicatrice bien reconnaissable. Cette vie brève est due à ce
qu’il leur manque le tissu qui fonde la longévité chez beaucoup de plantes : le bois. Les feuilles,
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contrairement à la tige qui les porte, n’en forment pas. Les anatomistes étudiant les structures
internes des arbres à bois — chêne, sapin, acajou, baobab ou cerisier — donnent cette
interprétation : les feuilles vivent peu de temps parce qu’elles ne disposent pas du groupe de
cellules embryonnaires, ou cambium, qui fabrique du bois. À l’automne elles tombent et
constituent une litière sur le sol.
Comme les feuilles aériennes, les racines fines n’ont pas de cambium et leur vie est donc
courte, le plus souvent inférieure à un an, leur longévité étant toutefois accrue par la présence de
mycorhizes. À l’automne, lorsque tombe le feuillage aérien, toutes les racines fines d’une même
plante, au moins celles qui ne sont pas mycorrhizées, meurent, se dessèchent et disparaissent ;
cela diminue l’absorption d’eau, mais ne l’arrête pas totalement puisque les parties jeunes des
racines de structure continuent à absorber l’eau. La plante n’ayant que des besoins hydriques
modérés en automne et en hiver, la disparition de la plupart de ses racines fines est sans
conséquence. On estime cette perte automnale des racines fines au tiers de la masse racinaire
totale, formant une « litière souterraine ».
Au printemps, lorsque s’ouvrent les bourgeons dans la cime de l’arbre, de nouvelles racines
fines se mettent en place. Il est vraisemblable que les deux phénomènes ne sont pas vraiment
synchrones mais les recherches, effectuées sur des chênes à feuillage caduc, ont jusqu’à présent
échoué à mettre en évidence une quelconque chronologie. Quoi qu’il en soit, les nouvelles
racines fines assurent la puissante alimentation en eau indispensable à la croissance du jeune
feuillage printanier. Un point intéressant est que cette dynamique saisonnière des racines fines —
naissance au printemps, mort à l’automne — se maintient chez les chênes à feuillage persistant,
par exemple le chêne vert. On le constate, les structures anatomiques, de même que les rythmes
annuels de naissance et de mort, montrent de belles analogies entre nos deux organes, racines
fines et feuilles.
Un détour par la paléobotanique, ou botanique des plantes anciennes et disparues, que nous ne
connaissons que par leurs restes fossilisés, va nous révéler des analogies encore plus poussées.
Des feuilles souterraines chez des plantes fossiles
Changement complet, d’époque et de décor. Nous sommes au carbonifère, il y a trois cent
cinquante millions d’années ; l’Europe et l’Amérique du Nord sont soudées en un continent
unique, sous un climat équatorial, donc très humide ; le paysage est étrange, fait de vastes et
luxuriantes forêts marécageuses qui devaient ressembler au Pantanal actuel (sud du Mato Grosso
brésilien) ou aux marais d’Irian Jaya (Nouvelle Guinée indonésienne). Au-dessus des marais,
volent des libellules meganeura d’un mètre d’envergure et, dans le sous-bois, rampent des millepattes arthropleura atteignant un mètre huit de long. Les arbres sont des isoétales, qui dépassent
quarante mètres de hauteur et deux mètres de diamètre à la base ; selon la position de leurs
sporanges, on les appelle sigillaria, chaloneria, lepidophloios ou lepidodendron. Leurs
descendants actuels sont de petites herbes des marécages, les isoetes.
Une isoétale arborescente s’accroît en même temps vers le haut et vers le bas, à partir d’un
organe central nommé stigmaria, une sorte de souche ressemblant à la fois à une tige et à une
racine. Les branches, dans la couronne de l’arbre adulte, sont identiques aux racines de structure
du stigmaria. Dans ses parties souterraines, ce dernier porte des « racines fines » qui ont toujours
été considérées comme des feuilles souterraines puisqu’elles sont identiques à ces dernières :
elles sont dépourvues de cambium, leur vie est courte et lorsqu’elles se détachent, elles laissent
des cicatrices à dispositions régulières ; en d’autres termes, la rhizotaxie est bien visible.
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L’étude de ces isoétales arborescentes du carbonifère nous conduit à une vision nouvelle de la
plante, très surprenante et aussi — de mon point de vue — très poétique.
La surface du sol, comme un miroir
Selon cette conception, la surface du sol joue, en quelque sorte, le rôle d’un miroir, de part et
d’autre duquel les structures se déploient à l’identique, des branches portant des feuilles en haut,
des racines de structure portant des racines fines en bas. Cette symétrie par rapport à la surface du
sol était évidente au carbonifère ; mais le sol et l’air sont des milieux si différents, et les plantes
ont évolué pendant des durées si longues, que la symétrie ne subsiste plus que dans les indices
ténus qui ont été discutés ici.
Pour moi, en effet, l’argument fourni par les fossiles lève les derniers doutes : les racines fines
de nos plantes actuelles sont bien des feuilles souterraines. Elles ont beaucoup en commun avec
les feuilles aériennes : apparition à proximité du sommet d’un axe de structure, intense activité
dans le domaine des échanges avec le milieu extérieur, anatomie simplifiée sans cambium,
absence de bois, dimensions réduites et vie brève, d’ailleurs synchronisée avec celle des feuilles
aériennes. Ces deux types de feuilles se complètent au plan fonctionnel : celles du bas envoient
de l’eau à celles du haut, qui, en retour, fournissent à celles d’en bas une alimentation carbonée,
riche en énergie.
Goethe, qui ignorait la paléobotanique, ne pouvait prévoir l’existence de ces feuilles
souterraines. Deux siècles plus tard, nous tenons là une authentique idée neuve dans le domaine
de la forme des plantes.
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