514 Revue Médicale Suisse
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2 mars 2011
actualité, info
A propos des «enfants-
médicaments»
Il est des querelles sémantiques qui ne pas-
sionnent guère que quelques linguistes en
charge des antiques dictionnaires faits de
pa pier imprimé. Il en est d’autres qui, au-
jour d’hui, nous concernent tous. Ainsi celle,
apparemment strictement francophone, du
bébé-médicament. On sait que l’affaire n’est
pas neuve qui débute avec la mise au point
d’une technique proposée à des couples fer-
tiles ayant donné naissance à un (ou plusieurs)
enfant(s) victime(s) d’affections génétiques
héréditaires. Il s’agit alors de procéder à plu-
sieurs fécondations in vitro suivies d’une
sélection génétique (diagnostic préimplan-
tatoire ou DPI) des embryons ainsi conçus.
Ne sera ensuite transféré dans l’utérus de la
mère que l’embryon à la fois indemne de la
maladie et présentant les caractéristiques
immunologiques de compatibilité avec l’en-
fant malade de la fratrie. On utilisera ensuite
les cellules souches du sang du cordon ou de
sa moelle osseuse à des fins thérapeutiques.
Et voici que la controverse vient de rebondir
en France avec l’annonce – outrageusement
médiatisée de la naissance de l’un de ces
enfants. Ses concepteurs ont choisi de ne
rien cacher le concernant. Aussi savons-nous
tout de lui, images à l’appui. Sa date, son
lieu et son poids de naissance. Les raisons
pour lesquelles il a vu le jour. La nature de la
maladie sanguine transmise par ses parents
à deux de leurs enfants. Et l’espoir, un jour
prochain, de pouvoir les soigner grâce aux
cellules de ce nouveau-né. Un roman-photo
moderne. Ne reste plus qu’à s’entendre sur
le titre.
Depuis que la technique existe les médias
francophones ont pris goût à bébé-médicament.
Depuis qu’elle est autorisée en France (2004),
les spécialistes tonnent dans les mêmes
médias… pour que l’on fasse une croix sur
cette formule. «Préférons-lui, disent-ils en
chœur, celle de bébé du double espoir à la fois
plus juste et plus digne». Et voici que l’annon-
ce de la naissance, en France, de l’un de ces
enfants (dans une famille d’origine turque)
a réveillé les oppositions. Elle a aussi permis
de se pencher utilement sur les racines de
l’opposition sémantique.
Le poids des mots pouvant être supérieur
aux chocs causés par certaines photographies,
l’affaire, en haut lieu, a été jugée grave. Dès
le lendemain de l’annonce, entrée en scène
de la «Commission générale de terminologie
et de néologie», un organisme à vocation
culturelle placé auprès du Premier ministre
français et dont nous avons déjà évoqué
l’existence et les œuvres dans ces colonnes
(Rev Med Suisse 2010;6:2468-9). Du haut de
la rue parisienne des Pyramides, siège de
cet appendice, on donne de la voix, on tance
les journalistes, comme toujours sans -
moire :
«La naissance du premier bébé français "du
double espoir", conçu par fécondation in vitro
et génétiquement compatible avec un de ses
frères malades, constitue un succès de la
médecine de la procréation et reçoit un écho
largement mérité. Cependant, l’expression
"bébé-médicament", qui fait de l’enfant une
chose, est particulièrement malheureuse, et
devrait être évitée dans tous les cas.»
Et la «Commission générale» de rappeler
qu’elle a recommandé l’emploi du terme en-
fant donneur, publié au Journal officiel du 6
septembre 2008. «Enfant donneur» ? Cette
formulation pour le moins malheureuse n’a
heureusement jamais été utilisée dans les
médias. Malheureuse ? Comment imaginer
que l’on puisse avoir ici recours au concept
de «don» (de cellules ou d’organes) ; don qui
ne peut, selon la loi, être que l’expression
d’un consentement éclairé ce qui, par défini-
tion, ne peut ici être le cas. Pour la «Com-
mission générale» la définition officielle est
la suivante : «Enfant d’une sélection géné-
tique d’embryons conçus in vitro, effectuée
pour qu’il soit biologiquement compatible
avec un malade de sa fratrie en vue du trai-
tement de ce dernier par une transplantation
cellulaire». Et les «commissaires généraux»
de rappeler que les expressions «bébé-médi-
cament» ou «bébé-sauveur» sont désormais
«formellement déconseillées» dans les espa-
ces de la francophonie. Avant de rappeler
que figurent parmi leurs «équivalents étran-
gers»… «saviour child» et «saviour sibling».
Point n’est besoin d’être éthicien,
linguiste ou membre immortel de
l’Académie française pour compren-
dre de quoi il retourne : cette que-
relle sémantique reflète des diver-
gences radicales. Dans le premier
cas («bébé-médicament»), on sous-
entend que l’on a conçu un enfant
dans le seul but de fournir une thé-
rapeutique salvatrice pour un frère
ou une sœur souffrant d’une mala-
die génétique. Dans le second («bébé
du double espoir»), on laisse enten-
dre que l’enfant a été à la fois conçu
pour lui-même et, par ailleurs, pour
permettre de sauver une vie mena-
cée. D’où la formule d’«enfant don-
neur» voire celle encore plus im-
probable de bébé docteur.
Les opposants à cette technique
balbutiante à la fois complexe, coû-
teuse et grevée d’échecs avancent
deux catégories d’arguments. Ils font
tout d’abord valoir que les enfants
point de vue
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malades pourraient tout aussi bien être soi-
gnés à partir de greffes d’échantil lons de
sang de cordon offerts de manière anonyme
et bénévole et conservés dans différentes
banques à travers le monde ; du moins si
cette pratique était soutenue et développée
de manière à augmenter les chan ces de dis-
poser de greffons compatibles.
Ils avancent d’autre part les conséquences
psychologiques d’une telle pratique sur des
enfants qui ne sont pas conçus «pour eux-
mêmes». C’est un sujet complexe pour
lequel on ne dispose pas, faute de recul,
d’éléments objectifs. Dès lors toutes les inter-
rogations sont possibles et légitimes. Vit-on
différemment des autres quand on sait que
l’on n’a vu le jour qu’après un tri embryon-
naire, effectué sur la base de caractéristiques
génétiques et immunologiques ? Que l’on
ne respire que parce que le hasard a voulu
que d’autres ne respirent pas ? Vit-on diffé-
remment quand on sait que ce tri a été effectué
pour soigner un frère ou une sœur ? Et que
se passe-t-il si l’objectif thérapeutique pour
lequel on a été conçu n’a pas pu être atteint ?
On peut élargir la réflexion. Faut-il perce-
voir une violation du principe kantien qui
fonde la dignité humaine ? Un principe pro-
gressivement devenu clef de voûte des dis-
positions législatives et réglementaires de
bioéthique : «Agis toujours en prenant la
personne humaine, en toi et dans les autres,
comme fin, jamais comme moyen». On peut
aussi aller plus loin et condamner à ce titre
le DPI qui vise à prévenir à la fois la nais-
sance d’enfants victimes d’affections géné-
tiques et le recours éventuel à l’interruption
thérapeutique de grossesse ?
Les partisans du «bébé du double espoir»
et de la pratique du DPI se refusent généra-
lement à entrer dans ce type de débat. Prag-
matiques, ils soulignent les bénéfices thé-
rapeutiques, préventifs et curatifs, de telles
approches. Tout se passe dès lors comme si
aucun échange constructif n’était plus pos-
sible entre deux camps radicalement et dé-
finitivement hostiles ; le «religieux» et le
«scientiste».
Jean-Yves Nau
jeanyves.nau@gmail.com
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