Accueil de familles migrantes dans une polyclinique de pédiatrie

Accueil de familles migrantes dans une
polyclinique de pédiatrie : tensions, mutisme,
désarticulation et ruptures
Yvan Leanza
Université de Genève et Université McGill
Résumé
S’inscrivant dans le cadre plus large d’une recherche sur l’expérience de la
différence culturelle pour de jeunes pédiatres de Suisse romande, les analy-
ses présentées dans cet article retracent le parcours de familles migrantes
(Kosovo et Sri Lanka) dans une polyclinique de pédiatrie. Avant même que
les familles ne rencontrent le pédiatre, elles sont reçues par d’autres agents
de l’institution (administratifs, infirmières, interprètes) et passent à travers
un processus d’accueil qui amène à cette rencontre. L’observation des
articulations entre les différentes étapes de ce processus montre une
décontextualisation de la demande des familles. Par ailleurs, certaines
contraintes institutionnelles tendent à instrumentaliser les consultations
(suivi impossible, pression sur le temps). Ce contexte institutionnel orienté
vers les familles (la polyclinique qui soigne) est doublé d’un contexte orienté
vers les médecins et leur formation (la polyclinique qui forme). Les observa-
tions des rares activités pédagogiques proposées aux jeunes médecins en
spécialisation montrent que, malgré la rhétorique institutionnelle en faveur
d’une « pédiatrie socioculturelle », c’est une médecine très classique qui est
valorisée et qui se trouve en tension avec la volonté d’innover. Accueillir les
familles (migrantes) dans une perspective non assimilatrice nécessite une
réflexion non seulement centrée sur la pratique (les consultations) ou la
connaissance de l’Autre, mais aussi sur les processus institutionnels en œuvre.
C’est en ce sens que le concept d’accueil interculturel est proposé.
Consultations pédiatriques
: un enjeu socio-éducatif
Toute consultation médicale est considérée aujourd’hui comme un espace
d’enjeux dépassant le champ strict de la santé (Fassin, 2000). Ces enjeux
sont amplifiés lorsqu’il s’agit de consultation pour migrants, puisque la
différence entre univers symboliques est ainsi maximisée. D’un côté, la culture
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biomédicale, fleuron du savoir scientifico-technique occidental, avec son
univers rationalisant et universalisant (Good, 1998; Helman, 1994), portée par
de riches et savants personnages, de l’autre, la culture « profane », celle de
« l’étranger pauvre » et allophone. Dans le cas de consultations pédiatriques,
on peut qualifier les enjeux de socio-éducatifs. En effet, il s’agit d’abord de la
santé de l’enfant, de son développement dans les meilleures conditions possi-
bles. C’est la tâche ou même le devoir du médecin d’y veiller. Pour ce faire, il se
réfère à son savoir scientifique qui a valeur de normes étant donné le rôle qu’il
occupe (Parrat-Dayan, 1999). Pour agir conformément à son rôle, le pédiatre
possède une gamme de comportements possibles qui vont de l’examen clinique
à l’hospitalisation, en passant par l’explication aux parents et divers traite-
ments médicamenteux. C’est l’enjeu éducatif. Ensuite, il y a un enjeu social qui
se situe au niveau de l’accueil qui est fait de la parole de l’Autre, à la différence
ici en matière de soins à l’enfant et de pratiques éducatives. Cet accueil n’est
pas seulement médical. L’institution qui le met en scène représente, outre la
biomédecine, la société plus large et le rapport à l’Autre qu’elle entend établir.
Cet article, prenant sa source dans le cadre d’une recherche sur l’expérience de
la différence culturelle4 pour de jeunes pédiatres de Suisse romande, s’attarde
sur les éléments contextuels qui façonnent le rapport aux familles migran-
tes en milieu pédiatrique. Ici, ces éléments sont de trois ordres : le contexte
suisse et son rapport aux migrations et à la différence culturelle; la biomédecine,
précisément la pédiatrie et son « intérêt » pour les familles et les cultures; et
finalement l’institution elle-même, une polyclinique de pédiatrie, et le rapport
qu’elle entretient avec les familles au travers des procédures d’accueil et de la
formation des pédiatres. L’article présente ces trois ordres.
La Suisse et les migrants
Bien que la Suisse présente d’elle-même une image de terre d’accueil et que sa
population compte plus de 20% d’étrangers, la réalité, d’un point de vue
juridique du moins, est bien différente. Bolzman (2001), sociologue, analysant
les modèles d’intégration de différents pays en fonction des droits accordés
(ou pas) aux étrangers, montre que la Suisse propose une insertion
assimilationniste non participative. En d’autres termes, il est offert aux
4Différence culturelle est ici employé au singulier pour signifier le caractère interactif et
contextualisé de sa construction. Dans le discours ambiant « les différences culturelles »
sont considérées comme définies une fois pour toutes et inchangeables. C’est en oppo-
sition à cette conception fixiste des différences culturelles que j’emploie le terme au
singulier.
tensions, mutisme, désarticulation et ruptures 41
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migrants résidant en Suisse des droits sociaux (accès à l’éducation, à la santé
et aux assurances sociales) ainsi que des droits économiques (accès à l’emploi),
mais aucun ou peu de droits politiques (droit de vote, exercice de la souverai-
neté) ou droits culturels (conserver et transmettre certains aspects de penser,
de sentir et d’agir, par exemple la langue). Les migrants sont surtout considérés
« comme des citoyens socio-économiques : producteurs, consommateurs,
cotisants et contribuables, mais non pas comme des citoyens actifs qui contri-
buent à la formation de la volonté commune » (p. 172). Et ils doivent par là
même se mouler aux pratiques culturelles locales.
Cette volonté d’assimiler peut être comprise comme le reflet d’une certaine
peur de l’étranger et de la différence. Ce qui fait la particularité de la Suisse est
que cette peur, qui par ailleurs peut être légitime, a été institutionnalisée dès les
années 1930 avec la révision de la loi sur le séjour des étrangers. En effet, on
trouve dans le préambule à ce texte législatif, la notion d’ « Uberfremdung »
qui, littéralement, pourrait être traduite en français par « surétrangérisation ».
C’est une notion qui comprend à la fois le sentiment de surpopulation étran-
gère et de devenir étranger à soi-même par le fait de cette surpopulation (Leanza
et al., 2001). Depuis lors, toutes les révisions de la loi ont été de plus en plus
restrictives à l’égard des étrangers pour aboutir à ce processus d’assimilation
non participatif décrit par Bolzman (2001). Le dernier exemple en date est le
résultat des votations populaires du 24 septembre 2004. L’un des objets soumis
au vote était la révision de la loi sur la naturalisation. Il s’agissait de faciliter
l’accès à la citoyenneté suisse aux enfants de migrants (2e et 3e génération).
Cette révision a été rejetée. Il n’y a donc toujours pas de participation possible
au développement de la société (d’un point de vue politique) pour les enfants
nés en Suisse de parents étrangers ou ayant vécu une majorité de leur scolarité
(et socialisation) en Suisse5.
Pédiatrie et familles
Depuis les années 1950, le rôle du pédiatre s’est transformé : de spécialiste des
maladies infantiles, il est devenu spécialiste du développement et du compor-
tement. D’ailleurs, c’est dans les années 60 qu’apparaît une pédiatrie qui se
5Dans ce tableau un peu sombre, on peut toutefois mentionner les lois cantonales qui
donnent le droit de vote aux étrangers sur le plan communal (Neuchâtel, depuis 1850,
Jura, 1978, Appenzell Rhodes Extérieurs, 1995, Vaud, 2002, Grison, 2003, Fribourg,
2004, et Genève, 2005) et parfois cantonal (Neuchâtel, 2000 et Jura, 1978). Le droit
d’éligibilité au niveau communal n’est accordé que par les cantons de Vaud depuis 2002
et Fribourg, 2004. Cela reste cependant le fait d’une minorité, la Suisse comptant 22
cantons ou 25 cantons et demi-cantons.
42 Accueil de familles migrantes dans une polyclinique de pédiatrie :
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nomme elle-même « sociale » (Lindström & Spencer, 1995), dont l’intérêt est la
santé de l’enfant en contexte. Ce contexte peut être micro, la famille, ou macro,
c’est-à-dire l’enfant dans ses relations avec les autres enfants, la société et la
globalisation (Manciaux, 1995). Selon Pawluch (1983, 1996), sociologue des
professions, cette transformation serait due (aux États-Unis) à la baisse de la
mortalité infantile, c’est-à-dire à la réussite de la pédiatrie dans sa lutte contre
la maladie. Cette victoire sur la maladie aurait poussé les pédiatres vers une
« nouvelle mission » afin de ne pas perdre leur statut privilégié au sein de la
société. Cette « nouvelle mission » est de prendre soin non seulement des
besoins somatiques des enfants, mais aussi de leurs besoins psychosociaux et
comportementaux.
Malgré cette évolution depuis la deuxième moitié du XXe siècle, ce n’est que
récemment, du moins par les documents émis par les associations profession-
nelles, que la pédiatrie s’est intéressée réellement aux familles des enfants
qu’elle soigne. Ainsi, pour prendre l’exemple de l’association la plus impor-
tante en nombre de membres et certainement la plus influente en dehors de ses
propres frontières nationales, ce n’est qu’en juin 2003 qu’est publié le rapport
de la Task Force On Family de l’American Academy of Pediatrics (AAP) qui
rappelle l’importance de la famille dans la vie des enfants : « families are the
most central and enduring influence in children’s lives » (American Academy
of Pediatrics Task Force on the Family, 2003, p. 1543) et définit une pédiatrie
familiale :
Family pediatrics extends the responsibilities of the
pediatrician to include screening, assessment, and referal
of parents with physical, emotional, or social problems
that might adversely affect the health and emotional or
social well-being of their child (p. 1556).
Ce rapport propose également des recommandations en termes de politique, de
formation et de pratique. Il est suivi, en septembre 2003, d’une déclaration de
politique professionnelle, écrit conjointement par le comité des soins hospita-
liers de l’AAP et l’Institute for Family-Centered Care6 (American Academy of
6Institute for Family Centered Care (IFCC) est un organisme à but non lucratif situé à
Bethesda, MD. Il a été fondé en 1992 par des professionnels de la santé et des parents
déjà impliqués dans des réformes en cours aux États-Unis qui visaient à inclure les
familles dans les processus de soins. L’objectif principal de l’IFCC est de soutenir les
efforts politiques et institutionnels dans la mise en place de pratiques centrées sur la
famille dans le domaine de la santé. Pour ce faire, il offre une gamme de services qui va
des questionnaires d’autoévaluation aux séminaires de formation, en passant par une
assistance technique (Johnson, 2000).
tensions, mutisme, désarticulation et ruptures 43
Interactions Vol. 9, no 2, été 2006
Pediatrics Committee on Hospital Care & Institute for Family-Centered Care,
2003). Cette déclaration, qui devrait orienter les décisions et pratiques des
institutions comme des pédiatres dans les années à venir (et pas seulement aux
États-Unis), définit spécifiquement les ambitions des soins centrés sur la
famille.
La déclaration reprend, en les adaptant, les principes des soins centrés sur la
famille tels que les ont définis Shelton, Jeppson et Johnson (Shelton et al.,
1987) et qui sont :
1. Reconnaître que la famille est une constante dans la vie de l’enfant
alors que les services institutionnels et le personnel de ces services est
fluctuant.
2. Favoriser la collaboration parents-professionnels à tous les niveaux des soins.
3. Partager une information objective et complète avec les parents à propos
des soins à leur enfant, sur une base continue et d’une façon appropriée
et soutenante.
4. Appliquer des politiques appropriées et des programmes globaux qui
fournissent un soutien émotionnel et financier répondant aux besoins
des familles.
5. Reconnaître les ressources familiales et individuelles ainsi que respecter
les diverses façons de faire face aux situations difficiles.
6. Comprendre et intégrer les besoins développementaux des nouveaux-nés,
des enfants et des adolescents et de leur famille dans les systèmes de
soins.
7. Encourager et favoriser le soutien de parents à parents.
8. Garantir des procédures de soins flexibles, accessibles et répondant aux
besoins des familles.
Institutions pédiatriques, familles et cultures
Bien que les documents officiels, comme ces recommandations, mettent l’accent
sur l’importance de mesures institutionnelles dans l’accueil des familles
(migrantes ou non), ce n’est que rarement que de telles recommandations sont
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