permit d’annoncer aux médias qu’il aillait débarrasser cet arrondissement de
sa « racaille2 », en l’occurrence les banlieusards auteurs du grabuge, il
enchâssait à son tour la marginalité des émeutiers, mais cette fois-ci, pour
invalider leurs revendications à l’égalité sociale. Rancière fait justement
remarquer que revendicateur et détracteur s’exprimaient dans des discours où
le partage du sensible (égaux/inégaux, inclusion/exclusion,
Français/marginal-racaille) était identique. C’est ce qui en conséquence
minait la position des banlieusards, ils mimaient à même leurs discours
critiques le partage du sensible à l’origine de leurs maux. Or, la solution que
propose Rancière pour sortir de ce cercle vicieux est à l’image de sa
philosophie, il aurait fallu emprunter un discours critique qui renverse le
partage du sensible et ses divorces inhérents; par exemple, ils auraient pu
manifester à la Place de la Bastille et scander qu’en tant que « racaille », n’en
déplaise au ministre de l’Intérieur, ils demeuraient en même temps des
Français revendiquant une égalité sociale qui se fait toujours attendre.
À première vue, il peut paraître incongru d’entamer un travail sur
l’esthétique de Jacques Rancière avec un exemple manifestement politique.
Ceux qui ont lu Rancière n’y verront pourtant aucune incongruité, et ce, en
raison du rapport analogique que l’esthétique entretient avec le politique.
D’une part, on l’a déjà mentionné, la philosophie rancienne est un discours
critique qui tente assidûment de renverser le partage du sensible afin de
négocier de nouvelles configurations de son paysage; c’est le volet
résolument éthique de sa philosophie mais il s’applique aussi bien aux
discours sur l’esthétique qu’aux discours sur le politique. D’autre part, les
régimes de l’esthétique et du politique ne sont pas pleinement autonomes vis-
à-vis de l’un et de l’autre. Rancière démontre qu’il y a des espaces communs
dans le partage du sensible entre domaines supposément différents de la
connaissance et de l’action – l’esthétique, la politique, l’éthique, la
pédagogie, l’histoire, la philosophie… On ne peut donc à son avis aborder
l’esthétique sans approcher, comme il en sera question dans les lignes qui
suivent, I) « la politique de l’art3 » et II) « la pédagogie de l’art4 ».
La visée de ce travail est donc double, « rétablir les conditions
d’intelligibilité5 » qui permettent de comprendre ce qu’est l’esthétique; travail
qui nécessite de mettre en lumière le lieu qu’occupe l’esthétique dans le
partage du sensible. Et de plus, démontrer qu’à même le partage du sensible,
l’esthétique, la politique et la pédagogie demeurent des domaines privilégiés
pour renverser et reconfigurer la distribution du partage; travail qui s’assimile
2 Lagrange, Hugues. http://www.liberation.fr/tribune/0101547214-des-banlieues-prises-au-
feu, Jounal Libération, le 4 novembre 2005, 1 page.
3 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, La Fabrique-éditions,
Paris, 2000, page 75.
4 Rancière, Jacques. Le spectateur émancipé, La Fabrique-éditions, Paris, 2008, page 145.
5 Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique, page 9.