LES HYDROCARBURES, LES VILLES ET LES HOMMES
DANS LE NORD-OUEST SIBÉRIEN
Yvette Vaguet
Maître de conférences
UMR I.D.E.E.S.
Département de Géographie
Université de Rouen
76 821 Mont Saint-Aignan Cedex
Email: YVETTE.VAGUET@UNIV-ROUEN.FR
La constante augmentation de la consommation d’énergie mondiale justifie la quête effrénée des
ressources et l’exploitation de celles-ci est de nature à imposer des bouleversements aux régions
extractrices. Hier, le roi charbon, moteur de transition territoriale, a fait naître les pays noirs.
Aujourd’hui, la suprématie des hydrocarbures a fait émerger la Sibérie occidentale comme un espace-
ressource mondial. Cette région1 a connu une bifurcation via un changement radical de sa fonction
économique depuis le développement de l’industrie extractive. D’une périphérie oubliée, ignorée,
elle a émergé avec son histoire, certes encore très récente, sa spécificité et de fantastiques retombées
pour le pays. La lecture de ce changement spatial peut s’établir, d’une part, en termes de dynamique
temporelle des rapports de cet espace aux centres régionaux et nationaux, voire mondiaux, et d’autre
part, d’un point de vue du processus de territorialisation.
Figure 1 : Carte de localisation de la province de Tioumen
1 Il s’agit plus précisément de la province de Tioumen composée de l’oblast de Tioumen et des deux okroug autonomes
de Khantys-Mansis au Nord et de Iamalo-Nenets à l’extrême Nord bordant l’océan Arctique. Cette région est grande
comme 2,6 fois la France et 1/10è de la Russie.
1
1. LA TRANSITION ECONOMIQUE PRODUCTRICE DE CHANGEMENT SPATIAL
1.1. Emergence d’un espace de production mondial
L’exploitation du gisement pétrolier de Samotlor en 1964 marque le début de la transition
économique en Sibérie occidentale. L’industrie extractive des hydrocarbures s’est alors développée
rapidement et à grande échelle prenant le pas sur le secteur agricole. Tout le cours moyen de l’Ob a
été rapidement ponctué de gisements pétroliers sur un ensemble qui s’étend sur environ 600 km,
lequel est complété par quelques centres, de dimension plus modeste, à l’Ouest. Plus tardivement, le
gaz de la vallée de la Pour, sur le cercle polaire arctique, plus au Nord, a été exploité. Les conditions
de cette conquête sont extrêmement rudes dans un milieu naturel difficile tant pour l’organisme
humain que pour les infrastructures.
L’autonomie énergétique du pays et la conquête soviétique des espaces septentrionaux « vides » ont
constitué les motivations du projet qui devait voir émerger « ce pays des torchères » (Brunet & Rey,
1996). Ce dernier est tout à fait emblématique d’une transition territoriale contemporaine et de la
naissance d’une identité régionale. Rapidement, la production a explosé au-delà des attentes. En
effet, l’immensité des réserves du sous-sol a porté la Russie parmi les plus grands pays producteurs2.
En 2005, le poids de la province de Tioumen dans la production nationale et mondiale est
respectivement de l’ordre de 68 % et de 8 % pour le pétrole, et, 91 % et 19 % pour le gaz. Si la
Russie est actuellement le géant du gaz, produisant 21,4 % de la production mondiale, c’est donc
bien grâce aux champs ouest-sibériens. Or, la consommation intérieure demeure relativement faible
comparée à d’autres états3 (Lestrange et al., 2005). De la sorte, la région contribue largement à faire
entrer les milliards de pétrodollars dans le pays pour lequel elle est devenue stratégique4 sur le plan
financier et géopolitique. Inévitablement, ses rapports aux centres régionaux et nationaux ont changé.
Figure 2 : Production et poids énergétique de la région* aux échelons national et mondial
* Oblast de Tioumen, Okroug autonomes de Khantys-Mansis et de Iamalo-Nenets
2 En 2006, la Russie demeurait le 2èm pays producteur de pétrole
3 En 2003, la Russie consommait 3,3% du pétrole consommé dans le monde. Elle est à un niveau comparable à
l’Allemagne (3,6 %) mais avec un nombre d’habitants bien supérieur (1,8 fois)
4 rappelons qu’en 2001, les taxes pétrolières comptaient pour 40% dans le budget fédéral.
2
0
20
40
60
80
100
120
1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005
Part du pétrole russe
Part du gaz russe
Part du pétrole mondial
Part du gaz mondial
Y. Vaguet, UMR IDEES - MTG
0
100
200
300
400
500
600
700
1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005
Production de Pétrole (millions de tonnes)
Production de Gaz (milliards m3)
Y. Vaguet, UMR IDEES - MTG
1.2. Variations des rapports territoriaux
A l’échelon mondial, la compétition et la convoitise à l’égard des centres d’extraction dont la Sibérie
occidentale, s’est accrue entre les centres de consommation, notamment l’Asie et l’OCDE. En effet,
la course aux ressources est motivée par des demandes intérieures croissantes, en relation avec les
dynamiques démographiques et économiques, et par une recherche de diversification des fournisseurs
afin de sécuriser l’approvisionnement. Ainsi, le pétrole et le gaz russes, et notamment ouest-
sibériens, sont acheminés vers l’Europe surtout (78 % en 2003), vers l’Asie du Sud-Est et Pacifique
(3,8 %), l’Amérique latine (3,1 %), la Chine (2,3 %) et les Etats-Unis (1,9 %).
A l’échelon national, les interactions entre la région et l’espace central se sont intensifiées. Elles
relevaient, en premier lieu, de l’orchestration par le pouvoir central de la transition économique de la
région. Par la suite, une inter-dépendance est apparue. L’épopée des hydrocarbures a renforcé et
renouvelé le couple centre-périphérie (Marchand-Vaguet, 2005). Au départ, on peut considérer le
centre comme dominant et la Sibérie occidentale comme une périphérie assurément exploitée. Cette
dernière apparaît comme un instrument au service du renforcement du centre. Actuellement, le pays
s’appuie encore sur la région, dans le processus de transition économique, et le personnel rencontré
sur place, le plus attaché à ce territoire, déplore de subir des décisions qui viennent toujours de
Moscou. Il s’agit d’un espace d’extraction où il n’y a guère eu de volonté de développer des activités
économiques induites. Des capitaux ont été injectés pour le développement industriel de la région, et
les populations ont été encouragées à migrer vers cette province. Cependant, ces flux ne
s’inscrivaient pas dans le cadre d’une politique d’aménagement harmonieux ni de mise en valeur,
mais d’une domination, d’une exploitation aveugle, sans considération aucune pour les autochtones
ni l’environnement local, qui devait laisser la région exsangue5.
L’illustration de cette domination s’exprime avec outrance dans le domaine de l’environnement. Le
gâchis apparaît en effet, comme le corollaire du développement industriel extrêmement rapide et sans
beaucoup de considération pour le milieu d’une extrême vulnérabilité. De fait, les temps de
réhabilitation après perturbation anthropique y sont très longs, essentiellement en raison d’une
activité micro bactérienne réduite par le froid (Vaguet, 2007a). Pourtant, plus de 600 ruptures
majeurs d’oléoducs sont répertoriées chaque année dans le bassin de l’Ob et les pertes de pétrole
dues aux fuites sont évaluées entre 15 et 30 millions de tonnes par an soit 5 à 10% de la production
nationale.
Néanmoins, la dénonciation des saccages de la nature ne peut occulter le bond économique de la
région associé au développement industriel. La région était en 1959, comme l’ensemble de la Russie
asiatique, en état de sous-développement et donc à un niveau bien inférieur au standard de la Russie
européenne. C’était une périphérie oubliée, au Nord totalement ignoré comparativement au Sud
traversé par le transsibérien. Or, elle a bénéficié, surtout le Nord, d’investissements exogènes
considérables à partir du début de l’industrie extractrice (1964). Elle demeure, encore en 2005, la
seconde région de Russie, derrière le centre européen, en termes d’investissements reçus. De ce fait,
l’écart en termes de niveau de développement s’est creusé avec le reste de la Russie asiatique.
Actuellement, la province est devenue un Émirat sibérien et n’a plus grand chose de commun avec
les autres régions de Sibérie.
A l’échelon infra-régional, cette nouvelle donne a fait naître des tensions entre le Sud et le Nord. Ce
dernier avait été placé sous la juridiction du premier par Staline. Actuellement, le Sud n’a guère
l’étoffe d’un centre régional dans le sens plein du terme c’est-à-dire pas uniquement politique, car les
richesses se situent surtout dans le Nord, dans l’okroug de Khantys-Mansis pour le pétrole, et dans
l’extrême Nord, dans l’okroug de Iamalo-Nenets pour le gaz. Quant aux compagnies, leur siège est
souvent à Moscou. A cet égard, la nouvelle constitution de la Fédération de la Russie (1993) a
5 Il est intéressant de noter ici que la langue russe désigne par dobitcha, la “proie”, le “butin” et l’“extraction”, ainsi
dobitcha nefti désigne tout à la fois l’extraction pétrolière et le butin pétrolier.
3
répondu aux attentes de ces territoires producteurs en leur accordant plus d’autonomie face au Sud,
confirmant, peut-être, par là-même, une nouvelle donne entre ceux-ci et le pouvoir central.
Figure 3 : Population régionale
* Oblast de Tioumen, Okroug autonomes de Khantys-Mansis et de Iamalo-Nenets
De plus, les nouveaux rapports Nord-Sud de la région s’inscrivent aussi dans un nouvel équilibre
démographique (Zaitseva, 2002). L’essentiel de l’espace producteur se situe dans le Grand Nord. Les
conditions naturelles y sont similaires à celles de l’Alaska où les hydrocarbures sont exploités à partir
de camps provisoires avec une rotation des équipes de travail, en raison des effets négatifs des rudes
conditions pour l’organisme et des coûts de services (logement et santé notamment) dans le cas
d’installations permanentes. A l’inverse, le caractère pionnier du projet de l’URSS, conformément à
un idéal de peuplement spatialement homogène, aboutissait à l’exploitation des ressources via des
colonies humaines permanentes. Des flux migratoires ont ainsi conduit à un triplement de la
population de la province de Tioumen entre les recensements de 1959 et de 1979, passant de 1,1 à
3,2 millions6. Or, ces apports ont été dirigés surtout vers le Nord aboutissant au recul rapide des
limites de l’œkoumène. En 1959, les deux okroug rassemblaient les autochtones (Khantes et Nenets)
et comptaient, au total, pour 17 % de la population de la région. La société moderne sédentaire était à
l’époque cantonnée au Sud, dans l’oblast de Tioumen structuré par le transsibérien. C’est dans cet
espace méridional que 83 % de la population de la province se concentraient. En 1989, après trente
ans de conquête, on observe une inversion. L’oblast au Sud avait perdu sa large majorité (43 %) au
profit des okroug septentrionaux (57 %), dorénavant plus structurés par les liaisons ferroviaires,
routières et aériennes que par les voies d’eau.
Depuis, l’implosion du bloc soviétique a débouché sur une crise d’une importance particulièrement
aiguë dans ces contrées septentrionales car le coût de la nordicité est reconnu trop lourd dans une
économie de marché. Les populations se sentent abandonnées, oubliées par le centre que beaucoup
appellent ‘le continent’ comme pour mieux marquer leur éloignement et leur isolement. Les
populations ont abandonné ces contrées extrêmes dès qu’elles l’ont pu. Pourtant, de 1991 à 1998, le
Nord de la province de Tioumen a été dix fois moins répulsif que les autres régions du Grand Nord
6 La population est de 5,2 millions en 2002
4
0
500
1 000
1 500
2 000
2 500
1939
1962
1970
1974
1978
1982
1986
1990
1994
1998
Population urbaine (en milliers)
Total
Total INAO
Total KMAO
Total TO
100
1 100
2 100
3 100
4 100
5 100
6 100
7 100
8 100
1939
1962
1970
1974
1978
1982
1986
1990
1994
1998
Population urbaine (indice 100 en 1939)
russe. Finalement, le recensement de la population de 2002 fait état de la répartition suivante entre
les trois sujets : 63 % pour l’oblast de Tioumen, 10 % pour l’okroug de Iamalo-Nenets et 27 % pour
celui de Khantys-Mansis.
Par ailleurs, ce dernier recensement de 2002 montre que cet espace producteur d’hydrocarbures
conserve, depuis les années 90, un certain dynamisme relativement à d’autres régions de la Russie
d’Asie et de la Russie septentrionale. En effet, il présente un accroissement démographique positif
depuis 1959 ce qui représente une trajectoire de croissance tout à fait unique (Gaye, 2006). Elle
relève, pour l’essentiel, d’un accroissement naturel parmi les plus élevés de Russie (+10 % sur la
période 1989-2002) mais aussi à un solde migratoire de nouveau positif. Les migrations vers la
région ont en effet repris depuis la réorganisation de la production à la fin des années 1990. La région
demeure un bassin d’emploi attractif.
La transition vers l’activité extractive marque l’étouffement des sociétés traditionnelles des peuples
nomades vivant de la chasse, de la cueillette et de l’élevage extensif. Les autochtones (Khants et
Nenets) ne représentent plus qu’une petite minorité qui a du mal à faire entendre sa voix et qui est
déstabilisée par l’industrie extractrice. Leur système spatial est fondé sur une ruralité, une activité
agricole et un mode de vie nomade. Tandis que les allochtones relèvent d’un autre système, plus
récent, fondé sur une activité industrielle avec une population urbaine. Les tensions portent
concrêtement, d’une part, sur les superficies confisquées par l’industrie qui constitue ainsi autant de
barrages aux routes de migrations saisonnières des troupeaux, et d’autre part, sur la dégradation de
l’environnement. Cependant il serait trop simpliste de réduire la difficulté de cohabiter à la seule
concurrence pour l’espace. Des discordances sont apparues en termes de temporalité et de
complexité. Le premier système spatial, le plus ancien, se caractérise par une quasi-autarcie et le
rythme des transhumances saisonnières nord-sud. Le second système, plus moderne, est ancré dans le
système Monde et évolue au rythme des fluctuations du marché mondial de l’énergie. Que le prix du
baril de pétrole chute et les projets d’extraction plus septentrionaux sont ajournés.
2. VERS LA GÉNÈSE DUN TERRITOIRE
2.1. Un peuplement urbain sans ville ?
Le peuplement inhérent à la conquête du Nord est de type urbain (Vaguet, 2007b). Ainsi, des 28
villes de la province, 23 ont été créées depuis 1960 dont 21 dans les deux okroug. Au total, 9
seulement ne sont pas directement liées à l’extraction des hydrocarbures cependant, elles le sont
souvent indirectement (industrie de la construction…). Ces villes sont souvent fermées et le nom de
l’entreprise exploitant le principal gisement y est un véritable sésame. Ainsi, la ville de Novy-
Ourengoï, sortie du néant il y a 33 ans, compte aujourd’hui plus de 100 000 habitants et sa population
est employée à 70% par Gazprom, le géant mondial du gaz. Depuis le recensement de la population
de 1959 pour l’okroug de Khantys-Mansis, et celui de 1969 pour l’okroug de Iamalo-Nenets, ces
territoires présentent les croissances urbaines les plus fortes de toute la Russie (Brunet et al., 1995).
La population est ainsi devenue urbaine à 77,5 % en 2004 tandis qu’elle était rurale à 68 % en 1959.
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