Encore la puissance de Marseille - E

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Encore la puissance de Marseille
••
l'histoire difficile de la bataille de l'Ebre
Danièle et Yves ROMAN
Le rôle joué par les Marseillais dans la victoire romaine
sur les Carthaginois à l'embouchure de l'Ebre (217 av. J.-e.)
a été minimisé volontairement par J'historiographie romaine,
ce qui amène les modernes à sous-estimer la valeur de la flotte massaliète hellénistique.
Mots-clés: Guerres puniques, bataille de l'Ebre, marine, sources,
Marseille grecque, Méditerranée occidentale, 217 av. J.-e.
The role played by the inhabitants of MarseilJes in the
Roman victory over the Carthaginians off the mouth of the
Ebro (217 Re.) has deliberately been minirnized by Romans
historians, which leads modem research workers to underestimate the merit of the hel1enistic Massaliote fleet.
Key words : Punie wars, battle off the Ebro, navy, sources, Greek
Marseilles, Western Mediterranean, 217 B.e.
.
dans Marseille grecque et la Gaule
Collection Etudes MassaLiètes, 3 (1992), pp. 57-61
58
P
our obscure qu'elle soit, l'histoire de Marseille de la
fin du IIIe s. à 49 av. J.-c. s'appuie sur quelques certitudes J. La reddition à César, en 49 av. J.-c. 2, marque une
incontestable et définitive perte de puissance, quel que soit
l'avenir de la colonie phocéenne, notamment à partir du
règne d'Auguste 3. De même, la montée en puissance de
Rome en Méditerranée occidentale, à partir du Ille s.
av. J.-c. 4, ne pouvait, pour la cité des bords du Lacydon,
que signifier une diminution de son rayonnement politique
et économique. Pour C. Jullian la décadence massaliote,
commencée avec la seconde guerre punique, se poursuivit
inexorablement, si bien qu'à compter du ne s. av. J.-c.
Marseille « était redevable à Rome de la sécurité de son
commerce maritime» (Jullian 1907,520). A trop vouloir
« s'épargner des frais et des soldats» (Ibid.) elle aurait provoqué elle-même son déclin. Maritime et commerçante, la
cité phocéenne n'aurait pas cru, pas vu, les appétits territoriaux de son désormais trop puissant allié. Reprenant le
dossier, M. Bats a pensé, récemment, trouver l'ultime raison de cette politique. Pour lui, Marseille a été victime de
son conservatisme. « Prisonnière de structures sociales et
politiques archaïques », elle ne sut pas s'adapter au temps
de Rome (Bats 1986, 48).
Nous n'avons pas l'intention, aujourd'hui, d'examiner
à nouveau la totalité de ce dossier. Nous nous étonnerons
simplement, en passant, qu'une cité aussi pragmatique que
Rome ait, au cours du Ile s. av. J.-c., accablé Marseille de
dotations territoriales que celle-ci aurait été incapable de
contrôler 5. Surtout, nous relèverons que la faiblesse de
Marseille nous a été le plus souvent rapportée par des
sources unilatérales, romaines ou philo-romaines et nous
tenterons de montrer, à propos d'un événement du Ille s.
av. J.-c., la bataille dite de l'Èbre, que celles-ci méritent,
pour le moins, une discussion. Elles font, en effet, trop souvent preuve d'une partialité pro-romaine et par conséquent
anti-massaliote, qui achève l'écriture d'une histoire bien
orientée mais pas toujours véridique.
Vue de Rome, c'est-à-dire par Tite-Live, la situation
initiale et la suite des événements concernant la bataille de
l'Èbre sont d'une grande simplicité. Cn. Scipion, qui dispose de trente navires, quitte son hivernage lorsqu'il apprend
qu'Hasdrubal vient d'en faire autant. Mouillant à proximité
de l'Èbre (dix mille pas), il est averti par les Massaliotes de
la présence de la flotte et de l'armée carthaginoises. Les
termes employés par Tite-Live sont très clairs. Les deux
vaisseaux massaliotes sont deux navires légers (specula1 Sur cette histoire, voir Jullian 1907, 193 sq., 383 sq. ; 1909, 566 sq. ; Clerc
1927-1929 ; Moreil 975, 865 et Clavel-Lévêque 1977.
2 Carcopino 1936, 840-850 ; Clerc 1927-1929, 65 sq. ; Euzennat 1968- 1970 et
Clavel-Lévêque 1977, 141-144.
3 A unc date incertaine, qui pourrait être cherchéc dans le courant du ne s.
ap. J.-c., Nice, colonie de Marseille dépendait encore de sa métropole pour
son administration comme le prouve l'existence d'un episcopus Nicaellsilllll
(C.IL, V, 7914). Là-dessus Jullian 1913,362, n. 1 et Barruol 1969,229.
Danièle et Yves ROMAN
tores) destinés à éclairer le reste de la flotte. Grâce aux renseignements des Massaliotes qui n'apparaissent plus par la
suite, Scipion s'apprête à la bataille et, selon Tite-Live
même, « le Romain ... aligne ses vaisseaux pour la
bataille» (Tite-Live, XXII, 19, 11). Il devait finalement
s'emparer de vingt-cinq navires carthaginois sur quarante
(Tite-Live, XXII, 20, 1).
Polybe confirme, si l'on peut parler ainsi à propos d'un
écrivain très largement antérieur, la version de Tite-Live,
mais il la précise cependant sur quelques points. C'est ainsi
qu'il nous apprend que la mission de renseignement demandée aux Massaliotes était véritablement habituelle,
« car les navires de cette cité, toujours en avant-garde et les
premiers au danger, étaient prêts à s'acquitter de n'importe
quelle mission» (Polybe, III, 95, 6, trad. D. Roussel). Il indique également, ce qui est loin d'être négligeable, qu'il y
a bien eu bataille navale, ce que ne laisse pas véritablement
entendre Tite-Live qui parle de la surprise des Carthaginois
au mouillage 6. De plus, la lecture de Polybe laisse croire
que le rôle des Grecs fut finalement très important. Mais sa
formulation est trop vague pour que nous puissions en tirer
une quelconque conclusion.
Si nous ne disposions que de ces deux sources, comme
ce fut le cas jusqu'au début du xxe s., nous dirions que la
bataille de l'Èbre fut une totale victoire romaine, obtenue
grâce à un renseignement allié. Bien plus, une flotte ne
s'improvisant pas, nous écririons que Rome était devenue
une grande et complète puissance maritime, disposant
d'une flotte significative et ayant parfaitement maîtrisé les
difficultés posées par la tactique navale. Or, ce récit, qui est
celui de Tite-Live, s'il flatte le nationalisme romain et par
là-même l'image de la Ville, n'en est pas moins parfaitement inexact.
Ce qui caractérise Marseille, en effet, aussi bien dans le
récit de Polybe que de Tite-Live peut être défini comme
une série d'omissions. La plus évidente est celle des forces
massaliotes engagées dans cette guerre. Rien n'indique que
la flotte romaine n'ait été flanquée que de deux navires légers de Marseille. Deux suffirent à l'opération de renseignement ce jour-là et c'est tout ce que nous pouvons affirmer. De même, rien n'indique, à lire Tite-Live, que les
trente-cinq navires de Scipion aient été tous romains,
puisque l' historien latin se contente de dire: « C'est avec
une flotte de trente-cinq navires qu'il va au devant de l'ennemi » (Tite-Live, XXII, 19, 4, trad. E. Lasserre), même si
Polybe peut nous laisser croire à l'existence d'une flotte ro4 Alors se développa l'impérialisme de Rome, aussi certain que tardivement
mis en évidence (Frézouls 1983).
5 li s'agit du territoire côtier remis par les Romains à la suite de leur intervention de 154 av. J.-c. (Polybe, XXXlJJ, 8- 10), de tout le littoral entre Marseille
et l'Italie à la suite de J'intervention de C. Sexlius Calvinus en 124 av. J.-c.
(Strabon, IV, 1,5), enfin des Fossae Mariallae permettant aux navires de
haute mer de gagner Arles (Strabon, IV, l, 8).
6 Sur cette opposition des sources sur ce point, voir Clerc 1927- 1929,20.
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Marseille et la bataille de l'Èbre
maine de trente-cinq navires, puisqu'il rapporte que Scipion « équipa trente-cinq navires» (Polybe, Ill, 95, 5). Sa
comptabilité des forces, comme celle de Tite-Live, est de
toute manière, fautive, soit qu'il ait omis des bateaux massaliotes dans le total de trente-cinq, soit parce qu'il n'a pas
indiqué un nombre indéterminé de navires massaliotes
outre les trente-cinq mentionnés 7. L'omission peut être
considérée comme involontaire ou de peu d'importance,
même si, dans d'autres circonstances, Tite-Live n'a pas oublié de noter l'existence des cinq navires alliés qui, en 195
av. J.-c., se joignirent à Luna aux vingt navires armés pour
transporter M. Porcius Cato et ses troupes en Espagne
(Tite-Live, XXXIV, 8,4).
Il n'en va pas de même de la tactique de la bataille qui
fut, incontestablement, d'origine massaliote. Car tout fut
beaucoup plus compliqué, plus sophistiqué que ne l'a indiqué Tite-Live décrivant la surprise des Carthaginois au
mouillage. L'amiral phénicien eut le temps d'aligner ses
vaisseaux, si l'on en croit Polybe 8. Et la bataille, car il y
eut bataille, ne fut en rien un affrontement brutal d'éperon
d'airain et un abordage à la romaine, comme le dit l'historien latin. Le fragment de Sosylos, découvert à Würzburg
au début de ce siècle, permet, en effet, d'affirmer que les
Massaliotes ont joué un rôle beaucoup plus important que
celui d'appoint qui leur était dévolu dans les récits de Polybe et de Tite-Live. Ils ont, tout simplement, imposé la tactique 9, une tactique purement hellénique, le 8IÉKn:ÀOUÇ,
qui visait à surprendre l'ennemi par la présence d'une
deuxième ligne de navires fondant sur un adversaire qui,
ayant percé la première, se croyait incontestablement victorieux JO. De cette manière, les bris de rames racontés par
Polybe ont toute chance de se rapporter à ce mouvement de
navires. C'est incontestablement cette surprise, que ne
mentionnent réellement ni Polybe ni Tite-Live, qui permit
ensuite à la flotte romaine de s'emparer de vingt-cinq vaisseaux phéniciens. Il est donc clair que Tite-Live n'a pas
rapporté la première partie de la bataille et que Polybe,
sans nul doute parfaitement renseigné, l'a remplacée par un
éloge vague et général des Massaliotes, procédé qui le dispensait de dire le rôle véritable des Grecs. A suivre P. Pédech (1964, 185-187), il est aujourd'hui parfaitement clair
que Polybe ne pouvait accepter le récit pourtant véridique
de l'ancien professeur de grec d'Hannibal à propos du déclenchement de la seconde guerre punique. Montrer les
7 L'une ou l'autre solution est tout à Fait possible. Les Massalioles ne se comportent pas dans cet engagement comme des alliés constiluant une Force
d'appoint tout à fait limitée. Là-dessus infra n. Il.
8
Quand l'ennemi fut proche, comme il f= le Carthaginoisl avait résolu de
livrer bataille, il fit appareiller après avoir Fail sonner le branle-bas. Ayant
pris le contact avec la flone romaine, il lui disputa pendant quelque temps la
victoire, mais commença bientôt à plier. »
«
9 « Mais les Massaliotes, qui auparavant avaienl fail l'expérience d'une manœuvre employée pour la première Fois, disait-on, à la bataille de l'Artémision par Hérakleidès de Mylasa ... donnèrent l'ordre de ranger les vaisseaux
d'avanl sur un rang en face de l'ennemi, et de placer les aUlres en réserve à
atermoiements du Sénat, comme le firent, à sa suite, TiteLive (XXI, 6, 5-8 et 7, 1) et Dion Cassius (CLXXIICLXXIIJ, édit. E. Gros) revenait à dire que le parti de la
guerre, celui des Scipions, les protecteurs de Polybe, ne
l'avait pas emporté d'entrée. L'historien de Mégalopolis
préféra sur ce point l'inexactitude et refusa globalement
l'œuvre de Sosylos, considérée comme de « vulgaires ragots, comme il s'en débite dans les boutiques des barbiers» (Polybe, IIJ, 20). Quoi qu'il en soit de ces débuts de
la guerre, il est parfaitement évident désormais que Polybe,
en omettant les conditions de la bataille navale, a surestimé
l'action romaine, même si Sosylos exagère, peut-être, en
notant que « les navires massaliotes... furent pour les Romains les auteurs de tout le succès» Il. Quant à Tite-Live,
dépassant le stade de l'omission, il nous a décrit une totale
victoire de Rome, obtenue grâce à des pratiques toutes romaines d'abordage.
Or, il y a là, pour reprendre la terminologie de
M. Rambaud à propos de César, toutes les conditions d'une
déformation historique. De même que César a ciselé pour
le Sénat son profil de conquérant en sous-estimant le rôle
de ses légats (Rambaud 1966, 296), de même Polybe et
Tite-Live ont largement contribué à fixer l'image victorieuse de l'Urbs en sous-estimant le rôle de son alliée massaliote. La cité phocéenne pouvait alors disparaître, ou en
tout cas s'effacer très largement dans l'écriture de l'histoire
de la Méditerranée occidentale. Il suffisait pour cela que
l'histoire soit écrite par une seule catégorie d'historiens,
ceux que le destin de Rome préoccupait avant tout.
Il faut aller plus loin encore et dire que l'attitude déformatrice qui fut la leur n'avait rien d'accidentel, parce
qu'elle avait des correspondances dans leur conception
même de l'histoire. Etudiant les idées romaines sur le progrès, A. Novara n'a-t-elle pas récemment noté: « Les Romains ont eu l'habitude mentale de sélectionner les événements du passé pour apercevoir dans celui-ci les étapes
d'un progrès ». Si Rome était bien la Ville Éternelle 12, par
la volonté des dieux, l'histoire avait un sens et celui-ci ne
pouvait que lui être favorable. Quels qu'ils fussent, les alliés ne pouvaient, au mieux, qu'espérer être des compagnons de route dans un cheminement quasiment divin.
Marseille ne pouvait échapper à la règle et d'autres
exemples disent qu'il en fut, par la suite, toujours ainsi. Sa
"faiblesse" est donc à reconsidérer.
une dislance calculée ... ». Sosylos, fragment dit de Würzburg, d'après la
trad. de Seymour de Ricci, reprise par Clerc 1927-1929, 16.
/0 Le
OIÉK1tÀOUÇ était considéré par Polybe (l, 51, 9) comme « la manœuvre la
plus efficace dans un combat naval» (Garlan 1972, 151).
// Sosylos, Fragment l, trad. de Seymour de Ricci dans Clerc 1927-1929, 16. Il
Faut touteFois remarquer, en lisant Sosylos, que les Massaliotes ne se conlentèrent pas de proposer d'utiliser le OIÉK1tÀOUÇ mais qu'ils « en donnèrent
l'ordre ». A le lire, l'impression donnée par les Massaliotes n'est donc pas
celle d'alliés, contribuant pour une Faible part à l'eFfort de guerre (deux navires sur lrenle-cinq, soit moins de 6 %) mais, au minimum, d'alliés à part
égale des Romains.
/2 Turcan 1983 el pour une autre période Paschoud 1967, 9-1 1.
60
Danièle et Yves ROM
Les sources de la bataille de l'Èbre
Sosylos, fragment dit de Würzburg, d'après la trad. de Seymour de
Ricci, reprise par Clerc 1927-1929, 16.
« ... Tous les navires avaient combattu vaillamment, mais surtout,
de beaucoup, ceux des Massaliotes, car ils avaient commencé les premiers, et furent pour les Romains les auteurs de tout le succès. Leurs
chefs rendirent par leurs exhortations les autres plus courageux, de
même qu'eux-mêmes allèrent contre l'ennemi avec une intrépidité supérieure. La défaite des Carthaginois fut doublement grande parce que
les MassaJjotes connaissaient leur tactique particulière. Les Phéniciens
en effet avaient l'habitude, une fois rangés en bataille devant les vaisseaux ennemis qui leur présentaient la proue, de voguer comme s'ils
voulaient les éperonner, mais de ne pas en venir au choc, de passer
entre eux, de virer, puis d'aller contre ces vaisseaux qui se trouvaient
alors de flanc devant eux.
Mais les Massaliotes, qui auparavant avaient fait l'expérience
d'une manœuvre employée pour la première fois, disait-on, à la bataille de l'Artémision par Hérakleidès de Mylasa, supérieur en habileté
à ses contemporains, donnèrent l'ordre de ranger les vaisseaux d'avant
sur un rang en face de l'ennemi, et de placer les autres en réserve à une
distance calculée; afin que, dès que la première ligne aurait été dépassée par l'ennemi sans avoir jusque-là bougé de leur place, ils attaquassent les vaisseaux ennemis au moment propice, tandis que ceux-ci
chercheraient encore à approcher les leurs. Ainsi avait fait autrefois cet
Hérakleidès, devenu ainsi l'auteur de la victoire. Maintenant donc les
Massaliotes, comme je l'ai dit, se donnèrent tout entiers au souvenir de
leurs anciens exploits... »
Polybe, III, 95-96, traduction D. Roussel
« 11 [Hasdrubal] rassembla d'autre part ses troupes de terre, qui
avaient quitté leurs quartiers d'hiver, et entra en campagne. Tandis que
la flotte longeait la côte, l'armée marchait près du rivage. Les deux
forces devaient s'arrêter au niveau de l'Èbre.
Cn. Scipion, qui se doutait des intentions de l'ennemi, songea
d'abord à quitter ses quartiers d'hiver pour aller à sa rencontre avec ses
forces de terre et de mer. Mais, lorsqu'il eut connaissance de l'importance des effectifs et des armements dont disposait l'adversaire, il renonça à l'affronter sur terre. Il équipa trente-cinq navires, à bord desquels il fit embarquer comme soldats de marine les meilleurs éléments
de son armée, puis ayant quitté Tarracon, arriva le lendemain devant
l'Èbre. Il fit mouiller sa flotte à quelque quatre-vingts stades de celle
de l'ennemi et envoya en éclaireurs deux croiseurs rapides de Massalia, car les navires de cette cité, toujours en avant-garde et les premiers
au danger, étaient prêts à s'acquitter de n'importe quelle mission. Les
Massaliotes étaient pour les Romains des associés valeureux entre
tous; ils devaient le prouver souvent encore par la suite, mais cela apparut surtout au cours de la guerre d'Hannibal. Ayant donc appris par
ces deux croiseurs que la flotte carthaginoise était ancrée à l'embouchure du fleuve, Scipion s'empressa d'appareiller pour lancer contre
elle une attaque brusquée.
Les vigies avaient, longtemps à l'avance, averti Hasdrubal que la
flotte ennemie approchait et le Carthaginois, en même temps qu'il rangeait ses troupes de terre sur la côte, avait ordonné aux équipages de
ses navires d'embarquer. Quand l'ennemi fut proche, comme il avait
résolu de livrer bataille, il fit appareiller après avoir fait sonner le branle-bas. Ayant pris le contact avec la flotte romaine, il lui disputa pendant quelque temps la victoire, mais commença bientôt à plier. En
effet, la présence de troupes amies rangées sur le rivage, loin de stimuler l'ardeur combative des marins, leur rendit plutôt un mauvais servi-
ce, en leur offrant un refuge tout proche. Deux navires carthaginois furent capturés avec leurs équipages, quatre autres eurent leurs rames
brisées, tandis que les soldats de marine étaient mis hors de combat.
Les autres se rabattirent sur le rivage. Vivement poursuivis par les Romains, les équipages jetèrent leurs navires à la côte, débarquèrent précipitamment et allèrent se réfugier auprès des troupes de terre. S'approchant alors hardiment du rivage, les Romains prirent en remorque
ceux des vaisseaux ennemis qui pouvaient encore naviguer, puis, ravis
de leurs succès, regagnèrent le large. Ils avaient triomphé dès leur première attaque; ils étaient maintenant maîtres de la mer et ils s'étaient
emparé de ving-cinq navires carthaginois. Désormais, grâce à ce succès, les perspectives ouvertes aux Romains en Espagne apparurent plus
bri liantes. »
Tite-Live, XXII, 19, 4-12 ; XXII, 20, 1-3, traduction E. Lasserre
« Quand Cnéius Scipion apprit qu'il [Hasdrubal] avait quitté ses
quartiers d'hiver, il prit d'abord le même parti; puis n'osant pas trop
lutter sur terre, à cause du grand bruit qu'on faisait des nouveaux auxiliaires des Carthaginois, il embarque l'élite de ses soldats, et c'est avec
une flotte de trente-cinq navires qu'il va au-devant de l'ennemi.
Un jour après son départ de Tarragone, il arrive à un mouillage
situé à dix mille pas de l'embouchure de l'Èbre. Deux navires de Marseille, envoyés de là en éclaireurs, rapportèrent la nouvelle que la flotte
carthaginoise était à l'embouchure du fleuve, et le camp installé sur la
rive. Pour écraser les ennemis par surprise, et avant qu'ils soient sur
leurs gardes, en les frappant tous à la fois de terreur, Scipion, levant
l'ancre, s'avance contre eux. L'Espagne a beaucoup de tours placées
sur des hauteurs, dont on se sert et pour le guet et pour la défense
contre les pirates. Comme ce fut de là qu'on aperçut d'abord les vaisseaux romains, on les signala à Hasdrubal; et l'alarme avait été donnée sur terre, et au camp, plus tôt que sur mer et dans les navires parce qu'on n'y avait pas entendu encore le battement des rames ni les
autres bruits de la flotte ennemie, ou que les caps ne la découvraient
pas encore - quand soudain Hasdrubal envoie cavalier sur cavalier
aux hommes errant sur le rivage ou tranquilles dans leurs tentes, n'attendant rien moins que l'ennemi ou une bataille ce jour-là, pour leur
ordonner d'embarquer en hâte et de prendre les armes, car la flotte romaine n'était déjà pas loin du port. Tel était l'ordre que portaient çà et
là les cavaliers envoyés de tous côtés ; bientôt, Hasdrubal lui-même
était là avec toute l'armée, et tout retentit de cris variés, rameurs et soldats se précipitant ensemble sur les navires, semblables à des fuyards
qui quittent la terre plus qu'à des gens qui vont au combat. A peine
tous s'étaient-ils embarqués que les uns, coupant les amart'es, se précipitent sur les ancres, que les autres, pour éviter du retard, en coupent
les câbles; et, tout se faisant à la hâte et précipitamment, les préparatifs des soldats gênent les manœuvres des marins, l'agitation des marins empêche les soldats de prendre leurs armes et de s'armer.
Déjà non seulement le Romain approchait, mais il avait aligné ses
vaisseaux pour la bataille. Aussi les Carthaginois, troublés, autant que
par l'ennemi et le combat, par leur propre tumulte, après avoir plutôt
tenté qu'engagé réellement la lutte, virent de bord pour prendre la
fuite. Et comme, en face d'eux, l'embouchure du fleuve n'était guère
accessible à une large colonne de navires, ni à tous ceux qui se présentaient alors en même temps, ils jetèrent çà et là leurs vaisseaux à la
côte, et trouvant les uns de hauts fonds, les autres la terre, partie armés,
partie sans armes, ils se réfugièrent auprès de leur armée rangée sur le
rivage. Cependant, au premier choc, deux bateaux puniques avaient été
pris, quatre coulés.
61
Marseille et la bataille de l'Èbre
Les Romains, quoique la terre appartint à l'ennemi, et qu'ils vissent ses troupes en armes border tout le rivage, n'hésitèrent pas à poursuivre sa flotte effrayée; pour tous les navires qui n'avaient pas brisé
leurs proues en heurtant le rivage, ou échoué leurs coques sur de hauts
fonds, ils fixèrent des câbles à leur poupe et les tirèrent vers la haute
mer; ils prirent là vingt-cinq navires, sur quarante. Et le plus beau de
la victoire, ce ne fut pas encore cela; ce fut qu'un léger combat rendit
les Romains maîtres de toute cette côte. »
Discussions sur celle communication: voir p. 459.
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PORTE D'AIX
LES CARMES
LES PISTOLES
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CHARITE
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