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Les sources de la bataille de l'Èbre
Danièle et Yves ROM
Sosylos, fragment dit de Würzburg,
d'après
la trad. de Seymour de
Ricci, reprise par Clerc 1927-1929,
16.
«
...
Tous les navires avaient combattu vaillamment, mais surtout,
de beaucoup, ceux des Massaliotes, car ils avaient commencé les pre-
miers, et furent pour les Romains les auteurs de tout le succès. Leurs
chefs rendirent par leurs exhortations les autres plus courageux, de
même qu'eux-mêmes allèrent contre l'ennemi avec une intrépidité su-
périeure. La défaite des Carthaginois fut doublement grande parce que
les MassaJjotes connaissaient leur tactique particulière. Les Phéniciens
en effet avaient l'habitude, une fois rangés en bataille devant les vais-
seaux ennemis qui leur présentaient la proue, de voguer comme
s'ils
voulaient les éperonner, mais de ne pas en venir au choc, de passer
entre eux, de virer, puis d'aller contre ces vaisseaux qui se trouvaient
alors de flanc devant eux.
Mais les Massaliotes, qui auparavant avaient fait
l'expérience
d'une
manœuvre employée pour
la
première fois, disait-on, àla ba-
taille de l'Artémision par Hérakleidès de Mylasa, supérieur en habileté
àses contemporains, donnèrent l'ordre de ranger les vaisseaux
d'avant
sur
un
rang en face de l'ennemi, et de placer les autres en réserve àune
distance calculée; afin que, dès que
la
première ligne aurait été dépas-
sée par l'ennemi sans avoir jusque-là bougé de leur place, ils attaquas-
sent les vaisseaux ennemis au moment propice, tandis que ceux-ci
chercheraient encore àapprocher les leurs. Ainsi avait fait autrefois cet
Hérakleidès, devenu ainsi l'auteur de la victoire. Maintenant donc les
Massaliotes, comme
je
l'ai dit, se donnèrent tout entiers au souvenir de
leurs anciens exploits... »
Polybe, III, 95-96, traduction
D.
Roussel
«
11
[Hasdrubal] rassembla d'autre part ses troupes de terre, qui
avaient quitté leurs quartiers d'hiver, et entra en campagne. Tandis que
la flotte longeait la côte, l'armée marchait près du rivage. Les deux
forces devaient s'arrêter
au
niveau de l'Èbre.
Cn. Scipion, qui se doutait des intentions
de
l'ennemi,
songea
d'abord àquitter ses quartiers d'hiver pour aller àsa rencontre avec ses
forces de terre et de mer. Mais, lorsqu'il eut connaissance de l'impor-
tance des effectifs et des armements dont disposait l'adversaire,
il
re-
nonça àl'affronter sur terre.
Il
équipa trente-cinq navires, àbord des-
quels
il
fit embarquer comme soldats de marine les meilleurs éléments
de son armée, puis ayant quitté Tarracon, arriva le lendemain devant
l'Èbre.
Il
fit mouiller sa flotte àquelque quatre-vingts stades de celle
de l'ennemi et envoya en éclaireurs deux croiseurs rapides de Massa-
lia, car les navires de cette cité, toujours en avant-garde et les premiers
au
danger, étaient prêts às'acquitter de n'importe quelle mission. Les
Massaliotes étaient pour les Romains des associés valeureux entre
tous;
ils devaient
le
prouver souvent encore par
la
suite, mais cela ap-
parut surtout au cours de
la
guerre d'Hannibal. Ayant donc appris par
ces deux croiseurs que la flotte carthaginoise était ancrée àl'embou-
chure du fleuve, Scipion s'empressa d'appareiller pour lancer contre
elle une attaque brusquée.
Les vigies avaient, longtemps àl'avance, averti Hasdrubal que la
flotte ennemie approchait et
le
Carthaginois, en même temps qu'il ran-
geait ses troupes de terre sur la côte, avait ordonné aux équipages de
ses navires d'embarquer. Quand l'ennemi fut proche, comme
il
avait
résolu de livrer bataille,
il
fit appareiller après avoir fait sonner
le
bran-
le-bas. Ayant pris
le
contact avec
la
flotte romaine,
il
lui disputa pen-
dant quelque temps la victoire, mais commença bientôt àplier. En
effet,
la
présence de troupes amies rangées sur
le
rivage, loin de stimu-
ler l'ardeur combative des marins, leur rendit plutôt
un
mauvais servi-
ce, en leur offrant
un
refuge tout proche. Deux navires carthaginois
fu-
rent capturés avec leurs équipages, quatre autres eurent leurs rames
brisées, tandis que les soldats de marine étaient mis hors de combat.
Les autres se rabattirent sur
le
rivage. Vivement poursuivis par les Ro-
mains, les équipages jetèrent leurs navires à
la
côte, débarquèrent pré-
cipitamment et allèrent se réfugier auprès des troupes de terre.
S'ap-
prochant alors hardiment du rivage, les Romains prirent en remorque
ceux des vaisseaux ennemis qui pouvaient encore naviguer, puis, ravis
de leurs succès, regagnèrent
le
large. Ils avaient triomphé dès leur pre-
mière
attaque;
ils étaient maintenant maîtres de la mer et ils s'étaient
emparé
de
ving-cinq navires carthaginois. Désormais, grâce àce suc-
cès, les perspectives ouvertes aux Romains en Espagne apparurent plus
briliantes. »
Tite-Live, XXII,
19,
4-12 ;XXII, 20, 1-3, traduction
E.
Lasserre
«Quand Cnéius Scipion apprit qu'il [Hasdrubal] avait quitté ses
quartiers d'hiver,
il
prit d'abord le même
parti;
puis n'osant pas trop
lutter sur terre, àcause du grand bruit
qu'on
faisait des nouveaux auxi-
liaires des Carthaginois,
il
embarque l'élite de ses soldats, et
c'est
avec
une flotte de trente-cinq navires qu'il va au-devant de l'ennemi.
Un
jour
après son départ de Tarragone,
il
arrive à
un
mouillage
situé àdix mille pas de l'embouchure de l'Èbre. Deux navires de Mar-
seille, envoyés de là en éclaireurs, rapportèrent la nouvelle que
la
flotte
carthaginoise était àl'embouchure du fleuve, et le camp installé sur
la
rive. Pour écraser les ennemis par surprise, et avant qu'ils soient sur
leurs gardes, en les frappant tous àla fois de terreur, Scipion, levant
l'ancre, s'avance contre eux. L'Espagne abeaucoup de tours placées
sur des hauteurs, dont on se sert
et
pour
le
guet
et
pour la défense
contre les pirates. Comme ce fut de là
qu'on
aperçut
d'abord
les vais-
seaux romains, on les signala à
Hasdrubal;
et l'alarme avait été don-
née sur terre, et au camp, plus tôt que sur mer et dans les navires -
parce
qu'on
n'y
avait pas entendu encore le battement des rames
ni
les
autres bruits de
la
flotte ennemie, ou que les caps ne
la
découvraient
pas encore -quand soudain Hasdrubal envoie cavalier sur cavalier
aux hommes errant sur le rivage ou tranquilles dans leurs tentes, n'at-
tendant rien moins que l'ennemi ou une bataille ce jour-là, pour leur
ordonner d'embarquer en hâte et de prendre les armes, car
la
flotte ro-
maine n'était déjà pas loin du port. Tel était l'ordre que portaient çà et
là les cavaliers envoyés de tous côtés ;bientôt, Hasdrubal lui-même
était là avec toute l'armée, et tout retentit de cris variés, rameurs et sol-
dats se précipitant ensemble sur les navires, semblables àdes fuyards
qui quittent la terre plus
qu'à
des gens qui vont au combat. Apeine
tous s'étaient-ils embarqués que les uns, coupant les amart'es, se préci-
pitent sur les ancres, que les autres, pour éviter du retard, en coupent
les
câbles;
et, tout se faisant à
la
hâte et précipitamment, les prépara-
tifs des soldats gênent les manœuvres des marins, l'agitation des ma-
rins empêche les soldats de prendre leurs armes et de s'armer.
Déjà non seulement le Romain approchait, mais
il
avait aligné ses
vaisseaux pour la bataille. Aussi les Carthaginois, troublés, autant que
par l'ennemi et le combat, par leur propre tumulte, après avoir plutôt
tenté
qu'engagé
réellement
la
lutte, virent de bord pour prendre la
fuite. Et comme, en face d'eux, l'embouchure du fleuve n'était guère
accessible àune large colonne
de
navires,
ni
àtous ceux qui se présen-
taient alors en même temps, ils jetèrent çà et
là
leurs vaisseaux àla
côte, et trouvant les uns de hauts fonds, les autres la terre, partie armés,
partie sans armes, ils se réfugièrent auprès de leur armée rangée sur le
rivage. Cependant, au premier choc, deux bateaux puniques avaient été
pris, quatre coulés.