De l’homosexualité au Maroc 183
Il semble judicieux également d’insérer une anecdote
relatant une des nombreuses disputes d’Abu Nawas et de
l’épouse première du Sultan :
«Haroun Errachid se plaint un jour à son amant Abu
Nawas de la position classique et ennuyeuse avec
laquelle il fait l’amour à sa femme tous les soirs.
Le poète conseilla au Calife de changer sa pratique.
Le soir venant, le sultan demanda à sa femme de se
retourner. Choquée, cette dernière, sachant qu’une idée
perverse comme celle-là ne pouvait venir que d’Abu
Nawas, décida de le chasser de Bagdad. Accompagnée
de quatre sbires, la femme du calife demanda au poète
de ramasser ses affaires et de quitter la capitale.
Abu Nawas, malin et rusé, se mit alors à ramasser ses
effets et à les mettre dans un seul couffin de la selle de
son cheval. Avec le poids et le déséquilibre, la selle ne
cessa de tomber. La première dame impatiente, hurla :
mais bon Dieu tu ne peux pas utiliser les deux trous et
en finir ? Et à Abu Nawas de rétorquer : n’est-ce pas qu’à
cause des deux trous que tu me chasse de la ville ? ».
De l’empreinte ottomane
Soliman le Magnifique, le plus glorieux des sultans ottomans,
aurait eu une relation avec Ibrahim, un esclave grecque
chrétien islamisé, qu’il nomma grand vizir, et qui exerc¸a
pendent plus de 30 années les plus hautes fonctions de
l’empire, en plus de devenir l’époux de la sœur du sultan.
Nous retrouvons une société misogyne ou le pouvoir se
reflète à travers une homosexualité symbole de pouvoir
dont découlera plus tard la notion d’homosexuel passif qui
scindera la vision sociétale en deux.
Un sultan du Maroc
Dans un livre écrit par George Host, consul du Danemark
auprès d’un sultan marocain et intitulé Sultan du Maroc,on
lit :
«... au mois de septembre, il dépêcha le caïd Idriss avec
une lettre au consul d’Espagne par laquelle il demandait
qu’une frégate espagnole lui apportât un jeune homme
espagnol âgé de 15 à 20 ans... La même année, celui-ci
envoya le même Idriss voir les consuls du Danemark
et de Suède pour leur demander de faire part à leurs
rois respectifs du souci de l’empereur marocain quand
à la paix fragile existant entre les deux nations... Il
leur demandait, en outre, que chacune de leur Cour
veuille lui envoyer un jeune homme de 15 à 20 ans,
d’allure agréable, de bonne éducation, possédant de
bonnes qualités et parfait en son genre, afin d’être
continuellement auprès de sa personne et effectuer les
échanges de courrier entre lui et leurs consuls respectifs.
Ces jeunes gens auraient l’autorisation de retourner
chez eux quand ils le souhaiteraient et on ne devait lui
envoyer ni artistes, ni artisans...».
Jusqu’aux années 40, la culture des éphèbes, musiciens,
chanteurs, serviteurs et accompagnateurs lors des voyages,
a été monnaie courante dans certains milieux bourgeois et
politiques de la société marocaine. Ces éphèbes célébraient
mariages, baptêmes, circoncisions et autres fêtes, mais
pour une somme symbolique, ils étaient à la disposition de
leur hôte pour le laver, le masser et lui procurer d’autres
plaisirs physiques.
Avec l’indépendance, les nationalistes, les Imams et
d’autres blocs exerc¸ant du pouvoir au Maroc luttèrent
ardemment contre ces pratiques dites douces et ances-
trales. L’homosexualité, tout comme la prostitution
féminine et surtout masculine, est presque tolérée à
condition qu’on ne s’exhibe pas, ne s’affiche pas et surtout,
qu’on en parle pas.
Le point de vue socio-anthropologique
La séparation de la société en deux groupes bien distincts a
aussi pour effet d’induire des comportements homosexuels,
ce qui est assez fréquent chez les arabo-musulmans. (Louis,
2003 ;Hoad, 2007).
À l’époque de l’empire ottoman, bien après le début
de l’islamisation, diverses tribus irano-turco-tartares célé-
braient encore la fête de Basm, un rite homosexuel au cours
duquel les «Batscha »— jeunes garc¸ons élevés et vêtus
comme des filles — étaient mis à la disposition des hommes
de la tribu. Dans de nombreux écrits, un grand nombre de
califes étaient entourés de «mignons »qui leurs servaient
d’esclaves sexuels.
Malek Chebel anthropologue et psychanalyste parle
d’«homosensualité », pour désigner :
«Une attitude des Orientaux en général et des Arabes,
en particulier, qui consiste, en l’absence de partenaire
de l’autre sexe, à reporter sur leurs pairs l’excédent de
sensualité qu’ils n’arrivent pas à écouler autrement »
(Chebel, 1995).
Bien que peu documentée, l’homosexualité fémi-
nine est dite organisée : on retrouve des témoignages
d’homosexualité chez les femmes musulmanes et pas
uniquement dans les harems.
C’est ainsi qu’Al Hassan Ibn Mohammed Al Wezaz Al Has-
san raconte dans son Leo Africanus écrit en 1526 qu’il exis-
tait, à Fez, des groupes de femmes surnommées «sahhaqat »
qui formaient une sorte de secte lesbienne. Elles jouaient
un rôle de «guérisseur pour femme »et, en guise de salaire,
elles se faisaient accorder des faveurs sexuelles. Elles invo-
quaient le fait que «les esprits »exigeaient ces faveurs. Mais
bien souvent, les femmes fréquentaient les sahhaqat dans
le seul but d’avoir des relations sexuelles avec elles.
«Elles feignaient d’être malades et parvenaient parfois
à entretenir une sahhaqat sous prétexte qu’elles étaient
‘‘possédées du démon’’ et que seule la présence de la
sahhaqat pouvait la protéger du mal ».
Héritage sociétal et soufisme
En organisant la séparation rigoureuse entres les sexes, la
société arabo-musulmane a engendré d’énormes frustra-
tions sexuelles (Louis, 2003 ; Epp recht, 2006), suscitant
des cultures «homosensuelles », où les hommes ont entre
eux des gestes et des sentiments qui sont proches de
l’homosexualité et cultivent l’ambigüité (Chebel, 1997).