CORPS ET ESPRIT À L’UNISSON L’EURYTHMIE, L’IDÉAL DE VIE QUE PRÔNAIT PIERRE DE COUBERTIN par RUDOLF MALTER Pierre de Coubertin n’a jamais eu la prétention de vouloir se faire passer pour philosophe. Son œuvre littéraire cependant nous laisse découvrir un personnage qui avait une manière remarquable de s’exprimer sur un sujet en rupture profonde avec l’évolution de l’esprit philosophique moderne : le corps humain. Ses réflexions sur le rôle anthropologique fondamental du sport, en particulier celles concernant son travail de restitution des Jeux Olympiques à l’image de ceux de l’antiquité, constituent une grande part de ses écrits théoriques. C’est sur ce sujet que Rudolf Malter, professeur à l’Université de Mayence (FRG) avait choisi d’intervenir au cours du symposium « Actualité de Pierre de Coubertin ». Sa communication illustre le haut niveau de cette rencontre internationale et démontre l’intérêt de revenir aujourd’hui sur les écrits de l’inventeur de I’Olympisme moderne. 320 L es réflexions de Pierre de Coubertin sur le corps humain gagnent en originalité par leur relation à la pratique. Le corps, par le biais de l’exercice du sport, doit obtenir le droit qui lui revient en tant qu’élément constitutif de l’homme pris dans sa totalité. Les théories de Coubertin sur le sport, puisqu’elles résument les modes d’accomplissement de cette totalité, ne traitent pas seulement du développement des forces physiques ; elles associent également les facultés intellectuelles et leur utilisation dans un programme d’anthropologie fondé sur l’action. Quoique l’intention sans équivoque de Pierre de Coubertin fut de concevoir un système éducatif qui remplacerait la culture du corps et l’éducation de l’esprit par une formation globale des facultés humaines, ses réflexions sont néanmoins toujours alignées sur le dualisme cartésien de « res cogitans » et « res extensa ». L’accentuation de l’unité de l’homme se fait sous réserve que cette unité soit une totalité, constituée de deux éléments. Coubertin n’a pas été tenté de faire la réduction théorique d’un élément sur l’autre, il n’est ni matérialiste, ni spiritualiste. Le corps n’est ni interprété comme une forme de l’esprit, ni l’esprit comme un épiphénomène du corps. La conception anthropologique de Coubertin, qui met l’accent sur l’équilibre entre deux éléments constitutifs, se présente liée à la tradition néo-classique et conservatrice, à une époque où la déduction des valeurs intellectuelles à partir des valeurs matérielles était de mode. Si l’on observe le phénomène du sport en pleine éclosion au XIXe siècle, l’interprétation de ce phénomène par le biais d’une philosophie contemporaine, hormis la conception coubertinienne, pourrait se retrouver dans une explication qui utiliserait les termes antispiritualistes de Nietzsche. La simple existence de sport ne prouve-t-elle pas déjà la prédominance de cet élément que nous appelons corps et auquel nous n’opposons rien ? Face à un homme exerçant une activité sportive, ce principe cartésien, opposé au corps, à savoir l’esprit, ne deviendrait-il pas un élément même de cette totalité du corps ? « ‘Leib bin ich und Seele’ — so redet das Kind. Und warum sollte man nicht wie Kinder reden ? Aber der Erwachte, der Wissende sagt: Leib bin ich ganz und gar, und nichts auberdem; und Seele ist nur ein Wort für ein Etwas am Leibe... Der schaffende Leib schuf sich den Geist als eine Hand seines Willens. » (Also sprach Zarathustra : Von den Verächtern des Leibes. l. Buch). Chez Coubertin, il n’est pas question de faire l’instrumentalisme de l’esprit. Corps et esprit restent toujours séparés dans leurs qualités ; c’est leur harmonisation qui est sollicitée dans la pratique. l serait vain de chercher chez lui la sublimation théorique de l’opposition cartésienne entre « res cogitans » et « res extensa » — ce qui l’intéresse, c’est la levée pratique, sans discussion théorique, de la division de l’entité homme en un élément corps et un élément esprit. Ce n’est certainement pas dans une intention subjective, mais objectivement, que par l’Olympisme — Traité sur la fraternité de l’esprit et du corps — que Coubertin tente de surmonter pratiquement le désespoir cartésien devant le fait apparemment insurmontable de la séparation de « res cogitans » et « res extensa ». L’activité sportive selon l’idée olympique de Coubertin, offre à l’homme la possibilité de lever dans le vécu, séparation du corps et de l’esprit, se trouvant fixée au niveau théorique comme une donnée de fait insurmontable. L’activité sportive est capable de procurer la perception d’une harmonie achevée entre corps et esprit. 321 Actualité de Pierre de Coubertin VICTOIRE SUR LA DISHARMONIE Cette anthropologie se rapportant à la pratique, mène à une glorification de l’homme-corps, c’est ce que Coubertin nomme « religio athletae ». Ce terme a été délibérément choisi afin de désigner la conscience de la victoire de l’homme sur la disharmonie entre corps et esprit; conscience culturelle symbolisée dans l’activité des athlètes, en se reportant à l’antiquité grecque. L’anthropologie de Coubertin est basée non seulement sur la séparation des deux éléments constitutifs de l’homme, corps et esprit, mais aussi sur l’antagonisme existant entre ces deux éléments, qui n’est jamais fondé, mais toujours présent dans les faits. L’Olympisme enseigne en même temps la possibilité d’une eurythmie de la vie, à travers la thèse qui dit que l’activité sportive l’emporte sur cet antagonisme. L’eurythmie de la vie constitue l’expérience physique vécue de l’harmonie entre le corps et l’esprit; l’expérience de la béatitude terrestre, un paganisme dont l’humanité ne se débarrassera jamais, puisqu’il représente un idéal de la réalisation de l’existence humaine. « Mais il existe un paganisme — le vrai — dont l’humanité ne se débarrassera jamais et dont — j’oserai ce blasphème apparent — il ne serait pas bon qu’elle pût se libérer complètement : celui-là c’est le culte de l’être humain, du corps humain, esprit et chair, sensibilité et volonté, instinct et conscience. Tantôt l’emportent la chair, la sensibilité et l’instinct, tantôt l’esprit, la volonté et la conscience car ce sont là les deux despotes qui se disputent en nous la primauté et dont le conflit souvent nous déchire cruellement. Il faut arriver à l’équilibre. » (p. 708). LA LOI DU PENDULE S’il est possible d’arriver par un effort de volonté à cette eurythmie de la vie, comme l’anthropologie de la « religio athletae » le prétend, on peut se demander pourquoi cette manière d’accomplissement dans la chair et la sensibilité n’est pas restée une réalité permanente, au-delà de l’antiquité. Coubertin répond à cette question, par une interprétation philosophique de l‘histoire de l’évolution de cette compréhension corps-esprit tout au long de la culture occidentale. Cette évolution ne se fait pas toujours en avant, mais obéit à la loi du pendule : « Puisqu’il s’agit de deux éléments d’apparence contraire, elle oscille entre une dominance du corps et de l’esprit. Suivant l’avantage d’un des deux, on arrive à discerner 322 les formes précises de la compréhension corps et esprit dans l’antiquité, le moyen âge et les temps modernes. Cependant, suivant ce qu’on peut lire chez Coubertin, concernant la réalisation de l’eurythmie de la vie, on devrait alors supposer que l’antiquité ait été l’époque marquée par l’unisson entre ces deux éléments opposés. Coubertin n’avait pas une conception aussi simple de l’antiquité. Il adopte, comme sûr et certain, que les Grecs ont été les premiers, et pour tous les temps, à codifier l’aspiration à l’eurythmie et qu’ils étaient parvenus, à travers leur sport olympique, à une levée de l’antagonisme entre corps et esprit. D’autre part, il sait que dans la réalisation grecque de la conception de l’eurythmie, était cachée une tendance dominante d’un même élément: à savoir le corps. La loi du pendule s’applique donc aussi à l’antiquité : l’équilibre n’est pas stable et le mouvement se poursuit sans cesse en contre-mouvement. Pour Coubertin, il fut donc tout à fait logique qu’à l’antiquité suivit une époque ascétique, à savoir le moyen âge qui, lui-même, suivant cette loi, ne pouvait pas rester dans l’extrême hostilité du corps et devait engendrer une réaction, à savoir la chevalerie. Cette restauration olympique se poursuivant pendant le moyen âge, il aboutit à l’essai de ranimer, de nos jours, les Jeux Olympiques de l’antiquité, pour arriver à l’eurythmie de la vie. « C’est que l’Olympisme, doctrine de fraternité du corps et de l’esprit et l’ascétisme, doctrine d’inimitié entre eux ne sont jamais arrivés à se comprendre, donc à se respecter — et que renfermant l’un et l’autre des germes d’abus susceptibles de dégénérer en maux véritables, ils sont destinés à se heurter, à se succéder au pouvoir comme de simples partis politiques, absolus et violents. Seulement ici, il s’agit d’évolutions et d’alternances séculaires. Cette succession est utile faute de mieux. La modération, le juste milieu sont des utopies en toute chose. La loi du pendule s’applique à tout. Le monde antique était beaucoup trop imbibé d’Olympisme pour pouvoir fournir de nouvelles moissons, de même que celui d’hier était bien trop pénétré de l’idée ascétique pour être susceptible de fécondité sans s’être d’abord libéré de ce joug. Le moyen âge fut, au regard de beaucoup, une période à tendances ascétiques prédominantes. Cela est plus vrai de la période préféodale que de l’époque féodale elle-même. En tout cas, c’est du sein de la société féodale que nous voyons surgir une restauration olympique nettement caractérisée : la chevalerie. J’ai hésité longtemps à proclamer cette parenté. Certes, elle n’apparaît pas au premier coup d’œil. Encore moins fut-elle sensible aux chevaliers eux-mêmes : ils ne s’en doutaient guère. Olympie n’existait pas pour eux. Pourtant, dès qu’on étudie leurs allures, qu’on cherche à scruter leurs mobiles, la passion sportive se révèle en eux; bientôt on la voit couler à pleins bords. Alors I’Eglise apparaît et, par un étrange retour, elle contribue à rétablir ce qu’elle avait abattu. Dans un autre esprit, direz-vous. Sans doute, mais en bénissant les armes du chevalier, en donnant à son intronisation un pieux préambule, en colorant ses exploits d’une destination généreuse (car elle l’arme pour la justice et le droit et lui confie « la protection du faible, la défense de la veuve et de l’orphelin »), elle sanctifie, comme jadis la religion paienne, son entraînement et ses violences musculaires et les lui présente comme agréables à Dieu. L’athlétisme christianisé ne se tint pas dans les limites que lui voulait assigner I’Eglise. La passion sportive s’empara de la jeunesse, la souleva, se répandit sur toute l’Europe occidentale, d'Allemagne en Espagne, d’Italie en Angleterre, la France servant de carrefour central au mouvement. Et assez vite il dégénéra. » (pp. 110/111). Un point cardinal dans la conception philosophique de l’histoire, chez Coubertin, prétend que l’harmonie totale et définitive des éléments opposés est utopique ; elle se présente en guise de remplacement (et cela de façon déficiente) en alternance historique du rapport corps et esprit, ainsi que de leurs conséquences pratiques. Il n’est pas étonnant que Coubertin ne déplore pas l’antiquité, malgré tout l’enthousiasme qu’il lui portait. Le culte antique du corps ne put garder sa position et dut céder la place à l’ascétisme du moyen âge. Ce changement fut positif et salubre : 323 Actualité de Pierre de Coubertin « Olympie ne disparut pas seulement de la surface de la terre : elle disparut du sein des intelligences. L’ascétisme dominait. Par là, je n’entends nullement que l’Europe se trouva soudain peuplée d’ascètes; ce n’est pas ainsi qu’il le faut entendre. Mais une croyance s’infiltra, consciente ou non, précise ou non, reconnue en tout cas et respectée de ceux-là même qui n’y conformaient pas leur conduite; c’est que le corps est ennemi de l’esprit, que la lutte entre eux est un régime fatal et normal, que nulle entente ne doit être recherchée leur permettant de s’associer pour gouverner l’individu. Ce retour ascétique (le mot est mauvais, j’en conviens, mais il est encore le moins mauvais de ceux qui s’offrent), ce retour ascétique était-il désirable pour le bien général ? Je n’hésite pas à répondre : oui. » (p. 111). Le contre-mouvement datant du moyen âge, atteint au XIXe siècle un niveau de dégénération complète. Pour lui faire prendre un bon tournant, Coubertin (suivant sa propre conception) ranima les Jeux de l’antiquité. Pour lui, il ne s’agissait pas là, de faire renaître une époque révolue, dans une fin nostalgique en soi, de la fertilisation d’un élément supra-historique, qui ressort de l’harmonisation hellénique du corps et de l’esprit. PRENDRE COUBERTIN AU SÉRIEUX Dans l’histoire, Coubertin se place au seuil de la « réanimation » du contenu anthropologique éternel suivant le culte du corps humain dans l’antiquité. Les sceptiques peuvent demander de nos jours si le sport conçu par Coubertin (retour aux jeux Olympiques de l’antiquité) convient vraiment à la création de l’eurythmie de la vie — ou bien si la conception anthropologique visant l’harmonisation des deux éléments fondamentaux chez l’homme, à partir de son corps (contrairement à l’intention explicite de Coubertin) ne stagne plus ou moins dans un culte du corps. Ils demandent encore si cette conception de l’intégration de l’esprit dans un procès d’humanisation du sport, ne sert qu’à tromper leurs contemporains. De belles phrases donc, qui prétendent harmoniser esprit et corps par le corps — « nos belles visions antiques,.. » (p. 109), mais rien que des phrases ? Et Coubertin, l’idéaliste, qui ne voulait pas admettre que sa conception de l’harmonisation s’évaporât juste au moment où elle se réalisait dans l’entraînement pur des 324 forces physiques et que règne de nouveau cette vieille uniformité, qui devait être dépassée par l’Olympisme ? La seule réponse possible aux objections des sceptiques est la suivante : il faut prendre Coubertin au sérieux dans sa totalité. Il faut reconnaître tout ce qu’il a introduit dans le cadre de ses réflexions sur la culture physique pour intégrer esprit et culture, non pas comme décoration de l’essentiel, mais comme constituant véritable de l’essentiel, à savoir l’éducation sportive. Les objections avancées par les sceptiques, en ce qui concerne la réussite d’une éducation, qui tient compte de l’ensemble, méritent aussi d’être prises au sérieux : comme indications contre des dangers, qui apparaissent immédiatement, quand on renonce à considérer le projet de Coubertin dans son ensemble. Si on le fait tout de même — et on devrait le faire particulièrement de nos jours, cela veut dire : respecter scrupuleusement et attentivement ce que nous avons voulu montrer, dans le cadre restreint de cet article, comme l’essentiel de l’anthropologie d’orientation philosophique de l’histoire de Coubertin, son Olympisme est soutenu par l’exigence d’un culte du corporel et doit être compris comme refus à l’ascétisme dans la tradition du christianisme occidental. Sa théorie anthropologique se trouve dans le contexte d’un plaidoyer pour les droits du corps, dont les idées furent lancées surtout au XIXe siècle. Mais contrairement aux revendications de l’émancipation de la « chair » et avant tout celle de l’instinct sexuel, d’aboutir à une béatitude terrestre (comme par exemple en France, le mouvement Saint-Simon, mené par Enfantin), l’idée de Coubertin englobe la résurrection du culte païen du corps venant de l’antiquité inclus son antipode : l’esprit exige en même temps la délimitation de ce culte et freine ainsi sa tendance inhérente vers une autarcie du corporel lors des activités sportives. Coubertin exige que le sport soit promu en relation avec les Arts et les Sciences. Ce sport doit s’unir aux normes morales, il doit même dans un certain sens être imprégné d’un moment ascétique. Celui qui veut réaliser l’idée du sport, selon Coubertin, doit fournir des efforts. Cette performance ne peut être accomplie que grâce à un travail acharné et en renonçant pour beaucoup à ses impulsions sensuelles. L’athlète, vu par Coubertin, est un homme discipliné, connaissant exactement les limites d’un bonheur purement sensuel. II se peut que l’avenir appartienne à l’homme, qui entend le corporel dans le sens de Coubertin. Pour ceux qui obéissent à une idéologie traître de jouissance, n’arriveront pas à la terre promise, ce bonheur permanent en ce monde. C’est à l’unisson que les éthiques de rang, dans l’histoire de l’humanité, professent avec persuasion l’autodestruction et le malheur d’une existence vouée totalement à la jouissance. Le sport, comme l’entend Coubertin, nous protège de l’arrogance intellectuelle, méprisant le corps, mais davantage encore de la dégradation du corps et de l’esprit dans la jouissance sensuelle. R. M. Toutes les citations d’après Pierre de Coubertin : L’idée olympique ; Discours et Essais ; C o l o g n e 1 9 6 6 ( C a r l - D i e m - I n s t i t u t . R e d . L D i e m e t 0 . Andersen) Le titre et les intertitres sont de la rédaction. 325