Introduction approfondie à l`esthétique de Jacques Rancière

STÉPHANE ROY-DESROSIERS
41
Introduction approfondie à l’esthétique de Jacques
Rancière
Objet
La présente se veut une introduction approfondie à l’esthétique de Jacques
Rancière (1940). Il s’ensuit qu’à l’aide de certaines de ses plus récentes
publications et conférences, dont Le Partage du sensible (2000), L’Inconscient
esthétique (2001) et Le Spectateur émancipé (2008), nous éclairerons en détails
les concepts clefs de cet auteur contemporain, à savoir le partage du sensible
et le dissensus. De plus, nous expliciterons comment ces derniers sont
étroitement liés aux différents régimes d’expression artistique que Rancière
identifie dans son œuvre, en l’occurrence le régime éthique, le régime
représentatif et le régime esthétique de l’art. Si les recherches et analyses de
Jacques Rancière sont éclairantes, c’est notamment parce qu'il a fait
expressément porter sa réflexion sur les réalités politiques et pédagogiques qui
épaulent d’ores et déjà l’expression artistique.
Abstract
This article aims to introduce the reader to the aesthetics of Jacques Rancière
(1940). By examining his latest publications and papers Le Partage du
sensible (2000), L’Inconscient esthétique (2001) and Le Spectateur émancipé
(2008) we shall shed light on some key concepts of his thought, such as Le
Partage du sensible” andDissensus”, and explain how they are linked to the
different regimes of artistic expression that Rancière identifies in his work as
the ethic regime, the representational regime and the aesthetic regime of art. In
so doing, we shall show how Rancière rightfully demonstrates that political and
pedagogical implications are always present and felt within artistic expression.
Pressé de s’exprimer sur les émeutes qui eurent lieu en 2005 dans la
banlieue de Paris, Jacques Rancière fait alors remarquer, lors d’une
conférence à la Columbia University1, qu’elles étaient fondamentalement mal
orientées. Non pas que les revendications des banlieusards étaient injustifiées,
mais bien plutôt que la critique sociale qui les parrainait n’était pas à la
hauteur de celles-ci. Rancière souligne qu’à l’heure même on réclamait
l’égalité sociale, les banlieusards minaient leurs propres revendications en
s’identifiant à la marginalité de leur arrondissement, Seine-Saint-Denis, l’une
des plus pauvres et misérables de l’Île de France. Ils réclamaient l’égalité
sociale mais se reconnaissaient d’emblée dans l’inégalité, ils revendiquaient
une inclusion sociale mais s’identifiaient en marge de la communauté. Sur le
fond, leurs discours critiques reproduisaient et enchâssaient sensiblement les
mêmes divorces (d’égalité/inégalité, d’inclusion/exclusion) qu’ils voulaient
pourtant régler. À cet effet, lorsque le ministre de l’Intérieur en exercice se
1 Rancière, Jacques. « Conversations with Jacques Rancière », dans le cadre du 2nd annual
radical philosophies & education seminars, Columbia University (Teachers College), Itunes
U, 2008, 1 heure 47 minutes.
GNOSIS (2011) VOL.12, NO.1: 41-56
ISSN 1927-5277
STÉPHANE ROY-DESROSIERS
42
permit d’annoncer aux médias qu’il aillait débarrasser cet arrondissement de
sa « racaille2 », en l’occurrence les banlieusards auteurs du grabuge, il
enchâssait à son tour la marginalité des émeutiers, mais cette fois-ci, pour
invalider leurs revendications à l’égalité sociale. Rancière fait justement
remarquer que revendicateur et détracteur s’exprimaient dans des discours
le partage du sensible (égaux/inégaux, inclusion/exclusion,
Français/marginal-racaille) était identique. C’est ce qui en conséquence
minait la position des banlieusards, ils mimaient à même leurs discours
critiques le partage du sensible à l’origine de leurs maux. Or, la solution que
propose Rancière pour sortir de ce cercle vicieux est à l’image de sa
philosophie, il aurait fallu emprunter un discours critique qui renverse le
partage du sensible et ses divorces inhérents; par exemple, ils auraient pu
manifester à la Place de la Bastille et scander qu’en tant que « racaille », n’en
déplaise au ministre de l’Intérieur, ils demeuraient en même temps des
Français revendiquant une égalité sociale qui se fait toujours attendre.
À première vue, il peut paraître incongru d’entamer un travail sur
l’esthétique de Jacques Rancière avec un exemple manifestement politique.
Ceux qui ont lu Rancière n’y verront pourtant aucune incongruité, et ce, en
raison du rapport analogique que l’esthétique entretient avec le politique.
D’une part, on l’a déjà mentionné, la philosophie rancienne est un discours
critique qui tente assidûment de renverser le partage du sensible afin de
négocier de nouvelles configurations de son paysage; c’est le volet
résolument éthique de sa philosophie mais il s’applique aussi bien aux
discours sur l’esthétique qu’aux discours sur le politique. D’autre part, les
régimes de l’esthétique et du politique ne sont pas pleinement autonomes vis-
à-vis de l’un et de l’autre. Rancière démontre qu’il y a des espaces communs
dans le partage du sensible entre domaines supposément différents de la
connaissance et de l’action l’esthétique, la politique, l’éthique, la
pédagogie, l’histoire, la philosophie… On ne peut donc à son avis aborder
l’esthétique sans approcher, comme il en sera question dans les lignes qui
suivent, I) « la politique de l’art3 » et II) « la pédagogie de l’art4 ».
La visée de ce travail est donc double, « rétablir les conditions
d’intelligibilité5 » qui permettent de comprendre ce qu’est l’esthétique; travail
qui nécessite de mettre en lumière le lieu qu’occupe l’esthétique dans le
partage du sensible. Et de plus, démontrer qu’à même le partage du sensible,
l’esthétique, la politique et la pédagogie demeurent des domaines privilégiés
pour renverser et reconfigurer la distribution du partage; travail qui s’assimile
2 Lagrange, Hugues. http://www.liberation.fr/tribune/0101547214-des-banlieues-prises-au-
feu, Jounal Libération, le 4 novembre 2005, 1 page.
3 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, La Fabrique-éditions,
Paris, 2000, page 75.
4 Rancière, Jacques. Le spectateur émanci, La Fabrique-éditions, Paris, 2008, page 145.
5 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 9.
STÉPHANE ROY-DESROSIERS
43
au fond à faire une « topographie du possible6 » en sapant l’édifice
d’impossibilités qu’érigent les divorces dans un certain partage du sensible.
Le partage du sensible
Jacques Rancière définit plus précisément le partage du sensible comme
étant le « système d’évidences sensibles7 » qui limite l’accès au commun en
répartissant le temps et l’espace réservés à chacun dans la communauté.
Suivant l’exemple des émeutes de Paris, en tant que marginaux ou
« racaille », les banlieusards de Seine-Saint-Denis sont incapables de jouir de
l’égalité sociale commune à tous les Français. Cette incapacité relève du fait
que l’égalité est possible et partagée parmi tous les « Français » mais
impossible pour tous ceux qui demeurent en marge de cette identité; en
l’occurrence, les émeutiers de la banlieue, la « racaille ». Dans ses livres et
pendant ses conférences, Rancière cite souvent cet autre exemple tiré cette
fois-ci de l’histoire de la philosophie. Lorsque Platon avance que dans sa
république idéale, les artisans n’ont pas le temps de s’occuper de la
gouvernance en raison de la nature de leur travail, il fait valoir que leur travail
les empêche d’accéder à cet espace de la vie commune qu’est la gouvernance.
L’artisan est incapable de gouverner parce qu’il n’en aurait supposément ni le
temps ni l’espace dans sa charge d’activités. Analogiquement, l’émeutier de
Seine-Saint-Denis est incapable de jouir de l’espace d’égalité commun et
accessible aux Français puisqu’il s’inscrit lui-même en marge de cette
identité, et d’autre part, puisque son grabuge lui en refuse catégoriquement
(« racaille ») l’accès.
On constate donc que le partage du sensible est un système qui détermine
précisément la répartition du sensible (le temps et l’espace) selon l’activité, et
conjointement l’identité de chacun dans la communauté. Mais ce faisant, le
partage du sensible délimite aussi la capacité ou l’incapacité de chacun à
accéder à l’espace commun – l’inaccessible égalité sociale pour les émeutiers,
l’inaccessible gouvernance pour les artisans. Ainsi, à l’intérieur de ce cadre,
lorsqu’on s’interroge sur la place qu’occupe l’esthétique dans le partage du
sensible, Rancière explique qu’il faut forcément se demander ce que « font »
les artistes, ce que font leurs pratiques artistiques, le lieu qu’elles occupent
dans l’espace commun, le temps qu’on leur réserve, les capacités et les
incapacités qu’elles détiennent. L’histoire de l’art dans la perspective
rancienne se comprend dès lors comme l’histoire des capacités ou incapacités
de l’art dans l’espace et le temps d’une communauté.
6 Rancière, Jacques. Le spectateur émanci, page 55.
7 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 12.
STÉPHANE ROY-DESROSIERS
44
La politique de l’art
I) Or dans l’histoire de la philosophie de l’art, la place qu’occupe l’art dans
la communauté se conçoit d’abord comme une manière de faire dans la
« distribution générale des manières de faire.8 » Pour reprendre La
République de Platon, exemple paradigmatique de ce fait, l’exclusion des
poètes et de l’art dramatique intervient au nom de la faisabilité de la
république idéale; chaque membre doit respecter l’espace et le temps qui lui
sont propres comme, à titre d’exemples, les artisans ne doivent pas gouverner,
les gouvernants ne doivent pas pratiquer l’artisanat. Tout un paysage
d’impossibilités se dessine ainsi. Platon exclut les poètes et l’art dramatique
de sa république puisqu’ils subvertissent à ses yeux son partage du sensible et
les aires d’impossibilités qu’il institue. La poésie et l’art dramatique, selon
lui, brouillent les lignes de partage qui séparent (artisan, philosophe et
guerrier) l’identité des membres de sa république. La représentation poétique
ou dramatique « donne au principe « privé » du travail une scène publique.9 »
En ce sens, alors que l’intention des poètes n’est pas explicitement politique,
simplement en tant que « représentation », en tant que manière de faire, l’art
dramatique fait de la politique. Elle sème la zizanie dans le partage des
activités et des identités de l’espace commun ce qui la rend plutôt
prémonitoire, selon Platon, du régime politique qu’est la démocratie. En
démocratie, le partage du sensible permet justement à l’artiste d’avoir un lieu
de travail et du temps à lextérieur du travail pour participer à l’espace de
discussions publiques. À cet effet, Platon oppose la chorégraphie étant donné
que celle-ci est davantage représentative du partage du sensible qu’il propose;
chacun respecte son propre temps, son espace et à l’unisson, on forme la
république idéale comme une chorégraphie bien exécutée.
Ainsi souligne Rancière, les « arts peuvent être perçus et pensés comme arts
et comme formes d’inscription du sens de la communauté.10 » Les manières
de faire artistiques peuvent donc subvertir ou bien s’associer à la politique.
Elles ne peuvent pourtant « donner » à la politique, et la politique à l’art, que
ce qu’ils ont en commun. Et de ce fait, rien n’est proprement « donné », ils
partagent un espace commun dans le partage du sensible. Selon Platon,
comme l’art dramatique serait analogue au régime démocratique, ou bien la
chorégraphie l’analogue de sa république, les manières de faire de l’art sont
analogues à une manière de faire la politique du partage du sensible.
Mais qu’en est-t-il des productions artistiques modernes qui ne s’inscrivent
pas dans le partage du sensible que propose le platonisme? Comment
envisager l’espace et le temps qu’elles occupent? À cette question, il faut dire
qu’un nouveau partage entre art et politique se dessine dans l’espace des
8 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 14.
9 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 68.
10 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 16.
STÉPHANE ROY-DESROSIERS
45
temps modernes. La modernité recouvre en fait un nouveau régime de
productions artistiques, ce que Rancière nomme le régime esthétique de l’art,
et qu’il distingue du régime éthique de l’art et du régime représentatif de
l’art.
Dans La République, Platon perçoit avant tout l’art à travers l’optique du
régime éthique. Toutes productions artistiques s’identifient selon lui à la
distribution des manières de faire, et en tant que telles, il s’interroge sur ce
qu’elles font, leurs effets et leurs buts. Ainsi, les poètes et l’art dramatique en
viennent à être considérés par rapport à l’ethos de sa république et
précisément dans cette perspective, il constate devoir les exclure. Mais il a été
dit, l’art chorégraphique et la politique communient dans le partage du
sensible platonicien; voire même que l’art ne « s’individualise11 » pas vis-à-
vis la politique à l’intérieur de sa conception républicaine.
En revanche, le régime représentatif de l’art opère une transformation du
partage du sensible platonicien. Il isole et autonomise l’expression artistique
par rapport à la politique en identifiant ses genres particuliers, ses manières de
faire propres. C’est La Poétique d’Aristote qui entame en premier ce travail
en rendant compte des techniques qui régissent le fait de l’art et qui sont, en
l’occurrence dans la philosophie aristotélicienne, la poesis et la mimesis. Plus
tard remarque Rancière, le classicisme institue à son tour une classification et
une hiérarchisation des représentations poétiques propres au régime
représentatif de l’art, et ce, par le biais de la notion des « Beaux-arts ».
L’importance de ce régime est donc considérable dans la philosophie de l’art,
il hiérarchise pour la première fois les différentes techniques de
représentations artistiques, et qui plus est, ce faisant, précise le « régime de
visibilité12 » qui leur sont propres. Autrement dit, le régime représentatif de
l’art identifie les manières aux moyens desquelles l’art se conçoit et comment
ses productions se « font voir » dans l’espace commun d’une communauté.
Cependant, le régime esthétique de l’art qui est celui du modernisme ne doit
pas se comprendre comme une nouvelle catégorie dans la hiérarchie des
représentations artistiques. Il ne doit pas non plus être considéré dans les
termes baumgartiens comme connaissance « claire mais confuse » ou bien
dans la perspective de l’esthétique kantienne comme un régime du jugement
de goût13. Il s’agit bien plutôt d’envisager un nouveau « mode d’être sensible
propre aux produits de l’art..14 » Il y a donc un glissement ontologique
11 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 28.
12 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 30.
13 Ces deux conceptions de lesthétique sont loin du propos de Rancière. En fait, il dit
poursuivre plutôt dans la lignée post-kantienne et romantique dans laquelle s’inscrivent des
auteurs comme Schiller, Schlegel et Hegel. À son point vue, ce n’est qu’avec ces auteurs
qu’on commence pour la première fois à développer proprement une « pensée de l’art ».
Rancière, Jacques. L’inconscient esthétique, Éditions Galilée (coll. « La philosophie en
effet »), Paris, 2001, page 12-16.
14 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 31.
1 / 16 100%

Introduction approfondie à l`esthétique de Jacques Rancière

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !