Le concept de la nature chez Sade - E

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Le concept de la nature chez Sade :
une confrontation Orient - Occident
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Thèse presentee en vue du doctorat
par Young-Girl JANG
sous la direction de M. Jacques RANCIERE
Juin 1999
Le concept de la nature chez Sade :
une confrontation Orient - Occident
BJBUOTHÊQl^
Thèse presentee en vue du doctorat
par Young-Girl JANG
sous la direction de M. Jacques RANCIERE
Juin 1999
Introduction
Le XVIIIe siècle est la période de la philosophie des Lumières et de la Révolution
française. On sait que les philosophes des Lumières ont semé les graines de la
Révolution française. Ainsi, la Révolution s'est faite au nom du peuple et de la raison
sur laquelle les philosophes des Lumières ont toujours insisté. En revanche, la
philosophie des Lumières ne s'est pas faite au nom du peuple et de la raison. Le
concept directeur de la philosophie des Lumières est la nature. Ernst Cassirer a
souligné l'importance de la nature dans la philosophie des Lumières. Pour lui, la
nature est le concept crucial de la philosophie des Lumières, et le XVIIIe siècle le
siècle des sciences de la nature. Le XVIIIe siècle a donné toute son ampleur au
mouvement, déclenché dans le domaine de la connaissance physique, de vérification
systématique des idées par le moyen de l'expérimentation, en étendant son action
à tous les domaines de la vie intellectuelle.
C'est alors seulement qu'il sort du cercle des académies et des sociétés
savantes, qu'il devient, d'une simple affaire de savant, l'un des éléments
les plus importants et les plus profonds de toute la civilisation. A côté
des chercheurs expérimentaux, des mathématiciens et des physiciens, y
participent désormais également les esprits qui s'efforcent vers une
nouvelle orientation
de l'ensemble des sciences morales. Un
renouvellement de ces sciences, une vision approfondie de l'esprit des
lois, de l'esprit de la société, de la politique, de l'art poétique même
semble impossible si l'on ne porte pas son regard vers le grand exemple
des sciences de la nature. 1
Pour Cassirer, la nature et les sciences de la nature sont la clé principale pour
comprendre la philosophie des Lumières et le XVIIIe siècle. Si la science de la nature
a joué un rôle décisif, c'est moins par le nouveau contenu objectif dont elle a ouvert
l'accès à l'esprit humain que par la "fonction nouvelle"2 qu'elle attribue à la pensée.
La science de la nature n'est pas tout uniment le mouvement de la pensée qui se
porte vers le monde des objets, mais aussi le milieu au sein duquel l'esprit acquiert
la connaissance de soi.
Sade est un personnage du XVIIIe siècle, qui a vécu, pensé et écrit sous l'influence
de la philosophie des Lumières et de la Révolution française. Avec le concept de la
nature, nous pouvons aborder son œuvre d'une nouvelle manière et rouvrir
certaines questions. Sade est-il vraiment un écrivain de l'érotisme ? N'y a-t-il que
de l'érotisme chez lui ? Comment comprendre l'érotisme chez Sade ? Avec le
1 Emst Cassirer, La philosophie des Lumières (1932), Fayard, 1994, p. 77-78.
2 ibid., p. 69.
concept de la nature, nous pouvons remettre en cause les conclusions des études
faites sur Sade jusqu'à présent. Car nous pouvons supposer qu'il n'y a pas que
l'érotisme chez Sade, et si tel est bien le cas, nous pourrons découvrir la
philosophie des Lumières que Sade a voulu présenter sous cet érotisme.
Comment caractériser les études faites sur Sade jusqu'à présent ? On peut les
répartir en trois catégories selon qu'elles portent sur : 1 ) sa biographies, 2) sa
littérature* 3) sa philosophies.
La plupart des études concernent la biographie et la littérature. Cette réalité nous
montre que l'on étudie en général Sade par curiosité, puisque les recherches sur sa
biographie et sa littérature ont pour fond son érotisme. Malheureusement, il n'y a
que peu d'études sur la philosophie des Lumières ainsi que sur le concept de la
3 Quelques exemples d'études de la biographie de Sade : Mark AMIAUX, La vie effrénée du marquis
de Sade ; Solange LAMBERGEON, Un amour de Sade, la Provence ; J.A. CHERASSE et G.
GUICHENEY, Sade, j'écris ton nom Liberté ; Jean DESBORDES, Le vrai visage du marquis de
Sade ; Otto FLAKE, Le marquis de Sade ; Norman GEAR, Sade, le divin démon ; Raymond JEAN ,
Un portrait de Sade ; A.M. LABORDE, Le mariage du marquis de Sade ; Gilbert LELY, Vie du marquis
de Sade ; Maurice LEVER, Bibliothèque Sade.l. Le règne du père, 2. Le marquis et les siens ;
Maurice LEVER, Donatien Alphonse François, marquis de Sade ; Jean-Jacques PAUVERT, Sade
vivant, I. Une innocence sauvage 1740-1777, II. T o u t ce qu'on peut concevoir dans ce genre-là..."
1777-1793, III. 'Cet écrivain, à jamais célèbre. .."1793-1814 ; Donald THOMAS, Le marquis de Sade.
4
Quelques exemples d'études de la littérature de Sade : Guillaume APOLLINAIRE, L'œuvre du
marquis de Sade ; Roland BARTHES , Sade Fourier Loyola ; Georges BATAILLE, L'érotisme ;
Georges BATAILLE La littérature et le mal ; Maurice BLANCHOT, Lautréamont et Sade ; JeanJacques BROCHIER, Le marquis de Sade et la conquête de l'unique ; Béatrice DIDIER et Jacques
NEFFS, "Sade" dans La fin de l'Ancien régime ; Svein Eirik F A U S K E V A G , Sade dans le
surréalisme ; Maurice HEINE, Le marquis de Sade ; Lucienne FRAPPIER-MAZUR, Sade et l'écriture
de l'orgie ; Pierre KLOSSOWSKI, Sade mon prochain ; Roger G. LACOMBE, Sade et ses masques ;
Françoise LAUGAA-TRAUT, Lectures de Sade ; La pensée de Sade, Tel Quel n° 28; Annie LE
BRUN, Les châteaux de la subversion, ; Annie LE BRUN, Sade, aller et détours ; Jean PAULHAN, Le
marquis de Sade et sa complice ; Octavio PAZ, Un au-delà erotique : le marquis de Sade ; Philippe
ROGER, "Sade et la Révolution", dans L'écrivain devant la Révolution ; François RIBADEAU-DUMAS,
Le marquis de Sade et la libération des sexes ; Sade, écrire la crise, colloque de Cerisy ; Sade,
Obliques ; Philippe SOLLERS, L'écriture et l'expérience des limites; Philippe SOLLERS, Sade
contre l'être suprême ; Chantai THOMAS, Sade ; Chantai THOMAS, Sade, l'œil de la lettre
5 Quelques exemples d'études de la philosophie de Sade : Simone de BEAUVOIR, "Faut-il brûler
Sade ?", d a n s Privilèges ; Gilles DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch ; Jean DEPRUN,
"Sade philosophe", dans Sade œuvre I ; Marcel HENAFF, Sade, l'invention du corps libertin ;
Jacques LACAN, "Kant avec Sade", dans Ecrits ; Philippe MENGUE, L'ordre sadien ; Philippe
ROGER, Sade, la philosophie dans le pressoir.
nature chez Sade. Le sujet auquel on s'intéresse est presque toujours l'érotisme,
que ce soit celui de l'homme ou celui de son œuvre. Sade est encore un démon
sexuel et le fondateur du sadisme. Toute manifestation de cruauté est qualifiée de
sadique, signe que cet auteur demeure, dans notre société, un symbole du mal et
de l'ombre. D'ailleurs, le portrait de Sade qui illustre la couverture du Magazine
littéraire de janvier 1991 (n° 284, voir l'« Image 1» ) n'est-il pas celui d'un fou ?
Ce que l'on a appelé l'affaire Sade est symptomatique du courant de curiosité
sexuelle d'une époque. De quelle affaire s'agit-il ? Après la publication des œuvres
de Sade, Jean-Jacques Pauvert a été inculpé, en 1956, pour avoir "édité des
ouvrages qui sont contraires aux mœurs"6. Par exemples, La philosophie dans le
boudoir, Les cent vingt journées de Sodome, La nouvelle Justine ou les malheurs de
la vertu, sont dites "contraires aux bonnes mœurs"7, quand l'Histoire de Juliette ou
les prospérités du vice est de plus dénoncée comme un livre "dangereux pour
l'esprit humain"8. Le tribunal condamna Pauvert à 80 000 francs d'amende et
ordonna la confiscation et la destruction des ouvrages saisis. L'éditeur qualifia
cette condamnation de "censure par un pouvoir"^ Cette affaire nous révèle que
Sade était encore tabou, et qu'on le regardait avec des yeux plus languissants
qu'objectifs — ce qui d'ailleurs n'a pas vraiment changé. Mais si notre société
considère toujours ses textes comme contraires aux bonnes mœurs, Sade est
encore vivant. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas que l'érotisme dans son œuvre, et
6 Maurice Garçon, L'affaire Sade, Jean-Jacques Pauvert, 1963, p. 13.
7 Ibid., p. 12.
8 Donald Thomas, Le marquis de Sade, Ed. Seghers, 1977, p. 5.
9 Jean-Jacques Pauvert, Nouveaux visages de la censure, Les Belles Lettres, 1994, p. 9.
Dans son livre Alphabet et raison (PUF, 1996), Béatrice Didier dit que "La raison à l'époque des
Lumières a un rôle d e démolition, tout autant que de construction : il s'agit de débarrasser l'esprit
humain d'un certain nombre de préjugés, de faire table rase avant de reconstruire. Cette destruction
suscite des réactions de la censure" (p. 4). Bien q u e Sade fût un adepte d e la philosophie des
Lumières, il était victime de la censure et de la raison : c'est l'ironie de l'histoire.
4
qu'elle se prête au renouvellement de l'interprétation. Bien que les études faites
jusqu'à présent sur Sade soient entièrement consacrées à l'érotisme, on peut
encore tenter d'en proposer une nouvelle vision. C'est, par exemple, ce que nous
envisageons de faire à l'aide du concept de l'objet élaboré par Duchamp.
Dans ce travail, nous allons voir que l'érotisme chez Sade est objet, et que par
ailleurs il cache une philosophie qui, tout bien considéré, est celle des Lumières.
Qui est Donatien-Alphonse-François de Sade ?
Il est né en 1740, et mort en 1814. "Homme de lettres" io, comme il aimait à se
dire, il a vécu avant, pendant et après la Révolution française.
D'abord élevé par son oncle, l'abbé de Sade, puis formé par les Jésuites à Paris,
D.A.F. de Sade est nommé sous-lieutenant du roi à quinze ans, et plus tard,
capitaine de cavalerie.
En 1763, il épouse Renée de Launay de Montreuil, dont il a deux fils et une fille, et qui
lui restera longtemps dévouée, jusqu'à sa sortie de la Bastille en 1789. Marié depuis
cinq mois, il est emprisonné pour libertinage outré. Vite relâché, il est de nouveau
détenu pour avoir fouetté une femme nommée Rose Keller. A Marseille, en 1772, il
est accusé de sodomie et de tentative d'assassinat. Jugé, condamné et décapité
en effigie, il s'enfuit en Italie avec sa belle-sœur, ultime scandale familial qui lui aliène
définitivement sa belle-mère : le jugement de Marseille levé, par défaut de tout
crime, elle obtient pourtant contre lui une lettre de cachet. Arrêté à Chambéry, il
s'évade et vit quelque temps en son château de Lacoste. Mais, venu imprudemment
à Paris, à la mort de sa mère, il est de nouveau emprisonné, à Vincennes de 1778 à
1784, puis à la Bastille de 1784 à 1789. Transféré lors de la prise de la Bastille et
libéré à la suite du décret qui abolit les lettres de cachet, Sade participe aux
10 Solange LAMBERGEON, Un amour de Sade, la Provence, Ed. A. Barthélémy, 1990, p. 166.
5
travaux de la section des Piques. Il critique le texte d'un décret, protège des
victimes potentielles de la Terreur. Suspect, il est de nouveau emprisonné et
échappe de justesse à la guillotine. Libéré après Thermidor, il est inculpé sous le
Consultât comme auteur de deux romans erotiques, Justine et Juliette, puis interné
administrativement à l'hospice de Charenton, où il demeure jusqu'à sa mort et où
Marie-Constance Quinet, sa maîtresse à partir de 1790, obtient l'autorisation de
vivre avec lui. Toujours actif, Sade écrit des pièces et organise, avec les
pensionnaires de Charenton, des représentations théâtrales qui attirent les
Parisiens. Il termine les corrections de son dernier livre, Isabelle de Bavière, trente
jours avant sa mort.
A travers son parcours et ses écrits, Sade achève l'œuvre des Lumières, il
accomplit ce que ses prédécesseurs n'ont pas osé : le déicide. Ayant démystifié la
hiérarchie traditionnelle où chacun était assigné à une place par rapport à Dieu et
aux princes, et ayant dénoncé l'injustice sociale que l'ordre théologique masquait et
justifiait, les philosophes des Lumières ont substitué à l'organisation arbitraire l'idée
d'une société fondée sur un pacte réciproque. Mais la fiction d'un contrat établi
entre des partenaires égaux, qui peuvent intervertir leurs rôles, reste suspendue
dans le vide si elle n'est pas étayée sur la bonté des individus intègres, issus de la
nature. Sade, lui, démantèle la fiction du pacte avec l'illusion qui la sous-tend.
La philosophie dans le boudoir est un texte exceptionnel parce qu'il contient à la
fois l'érotisme et la philosophie, et qu'à travers lui on rencontre en Sade un adepte
des Lumières.
Pourquoi choisir de relire La philosophie dans le boudoir ? Il y a à cela quatre
raisons. Premièrement, il est nécessaire de faire une critique des études
traditionnelles exclusivement consacrées à l'erotique de Sade, et de montrer qu'il
n'y pas que l'érotisme dans ce texte.
Deuxièmement, La philosophie dans le boudoir est à double jeu. Extérieurement,
c'est une œuvre erotique, mais intérieurement, c'est un texte qui prend parti pour
la Révolution française, et qui essaie de surmonter la pensée de l'Ancien régime et
du XVIIIe siècle.
Troisièmement, Sade en tant qu'adepte des Lumières présente dans cette œuvre
son concept de la nature. Avec ce concept, il bouleverse la religion, les mœurs et la
hiérarchie du XVIIIe siècle.
Quatrièmement, en articulant la Révolution française et son concept de la nature,
Sade définit l'homme libre comme foncièrement différent de l'homme de l'Ancien
régime, comme le républicain qui doit être le maître de la nouvelle république après
la Révolution française.
Avec le concept de la nature, il est possible de montrer qu'il n'y a pas que
l'érotisme chez Sade, et par conséquent d'en renouveler l'interprétation. Dans La
philosophie dans le boudoir, se rencontrent la nature et l'homme libre, termes que
l'on trouve aussi au cœur de la philosophie de Confucius. De là, il semble intéressant
de confronter les concepts de l'un et de l'autre, sans tenter de les superposer,
puisque l'homme libre chez Sade tient à la liberté politique, tandis que chez
Confucius il ne s'y s'intéresse pas.
A la question "comment peut-on comparer deux penseurs aussi éloignés sur leur
seul rapport à une notion <liberté> qui peut avoir une infinité de sens ?", on peut
trouver une réponse à travers les ressemblances et les différences entre l'Orient et
l'Occident. Par exemple, entre Confucius et Socrate, on trouve comme point
commun qu'ils sont philosophes. Mais, pour Confucius, la philosophie est le goût de
l'étude, quand pour Socrate, elle est l'amour du savoir. Pour Confucius, la méthode
philosophique est l'intuition et la transmission du discours des anciens, alors que
pour Socrate, la méthode philosophique est le dialogue, la dialectique et la logique.
Ainsi, en confrontant Sade et Confucius, il est évident qu'on trouvera de
nombreuses ressemblances et différences. Mais, le plus important, c'est
l'universalité qui se dégagera de cette comparaison entre eux. A travers la
ressemblance et la différence, on arrivera à l'universalité de la pensée qui peut
surmonter les frontières philosophiques. En même temps, la comparaison entre
Sade et Confucius, plus largement entre l'Orient et l'Occident, sera une chance pour
chacun de voir l'autre, et de se reconnaître soi-même.
A travers cette confrontation Sade-Confucius, ou encore Orient-Occident, nous
espérons atteindre une compréhension profonde et claire de la pensée de Sade.
Qui est Confucius ?
Il est né en 551 av. J . - C , et mort en 479. Il a vécu en Chine la fin de la période dite
des Printemps et Automnes (772-481 av. J.-C.).
Pour réaliser son idéal politique, Confucius quitte Lu, son pays natal, et se met à
pérégriner dans les seigneuries voisines, de 500 à 484, entouré de ses disciples, et
proposant partout vainement une politique de restauration des institutions et des
pratiques anciennes, dont il développe le sens et la valeur dans ses enseignements.
A 68 ans, il rentre à Lu, mais demeure en dehors des affaires publiques, continuant
jusqu'à sa mort, quatre ans plus tard, à enseigner son interprétation de la
tradition à quelque 3000 auditeurs, desquels émergèrent 72 disciples véritablement
férus de ses leçons.
Quel genre d'homme était Confucius ? Dans ses Entretiens, on trouve quelques
passages qui nous renseignent sur sa manière d'être.
Chez lui, au village de ses ancêtres, il se montre simple et effacé, comme
s'il n'avait pas le don de parole. Mais à la Cour ou dans le Grand temple
ancestral, il parle avec aisance, tout en pesant ses mots."
A la Cour, il est ferme et cordial avec les ministres subalternes, digne et
franc avec les grands ministres. En présence du souverain, il montre une
crainte respectueuse, mêlée d'une noble gravité.12
Il n'est pas défendu du manger du "riz pur et de la viande finement
hachée"i3 . Mais l'interdiction porte sur le riz gâté, la viande et le poisson
avariés, tout ce dont la couleur a tourné ou qui sent mauvais, ce qui
n'est pas cuit à point ou n'est pas de saison, tout plat qui n'est pas
découpé correctement ou servi avec le bon assaisonnement. La viande
aura beau être abondante, il n'en mangera pas plus que de riz. Seul le vin
n'est pas limité, mais il n'en abuse jamais. Il évite le vin et la viande
séchée des échoppes. Il peut avoir du gingembre sur sa table. Il ne
mange jamais outre mesure. La viande utilisée dans un sacrifice de Cour
ne peut être gardée jusqu'au lendemain, celle d'un sacrifice ordinaire plus
de trois jours, au-delà desquels elle ne peut plus être consommée. Quand
il mange ou qu'il est couché, il ne parle pas. Même si son repas consiste
1 1
Anne Cheng, Entretiens de Confucius, Seuil, 1981, p. 8 1 .
12 l b i d . , p . 8 1 .
13 Dans ce passage, le riz pur et la viande finement hachée sont un symbole de la vie quotidienne de
Confucius qui était un homme rigoureux et d'une allure très stricte. Cette attitude de Confucius
demeure un modèle pour les confucianistes.
en un peu de riz grossier ou de bouillon de légumes, il fait d'abord une
offrande aux ancêtres avec toutes la révérence due à un sacrifice. 14
Ces trois passages donnent une image rigoureuse de Confucius, et il va sans dire
que cette image constitue depuis de nombreux siècles un modèle pour les disciples
de ce philosophe.
Le confucianisme se réfère à quatre livres et trois canons. Les quatre livres sont les
Entretiens, Meng Tseu (Mencius), Chung Yung (Invariable Milieu) et Ta Hsueh
(Grande Etude) ; et les trois canons sont le Shijing (Recueil de poèmes), le Choujing
(Annales) et le Yijing (Mutations). Notre attention se portera sur les Entretiens et le
Shijing. Pourquoi choisissons-nous le premier livre et le premier canon ? Il y a à cela
deux raisons.
Premièrement, en Chine, le Ciel et l'homme forment traditionnellement une paire
indissociable, un sujet philosophique.
Deuxièmement, il est question du Ciel en tant que nature dans les Entretiens, et,
dans le Shijing, de l'homme qui lui est apparié. Cet homme est libre, y compris sur le
plan sexuel, il est donc différent de l'homme conforme à la doctrine confucianiste
orthodoxe. La définition de l'homme libre résulte donc d'un changement
épistémologique accompli par Confucius à la fin de sa vie.
Pourquoi Sade ?
Parce que Sade en tant qu'adepte de la philosophie des Lumières présente le
concept de la nature de la déraison, et de là l'homme libre qui surmonte l'Ancien
régime et le XVIIIe siècle.
14 ibid., p. 83.
Pourquoi Confucius ?
Parce que Confucius parle du Ciel en tant que nature. Avec la nature sans parole, il
définit l'homme libre, si différent de l'homme confucianiste (le jun tze) qu'il surmonte
le confucianisme lui-même.
Pourquoi Sade et Confucius ?
Parce qu'avec la nature de la déraison et l'homme libre, Sade essaie de retourner à
la réalité, pendant que Confucius, avec la nature sans parole et l'homme libre,
surmonte la réalité. Avec Sade et Confucius, nous pouvons proposer une
confrontation Orient-Occident autour des questions de la nature et de l'homme
libre.
Dans ce travail, il sera donc question de la nature et de l'homme libre.
Dans la première partie, nous étudierons la nature chez Sade.
Premièrement, nous examinerons le double jeu du texte de Sade. A travers le
double jeu, nous ferons apparaître qu'il n'y a pas que l'érotisme chez Sade, et que
l'érotisme n'y est plus lui-même : il est objet.
Deuxièmement, nous verrons la nature de la déraison chez Sade à travers Les cent
vingt journées de Sodome et La philosophie dans le boudoir. En tant qu'adepte des
Lumières, Sade présente les lois de la nature, l'état naturel et la nature en tant
qu'instinct que nous appelons la nature de la déraison. Cette nature de la déraison
est réprimée par l'Ancien régime parce qu'elle est adversaire de Dieu, des
institutions sociales et des lois du XVIIIe siècle qui s'opposent à l'homme.
Troisièmement, nous examinerons les différents concepts de la nature chez Sade à
travers La Vérité et VHistoire de Juliette. Dans La Vérité, Sade sépare Dieu et la
nature. En critiquant Dieu qui symbolise la connexion entre le despotisme et la
religion, Sade essaie de surmonter l'Ancien régime, et en adoptant le concept de la
nature que la philosophie des Lumières présente, il pense la nature comme une issue
pour sortir du XVIIIe siècle. Dans l'Histoire de Juliette, la nature est présentée à
travers le vice et la vertu ; elle nécessite le crime, non pas au sens courant de ce
terme, mais comme déviation des interdits et de la morale du XVIIIe siècle. Cette
déviation se réalise au nom de la nature.
Quatrièmement, nous verrons comment Sade utilise la nature de la déraison. Avec
ce concept, il bouleverse la religion, les mœurs et la hiérarchie du XVIIIe siècle. En
même temps, il présente l'homme libre qui dirigera la nouvelle république et
incarnera la victoire de la philosophie des Lumières sur l'obscurantisme.
Dans la deuxième partie, nous étudierons la nature chez Confucius.
Premièrement, nous verrons que la nature est un des différents concepts du Ciel. Le
Ciel en tant que nature ne règne pas sur l'homme, mais existe à côté de lui comme
réfèrent de la vie qu'il peut vivre sur la terre.
Deuxièmement, nous traiterons de la nature sans parole et de la poétique de
Confucius. La nature dont il est question dans les Entretiens est la nature sans
parole. Dans ce même texte, Confucius présente sa poétique à partir de laquelle
nous pouvons comprendre pourquoi il a choisi les poèmes du Shijing.
Troisièmement, nous verrons la nature sans parole et l'homme libre. Les poèmes du
Shijing sont des chansons d'amour. L'homme libre qui s'y exprime est amoureux au
sens erotique du terme, c'est dire qu'il est différent de l'homme confucianiste. Mais,
en ouvrant les yeux vers le monde de la poésie, Confucius, à la fin de sa vie, a
découvert la nature sans parole et l'homme libre.
Dans la troisième partie, nous étudierons la nature et l'homme libre et proposerons
une confrontation Orient-Occident.
Avec la nature de la déraison, Sade retourne à la réalité. Par contre, avec la nature
sans parole, Confucius dévie de la réalité du confucianisme. L'homme libre que Sade
présente est républicain et maître de la nouvelle république, il existe donc dans la
réalité. L'homme libre que Confucius présente est différent du confucianiste
orthodoxe : il est voluptueux, il n'existe pas dans la réalité, mais c'est un rêve du
peuple qui essaie de surmonter cette réalité.
A travers la confrontation Sade-Confucius, c'est-à-dire de l'Orient et de l'Occident,
nous verrons que la nature et l'homme libre chez Sade essaient sans cesse de
s'approcher de la réalité, tandis que chez Confucius ils en dévient toujours.
Dans la conclusion, nous reviendrons sur la nature chez Sade, c'est-à-dire sur la
nature de la déraison en laquelle se trouve l'homme libre. A travers notre
confrontation de Sade et de Confucius, nous montrerons que la nature de la
déraison et l'homme libre retournent à la réalité. Enfin, comme tout est en
mouvement dans la nature, nous conclurons que le destin de l'homme libre dans la
nature de la déraison est d'agir sur la réalité politique.
I. La nature chez Sade
En tant qu'homme du XVIIIe siècle, et en tant qu'adepte de la philosophie des
Lumières, Sade accepte le terme de nature sous l'influence de d'Holbach. Ses
contemporains comme Rousseau, Diderot et d'Holbach lui-même ont écrit des livres
scientifiques, mais pour lui, les sciences de la nature ne sont pas le point de départ,
ce n'est pas d'elles qu'il a appris le concept de la nature. C'est là, non sans une
certaine ironie, ce qui différencie Sade des philosophes des Lumières : avec le
concept de la nature, Sade tente de surmonter le despotisme et les contradictions
du XVIIIe siècle.
Qu'est-ce que la nature chez Sade ?
Pour répondre à cette question fondamentale, nous allons, dans cette première
partie, d'abord étudier le double jeu du texte de Sade. Ensuite, nous examinerons la
nature de la déraison chez Sade et les différents concepts de la nature. Enfin, nous
verrons quel usage Sade fait de la nature de la déraison dans son texte La
philosophie dans le boudoir.
Dans le premier chapitre, nous commençons par la question : Sade est-il vraiment
un écrivain de l'érotisme ? Extérieurement oui, mais intérieurement non : pour
éclairer ce contraste, nous étudions le double jeu du texte, et montrons que
l'érotisme évident cache la philosophie des Lumières. Avant d'analyser le concept de
la nature, nous analysons donc la double structure du texte sadien.
Si l'érotisme et le concept de la nature se côtoient chez Sade, comment
comprendre cet érotisme ? Pour nous, cet érotisme est objet en tant que
méthode romanesque.
Dans le deuxième chapitre, nous abordons une autre question : qu'est-ce que le
concept de la nature chez Sade ? Nous tachons d'y répondre en examinant les
trois thèmes principaux de son propos sur la nature : les lois de la nature, l'état
naturel et la nature en tant qu'instinct. Ainsi nous parvenons à dégager le concept
sadien de la nature de la déraison dans les textes Les cent vingt journées de
Sodome et La philosophie dans le boudoir.
Dans le troisième chapitre, nous nous demandons s'il n'y a pas d'autre concept de
la nature chez Sade. Nous passons donc en revue les différents concepts de la
nature. Dans La Vérité, Sade sépare Dieu et la nature contrairement à Spinoza qui
les réunit. Quand Sade effectue cette séparation et critique Dieu, la nature n'est
plus la nature théologique. Dans l'Histoire de Juliette, la nature est présentée à
travers le vice et la vertu. Visiblement, cette nature fait commettre des crimes,
plus exactement elle appelle la déviation des interdits et de la morale au XVIIIe
siècle. Aux yeux de cette époque, toute tentative de surmonter les interdits et la
morale à travers le concept de la nature défini par la philosophie des Lumières, ne
peut apparaître que comme une sorte de vice.
Dans le quatrième chapitre, nous envisageons une question portant sur la pratique
philosophique de Sade : quel usage fait-il du concept de la nature de la déraison
dans La philosophie dans le boudoir ? Avec la nature de la déraison, Sade
bouleverse la religion, les mœurs et la hiérarchie, pour aboutir à l'homme libre.
1. Le double jeu du texte de Sade et l'érotisme en tant qu'objet
Qui est Sade ? C'est évidemment l'écrivain connu de tout le monde pour être le
maître de la littérature erotique. Mais pour Pierre Klossowski, Sade est "le
philosophe scélérat" 15, parce que "tous les personnages philosophes de ses
romans sont gangrenés de scélératesse." 16 || est évident que le sang et la sexualité
sont mêlés chez Sade.
A travers le débat entre Michel Foucault et Maurice Blanchot, on peut avoir une
vision générale de la manière dont on a étudié Sade en France. Pour Foucault, Sade
est un écrivain du sang, quand pour Blanchot, c'est un écrivain de la sexualité.
Voyons d'abord un passage de Foucault.
Sade et les premiers eugénistes sont contemporains de ce passage de la
1
5 Pierre Klossowski, "Sade ou le philosophe scélérat", dans La pensée de Sade, Tel Quel n° 28,
1967, p. 3-22.
1
6 Sade (Marquis de), Cahiers personnels (1803-1804), textes inédits établis, préfacés et annotés
par Gilbert Lély, Ed.Corrêa, 1953, p. 63.
« sanguinité » à la « sexualité ». Mais alors que les premiers rêves de
perfectionnement de l'espèce font basculer tout le problème du sang
dans une gestion fort contraignante du sexe (art de déterminer les bons
mariages, de provoquer les fécondités souhaitées, d'assurer la santé et
la longévité des enfants), alors que la nouvelle idée de race tend à
effacer les particularités aristocratiques du sang pour ne retenir que les
effets contrôlables du sexe, Sade reporte l'analyse exhaustive du sexe
dans les mécanismes exaspérés de l'ancien pouvoir de souveraineté et
sous les vieux prestiges entièrement maintenus du sang ; celui-ci court
tout au long du plaisir — sang du supplice et du pouvoir absolu, sang de
la caste qu'on respecte en soi et qu'on fait couler pourtant dans les
rituels majeurs du parricide et de l'inceste, sang du peuple qu'on répand
à merci puisque celui qui coule dans ses veines n'est même pas digne
d'être nommé. Le sexe chez Sade est sans norme, sans règle intrinsèque
qui pourrait se formuler à partir de sa propre nature ; mais il est
soumis à la loi illimitée d'un pouvoir qui lui-même ne connaît que la sienne
propre ; s'il lui arrive de s'imposer par jeu l'ordre des progressions
soigneusement disciplinées en journées successives, cet exercice le
conduit à n'être plus que le point pur d'une souveraineté unique et nue :
droit illimité de la monstruosité toute-puissante. Le sang a résorbé le
sexe. 17
Prenons ensuite un passage de Blanchot.
Passage donc de la « sanguinité » à la « sexualité ». Sade en est le
1
7 Michel Foucault, La volonté de savoir, Gallimard, 1976, p. 195-196.
17
témoin ambigu et le fabuleux démonstrateur. Seul lui importe le plaisir,
seuls comptent l'ordre de la jouissance et le droit illimité de la volupté. Le
sexe est le seul Bien, et le Bien refuse toute règle, toute norme, sauf (et
cela est d'importance) celle qui vivifie le plaisir par la satisfaction de la
violer, fût-ce au prix de la mort des auteurs, comme de la mort
exaltante de soi-même — mort suprêmement heureuse, sans repentirs et
sans soucis. Foucault dit alors : « Le sang a résorbé le sexe. »
Conclusion qui cependant m'étonne, car Sade, cet aristocrate qui, plus
encore dans son œuvre que dans sa vie, ne tient compte de l'aristocratie
que pour en tirer des plaisirs en la bafouant, établit à un point
indépassable, la souveraineté du sexe. Si dans ses rêves ou ses
fantasmes, il se plaît à tuer et à accumuler les victimes afin de repousser
les bornes que la société, voire la nature, imposeraient à ses désirs, s'il
se plaît au sang (mais moins qu'au sperme, ou, comme il le dit, au
« foutre »), il ne se soucie nullement de maintenir une caste du sang pur
ou du sang supérieur. C'est tout le contraire : la Société des Amis du
Crime ne se lie point par l'aspiration à un eugénisme dérisoire ;
s'affranchir des lois officielles, et s'unir par des règles secrètes, telle est
la froide passion qui donne au sexe et non au sang sa primauté. Morale
qui révoque donc ou croit révoquer les fantasmes du passé. De sorte
que l'on est tenté de dire que, avec Sade, le sexe prend le pouvoir, ce qui
naturellement signifie aussi que désormais le pouvoir et le pouvoir
politique vont s'exercer insidieusement en utilisant les dispositifs de la
sexualité,
18 Maurice Blanchot, Michel Foucault tel que je l'imagine, FataMorgana, 1986, p. 51-52.
18
A s'en tenir au texte, la critique de Blanchot contre Foucault n'est pas pertinente,
car ce dernier distingue strictement le sang et la sexualité en écrivant : "s'il y a
quelque chose qui est du côté de la loi, de la mort, de la transgression, du
symbolique et de la souveraineté, c'est le sang ; la sexualité, elle, est du côté de la
norme, du savoir, de la vie, du sens, des disciplines et des régulations."!*
Selon Foucault, lors du passage de la société de sanguinité, autrement dit de la
société caractérisée par le système symbolique du sang, à la société du savoir, de
la norme et des disciplines, la sexualité prend la direction. Mais "quand le pouvoir
renonce à se lier aux seuls prestiges du sang et de la sanguinité (sous l'influence
aussi de l'Eglise qui va en tirer profit en bouleversant les règles de l'alliance — par
exemple, suppression du lévirat), la sexualité prendra une prépondérance qui
l'associera non plus à la Loi, mais à la norme, non plus aux droits des maîtres, mais
à l'avenir de l'espèce — la vie — sous le contrôle d'un savoir qui prétend tout
déterminer et tout régler."20
Le personnage symbolique de ce passage est Sade, face auquel les avis se
partagent : Foucault considère que le sang a résorbé la sexualité, Blanchot sousestime l'importance du sang.
Sade a vécu l'époque du passage du sang à la sexualité. Le plaisir de Sade, pour
Foucault, vient de la sexualité sous les prestiges maintenus du sang, et cette
sexualité est soumise à la loi illimitée d'un pouvoir qui lui-même ne connaît que la
sienne propre, d'un pouvoir monstrueux. Mais selon Blanchot, ce qui est important
pour Sade, c'est la souveraineté de la sexualité. Si Sade se plaît au sang, il ne se
soucie nullement de maintenir une caste de sang pur ou supérieur. Le plaisir de
1 9
Michel Foucault, La volonté de savoir, op. cit., p. 195.
20 Maurice Blanchot, Michel Foucault tel que je l'imagine, op. cit., p. 50-51.
19
Sade est de bafouer la morale, il révoque donc ou croit révoquer les fantasmes du
passé.
Dans ces deux paragraphes, ce qui attire notre attention, c'est que Foucault insiste
sur le sang chez Sade, quand Blanchot insiste sur la sexualité. Mais ni l'un ni l'autre
ne cesse de considérer Sade comme un écrivain de l'érotisme, ils ne sortent pas de
cette catégorie cognitive.
A lire "La Philosophie dans le boudoir"^, on se met à douter du bien-fondé de
l'insistance de Foucault et Blanchot sur le sang et la sexualité dans leurs réflexions
sur Sade, car il y a bien autre chose dans ce texte. De quoi s'agit-il ?
La philosophie dans le boudoir est "une des œuvres les plus systématiques de
Sade"22 : une jeune fille, Eugénie, reçoit une leçon qui va de l'explication de
vocabulaire à l'explication de texte avant d'introduire à la démarche erotique et
philosophique.
La philosophie dans le boudoir est le seul texte dialogué de Sade, qui ne soit pas
2 1
En France, certains spécialistes n'étudient que Sade toute leur vie, par exemple Maurice Heine,
Gilbert Lely, Maurice Lever et Jean-Jacques Pauvert. Un d e leurs points c o m m u n s est qu'ils
apprécient particulièrement La philosophie dans le boudoir et le pamphlet "Français, encore un effort
si vous voulez être républicains" inséré dans ce texte. Maurice Heine considère La philosophie dans
le boudoir comme une "proclamation républicaine" ( L e marquis de Sade, Gallimard, 1950, p. 35) ;
Gilbert Lely y voit un texte d' "une liberté totale de langage et dont les répliques forment souvent de
véritables dissertations où la métaphysique, la morale et l'histoire s'entrelancent à la sexologie" ( Vie du
marquis de Sade, Jean-Jacques Pauvert, 1965, p. 595) ; Maurice Lever souligne aussi "une liberté
de langage, de questions telles que la religion, la nature, les mœurs ou la Révolution" (Que suis-je à
présent ?, Bartillat, 1998, p. 233) ; et Jean-Jacques Pauvert écrit: "Sade, à mon avis, a tiré de son
aventure révolutionnaire certaines <idées politiques> de nature à changer légèrement sont regard sur
le monde d'avant Vincennes et la Bastille. Et particulièrement celle-ci, sur laquelle insiste beaucoup La
philosophie dans le boudoir : l'indivisible complicité du Trône et de la religion" (Sade vivant, tome III,
Robert Lafont, 1990, p. 184).
A l'opposé de ces spécialistes de Sade, Jacques Roger écrit que dans La philosophie dans le boudoir
"l'état républicain dont Sade rêve apparaît comme un état anarchique", qu'il est "rébellion à l'extérieur,
despotisme à l'intérieur" ("Le marquis d e Sade et l'esprit républicain", dans L'Esprit républicain,
présenté par Jacques vlard, Ed. Klincksieck, 1972, p. 197 et 199).
22 Marcelin Pleynet. "Sade lisible", dans Théorie d'ensemble. Seuil, 1968, p. 347.
destiné au théâtre. Pourtant, ce n'est pas qu'un dialogue, et son genre appartient
déjà au théâtre. L'obscénité en moins, on l'assimilerait à une comédie sérieuse. On y
trouve deux grands actes (les dialogues III et V), des scènes de présentation et de
liaison (I, II, IV, VI), et une de dénouement (VII). Pour ce qui est du décor, du salon
(I, II) on passe au boudoir (III), pour y rester jusqu'à la fin. Les personnages sont
Mme de Saint-Ange et Eugénie, une jeune fille qu'elle veut voir initier dans les plus
secrets mystères de Vénus ; Dolmancé qui présente l'érotisme et la philosophie à
Eugénie ; à la fin apparaît la mère de celle-ci, qui sera la victime des autres ; et
deux valets de circonstance, Augustin et Lapierre, qui font l'amour avec les
protagonistes en scène, et qui bouleversent la hiérarchie du XVIIIe siècle à travers
l'érotisme.
Avec ces personnages, Sade veut signifier que le peuple a besoin de la Révolution.
Ils font l'initiation d'Eugénie à un retour à la nature où tous sont égaux, et disent la
philosophie de leur nouveau monde après la Révolution française.
Dans le cinquième dialogue, Sade présente une brochure célèbre « Français, encore
un effort si vous voulez être républicains »23. Ce n'est pas "une interruption, pas
même une de ces objections rhétoriques qui relancent le jet imperturbable d'une
démonstration.*^ Avec cette brochure, Sade manifeste sa volonté d'aboutir à une
nouvelle morale, de nouvelles mœurs et une nouvelle république, ce qui prouve que
23 Sur cette brochure, il existe différentes appréciations. Miguel Abensour évoque "le soupçon de la
retombée d e l'agir révolutionnaire d a n s la politique pensée c o m m e domination, c o m m e
déchaînement de la maîtrise pure." Il poursuit : "On peut d'ailleurs observer qu'à chaque relance d e
la Terreur, dans chaque nouveau rapport d'accusation, la parole de plus en plus rituelle du terroriste
de la vertu est d'annoncer qu'il s'agit de la dernière fois, de la dernière épuration, de la dernière
purification. De là l'ironie du titre d e Sade : « Français, encore un effort I »." (M. Abensour, "Le
double visage de l'héroïsme révolutionnaire" dans La philosophie et la Révolution française, J . Vrin,
1993, p. 137.) Abensour considère cette brochure comme une œuvre ironique sur le double visage
de l'héroïsme révolutionnaire. Pour J . A. Cherasse et G. Guicheney, c'est au contraire "un texte
capital, un essai de morale et d e sociologie politiques, dont Sade a probablement éprouvé
l'impérieuse nécessité dans les jours qui ont suivi la mort de Louis XVI [...]" (J.A. Cherasse et G.
Guicheney, Sade, j'écris ton nom Liberté, Pygmalion, 1976, p. 183.)
24 Henri Blanc, "Sur le statut du dialogue dans l'œuvre de Sade", dans Dix-huitième siècle, n° 4, Ed.
Garnier Frères, 1972, p. 310.
La philosophie dans le boudoir n'est pas un simple texte erotique.
La philosophie dans le boudoir a paru en 1795, six ans après le commencement de
la Révolution française. Ce texte est écrit à la manière habituelle de Sade, c'est-àdire en se servant de la forme du récit erotique.
Otto Flake considère que La philosophie dans le boudoir appartient à "la littérature
pornographique en générales, et relève en même temps "les idées philosophiques
de la seconde partie : la religion est incompatible avec la notion moderne de
l'Etat."26 Mais, loin de voir ici le double jeu du texte, Flake pense que "Sade imagine
le plus abject enseignement de la corruption, qui fût jamais conçu."27
Quand Gilbert Lely écrit que "la fiction est divisée en sept dialogues, d'une liberté
totale de langage et dont les répliques forment souvent de véritables dissertations
où la métaphysique, la morale et l'histoire s'entrelacent à la sexologie."28, il est
évident que Lely perçoit confusément le double jeu de La philosophie dans le
boudoir.
Sade en tant qu'adepte des Lumières, dénonce diverses formes de répression —
religieuse, morale, politique, etc. — de son époque. Avec ses protagonistes, il
bouleverse la religion, les mœurs et la hiérarchie du XVIIIe siècle : il ne s'agit donc
pas seulement d'érotisme. Ce mouvement par lequel l'érotisme détruit les valeurs
établies, est au cœur du "double jeu du texte"29.
Qu'est-ce que le double jeu du texte ? Comment peut-on le comprendre ? On peut
25 Otto Flake, Le marquis de Sade, Grasset, 1933, p. 207.
26 ibid., p. 214.
27 Ibid., p. 216.
28 Gilbert Lely, v7edu marquis de Sade, J.-J. Pauvert, 1965, p. 595.
29 Quand Maurice Lever parle de "double langage" (Donatien Alphonse François, marquis de Sade,
Fayard, 1991, p. 472), il s'agit de la réalité et de l'écriture de Sade — ce qui est différent du double jeu
du texte sadien.
trouver des exemples de texte à double jeu, semblables à La philosophie dans le
boudoir, dans une œuvre chinoise intitulée Jin Ping Mei et une œuvre coréenne
intitulée l'Histoire de Chun Hyang.
Jin Ping
Me/30
est une œuvre du XVIIe siècle qui décrit l'amour entre Ximen OJng et
ses six épouses. On a reproché à ce texte d'être tissé de digressions plus longues
les unes que les autres sur l'ascension d'un affairiste qui s'insinue dans la
bureaucratie, ses mondanités, ses beuveries, ses largesses et ses petitesses, sur le
détail des intrigues et des opérations qui le mettent à la tête d'une immense
fortune. Le mandarin en Ximen Qing prend le pas sur l'amant vers le milieu du texte
et envahit la partie centrale de la narration. De fallacieuses amitiés viriles occupent
le devant de la scène où semble percer, dans la satire, un goût lettré de tonalité
différente de la sensualité propre à un milieu de marchand qui prédomine dans le
texte.
Extérieurement, "la sexualité fait partie des réalités de la vie"3i dans la famille de
Ximen Qing. On trouve nombre de narrations et de descriptions des relations
sexuelles entre les protagonistes, elles sont en général crues et pornographiques.
C'est cet aspect erotique qui rend ce texte populaire. Mais intérieurement, on
comprend la propension des lettrés à voir dans ce récit une sorte d'allégorie
politique. Par exemple, Ximen Qing verse des pots-de-vin, et devient un
fonctionnaire, ce qui montre la réalité corrompue de la situation politique sous la
dynastie Ming (1368-1644). Jin Ping Mei est donc un texte qui, sous un
30 Dans son article "Sade encore un effet" {Europe, octobre 1972), Jean-Claude Montel compare La
philosophie dans le boudoir avec King Ping Mei (Jin Ping Mei). Malheureusement, bien qu'il relève le
"double rapport" (p. 16) sexuel entre le maître et l'esclave, il ne mentionne pas le double jeu du texte
par lequel les critiques contre la société et la politique sont cachées sous l'érotisme. Il ne comprend
donc pas la structure des conflits sociaux et politiques présents dans Jin Ping Mei.
31 André Lévy, "Introduction" à Jin Ping Mei, texte traduit par André Lévy, Gallimard, La Pléiade,
1985, p. LXIV
débordement d'érotisme, renferme une critique politique de la dynastie en place.
Bien que ce texte ait été écrit sous la dynastie Ming et contre elle, son arrière-plan
est celui de la dynastie Sung (960-1127), de plusieurs siècles antérieure. Comme
d'autres textes satiriques, celui-ci essaie de ne pas se mettre d'emblée dans une
situation défavorable par rapport au pouvoir. En même temps, c'est une coutume
en Extrême-Orient que d'éviter de prononcer le nom du père, celui du roi ou celui de
la dynastie.
L'Histoire de Chun Hyang est un texte du XVIIIe siècle qui raconte l'amour entre
Chun Hyang et son ami. Ils s'aiment, mais en cette époque féodale, l'amour entre
eux est impossible, puisque Chun Hyang est la fille d'une vieille prostituée, et son ami
le fils d'une famille noble. Chun Hyang est aussi une prostituée qui doit succéder à
sa mère. En partant avec son père pour la capitale, son ami lui promet de se
marier avec elle. Elle promet de lui être fidèle. Chun Hyang est désormais seule, et, à
cause de sa condition sociale, en danger. Un haut fonctionnaire provincial lui
demande des services sexuels, qu'elle lui refuse. Elle s'efforce de tenir sa promesse
pour se marier avec son ami. Mais du fait de son état de prostituée dans un
système social de type féodal, il lui est très difficile de rester fidèle à son amour. A
cause de son refus de se plier aux exigences du fonctionnaire provincial, elle se
retrouve à l'article de la mort. A ce moment-là, son ami, devenu entre-temps haut
fonctionnaire, entre en scène, et la sauve. Ils se marient et vivront longtemps
heureux : comme dans les contes classiques, tout est bien qui finit bien.
Dans ce texte, les scènes erotiques entre Chun Hyang et son ami sont nombreuses.
Leur description est tout à fait pornographique, de sorte que certains jugent que
c'est une œuvre vulgaire. Malgré cela, en Corée, on le considère en général comme
le meilleur texte du XVIIIe siècle. Pourquoi ? Parce que le mariage entre un noble et
une prostituée qui représente le peuple, est une réalisation du désir de surmonter la
hiérarchie de l'époque féodale. Cette chose impossible dans la réalité politique du
XVIIIe siècle en Corée, l'auteur l'accomplit littérairement : il détruit la hiérarchie
féodale et réalise l'égalité. C'est la victoire de la pensée littéraire. Le rêve du peuple
de l'égalité entre tous les hommes, devient réalité dans ce texte.
Entre ces trois textes La philosophie dans le boudoir, Jin Ping Me/et l'Histoire de
Chun Hyang, il y a trois ressemblances importantes.
A. Ils sont anonymes. Sade cache son nom en présentant son texte comme un
"Ouvrage posthume de l'Auteur de Justine"^.
B. Ils ont paru entre le XVIIe et le XVIIIe siècle sous le despotisme et le féodalisme.
Ils témoignent également de leur époque et critiquent l'ordre établi sous le voile
de l'érotisme.
C. Ces trois œuvres présentent un double jeu. En apparence, ce sont des textes
erotiques. Mais sous cet érotisme, La philosophie dans le boudoir bouleverse la
religion, les mœurs et la hiérarchie du XVIIIe siècle ; Jin Ping Mei révèle la
corruption et les abus de pouvoir des fonctionnaires ; l'Histoire de Chun Hyang
surmonte les contradictions sociales en mariant, au mépris de la hiérarchie
féodale, un noble et une femme du peuple.
Il y a aussi des différences notables entre ces trois textes.
A. Pour ne pas risquer la mort ou d'autres sanctions, les auteurs de Jin Ping Mei et
de l'Histoire de Chun Hyang ont caché leurs noms, mais cela n'était sans doute
pas leur unique raison, puisque l'anonymat a été longtemps de règle en Extrême3
2
Jean A. Cherasse et G. Guicheney, Sade, j'écris ton nom Liberté, op. cit., p.181
25
Orient pour les œuvres de littérature vulgaire et erotique. Sade, lui, a présenté
son texte comme un ouvrage posthume de l'auteur de Justine. Par cette
supercherie, dont il usera une seconde fois, il proclamait ingénieusement son
refus du tombeau, "tout en associant du même coup la fortune de son nouveau
livre à la célébrité d'un roman dont trois années de vente active n'avaient pas
tari le succès."33
B. Bien que Jin Ping Mei critique les fonctionnaires corrompus, et que l'Histoire de
Chun Hyang bouleverse la hiérarchie féodale, ces deux textes ont pu survivre.
Pourquoi ? Parce que les textes erotiques étaient considérés comme inutiles et
sans valeur en Extrême-Orient. La question du public des imprimés en langue
vulgaire et erotique ne laisse pas d'être controversée, mais pour ce qui est des
ouvrages de divertissement, le bon sens veut qu'ils aient été destinés à meubler
les loisirs de toutes les catégories sociales qui en avaient. Au contraire, à cause
de Pérotisme qui donne à "l'homme normal un moyen de rendre raison de
certaines cruautés" 34, et qui "entre profondément dans la conscience de ce que
signifie la transgression" 35, La philosophie dans le boudoir et les œuvres de Sade
ont été longtemps censurées.
C. Dans Jin Ping Mei et l'Histoire de Chun Hyang, écrits dans une langue vulgaire et
erotique, la pensée de l'auteur se cache à l'intérieur, tandis que dans La
philosophie dans le boudoir, le discours « Français encore un effort si vous voulez
être républicains » est comme extérieur à la fiction : Sade exprime
extérieurement et directement son adhésion à la philosophie des Lumières en
lutte contre le despotisme et le XVIIIe siècle.
33 Gilbert Lély, "Avant-propos" à La philosophie dans le boudoir, Ed. 10/18,1994, p. 6.
34 George Bataille, L'érotisme, dans Œuvres complètes, tome X, Gallimard, 1987, p. 181.
35 [bld.. p. 194-195.
A travers la présentation brève de Jin Ping Mei, de l'Histoire de Chun Hyang et de
La philosophie dans le boudoir, nous avons vu le double jeu du texte. C'est-à-dire
que, dans le double jeu, il y a l'érotisme virtuel et le sujet réel caché par l'érotisme.
Le double jeu du texte est à la fois une propriété du texte sadien, et une clé pour le
comprendre. Bien que Foucault insiste sur le sang, et Blanchot sur la sexualité, il n'y
a pas chez Sade que le sang et la sexualité. Comme il y a un double jeu du texte
dans Jin Ping Mei et dans l'Histoire de Chun Hyang, se trouvent dans La philosophie
dans le boudoir, l'érotisme aussi bien que le bouleversement de la religion, des
mœurs et de la hiérarchie du XVIIIe siècle.
A travers le double jeu du texte, nous avons trouvé une clé pour approcher l'œuvre
de Sade. Avant de voir le sujet réel caché par l'érotisme, il faut poser la question
suivante : Comment comprendre l'érotisme chez Sade ? Car l'érotisme que l'on
trouve chez Sade est l'érotisme en tant qu'objet.
Nous allons tout d'abord voir le concept de l'objet à travers l'art, et examiner des
exemples d'objet. Le concept de l'objet est un produit de l'art moderne, et vient de
l'art. La tâche l'art est "de voir et de faire voir ce qui ne se laisse pas voir" 36. pour
Gilles Deleuze, il s'agit précisément de rendre visibles des forces qui ne le sont pas.
D'un autre point de vue, la question de la séparation des arts, de leur
autonomie respective, de leur hiérarchie éventuelle, perd toute
importance. Car il y a une communauté des arts, un problème commun.
En art, et en peinture comme en musique, il ne s'agit pas de reproduire
ou d'inventer des formes, mais de capter des forces. C'est même par là
36 Jacques Rancière, "Sens et figures de l'histoire", dans Face à l'histoire, Centre Georges
Pompidou /Flammarion, 1997, p. 22.
qu'aucun art n'est figuratif. La célèbre formule de Klee « non pas rendre
le visible, mais rendre visible » ne signifie pas autre chose. La tâche de la
peinture est définie comme la tentative de rendre visible des forces qui ne
le sont pas.37
Comment l'art parvient-il à faire voir ce qui ne se laisse pas voir, à rendre visibles
des forces qui ne le sont pas ? C'est avec "l'objet"38 en tant que méthode
artistique que l'invisible devient le visible.
Si l'art fait voir ce qui ne se laisse pas voir, qu'est-ce que l'art ?
L'art est mensonge. Selon les trois degrés du monde des choses distingués par
Platon, "le lit en tant qu'Idée éternelle, le lit que le menuisier fabrique, le lit reproduit
sur la toile par le peintre" 39, les artistes imitent à la fois l'idée divine et la chose en
produisant une représentation marquée par leur sensibilité. Ainsi, entre les choses
et les auteurs qui les représentent, la conception des choses se métamorphose.
Dans le livre X de La République, il s'agit de la critique de l'imitation, puisque l'art
éloigne de l'idée et de la réalité de deux degrés. A cause de l'imitation de l'imitation,
37 Gilles Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, tome I, La Différence, 1981, p. 39.
3 8
Dans la langue courante, « objet » est synonyme de « chose ». Mais depuis Marcel Duchamp,
l'objet est le concept artistique qui fait disparaître la signification habituelle d'une chose sous un
nouveau nom. Dans la philosophie, Luc Brisson présente l'objet-copie et l'objet-modèle dans son
livre Platon : les mots et les mythes (Ed. La découverte, 1994, p. 85). Ce n'est pas le concept d e
Duchamp, mais Brisson présente exactement la relation modèle et copie à travers l'imitation
qu'entretient un sujet, le poète en l'occurrence, avec l'objet dont il fabrique la copie. Clément Rosset
s'intéresse au "lien entre l'illusion et le double" (Le réel et son double, Gallimard, 1986, p. 19), mais il
ne le considère pas comme l'objet, alors que pour nous le réel et son double sont une image exacte
de l'objet. Vincent Descombes présente le'nom fictif" (Grammaire d'objet en tous genres, Minuit,
1983, p. 262). Pour lui, les noms fictifs ne nomment pas les personnes qu'ils nommeraient réellement
si ces personnes étaient réelles, car on ne peut pas dire qui sont les personnes qui, si elles étaient
réelles, seraient nommées par ces noms.Le nom fictif dont parle Descombes correspond bien au
concept de l'objet qui fait disparaître la signification habituelle d'une chose sous un nouveau nom.
Dans cette thèse, nous utilisons le concept d e l'objet élaboré par Duchamp. Car, on trouve chez
Duchamp la même manipulation intentionnelle de l'image virtuelle de la chose, que chez Sade.
39 Platon, La République, GF-Flammarion, 1991, p. 361.
c'est-à-dire de l'éloignement de deux degrés de la vérité, et du fait que la poésie
est tributaire de l'inspiration, le poète est ici l'objet de la critique. Pour Platon la
poésie et l'art ne sont pas vérité, mais imitation de l'apparence, en un mot
mensonge.
L'art est mensonge. Pour éclairer cette affirmation, appuyons-nous sur des
exemples pris dans l'œuvre de Marcel Duchamp et dans celle d'Alain Robbe-Grillet.
Regardons d'abord trois objets de Duchamp : Fontaine, Trébuchetet Air de Paris.
L'« Image 2 » est Fontaine. C'est un urinoir.
C'est une chose quotidienne dont le nom commun est urinoir. Tout le monde appelle
cela ainsi, mais Duchamp lui donne le nom de Fontaine. Comment comprendre ce
petit changement de nom ? Malgré cette substitution nominale, la chose elle-même
ne change pas, elle reste un urinoir. Toutefois, lorsque Duchamp le nomme Fontaine,
cet urinoir cesse d'être une chose simple pour devenir un objet.
Duchamp appelle Fontaine un urinoir qui devient ainsi un objet. Pourquoi ? Parce
qu'en attribuant à cette chose le nom d'une autre, Duchamp fait disparaître sa
signification habituelle, et lui donne un nouveau sens. Avant lui, personne n'avait
jamais fait cela.
En 1917, en intitulant Fontaine un urinoir, Duchamp présente son concept d'objet,
et ouvre la porte de l'art de l'objet.
L'« Image 3 » est Trébuchet. C'est un porte-manteau.
Dans un entretien avec Sidney Janis, Duchamp explique cet objet.
Chez moi, les choses sont plus généralement sur le plancher
qu'accrochées en l'air. Une patère était là, sur le plancher, un vrai portemanteau que j'avais envie, parfois d'accrocher au mur pour y suspendre
mes affaires ; mais je ne suis jamais arrivé à le faire, si bien qu'il restait
là sur le plancher et que toujours je me butais sur lui à chaque instant,
toutes les fois que je sortais, ça me rendait fou et je me suis dit : "ça
suffit avec ça ; s'il veut rester sur le plancher et continuer à m'ennuyer,
d'accord, je vais le clouer et il restera simplement là [...j
40
Le titre, Trébuchet, est un jeu entre la chose et le signifiant, sur l'embarras que
constituait ce porte-manteau pour Duchamp.
L'« Image 4 » est Air de Paris. C'est une ampoule de verre.
Retournant aux Etats-Unis à la fin de l'année 1919, Duchamp rapporte à ses amis,
les Arensberg, en guise de cadeau, une petite fiole pharmaceutique, vidée du sérum
qu'elle contenait, puis scellée de nouveau.
Cette ampoule de verre ressemble à un point d'interrogation, et par elle Duchamp
pose à sa manière une question. Comme pour 1'« Image 2 », si on appelle cette
ampoule de verre par son nom ordinaire, ce n'est pas un objet, mais en l'appelant
Air de Paris, Duchamp dépasse la signification habituelle de cette chose.
Qu'est-ce que 1'« objet » ? L'objet dont parle Duchamp est ce qui "fait disparaître
41
la signification habituelle [d'une chose] sous un nouveau titre" .
Avec ce concept de l'objet, Duchamp présente ses œuvres. Au sens de Platon, un
40 Jean Clair, L'œuvre de Marcel Duchamp, dans Marcel Duchamp, tome II,
Pompidou, 1977, p. 90.
41 Guillaume Apollinaire, Critique d'art, Paris-Musée/Gallimard, 1993, p. 191.
30
Centre Georges
objet duchampien, comme Fontaine, Trébuchet ou Air de Paris, n'est pas vérité
mais mensonge. Duchamp ne s'intéresse d'ailleurs jamais à la vérité : la réalité
chez lui la dépasse toujours. Devant les choses quotidiennes, Duchamp refuse de
devenir philosophe. Il dit ce qu'il sent et voit. C'est un propos tantôt ludique, tantôt
personnel et tantôt exact comme présentation du fond d'une chose. Il ne dit pas
que telle chose est telle chose. En faisant des mensonges innocents, il devient
paradoxalement un peintre, et les objets qu'il produit en tant que tel, des
mensonges picturaux.
Certains textes de Robbe-Grillet présentent des similitudes avec les objets de
Duchamp, la confrontation des uns et des autres peut donc s'avérer éclairante.
Dans cette perspective, nous allons considérer deux romans de Robbe-Grillet : Les
Gommes et Un Régicide.
Dans Les Gommes, le personnage principal, Wallas s'absorbe tout à coup dans une
"gomme"^ chaque fois qu'il doit prendre une décision importante ou qu'il est dans
une situation délicate. Il exige à plusieurs reprises une gomme de bonne qualité,
alors qu'il n'en a pas réellement besoin, puisqu'il n'est ni peintre ni écrivain, et que
cet instrument ne peut résoudre le problème auquel il se trouve confronté.
Il est entré quand même dans l'échoppe minuscule, où il n'y avait
évidemment pas trace d'annuaire. Quelques articles de papeterie étaient
exposés au milieu des illustrés et des romans d'aventures à couvertures
42 "Les objets de ce genre, très élaborés et partiellement instables, sont nombreux dans l'oeuvre
de Robbe-Grillet. Ce sont en général des objets extraits [...] du décor de la vie quotidienne [...]. Tous
ces objets sont décrits avec une application en apparence peu proportionnée à leur caractère sinon
insignifiant, du moins purement fonctionnel." (Roland Barthes, Essais critiques, Seuil, 1964, p. 29.)
Pour nous, les objets que l'on trouve chez Robbe-Grillet sont des objets littéraires, des possibles
qui ne se réalisent que dans la littérature.
de couleur ; Wallas a demandé à voir des gommes.43
— Je voudrais une gomme, dit Wallas.
44
Au milieu des illustrés et des romans d'aventures à couvertures de couleur, c'est-àdire au milieu de la littérature, notre protagoniste demande à voir des gommes,
mais ce qu'il recherche c'est une gomme idéale.
Il se décide à entrer dans une boutique pour se faire indiquer la rue de
Corinthe. C'est une petite librairie qui vend en même temps du papier à
lettres, des crayons et des couleurs pour enfants. La vendeuse se lève
pour le servir
— Monsieur ?
— Je voudrais une gomme très douce, pour le dessin.^
Si pour Wallas, la gomme efface le passé, qu'efface-t-elle pour Robbe-Grillet ? De
toute évidence, le roman traditionnel. Robbe-Grillet utilise une gomme en vue de
dessiner le nouveau roman.
La gomme peut effacer la réalité que Wallas veut faire disparaître, elle lui permet
d'en sortir et de libérer son esprit. A plusieurs reprises, il demande donc une
gomme idéale qui puisse totalement effacer la réalité, puis, après avoir réalisé cet
effacement, il dévie, cherche une autre situation.
Une gomme est, par définition, une chose qui efface ce qui est écrit. Mais pour
Robbe-Grillet, il ne s'agit plus de cette chose quotidienne. Ce qu'il représente dans
4
3 Alain Robbe-Grillet, Les Gommes (1953),
44 Ibid., p. 160.
45 ibid., p. 177.
Minuit, 1979, p. 229.
son texte n'est pas la matérialité de la gomme, mais la gomme en tant qu'objet.
Avec cet objet appelé gomme dont il transgresse la limite épistémologique, et en
tant que nouveau romancier, Robbe-Grillet efface le roman traditionnel.
Dans Un Régicide, le "régicide"^ n'est pas l'action politique que le lecteur cherche à
saisir, mais le signifiant du régicide en tant qu'objet. Nous devons donc préciser ce
qu'est cet objet.
Il avait pris, lorsque Boris l'avait frappé, cet air incrédule qui marquait
d'une moue légèrement ironique l'invraisemblance de l'attentat ; mais au
même moment
— tout de suite après ou bien quelques secondes
avant ? — des coups de pistolets claquaient, venant, semblait-il, d'un
peu partout, derrière les caisses accumulées sur la plate-forme. Boris
4
avait réussi [...j ?
Il nous faut d'abord comprendre quelle est la signification du roi. Dans ce texte, le
roi n'a pas de puissance, il n'est que le roi symbolique du parti catholique.
[...] la personne du roi étant, sinon populaire, du moins reconnue comme
4
sans importance et parfaitement inoffensive. *
Le roi est d'abord un symbole de valeur absolue, et Boris rêve de le tuer. S'agit-il
aussi du rêve de Robbe-Grillet ? Supposons que les protagonistes reflètent l'image
4
6 N'importe quelle chose matérielle peut devenir un objet, car "l'objet se métamorphose par
transformation du nom" (Gilbert Lascault, "Eloge du peu", dans Duchamp, Colloque de Cerisy, 10/18,
1979, p. 48). Avec le "régicide", on voit qu'une chose abstraite ou immatérielle peut aussi devenir un
objet, dans la mesure où, comme dans le roman de Robbe-Grillet, on fait disparaître sa signification
habituelle sous un nouvel usage du mot.
47 Alain Robbe-Grillet, Un régicide (1978), Minuit, 1984, p. 166.
48 Ibid., p. 52.
de l'auteur. Que Boris essaie de tuer le roi, correspond alors à la tentative de
Robbe-Grillet de rompre le régime traditionnel d'écriture du roman. En tuant un
personnage symbolique, Boris veut mettre fin à son vagabondage mental, et si son
errance s'achève, le vagabondage mental de Robbe-Grillet cessera aussi.
Dans ce texte, Boris tue le roi, et à travers ce personnage et son acte, RobbeGrillet essaie d'accomplir un autre régicide : il tente de défier le roman traditionnel.
Si le régicide que tente Boris, est le signifié, celui dont rêve Robbe-Grillet, est le
signifiant, puisque l'écrivain cache le défi qu'il veut lancer au roman traditionnel sous
la tentative d'assassinat faite par son personnage contre le roi.
Robbe-Grillet en tant que nouveau romancier profite de son rêve, autrement dit de
son objet nommé régicide. Il ne s'agit pas de politique, mais de littérature,
d'opposition au roman traditionnel. C'est au moyen du régicide en tant qu'objet que
Robbe-Grillet, en tant que nouveau romancier, lutte contre le roman traditionnel. Et
s'il tente de l'assassiner avec Un Régicide, il essaie de l'effacer avec Les Gommes.
Ce que Robbe-Grillet représente dans ses textes n'est ni la gomme comme chose
matérielle ni le régicide comme action politique, mais la gomme en tant qu'objet et
le régicide en tant qu'objet. Avec ces objets appelés gomme et régicide, il
transgresse la limite épistémologique des choses identiquement nommées, profite
des possibilités qui ne se réalisent que dans la littérature, et surmonte le roman
traditionnel.
Lorsque l'on dit qu'un urinoir est un urinoir, on se situe dans la réalité et la
quotidienneté ; lorsque l'on ne dit pas qu'un urinoir est un urinoir, on dévie de la
réalité normale. L'art existe au moment où l'homme dévie de cette réalité qu'il
habite. Mais cela ne signifie pas que l'art abandonne la réalité : il la reflète et la
révèle à travers cette déviation même. L'utilisation ordinaire de l'urinoir relève de la
raison, et dire qu'un urinoir est un urinoir, ce n'est pas de l'art. Pour qu'il y ait art, il
faut dire que tel urinoir n'est pas un urinoir, parce que l'art est imitation de
l'imitation, et non pas vérité. Depuis Platon, personne ne cherche plus la vérité dans
l'art.
De toute évidence, Duchamp et Robbe-Grillet savent que l'art existe au moment où
l'homme dévie de la raison et de la vérité, car ils n'évitent pas, mais profitent du
mensonge dont parie Platon.
Comme l'objet de Duchamp qui fait disparaître la signification habituelle d'une chose
sous un nouveau titre, comme l'objet de Robbe-Grillet qui transgresse la
quotidienneté d'une chose, l'érotisme en tant qu'objet chez Sade fait disparaître la
signification habituelle de la sexualité et en transgresse la quotidienneté. Yvon
Belaval a raison de dire que "les descriptions de Sade ne sont pas scientifiques" 49,
car si elles l'étaient il ne s'agirait plus de littérature. Il est évident que Sade l'avait
compris et que ce qu'il trouvait dans l'espace littéraire, c'était la liberté de faire ce
qu'il voulait. Ainsi il transgresse la sexualité dans le monde de la littérature en
profitant des possibilités qu'il lui offre. L'érotisme chez Sade n'est plus la sexualité
normale, c'est quelque chose qui ne se réalise pas, et qu'il ne fait qu'imaginer, ce
n'est pas la sexualité elle-même.
L'érotisme que Sade nous montre n'est pas réel, c'est un mensonge, c'est
49 Yvon Belaval, "Préface" à La philosophie dans le boudoir, Gallimard, 1993, p. 16-17.
"Comment peut-on répéter ( c'est un lieu commun) que Sade est le précurseur de Krafft-Ebing, à
supposer que l'œuvre d e ce dernier soit vraiment scientifique ? Quel médecin, quel observateur a
jamais observé des hommes et des femmes à qui ne coûtent rien "trois ou quatre fois de suite, s'il se
peut" d'abord, puis, dans le même temps entre 4 et 7 heures, "au moins sept ou huit fois de cette
manière...", sans préjudice des autres manières ; des jeunes filles intactes qui se laissent sodomiser
à peu près sans cris et même avec plaisir ; etc., etc. ?" Les descriptions de Sade ne sont pas
scientifiques : elles n'ont rien de commun avec celles de Krafft-Ebing.
35
l'érotisme en tant qu'objet : ce n'est pas le but, mais seulement l'étoffe de l'œuvre.
Comment distinguer l'érotisme au sens habituel et quotidien, et l'érotisme en tant
qu'objet ? Nous pouvons chercher la réponse chez Duchamp.
L'« Image 5 » est Porte-bouteille ou Séchoir à bouteille ou Hérisson. C'est un
porte-bouteille.
Dans ce triple intitulé, c'est l'appellation Hérisson qui fait du porte-bouteille un objet,
puisqu'au sens de Duchamp l'objet fait disparaître la signification habituelle de la
chose sous un nouveau titre. Appelée Porte-bouteille ou Séchoir à bouteille cette
même chose n'est pas un objet au sens de Duchamp, puisque ces appellations
n'indiquent que l'apparence et l'existence de cette chose.
Dans l'objet duchampien, le signifié demeure quand le signifiant change. A travers le
changement de signifiant, on peut distinguer l'objet et ce qui n'est pas l'objet. Pour
nous, ce qui n'est pas l'objet c'est la chose elle-même. Il nous faut donc dire ce
qu'est une chose.
Dans cette « Image 5 », se trouvent à la fois la chose elle-même en tant que
porte-bouteilles ou séchoir à bouteilles, et l'objet en tant que hérisson.
Lorsqu'il y a à la fois la chose elle-même et l'objet, comment pouvons-nous les
distinguer ? Pour le faire, nous aimerions recourir aux termes de signifié et de
signifiant de Ferdinand de Saussure. Deux raisons justifient cette démarche.
Premièrement, si le signifiant est "l'image acoustique"» et "la représentation que
1
nous en donne le témoignage de nos sens"s , l'objet duchampien est l'image propre
à Duchamp de la chose. Pour lui, le signifiant est une nouvelle appellation, un titre,
50 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1965, p. 98.
51 Ibid., p. 98.
qui fait disparaître la signification habituelle de la chose renommée.
51 le signifié est "le concept" 52 la chose est le concept dont l'objet duchampien
(
prend son départ. En faisant disparaître la signification habituelle d'une chose
quotidienne sous un titre, Duchamp accomplit un changement de signifiant. La
chose même ne change pas, autrement dit le signifié demeure inchangé. En
attribuant un nouveau signifiant à une chose, Duchamp la transforme en objet. Ou
encore, c'est au moyen d'un changement de signifiant accompli contre la chose,
qu'il parvient à révéler l'objet.
Deuxièmement, à travers le changement de signifiant contre la chose, on peut
distinguer la chose elle-même et l'objet. Quand Duchamp nomme un urinoir Fontaine,
ce qu'il change c'est le signifiant de cet urinoir. L'urinoir ne change pas
ontologiquement, mais devient objet. Quand Duchamp appelle une roue de
bicyclette Roue de Bicyclette (l'« Image 6 »), le signifiant ne change pas : elle
demeure une chose.
On peut voir divers exemples de l'érotisme en tant qu'objet dans La philosophie
dans le boudoir.
[...] imitez l'ardente Eugénie ; détruisez, foulez aux pieds, avec autant de
rapidité qu'elle, tous les préceptes
[...]53
Pour Sade, l'éducation qu'Eugénie a reçue vise à bouleverser tous les préceptes
établis. C'est le sujet de La philosophie dans le boudoir, mais il est couvert par
l'érotisme.
52 ibid., p. 98.
53 Sade, La philosophie dans le boudoir, dans Œuvres complètes, tome III, Jean-Jacques Pauvert,
1986, p. 378.
Mme de Saint-Ange — [...] J'aurais deux plaisirs à la fois, celui de jouir
moi-même de ces voluptés criminelles et celui d'en donner des leçons,
d'en inspirer les goûts à l'aimable innocente [...] pour culbuter dans elle
tous les faux principes de morale.54
A travers ce paragraphe, se trouve résumée la tentative de Sade de mêler
l'érotisme et l'admiration de la Révolution française. Eugénie figure la nouvelle
génération qui dirigera la république après la Révolution française. Mais son
éducation se fait à la manière de Sade, c'est-à-dire par l'érotisme. A travers cette
découverte de l'érotisme, Eugénie se forme. L'érotisme n'est plus l'érotisme luimême, mais ce qui inspire à l'aimable innocente le goût de la Révolution française, et
fait culbuter tous les faux principes de morale de l'Ancien régime. L'érotisme en
tant qu'objet a pour rôle de montrer que le sujet réel du texte est la Révolution
française.
[...] menaces, exhortations, devoirs, vertus, religion, conseils, qu'elle foule
tout aux pieds : qu'elle rejette et méprise opiniâtrement tout ce qui ne
tend qu'à la renchaîner, tout ce qui ne vise point, en un mot, à la livrer au
sein de l'impudicité.55
Quand Sade demande de se livrer au sein de l'impudicité, il fait de l'érotisme une
méthode pour surmonter les menaces, exhortations, devoirs, vertus, religion et
conseils du XVIIIe siècle. Là, l'érotisme ne joue plus son propre rôle, mais a pour
fonction de surmonter les valeurs anciennes du XVIIIe siècle. C'est l'érotisme en tant
54 Ibid., p. 388.
55 Ibid., p. 416.
qu'objet. Au vu de l'érotisme en tant qu'objet, on pourrait dire que "Sade écrit
pour les imbéciles" 56. Car en lisant La philosophie dans le boudoir, si on s'étonne de
l'érotisme, il est évident que l'on ne voit que l'érotisme ; et si l'on n'apprécie pas la
philosophie cachée par cet érotisme, on est sans doute un imbécile. Chez Sade,
l'érotisme en tant qu'objet est un dispositif littéraire.
Sade a passé un tiers de sa vie en prison, où il a écrit la plupart de ses textes. Il
est donc à la fois un homme de lettre et un "homme des prisons"57. Derrière les
grilles, le rêve est sans limite, la réalité ne freine rien, c'est, pour Albert Camus, "un
rêve de destruction universelle^ et de "négation absolue"59.
"Le désert que la Bastille fut pour lui [Sade], la littérature devenue seule issue de la
passion, voulut qu'une surenchère fit alors reculer les limites du possible, au-delà
des rêves les plus insensés que l'homme eût jamais formés par la vertu d'une
littérature condensée dans la prison, une image fidèle nous fut donnée de l'homme
devant lequel autrui cesserait de compter."60 Or, quand Bataille dit que "la violence
est silencieuse et le langage de Sade est paradoxale, il a à la fois raison et tort,
car si la violence ne parle effectivement pas, le langage dans lequel Sade l'écrit
n'est pas pour autant paradoxal : c'est une manière de voir et de faire voir la
violence sexuelle, un langage littéraire, un objet.
Dans les termes de Saussure, l'érotisme chez Sade n'est pas le signifié, mais le
signifiant. Autrement dit, en prison, Sade manipule l'érotisme, réinvente un nouveau
réel au lieu de restituer l'érotisme lui-même.
Quand Sade jongle avec les mots, l'érotisme n'est plus le signifié, mais le signifiant
56 Catherine Cusset, "La prise de la bêtise", dans la revue Europe, n° 835-836, novembre-décembre,
1998, p. 13.
57 Hubert Juin, Les libertinages de la raison, Ed. Pierre Belfond, 1968, p. 214.
58 Albert Camus, L'homme révolté (1951), Gallimard, 1992, p. 55.
59 ibid., p. 54.
60 Georges Bataille, L'érotisme, op. cit., p. 167.
61 Ibid., p. 185.
qui représente un nouveau réel. En le manipulant, Sade cherche "l'effet de
surprise"62. Dans La philosophie dans le boudoir, "Sade nous fait assister en direct
à cette théâtralisation de la pensée"63. Enfin, nous pouvons dire que "l'érotisme
chez Sade"64 n'est ni l'érotisme réel ni sa métaphore, mais l'érotisme réinventé,
devenu objet.
Nous avons examiné le double jeu du texte de Sade et l'érotisme en tant qu'objet.
Pourquoi le double jeu du texte de Sade est-il important ?
Parce qu'il nous permet de vérifier qu'il n'y a pas que l'érotisme chez Sade. Il y a
l'érotisme et, caché par lui, la philosophie.
Pourquoi l'érotisme en tant qu'objet chez Sade est-il important ?
Parce qu'il nous offre une nouvelle base d'interprétation : l'érotisme dans le texte
sadien n'est pas celui de la réalité, mais un objet et une méthode romanesque de
transgression des limites imposées à l'homme des prisons. A travers l'érotisme en
tant qu'objet, on peut voir l'érotisme virtuel qui fait illusion.
L'érotisme en tant qu'objet est une méthode artistique par laquelle Sade réalise sa
62 Philippe Roger, "Sade, mille pages d'inédits", dans La Quinzaine littéraire, n° 341, février 1981,
p.16.
63 Annie Le Brun, Soudain un bloc d'abîme, Sade [1986], J.-J. Pauvert, 1989, p. 82.
64 Pour Octavio Paz, l'érotisme chez Sade est une "métaphore" ( Un au-delà erotique : le marquis
de Sade, Gallimard, 1993, p. 17). Pourquoi ? Parce que "l'érotisme a deux visages. D'une part, il se
présente comme un ensemble d'interdits — magiques, moraux, légaux, économiques, et autres —
qui s'efforcent d'endiguer la marée sexuelle, pour qu'elle ne submerge pas l'édifice social en nivelant
les hiérarchies et les divisions, en noyant la société. La tolérance remplit une mission analogue : la
société des libertins est une valve de sécurité. Dans ce sens, l'érotisme protège le groupe de la chute
dans la nature indifférenciée, il s'oppose à la fascination du chaos et, finalement, au retour à la
sexualité informe. D'autre part, dans le cadre de certaines règles, il stimule, excite l'activité sexuelle.
L'érotisme est à la fois le frein et l'éperon de la sexualité, car sa finalité est double : irriguer le corps
social sans l'exposer aux risques destructeurs d e l'inondation. L'érotisme est une fonction sociale." (
p. 21.) Enfin, pour Paz, "l'érotisme se voit au miroir" ( p. 27). Pour nous, l'érotisme chez Sade est
objet. Ce n'est pas l'érotisme lui-même, mais l'érotisme en tant qu'objet que Sade manipule dans la
littérature. L'érotisme n'y est pas le signifié, mais le signifiant que Sade a réinventé comme nouveau
réel de l'érotisme.
"pensée littéraire^.
Dans ce travail, nous n'étudierons pas Sade en tant qu'écrivain de l'érotisme, mais
en tant qu'adepte de la philosophie des Lumières.
Nous y verrons un Sade philosophe, non pas un Sade auteur erotique.
2. La nature de la déraison chez Sade
A travers le double jeu du texte de La philosophie dans le boudoir, nous avons vu
l'érotisme en tant qu'objet, et nous allons découvrir, caché par cet érotisme, le
bouleversement de la religion, des mœurs et de la hiérarchie du XVIIIe siècle.
65 Qu'est-ce qu'une pensée littéraire ? C'est un savoir littéraire, et à la fois une possibilité littéraire qui
se réalise dans la littérature. On peut voir l'exemple d'une pensée littéraire chez Dostoïevski.
"[ ...] il n'y a rien à faire, hein, parce que deux fois deux, c'est mathématique. Essayez donc de
soutenir le contraire I Pardon, vous criera-t-on, impossible de s'insurger : deux fois deux font quatre.
La nature ne vous demande pas votre avis ; elle n'a rien à faire de vos désirs, que ses lois vous plaisent
ou non, elle s'en moque. Vous êtes obligés de l'accepter telle qu'elle est, et par conséquent tout ce
qui s'ensuit. Donc, le mur est bien le mur... etc., etc. Seigneur Dieu, mais qu'ai-je à faire des lois de la
nature et de l'arithmétique, si pour une raison ou pour une autre, ces lois, ce deux fois deux quatre, ne
font pas mon affaire T (Note d'un souterrain, Aubier Montaigne, 1972, p. 57)
La pensée empiriste anglaise distingue avec insistance vérités logiques et propositions induites de
l'expérience. Si l'opération deux fois deux font quatre n'exige nul recours à l'expérience, l'affirmation
"le soleil se lèvera demain" ne peut être proférée que parce que l'on a l'expérience quotidienne de la
levée du jour. La proposition contraire n'est ici nullement contradictoire sur le plan logique, comme le
serait deux fois deux font cinq. C'est un recours aux faits, non le jeu d'une opération purement
rationnelle, qui établit la vérité. Qu'en est-il alors de son universalité ? Comment prouver qu'il n'y aura
pas un matin où le jour ne se lèvera pas ? Questions qui ont pour effet de fragiliser la valeur rationnelle
des propositions scientifiques. A côté d e s sciences de pure raison, les plus nombreuses sont
relatives à des faits. Celles-ci, parce qu'elles ne relèvent pas de la pure logique, ne peuvent pas être
démontrées. L'induction ne conduit pas à une opération intuitive : le moyen terme sous-entendu
n'est pas une évidence logique. Il faut que l'esprit induisant que "le soleil se lèvera demain" fasse un
saut ne relevant pas de la logique. Or l'induction est indispensable dès que l'on a affaire à des relations
de faits. Aussi les vérités empiriques ne sont-elles nullement nécessaires : outre qu'il peut y avoir des
inférences fausses, parce que l'on n'a pas encore rencontré le contre-exemple qui les démentira, H
n'existe aucun moyen de démontrer absolument, par la pure logique, que la conclusion d'une
Avant de voir la nature de la déraison chez Sade, nous devons envisager la
question « Qu'est-ce que la nature? », et tout d'abord considérer Pétymologie du
mot « nature ».
« Nature » vient du latin natura, dérivé de natus « né », participe passé de nasci.
Natura signifie d'abord « fait de naître, action de faire naître » et de là « origine,
extraction, caractère inné, naturel ». Par suite, le mot désigne aussi plus largement
l'ordre des choses traduisant alors le grec phusis. En philosophie, natura traduit
également le grec phusis au sens d' « élément », de « substance ». Enfin, il est
employé par métonymie pour désigner les organes de la génération.
Nature, dans les premiers textes, a le sens de « force active qui a établi et
maintient l'ordre de l'univers », souvent personnifiée avec une majuscule, ainsi que
dans certains emplois, comme la locution payer le tribut à la nature « mourir ». Le
mot entre en philosophie avec cette valeur active dans l'expression nature
naturante, calquée sur le latin scolastique natura naturans chez les traducteurs
d'Averroès, par opposition à nature naturée, de sens passif, du latin scolastique
natura naturata dans les mêmes sources. Dès le Xlle siècle, le mot désigne
l'ensemble des caractères et des propriétés qui définissent les objets et les
attributs propres à l'être. C'est en ce sens qu'il entre dans l'expression nature
humaine qui servira de modèle au XVIIIe siècle à nature animale et à nature
végétale. Dès le Xlle siècle et en parlant de l'être humain, le mot se réfère à la
induction est nécessairement vraie. Du point de vue de la logique, elle ne l'est pas. Si l'on s'en tenait
là, il faudrait en conclure que les sciences de faits, même si elles sont provisoirement acceptables,
demeurent en partie incertaines. Elles reposent, au mieux, sur de hautes possibilités.
Deux fois deux font quatre, c'est mathématique. Mais cela ne fait pas l'affaire du héros de roman. Il est
impossible que le résultat soit six, sept, dix ou dix-neuf. Deux fois deux font quatre, c'est la vérité
mathématique. Deux fois deux font six, sept, dix ou dix-neuf, c'est la vérité littéraire, puisque c'est
possible dans la littérature, c'est la possibilité littéraire qui ne se réalise que dans la littérature.
Pour Sade qui manipule l'érotisme, et qui présente l'érotisme en tant qu'objet, c'est la pensée littéraire
qui mélange l'érotisme et la philosophie, qui réalise la Révolution française à travers les étoffes de la
déraison. Il est évident que Sade sait profiter de la possibilité littéraire dans son texte.
tendance innée ; par suite, il désigne plus particulièrement la complexion, le
tempérament propre à chacun et, par métonymie, la personne elle-même, sens
vieilli, sauf dans quelques expressions comme une de ces natures, quelle nature ! et
familièrement une petite nature. Au début du Xllle siècle, nature commence à se
dire, sur le plan physique, de la constitution du corps humain, du principe de vie qui
l'anime et le soutient ; depuis le XVe siècle, le mot désigne l'organisation physique
propre à chaque individu, le mouvement qui le porte vers les choses nécessaires à
sa conversation.
C'est surtout à partir de la Renaissance que le concept de nature s'enrichit,
entraînant pour le mot de nouveaux emplois. D'une part, c'est à cette époque que
nature acquiert le sens théologique d' « état naturel de l'homme », notamment
dans l'expression état de nature qui sera reprise au XVIIIe siècle avec une autre
valeur. D'autre part, c'est au XVIe siècle que se fait jour la conception moderne de
la nature comme « ensemble du monde, des êtres et des choses, univers ordonné
par des lois ». Les concepts de loi et de nature évoluent d'ailleurs parallèlement, de
la théologie à la science, de la volonté divine à la nécessité. A la même époque, le
mot est quelquefois pris avec la valeur normative de « modèle », et en particulier
de modèle artistique en peinture dans d'après nature, ainsi que de modèle moral
dans l'expression contre nature, dans une perspective où il prend la valeur de
« faculté innée de discerner le mal et le bien ». Au XVIIe siècle, nature s'applique
spécialement aux affections naturelles créées par les liens du sang, usage propre à
la langue classique. Il prend aussi le sens de « productions de la nature » et de
« monde physique excluant l'homme et ses œuvres », surtout en tant que
spectacle offrant un paysage, emploi resté très vivant. Ces usages se développent
au XVIIIe siècle, dans une perspective confondant les idées d'instinct inné et d'ordre
extérieur à l'action humaine, les valeurs morales et esthétiques. L'expression état
de nature s'y laïcise, envisagée par les philosophes et l'anthropologie naissante par
opposition à l'état de société. C'est également au XVIIIe siècle que l'on commence à
employer l'expression en nature « en objets réels, dans un échange », par
opposition à en espèces, dans un échange économique puis, par extension,
familièrement, en parlant d'une femme qui accorde ses faveurs en échange d'un
service rendu.
L'emploi adjectivé du mot, propre à l'usage familier, est relevé à partir du XIXe
siècle ; il correspond à « conforme à la nature », objet d'une valorisation ambiguë
en « spontané, authentique » en parlant d'une personne : //, elle est nature. Depuis
la fin du XIXe siècle, il est attesté dans le domaine culinaire, en parlant d'une
préparation. Depuis le XXe siècle, le mot est aussi employé adverbialement dans
l'usage populaire comme synonyme de naturellement, adverbe d'opinion.
Nous avons suivi l'étymologie et l'histoire du mot « nature ». Quelle en est la
définition ? La nature est en général l'essence, le caractère, le tempérament aussi
bien que le monde, l'univers et la réalité. Mais c'est là la définition ordinaire et nous
ne pouvons nous contenter.
Qu'est-ce que la nature ?
Quand on essaie de cerner le concept de la nature, on ne peut éviter les sciences de
la nature, car la compréhension de la nature suppose son étude. Nous pouvons
schématiser le développement de la théorie de la nature comme suit : la nature
physique des premiers philosophes — la nature théologique au Moyen Age — la
nature mathématique à la Renaissance -* la nature comme nouvelle valeur à
l'époque de la philosophie des Lumières.
Avec le développement des sciences de la nature, on voit changer le concept et
l'interprétation de la nature. Au XVIIIe siècle, il s'agit de la nature interrogée et
connue par les sciences, et à mesure que cette nouvelle connaissance grandit, la
philosophie des Lumières promeut de nouvelles valeurs contre la société et contre
l'Etat en place.
Dans Les cent vingt journées de Sodome et La philosophie dans le boudoir, nous
allons mettre en évidence la nature de la déraison constituée des valeurs réprimées
par l'Ancien régime, et existant du côté du peuple. En passant la Révolution
française, Sade essaie de surmonter avec la nature de la déraison les valeurs de
l'Ancien régime établies contre le peuple.
Qu'est-ce que la nature de la déraison ? D'abord, qu'est-ce que la déraison dans le
concept de < la nature de la déraison > ? C'est "Michel Foucault"66 qui a mis
en évidence le concept <déraison > chez Sade.
Chez Sade [...], la déraison continue à veiller dans sa nuit ; mais par
cette veille elle noue avec de jeunes pouvoirs. Le non-être qu'elle était
devient puissance d'anéantir. A travers Sade [...], le monde occidental a
recueilli la possibilité de dépasser dans la violence sa raison, et de
retrouver l'expérience tragique
par-delà les promesses de la
dialectique.67
66 Michel Foucault est un des admirateurs de Sade qu'il situe "au bout du discours et de la pensée
classiques" (Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 224) et "à la naissance de la culture moderne"
(ibid., p. 222). Malheureusement Foucault ne considère jamais Sade en tant que philosophe des
Lumières, et ne s'intéresse pas au concept de la nature dans sa pensée.
67 Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique (1961), Gallimard, 1976, p. 554.
Michel Foucault a mis en lumière la violence de la raison en Occident, et découvert
chez Sade la possibilité de dépasser cette violence. S'il en est ainsi, qu'est-ce que la
déraison dont parle Foucault ?
Comment éviter de résumer cette expérience par le seul mot de
Déraison ? Ce qu'il y a, pour la raison, de plus proche et de plus lointain,
de plus plein et de plus vide ; ce qui s'offre à elle dans des structures
familières — autorisant une connaissance, bientôt une science qui se
voudra positive — et qui est toujours en retrait par rapport à elle, dans
la réserve inaccessible du néant.
Et si maintenant, on entend faire valoir, pour elle-même, hors de ses
parentés avec le rêve et avec l'erreur, la déraison classique, il faut la
comprendre, non comme raison malade, ou perdue ou aliénée, mais tout
simplement comme raison éblouie.^
La déraison que Foucault découvre chez Sade est pathologique, elle est tenue par
la raison, et ensemble elles sont liées à la folie. La déraison selon Foucault est
différente de celle que nous trouvons chez Sade.
Pour Sade qui n'étudie pas les sciences de la nature, et qui donc n'aborde pas la
philosophie des Lumières à travers elles, qu'est-ce que la déraison ? A travers les
protagonistes de La philosophie dans le boudoir, on peut la voir jouer. Par exemple,
quand le chevalier parle de Dolmancé :
C'est le plus célèbre athée, l'homme le plus immoral... Oh! c'est bien la
corruption la plus complète et la plus entière, l'individu le plus méchant et
68 Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, op. cit., p.261-262.
46
le plus scélérat qui puisse exister au monde.69
[...] l'irréligion, l'impiété, l'inhumanité, le libertinage découlent des lèvres de
Dolmancé, comme autrefois l'onction mystique de celles du célèbre
archevêque de Cambrai ; c'est le plus profond séducteur, l'homme le plus
corrompu, le plus dangereux ...70
Mme de Saint-Ange est "née pour le libertinage" (La philosophie dans le boudoir,
p. 383), et le chevalier dit : "je suis libertin, impie, je suis capable de toutes les
débauches de l'esprit" (ibid., p. 538).
Les protagonistes présentés par Sade dans La philosophie dans le boudoir sont
des êtres déraisonnables. Quand Béatrice Didier dit que "prostitution, adultère,
inceste, viol, sodomie, prétend-il, sont fondamentalement indifférents à la
république"^, elle a raison. Mais avec ces actions Sade accepte la Révolution
française, et réalise la république dans son texte, d'une manière complètement
ironique. Bien que la Révolution française se fasse au nom du peuple et de la raison,
pourquoi Sade a-t-il paradoxalement présenté la déraison et la nature de la
déraison dans son texte ? Il y a à cela trois motifs.
Le premier tient à l'époque. Comme nous l'avons vu dans Jin Ping Mei et dans
fHistoire de Chun Hyang, le double jeu du texte permet de représenter à la fois
l'érotisme virtuel et le sujet réel caché par l'érotisme. La philosophie dans le
boudoir, comme ces deux textes orientaux, peut être lue érotiquement. Mais,
l'érotisme que l'on y voit est toujours excessif, il se pose contre la morale du XVIIIe
siècle d'une manière quasiment déraisonnable.
69 Sade, La philosophie dans le boudoir, op. cit. p.384
70 ibid.. p. 388.
71 Béatrice Didier, Ecrire la Révolution 1789 -1799, PUF, 1989, p. 25.
47
Nous pouvons aussi considérer cela différemment. Pour éviter de se mettre dans
une situation défavorable, il se peut que, dans cet écrit politique, Sade ait
intentionnellement mélangé l'érotisme et la philosophie, soit l'érotisme et la
Révolution française. Avec un texte archi-pornographique, Sade est allé jusqu'au
bout de ce que la littérature permet. Pour lui, ce n'est donc pas le monde de la
raison, mais le monde de la déraison qui dépasse la morale de son époque.
Le deuxième motif du recours à la déraison est méthodologique. Comme Duchamp,
en appelant un urinoir Fontaine transgresse la raison et la quotidienneté, et comme
Robbe-Grillet, en effaçant la mémoire avec la gomme profite de la possibilité
littéraire, Sade essaie de surmonter la raison de l'Ancien régime et du XVIIIe siècle à
travers l'athéisme, l'idolâtrie, le blasphème, la cruauté, le meurtre, l'inceste, la
sodomie, le libertinage, l'adultère, toutes choses réputées déraisonnables et
immorales à son époque. Donc, comme chez Duchamp et chez Robbe-Grillet, les
formes de la déraison chez Sade ne constituent pas le sujet, mais ne sont qu'une
méthode.
Le troisième motif est que la déraison qui se manifeste à travers les protagonistes
et les actions dans La philosophie dans le boudoir n'est pas vraiment le contraire
de la raison, mais la littérature elle-même. Car, à travers la déraison Sade dévie de
la réalité de son époque, et à la fois accuse la raison de l'Ancien régime qui se
dresse contre le peuple. Sade mélange l'érotisme et la philosophie, et réalise la
Révolution française à travers des actions déraisonnables et vulgaires. La déraison
à l'œuvre dans le texte de Sade, c'est la possibilité littéraire. Il est évident qu'il
connaît bien la pensée littéraire et sait profiter de la possibilité littéraire qui se
réalise dans la littérature.
D'où vient la pensée qui bouleverse la religion, les mœurs et la hiérarchie du XVIlie
siècle ? Une lettre de Sade semble répondre à cette question.
A la fin du mois de novembre 1783, du château de Vincennes où il est enfermé,
Sade écrit à sa femme :
Comment voulés vous que je puisse goutter la refutaton du Sisteme de la
nature, si vous ne m'envoyés pas en même temps que la réfutation, le
livre qu'on réfute c'est comme si vous vouliés que je juge un procès sans
voir les pièces des deux parties. Vous sentes
bien
quoique le sisteme c'est
incontestablement
bien Tellement
et bien
que c'est impossible
la baze
de ma philosophie et j'en suis sectateur jusquau martir sil le fallait, il est
pourtant impossible que depuis sept ans que je ne l'ai lu, je puisse me le
rappeler assés pour en goutter la réfutation, je veux
rendre si j'ai tort mais fournisse m'en les moyens
bien
travailler à me
[...]72
Cette lettre montre combien Sade était conscient de la valeur transgressive de sa
culture philosophique, et que le Système de la nature est la base de sa philosophie.
Le Système de la nature est "un livre d'or [...], un livre qui devrait être dans toutes
les bibliothèques et dans toutes les têtes, un livre qui sape et détruit à jamais la
plus dangereuse et la plus odieuse de toutes les chimères."73
On peut dire que Sade reconnaît d'Holbach comme maître à penser. Dans la lettre
citée ci-dessus, on trouve une clé pour approcher la philosophie de Sade : c'est la
72 Sade (Marquis de), Lettres choisies, présentées par Gilbert Lély, J.-J. Pauvert, 1963, p. 204-205.
73 ibid., p. 205.
nature".
74
Comment comprendre la nature chez Sade ?
Pour Sade, l'état de nature ne vaut guère mieux en lui-même que l'état de
civilisation ; Car "la nature, elle aussi, a ses lois et l'homme entre ses mains fait
figure de victime."75
Noëlle Châtelet, qui a fait ressortir l'importance de la nature dans l'œuvre de Sade,
met l'accent sur le processus de création et de destruction. Le principe qui préside
aux lois de la nature étant lui-même soumis à la double nécessité de création et
destruction successives, le seul et unique service que l'homme peut rendre à la
nature, c'est de collaborer lui-même à cette entreprise de destruction. Celle-ci est
toute relative d'ailleurs, dans la mesure où elle participe du mouvement vers une
forme nouvelle de vie.
Selon Châtelet, le crime est conforme aux principes de la nature dans la mesure où
il répand sur la terre la semence, l'engrais qui donnera à nouveau la vie. L'homme
n'est donc qu'un élément de la chaîne qui lie les êtres physiques entre eux, sans
autre privilège que d'être par sa mort en puissance, une virtualité de vie, tout ce
qui vit étant en métamorphose perpétuelle. Sade défend la principe de la nécessité
du crime dans le monde, et se désole du peu d'efficacité de ceux qui y contribuent.
Si Châtelet reconnaît avec justesse l'importance de la nature chez Sade, elle se
74 Maurice Nadeau dit qu'il existe "deux natures" (Marquis de Sade, Œuvres, La Jeune Parque,
1947, p.39) chez Sade : une nature générale (« la matière en action » partout et toujours) et une
nature particulière d'espèce attachée à l'humanité, n'ayant plus aucun rapport avec la première. Sade
confond sans cesse l'une et l'autre : c'est pour obéir aux décrets de la nature « naturante » que
l'homme doit détruire jusqu'à son espèce, mais c'est pour obéir aux décrets de la nature « naturée »
qu'il sera libertin. Le point d e vue de Nadeau est celui de Spinoza sur la nature, qu'il a simplement
appliqué au texte de Sade.
75 Noëlle Châtelet, Sade, Aubier-Montaigne, 1972, p. 24.
trompe quant au rôle qu'y joue la "destruction"^ Elle considère celle-ci comme un
des ordres successifs de la nature, alors qu'il s'agit, surtout dans La philosophie
dans le boudoir, de ce par quoi il est possible de surmonter l'Ancien régime. A
travers la destruction des valeurs d'avant la Révolution française, Sade veut ouvrir
la voie à de nouvelles mœurs et à la nouvelle république.
Alors, qu'est-ce que la nature chez Sade ?
Dans les textes de Sade, la nature n'est jamais séparée de l'homme : elle est la
nature de l'homme et la nature humaine. C'est à travers la nature que Sade
comprend l'homme, et à travers l'homme qu'il comprend la nature, car l'homme
existe dans la nature et la nature dans l'homme, comme le montrent les lois de la
nature, l'état naturel et la nature en tant qu'instinct.
Sade présente tout d'abord un nouveau type d'homme. L'homme qu'il découvre
dans la nature est l'homme nu, car la nature "nous a crées nus" (La philosophie
dans le boudoir, p. 456). Nus, les hommes ne sont ni nobles ni esclaves, ils sont
égaux aux yeux de la nature. Nous ne devons pas plus nous étonner de la diversité
que la nature a mise dans nos traits que de celle que la nature a placée dans nos
affections. Cette nature est aussi singulière dans ses productions que variée dans
les penchants qu'elle nous donne.
Dans la nature, l'homme que Sade présente est "l'homme libre" (p. 498), et l'acte
de possession ne peut jamais être exercé sur un "être libre" (p. 514). L'homme
libre est sans Dieu, il est le seul protagoniste du monde. Pour Sade, "il est démontré
que ce Dieu, que les sots regardent comme auteur et fabricateur unique de tout ce
76 Pour Georges Bataille, "l'essence de ses ouvrages est de détruire" (La littérature et le mal, dans
Œuvres complètes, tome IX, Gallimard, 1983, p. 244) non seulement les objets et les victimes mis en
scène (qui ne sont là que pour répondre à la rage de nier), mais l'auteur et l'ouvrage lui-même. Pour
Bataille, la destruction chez Sade est très littéraire, pour nous, elle est une méthode politique pour
surmonter l'Ancien régime et le XVIIIe siècle.
•
51
que nous voyons, n'est que le nec plus ultra de la raison humaine, que le fantôme
créé à l'instant où cette raison ne voit plus rien, afin d'aider à ses opérations ; [...]
il est prouvé que l'existence de ce Dieu est impossible, et que la nature, toujours en
action, toujours en mouvement, tient d'elle-même ce qu'il plaît aux sots de lui
donner gratuitement" (p. 405-406). Sade fait asseoir l'homme libre à la place de
Dieu, de sorte qu'il n'y a que l'homme libre dans le monde.
Mais l'homme ne peut pas être libre n'importe où. L'homme libre habite dans "une
société dont la liberté et l'égalité font les bases" (p. 502), société irréalisable sous
l'Ancien régime. L'homme libre est donc dans le monde de la nature de la déraison
où les valeurs réprimées sous l'Ancien régime ont cours, et où les lois qui attentent
à la vie des hommes sont inadmissibles.
Où est l'homme libre ? Il est dans la nature de la déraison. Dans le monde où vit
l'homme libre, se trouve aussi la nature de la raison, mais elle doit être surmontée.
La nature que Sade présente est sans doute le monde que l'homme habite, où
coexistent la nature de la déraison et la nature de la raison.
Nous avons vu Sade demander le Système de la nature de d'Holbach à son épouse
par une lettre de 1783, et nous savons, par Maurice Heine qui a découvert le
manuscrit des Cent vingt journées de Sodome, que le projet en était "établi dans
ses grandes lignes dès 1785"77. On peut donc supposer qu'entre ces deux dates
Sade a conçu cette œuvre en lisant, ou en relisant, le Système de la nature paru en
1770. On peut tout au moins imaginer que l'écriture de l'une s'est développée sous
l'influence de la relecture de l'autre. De là il sera intéressant de retrouver la
philosophie de la nature dans Les cent vingt journées de Sodome.
Dès avant la Révolution française, Sade entame avec la nature un long combat
77 Maurice Heine, Le Marquis de Sade, Gallimard, 1950, p. 70.
52
philosophique d'où sortiront d'autres principes théoriques plus étonnants encore, en
particulier l'idée d'une relation réciproque et fondamentale entre la nature et
l'homme.
Que sont Les cent vingt journées de Sodome™ ?
Au cours de la prise de la Bastille, Sade a perdu ses écrits. Dans une lettre de mai
1790, il s'exclame : "mes manuscrits, sur la perte desquels je verse des larmes de
sang !"79 Parmi ceux-ci se comptent Les cent vingt journées de Sodome. C'est
Maurice Heine qui retrouvera ce texte et le fera paraître en trois volumes dans une
admirable édition entre 1931 à 1935. Selon M. Heine cet "ouvrage exceptionnel [...]
doit marquer une date dans l'histoire de l'esprit humain."80 De quoi sont donc faites
Les cent vingt journées de Sodome ?
Quatre protagonistes âgés de quarante-cinq à soixante ans et dont la fortune
immense est le produit du meurtre et de la concussion, le duc de Blangis, l'évêque
son frère, le président de Curval et le financier Durcet, s'enferment pour une orgie
sans nom dans un château isolé de la Forêt-Noire, avec quarante-deux objets de
luxure soumis à leur pouvoir absolu. Avec eux, il y a Constance, fille de Durcet et
femme de Blangis ; Adélaïde, fille de Curval et femme de Durcet ; Julie, fille de
Blangis, et femme de Curval ; Aline, fille adultérine de l'évêque et de la deuxième
épouse de Blangis. Et un sérail de huit jeunes garçons et huit jeunes filles ravis à
leurs parents et dont les attraits sont au-dessus de toute expression. De plus, huit
sodomites, choisis pour la dimension monstrueuse de leur organe ; quatre duègnes
78 Raymond Queneau dit que dans Les cent vingt journées de Sodome, "les mœurs de ces
bestioles sont ignobles, affreuses, immondes. Tout ce beau monde se dévore, vorace et impitoyable,
avec des ruses abominables, tout ce beau monde vit plus ou moins d'excréments et de cadavres"
(Bâtons, chiffres et lettres (1950), Gallimard, 1965, p. 179). Ce constat n'est pas faux, mais Queneau
manque la critique sociale de Sade contre le XVIIIe siècle, qui est cachée par l'érotisme.
79 Sade (Marquis de), Lettres choisies, présentées par Gilbert Lély, op. cit., p. 238.
80 Maurice Heine, Le Marquis de Sade, op. c i t . , p. 70.
53
sexagénaires, estropiées et rongées de chancres, et réservoirs de tous les crimes ;
six cuisinières et servantes ; et enfin quatre proxénètes historiennes blanchies sous
le harnois. D'un 1er novembre à un 28 février, ces dernières, se succédant de mois
en mois, relateront chacune cent cinquante expériences, qui seront souvent
répétées à l'instant même. Au cours de multiples orgies presque tous les
personnages, hormis les quatre protagonistes principaux et les quatre historiennes,
périront dans d'épouvantables tourments. Douze personnes seulement s'en
retourneront à Paris avec le duc et ses trois complices.
L'ordonnance des Cent vingt journées de Sodome est "visiblement inspirée du
Décaméron"®, mais il ne s'y trouve pas que l'érotisme : il y a l'érotisme et la
nature qui accepte cet érotisme. L'important c'est que Sade développe ce texte
avec le concept de la nature pour exalter les valeurs réprimées sous l'Ancien
régime. Le texte de Sade révèle la réalité crue des nobles décadents au XVIIIe
siècle.
Qu'est-ce que la nature selon Sade ?
Dans Les cent vingt journées de Sodome, Sade développe ses idées sur la nature
selon trois axes : les lois de la nature, l'état naturel et la nature en tant qu'instinct.
Voyons d'abord les lois de la nature.
A. Les lois de la nature
Que sont les lois de la nature ? Nous allons le voir à travers huit passages
significatifs des Cent vingt journées de Sodome.
81 Gilbert Lély, "Préface" dans Les cent vingt journées de Sodome, Ed. 1 0 / 1 8 , 1994, p. 9.
54
[...] mais avec les pinceaux mêmes de la « nature », qui malgré tout son
désordre est souvent bien sublime, même alors qu'elle se déprave le plus.
Car, osons le dire en passant, si le crime, n'a pas ce genre de délicatesse
qu'on trouve dans la vertu, n'est-il pas toujours plus sublime, n'a-t-il pas
sans cesse un caractère de grandeur et de sublimité qui l'emporte et
l'emportera toujours sur les attraits monotones et efféminés de la
vertu ? Nous parlerez-vous de l'utilité de l'un ou de l'autre ? Est-ce à
nous de scruter les lois de la « nature », est-ce à nous de décider si le
vice lui étant tout aussi nécessaire que la vertu, elle ne nous inspire pas
peut-être en portion égale du penchant à l'un ou à l'autre, en raison de
ses besoins respectifs ?82
Si le duc eût reçu de la « nature », quelques qualités primitives, peutêtre eussent-elle balancé les dangers de sa position, mais cette mère
bizarre, qui paraît quelquefois s'entendre avec la fortune pour que celle-ci
favorise tous les vices qu'elle donne à de certains êtres dont elle attend
des soins très différents de ceux que la vertu suppose, et cela parce
qu'elle a besoin de ceux-là comme des autres, la « nature », dis-je, en
destinant Blangis à une richesse immense, lui avait précisément départi
tous les mouvements, toutes les inspiration qu'il fallait pour en abuser.
Avec un esprit très noir et très méchant, elle lui avait donné l'âme la plus
scélérate et la plus dure, accompagnée des désordres dans les goûts et
dans les caprices d'où naissait le libertinage effrayant auquel le duc était
si singulièrement enclin, (p. 25-26.)
82 Sade, Les cent vingt journées de Sodome, dans Œuvres complètes, tome I,
Pauvert, 1991, p. 25
Jean-Jacques
[...] ses trois amis et Durcet principalement, étaient bien un peu entichés
de cette maudite manie de crapule et de débauche, qui fait trouver un
attrait plus piquant avec un objet vieux, dégoûtant et sale qu'avec ce
que la « nature » a formé de plus divin. Il serait sans doute difficile
d'expliquer cette fantaisie, mais elle existe chez beaucoup de gens. Le
désordre de la « nature » porte avec lui une sorte de piquant qui agit
sur le genre nerveux peut-être bien avec autant et plus de force que ses
beautés les plus régulières, (p. 59.)
[...] nous ne connaissons pas ces regrets-là ici, et toute la « nature »
s'écroulerait que nous n'en pousserions pas un soupir, (p. 174.)
Je maintiens qu'il faut qu'il y ait des malheureux dans le monde, que la
« nature » le veut, qu'elle l'exige, et que c'est aller contre ses lois en
prétendant remettre l'équilibre, si elle a voulu du désordre. — Comment
donc, Duclos, dit Durcet, mais tu as des principes ! Je suis bien aise de
t'en voir sur cela ; tout soulagement fait a l'infortune est un crime réel
contre l'ordre de la « nature ». "L'inégalité"83 qu'elle a mise dans nos
individus prouve que cette discordance lui plaît, puisqu'elle l'a établie et
qu'elle la veut dans les fortunes comme dans les corps, (p. 237.)
Je regarde donc l'aumône non seulement comme une chose mauvaise en
elle-même, mais je la considère encore comme un crime réel envers la
8 3 H faut remarquer que Les cent vingt journées de Sodome e s t un t e x t e d'avant la Révolution
f r a n ç a i s e ; il n o u s s e m b l e q u e Sade y p r o f i t e d e l'inégalité. Mais il e n v a a u t r e m e n t
ensuite : dans La philosophie dans le boudoir, s'inscrit le c h a n g e m e n t de la pensée de Sade
qui y d é f e n d l'égalité voulue par le peuple.
« nature » qui, en nous indiquant les différences, n'a nullement prétendu
que nous les troublions. Ainsi, bien loin d'aider le pauvre, de consoler la
veuve et de soulager l'orphelin, si j'agis d'après les véritables intentions
de la « nature », non seulement je les laisserai dans l'état où la
« nature » les a mis, [...] (p. 237-238.)
[...] il n'admettait pas qu'on pût imaginer d'outrager la « nature » au
point de déranger l'ordre qu'elle avait mis dans les différentes classes de
ses individus, (p. 281-282.)
Et que diable peut faire à la « nature » un, dix, vingt, cinq cents hommes
de plus ou de moins dans le monde ? Les conquérants, les héros, les
tyrans s'imposent-ils cette loi absurde de ne pas oser faire aux autres
ce que nous ne voulons pas qui nous soit fait ? En vérité, mes amis, je ne
vous le cache pas, mais je frémis quand j'entends des sots oser me dire
que c'est là la loi de la « nature » [...] avide de meurtres et de crimes,
c'est à les faire commettre et à les inspirer que la « nature » met sa loi,
et la seule qu'elle imprime au fond de nos cœurs est de nous satisfaire
n'importe aux dépens de qui. (p. 332.)
Que sont les lois de la nature ?
Les lois de la nature sont un ensemble des choses qui présentent un ordre, et qui
réalisent des types. Les lois humaines n'en sont qu'une imitation imparfaite ; elles
reposent sur le principe d'opposition, fondamental de tout jugement cognitif. Le
4
désordre contre l'ordre» , le vice contre la vertu, l'égalité contre l'inégalité, la
discordance entre les hommes sont la réalité de notre vie quotidienne. Les lois de la
nature dont parle Sade sont la réalité de tout ce qui peut arriver entre les
hommes. Mais le désordre, le vice, l'égalité, la discordance sont des valeurs
refusées par le système politique et moral de l'Ancien régime.
La nature est pour Sade une multiplicité de différences : entre les hommes, entre
les conditions sociales, entre les goûts, etc. Les lois de la nature sont donc les lois
de la différence. L'important dans Les cent vingt journée de Sodome, c'est que
Sade accepte la différence et en profite, tandis qu'après la Révolution française,
dans La philosophie dans le boudoir, il la détruit et essaie de la surmonter. Là
s'effectue le changement politique de Sade.
B. L'état naturel
Qu'est-ce que l'état naturel ? Nous avons choisi cinq passages d'où se dégage
l'idée que s'en fait Sade.
[...] âgée d'environ vingt-deux ans, tous les charmes que la « nature »
peut prodiguer à une femme, (p. 39.)
Durcet, qui l'avait élevée plutôt comme une courtisane que comme sa fille
et qui ne s'était occupé qu'à lui donner des talents bien plutôt que des
84 Quand Edgar Morin parle d'ordre et de désordre (La nature de la nature (1977), Seuil, 1981, p. 3393), il s'agit de l'ordre rationnel. Pour Sade, l'ordre est manipulé par le pouvoir, il est du côté de la
noblesse, quand le désordre est le symbole du peuple. Après la Révolution française, Sade dénonce
l'ordre politique qui réprime le peuple.
mœurs, n'avait pourtant jamais pu détruire dans son cœur les principes
d'honnêteté et de vertu qu'il semblait que la « nature » y eût gravés à
plaisir, (p. 40.)
[...] il semblait que la « nature » n'eût voulu qu'indiquer dans Adélaïde ce
qu'elle avait prononcé si majestueusement dans Constance, (p. 41.)
[...] elle y versait souvent des larmes involontaires, larmes que l'on
n'étudie pas assez et qu'il semble que le pressentiment arrache à la
« nature ». (p. 42.)
[...] ce que la « nature » a formé de plus divin, (p. 59.)
Qu'est-ce que l'état naturel ?
L'état naturel chez Sade est l'ensemble des caractères innés (physiques ou
moraux) propres à l'espèce humaine. Ils se produisent spontanément, sans
intervention de l'homme. Le point de vue sur la nature exprimé dans Les cent vingt
journées de Sodome est traditionnel, puisque Sade rejoint les Grecs anciens qui
exaltaient la beauté du corps humain, et en avaient fait leur sujet artistique et
philosophique. Dans l'état naturel Sade trouve l'homme et la beauté du corps
féminin, il en fait donc le point de départ de son érotisme.
C. La nature en tant qu'instinct
Qu'est-ce que la nature en tant qu'instinct ? Nous avons choisi sept passages
dans lesquels Sade nous éclaire particulièrement sur ce point.
C'est de la « nature » que je les ai reçus, ces penchants, et je l'irriterais
en y résistant ; si elle me les a donnés mauvais, c'est qu'ils devenaient
ainsi nécessaires à ses vues. Je ne suis dans ses mains qu'une machine
qu'elle meut à son gré, et il n'est pas un de mes crimes qui ne la serve ;
plus elle m'en conseille, plus elle en a besoin : je serais un sot de lui
résister. Je n'ai donc contre moi que les lois, [...] il existait cependant
chez tous les hommes des idées de juste et d'injuste qui ne pouvaient
être que le fruit de la « nature », puisque l'on les retrouvait également
chez tous les peuples et même chez ceux qui n'étaient pas policés, [...]
(p. 27.)
[...] il est plus que vraisemblable que ce sentiment dans nous n'était que
l'ouvrage de la « nature ». [...] Il arrive tous les jours qu'elle nous inspire
l'inclination la plus violente pour ce que les hommes appellent crime, [...]
(p. 118.)
[...] j'ai toujours mille fois plus conçu que je n'ai fait et je me suis
toujours plaint de la « nature » qui, en me donnant le désir de
l'outrager, m'en ôtait toujours les moyens, (p. 183.)
[...] on ne l'entendit pas, et vraisemblablement la « nature » lui refusait
ce qu'elle accordait aux deux autres, car il n'était pas muet
ordinairement quand elle lui accordait des faveurs, (p. 195.)
Le crime est un mode de la « nature », une manière dont elle meut
l'homme. Pourquoi ne voulez-vous pas que je me laisse mouvoir aussi bien
par elle en ce sens-là que par celui de la vertu ? Elle a besoin de l'un et
de l'autre, [...] (p. 238.)
[...]
la « nature » agissait dans un homme plus fortement que
l'éducation et que les principes [...] (p. 301.)
[...] il avait quatorze ans faits, c'était l'âge où la « nature » a coutume
de nous combler de ses faveurs, [...] (p. 312.)
Qu'est-ce que la nature en tant qu'instinct ?
C'est ce qui se produit dans l'homme sans calcul ni réflexion. Ce à quoi nous
sommes accoutumés, les désirs et les penchants tels qu'ils se présentent
ordinairement à nous. Quelle est la nature qui agit dans un homme plus fortement
que l'éducation et que les principes ? Pour Sade, c'est l'instinct humain qui se
manifeste, par exemple, sous forme d'idées de juste et d'injuste qui, présentes chez
tous les hommes, ne peuvent être que le fruit de la nature. Devant la nature en tant
qu'instinct, l'homme n'a contre soi que les lois de la civilisation qui lui imposent de
dominer ses passions, c'est-à-dire la morale. Ces lois renferment les valeurs qui
maintiennent l'Ancien régime, et sont à la fois les moyens de répression du peuple.
Les lois auxquelles on doit obéir sont la politesse, la religion, les bonnes mœurs et la
hiérarchie ; comme elles répriment le peuple, elles répriment la nature humaine.
Dans Les cent vingt journées de Sodome, Sade oppose la nature en tant qu'instinct
et les lois qui briment cette nature, et prend position pour l'une contre les autres.
Et les lois de la civilisation deviennent un objet à surmonter.
Dans Les cent vingt journées de Sodome, nous avons pu dégager les idées de Sade
sur les lois de la nature, l'état naturel et la nature en tant qu'instinct. Les lois de la
nature sont un jeu d'opposition entre le désordre et l'ordre, le vice et la vertu,
l'égalité et l'inégalité ; ce sont les valeurs du monde que l'homme habite. Dans ces
oppositions, Sade trouve la différence, mais le plus important est qu'il l'accepte et
en jouit. L'état naturel dont il est question dans Les cent vingt journées de Sodome
est traditionnel, puisque, Sade y trouve la beauté du corps féminin, et qu'il en fait le
point de départ de son érotisme.
Devant la nature en tant qu'instinct, l'homme n'a contre soi que les lois faites
contre celle-ci ; elles sont un symbole de la civilisation, un produit de la raison. Il est
remarquable que les lois se fixent par l'écriture, c'est-à-dire qu'elles participent de
la culture écrite de l'humanité. Devant la nature en tant qu'instinct, l'homme n'a
donc contre soi que les lois fixées par l'écriture : elles constituent la "nature de la
raison"85 que Sade tente toujours de surmonter parce qu'elle réprime la nature
85 La raison est traditionnellement considérée par ceux qui cherchent la vérité et à vivre selon le bien
comme l'instrument le mieux approprié à ces fins. Elle s'oppose aux sentiments, disparates et
versatiles, et donne accès à l'universalité sans laquelle il n'y a ni vérité ni valeurs. Parallèlement, elle
permet à l'Autre de reparcourir et de vérifier le chemin qui nous y a conduits. La raison subordonne
ainsi la conviction à la démonstration. Toutefois, la nature de la raison présente dans Les cent vingt
journées de Sodome est la Raison de l'Etat, et elle fonctionne contre le peuple. Dans La philosophie
dans le boudoir, les exemples de la nature de la raison sont Dieu, les institutions sociales, les lois et
toutes les inventions humaines qui pèsent contre l'homme. Dans la nature de la raison, la raison est
celle de l'Ancien régime et du XVIIle siècle. Quand Sade critique la nature de la raison, il sait bien que la
Révolution française se fait au nom du peuple et de la raison. La raison de "la nature de la raison" et la
raison en tant que proposition révolutionnaire sont donc différentes.
humaine, et demande à l'homme d'agir selon la morale. Dans Les cent vingt
journées de Sodome, se confrontent "la nature de la raison et la nature de la
déraison."86 S'il y a quelque chose qui est du côté de l'ordre, de la vertu, de
l'inégalité et des lois, c'est la nature de la raison construite par l'intelligence
humaine.
La nature de la déraison, elle, est du côté du désordre, du vice, de l'égalité et de la
discordance entre les hommes. La nature de la raison a été soutenue par l'Ancien
régime, tandis que la nature de la déraison demeurait au fond du cœur du peuple.
Entre elles, Sade trouve la différence. Mais après la Révolution française, dans La
philosophie dans le boudoir, il détruit cette différence entre la nature de la raison et
la nature de la déraison, car celle-là est un vestige de l'Ancien régime.
Nous avons vu les lois de la nature, l'état naturel et la nature en tant qu'instinct
dans Les cent vingt journées de Sodome. Il est intéressant de retrouver ces mêmes
thèmes au fil de La philosophie dans le boudoir où Sade, en tant qu'adepte des
Lumières essaie de surmonter l'Ancien régime et le XVIIIe siècle, et de construire les
nouvelles mœurs et la nouvelle république sur la base de sa philosophie. Car la
nouvelle époque ouverte par la Révolution française, a besoin d'une nouvelle morale.
Voyons les lois de la nature, l'état naturel et la nature en tant qu'instinct dans La
philosophie dans le boudoir.
Dans son livre La pensée européenne au XVIIle siècle (Fayard, 1963), Paul Hazard dit que "la nature
s'exprime par la voix de la raison." (p.39) et que "de la raison dépendent toute la science et toute la
philosophie" (p.36). Cette raison est celle de la philosophie des Lumières qui se fait au nom de la
nature.
86 Dans son article "Morale et nature" (Europe, octobre 1972), Nelly Stéphane présente le "double
de la nature" (p. 41) caractérisé par la domination du fort sur le faible, du maître sur l'esclave, d e
l'homme sur la femme, du père sur l'enfant. Malheureusement elle ne saisit pas le concept de la nature
chez Sade qui tente de surmonter le despotisme et le XVIIIe siècle.
A. Les lois de la nature
Que sont les lois de la nature ? Nous avons choisi onze passage de La philosophie
dans le boudoir, pour les faire apparaître.
Il a plu â la « nature » de ne nous faire arriver au bonheur que par des
peines [...]
87
[...] s'il est démontré que l'homme ne doit son existence qu'aux plans
irrésistibles de la « nature » [...] s'il est démontré que ce Dieu, que les
sots regardent comme auteur et fabricateur unique de tout ce que nous
voyons, n'est que le nec plus ultra de la raison humaine, que le fantôme
créé à l'instant où cette raison ne voit plus rien, afin d'aider à ses
opérations ; s'il est prouvé que l'existence de ce Dieu est impossible, et
que la « nature », toujours en action, toujours en mouvement tient
d'elle-même ce qu'il plaît aux sots de lui donner gratuitement [...]
(p. 405-406.)
[...] il y nuirait [au système de la terre] infailliblement, puisque ses
volontés, qui devraient être justes, ne pourraient jamais s'allier avec les
injustices essentielles aux lois de la « nature » ; qu'il devrait
constamment vouloir le bien, et que la « nature » ne doit le désirer qu'en
compensation du mal qui sert à ses lois ; qu'il faudrait qu'il agît toujours,
et que la « nature », dont cette action perpétuelle est une des lois, ne
pourrait que se trouver en concurrence et en opposition perpétuelle avec
87 Sade, La philosophie dans le boudoir, op. cit., p. 398
64
lui. Mais, dira-t-on à cela, Dieu et la « nature » sont la même chose. Ne
serait-ce pas une absurdité ? La chose créée ne peut être égale à l'être
créant : est-il possible que la montre soit l'horloger ? Et bien,
continuera-t-on, la « nature » n'est rien, c'est Dieu qui est tout. Autre
bêtise ! Il y a nécessairement deux choses dans l'univers : l'agent
créateur et l'individu créé. Or quel est cet agent créateur ? Voilà la seule
difficulté qu'il faut résoudre ; c'est la seule question à laquelle il faille
répondre.
Si la matière agit, se meut, par des combinaisons qui nous sont
inconnues, si le mouvement est inhérent à la matière, si elle seule enfin
peut, en raison de son énergie, créer, produire, conserver, maintenir,
balancer dans les plaines immenses de l'espaces tous les globes dont la
vue nous surprend et dont la marche uniforme, invariable, nous remplit
de respect et d'admiration, quel sera le besoin de chercher alors un
agent étranger à tout cela, puisque cette faculté active se trouve
essentiellement ans la « nature » elle-même, qui n'est autre chose que la
matière en action ? (p. 406-407.)
[...] que nous accomplissons les lois de la « nature » [...], et que toute
loi humaine qui contrarierait celles de la « nature » ne serait faite que
pour le mépris, (p. 422.)
Eugénie — [...] quelque singuliers qu'ils puissent paraître aux sots qui,
s'offensant et s'alarmant de tout, prennent imbécilement les institutions
sociales pour les divines lois de la « nature ». [...] n'admettez-vous pas
au moins qu'il existe de certaines actions absolument révoltantes et
décidément criminelles, quoique dictées par la « nature » ? Je veux bien
convenir avec vous que cette « nature », aussi singulière dans les
productions qu'elle crée que variée dans les penchants qu'elle nous
donne, nous porte quelquefois à des actions cruelles [...] (p. 433.)
Dolmancé — [...] la destruction étant une des premières lois de la
« nature », rien de ce qui détruit ne saurait être un crime. [...] le
meurtre n'est point une destruction ; celui qui le commet ne fait que
varier les formes ; il rend à la « nature » des éléments dont la main de
cette « nature » habile se sert aussitôt pour récompenser d'autres
êtres ; or, comme les créations ne peuvent être que des jouissances
pour celui qui s'y livre, le meurtrier en prépare donc une à la « nature »
[...] nous avons cru que la « nature » périrait si notre merveilleuse
espèce venait à s'anéantir sur ce globe, tandis que l'entière destruction
de cette espèce, en rendant à ta « nature » la faculté créatrice qu'elle
nous cède, lui redonnerait une énergie que nous lui enlevons en nous
propageant ; mais quelle inconséquence [...] (p. 433-434.)
[...] il ne faut pas plus s'enorgueillir de la vertu que se repentir du vice,
pas plus accuser la « nature » de nous avoir fait naître bon que de nous
avoir créé scélérat ; elle a agi d'après ses vues, ses plans et ses
besoins : soumettons-nous. (p. 450.)
Si la « nature » ne faisait que créer, et qu'elle ne détruisît jamais, je
pourrais croire avec ces fastidieux sophistes que le plus sublime de tous
les actes serait de travailler sans cesse à celui qui produit, et je leur
accorderais, à la suite de cela, que le refus de produire devrait
nécessairement être un crime. Le plus léger coup d'oeil sur les opérations
de la « nature » ne prouve-t-il pas que les destructions sont aussi
nécessaires à ses plans que les créations ? que l'une et l'autre de ces
opérations se lient et s'enchaînent même si intimement qu'il devient
impossible que l'une puisse agir sans l'autre ? que rien ne naîtrait, rien ne
se régénérerait sans des destructions ? La destruction est donc une
des lois de la « nature » comme la création.
Ce principe admis, comment puis-je offenser cette « nature » en
refusant de créer ? ce qui, à supposer un mal â cette action, en
deviendrait un infiniment moins grand, sans doute, que celui de détruire,
qui pourtant se trouve dans ses lois, ainsi que je viens de le prouver. Si,
d'un côté, j'admets donc le penchant que la « nature » me donne à
cette porte, que j'examine, de l'autre, qu'il lui est nécessaire et que je ne
fais qu'entrer dans ses vues en m'y livrant, où sera le crime alors, je
vous le demande ? (p. 470.)
[...] jamais il n'est dans la « nature » d'inspirer aux hommes d'autres
mouvements, d'autres sentiments que ceux qui doivent leur être bons à
quelque chose ; rien n'est égoïste comme la « nature » ; soyons-le donc
aussi, si nous voulons accomplir ses lois. (p. 481.)
[...] il est fort peu d'actions criminelles dans une société dont la liberté et
l'égalité font les bases, et qu'à bien peser et bien examiner les choses, il
n'y a vraiment de criminel que ce que réprouve la loi ; car la « nature »,
nous dictant également des vices et des vertus, en raison de notre
organisation, ou plus philosophiquement encore, en raison du besoin
qu'elle a de l'un ou de l'autre, ce qu'elle nous inspire deviendrait une
mesure très incertaine pour régler avec précision ce qui est bien ou ce
qui est mal. (p. 502.)
Dolmancé — [...] c'est de la « nature » que les roués tiennent les
principes qu'ils mettent en action. Je t'ai déjà dit mille fois que la
« nature », qui, pour le parfait maintien des lois de son équilibre, a
tantôt besoin de vices et tantôt besoin de vertus, nous inspire tour à
tour le mouvement qui lui est nécessaire ; [...] un seul moteur agit dans
l'univers, et ce moteur, c'est la « nature ». (p. 555.)
Que sont les lois de la nature dans La philosophie dans le boudoir ?
Dans Les cent vingt journées de Sodome, les lois de la nature consistent en
l'opposition entre le désordre et l'ordre, le vice et la vertu, l'égalité et l'inégalité ;
Sade accepte la différence qui les sous-tend et en jouit. Par contre, les lois de la
nature dans La philosophie dans le boudoir ont une traduction politique et sociale.
Là, Sade fait de la destruction une loi de la nature, mais cette destruction n'est
pas une des phases du cycle de la vie et de la régénération de la nature. C'est la
destruction de Dieu, des institutions sociales, des lois, de toutes ces inventions
humaines qui pèsent contre l'homme. En passant la Révolution française, les lois de
la nature chez Sade se retrouvent du côté de l'homme, car elles participent à la
destruction des anciennes valeurs, de l'ancien ordre, des anciennes idées, et de
l'Ancien régime qui opprime le peuple. Par la bouche de l'une de ses protagonistes,
Sade dit qu'il faut convenir que la nature est aussi singulière dans ses productions
que variée dans les penchants qu'elle nous donne. Il accepte ainsi la diversité entre
les hommes, qui dépasse la différence et se substitue à elle. Avec les destructions
politiques et sociales, Sade surmonte le système d'opposition d'avant Révolution
française, et retrouve le peuple. Devant la nature, l'homme n'a contre soi que la loi,
et "la loi qui attente à la vie d'un homme est inadmissible" (p. 505). C'est le
moment où Sade, avec cette redéfinition des lois de la nature, devient un philosophe
des Lumières. Après la Révolution française, il est évident que l'homme devient son
sujet philosophique.
B. L'état naturel
Qu'est-ce que l'état naturel ? Nous avons choisi sept passages qui nous semblent
renfermer les éléments essentiels de la réponse à cette question.
Eugénie — Mais la décence...
Dolmancé — Autre usage gothique, dont on fait bien peu de cas
aujourd'hui. Il contrarie si fort la « nature » ! (p. 394.)
L'individu né dans l'infortune, se voyant alors privé de ces ressources
dangereuses, emploiera tout le courage, tous les moyens qu'il aura reçus
de la « nature », pour se tirer de l'état où il est né ; il ne vous
importunera plus. (p. 11.)
Ne divisons pas cette portion de sensibilité que nous avons reçue de la
« nature » : c'est l'anéantir que l'étendre, (p. 413.)
C'est visiblement outrage à la destination que la « nature » impose aux
femmes, que de les enchaîner par le lien absurde d'un hymen solitaire,
(p. 415.)
[...] toutes sont dans la « nature » ; elle s'est plu, en créant les
hommes, à différencier leurs goûts comme leurs figures, et nous ne
devons pas plus nous étonner de la diversité qu'elle a mise dans nos
traits que de celle qu'elle a placée dans nos affections, (p. 423.)
Si la « nature » eût voulu que nous cachassions quelques parties de nos
corps, elle eût pris ce soin elle-même ; mais "elle nous a créés nus ; donc
elle veut que nous allions nus"88 , et tout procédé contraire outrage
absolument ses lois. (p. 456.)
[...] tous les individus étant égaux aux yeux de la « nature » [...]
(p. 478.)
8 8
Si, pour séduire Eugénie, Dolmancé dit que la nature nous a crées nus, il serait excessif de
conclure à une reconnaissance de la figure du "peuple" comme "l'homme libre". Mais la nature
qu'Eugénie apprend à connaître est la philosophie et la Révolution française qui se fait au nom d u
peuple et de la raison. A travers le concept de la nature, Eugénie apprend que les hommes sont
égaux. Après la Révolution française, nous sommes donc égaux devant la nature qui nous a crées
nus, et il n' y a aucune différence entre nous.
Qu'est-ce que l'état naturel ?
Dans Les cent vingt journées de Sodome, Sade reprend la notion traditionnelle
d'état naturel en lequel il retrouve l'homme et la beauté du corps féminin, et dont il
fait le point de départ de son érotisme. Par contre, dans La philosophie dans le
boudoir, il découvre le peuple en s'interrogeant sur l'état naturel. En créant les
hommes, la nature différencie leurs goûts comme leurs figures, et nous ne devons
pas plus nous étonner de la diversité qu'elle a mis dans nos traits que de celle
qu'elle a placée dans nos affections. La nature nous a crées nus, et pour elle il n'y a
ni noble ni esclave. Tous les individus sont égaux à ses yeux, puisqu'il n'y a pas de
différence entre les hommes nus, il n'y a que le peuple. Pour nous, l'homme que Sade
découvre en jouissant de l'état naturel est donc l'homme libre ; et la liberté entre
les hommes est une des valeurs importantes que Sade, en tant qu'adepte des
Lumières, retrouve après la Révolution française.
C. La nature en tant qu'instinct
Qu'est-ce que la nature en tant qu'instinct ? Nous avons choisi sept passages à
partir desquels nous pourrons cerner cette notion.
Dolmancé — [...] "la vertu n'est qu'une chimère"89 , dont le culte ne
consiste qu'en des immolations perpétuelles, qu'en des révoltes sans
nombre contre les inspirations du tempérament. De tels mouvements
8 9
Cette déclaration de Dolmancé semble mettre en cause le grand concept révolutionnaire de la
vertu et poser quelques problèmes quant à la présentation de Sade comme révolutionnaire. Mais La
philosophie dans le boudoir est un texte d'admiration de la Révolution française. Quand Dolmancé
dit que la vertu n'est qu'une chimère, il s'agit de la valeur que l'Ancien régime donnait à ce terme, non
du concept révolutionnaire.
peuvent-ils être naturels ? La « nature » conseille-t-elle ce qui
l'outrage ? [...] c'est l'ambition, c'est l'orgueil, ce sont des intérêts
particuliers, souvent encore la froideur seule d'un tempérament qui ne
leur conseille rien. Devons-nous quelque chose à de pareils êtres, je le
demande ? N'ont-elles pas suivi les uniques impressions de l'amour de
soi ? Est-il donc meilleur, plus sage, plus à propos de sacrifier à
l'égoïsme qu'aux passions ? Pour moi, je crois que l'un vaut bien l'autre ;
et qui n'écoute que cette dernière voix a bien plus de raison sans doute,
puisqu'elle est seule l'organe de la « nature », tandis que l'autre n'est
que celle de la sottise et du préjugé, (p. 404-405.)
Révérerez-vous l'obligation de combattre tous les mouvement de la
« nature » ? les sacrifierez-vous tous au vain et ridicule honneur de
n'avoir jamais une faiblesse ? (p. 411.)
Dédommageons-nous donc en secret de toute la contrainte de noeuds si
absurdes, bien certaines que nos désordres en ce genre, à quelque excès
que nous puissions les porter, loin d'outrager la « nature », ne sont
qu'un hommage sincère que nous lui rendons ; c'est obéir à ses lois que
céder aux désirs qu'elle seule a placés dans nous ; ce n'est qu'en lui
résistant que nous l'outragerions, (p. 419.)
Comment la « nature », qui nous conseille toujours de nous délecter, qui
n'imprime jamais en nous d'autres mouvements, d'autres inspirations,
pourrait-elle, le moment d'après, par une inconséquence sans exemple,
nous assurer qu'il ne faut pourtant pas nous aviser de nous délecter si
cela peut faire de la peine aux autres ? [...] la « nature », notre mère à
tous, ne nous parle jamais que de nous ; rien n'est égoïste comme sa
voix, et ce que nous y reconnaissons de plus clair est l'immuable et saint
conseil qu'elle nous donne de nous délecter, n'importe aux dépens de qui.
[...] la cruauté est dans la « nature » ; nous naissons tous avec une
dose de cruauté que la seule éducation modifie ; mais l'éducation n'est
pas en la « nature », elle nuit autant aux effets sacrés de la « nature »
que la culture nuit aux arbres, (p. 449.)
[...] toutes nos actions [...] nous étant inspirées par la « nature », il n'en
est aucune, de quelque espèce que vous puissiez la supposer, dont nous
devions concevoir de la honte, (p. 462.)
Ne perdons jamais de vue que ce sont des hommes libres que nous
voulons former et non de vils adorateurs d'un dieu. Qu'un philosophe
simple instruise ces nouveaux élèves des sublimités incompréhensibles de
la « nature » ; qu'il leur prouve que la connaissance d'un dieu, souvent
très dangereuse aux hommes, ne servit jamais à leur bonheur, et qu'ils
ne seront pas plus heureux en admettant, comme cause de ce qu'ils ne
comprennent pas, quelque chose qu'ils comprendront encore moins ; qu'il
est bien moins essentiel d'entendre la « nature » que d'en jouir et d'en
respecter les lois ; que ces lois sont aussi sages que simples ; qu'elles
sont écrites dans le cœur de tous les hommes, et qu'il ne faut
qu'interroger ce cœur pour en démêler l'impulsion, (p. 498-499.)
Dolmancé — [...]
détrompez-vous, détrompez-vous, madame ! vous
n'avez rien fait pour votre fille, vous n'avez rempli à son égard aucune
obligation dictée par la « nature » [...] (p. 551.)
Qu'est-ce que la nature en tant qu'instinct ?
Dans Les cent vingt journées de Sodome, c'est ce qui agit en l'homme plus
fortement que l'éducation et les principes. La nature en tant qu'instinct existe sous
la forme d'idées de juste et d'injuste qui se retrouvent semblables chez tous les
hommes ; elle n'a contre elle que les lois qui symbolisent la civilisation et la nature
de la raison. Dans La philosophie dans le boudoir, la nature en tant qu'instinct est
plus politique et sociale. Sade pose une double question : la nature conseille-t-elle ce
qui outrage l'instinct ? et faut-il l'obligation de combattre tous les mouvements de
la nature ? Il répond que la nature nous conseille toujours de nous délecter.
Pourquoi ? Parce que toutes nos actions sont inspirées par la nature. Mais contre
la nature en tant qu'instinct, il y a les lois et la morale, c'est-à-dire la nature de la
raison. Pour Sade, ce qui fait pression sur l'homme, ce sont les anciennes valeurs de
l'Ancien régime et du XVIIIe siècle. L'un des protagonistes crie : "Détrompez-vous,
détrompez-vous !" (p. 551) Il estime que la génération d'avant la Révolution
française n'a rempli à l'égard de la jeune génération aucune des obligations dictées
par la nature, que la décence et la morale que la première a voulu inculquer à la
seconde sont fausses. Après la Révolution française, Sade veut, sur la base de la
nature, définir une nouvelle morale et de nouvelles mœurs pour la nouvelle
république.
A travers Les cent vingt journées de Sodome et La philosophie dans le boudoir,
nous avons suivi les idées relatives à la nature. Entre ces deux textes, il y a la
Révolution française et un changement notable des conceptions que Sade se fait
des lois de la nature, de l'état naturel et de la nature en tant qu'instinct.
Les lois de la nature sont d'abord fondées sur l'opposition entre le désordre et
l'ordre, le vice et la vertu, l'égalité et l'inégalité. Pour Sade, ces lois sont celles de la
différence ; il accepte cette dernière et en jouit. Après la Révolution française, Sade
fait de la destruction une loi de la nature. Ce n'est pas une des étapes du cycle
naturel, mais le moyen d'en finir avec Dieu, les institutions sociales et les lois qui se
dressent contre l'homme. Avec la destruction en tant qu'action de la Révolution
française, Sade surmonte l'Ancien régime et le XVIIIe siècle, et retrouve le peuple.
L'état naturel est initialement le point de départ de l'érotisme de Sade, il y trouve la
beauté du corps féminin. Après la Révolution française, c'est le peuple qu'il
découvre. La diversité des goûts et des figures des hommes, ne doit pas nous
étonner. Il n'y a ni noble ni esclave : il n'y a pas de différence entre les hommes.
L'homme que Sade découvre est donc l'homme libre, soit le peuple. La nature en
tant qu'instinct est ce qui agit en chacun plus fortement que l'éducation et les
principes. Les idées de juste et d'injuste qui sont présentes chez tous les hommes
ne peuvent être que le fruit de la nature. A cette nature en tant qu'instinct ne
s'opposent que les lois et la morale, c'est-à-dire les anciennes valeurs de l'Ancien
régime qui font pression sur l'homme. La génération d'avant la Révolution française
n'a rempli aucune des obligations dictées par la nature. Avec la nature en tant
qu'instinct qui inspire toutes nos actions, Sade surmonte l'ancienne morale et les
anciennes mœurs, et demande au peuple d'adopter une nouvelle morale et de
nouvelles mœurs.
Les lois de la nature, l'état naturel et la nature en tant qu'instinct que l'on trouve
chez Sade sont des aspects de la nature de la déraison. Ce sont les valeurs
réprimées par l'Ancien régime, les valeurs qui existent au fond du cœur de tout
homme. La nature de la déraison est l'opposée de la nature de la raison qui
symbolise les lois, les institutions sociales, la religion, la hiérarchie ou la politesse. La
nature de la déraison se manifeste dans le cœur de l'homme, tandis que la nature
de la raison procède toujours de l'écriture et du système politique.
Dans le monde que l'homme habite, se mêlent la nature de la raison et la nature de
la déraison. Du côté de la nature de la raison, se rangent l'ordre, la vertu,
l'inégalité, Dieu, les institutions sociales et les lois. Ce sont les valeurs qui permettent
aux pouvoirs et à la société établis de se maintenir. En même temps, ce sont des
produits de la raison, qui se manifestent par l'écriture. Jusqu'à la Révolution
française, la nature de la raison est un moyen de réprimer et de diriger le peuple.
Du côté de la nature de la déraison, se situent le désordre, le vice, l'égalité, la
discordance entre les hommes aussi bien que l'athéisme, l'idolâtrie, le blasphème, la
cruauté, le vol, le meurtre, la luxure, l'inceste, la sodomie, le libertinage, l'adultère,
l'avortement, l'hypocrisie, la calomnie, l'immoralité. En même temps, il y a le concept
de la liberté, le peuple et la république. Ce sont les valeurs réprimées par l'Ancien
régime et le XVIIIe siècle, interdites par les pouvoirs et la société pour se maintenir.
Ce sont des valeurs immorales et impossibles au XVIIIe siècle, qui sont donc situées
sur le versant de la déraison.
Entre la nature de la raison et la nature de la déraison, il y a des ressemblances et
des différences.
Quelles sont les ressemblances ?
A. Elles coexistent dans la vie quotidienne : la nature de la raison comme
superstructure face au peuple dont elle exige une constante obéissance, la
nature de la déraison comme infrastructure au cœur du peuple.
B. Elles coexistent dans le monde. La nature de la raison maintient la société, quand
la nature de la déraison maintient le peuple : la structure réciproque entre elles
maintient le monde. Enfin, on peut dire que la nature est le monde où l'homme
habite.
C. Elles sont la nature de l'homme. La nature de la raison et la nature de la
déraison ne se séparent jamais de l'homme.
Quelles sont les différences ?
A. La nature de la raison est la règle qui exige obéissance, tandis que la nature de
la déraison est une valeur qui ne demande rien de tel.
B. Pour les pouvoirs, la nature de la raison est un moyen politique de diriger le
peuple, alors que pour le peuple la nature de la déraison est l'ensemble des
valeurs réprimées par les pouvoirs.90
C. La nature de la raison est du côté de la noblesse qui possède le pouvoir, la
nature de la déraison du côté du peuple. Les pouvoirs interdisent au peuple la
nature de la déraison et lui demandent d'obéir à la nature de la raison, mais le
peuple, lui, tente toujours de transgresser la nature de la raison et de jouir de la
nature de la déraison, de sorte que le conflit est permanent entre elles. Quand la
nature de la raison règne sur la nature de la déraison, c'est une époque de
9 0
Quand nous disons que la Révolution française se fait au nom du peuple et de la raison, cette
raison est celle de la philosophie des Lumières. Quand nous assimilons la raison au pouvoir, cette
raison n'est pas celle de la philosophie des Lumières, mais celle de l'Ancien régime. Quand nous
assimilons la déraison au peuple, cette déraison est l'opposée de la raison qui représente le Dieu, les
institutions sociales et les lois qui se dressent contre le peuple dans La philosophie dans le boudoir.
En assimilant 'raison" à "pouvoir" et "déraison" à "peuple", Sade nous montre la réalité politique d u
XVIIIe siècle.
despotisme comme celle de l'Ancien régime ; par contre, quand la nature de la
déraison renverse la supériorité de la nature de la raison, c'est une époque de
révolution. C'est ainsi qu'apparaît la réalité politique dans les textes de Sade.
Après la Révolution française, pourquoi Sade demande-t-il au peuple d'agir selon la
nature de la déraison ? Parce que la nature de la déraison est la valeur, interdite
au peuple par les pouvoirs, qui peut le sortir de l'Ancien régime et du XVIIIe siècle.
De plus, la nature de la déraison est le sentiment général qui demeure au fond du
cœur du peuple. Sous la nouvelle république, Sade souhaite que s'instaurent de
nouvelles mœurs en accord avec la nature de la déraison. Après la Révolution
française, avec la nature de la déraison, Sade découvre le concept de la liberté en
faveur du peuple. C'est le moment où l'homme libre apparaît, et où la pensée
littéraire de Sade triomphe.
3. Les différents concepts de la nature chez Sade
Dans Les cent vingt journées de Sodome et La philosophie dans le boudoir, nous
avons trouvé les lois de la nature, l'état naturel et la nature en tant qu'instinct, que
nous avons appelée la nature de la déraison.
N'y a-t-il pas d'autres concepts de la nature chez Sade ? Dans La Vérité et
Wistoire de Juliette, les concepts diffèrent de ceux des deux textes précédents.
Voyons d'abord La Vérité, et ensuite l'Histoire de Juliette.
Quel est le contenu de La Vérité ?
La Vérité est un poème de cent trente-six alexandrins à rimes plates, "trouvé dans
les papiers de La Mettriez. D'après Gilbert Lely, l'examen de l'écriture et du
papier laisse penser que ce texte a été rédigé à la Bastille, vers "1787"92 , date
que confirme l'éclatant hommage à la nature que contient sa seconde partie.
La Vérité restitue sous une forme lapidaire, et avec un certain lyrisme, les lignes
essentielles de la philosophie de Sade. Que ce poème apparaisse principalement
comme une satire antireligieuse, ne doit pas masquer le fait qu'il est pour un bon
tiers une apologie du déchaînement illimité de tous les instincts, y compris les plus
immoraux. De plus, six des huits longues notes ajoutées par l'auteur confortent
cette apologie.
Dans La Vérité, Sade s'en prend sévèrement à Dieu. Dans la lignée de la philosophie
des Lumières qui critique la religion, il attaque Dieu en tant que symbole de la
religion corrompue et de la connexion entre le despotisme et la religion. Il écrit dans
la première note : "On évalue à plus de cinquante millions d'individus les pertes
occasionnées par les guerres ou massacres de religion."93 A la suite de quoi il pose
deux questions : "En est-il une seule d'entre elles qui vaille seulement le sang d'un
oiseau ? et la philosophie ne doit-elle pas s'armer de toutes pièces pour exterminer
un Dieu en faveur duquel on immole tant d'êtres qui valent mieux que lui, n'y ayant
assurément rien de plus détestable qu'un Dieu, aucune idée plus bête, plus
91 Gilbert Lely, Vie du marquis de Sade, op. cit., p. 447.
9 2 ibid., 447.
9 3 Sade La Vérité dans Œuvres complètes, tome I, Jean-Jacques Pauvert, 1986, p. 557.
79
dangereuse et plus extravagante ?"94 Pour Sade, la religion doit être surmontée
au profit de la nature humaine. Il parle de "l'infâme Dieu dont on veut m'alarmer"95,
de "Dieu, cet être épouvantable"^, de "ce sot Dieu dont le prêtre nous berce"97, et
du "Dieu vil"98. En face de ces critiques acerbes contre Dieu, Sade fait l'éloge de la
nature qui nous donne bonheur et plaisir, il exalte les hommages "que la nature
offre à notre bonheur !"99, et clame que "Tout plaît à la nature"ioo.
Ainsi La Vérité mêle la critique contre Dieu et l'éloge de la nature. Dans la mesure
où La Vérité (1787) a été écrite à la suite des Cent vingt journées de Sodome
(1785), il n'est pas surprenant d'y trouver le concept de la nature. Mais, pour
nous, le plus intéressant est que dans ce poème Dieu et la nature sont totalement
séparés et opposés. Pour Sade, il y a d'une part Dieu comme lien symbolique du
despotisme et de la religion, et d'autre part la nature comme issue pour sortir du
XVIIIe siècle.
Il est intéressant de constater que Dieu et la nature sont réunis par Spinoza,
tandis que Sade les sépare. Qu'est-ce que la nature pour Spinoza ? C'est dans
l'Ethique que nous allons chercher la réponse.
La proposition XXIX du livre I affirme : "Il n'est rien donné de contingent dans la
nature, mais tout y est déterminé par la nécessité de la nature divine à exister et â
produire quelque effet d'une certaine manière"ioi. Cette proposition est le point de
94 |bid., p. 557.
95 (bld., p. 553.
96 Ibid., p. 553.
97 Ibid., p. 554.
98 Ibid., p. 554.
99 Ibid., p. 555.
100 ibid., p. 556.
101 Spinoza, Ethique, tome I, J. Vrin, 1977, p. 79.
80
départ du cheminement qui aboutit à l'assimilation de Dieu à la nature. Dans le
scolie de cette même proposition, Spinoza distingue entre la nature naturante et la
nature naturée, de la manière suivante.
Nature naturante : ce qui est en soi et est conçu par soi, autrement dit
les attributs de la substance qui exprime une essence éternelle et infinie,
ou encore Dieu en tant qu'il est considéré comme cause libre. Nature
naturée : tout ce qui suit de la nature de Dieu, autrement dit de celle de
chacun de ses attributs, ou encore tous les modes des attributs de Dieu,
en tant que l'on les considère comme des choses qui sont en Dieu et ne
peuvent sans Dieu ni être ni être conçues. 102
Commentant cette thèse, Gilles Deleuze souligne l'étroite imbrication de la nature
naturante et de la nature naturée, à la fois distinguables et inséparables.
La Nature dite naturante (comme substance et cause) et la Nature dite
naturée (comme effet et mode) sont prises dans les liens d'une mutuelle
immanence : d'une part, la cause reste en soi pour produire ; d'autre
part, l'effet ou le produit reste dans la cause. Cette double condition
permet de parler de la Nature en général, sans autre spécification. 103
Pour Spinoza rien n'est à l'extérieur de la nature ; son naturalisme est en
conséquence univoque. Dans l'appendice du livre I, il dénonce l'illusion qui consiste à
croire qu'il existe des choses, des événements, des rencontres, des volontés ou des
102 i b i d . , t o m e l , p . 8 1 .
103 Gilles Deleuze, Spinoza, philosophie pratique (1981), Minuit, 1989, p.120.
81
intentions qui échappent à l'ordre commun de la nature ; une telle croyance en un
ordre extrinsèque ne peut s'expliquer que par l'existence de l'inadéquat et de
l'ignorance. L'inadéquat se manifeste par le jeu de l'imagination qui, contredisant la
raison et l'ordre rationnel, suppose que toutes les choses de la nature agissent,
comme les hommes le croient à propos d'eux-mêmes, en vue d'une fin. Ces hommes
vont jusqu'à tenir pour certain que Dieu lui-même dirige tout vers une certaine fin.
L'imagination projette donc en Dieu le modèle de l'expérience vécue par les hommes
allant même jusqu'à leur faire croire que Dieu a tout fait en vue de l'homme et pour
que l'homme lui rend un culte. Spinoza ne nous exhorte pas à sortir de cette sorte
d'erreur ; il nous conduit à une véritable prise de conscience réflexive en nous
montrant en quoi consiste et d'où provient une représentation imaginaire et illusoire
de la nature, c'est-à-dire en nous donnant effectivement les raisons et les moyens
de surmonter nos préjugés.
Si Descartes sépare Dieu et la nature, les oppose comme créateur et création,
Spinoza abolit toute différence entre eux : c'est le sens premier de la fameuse
expression "Dieu ou la nature"i04, Dieu c'est-à-dire la nature. Ce que Spinoza
entend par nature n'a donc que peu à voir avec ce que nous mettons
ordinairement sous ce terme. La nature s'exprime en une infinité d'attributs,
qualitativement distincts, eux-mêmes infinis, et dont nous ne connaissons que
deux : l'étendue et la pensée. C'est là la nature naturante, autrement dit le versant
producteur de la nature, ou encore la nature envisagée comme cause. En face, la
nature naturée est la nature considérée comme effet, c'est-à-dire l'ensemble des
objets produits qui expriment les attributs de façon déterminée. Par exemple, la
nature s'exprime dans l'attribut étendue ; cette étendue s'exprime à son tour dans
les modes de l'étendue, que sont tous les objets étendus que nous connaissons.
104 Spinoza, Ethique, tome II, op. cit., p. 5.
Dans cette perspective, l'univers, avec ses étoiles, ses galaxies, ses constellations,
n'est qu'un mode d'un des attributs dans lesquels s'exprime la réalité divine. La
nature au sens ou l'entend Spinoza est donc une réalité infiniment plus vaste et plus
riche que l'univers perçu par nos sens que nous nommons nature.
Nous avons vu la nature chez Spinoza. Elle ne se distingue pas de Dieu qui lui est
immanent. Cette divinisation de la nature s'accompagne de "la naturalisation
intégrale de I'homme"i05 déclarée de façon provoquante dans la préface du
)
troisième livre de l'Ethique.
Alors que Spinoza confond Dieu et la nature, Sade les sépare totalement. En tant
que philosophe des Lumières, il tient Dieu pour une chimère impuissante et stérile. La
religion, avec ses dogmes, ses rites, ses mystères et sa morale, ne peut convenir
au peuple. Sade pense qu'elle est le berceau du despotisme, et que Dieu est un
symbole de la connexion entre le despotisme et la religion. Sa critique contre Dieu
est donc un effort politique pour surmonter le XVIIIe siècle. En même temps, la
nature se propose comme une issue pour sortir du XVIIIe siècle, car elle seule nous
donne le bonheur.
Le fait que Sade sépare Dieu et la nature nous indique qu'il a abandonné conception
théologique de la nature, et qu'il est un philosophe des Lumières qui attaque les
contradictions religieuses du XVIIIe siècle.
Quel est le contenu de l'Histoire de Juliette ?
Juliette raconte sa vie. Elle commence par ses jeunes années passées au couvent
de Panthémont et se rappelle avec délices les orgies raffinées et cruelles organisées
105 Ibid., p. 241-243.
par l'abbesse, Mme Delbène. A la mort de ses parents, Juliette entre comme
pensionnaire dans la maison de tolérance de la Duvergier, où se prostituent les
courtisanes professionnelles et les femmes de qualité atteintes de nymphomanie.
Elle y fait la connaissance de Noirceuil, puis de son ami, le ministre Saint-Fond qui, la
voyant douée pour le crime, fait d'elle l'intendante de ses atroces plaisirs. Chaque
mois Saint-Fond immole une trentaine de victimes au cours de ses dîners libertins. Il
fait, par exemple, mettre des jeunes filles à la broche pour les rôtir comme des
volailles. Après avoir fait empoisonner son père par Juliette, il se livre à une orgie au
chevet du mourant ; il étrangle le vieillard et pédique sa propre fille avant de la
livrer à Noirceuil.
Juliette se voit ensuite adjoindre une jeune Anglaise, lady Clairwil, et Delcour, le
bourreau de Nantes. Le ministre et ses trois complices se surpassent alors dans la
barbarie. Un proche parent de Saint-Fond est attiré dans un piège avec sa femme
et sa fille. Après qu'on les a contraints à établir entre eux toutes les combinaisons
incestueuses possibles, le père, la mère et l'enfant sont violés, torturés et
assassinés l'un après l'autre. Saint-Fond ordonne à Delcour d'égorger la fille le plus
lentement possible pendant qu'il la pédique, afin qu'il ait le temps de jouir
simultanément du viol et de l'agonie de l'enfant. Quelques jours plus tard, Juliette et
Clairwil tuent d'un coup de pistolet deux hommes pendant qu'ils se pâment entre
leurs bras. L'Anglaise introduit Juliette dans la Société des Amis du Crime, qui
possède des harems pour que ces affiliés puisse satisfaire leurs plus cruels
penchants. Mais lorsque Saint-Fond lui expose son projet de faire mourir de faim,
par l'accaparement des denrées, les deux tiers de la population de la France,
Juliette ne peut, malgré sa méchanceté, s'empêcher de frissonner. S'étant ainsi
perdue aux yeux de son protecteur, et devant se soustraire à sa violence, elle va
s'établir à Angers. Là, Juliette épouse le comte de Lorsange pour sa fortune, et
donne naissance à une fille. Comme son époux tarde à mourir, elle l'empoisonne et
s'enfuit en Italie, où elle se prostitue aux plus riches prélats et aristocrates. Elle
s'associe à un chevalier d'industrie, Sbrigarli, avec lequel elle commet
d'innombrables vols et atrocités dans les principales villes de la péninsule. Ensemble
ils visitent le château du Russe Minski, un géant anthropophage qui a inventé une
machine pouvant poignarder ou décapiter seize personnes à la fois. A Rome,
Juliette est reçue par le pape Pie VI qui, pour obtenir ses faveurs, accepte de
célébrer des messes noires en l'église de Saint-Pierre. Juliette se rend ensuite à
Naples où elle rencontre le chef de brigands Brisa-Testa, qui n'est autre que le frère
de lady Clairwil et vit avec elle dans l'inceste. Il lui raconte ses exploits en
Angleterre, en Suède, à la cour de Catherine II, en Sibérie et en Turquie. Juliette se
lie aussi avec le roi Ferdinand et la reine Caroline qui organisent des orgies
meurtrières dans les ruines de Pompei et d'Herculanum. Le souverain dispose dans
son palais d'un théâtre où sont donnés en spectacles sept supplices : le feu, le
fouet, la corde, la roue, le pal, la décapitation et le dépècement. La salle est
décorée des portraits de cinquante filles et garçons d'une grande beauté,
proposés comme objets de supplice au choix des spectateurs. Chacun de ces
derniers tire à son tour sur un cordon de sonnette, pour appeler une victime qu'il
torture lui-même ou livre à l'un des quatre bourreaux. Vespoli, à la fois confesseur
du roi et directeur de ses orgies, se délecte à revêtir une peau de tigre et à
pédiquer les aliénés des deux sexes, surtout s'ils se prennent pour le Christ ou la
Sainte Vierge. Au cours d'une promenade, Juliette et Clairwil précipitent dans le
cratère du Vésuve leur amie, la tribade incendiaire Olympe Borghése, qu'elles ont
connue à Rome. Caroline de Naples projette de quitter l'Italie avec Juliette, après
s'être emparée du trésor royal, mais Juliette la dénonce et s'enfuit seule avec une
somme fabuleuse. Son histoire se prolonge par une suite d'atrocités incessantes, et
s'achève par le meurtre de sa propre fille Marianne, qu'elle jette dans le feu, après
lui avoir fait subir d'incroyables tourments.
Comme Justine s'est montrée bouleversée et terrifiée en écoutant l'histoire de sa
sœur, et qu'elle a pleuré sur le sort des victimes, Juliette propose à ses hôtes de
sacrifier sans délais ce modèle de vertu. Mais un terrible orage s'apprête à éclater,
et Justine est chassée au lieu d'être martyrisée : la nature elle-même a décidé de la
continuation de sa vie.
Le sous-titre de l'Histoire de Juliette, « les prospérités du vice », annonce une
héroïne qui peut déclarer : "le germe de tous les vices naquit au fond de mon
cœur" 106. pour Sade, la nature contient le vice et la vertu, mais, dans ce texte, "le
vice amuse, et la vertu fatigue"i07 .
La nature ayant créé l'homme et la femme nus, il est impossible qu'elle
leur ait donné en même temps de l'aversion ou de la honte pour paraître
tels. Si l'homme avait toujours suivi les principes de la nature, il ne
connaîtrait pas la pudeur : fatale vérité qui prouve, ma chère enfant, qu'il
y a certaines vertus qui n'ont d'autre berceau que l'oubli total des lois de
la nature. 108
Comme l'illustre cet extrait, le texte se moque de la vertu.
Le vice et la vertu sont deux forces nécessaires à l'équilibre de la nature, et
106 Sade, Histoire de Juliette, Œuvres complètes, tome VIII, Jean-Jacques Pauvert, 1987, p. 53.
107 l b i d . , t o m e l X . p . 5 6 3 .
108 ibid., tome VIII, p. 55.
l'homme est ballotté au hasard entre l'une et l'autre. La frontière et l'exclusion que
la société et la morale veulent définir entre ces deux termes n'ont donc aucune
pertinence au regard de la vie. Pour Sade, les hommes n'ont pas à se mêler
d'établir eux-mêmes l'équilibre, car ce qui leur semble le contrarier est justement ce
qui y contribue aux yeux de la nature. Les crimes résultent d'un défaut d'équilibre et
ont pour fonction de rétablir, quand il est perturbé, l'ordre de la nature. Le
déséquilibre consiste en ce que les forts s'approprient toute jouissance ; et les
crimes, c'est-à-dire les actes par lesquels les faibles se défendent et dépossèdent
les forts, rétablissent l'équilibre nécessaire à la nature.
Dans cette conception de la nature, "l'homme sauvage"i09 cesse évidemment
d'être ce qu'il représentait aux yeux de la plupart des philosophes du XVIIIe siècle :
l'image idéale de la bonté et du bonheur naturels. Sade le ramène aux deux besoins
primordiaux qu'il lui reconnaît.
L'homme sauvage ne connaît que deux besoins : celui de foutre, et celui
démanger ; tous deux lui viennent de la nature.no
Pour satisfaire sa libido et sa faim, l'homme sauvage ne peut que commettre des
actes qui, au point de vue de la morale et de la société, sont des crimes ; par
contre, au regard de la nature, "rien de ce qu'il fera, pour parvenir à l'un ou l'autre
de ces besoins, ne saurait être criminel"m. C'est donc la société qui, seule, le rend
criminel, en considérant comme tel ce qui n'est autre que mouvement naturel.
Pour Sade, il n'y a pas véritablement de crime, car aucune action n'est
unanimement condamnée par tous les hommes. Pour être réellement criminelle, une
109 ibid., tome IX, p. 509.
110 Ibid., tome IX, p. 509.
m Ibid., tome IX, p. 509.
action devrait susciter de l'horreur à tous les peuples et son rejet devrait être
aussi général que la recherche de la satisfaction des besoins. Or aucune action ne
répond à ce critère d'universalité, et celle qui nous paraît la plus atroce est
célébrée ailleurs. Sade énumère nombre de prétendus forfaits reconnus comme des
actions normales, honorables, voire même pour des obligations morales, par telle
ou telle peuplade. Il soutient par ailleurs que l'unanimité qu'il exige est impossible,
puisqu'une réprobation qui se retrouverait chez tous les hommes ne pourrait
qu'être un fait de nature, alors que la nature ne reconnaît aucun crime en tant que
tel. La non-universalité du crime prouve son inexistence aux yeux de la nature, qui
maintient l'équilibre entre vice et vertu sans porter aucun jugement de valeur.
Du point de vue humain, cet équilibre ne peut se maintenir longtemps, et le vice
l'emporte rapidement.
Le glissement s'effectue tout naturellement dans l'Histoire de Juliette, à travers une
parataxe d'apparence anodine.
[...] l'examen doit [...] nous démontrer infailliblement l'homme plus
heureux dans le vice que dans la vertu, d'où je conclurai que la priorité
appartenant au mouvement le plus fort, c'est-à-dire à celui où est le
bonheur, il deviendra incontestable que ce mouvement sera celui de la
nature, et que l'autre n'en sera que la corruption ; il deviendra démontré
que la vertu n'est point le sentiment habituel de l'homme, qu'elle n'est
simplement que le sacrifice forcé, que l'obligation de vivre en société le
contraint de faire à des considérations dont l'observance pourra faire
refluer sur lui une dose de bonheur qui contrebalancera les privations.
Ainsi, c'est à lui de choisir : ou de l'inspiration vicieuse qui, bien
certainement, est celle de la nature."2
Après avoir disparu dans l'égalité du vice et de la vertu, la notion de crime revient
avec celle de bonheur, de préférence pour le vice. Nous pourrions voir là un forçage
logique, un choix arbitraire, mais ce serait oublier que Sade donne toujours la
primauté à la négation, source de toute dialectique. L'équilibre entre vice et vertu
n'est tenable qu'au mépris de cette primauté, il ne peut donc être que provisoire,
une étape dont la brièveté et le dépassement sont inscrits dans le mouvement
même de la négation.
Pour préférer la conservation et la vertu, il faudrait que la nature manifeste une
tendresse pour l'homme, ce qui est loin d'être le cas. Privilégier la négation, c'est
donc choisir l'homme contre la nature elle-même, l'homme pour lequel la création ou
la conservation ne mènent qu'à l'anéantissement, alors que la destruction est la
promesse et la condition indispensable à tout avènement.
Sade peut facilement passer de l'équilibre du vice et de la vertu à la supériorité du
vice, parce que sa pensée est tout entière animée par la négation. Il y a d'autant
moins de rupture ici que cette étape de la dialectique est vouée à s'anéantir à la
suivante. Le passage du bonheur et de la corruption du vice et de la vertu à la
préférence marquée pour le vice n'est qu'un moment d'une démarche qui aboutira à
une double négation de la nature et du vice. Ce qu'il faut nier, c'est tout ce qui a
trait à la vertu et à l'existence, et qui participe du fait, du donné.
Pour Jean-Jacques Brochier, Sade décrit la nature, dans la plupart des textes qu'il
lui consacre, comme franchement mauvaise, et en vient même à reconnaître en elle
cette intention de nuire à l'homme qui avait été antérieurement attribuée à Dieu : la
112 ibid.. tome VIII, p. 181.
nature se meut par le mal qu'elle dirige et concentre sur l'homme.
Pour Brochier, cette description renferme trois conséquences :
D'abord le mal est fondamental, il est aussi vain de le nier que de le
condamner. Ensuite l'homme, soumis à ce mal, n'est pas plus
responsable ni important qu'un animal ou une plante, et n'a pas à faire
étalage d'une prétendue supériorité sur le reste du monde. Enfin le libertin
est l'instrument privilégié de cette nature, par lui elle réalise ce mal qui
est son moteur et sa finalité.n3
Brochier voit à l'œuvre dans la pensée de Sade le schéma suivant : le mal -*
l'homme — le libertin. Cette lecture nous semble critiquable, car dans l'Histoire de
Juliette, le mal n'est pas fondamental. Ce qui est fondamental, c'est la nature où le
vice et la vertu, le mal et le bien coexistent — cette nature qui, aux yeux de Sade,
est une issue pour sortir le XVIIIe siècle. Quand Brochier dit que le libertin est
l'instrument privilégié de la nature, il a tort. Car il voit le libertin dans la relation
schématique entre la nature et le mal, alors que la nature chez Sade est déviation
des interdits et de la morale du XVIIIe siècle. Voyons des exemples.
Mme Delbène, qui est abbesse, se livre à des orgies raffinées et cruelles qui font les
délices de la jeune Juliette ; quand elle dit : "0 Juliette, Juliette ! mon libertinage est
une épidémie" m , elle signifie qu'elle dévie de l'interdit religieux. De même, l'inceste
entre le père et la fille, que résume l'exclamation : "Céleste enfant ! me dit mon
père, tu es un ange à mes regards"ns, est déviation de l'interdit moral.
1 1
3 Jean-Jacques Brochier, Le marquis de Sade et la conquête de l'unique, Le Terrain Vague, 1966,
p. 95.
Sade, Histoire de Juliette, tome VIII, op. cit., p. 61.
1 5 Ibid., tome IX, p. 224.
1 1 4
1
Saint-Fond a besoin d'une trentaine de victimes par mois, qu'il immole au cours de
ses dîners libertins ; des jeunes filles sont mises à la broche et rôties comme des
volailles ; Juliette et Clairwil brûlent la cervelle de deux hommes pendant qu'ils se
pâment entre leurs bras ; Juliette, épouse le comte de Lorsange pour sa fortune,
l'empoisonne et s'enfuit en Italie. Par toutes ces actions et bien d'autres, Delbène,
Duvergier, Delcour, Saint-Fond, Noirceuil, Clairwil et d'autres personnages de
FHistoire de Juliette dévient de la morale du XVIIIe siècle.
Comment comprendre cette déviation ? Pourquoi considérons-nous l'Histoire de
Juliette comme la déviation des interdits et de la morale ? Parce que cette
déviation est la liberté qui s'oppose au XVIIIe siècle.
Annie Le Brun voit dans ce texte l'émergence de la liberté en rupture avec la société
du XVIIIe siècle, et la possible désertion de tous les rôles traditionnellement
attribués aux femmes.
Juliette représente la conquête, le travail que devraient, que pourraient
peut-être accomplir les femmes pour accéder à quelque chose qui
ressemblerait à la liberté. [...]
La liberté de Juliette est indissociable du charme irrésistible que Sade lui
a donné. Et ce charme est d'être la première personne qui pense à partir
de la totalité qu'elle est. C'est-à-dire qui pense son corps, qui pense ses
désirs. Et c'est aussi bien en rupture avec la société qu'avec la nature
que Juliette construit sa Iiberté.n6
Qu'est-ce que la nature dans l'Histoire de Juliette ? C'est la nature "liée au
dévoilement et à la mise en question des interdits sexuels qui sont au principe de
116 Annie Le Brun, Sade, aller et détours, Pion, 1989, p. 20-21.
91
l'ordre culturel" " 7 . Nous pouvons enfin déchiffrer le sous-titre : « les prospérités
du vice ». Quand Juliette dévie des interdits et de la morale du XVIIIe siècle, le vice
est ce qui heurte le XVIIIe siècle, non le vice lui-même. L'Histoire de Juliette met donc
en scène ce qu'est le vice pour le XVIIIe siècle.
Nous avons vu la nature dans La Vérité et l'Histoire de Juliette. Sade sépare Dieu
et la nature dans son poème, la nature théologique n'existe donc plus chez lui. Dans
l'Histoire de Juliette la nature est représentée par le vice et la vertu. Bien que ce
texte s'achève par la mort de la malheureuse Justine, il ne se réduit pas aux
prospérités du vice. Car à travers le concept de la nature Sade présente la
déviation des interdits et de la morale au XVIIIe siècle.
Nous avons suivi les différents concepts de la nature chez Sade. A présent nous
allons voir ce qu'il en est de la nature chez Rousseau, Diderot et d'Holbach. Cela
nous permettra d'éclairer la pensée de Sade relativement au contexte du XVIIIe
siècle.
A. La nature et Rousseau
Chez Jean-Jacques Rousseau, le mot « nature » renvoie à un "double domaine"ns
constitué de l'homme, d'une part, et de l'univers matériel, d'autre part. Toute
117 Hubert Damisch, "L'écriture sans mesures'.La pensée de Sade, Tel Quel
28, hiver 1967, p. 60.
118 Dans son article "L'homme selon Rousseau" (Pensée de Rousseau, Seuil, 1984, p. 114), Robert
Derathé montre que Rousseau use du mot nature en deux sens différents : il désigne tantôt l'origine,
tantôt l'essence d'une chose, ou encore son authenticité. Dans le premier cas, il s'oppose au devenir
et ouvre une réflexion sur les rapports de la nature et de l'histoire. Dans le second, il s'oppose à ce qui
est dérivé, ou encore à ce qui est fabriqué, et il introduit à une interrogation sur les rapports de la
nature et de l'artifice.
l'œuvre de Rousseau est une investigation de la nature humaine, que ce soit à
travers la notion d'état de nature ou de comportement naturel en l'homme. Elle est
aussi pleine de méditations sur l'univers matériel,
que ce soit à travers les
spectacles de la nature, les rêveries ou les promenades.
Qu'est-ce que la nature pour Rousseau ? Nous allons chercher la réponse en divers
textes répartis dans l'ensemble de son œuvre.
C'est à l'occasion de son étude sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, que
Rousseau entreprend de réfléchir soigneusement sur la situation originelle de
l'humanité, l'état de nature. Cette notion, qui remonte à l'antiquité et au moyen âge,
s'est vue revivifiée au début du XVIIIe siècle par l'usage intensif qu'en ont fait les
théoriciens du droit naturel et quelques philosophes. Rousseau se propose de définir
la situation primitive de l'humanité en n'y admettant que ce qui est strictement
naturel, en prenant garde à ne s'y laisser glisser rien de ce qui appartient à un
quelconque état ultérieur. Cette visée s'affirme comme radicalement différente de
celle de tous les prédécesseurs de Rousseau, qu'il dénonce sans exception pour
avoir postulé en cet état de nature, ce qui ne peut pas s'y trouver.
Décidé à faire du neuf, Rousseau ouvre son propos par une sorte de provocation :
"Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la
question.""
9
Cette décision fait de l'origine une pure hypothèse. Rousseau pose
l'état de nature comme "un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui
probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des
notions justes pour bien juger de notre état présent."i20 L'homme entièrement
naturel que Rousseau va s'attacher à décrire n'a donc pas de réalité concrète,
1 9
1 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes,
"Introduction", Editions sociales, 1971, p. 68-69.
120 ibid., p. 6 1 .
c'est une abstraction, un concept extrait de ce que l'homme est devenu, et dont la
fonction est d'éclairer ce devenir.
Rousseau expose et justifie la nécessité théorique de concevoir un "état de
nature"i2i dès la préface de son Discours : il s'agit avant tout d'une hypothèse,
semblable à celle que font les physiciens, qui doit permettre d'éclairer la nature des
choses. Pour faire progresser la connaissance qui demeure la moins avancée de
toutes les connaissances humaines, celle de l'homme, il est nécessaire de se doter
d'un référentiel qui, par comparaison, permettra de connaître l'état social actuel
pour ce qu'il est : c'est là la raison d'être et la fonction de l'état de nature. Pour
décrire cet état de nature sans prendre le risque de tomber dans une illusion
rétrospective, Rousseau doit trouver mieux qu'une simple méthode régressive par
laquelle il déduirait l'état de nature de l'état social actuel. C'est en l'homme social
d'aujourd'hui qu'il faut tâcher de retrouver l'homme naturel. En effectuant, par les
voies du raisonnement et de la méditation, une sorte de retour sur soi-même,
Rousseau escompte découvrir ce qui subsiste de naturel en lui — bien que l'homme
naturel soit sans doute perdu au profit de l'homme fabriqué par l'homme. Les
recherches promettent d'être difficiles, mais Rousseau n'a d'autre choix que
d'élaborer une méthode nouvelle propre à les mener à bien, et de persévérer
jusqu'à faire apparaître cet homme solitaire, indépendant, oisif, sans langage et
sans conscience d'être un homme, ni bon ni méchant, ni naturellement sociable, ni
entraîné par un égoïsme actif ou un désir de puissance qui le conduirait à exercer la
violence pour le satisfaire.
L'homme à l'état de nature est une fiction rationnelle qui permet de penser la
nécessité et la forme du contrat qui doit fonder la société politique et à la fois la
121 Le retour à l'état de nature est impossible pour les sociétés qui s'en sont éloignées. "L'état de
nature, nous dit Rousseau, n'a peut-être jamais existé." (Jean Starobinski, J . - J . Rousseau, la
transparence et l'obstacle, Gallimard, 1971, p. 344.)
94
possibilité que l'homme soit un être libre au sein de cette société. La nature,
comprise comme origine, fait apparaître le caractère hypothétique et logiquement
construit de la notion d'état de nature. Il n'est plus alors nécessaire de séparer la
nature et le devenir de l'homme, comme le fait l'analyse généalogique en quête de
l'origine avérée, et il devient possible de comprendre la relation actuelle des deux
notions.
A la fin du Discours sur les sciences et les arts, Rousseau distingue deux types de
certitudes très différents : celles que produit la science, et celles, plus immédiates,
que forme la conscience. Il n'a donc aucun mal à quitter le terrain des concepts
pour explorer les replis de la conscience intérieure, et transposer au plan personnel
un problème plus général. Il découvre ainsi que la nature originelle ne s'est pas
effacée entièrement, qu'elle a seulement été recouverte par les divers
travestissements issus du développement des facultés humaines, qu'elle s'est
intériorisée. A plusieurs occasions, Rousseau montre que cette occultation impose à
l'homme un difficile effort de retour sur soi pour se ressaisir de sa propre identité,
\
par exemple dans les Rêveries du promeneur solitaire : "De quoi jouit-on dans une
pareille situation ? De rien d'extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa
propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu."i22
Recouvrant Pauto-suffisance de l'homme originel, l'homme de la nature éprouve
comme lui un sentiment de plénitude qui ne doit rien à personne, tant il est
rassemblé en lui-même, préservé de toute relation extérieure, de tout échange. La
comparaison de cet état de suffisance d'être avec celui de Dieu, indique bien qu'il
s'agit là de la plus souveraine indépendance et de la plus intense présence à soi.
Le sujet qui s'est d'abord resserré sur lui-même pour recouvrer son identité,
1 2 2
Jean-Jacques Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, "Cinquième promenade", Garnier,
1960, p. 7 1 .
s'étend maintenant aux objets extérieurs. L'épanchement qui succède à
l'intériorisation n'a rien de la dispersion de l'homme social, puisque loin de perdre
son unité, le sujet s'éprouve pleinement en accord avec la totalité du monde auquel
il participe. L'expansion du moi se fait non seulement sans déperdition de son
identité, mais se réalise même comme diffusion irrépressible de celle-ci en ce qui
l'environne : "mon âme expansive cherche malgré que j'en aie à étendre ses
sentiments et son existence sur d'autres êtres."i23
Le thème de l'unité, essentiel comme dans l'état de nature, prend la forme de la
fusion, de l'absence et de l'inanité de toute médiation. Le sentiment de participation
s'exprime au moyen d'un vocabulaire emprunté au domaine des sensations et des
émotions, non à celui de la pensée conceptuelle. Décrivant son existence dans l'île
Saint-Pierre, sur le lac de Bienne, où il s'est réfugié, Rousseau met d'emblée l'accent
sur le non-travail qui en fait le prix : "Le précieux far niente fut la première et la
principale de ces jouissances que je voulus savourer dans toute sa douceur, et tout
ce que je fis durant mon séjour ne fut en effet que l'occupation délicieuse et
\
nécessaire d'un homme qui s'est dévoué à l'oisiveté."«4 L'homme naturel rejoint
celui des origines, le rapport naturel de l'homme au spectacle extérieur étant la
contemplation fusionnelle. "Plus un contemplateur a l'âme sensible plus il se livre aux
extases qu'excite en lui cet accord. Une rêverie douce et profonde s'empare alors
de ses sens, et il se perd dans une délicieuse ivresse dans l'immensité de ce beau
système avec lequel il se sent identifié."12s une fois encore, le terme de système
revient pour désigner l'ordre de la nature. C'est donc que le spectacle ne procure
de la jouissance que dans la mesure où il obéit à un ordre. Si la nature chez
Rousseau n'est pas une réalité empirique, livrée par l'expérience sensible, elle est
1 2
3
1 2 4
ibid., "Septième promenade", p. 95.
Ibid., "Cinquième promenade", p. 64.
"125 Ibid., "Septième promenade", p. 90.
aussi un principe d'ordre qui organise les données dispersées de l'expérience.
Entre les deux hommes selon la nature qu'envisage Rousseau — l'homme des
origines qui est une abstraction et l'homme naturel qui est une réalité vivante —, les
différences sont évidemment grandes et nombreuses. Le premier n'est pas
susceptible d'être expérimentalement analysé, tandis que le second peut être saisi
dans ses manifestations concrètes. L'homme des origines n'est pas véritablement
humain : en lui l'animal domine, et les facultés humaines ne sont encore que des
virtualités en attente de développement. L'homme naturel, lui, dispose de ses
facultés et les utilise. Il est étudié, pour la commodité de l'analyse, dans l'état
d'isolement, parce qu'il se révèle au mieux dans l'absence de contact avec ses
congénères. Mais il est impossible, dans le système de Rousseau, que ce soit là son
état habituel, puisqu'en ces conditions il ne pourrait avoir développé ses facultés. A
la différence de l'homme des origines, celui de la nature est pleinement humain, c'est
donc par rapport à lui que l'on peut apprécier l'homme social. Le déplacement
opéré par la notion de nature peut sembler contradictoire, puisque l'homme naturel
suppose un état social, alors que l'homme primitif n'implique rien de tel. Il y a
quelque chose de paradoxal à appeler « homme de la nature » un être devenu
social, qui ne s'éprouve comme naturel que par un abandon de son statut social,
c'est-à-dire par une sorte de « retour à la nature ».
Dans l'œuvre de Rousseau, la notion de nature n'est pas importante par sa
définition. Elle ne vaut pas comme savoir théorique, mais comme référence destinée
à apprécier le devenir historique des hommes. Ni la réflexion sur l'état de nature, ni
l'autobiographie ne contribuent à une approche conceptuelle, ils servent seulement
de repères permettant à Rousseau d'élaborer sa philosophie de l'histoire. Selon
Clément Rosset cette absence de définition de la nature est par elle-même
significative de l'orientation de toute la pensée rousseauiste : "Rousseau est donc
un penseur d'autant plus vigoureusement naturaliste qu'il s'est moins soucié de
définir l'idée de nature : montrant ainsi que son souci du début à la fin de son
œuvre, était entièrement tourné du côté du refus de I'artifice."i26 Cette affirmation
nous amène à faire porter notre réflexion sur un aspect important de l'idée de
nature chez Rousseau : la critique de l'artificiel, amorcée dès le Discours sur les
sciences et les arts. Dans la mesure où ce qui est fabriqué — le produit du labeur
humain — s'oppose à ce qui est naturel, il y a lieu de distinguer, selon l'expression
utilisée dans le livre IV de l'Emile, "l'homme de la nature" 127 t "l'homme de
e
Phomme"i28 _ jssu du devenir historique, qui s'est fabriqué lui-même. Ainsi se
trouvent rapprochés, de manière négative, l'histoire et l'artifice, considérés comme
des aspects d'un même processus de dénaturation. Le recours à l'homme des
origines permet la réfutation de l'histoire, quand l'étude de l'homme naturel justifie
\
la condamnation de l'artifice. De l'un à l'autre, le terme de nature opère un
glissement sémantique : d'abord synonyme d' « origine », il équivaut ensuite à
« authenticité ».
Toutefois, la nature et l'histoire ne sont pas totalement extérieures l'une à l'autre :
celle-là est plutôt une sorte d'envers de celle-ci. De même, Rousseau ne rejette pas
unilatéralement l'artifice. Il se fait même le défenseur d'une éducation radicalement
étrangère à la nature, celle du citoyen. Le Contrat social prend son parti de la
dénaturation de l'homme 129, et cherche à définir une forme d'existence sociale à
126 Clément Rosset, L'anti-nature, op. cit., p. 276.
127 Jean-Jacques Rousseau, Emile, Garnier, 1982, p. 304-305.
128 ibid., p. 304.
129 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Editions sociales, 1971, p. 53-77.
98
l'intérieur de celle-ci. Rousseau ne rejette pas par principe le devenir et l'artifice,
mais seulement les formes qu'ils ont prises depuis le commencement et qui auraient
pu être autres. De même que l'homme naturel est double, l'homme social revêt
deux formes distinctes, le devenir et l'artifice. Plutôt que d'être comprise comme
leur négation, la nature doit l'être comme leur rectification et leur achèvement.
Mais, pour comprendre le processus, il faut préablement analyser la
dénaturalisaton présente.
Nous avons vu la nature chez Rousseau. Au terme de ce parcours à travers son
oeuvre, la notion de nature apparaît d'un usage complexe, mais relativement
cohérent. Elle ne se réduit pas à une sensibilité plus ou moins vive au spectacle de la
réalité extérieure — le spectacle de la nature joue seulement un rôle de catalyseur.
En réalité, c'est l'homme qui intéresse Rousseau, et c'est par rapport à lui qu'il
construit sa notion de nature : l'état de nature n'existe pas comme un fait, mais
comme une fiction rationnelle, et lorsque Rousseau cherche la nature de l'homme, il
découvre seulement des virtualités. La notion d'état de nature vaut essentiellement
pour lui comme norme permettant d'apprécier l'existence sociale des hommes
d'aujourd'hui ; elle dit moins ce qui est que ce qui doit être ou, peut-être, ce qui
aurait dû être. L'idée de nature combine ainsi en elle, sans contradiction, la notion
d'origine et celle d'achèvement, se situant par là même aux deux pôles de
l'anthropologie rousseauiste. C'est pourquoi, malgré les apparences, il n'est pas
impossible de retrouver la nature par le recours à l'artifice. La nature originelle,
pervertie par un devenir désordonné, est retrouvée au terme d'un effort victorieux
pour assurer ce devenir au lieu de le subir. Elle commence par désigner une
nostalgie, celle de la présence à soi, de l'immédiateté du rapport entre les individus
et le monde extérieur, de la transparence. Ce moment étant irrémédiablement
perdu, voire purement fictif, seul un renversement de son sens pourrait orienter le
devenir vers l'effacement de la dispersion. Mais Rousseau ne pense jamais ce
retournement en termes historiques. C'est sur le plan éthique qu'il établit la
possibilité d'un retour à la nature : l'homme peut connaître par lui-même,
immédiatement les exigences de la nature et les suivre, mais il est également libre
— et cette liberté interdit de prévoir avec quelque certitude un quelconque
processus historique. Le passage à une existence selon la nature ne peut être que
le fruit d'une décision de la volonté libre. Le modèle s'apparente davantage à une
conversion impliquant une discontinuité, qu'à une réforme progressive, un processus
historique continu. La manière dont Rousseau relate l'illumination de Vincennes et les
décisions qui la suivent accréditent l'interprétation d'un modèle où la rupture
brusque constitue le moyen d'une réorientation de l'existence en fonction de la
nature.
B. La nature et Diderot
Il est un peu délicat de considérer la "bonne Nature" 130 chez Diderot, car il n'a pas
fait d'oeuvre philosophique rassemblant sa doctrine sur cette question. Il faut donc
suivre sa pensée à travers de grands essais, où sa pensée se donne en constante
évolution, se critiquant et se remettant en cause sans cesse elle-même. Nous allons
tenter de suivre ce mouvement et de dégager les idées essentielles qui reviennent
sous sa plume au fil des années.
130 Robert Lenoble, Histoire de l'idée de nature [1969], Albin Michel, 1990, p. 339.
100
Comme nombre de ses contemporains lettrés, Diderot suivait de près les travaux
des médecins et des physiologistes. Au XVIIIe siècle, les découvertes faites dans
ces deux domaines ont amplement déterminé l'évolution de la pensée ; elles ont
amené à de nouvelles réflexions et à de nouveaux débats sur les moyens et les fins
de l'ordonnancement de la nature et sur les conditions nécessaires à une
connaissance théorique de l'univers.
Qu'est-ce que la nature pour Diderot ? Nous allons chercher la réponse à travers
plusieurs de ses essais.
En 1753, Diderot publie De l'interprétation de la nature, une série de cinquante-huit
réflexions de longueur variable, se succédant sans ordre apparent, sur des
questions complexes. Quelques remarques nous apprennent que Diderot a fait
siennes certaines grandes idées sur les origines de la vie, exposées dans une
dissertation latine que Maupertuis avait publiées sous un pseudonyme, en 1751,
dont le titre original De universalei naturae systemate deviendra en français Essai
\
sur la formation des corps organisés. Maupertuis y affirme que la matière contient
en elle-même des propriétés psychiques en puissance, qu'elle s'agrège pour former
les êtres en sorte que la sensibilité de chaque molécule se transforme en sensibilité
collective puis en une conscience. Diderot saisi par l'ampleur des conséquences de
cette thèse, s'efforce de les expliciter. De même, il se trouve immédiatement en
accord avec Maupertuis pour constater l'échec des métaphysiques qui ont voulu
expliquer le monde vivant par un miracle permanent de Dieu. Il retient aussi la
notion, très audacieuse pour l'époque, d'évolution des espèces par mutations
fortuites et sélection naturelle.
Dans De l'interprétation de la nature, Diderot pousse avec enthousiasme les
hypothèses de Maupertuis dont il fait de véritables thèses, et théorise à partir des
faits d'expérience que rapporte VEssai sur la formation des corps organisés.
Reprenant les analyses de son ami sur la matière capable de sensibilité, il les
infléchit dans le sens du matérialisme, estimant que l'univers proposé ainsi se
confond avec Dieu, et rejoignant par là la doctrine panthéiste attribuée à Spinoza.
Maupertuis s'est
vivement défendu de cette annexion qui présentait encore
quelques risques à cette époque. Diderot lui-même n'affirmait pas alors sans
précaution ses convictions matérialistes, de sorte qu'elles peuvent sembler à ce
moment encore un peu incertaines. Les articles composés pour VEncyclopédie ne
présentent guère d'idées audacieuses, toutefois, bien avant Le rêve de d'Alembert,
plusieurs passages expriment sur la nature des idées essentielles que Diderot ne
cessera ensuite de défendre.
Le rêve de d'Alembert est un ensemble de trois essais réunis sous ce titre en 1830.
Il groupe un dialogue intitulé La suite d'un entretien entre M. d'Alembert et M.
\
Diderot, où ce dernier soutient des hypothèses audacieuses sur l'origine de la vie ;
puis Le rêve de d'Alembert proprement dit, un débat entre le médecin Bordeu et
Mademoiselle de l'Espinasse qui, au chevet de d'Alembert endormi, relate au
médecin les propos étranges tenus en rêve par le mathématicien après sa
conversation avec le philosophe ; enfin la Suite de l'entretien précédent entre le
médecin et la jeune femme. A la suite de Spinoza, Diderot affirme sa croyance en
un déterminisme rigoureux, et sa volonté de tirer toutes les conséquences d'une
thèse si radicale. Dans Le rêve de d'Alembert, Bordeu déclare : "On est
heureusement ou malheureusement né ; on est irrésistiblement entraîné par le
torrent général qui conduit l'un à la gloire, l'autre à l'ignominie." 131 Jacques le
131 Denis Diderot, Le rêve de d'Alembert, Editions sociales, 1971, p. 86.
102
Fataliste aurait trouvé cette idée très juste.
La Suite de l'entretien pécédent pose la question cruciale de la morale sexuelle.
Diderot y dénonce la répression en cette matière, mais reconnaît qu'il ne se
risquerait pas à tenir ce discours en public. La Suite de l'entretien précédent
contient quelques pages propres à heurter de front les préjugés moraux. Bordeu,
après avoir constaté que la chasteté et la continence ne sont ni utiles ni agréables
pour personne, déclare qu'il n'y a rien de si nuisible, rien de pire que ces deux
vertus, et fait l'éloge de la manustupration, agréable par le plaisir qu'elle procure et
utile pour éviter les conséquences néfastes d'un besoin insatisfait — pouvant aller
jusqu'à la folie —, en tant qu'elle constitue comme une forme de saignée qui
soulage le corps. Il rejette l'argument majeur contre la masturbation — le
gaspillage de la semence —, car à défaut d'un épanchement volontaire, la perte se
réalise de toute façon d'elle-même, un peu plus tard par une voie plus longue,
pénible, dangereuse — et sans plaisir. C'est la nature elle-même qui justifie les
plaisirs solitaires : "La nature ne souffle rien d'inutile. Et comment serais-je
coupable de l'aider, lorsqu'elle appelle mon secours par les symptômes les moins
équivoques ? Ne la provoquons jamais, mais prêtons-lui la main dans
l'occasion."132 La nature est ici personnifiée comme principe de l'univers ; elle est
aussi véritablement consubstantielle à l'homme, même si par ses dimensions elle le
dépasse et l'enveloppe. Diderot souligne le caractère confidentiel de ses conseils en
matière sexuelle, qui ne sauraient être prônés ouvertement là où régnent le
fanatisme et le préjugé. De même qu'il encourage la pratique de la masturbation,
Bordeu approuve celle de l'homosexualité, tant féminine que masculine, qui elle aussi
est sans utilité, restreinte à la volupté. Peut-on mépriser la nature parce qu'elle
132 Denis Diderot, "Suite de l'entretien précédent", dans Le rêve de d'Alembert, Editions sociales,
1 9 7 1 , p. 97.
suscite ces pratiques ? N'est-ce pas plutôt la morale de la société qui est absurde
en empêchant que l'on se porte bien ? Au mépris de cette morale ridicule, le
médecin affirme : "Tout ce qui est ne peut être ni contre nature ni hors de nature.
Je n'en excepte même pas la chasteté et la continence volontaire qui seraient les
premiers des crimes contre nature, si l'on pouvait pécher contre nature". 133
Puis il envisage l'hypothèse de croiser des chèvres et des hommes pour créer une
race hybride qui formerait d'excellents domestiques, que Mademoiselle de
l'Espinasse nomme chèvre-pieds. Nous frôlerions ici certaines théories de Sade, si
Diderot n'évoquait ce fantasme — cette rêverie plus mythologique que biologique
—, non pour justifier l'asservissement de quiconque, mais pour dénoncer l'existence
bien réelle du bétail humain, d'humains socialement animalisés, et dire sa visée
sociale, son aspiration à la fin du travail et de la servitude, à la liberté, à la dignité
et au loisir pour toute l'humanité sans exception ni privilège : "C'est que nous ne
dégraderions plus nos frères en les assujettissant à des fonctions indignes d'eux et
de nous. [...] C'est que nous ne réduirions plus l'homme dans nos colonies, à la
conditions de la bête de s o m m e . Q u e l l e s que soit les analogies envisageables
entre les thèmes de Diderot et de Sade, elles ne peuvent en aucun cas aboutir à
une identification, du fait qu'ils s'inscrivent dans deux perspectives totalement
différentes — pour ne pas dire radicalement opposées —, du fait qu'il n'ont
aucunement la même idée du bonheur. L'homme des prisons n'aurait pu faire
l'œuvre que l'on sait s'il s'était contenté de penser comme l'encyclopédiste que la
plus grande volupté se trouve dans la copulation d'une femme et d'un homme
partageant et unissant leurs plaisirs en une totale réciprocité : "le plus grand
bonheur qu'on puisse imaginer, dit Bordeu, celui de confondre mes sens avec les
133 ibid., p.100.
134 Ibid., p.100.
sens, mon ivresse avec l'ivresse, mon âme avec l'âme d'une compagne que mon
cœur se choisirait".135
Nous avons vu la nature chez Diderot. Elle est instinctive.
Dans De l'interprétation de la nature se manifeste l'esprit d'une époque marquée
par une véritable démathématisation de la philosophie de la nature : c'est la fin de
l'idéal cartésien qui consiste à ramener toutes les difficultés en physique, à des
problèmes mathématiques. Trois facteurs principaux, étroitement liées ensemble,
ont contribué à la formation de ce nouvel état d'esprit : "1°, la manière dont on
comprend la science mathématique de la nature chez Newton ; 2°, la
transformation de l'idéal des mathématiciens et leur théorie de la connaissance
mathématique ; 3°, le développement, pour elles-mêmes, des sciences de la vie."i36
Dans Le rêve de d'Alembert, le sophisme de l'éphémère prélude aux théories
transformistes dont Diderot n'exclut absolument rien, pas même l'homme. Dans
cette philosophie de la nature, la matière est non seulement douée de l'énergie qui
la meut, mais dotée d'une sensibilité d'autant plus fine et plus vive que
l'organisation est plus complexe, et la conscience résulte de l'organisation.
Totalement obscure chez le minéral et le végétal, encore confuse ou épisodique
chez l'animal, la conscience devient, chez l'homme, claire au point de rendre
possible la domination de la spontanéité vitale par une intelligence réfléchie.
A ce naturalisme est liée la morale du retour â la nature, c'est-à-dire du "retour à
l'instinct". 137
135 Ibid.. p. 97.
136 Emile Bréhier, Histoire de la philosophie, tome II : XVIle-XVIIle siècles (1930), PUF, 1996, p. 385.
137 ibid., p. 388.
C. La nature et d'Holbach
Qu'est-ce que la nature pour d'Holbach ? Nous allons le voir à travers le plus
connu de ses livres.
Le Système de la nature semble plus largement consacré au monde moral qu'au
monde physique, quoique le sous-titre de l'ouvrage promette l'examen des deux
domaines. Malgré ses grandes connaissances en sciences, ou peut-être à cause
d'elles, d'Holbach ne s'est guère occupé de la philosophie de la nature ; il a par
contre beaucoup écrit de textes de polémique anti-religieuse et sur les questions
sociales et politiques au sens large.
La visée première de d'Holbach est de contribuer au progrès des sciences et de
leurs applications techniques. Dans cette perspective la thèse du déterminisme
s'impose comme un axiome. Sa pensée est tout entière animée par l'intention de
\
réaliser le bonheur des hommes. Le dernier chapitre du Système de la nature
témoigne de cette volonté de transformer la société pour qu'elle rende possible ce
que les hommes cherchent conformément à leur nature. C'est un manifeste contre
les préjugés et contre ceux qui en profitent, contre la double tyrannie politique et
religieuse. Mais celui qui combat, au nom de la nature, les monstres des ténèbres ne
devrait-il pas, d'après les prémisses de son propre déterminisme, également lutter
contre les effets de la nature, puisque tous les phénomènes ont leur origine en
elle ? Le dernier chapitre de l'ouvrage est un appel passionné à la révolte contre
les autorités et les croyances qui égarent et oppressent les hommes. L'ami de la
nature et de la raison veut établir une liberté dont il doit présupposer la possibilité,
quoiqu'il ne le fasse pas explicitement
Non, mortels aveuglés par la terreur ! l'ami de la nature n'est point
votre ennemi ; [...] le disciple de la raison n'est point un insensé qui
cherche à vous empoisonner ou à vous communiquer un délire dangereux.
[...] S'il combat les prétentions hautaines de ces tyrans déifiés par la
superstition, qui, de même que vos Dieux, vous écrasent sous un sceptre
de fer ; c'est pour que vous jouissiez des droits de votre nature ; c'est
afin que vous soyez des hommes libres, et non des esclaves pour
toujours enchaînés dans la misère [...]
138
La "doctrine du déterminisme"i39 veut servir à la liberté des hommes, tout en niant
sans ambages l'existence de cette liberté, la sphère politique appartenant elle aussi
à la nature. A ce point de vue, la révolution est un événement de la nature, et les
événements qui la constituent peuvent être appréhendés comme les corps et les
forces de la physique de Newton.
Dans les convulsions terribles qui agitent quelquefois les sociétés
politiques, et qui produisent souvent le renversement d'un empire, il n'y a
pas une seule action, une seule parole, une seule pensée, une seule
138 Paul Henri Thiry d'Holbach, Système de la nature (1781), tome II, Fayard, 1990, p. 388-389.
139 Ernst Cassirer critique sévèrement le déterminisme de d'Holbach. T e l qu'il apparaît par exemple
dans le Système de la nature de d'Holbach il ne représente qu'un phénomène isolé qui ne peut en
aucune façon passer pour représentatif de cette période. Cet ouvrage constitue un c a s d'espèce,
une rechute dans l'esprit dogmatique contre lequel bataille le XVIIIe siècle par la plume de ses
penseurs scientifiques les plus éminents et qu'il s'efforce justement de surmonter. La mentalité
scientifique du cercle de l'Encyclopédie n'est nullement incarnée par d'Holbach mais par d'Alembert
chez qui nous rencontrons le refus le plus net du mécanisme et du matérialisme comme principes
derniers d'explication d e s choses, c o m m e prétendues solutions d e s énigmes du monde." (La
philosophie des Lumières, Fayard, 1994, p. 85.)
volonté, une seule passion dans les agents qui concourent à la révolution
comme destructeurs ou comme victimes, qui ne soit nécessaire, qui
n'agisse comme elle doit agir, qui n'opère infailliblement les effets qu'elle
doit opérer, suivant la place qu'occupent les agents dans ce tourbillon
1
moral. *o
Ce déterminisme historique est de prime abord inacceptable pour un philosophe qui
veut changer les conditions politiques en convaincant les hommes de ses idées, de
sorte qu'ils les mettent en pratique dans leur action et infléchissent de manière
décisive le cours des choses. Mais d'Holbach dans son déterminisme présuppose la
liberté qu'il vise, tout au moins la faculté intellectuelle de certains de comprendre les
actions révolutionnaires ; il ajoute en effet : "Cela paraîtrait évident pour une
intelligence qui serait en état de saisir et d'apprécier toutes les actions et réactions
des esprits et des corps de ceux qui contribuent à cette révolution."ni En
ressaisissant sa propre raison d'être, le déterminisme de d'Holbach réintroduit une
\
liberté qu'il semblait réfuter dans sa première affirmation. Si tel n'était pas le cas, il
devrait se définir lui-même comme un simple effet des lois dont il affirme la validité
sans exception, et non comme l'annonce de leur dépassement.
Qu'est-ce que la nature chez d'Holbach ?
La nature est un "être abstrait" M, un assemblage d'êtres, de substances ou de
corps variés, suivant les termes employés au début du chapitre 2 du Système de la
nature. Multiplicité et hétérogénéité sont les caractéristiques principales de la
nature ; la matière n'est pas un être unique, mais "un genre d'êtres, dont tous les
140 Paul Henri Thiry d'Holbach, Système de la nature. op. cit., tome I, p. 85.
141 ibid., tome I, p. 85.
142 Ibid., tome I, p. 46.
individus divers, quoiqu'ils eussent quelques propriétés communes telle que
l'étendue, la divisibilité, la figure, etc., ne doivent cependant point être rangés sous
une même classe, ni être compris sous une même dénomination."H3 D'Holbach
affirme que "chaque être est un individu"144.
La nature, formées d'individus, de corps divers, de matières variées, n'a pas
d'existence en soi ; elle n'est que la somme abstraite des parties qui la composent.
Qu'est-ce que le mouvement chez d'Holbach ?
D'Holbach distingue deux sortes de mouvement : "un mouvement de masse par
lequel un corps entier est transféré d'un lieu dans un autre"i45, et "un mouvement
interne et caché, qui dépend de l'énergie propre à un corps" M6. La mobilité fait
partie des propriétés de la matière : "les propriétés communes à toute matière
sont l'étendue, la divisibilité, l'impénétrabilité, la figurabilité, la mobilité ou la
propriété d'être mue d'un mouvement de masse."i47 Seul le mouvement de masse
est donc une propriété de la matière, tandis que le mouvement interne et caché
dépend de "l'énergie propre à un corps"i48. Ce caractère singulier du mouvement
\
interne, qui ne saurait être assimilé à une propriété générale, est explicité par
l'exemple du feu, qui suit immédiatement la liste des propriétés communes de la
matière, que nous venons de citer : "la matière du feu, outre ces propriétés
générales et communes à toute matière, jouit encore de la propriété particulière
d'être mue d'un mouvement qui produit sur nos organes le sentiment de
chaleur[...]"i49
143 ibid., tome I, p. 65-66.
144 Ibid., tome I, p. 86.
145 ibid., tome I, p. 48.
146 ibid., tome I, p. 48-49.
147 Ibid., tome I, p. 66.
148 ibid., tome I, p . 4 9 .
149 Ibid., tome I, p. 66.
D'Holbach insiste sur la multiplicité et la variété des forces qui animent la nature, et
veut faire entendre que les mouvements de la matière "sont dus aux forces qui lui
sont inhérentes ; que la variété de ses mouvements et des phénomènes qui en
résultent viennent de la diversité des propriétés, des qualités, des combinaisons qui
se trouvent originairement dans les différentes matières primitives dont la nature
est l'assemblage."150
A travers sa réflexion sur la nature et le mouvement, d'Holbach arrive à se
construire une doctrine où aucune divinité n'a de place. L'enchaînement des
arguments dans Le Système de la nature semble d'ailleurs avoir pour but d'établir
un athéisme solide qui garantisse la possibilité de construire une société sans
recours à quelque puissance transcendante. Si la nature existe et se développe par
le jeu de ses propres forces, il est aussi vain d'en chercher l'origine en dehors du
monde physique, que de craindre ou d'espérer dans le monde moral l'intervention
d'une puissance divine.
Comme Cassirer rejetant le "dogmatisme" de d'Holbach, Daniel Mornet appelle à
"lire avec attention ces prétendus livres saints pour y discerner les contradictions,
les incohérences, les truquages, tout ce qui trahit l'œuvre d'hommes bornés et
maladroits."i5i
Malgré les critiques nombreuses et sévères lancées contre
d'Holbach, son Système de la nature nous semble plein d'intérêt pour notre étude,
car on y trouve les mêmes sujets que ceux dont Sade traite : sous le terme de la
nature, il y a l'ordre et le désordre (Système de la nature, tome I, p. 89), la
diversité (p. 149), la liberté de l'homme (p. 213), l'éducation (p. 309), le bonheur
(p. 329), la divinité (tome II, p. 9), l'existence de Dieu (p. 91) et l'athéisme (p. 331).
150 ibid., tome I. p. 54-55.
151 Daniel Mornet, Les origines intellectuelles de la Révolution française (1933), La Manufacture,
1989, p. 127.
Il est évident que Sade, sous l'influence du Système de la nature, "était
extrêmement conscient du caractère métaphorique du passage, qui fonde ou
recueille tous ces écarts, à savoir le glissement incessant entre la loi physique, qui
parle le langage des forces et des mouvements, et la loi morale, qui s'énonce par
des commandements exprimant les volontés d'une autorité." 152 Nous allons voir
qu'avec le concept de la nature, Sade tente non pas une "légitimation du
libertinage"!53, mais de réaliser la philosophie des Lumières et la Révolution
française.
D. Sade et ses contemporains
Sade est un homme du XVIIIe siècle. Etant un adepte des Lumières, et plus
particulièrement de d'Holbach, il s'efforce de développer la philosophie de la nature
dans ses textes.
Au XVIIIe siècle, et plus particulièrement autour de Sade, comment se présente le
concept de la nature ? Voyons d'abord, quel est le ton général de l'époque, en
nous référant de nouveau à Emst Cassirer :
D'Alembert appelait le XVIIIe siècle le siècle de la philosophie ; mais celuici n'avait pas moins de droits et ne mettait pas moins d'orgueil à se
désigner comme le siècle de la science. [...] Si Voltaire, d'abord, fait
époque en France, ce n'est pas par ses poèmes et ses premières
esquisses philosophiques, mais par son introduction à Newton, par ses
152 Philippe Mengue, L'ordre sadien. Editions KIME, 1996, p. 79.
153 ibid., p. 79.
Eléments de la philosophie de Newton ; parmi les œuvres de Diderot, se
trouve un ouvrage intitulé les Eléments de physiologie et parmi les écrits
de Rousseau, un exposé des Fondements de la Chimie. Les premiers
travaux de Montesquieu portent sur des problèmes de physique et de
physiologie et il semble n'avoir été empêché de les poursuivre que par
une circonstance extérieure, une maladie des yeux qui l'a atteint très tôt
et lui a rendu l'observation difficile. [...] Tout le XVIIIe siècle est pénétré
de cette conviction : il croit qu'enfin dans l'histoire de l'humanité le temps
est venu d'arracher à la nature le secret si jalousement gardé, que le
temps n'est plus de la laisser dans l'obscurité ou de s'émerveiller d'elle
comme d'un mystère insondable, qu'il faut maintenant la tirer à la lumière
éclatante de l'entendement et la pénétrer de tous les pouvoirs de
l'esprit. 154
Qu'est-ce que la nature au XVIIIe siècle ? Ce n'est ni la nature physique ni la nature
théologique ni la nature mathématique, c'est la nature étudiée par la science, et à
la fois la nature comme nouvelle valeur.
La philosophie des Lumières a délimité le domaine de la connaissance rationnelle à
l'intérieur duquel elle pouvait se mouvoir librement en tous sens et parvenir enfin à
la pleine conscience d'elle-même et des forces qu'elle portait en elle.
Le XVIIIe siècle manifeste un esprit méthodologique nouveau : il pose qu'en sciences
de la nature toute idée doit faire ses preuves empiriquement, ou être vérifiée par le
moyen de l'expérimentation. A côté des chercheurs expérimentaux, travaillent les
esprits qui tentent de donner une nouvelle orientation aux sciences morales en
s'inspirant des progrès des sciences de la nature.
1
5 4 Emst Cassirer, La philosophie des Lumières, op. cit., p. 76-78.
112
Pour Sade, comment se présente le concept de la nature ? C'est autour de ce
terme qu'il rencontre Rousseau, Diderot et d'Holbach.
De Rousseau, Sade lit plutôt les œuvres de fiction que les essais. Bien qu'il soit
emprisonné, il se tient informé de la vie littéraire, et peu de temps après le
commencement de la publication des Confessions, il demande à son épouse de les
lui envoyer.
N'oubliez pas [...] les Confessions de Jean-Jacques.155
[...] les Confessions de Jean-Jacques est encore une excellente chose, [...]
et ayez le bons sens de comprendre, en m'envoyant le livre que je vous
demande, que Rousseau peut être un auteur dangereux pour de lourds
bigots de votre espèce, et qu'il devient un excellent livre pour moi.156
Mais comment comprendre "Sade et Rousseau"i57 ?
Dans son Projet d'avertissement de l'auteur préparé pour le recueil des Crimes de
l'amour, Sade désigne Prévost comme le créateur du "véritable genre du roman"158
1 5
5 Sade (Marquis de), Lettres choisies, op. cit., p.168.
156 ibid..p. 171.
157 Sur Sade et Rousseau, Philippe Roger souligne que "l'essentiel, chez Donatien, s'écrit toujours
<contre> Jean-Jacques. Et cela doublement, comme le suggérait Foucault dès son Histoire de la folie
à l'âge classique : tout contre, dans <l'ironique justification rationnelle et lyrique, le gigantesque
pastiche de Rousseau> ; et ensuite à rebours, dans ce mouvement second de la pensée sadienne
où <s'abolit le lien de l'homme à son être naturel>" (Philippe Roger, "Rousseau selon Sade ou JeanJacques Travesti", dans Dix-huitième siècle, n° 23, PUF, 1991, p. 383 - 4 0 5 ) .
Le statut de Rousseau philosophe et moraliste dans l'œuvre de Sade est celui d'un adversaire, celui
d ' < u n auteur déiste>, selon l'expression disqualifiante de la lettre de juillet 1783. Pour Philippe
Roger l'hostilité prime dans l'attitude de Sade envers Rousseau.
158 Sade, Projet d'avertissement de l'auteur, dans Œuvres complètes, tome X, J.-J. Pauvert, 1988,
p. 556.
et distingue Rousseau comme l'auteur de cette "sorte de chef-d'œuvre unique"i59
qu'est la Nouvelle Héloïse. Il admire tout autant et sans la moindre restriction les
deux aspects de l'œuvre : le roman d'amour et le roman philosophique. Ce chefd'œuvre, Sade déclare que nul ne doit prétendre le refaire, se réservant en fait la
satisfaction de le réécrire lui-même. Sa Nouvelle Héloïse sera Aline et Valcourou le
roman philosophique en lequel on retrouve une intrigue qui tourne autour d'un jeune
couple d'amants séparés par leurs parents, narrée à travers des lettres où
alternent récits et dissertations philosophiques.
Sade fait figurer Rousseau dans son roman, par l'intermédiaire de Valcour censé le
rencontrer à Genève et demeurer marquer à vie par cette rencontre. Dans sa
réécriture, si Sade utilise la Nouvelle Héloïse comme modèle, il ne s'en tient pas à
faire une copie. Le couple Julie et Saint-Preux devient chez lui le couple Aline et
Valcour, mais Julie se retrouve tout autant dans l'énergique Léonore, qui préfigure
Juliette, que dans Aline. Autrement dit, Sade diffracte le personnage qu'il emprunte
à Rousseau en deux figures originales, celles des deux sœurs : Justine et Juliette.
Autant Sade admire Rousseau et s'en imprègne, autant il se tient à distance des
rousseauistes. Dans une lettre à son épouse, il écrit : "Jean-Jacques est à mon
égard ce qu'est pour vous une Imitation de Jésus-Christ La morale et la religion de
Rousseau sont des choses sévères pour moi, et je les lis quand je veux
m'édifier."i60 Sade se confronte à Rousseau comme pour éprouver avec force les
désaccords entre sa pensée et la sienne, lui rendant ainsi un hommage significatif,
et lui donnant une position toute particulière entre ceux qu'il est amené à
combattre. Jamais Sade ne traite Rousseau en ennemi, même quand ils s'opposent
vivement. Par exemple, dans La philosophie dans le boudoir, c'est sans violence que,
1 5 9 Ibid., p. 556.
160 Sade (Marquis de), Lettres choisies, op. cit., p. 171-172.
114
faisant l'apologie de l'adultère, il réfute "l'objection de Rousseau" i6i invoquant le
risque pour le mari d'avoir à élever des enfants illégitimes.
Ce respect manifeste de Sade envers Rousseau, et les emprunts qu'il fait à la
structure romanesque de la Nouvelle Héloïse et au Discours sur l'origine et les
fondements de l'inégalité, ne relève d'aucune sorte d'identification et n'atténuent en
rien la très grande différence qu'il y a entre l'écrivain athée qu'est Sade et le déiste
qu'est Rousseau.
Au XVIIIe siècle, l'interprétation de la nature en termes de création recule peu à peu
devant une approche matérialiste qui ramène la nature à un processus physicochimique fait de combinaisons hasardeuses et d'assemblages d'atomes en
mouvement. L'observation scientifique reconnaît une sorte d'ordre dans ce grand
jeu de la matière, mais aucune intentionalité apparente. Diderot, matérialiste et
athée, a donné avec Le rêve de d'Alembert, la présentation littéraire la plus aboutie
de cette conception. Récusant l'idée d'un créateur ou même d'une origine des
choses, Diderot pose une multitude d'échanges et de métamorphoses entre les
éléments et les êtres : "Toute chose est plus ou moins une chose quelconque ; plus
ou moins terre ; plus ou moins eau ; plus ou moins air ; plus ou moins feu ; plus
ou moins d'un règne ou d'un autre... Donc rien n'est de l'essence d'un être
particulier."i62 Et comme il n'y a pas d'origine, il n'y a pas de fin à cette activité
matérielle qui régit la nature et en constitue la dynamique. Le monde, les espèces et
les êtres ne cessent de se transformer : "Naître, vivre et passer, c'est changer de
formes".163 L'homme, qui comme tout autre être n'est que "la somme d'un certain
161 Sade, La philosophie dans le boudoir, op. cit., p. 419.
162 Denis Diderot, Le rêve de d'Alembert, op. cit., p. 43-44.
163 Ibid., p. 45.
nombre de tendances",^ participe au même titre au grand flux de la vie, il n'est
pas plus individu qu'une autre partie de la nature : "Que voulez-vous donc dire avec
vos individus ? Il n'y en a point... il n'y a qu'un seul grand individu ; c'est le tout."i65
Ce matérialisme, que partagent aussi, chacun à sa manière, d'Holbach et Sade,
rompt irréversiblement avec le dualisme cartésien de l'âme et de la matière.
Sade rejoint Diderot, et se veut même parfois plus affirmatif que son aîné, sur l'idée
d'un univers-creuset d'où la nature tire inlassablement des formes nouvelles, ainsi
que sur celle du mouvement comme essentiel à la matière. Par ailleurs, quelques-uns
de ses discours font une sorte d'écho à certains passages du Rêve de d'Alembert.
Mlle de L'Espinasse rapporte par exemple ces propos du mathématicien
inconscient : "Si l'homme se résout quelque part en une infinité d'hommes
animalcules, — on y doit avoir moins de répugnance à mourir ; on y répare si
facilement la perte d'un homme qu'elle y doit causer peu de regret." 166 Au point de
vue
de Sade, cette dernière phrase justifie les caprices meurtriers de
tempéraments à part, tandis.que Diderot ne recourt à cette extravagante
supposition que pour tenter d'expliquer l'origine de la vie et son histoire. De même,
si d'Alembert soutient que l'homme commun et le monstre sont "également
naturels, également nécessaires ; également dans l'ordre universel et général", 167
son rêve ne va pas plus loin — le second est seulement plus rare que le premier, il
n'appelle aucune fascination. Ainsi, partant des thèses matérialistes répandues
dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Diderot et Sade divergent sur leurs sens et
les conséquences qu'ils en tirent — les monstres au sens biologique du terme
n'étant pas les monstres imaginés par Sade enfermé. La moralité qui conclut le
164 |bid., p. 45.
165 Ibid., p. 44.
166 Ibid., p. 33.
167 Ibid., p. 43.
Supplément au voyage de Bougainville s'oppose aux leçons qui ponctuent les
discours et les scènes de La philosophie dans le boudoir. Diderot et Sade en
revanche se retrouvent dans leur foi au progrès de la science. C'est en découvrant
les rouages cachés qui meuvent la matière et les êtres qu'elle constitue que
l'homme saura mieux se conformer aux lois naturelles et éliminera les systèmes
répressifs mis en place par l'ignorance et le despotisme. De ce point de vue, ils ont
fait œuvre de précurseurs et ont préparé notre monde en luttant contre l'Ancien
régime.
Qu'est-ce qui rapproche et sépare les conceptions que Diderot et Sade se faisaient
de la nature. Le premier a parcouru un chemin qui va du déisme au matérialisme
athée, le second est parti des idées de penseurs comme Diderot et d'Holbach et en
a tiré une notion de la nature mère et marâtre, divine mais cruellement indifférente
dans sa supériorité. Une fois la croyance en un dieu créateur évacuée et avec elle,
plus encore sans doute, l'autorité d'une église triomphante et hégémonique, il
semble que Diderot et Sade ont chacun cherché à saisir un principe universel
capable de se mouvoir seul puis de former et de transformer tous les êtres par
des processus lents et incessants. Pour l'un et l'autre, les manifestations de ce
principe sont, du fait de leur complexité et de leur échelle chronologique, difficiles à
embrasser par l'intelligence
humaine, mais assurément mesurables et
connaissables, admirables mais non transcendantes. Toutefois, chez Sade, la
nature finit par être divinisée — de sorte que son matérialisme déclaré débouche
sur un avatar naturaliste de déisme.
La nature chez d'Holbach se résume à la matière et au mouvement. Bien que Sade
soit sous l'influence de d'Holbach, il ne traite pas du concept de la matière. Ce fait
confirme que la philosophie de Sade ne prend pas son départ des sciences de la
nature. L'essence de la nature est pour lui l'action et le mouvement. Après
l'éclatement de Révolution française, Sade nous montre par ses exigences
révolutionnaires qu'il est sans ambiguïté un adepte des Lumières.
Sade et d'Holbach sont tous deux des philosophes du courant des Lumières, et
celui-là est un grand admirateur de celui-ci. Si Sade se veut proche de d'Holbach en
reprenant à son compte nombre de thèmes holbachiens, il s'en distingue aussi
nettement par le fait qu'il les traite littérairement. La nature et le mouvement chez
d'Holbach servent à la confirmation d'un athéisme, quand Sade les utilise pour
construire une contre-religion. La religion qu'il critique est lié au pouvoir, elle
fonctionne contre le peuple, et Sade la détruit à sa manière, par les voies de la
description et de la narration dans son texte littéraire.
Les philosophes des Lumières sont les premiers à rompre avec les subtilités de la
métaphysique et les abstractions mathématiques, pour porter leur réflexion vers
l'étude systématique d'une théorie de la nature. Avec le développement des
\
investigations réellement scientifiques, se multiplient les interrogations sur les
conséquences morales et sociales que la nature implique.
Jusqu'aux Lumières, la nature était l'univers ; pour les philosophes du XVIIIe siècle,
elle est plus concrètement le monde où l'homme habite. Sur la base de la
connaissance de la nature, on en vient à envisager des moyens pratiques de
changer le monde, les institutions politiques ou la société dans son ensemble.
Rousseau, Diderot et d'Holbach ont travaillé le concept de la nature en étudiant les
sciences de la nature, alors qu'on ne peut trouver aucune trace d'une telle étude de
la part de Sade. C'est d'ailleurs la grande différence entre lui et ses contemporains
philosophes, et, nous l'avons aperçu, elle n'est pas sans conséquence. Il a toutefois
développé sa réflexion sur la nature sous l'influence de d'Holbach, pour aboutir à
une conception impliquant l'exigence de changements sociaux et politiques. Car pour
l'essence de la nature est l'action.
Comment Sade utilise-t-il son concept de nature de la déraison ? Nous allons le
voir dans le quatrième chapitre.
4. La nature de la déraison et l'homme libre
Sade est un homme du XVIIIe siècle. Comme ses contemporains, il développe le
thème de la nature dans ses textes. Nous avons proposé de désigner sa
conception originale par te terme de « nature de la déraison ».
Avec la connaissance de la nature, Sade en tant qu'adepte de la philosophie des
Lumières appelle à changer le monde — la politique, la société comme la morale.
Sade (1740-1814) a vécu avant, pendant et après la Révolution française. Il a écrit
ses textes en se posant en rebelle contre la répression de son époque. Sa
démarche est celle de la transgression des interdits politiques et moraux. En
conséquence, une question s'impose à nous : Sade est-il vraiment un adepte des
Lumières ?
Avant d'y répondre, il faut d'abord traiter une autre question : qu'est-ce que donc
que l'esprit des Lumières ?
Les concepts idéologiques qui naissent au XVIIIe siècle, sont autant de façons de
repenser la société en fonction de ces deux nouveaux concepts que sont l'utilité et
le "bonheur" 168 individuel. Les Lumières nient toute transcendance divine ou pouvoir
hiérarchique au profit d'un pluralisme politico-religieux tenant sa valeur d'une
certaine conception de l'homme, être rationnel devant réaliser son bonheur.
Au plan de la religion, un dieu transcendant et le pouvoir dont jouit l'Eglise qui le
représente sont les ennemis des philosophes des Lumières. Ils mettent en relief la
corruption des milieux religieux français de cette époque, démontrent que le
prestige dont jouit l'Eglise ne repose sur rien, et condamnent de ce fait l'intolérance
religieuse. Avec les philosophes des Lumières la vie ne se situe pas au ciel mais sur
la terre, le principe de l'action se trouve dans la raison et non dans la religion, et la
vie trouve son sens dans le présent et non dans le futur.
Au plan de la philosophie, on peut dire que sous l'influence de l'empirisme anglais, les
philosophes des Lumières ont rejeté le surnaturel et le mysticisme au profit du
positivisme et du matérialisme. Plus attirés pas la réalité vivante que par les
hauteurs philosophiques, ils ont délaissé la métaphysique au profit d'une philosophie
168 "La recherche du bonheur, au XVIIIe siècle, n'est évidemment pas un thème neuf." (Robert
Mauzi, L'idée de bonheur au XVIIIe siècle, Armand Colin, 1969, p. 14.)
Trois références antiques reviennent sans cesse dans les traités du XVIIIe siècle, philosophiques ou
bien-pensants : Platon, Epicure, et les Stoïciens. Le bonheur platonicien ne signifie pas beaucoup
plus, très souvent, q u e bonheur intellectuel. On appauvrit ridiculement l'éthique d u grand
philosophe. Pourtant ne peut-on reconnaître dans l'idée d u siècle comme un reflet de l'équilibre
platonicien entre le plaisir et la science ? Le bonheur épicurien est un bonheur négatif, qui consiste à
privilégier, par rapport au plaisir toujours instable, cette absence de trouble qui laisse la conscience
comme une mer étale et lui apporte l'extinction de l'angoisse dans l'évanouissement du désir. Or cette
idée du repos est l'un des pôles de la conception du bonheur au XVIIIe siècle. Il peut aussi bien
appartenir aux optimistes qu'aux pessimistes. S'il guérit le mal de vivre, il laisse disponible pour
d'autres modes du bonheur plus intenses : il permet de les attendre et fournit un refuge en cas d e
péril. C'est ce correctif essentiel que le XVIIIe siècle ajoute à l'épicurisme antique. En même temps que
la querelle de l'épicurisme divise le siècle, un grand rêve stoïcien le traverse : Montesquieu, Diderot,
Rousseau s'enflamment pour le stoïcisme, jurent qu'ils y auraient puisé de bon cœur toute
l'inspiration de leur vie. Peut-être cet enthousiasme n'est-il qu'une compensation idéale à certaines
facilités, à certaines complaisances, que l'on ne pouvait pas se reprocher autrement, puisque la morale
courante ne les condamnait pas. Mais on peut aussi penser que les philosophes ont saisi le sens
profond du stoïcisme, qui est une possession totale du monde par l'esprit de l'homme.
Au XVIIIe siècle, pour les philosophes d e s Lumières, le bonheur est un sujet philosophique qui
s'inscrit dans la perspective de l'amélioration de la condition humaine.
axée sur le bonheur de la vie. Leur conception de l'homme n'est pas rigide mais
évolutive : ils s'intéressent au peuple et à l'égalité entre les hommes.
La caractérique de l'esprit des Lumières est l'intérêt porté au bonheur de
l'homme ; on s'intéresse donc à la politique et à l'éducation. Peu de personnes se
sont prononcées comme Rousseau, en faveur de la souveraineté nationale et de la
révolution ; les philosophes des Lumières ont, contrairement aux autres penseurs
de leur époque, demandé la réforme de la société et l'abolition des privilèges.
On avait longtemps cru que le secret d'une société meilleure résidait dans le
maintien du peuple dans l'ignorance et les préjugés, les philosophes des Lumières
ont au contraire prôné une réforme rationnelle de la société par le biais de
l'éducation et de l'enseignement du peuple.
Dans un état encore absolutiste et une société ira dominée par les classes
privilégiées et une religion répressive, les philosophes des Lumières ont insisté sur
les principes de liberté, d'égalité et de tolérance. En résumé, le XVIIIe siècle n'a été,
jusqu'à la Révolution française, que répression des aspirations du peuple.
Nous allons voir les éléments qui s'opposent à la répression politique et morale du
XVIIIe siècle. Nous pouvons dire que Sade est vraiment un adepte des Lumières,
car, à travers La philosophie dans le boudoir, il parle de l'oppression au XVIIIe
siècle, et essaie de la surmonter. Cette œuvre dénonce à la manière sadienne, c'està-dire à travers l'érotisme, les répressions de son époque.
Dans La philosophie dans le boudoir, Sade développe aussi sa réflexion sur la
169 Qu'est ce qui caractérise la société de l'Ancien régime ?
"La société d'Ancien régime demeure officiellement une société d'ordres et d e corps, disposée
hiérarchiquement, et au-dessus desquels se trouve le roi, arbitre suprême de leurs différends." (J.-J.
Harovel, J . Barbey, E.Bournazel, J.Thibaut-Payen, Histoire des institutions de l'époque franque à la
Révolution (1987), PUF, 1994, p. 522 .) Or, les Lumières tendent à faire triompher l'idée d'une égalité
civile entre tous les hommes. Il en résulte un changement dans la conception qu'on se fait de la
liberté.
nature . Avant de voir comment il use dans ce texte de son concept de la nature
de la déraison, il nous faut affiner notre compréhension de l'esprit des Lumières et
de la Révolution française.
Pourquoi associer La philosophie dans le boudoir à l'esprit des Lumières et à la
Révolution française ? Il y a à cela deux raisons.
Premièrement, Sade a vécu avant, pendant et après la Révolution française, La
philosophie dans le boudoir a paru en 1795, six ans après le début de la révolution.
Il est très heureux de constater que dans ce texte Sade est tout à fait en accord
avec la Révolution française. En même temps, nous pouvons y reconnaître des
éléments de l'esprit des Lumières, puisqu'il dénonce la collusion entre royauté et
religion, collusion qui selon lui était poussée à un point tel qu'il n'y eut jamais qu'un
pas de la superstition au royalisme. Et il est assez frappant d'entendre Sade dire :
"J'expose les idées qui depuis l'âge de raison se sont identifiées avec moi et au jet
1
desquelles l'infâme despotisme des tyrans s'était opposé tant de siècle" ^, avant
même de mettre en pratique le bouleversement de la hiérarchie à travers sa
\
littérature.
Deuxièmement, un bref survol de la littérature consacrée à l'esprit des Lumières et
à la Révolution française aidera à bien comprendre ce texte de Sade.
Si les seules lumières de la raison naturelle sont capables de conduire les hommes à
la perfection de la science et de la sagesse, alors, s'impose la question de savoir ce
que sont que les Lumières.
Quel est le trait essentiel de l'esprit des Lumières ? Bien que l'esprit des Lumières
soit un élan passionné vers le progrès, et fasse tous ses efforts pour briser les
vieilles lois et rebâtir la vie sur des fondements intellectuels absolument nouveaux, il
1 7 0
Sade, La philosophie dans le boudoir, op.cit., p. 506.
122
"n'en revient pas moins sans cesse aux problèmes philosophiques originaires de
l'humanité". 171
Quels actes découlent concrètement de cette pensée ? La philosophie des Lumières
lutte dans tous les domaines contre le poids de la coutume, de la tradition et de
l'autorité. Pourtant, elle ne croit pas accomplir ainsi une tâche purement négative et
destructrice. Elle veut au contraire déblayer les décombres du passé pour dégager
et instaurer les fondations définitives de son édifice. Ces fondations elles-mêmes
sont immuables et inébranlables, aussi ancienne que l'humanité elle-même. Jusque
dans ses plus audacieuses révolutions, elle ne veut être qu'une restitution : une
restitution par laquelle la raison et l'humanité doivent être restaurées dans leurs
droits anciens. Et, elle se reporte au "droit que nous avons de naissance". 172
L'esprit des Lumières réintègre l'homme dans son droit naturel. On pourrait
presque dire qu'il en est l'équivalent. Pendant la Révolution française, il a existé une
espèce d'équivalence spontanée, antérieure à tout raisonnement, entre les valeurs
de la conscience révolutionnaire, la liberté, l'égalité, la république qui les incarne, et
les individus chargés de réaliser ou de défendre ces valeurs. En fait, c'est de cette
équivalence qu'est justifiable la transformation d'individus isolés en un être collectif,
le peuple, érigé en même temps en légitimité suprême et en acteur imaginaire unique
de la Révolution française. La Déclaration des droits de l'homme nous dit que les
hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.
Ces hommes libres et égaux, qui sont-ils ? Sans doute ceux qui constituent le
1 7 1
Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, op. cit., p. 239.
172 ibid., p. 240.
peuple, puisque le peuple à cette époque-là, loin de jouir de la liberté et de l'égalité,
était écrasé sous le despotisme, le féodalisme et la religion liée à la politique. Avec
la liberté et l'égalité des hommes, c'est l'esprit des Lumières qui se révèle
clairement. S'intéresser au bonheur de l'homme est une des caractéristiques de
cette pensée, nous pouvons donc nous poser une autre question : qu'est-ce que
l'homme ? et surtout, quel est cet homme dont parle les Lumières ?
C'est justement dans l'extension, dans le déploiement spontané de toutes ces
forces diverses qu'il sent en lui-même que "l'homme est tout ce qu'il peut et doit
être ".173
Dans les contradictions politiques et sociales du XVIIIe siècle, l'esprit des Lumières
fait preuve d'une nouvelle compréhension de l'homme. D'où les déclarations sur le
renouvellement de l'anthropocentrisme à la suite de la Renaissance. La notion
d'homme est bien un opérateur épistémologique ; supposer l'homme dans l'esprit
des Lumières, ce n'est ni se livrer à des spéculations sur l'origine historique de
\
l'homme, ni faire le rêve d'une époque paradisiaque à jamais révolue ; c'est se
donner la possibilité de faire varier en une expérience de pensée les constituants de
notre connaissance, de notre morale, de notre religion et de notre société, pour
pouvoir les accepter.
Après cet aperçu sur l'esprit des Lumières, il importe maintenant de porter notre
attention sur leur origine.
Le siècle des Lumières commence avec la publication du premier tome de
173 |bid.,p. 162.
l'Encyclopédie^ (sous la direction de Diderot et d'Alembert) en 1751. Cet ouvrage
offre une particularité essentielle : sa conception amène une totalisation ponctuelle,
et sans cesse à compléter, du savoir théorique et technique, dont dépendent bien
des thèmes essentiels des Lumières ; sa réalisation, soit par contributions directes
d'auteurs comme Montesquieu, Rousseau, Voltaire, d'Holbach, soit par compilations
de leurs œuvres ou de celles d'autres auteurs, donne une image complète de
l'esprit des Lumières françaises.
C'est sous l'influence de l'Encyclopédie et de l'esprit des Lumières, que la Révolution
française a éclaté.
En général, qu'est-ce que la révolution ?
La révolution est un changement brusque et important dans l'ordre politique, social
et moral, c'est-à-dire une transformation complète.
Plus particulièrement, qu'est-ce que la Révolution française^ ?
7 4
1
A quelle situation et à quel besoin répond la publication de Y Encyclopédie ? Paul Vernière dit
qu' "une époque n'est intellectuellement en équilibre que lorsqu'elle se juge capable de donner une
explication du monde et de l'homme. Cet équilibre se contente aisément de systèmes clos et de
pensée paresseuse. Mais il répond aussi à un besoin incoercible de l'esprit. A l'aube du XVIIle siècle
en tout cas, cet équilibre est rompu. L'aventure commence ou recommence : ère de conquête après
la stabilité, ère d e critique plus que d e construction, et par la m ê m e d'anarchie plus que d'ordre."
(Lumières ou clair-obscur ?, PUF, 1987, p. 22) Au moment de la publication de l'Encyclopédie,
l'éclatement d u cartésianisme, perceptible d è s la mort d e Descartes, était accompli, et le
renouvellement des sciences offrait une nouvelle perspective.
175 Sur la relation entre Sade et la Révolution française, il existe deux articles particulièrement
intéressants, tous deux intitulés "Sade et la Révolution" : l'un est de Pierre Klossowski (dans Sade
mon prochain, Seuil, 1967, p. 59-87), l'autre de Philippe Roger (dans L'écrivain devant la Révolution,
Université Stendhal de Grenoble, 1990, p. 131-154). P. Klossowski considère Sade comme le
révélateur d'un vaste processus de décomposition et d e recomposition sociales à travers la
Révolution. Ph. Roger reste sur sa position critique : pour lui, lier Sade à la Révolution, c'est porter
loin le paradoxe.
Pour Jean-Jacques Brochier, "La philosophie dans le boudoir, publiée en 1795, est placée sous le
signe de la Révolution" (Sade, Editions Universitaires, 1966, p. 58). Pourquoi ? Parce qu' "il nous
semble qu'il faille prendre au sérieux les théories politiques de Sade, quoiqu'on en dise. Lors de sa
détention à Vlncennes et à la Bastille, ses fréquentes allusions à la justice du Roi sont sans doute
sincères : en effet, détenu sous l'effet d'une lettre de cachet, il ne pouvait espérer, se sachant
innocent, q u e dans l'erreur où le roi aurait été induit par les manœuvres de la présidente d e
Montreuil ; son seul espoir de libération était donc que le roi soit enfin désabusé ; alors, étant juste, il
aurait libéré Sade et puni ses détracteurs. Pourquoi ne pas supposer Sade également sincère à
Le XVIIIe siècle n'a été, jusqu'à la Révolution française, que répression des
aspirations du peuple. Dans un état féodal, une société dominée par les classes
privilégiées (moins de cinq pour-cent de la population du pays) et une religion
répressive, la Révolution française a fait surgir les principes de liberté, d'égalité et
de bonheur de l'homme.
Jusqu'à la Révolution française, l'esprit des Lumières substituait à la conception
traditionnelle de la vie et de la société, un idéal de bonheur social fondé sur la
croyance au progrès indéfini de l'esprit humain et de la connaissance scientifique.
L'homme retrouvait sa dignité. La liberté entière dans tous les domaines,
économique aussi bien que politique, devait stimuler son activité : les philosophes
des Lumières lui donnaient pour but la connaissance de la nature pour la mieux
dominer, et l'augmentation de la richesse générale. Ainsi les sociétés humaines
pourraient pleinement s'épanouir.
Par rapport à ces attentes, qu'est-ce que la Révolution française a réellement fait
changer? On peut le résumer brièvement en considérant les trois plans suivants^-.
— au niveau politique, c'est l'effondrement de la monarchie absolue,
— au niveau de l'économie, le féodalisme est aboli,
— au niveau social, la hiérarchie disparaît.
L'exécution du roi eut lieu en janvier 1793.
La mort du roi atteignait la royauté dans son prestige traditionnel et quasi
religieux : Louis XVI avait été exécuté comme un homme ordinaire ; c'en était fait
l'égard de la Révolution ?" (P. 5 8 )
Pour nous, Sade est révolutionnaire, car, à travers La philosophie dans le boudoir, il détruit la religion,
les mœurs et la hiérarchie du XVIIIe siècle, et présente une nouvelle morale et de nouvelles mœurs
pour la nouvelle république.
176 Jacques Godechot indique comme causes de la Révolution française, la structure de la société,
les transformations démographiques, la structure et la conjoncture économiques, le mouvement des
idées : les Lumières et l'évolution politique. (Les Révolutions, PUF, 1963, p. 83-93.)
126
de la monarchie de droit divin. La base foncière de l'aristocratie fut détruite par la
suppression des droits féodaux et des dîmes et par la vente des biens nationaux.
Le clergé et la noblesse disparurent en tant qu'ordres, puisque la division des
Français en trois ordres s'est trouvée abolie lors de la nuit du 4 août, abolition
confirmée par le décret de novembre 1789. Toute distinction étant supprimée entre
nobles et roturiers, l'aristocrate fut ramené à la condition de simple citoyen.
Par la destruction des structures féodales et la proclamation de la liberté
économique, la Révolution française a déblayé le terrain devant le capitalisme dont
elle a accéléré l'évolution.
La résistance de l'aristocratie, la guerre civile et la guerre étrangère obligèrent
d'autre part la bourgeoisie révolutionnaire à pousser jusqu'au bout l'œuvre de
destruction de l'ancienne société. Pour rallier les classes populaires, elle a dû porter
au premier plan le principe de l'égalité des droits qu'elle n'avait d'abord invoqué
qu'à l'encontre de l'aristocratie. Si bien que l'œuvre de la Révolution française n'est
pas
sans présenter, dans sa succession chronologique, des aspects
contradictoires qui en augmentent encore l'éclat et la portée. La Révolution
française est à l'origine de la société et de l'état bourgeois : mais elle a esquissé
177
en l'an II (1794) un état démocratique et une "société égalitaire" . Elle demeure la
1 7 7
Sur ce point, un homme est le symbole de la Révolution française : c'est Babeuf. Il est le premier
à surmonter la contradiction à laquelle s'étaient heurtés tous les hommes politiques dévoués à la
cause populaire, entre l'affirmation du droit à l'existence et le maintien de la propriété privée et de la
liberté économique. Comme les sans-culottes, comme les jacobins, Babeuf proclame que le but de la
société est le bonheur commun et que la Révolution française doit assurer l'égalité des jouissances.
Mais la propriété privée introduit nécessairement l'inégalité, et la loi agraire, c'est-à-dire le partage égal
des propriétés, ne pouvant durer qu'un jour, le seul moyen d'arriver à l'égalité de fait est d'établir
l'administration commune : de supprimer la propriété particulière ; d'attacher chaque homme au
talent, à l'industrie qu'il connaît ; de l'obliger à en déposer le fruit en nature au magasin commun ; et
d'établir une simple administration des subsistances, qui, tenant registre de tous les individus et de
toutes les choses, fera répartir ces dernières dans la plus scrupuleuse égalité.
Ce programme était un renouvellement ou plus exactement une mutation brusque : la communauté
des biens et des travaux fut la première forme de l'idéologie révolutionnaire de la société nouvelle née
de la Révolution française elle-même. Par le babouvisme, le communisme, jusque-là rêverie utopique,
était érigé en système idéologique ; par la pratique de l'égalité, il entrait dans l'histoire politique.
révolution de l'égalité bourgeoise et de l'unité nationale : mais le régime de l'an II a
tenté de dépasser cette égalité formelle et de donner à l'unité un contenu social qui
intégrant véritablement les classes populaires à la nation.
Un de ces efforts d'intégration des classes populaires à la nation, est la
Déclaration des droits de l'homme.
Le 26 août 1789, l'Assemblée a adopté la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen. Ce sera un symbole pour les droits du peuple, puisque la Déclaration
constituait d'abord « l'acte de décès de l'Ancien régime ». Mais en même temps,
s'inspirant de la philosophie des Lumières, elle exprimait l'idéal du peuple et posait
les fondements d'un ordre social nouveau qui a paru applicable à l'humanité entière
et non à la France seule.
Comment comprendre ces changements ?
La Révolution française commence à prendre comme centre conceptuel le problème
de l'individu. Que le concept paraisse au niveau de l'économie, pour abstraire les
agents de la production et de la consommation des biens, ou qu'il permette de
penser au niveau politique la séparation opérée par l'absolutisme entre l'Etat,
possesseur du monopole de la violence sur les individus, et la société, définie comme
une agrégation d'individus privés, il reçoit sa forme la plus générale dans l'idée
d'égalité naturelle des hommes, qui ne signifie pas que tous les hommes naissent
égaux en force ou en intelligence, mais qu'aucun n'a le droit de se soumettre les
autres, puisque chacun possède assez de raison pour n'obéir qu'à lui-même.
(Albert Soboul, La Révolution française, Gallimard, 1 9 8 9 , p. 450-455 ; François Furet et Mona Ozout,
Dictionnaire critique de la Révolution française, Flammarion, 1988, p. 199-205.)
De même que cette égalité naturelle est une liberté, l'individu n'est pas seulement un
concept, mais une valeur. On pourrait appeler cet individu le peuple. Ainsi, après la
Révolution française, peut-on véritablement parler d'un commencement de l'ère du
peuple.
Qu'est-ce que la Révolution française ?
Après 1789, la Révolution signifie, non plus recommencement du même dans le
même, mais rupture et changement.
Nous avons examiné l'esprit des Lumières et la Révolution française. Il est très
intéressant de les retrouver chez Sade.
La philosophie dans le boudoir est un bon exemple puisque, avec la nature de la
déraison, Sade bouleverse la religion, les mœurs et la hiérarchie du XVIIIe siècle
d'une manière qui lui est propre, c'est-à-dire en se servant de l'érotisme. En même
temps, il présente ainsi l'homme libre.
Pourquoi Sade bouleverse-t-il la religion, les mœurs et la hiérarchie ? Parce que "la
nature sadienne est dans un état de mouvement perpétuel, se substituant à Dieu ;
il n'y a donc pas d'inertie mais dissolution toujours en mouvement, métamorphose,
transmutation incessante."ITB Après la Révolution, il veut défendre l'état républicain
et l'homme libre, tous deux ennemis de l'Ancien régime.
Français je vous le répète, l'Europe attend de vous d'être à la fois
délivrée du sceptre et de l'encensoir. Songez qu'il vous est impossible de
l'affranchir de la tyrannie royale sans lui faire briser en même temps les
freins de la superstition religieuse
[...]i79
178 Jean Gillibert, "L'emprise sadienne", dans Sade, écrire la crise,
1983, p. 280.
1 7
9 Sade, La philosophie dans le boudoir, op. cit., p. 492.
129
Colloque de Cerisy, Belfond,
Anéantissez donc à jamais tout ce qui peut détruire un jour votre
ouvrage [l'état républicain].i80
Afin de défendre l'état républicain, Sade exhorte ses contemporains à ne jamais
perdre de vue que ce sont des hommes libres qu'ils veulent former et non de vils
adorateurs d'un dieu.
Mais alors, qu'est-ce qu'un homme libre ? C'est un républicain, puisque ce n'est que
dans l'état républicain, que tous les hommes sont libres et égaux. Mais pour arriver
à ce stade, il va falloir au préalable bouleverser une à une les institutions
oppressives de l'Ancien régime.
Au commencement de La philosophie dans le boudoir, Eugénie rend visite à Madame
de Saint-Ange. Celle-ci a déjà invité celle-là à parfaire son "éducation"i8i, une
éducation qui consistera à l'initier à l'érotisme et à lui inspirer des désirs sexuels.
\
Mme de Saint-Ange — [...] ne sais-tu pas que c'est dans cette entrevue
que je dois t'inviter dans les plus secrets de Vénus
?i82
Mme de Saint-Ange — Passons donc dans mon boudoir [...]
183
180 Ibid.. p. 4 9 1 .
181 Pour les philosophes d e s Lumières, l'éducation est u n e pratique d e la philosophie. Il est
remarquable que Sade ouvre La philosophie dans le boudoir sur le thème de l'éducation. De quoi
s'agit-il ?
L'éducation (p. 498) dont parle Sade est une éducation nationale à laquelle on doit éviter avec le plus
grand soin de mêler aucune fable religieuse. Elle a surtout pour base une morale essentielle, négligée
dans l'éducation religieuse, et d'excellents principes sociaux. Elle doit apprendre aux enfants leurs
devoirs dans la société, et à chérir les vertus qui suffisent à leur bonheur individuel, dont on leur parlait
à peine autrefois. Elle doit leur faire sentir que ce bonheur consiste à rendre les autres aussi fortunés
que nous désirons l'être nous-mêmes. Avec cette éducation, nationale, et non religieuse, ce sont des
hommes libres que Sade veut former, et non de vils adorateurs d'un dieu.
182 Ibid., p. 3 9 1 .
183 ibid., p. 392.
C'est ainsi que le boudoir de Madame de Saint-Ange va devenir un sanctuaire de
l'érotisme, et le séjour d'Eugénie un voyage qui la conduira vers la philosophie et la
Révolution française. Au cours de ce voyage, Eugénie va découvrir non seulement
l'érotisme mais également tous les interdits qui le répriment et qui, un à un, seront
démolis.
A. La religion
184
Après la Révolution française, Sade entame d'abord la critique de la religion, car
celle-ci est incompatible avec la liberté, et jamais ses dogmes, ses rites, ses
mystères ou sa morale ne conviendront à un républicain. Sade pense que la religion
est le berceau du despotisme. De tous temps, il y eut entre le despotisme et la
religion une telle connexité qu'il ne reste plus à démontrer qu'en détruisant l'un, on
supprime l'autre, pour la bonne raison que le premier servira toujours de loi à la
seconde.
184 Une des premières démarches de la Révolution française a été de s'attaquer à l'Eglise, et parmi les
passions qui sont nées de cette Révolution, la première allumée et la dernière éteinte a été la passion
irréligieuse. A cela, Tocqueville (L'Ancien régime et la Révolution, GF-Flammarion, 1988, p. 102-103)
voit quatre motifs. Premièrement, on considère avec raison la philosophie du Xvllle siècle comme une
des causes principales de la Révolution, et il est vrai q u e cette philosophie est profondément
irréligieuse. Deuxièmement, les philosophes du XVIIIe siècle s'en sont pris avec une sorte de fureur à
l'Eglise; ils ont attaqué son clergé, sa hiérarchie, ses institutions, ses dogmes, et, pour les mieux
renverser, ils ont voulu arracher les fondements mêmes du christianisme. Troisièmement, c'est bien
moins comme doctrine religieuse que comme institution politique que le christianisme avait allumé ces
furieuses haines; non parce que les prêtres prétendaient régler les choses de l'autre monde, mais
parce qu'ils étaient propriétaires, seigneurs, décimateurs, administrateurs dans celui-ci ; non parce
que l'église ne pouvait prendre place dans la société nouvelle que l'on allait fonder, mais parce qu'elle
occupait alors la place la plus privilégiée et la plus forte dans cette vieille société qu'il s'agissait de
réduire en poudre. Quatrièmement, à mesure que l'oeuvre politique de la Révolution s'est consolidée,
son œuvre irréligieuse s'est ruinée ; à mesure que toutes les anciennes institutions politiques qu'elle
a attaquées ont été mieux détruites, q u e les pouvoirs, les influences, les classes qui lui étaient
particulièrement odieuses ont été vaincues sans retour, et que, pour dernier signe de leur défaite, les
haines mêmes qu'elles inspiraient se sont alanguies ; à mesure, enfin, que le clergé s'est mis plus à
part de tout ce qui était tombé avec lui, on a vu graduellement la puissance de l'Eglise se relever dans
les esprits et s'y raffermir.
Sade dénonce la proximité entre royauté et superstition, en soulignant qu'un des
premiers articles du serment que prêtaient les rois était toujours le maintien de la
religion dominante qui, en retour, constituait le meilleur soutien du trône.
La Révolution française ayant porter atteinte au pouvoir de l'Eglise, Sade pose la
question de sa réaction : "Quel sera le prêtre qui, comparant l'état où l'on vient de
le réduire avec celui dont il jouissait autrefois, ne fera pas tout ce qui dépendra de
lui pour recouvrer et la confiance et l'autorité que l'on lui a fait perdre
?"i85
Devant cette situation politique, Sade craint que l'édifice républicain ne s'écroule et
que la fierté de l'âme républicaine ne s'émousse. Il s'oppose donc à la religion
catholique et développe sa théorie.
Considérant la situation d'un gouvernement républicain, Sade note :
puisqu'il est toujours contrarié par les despotes qui l'environnent, on ne
saurait imaginer raisonnablement que ses moyens conservateurs
\
puissent être des moyens moraux ; car il ne se conservera que par la
guerre, et rien n'est moins moral que la guerre. Maintenant, je demande
comment on parviendra à démontrer que dans un Etat immoral de par
ses obligations, il soit essentiel que les individus soient moraux. 186
Sade attaque la religion avec sa propre méthode, c'est-à-dire à travers l'érotisme
qui bien évidemment n'est pas le but, mais fonctionne en tant qu'objet au sens
duchampien du terme.
185 | i d . , p. 4 9 1 .
D
186 lbid.,p. 510.
Dolmancé — Que peut être cette vertu pour qui ne croit pas à la
religion ? et qui peut croire à la religion ? [...] n'appelez-vous pas
religion le pacte qui lie l'homme à son Créateur, et qui l'engage à lui
témoigner, par un culte, la reconnaissance qu'il a de l'existence reçue de
ce sublime auteur
?i87
En réponse à une question d'Eugénie, Dolmancé démolit la religion par une série
d'arguments :
a. L'homme ne doit son existence qu'à la nature.
b. Dieu, que les sots regardent comme auteur et fabricateur unique de tout ce
que nous voyons, n'est que le nec plus ultra de la raison humaine, que le
fantôme créé à l'instant
où cette raison ne voit plus rien, afin d'aider à ses
opérations.
c. Dieu n'existe pas, et la nature, toujours en action, toujours en mouvement, tient
d'elle-même ce qu'il plaît aux sots de lui donner gratuitement.
\
d. A supposer qu'il existât comme les religions nous le peignent, ce serait
assurément le plus détestable des êtres, puisqu'il permettrait le mal sur la
terre, tandis que sa toute-puissance pourrait l'empêcher.
e. Cet abominable fantôme est inutile au système de la terre ; il y nuirait
infailliblement, puisque ses volontés, qui devraient être justes, ne pourraient
jamais s'allier avec les injustices essentielles aux lois de la nature.
f.
Dira-t-on que Dieu et la nature sont la même chose ? Ne serait-ce pas une
absurdité ? La chose créée ne peut être égale à l'être créant.
g. Il y a nécessairement deux choses dans l'univers : l'agent créateur et l'individu
créé. Or quel est cet agent créateur ? Ce n'est pas Dieu, mais la nature.
Sade attaque la religion en montrant d'abord la connexité entre elle et la royauté :
la puissance des rois a étayé celle des prêtres sans quoi l'édifice religieux se serait
écroulé, faute de base. Il pense que cette connexité menace l'état républicain et
l'homme libre, et surtout que Dieu et la religion sont contraires à la nature humaine.
Il est donc très agressif envers Dieu.
Les protagonistes de ce texte disent que "profaner les reliques, les images de
saints, l'hostie, le crucifix, tout cela ne doit être, aux yeux du philosophe, que ce que
serait la dégradation d'une statue païenne" (p. 446).
Sade fait dire à Dolmancé : "[...] ne vous étonnez point de mes blasphèmes : un
de mes plus grands plaisirs est de jurer Dieu quand je [...]" (p. 437). Eugénie dit
aussi : "[...] je méprise toutes ces rêveries dégoûtantes, et ce Dieu même, auquel
je tenais encore par faiblesse ou par ignorance, n'est plus pour moi qu'un objet
d'horreur" (p. 410).
Pourquoi Sade déconstruit-il la religion ?
C'est pour surmonter la faiblesse humaine et l'ignorance héritées de l'Ancien régime,
\
et en même temps pour protéger l'état républicain et l'homme libre après la
Révolution française.
B. Les mœurs
Après la Révolution française, il est impossible que le citoyen d'un état libre se
conduise comme l'esclave d'un roi despote. A la liberté de conscience et à la liberté
de la presse, doit s'ajouter la liberté d'agir, puisque les bases de cette société sont
la liberté et l'égalité. Sade pense que l'instauration d'un nouveau gouvernement va
susciter de nouvelles moeurs. Il avertit donc d'un changement.
Eugénie — Mais la décence...
Dolmancé — Autre usage gothique, dont on fait bien peu de cas
aujourd'hui.188
Comme Dolmancé, Sade laisse de côté la décence et appelle à de nouvelles mœurs.
Son objet est de prouver que l'on doit s'empresser de changer les coutumes, si on
veut conserver le gouvernement républicain.
Que sont ces nouvelles mœurs sadiennes ?
Il s'agit d'abord de se placer au-dessus des usages et des préjugés. Pour cela, le
seul écueil à redouter à cette époque est l'immobilisme des hommes. Sade propose
de culbuter tous les faux principes de morale, c'est-à-dire de partir en guerre
contre la répression morale qui s'exerce contre le peuple.
Contre les mœurs du XVIIIe siècle, Sade défend de nouvelles idées sur le bien et le
mal, la cruauté, la peine de mort, le meurtre, la luxure, l'inceste, la sodomie, le
libertinage et la femme.
a. Le bien/le mali89
Une discussion sur le bien et le mal se déroule entre le chevalier, qui est le frère de
Mme de Saint-Ange, et Dolmancé. Le chevalier est jeune, libertin et impie ; il est
188 lbid.,p.394.
189 Jean-Jacques Brochier écrit que "Partant d e l'observation la plus immédiate de la nature, Sade
remarque tout d'abord qu'elle contient tout : le bien et le mal [...]" ( Le marquis de Sade et la conquête
de l'unique, Le terrain v a g u e , 1966, p. 86-87.) Mais il considère ces termes opposés comme l'action
et la réaction participant au mouvement perpétuel dans la nature.
135
capable de toutes les débauches de l'esprit, mais son cœur reste pur.
Le chevalier — Qu'il me soit permis, je vous en conjure, de reprendre en
sous-œuvre et d'anéantir, si je peux, les principes de Dolmancé [...]
190
En parlant de la vie des pauvres au regard de la vie voluptueuse de Dolmancé, le
chevalier dit que les pauvres sont des hommes comme eux, et qu'il leur faut
pratiquer la bienfaisance, puisque tous les égarements de l'esprit seront rachetés
par une bonne œuvre.
Le chevalier — [...] laissons là les principes religieux, j'y consens ; mais
n'abandonnons pas les vertus que la sensibilité nous inspire ; ce ne sera
jamais qu'en les pratiquant que nous goûterons les jouissances de l'âme
les plus douces et les plus délicieuses. 191
Le chevalier croit à la doctrine selon laquelle la nature humaine est bonne en ellemême. Mais Dolmancé croit, au contraire, à la doctrine selon laquelle la nature
humaine est mauvaise en elle-même. Dolmancé commence par dire que le chevalier
est jeune et qu'il manque d'expérience dans la vie.
Dolmancé — [...] ce fut leur ingratitude qui sécha mon cœur, leur perfidie
qui détruisit en moi ces vertus funestes pour lesquelles j'étais peut-être
né comme vous.
1 9 0
192
Sade, La philosophie dans le boudoir, op. cit., p. 537.
191 lbid.,p. 538.
192 Ibid., p. 538.
Dolmancé dit que le cœur se trompe, puisqu'il n'est jamais que l'expression des
faux calculs de l'esprit : toujours de fausses définitions nous égarent lorsque nous
voulons raisonner. Puis il critique la sensibilité comme étant la faiblesse de l'âme :
on ne pleure que parce que l'on craint, et voilà pourquoi les rois sont des tyrans.
Cette controverse entre la chevalier et Dolmancé demeure sans conclusion. Mme de
Saint-Ange, qui n'aime pas ce genre de discussion, y met fin.
Mme de Saint-Ange — [...] mais ne nous sermonne pas : tu ne nous
convertiras point, et tu pourrais troubler les leçons dont nous voulons
abreuver l'âme et l'esprit de cette charmante fille.
Dolmancé — Elle a raison, ne parlons plus de cela [...]
193
En suspendant ainsi cet échange d'arguments, Sade évite de trancher entre le bien
et le mal, et sans doute est-ce là une mise en réserve, le moment n'étant pas le
meilleur pour montrer où se situe la vérité.
\
Dans La philosophie dans le boudoir, Dolmancé est le double de Sade, et jusqu'à un
certain point, son porte-parole. Mais à la différence de Dolmancé, Sade ne prend
pas parti pour le mal. Car
la nature, nous dictant également des vices et des vertus, en raison de
notre organisation, ou plus philosophiquement encore, en raison du
besoin qu'elle a de l'un ou l'autre, ce qu'elle nous inspire deviendrait une
mesure très incertaine pour régler avec précision ce qui est bien ou ce
qui est mal. (P. 502.)
Sade montre que le bien et le mal coexistent. La morale du XVIIIe siècle exclut le
mal, et n'accepte que le bien. Mais dans la nature, dans notre organisation le bien
et le mal coexistent : c'est la réalité que nous affrontons, et Sade se refuse à la
nier. Devant l'opposition du bien et du mal, il est évident que Sade est un réaliste.
b. Les mœurs/la cruauté
Pour Sade, la cruauté n'est autre que l'énergie de l'homme que la civilisation n'a
point encore corrompu. Il démolit donc, à travers la cruauté, l'opposition
civilisation/incivilisation :
Retranchez vos lois, vos punitions, vos usages, et la cruauté n'aura plus
d'effets dangereux, puisqu'elle n'agira jamais sans pouvoir être aussitôt
repoussée par les mêmes voies ; c'est dans l'état de civilisation qu'elle
\
est dangereuse, parce que l'être lésé manque presque toujours, ou de la
force, ou des moyens de repousser l'injure ; mais dans l'état
d'incivilisation, si elle agit sur le fort, elle sera repoussée par lui, et si elle
agit sur le faible, ne lésant qu'un être qui cède au fort par les lois de la
nature, elle n'a pas le moindre inconvénient. 194
Qu'est-ce que la cruauté ?
C'est le premier sentiment qu'imprime en nous la nature, comme chez les animaux,
chez tous les hommes qu'ils soient ou non civilisés. Sade distingue en général deux
sortes de cruauté : celle qui naît de la stupidité et celle qui résulte d'une extrême
sensibilité, qui n'est connue que des êtres extrêmement délicats. La première ne
raisonne ni n'analyse jamais et fait ressembler l'individu à une bête féroce. C'est du
second genre de cruauté dont les femmes sont le plus souvent affectées, puisque
c'est l'excès de leur sensibilité qui les y conduit ; c'est l'extrême activité de leur
imagination, la force du leur esprit qui les rend scélérates et féroces. Mais,
malheureusement, la rigidité ou plutôt l'absurdité de nos mœurs laisse peu d'espace
à leur cruauté ; elles sont obligées de se cacher et de dissimuler leur inclinaison
sous des actes d'ostensible bienfaisance qu'au fond de leur cœur elles détestent.
Sade révèle l'opposition mœurs/cruauté à travers l'opposition civilisation/
incivilisation. Il façonne une figure de l'homme debout devant la nature.
c. Les mœurs/la peine de mort
\
Avant de critiquer la peine de mort, Sade critique les lois, car elles ne sont pas
faites pour le particulier, mais pour la collectivité, ce qui les met dans une
perpétuelle contradiction avec l'intérêt personnel, attendu que l'intérêt personnel
contredit toujours l'intérêt général. Les lois, bonnes pour la société, sont très
mauvaises pour les individus qui la composent car elles n'acceptent pas la diversité
des actions de l'homme. De plus, si les lois en viennent à menacer la vie humaine, on
aboutit à la répression politique.
Pour ce qui concerne la peine de mort, Sade pense que la loi, empreinte de froideur,
ne saurait être accessible aux passions qui peuvent légitimer chez l'homme la
cruelle action du meurtre ; l'homme reçoit de la nature des impressions
susceptibles de lui faire pardonner cette action, mais la loi, au contraire, toujours
en opposition à la nature et ne recevant rien d'elle, ne peut être autorisée à se
permettre les mêmes écarts : n'ayant pas les mêmes motifs, il est impossible
qu'elle ait les mêmes droits. Sade revendique la suppression définitive de l'atrocité
de la peine de mort, car une loi qui attente à la vie d'un homme est impraticable,
injuste et inadmissible. La seconde raison pour laquelle il faut supprimer la peine de
mort, c'est qu'elle n'a jamais réduit le crime, puisqu'on le commet chaque jour aux
pieds de l'échafaud.
Sade demande l'abolition de la peine de mort. Il espère que sa demande "influera
sur le nouveau Code que l'on nous prépare" (p. 505) pour le nouvel état républicain.
d. Les mœurs/le meurtre
\
Devant cette opposition mœurs/meurtre, une question se pose : qu'est-ce que le
meurtre selon Sade ?
Un souverain ambitieux pourra détruire à son aise et sans le moindre
scrupule les ennemis qui nuisent à ses projets de grandeur [...] des lois
cruelles, arbitraires, impérieuses, pourront de même assassiner chaque
siècle des millions d'individus [...]
et nous, faibles et malheureux
particuliers, nous ne pourrons pas sacrifier un seul être à nos
vengeances ou à nos caprices.i95
Au cours de la Révolution française, on distingue deux modalités spécifiques de
l'action historique : "le rôle de la violence et celui de l'idéologie" 196. Bien que "le
19
traité social ait pour fin la conservation des contractants" ?, nombre d'hommes
perdent la vie pendant la Révolution, du fait de la violence.
De toutes les offenses que l'homme peut faire à son semblable, le meurtre est,
sans contredit, la plus cruelle de toutes, puisqu'il lui enlève le seul bien qu'il ait reçu
de la nature, le seul dont la perte soit irréparable. Il est intéressant de voir les cinq
questions que Sadei98 pose à ce sujet :
— Cette action, eu égard aux seules lois de la nature, est-elle vraiment criminelle ?
— L'est-elle relativement aux lois de la politique ?
— Est-elle nuisible à la société ?
— Comment doit-elle être considérée dans un gouvernement républicain ?
— Enfin, le meurtre doit-il être réprimé par le meurtre ?
La destruction étant une des premières lois de la nature, rien de ce qui détruit ne
saurait être un crime. Pour Sade, donc, le meurtre n'est point une destruction ;
celui qui le commet rend à la nature des éléments dont la main de cette nature
habile se sert aussitôt pour recomposer d'autres êtres, c'est-à-dire que Sade
considère le meurtre comme étant une relation entre la destruction et la création.
Ainsi, la destruction serait celle de l'Ancien régime et la création celle de l'état
républicain, et le meurtre se serait déroulé pendant la Révolution française. Si on
accepte cette hypothèse, le meurtre, pour Sade, est politique. Le meurtre "est-il un
crime en politique ?" (P. 528.) Il est malheureusement un des plus grands ressorts
196 François Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, 1988, p. 249.
9 7 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Magnard, 1989, p. 132.
198 Sade, La philosophie dans le boudoir, op. cit., p. 525.
1
141
de la politique, ainsi qu'on l'a admis après la Révolution française.
A la troisième question — le meurtre est-il un crime contre la société ? en vicie-t-il
les lois, les mœurs, les coutumes ? —, la réponse de Sade est négative. Comment
le meurtre doit-il être vu dans un état républicain ? Il serait assurément du plus
grand danger, que de jeter le discrédit sur cette action, ou de la punir, car la fierté
du républicain demande un peu de férocité. Autrement dit, Sade pense que le
meurtre était inévitable pendant la Révolution française.
Il conclut sans ambiguïté à un rejet total de la peine de mort pour sanctionner le
meurtre : "N'imposons jamais au meurtrier d'autre peine que celle qu'il peut
encourir la vengeance des amis ou de la famille de celui qu'il a tué." (P. 533.). Ce
que Sade demande après la Révolution française, c'est la "réconciliation"^ .
e. Les mœurs/la luxure
Aucune passion chez l'homme n'a plus besoin de liberté que la luxure. Pour Sade, la
luxure est une passion humaine et le crime serait de résister aux penchants que la
nature nous inspire. Il est persuadé que la luxure est la conséquence de ces
penchants et qu'il s'agit moins d'éteindre cette passion que de trouver les moyens
d'y satisfaire en paix.
Mais la réflexion de Sade sur la luxure est très politique, puisqu'il dit qu'aucune
autre passion n'a plus besoin de liberté, et qu'aucune sans doute, n'est aussi
despotique. C'est là que l'homme aime à commander, à être obéi, à s'entourer
1Q
9 II est évident que les révolutionnaires veulent le règne de la loi et non pas le retour à la loi du
talion. Sade pense que le meurtre était inévitable pendant la Révolution française ; il demande donc,
après la Révolution, la réconciliation, et non pas la peine de mort pour sanctionner le meurtre.
142
d'esclaves contraints à le satisfaire ; or, toutes les fois que l'on ne donne pas à
l'homme le moyen secret d'exhaler la dose de despotisme que la nature met au
fond de son cœur, il se jettera pour l'exercer sur les objets qui l'entourent, il
troublera le gouvernement. Si on veut éviter ce danger il faudra laisser libre cours
aux désirs tyranniques qui, malgré lui, le tourmentent sans cesse ; content d'avoir
pu exercer sa petite souveraineté au milieu du harem d'icoglans ou de sultans que
son argent met à sa disposition, il sortira satisfait et sans aucun désir de troubler
un gouvernement qui lui assurera aussi complaisamment tous les moyens de sa
concupiscence.
Sade accepte la luxure, car elle garantit la stabilité du gouvernement. C'est la
raison pour laquelle il démolit l'opposition mœurs/luxure.
f. Les mœurs/l'inceste
\
Eugénie — [...] Dis-moi, ma chère, quel est l'heureux mortel que tu rendis
le maître de tes prémices ?
Mme de Saint-Ange — Mon frère : il m'adorait depuis l'enfance [...] je lui
avais promis de me livrer à lui dès que je serais mariée ; je lui tins
parole.200
Eugénie — [...] mais l'inceste n'est-il pas un crime ?2oi
200
lbid.,p.431.
201 Ibid.. p. 432.
Sade se demande comment l'espèce humaine, après les grands malheurs qui ont
éprouvé notre globe, aurait pu autrement se reproduire sinon par l'inceste ? N'en
trouvons-nous pas l'exemple et la preuve même dans les livres respectés par le
christianisme ? Les familles d'Adam et de Noé ont-elles pu autrement se perpétuer
que par ce moyen ? Mais une politique mal comprise issue de la crainte de rendre
certaines familles trop puissantes, interdit l'inceste dans nos mœurs. Sade le croit,
et veut bien convenir avec nous que cette nature, aussi singulière dans ses
productions que variée dans les penchants qu'elle nous donne, nous porte
quelquefois à des actions cruelles.
De l'inceste, Sade ne dit pas s'il est juste ou non. Il se contente de l'accepter
comme l'une des différentes actions possibles de l'homme dans un état républicain.
g. Les mœurs/la sodomie
\
Mme de Saint-Ange — [...] Vois, mon frère, quelle est ma bizarre
fantaisie : je veux être le Ganymède de ce nouveau Jupiter, je veux jouir
de ses goûts
2
[...] 02
Dolmancé — [...] que ce cul charmant me donne de plaisir ! [...]
déchargeons tous les quatre à la fois !
[...]203
Les protagonistes de Sade jouissent de la sodomie. Mme de Saint-Ange la
préconise à Eugénie, puisqu'elle présente moins de risques pour la santé, et plus
202 |bid., p. 393.
203 |bid., p. 459.
aucun de grossesse. Le point de vue de Sade est différent de celui de Mme de
Saint-Ange. Comme l'inceste, il accepte la sodomie, mais il en a une conception
politique. Selon lui, l'amour des garçons, donne du courage et de la force, ce qui
sert à chasser les tyrans ; des conspirations se forment entre les amants, et ils se
laissent torturer plutôt que de révéler leurs complices ; ainsi, le patriotisme sacrifie
tout à la prospérité de l'état et on est certain que ces liaisons affermissent la
république.
h. Les mœurs/le libertinage
Le libertinage consiste à se placer au-dessus des usages et des préjugés, à briser
les fers à n'importe quel prix, à se désenchaîner, à rejeter le joug qui asservit, et à
décréter légitimes ces principes. Cela revient à briser tous les freins, à se dégager
des préjugés et à dénoncer leur ridicule.
Eugénie — [...] quand il s'agira de libertinage : il est maintenant mon seul
dieu, l'unique règle de ma conduite, la seule base de toutes mes
actions.204
C'est dire qu'Eugénie se soustrait au plat mécanisme de la population que
constituent le mariage et la grossesse.
Mme de Saint-Ange dit à Eugénie que de tous les freins à rompre, celui dont elle lui
conseille le plus tôt l'anéantissement est bien sûrement celui du mariage : avec lui la
voilà liée, que son mari lui plaise ou non, qu'il ait ou non pour elle de la tendresse ou
des mauvais procédés.
Le libertinage secret est une compensation en échange de toutes les absurdes
contraintes que l'on nous impose, et nos désordres en ce domaine, à quelques
excès que nous puissions les porter, loin d'outrager la nature, ne sont qu'un
hommage sincère que nous lui rendons ; c'est obéir à ses lois que de céder aux
désirs qu'elle seule a placé en nous ; c'est en lui résistant que nous l'outragerions.
A travers l'opposition mœurs/libertinage, Sade nous montre les freins imposés aux
désirs et la résistance opposée à ces freins. Dans La philosophie dans le boudoir, si
les freins sont la morale de l'Ancien régime, le refus de ces freins est adhésion à la
Révolution française, puisque c'est pour mettre un terme à ces freins et à la
répression, que la Révolution a combattu l'Ancien régime.
i. Les moeurs/la femme
Mme de Saint-Ange encourage Eugénie pour "qu'elle ne revienne plus sur les
préjugés de son enfance, menaces, exhortations, devoirs, vertus, religion, conseils,
qu'elle foule tout aux pieds : qu'elle rejette et méprise opiniâtrement tout ce qui ne
tend qu'à la renchaîner, tout ce qui ne vise point, en un mot, à la livrer au sein de
rimpudicité."205 Elle la prévient aussi que tant que les lois seront telles qu'elles sont
encore aujourd'hui, il lui faudra user de quelque voiles.
Sade invite les femmes à trouver en secret une compensation à cette chasteté
cruelle qu'elles sont obligées d'avoir en public. Il espère que l'on ouvrira les yeux, et
qu'en assurant la liberté de tous les individus, on n'oublira pas le sort des
205 l b i d . , p . 4 1 6 .
malheureuses filles ; mais si elles sont à plaindre parce qu'on les a oubliées, elles
devrons se placer d'elles-mêmes au dessus de l'usage et du préjugé, fouler
hardiment aux pieds les fers honteux dont on prétend les asservir, alors elles
triompheront bientôt de la coutume et de l'opinion et l'homme devenu plus sage,
parce qu'il sera plus libre, sentira l'injustice qu'il y aurait à mépriser celles qui
agiront ainsi. Si l'action de céder aux impulsions de la nature, est regardée comme
un crime chez un peuple captif, elle ne peut plus l'être chez un peuple libre.
Ainsi, après la Révolution française, Sade se déclare en faveur de la "liberté des
femmes"206
f
en même temps il déclare qu'en tant qu'hommes libres, nous sommes
toujours les maîtres de ce que nous portons dans notre sein.
Nous avons examiné les valeurs réprimées que Sade présente sous le concept de la
nature de la déraison. Le mal, la cruauté, le meurtre, l'inceste, la sodomie, le
libertinage sont des valeurs opposées aux mœurs du XVIIIe siècle. Interdites, elles
ne disparaissent pas, leur existence est réelle.
Dolmancé — [...] toutes sont dans la nature ; elle s'est plu, en créant les
hommes à différencier leur goûts comme leurs figures, et nous ne devons
2
pas plus nous étonner de la diversité [...j "
7
Que nous soyons nés bancals ou bien faits, on arrive au monde avec des goûts
différents et personne ne ressemble à un autre sur terre. Cette diversité ne fait que
2
0
6
Au simple point de vue de l'érotisme, la liberté des femmes est bien circonscrite chez Sade. Mais à
celui de l'érotisme en tant qu'objet, la liberté d e s femmes dont parle Sade surmonte la morale d e
l'Ancien régime et d u XVIIIe siècle. La liberté d e s f e m m e s est un d e s indices importants d u
changement des temps avec la Révolution française.
207 ibid., p. 423.
conforter l'identité de chaque homme.
Devant la nature, que devons-nous faire ? Ce qui l'outrage, c'est l'hypocrisie.
Eugénie — Mais la décence...
Dolmancé — [...] elle contrarie si fort la nature !208
Par exemple, ne soyons pas dupes des femmes dont on entend dire qu'elles sont
vertueuses. Ce ne sont pas les passions libertines qu'elles servent, mais elles en ont
d'autres, et souvent bien plus méprisables. C'est l'ambition, c'est l'orgueil, ce sont
des intérêts particuliers, souvent encore la froideur de leur tempérament qui ne leur
suggère rien. N'ont-elles pas tendance à céder aux seules impulsions de l'amour de
soi ? Est-il donc meilleur, plus sage, plus juste de sacrifier à l'égoïsme qu'aux
passions ? L'un vaut bien l'autre ; et qui n'écoute que cette dernière voix fait sans
aucun doute preuve de plus de raison puisqu'elle est l'expression de la nature,
tandis que l'autre n'est que celle de la sottise et du préjugé.
Sade critique l'hypocrisie de la vertu, l'obligation de combattre tous les
mouvements de la nature, le ridicule honneur de n'avoir jamais une faiblesse, et ceux
qui prennent stupidement les institutions sociales pour les divines lois de la nature
alors que cette nature est aussi singulière dans les productions qu'elle suscite que
variée dans les penchants qu'elle nous donne.
A travers l'opposition mœurs/nature de la déraison, la conception sadienne de
l'homme se révèle clairement. Chaque homme naît avec des goûts différents comme
avec son propre visage, et Sade accepte cette diversité. En même temps, il
propose de nouvelles mœurs pour l'homme nouveau d'après la Révolution française.
C. Le bouleversement de la hiérarchie.
Nous allons maintenant observer les protagonistes de La philosophie dans le
boudoir.
Eugénie : fille de famille noble, elle a quinze ans ; son père est l'un des plus riches
traitants de la capitale.
Mme de Saint-Ange : elle est noble et riche
Le chevalier : il est le frère de Mme de Saint-Ange.
Dolmancé : il est un ami du chevalier.
Le chevalier présente Dolmancé, qui vient d'atteindre sa trente-sixième année, à sa
sœur ; il est grand, avec une fort belle figure, des yeux très vifs et très spirituels,
mais quelque chose d'un peu dur et d'un peu méchant se peint malgré lui sur ses
traits ; il a les plus belles dents du monde, un peu de mollesse dans la taille et dans
la tournure, due sans doute, à l'habitude qu'il a de prendre si souvent des airs
féminins ; il est d'une élégance extrême, avec une jolie voix, des talents, et surtout
\
un esprit empreint de beaucoup de philosophie. On peut supposer que Dolmancé
appartient lui aussi à la noblesse.
Les quatre protagonistes nobles sont réunis chez Mme de Saint-Ange pour faire
l'éducation d'Eugénie. C'est une éducation, et en même temps une fête de l'amour.
Pendant cette fête, un personnage imprévu entre en scène : c'est Augustin.
Augustin : âgé de dix-huit ou vingt ans, il est jardinier et travaille chez Mme de
Saint-Ange.
Mme de Saint-Ange — [...] oh ![...] Croyez-vous qu'il y a six mois que je
travaille à débourrer ce gros cochon sans pouvoir en venir à bout ?
Augustin — [...] madame, vous dites pourtant quelquefois comme ça que
je commence à ne pas si mal aller à présent, et quand il y a du terrain en
friche, c'est toujours à moi que vous le donnez.209
C'est ainsi que Sade nous présente Augustin. A la différence des autres
protagonistes, ce dernier n'est pas noble, il vient du peuple. Mais il fait l'amour avec
les quatre nobles pour faire l'éducation d'Eugénie : à ce moment-là la hiérarchie
s'écroule et la pensée sadienne remporte la victoire. Car la littérature de Sade ne
fait que bouleverser la hiérarchie.
On peut dire que l'introduction d'Augustin ne produit aucun écroulement de la
hiérarchie, ou alors celle-ci se serait déjà écroulée quand Messaline allait se
prostituer dans les rues de Rome ou quand les rois de France se trouvaient des
maîtresses tirées du peuple. Mais, entre Messaline se prostituant, les rois de France
prenant leurs maîtresses dans le peuple et Sade qui fait entrer en scène Augustin, il
y a de grandes différences.
Premièrement, Messaline et les rois de France sont les personnages réels, alors
qu'Augustin est un personnage fictif, un être de papier.
Deuxièmement, quand Sade fait entrer en scène un personnage, il est évident qu'il a
une intention précise, et nous devons nous tenter de la saisir. Pourquoi Sade fait-il
entrer en scène Augustin qui est issu du peuple ?
Troisièmement, il faut remarquer que la publication de La philosophie dans le
boudoir a eu lieu en 1795. A partir de la Révolution française, s'est effectué un
changement dans la pensée de Sade. Augustin dans ce texte est un symbole qui
annonce que le temps du peuple est arrivé. Car, chez Sade, avant La philosophie
dans le boudoir, le peuple en tant que protagoniste romanesque n'apparaît jamais ;
l'apparition d'Augustin relève donc de l'influence de la Révolution française.
Quatrièmement, avec Messaline et les rois de France, il s'agit de la volupté sexuelle.
Avec Augustin, c'est différent. A travers les actes d'amour qui se déroulent entre
des nobles et un homme du peuple, Sade, en tant que romancier et philosophe des
Lumières, bouleverse la hiérarchie. Car pendant cette action il n'y a pas de
hiérarchie entre les hommes. Pour Sade, l'utilisation de l'érotisme en tant qu'objet
littéraire est une méthode pratique pour détruire la hiérarchie.
Roland Barthes a attiré l'attention sur l'apparition d'Augustin dans ce texte et sur
la fonction particulière de ce personnage2io. Au moment où Dolmancé s'apprête à
lire à ses compagnons le pamphlet intitulé « Français encore un effort si vous
voulez être républicain », on fait sortir le jardinier. Pourquoi ?
Premièrement, la morale est renversée : là où l'on fait d'ordinaire sortir l'enfant
pour qu'il n'entende pas les obscénités des adultes, Sade fait sortir le sujet de
débauche pour qu'il n'entende pas le discours sérieux du libertin.
Deuxièmement, le discours qui fonde une morale républicaine est paradoxalement un
acte de sécession linguistique : le langage populaire, d'abord frotté plaisamment
au langage aristocratique, est ensuite simplement exclu de la Dissertation, c'est-àdire de l'échange (entre Logos et Eros). La scène libidineuse est un mélange sans
frein des corps mais non des langages : l'érotisme panique s'arrête à la division
des sociolectes ; Augustin représente cette dernière limite d'une façon exemplaire,
dans la mesure où il n'est pas une victime.
Dans l'échange entre Logos et Eros, le mélange sans frein des corps du jardinier et
des nobles, Barthes estime qu'Augustin n'est pas une victime du plaisir sexuel des
2 1
0 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Seuil, 1971, p. 162-163.
151
aristocrates. Malheureusement, il ne le considère pas comme l'agent du
bouleversement de la hiérarchie.
Alors, comment comprendre le personnage d'Augustin que Sade présente ?
Premièrement, l'apparition d'Augustin renferme une des principales différences entre
Les cent vingt journées de Sodome et La philosophie dans le boudoir, soit entre
l'avant- et l'après-Révolution française. Car Augustin, en tant que personnage
romanesque, entre en scène comme représentant des classes populaires. Lors de
la scène d'amour collectif, il n'y a pas de discrimination entre les protagonistes
nobles et Augustin. C'est ce que Sade a voulu. Il nous semble que Sade sait bien
que le temps à venir sera celui du peuple.
Deuxièmement, le nom Eugénie signifie la « bien née » ou la « bien douée ». Eugénie
représente donc la nouvelle génération après la Révolution française. Le nom
Augustin renvoie, lui, à saint Augustin, le grand docteur de l'Eglise auteur de La Cité
de Dieu ; ainsi Augustin figure le peuple saint, fondateur de la cité de l'homme, la
\
république. A travers lui, Sade annonce le rôle grandissant des classes populaires
après la Révolution française.
Mais, à mesure que La philosophie dans le boudoir mélange l'érotisme et la
philosophie, et à mesure que Sade cache la philosophie sous l'érotisme, se tisse le
double jeu du texte, qui consiste aussi dans le double jeu du nom. Augustin est un
personnage issu du peuple, il représente à ce titre les classes populaires, et il est
personnellement jardinier de son métier. Les protagonistes nobles le considèrent
comme un clown. Pour Mme de Saint-Ange, Augustin est un "sot", un "gros cochon"
(p.462) et un "imbécile" (p. 463). Pour Dolmancé, Augustin est "imbécile" (p. 485).
Dans la langue courante, "imbécile" peut être synonyme de "clown". Le nom
Augustin est une variante du nom Auguste qui signifie d'une part la majesté et
d'autre part le clown. Augustin dans ce texte est un homme du peuple, à la fois un
représentant de la nouvelle génération qui dirigera la république après la Révolution
française. A travers le nom Auguste, nous saisissons la double signification du nom
a
Augustin"2n.
D'une part, Auguste est un nom d'homme qui, employé par antonomase, devient un
nom commun et désigne un type de clown. Il apparaît immanquablement dans tous
les spectacles de cirque, avec sa tenue de soirée flottante, sa cravate blanche en
désordre, ses gants trop longs, ses immenses souliers, son nez vermillonné,
gesticulant à tort et à travers, recevant des gifles, contrefaisant les écuyers,
211 D'après Yvon Belaval ("Préface" à La philosophie dans le boudoir, Gallimard, 1976, p. 9-10), on ne
peut s'empêcher de rêver sur les noms des personnages. Sade les a-t-il inventés ou rencontrés en
ses lectures, à la façon ordinaire des romanciers ? Les a-t-il chiffrés (et pas seulement ceux de cette
oeuvres), lui qui voyait des signes dans les nombres, les mots, les syllabes ? Nous ne pouvons que
poser la question. Que Saint-Ange soit aussi peu <sainte> que <ange>, qu'Eugénie soit, pour
l'initiation à laquelle elle s'offre, la <bien née> ou la <bien douée>, voilà qui alerte.
D'après Philippe Sollers (L'écriture et l'expérience des limites, Seuil, 1968, p. 59-60), les noms des
personnages de Y Histoire de Juliette sont en majeure partie, s'ils appartiennent aux figures actives de
la narration, de type mythologique et comme suscités par la langue elle-même — montrant par là,
parfois ironiquement, que c'est elle qui procède en fait à la disposition du réel : Noirceuil (noir-seuil :
c'est lui qui nous introduit au cœur de la monstruosité), Saint-Fond (fond-sacré, il parlera de l'enfer),
Clairwil (clair-vouloir, elle enseigne Juliette), Durand (ce qui dure, la sorcière qui est en possession des
secrets de la durée), Un financier : Mondor, Un brigand : Brisa-Testa, Olympe (meurt dans un volcan),
Lorsange (l'or, sang, ange), Une religieuse : Delbène (à l'âme noire comme de l'ébène).
Comme Belaval et Sollers le montrent, les noms des personnages chez Sade figurent leurs rôles dans
le texte. Dans La philosophie dans le boudoir, il y a trois générations : Mme Mistival représente la
génération de l'Ancien régime, Mme Saint-Ange et Dolmancé celle de la Révolution, et Eugénie
représente la nouvelle génération qui ouvre les yeux sur le nouveau monde après la Révolution
française. Comme Eugénie, Augustin représente cette nouvelle génération. Tous deux sont jeunes.
La différence entre eux, c'est qu'Eugénie est issue de noblesse, alors qu'Augustin vient du peuple.
Si le nom d'Eugénie a pour sens la <bien née> ou la <bien douée>, que signifie le nom d'Augustin ?
A la fois le clown et la majesté. Dans La philosophie dans le boudoir le rôle d'Augustin est
simultanément clownesque et majestueux. En tant qu'homme du peuple, il est un clown devant les
nobles. En m ê m e temps, Augustin est présenté en tant que majesté qui dirigera la nouvelle
république. Car, après la Révolution française, c'est le peuple qui régnera.
Si on objecte que "l'Auguste de cirque invoqué pour justifier cette interprétation n'apparaît en Europe
qu'en 1864", on fait de cette date donnée par un dictionnaire un obstacle. Mais si on accepte, comme
dans les présentations de Belaval et d e Sollers, l'idée de double signification d e s noms des
personnages, on doit considérer que Sade anticipe sur l'acception officielle du mot "auguste",
puisque dans La philosophie dans le boudoir publiée en 1795, Augustin joue effectivement le rôle
de clown et de majesté.
portant secours à contre-temps aux acrobates, se comportant en toutes
circonstances comme la mouche du coche. Il donne le plus souvent la réplique au
clown blanc, personnage solaire et sérieux, lumineux dans son costume pailleté, et
en apparaît comme l'ombre ridicule, absurde, et pitoyable.
D'autre part, le titre d'Auguste est consacré à Octave par le sénat romain et
porté par ses successeurs ; d'où l'idée de solennité impériale qui s'est ajoutée au
sens original et que l'on retrouve dans l'emploi du mot, très fréquent dans la
tragédie classique en France au XVIIe siècle. L'art de cette époque a
particulièrement recherché les effets de grandeur et de majesté. Le terme
d'auguste qualifie des aspects que les œuvres d'art confèrent à des êtres, des
attitudes ou des comportements, mais il ne qualifie pas les œuvres elles-mêmes ni
un genre. Du latin auguste : qui inspire respect, vénération ou qui en est digne.
L'étymologie la plus vraisemblable rattache auguste à avis qui a donné augur et
ses dérivés. Le mot signifierait donc : consacré par les augures, saint, sacré.
Ainsi, Augustin n'est pas un personnage simple dans La Philosophie dans le boudoir.
Il paraît être un clown, mais il figure l'homme sacré qui dirigera la république après
la Révolution française.
Troisièmement, si les quatre nobles et Augustin font l'amour ensemble, c'est que
l'érotisme est indifférent à la hiérarchie sociale, ce qui permet à Sade de procéder
au bouleversement méthodique de celle-ci.
Il est évident que Sade rêvait de bouleverser la hiérarchie, et qu'il a réalisé ce
bouleversement à travers ses écrits. A la suite de la Révolution française, il se
prononce en faveur de la liberté de l'homme, il dit : "j'atteste ici formellement
n'avoir aucune [...] vues perverses ; j'expose les idées qui depuis l'âge de raison se
sont identifiées avec moi et au jet desquelles l'infâme despotisme des tyrans s'était
opposé tant de siècles."2i2
Les personnages d'Augustin le jardinier et de Lapierre le valet, prêtent à diverses
interprétations.
Pour Raymond Jean, La philosophie dans le boudoir, œuvre littéraire, est aussi une
"œuvre politique".2i3 Pourquoi ? Parce qu' "à tout moment, la pensée s'y aiguise
sur des réalités que la Révolution a mise en évidence et que l'auteur regarde très
lucidement en face, même si c'est pour justifier son cynisme."214
Pourquoi fait-on sortir Augustin avant de lire « Français, encore un effort si vous
voulez être républicains » ? Chantai Thomas dit que la lecture du pamphlet
intervient à la suite d'une scène de débauche, selon le rythme qui fait
alterner orgie et dissertation. Elle correspond à la phase théorique d'une
entreprise de perversion et n'est instructive que dans le sens d'un
apprentissage elitiste du plaisir. C'est pourquoi, durant cette lecture, on
renvoie le jardinier. On ne le rappelle que lorsque l'on revient à la
pratique.2i5
Chantai Thomas a-t-elle vraiment raison ?
Mme de Saint-Ange — Sors, Augustin : ceci n'est pas fait pour toi.216
212 Sade, La philosophie dans le boudoir, op. cit., p. 506.
213
214
215
216
Raymond Jean, Un portrait de Sade, Actes Sud, 1989, p. 302.
ibid., p. 303.
Chantai Thomas, Sade, Seuil, 1994, p. 192.
Sade, La philosophie dans le boudoir, op. cit., p. 489.
155
Pour nous, ce qui fait sortir Augustin, c'est la réalité politique de l'année 1795 où
Sade publie La philosophie dans le boudoir.
La Révolution française commence avec les sans-culottes. Elle se termine en 1794
2
avec la mort de Robespierre ^. Deux décennies plus tard, la monarchie sera
restaurée, et les nobles exilés reviendront, comme Dieu que "l'infâme Robespierre"
(p. 496) a voulu sortir de l'oubli.
La Révolution terminée, le peuple a disparu des lieux où elle s'est faite. Mais il est
évident que Sade garde encore l'esprit de la Révolution. Dans La philosophie dans le
boudoir, au septième et dernier dialogue, Mme de Mistival, la mère d'Eugénie, et
Lapierre entrent en scène. Elle vient chercher sa fille. Pour les quatre protagonistes,
elle figure la génération d'avant la Révolution française. Dolmancé l'attaque.
Mme de Mistival — Quoi ! ma fille me désobéira, et je ne pourrais pas lui
faire sentir les droits que j'ai sur elle !
Dolmancé — Et quels sont-ils, ces droits, je vous prie, madame ? Vous
flattez-vous de leur légitimité ? [...] Apprenez, madame, qu'il n'est rien
de plus illusoire que les sentiments du père ou de la mère pour les
enfants [...] rien ne vous en prescrit la loi, et si, par hasard, vous vous
imaginiez en démêler l'origine, soit dans les inspirations de l'usage, soit
dans celles des effets moraux du caractère, étouffez sans remords des
sentiments absurdes [...] des sentiments locaux, fruits des mœurs
2 1 7
Pour Marx, la Révolution française ne se termine pas à cette date. "L'histoire de la Révolution
française, commencée en 1789, n'est pas encore terminée en cette année 1830, où la victoire a été
remportée par l'un de ses facteurs, qui possède désormais la conscience de la signification sociale."
(Marx et Engels, Sur la Révolution française, Editions sociales, 1985, p. 69.) Pour Albert Soboul, "la
Révolution était bien terminée, depuis le printemps 1795 et l'écrasement de la sans-culotterie
parisienne." (Albert Soboul, La Révolution française (1984), Gallimard, 1989, p.507.) Selon les
historiens, la Révolution se prolonge plus ou moins. Mais ici, en accord avec l'opinion générale, nous
datons la fin de la Révolution de la mort de Robespierre.
climatérales que la nature réprouve et que désavoua toujours la
raison !218
La rupture entre la mère et la fille illustre celle entre la génération d'avant la
Révolution française et celle d'après. C'est la rupture symbolique pour arriver à la
nouvelle république et aux nouvelles mœurs. Pour les quatre protagonistes, la mère
d'Eugénie devient une victime.
Qui est Lapierre ? Il est "un valet muni d'un des plus beaux membres qui soient
peut-être dans la nature, mais malheureusement distillant le virus et rongé d'une
des plus terribles véroles que l'on ait encore vues dans le monde." (P. 557.) Comme
Augustin, il est du peuple. Dolmancé lui offre de punir la mère d'Eugénie en tant que
symbole de la génération de l'avant-Révolution française. Ce n'est pas de "l'humour
noir"2i9,
mais la punition infligée à la noblesse par le peuple.
Sade réalise le bouleversement de la hiérarchie à sa manière, c'est-à-dire à travers
l'érotisme. Augustin en tant que figure du peuple entre en scène pour faire l'amour
avec les quatre nobles, et abolir ainsi la hiérarchie à laquelle l'érotisme est
indifférent. Comme Augustin, Lapierre est un homme du peuple. Dolmancé lui
demande de punir la mère d'Eugénie, car elle est un symbole de la génération
d'avant la Révolution française.
A travers le bouleversement de la hiérarchie, Sade annonce le futur homme libre.
218 Ibid., p. 549-550.
219 François Ribadeau-Dumas, Le marquis de Sade et la libération des sexes, Jean Dullis Editeur,
1974, p. 215.
D. L'homme libre
Eugénie fait l'expérience de l'érotisme chez Mme de Saint-Ange : elle entreprend
deux jours de voyage à travers la sexualité. Au cours de l'éducation sexuelle qu'elle
reçoit ainsi, elle fait l'expérience du plaisir.
Eugénie — Je suis morte, je suis brisée [...] je suis anéantie 1220
Eugénie — Je me meurs [...]
221
Après le plaisir sexuel, elle fait l'expérience de la renaissance, puisque, à travers la
jouissance, elle change d'identité. Elle n'est plus l'Eugénie du passé. En réalisant ce
changement, elle s'éveille et devient consciente de la réalité vivante. Elle entre dans
le monde réel à travers l'éducation et l'expérience. Elle joue un rôle important dans
le bouleversement de l'opposition moral/immoral du XVIIIe siècle. C'est elle qui — en
\
tant que représentante de la nouvelle génération — nous délivre le message du
changement, de l'opposition résolue à la répression de l'Ancien régime.
Eugénie — [...] et je me sens que je déteste ma mère.
222
Mme de Saint-Ange — Eugénie, j'ai détesté ma mère tout autant que tu
hais la tienne, et je n'ai pas balancé.
223
220 Sade, La philosophie dans le boudoir, op. cit., p. 402.
221 Ibid., p. 438.
222 ibid., p. 403.
223 ibid., p. 435.
Dolmancé — [...] et lorsque je perdis ma mère, je fis un feu de joie [...] Je
la détestais cordialement.224
Pourquoi Eugénie, Mme de Saint-Ange et Dolmancé n'aiment-ils pas leurs mères225?
A la fin du texte, la mère d'Eugénie entre en scène, et les autres lui font violence.
Pourquoi ? Avant de répondre à cette question, nous allons en traiter une autre,
fondamentale : qu'est-ce qu'une mère ?
Le mot « mère » vient du latin mater « femme qui a mis un enfant au monde ».
Ce terme de portée générale, à la différence de genitrix (génitrice, géniteur) et de
mamma (maman), peut être employé en parlant des animaux. Il signifie aussi
« branche mère, tronc principal ». Symboliquement, il exprime la cause, l'origine, la
source d'une chose ou d'un phénomène et s'applique aussi à la nourrice. Comme
pater (père), mater comporte une nuance de respect et s'ajoute au nom d'une
déesse pour l'honorer, sans que l'idée de maternité soit nécessairement impliquée
par l'appellation. Sur le modèle de pater, mater s'emploie dans mater familias
« mère de famille », titre aux significations diverses qui n'implique pas toutefois
l'idée d'une puissance exercée sur l'autre.
Le parallélisme avec le latin mater se poursuit avec l'emploi de mère, pour désigner
un principe générateur : plus encore que père, mère coïncide avec l'idée d'origine
dans l'expression mère des arts, des lois. On peut également dire que le
symbolisme de la mère se rattache à celui de la mer, comme à celui de la terre, en
224 Ibid., p. 403.
225 Pour Pierre Klossowski, dans les œuvres d e Sade, la mère "figure toujours comme une idole
tyrannique, renversée bientôt de l'autel où l'avait placée la vénération sociale, et religieuse et, au sens
sadique de ce mot, réduite à la condition d'objet de plaisir de l'homme. Ce conflit de l'homme avec
sa mère reparaît fréquemment dans ses livres." (Sade mon prochain, Seuil, 1967, p. 180.) Comme
Klossowski dit que "la mère tient le rôle castrateur* (ibid., p.185), il la considère dans le cadre d u
complexe d'Œdipe. Mais, pour les protagonistes d e ce texte, la mère représente la génération d e
l'avant-Révolution française.
ce sens qu'elles sont l'une et l'autre réceptacles et matrices de la vie. La mer et la
terre sont des symboles du corps maternel, où l'on retrouve la même
ambivalence : la vie et la mort y sont corrélatives. Naître, c'est sortir du ventre de
la mère ; mourir, c'est retourner à la terre. La mère, c'est la sécurité de l'abri, la
chaleur, la tendresse et la nourriture ; c'est aussi, en revanche, le risque
d'oppression, d'étouffement par une prolongation excessive de la fonction de
nourrice et de guide.
Selon le premier sens attesté, une mère est une femme qui a mis un enfant au
monde. En un mot, la mère est l'origine de l'homme. C'est en se référant à ce
premier sens que les protagonistes de Sade n'aiment pas leurs mères. Autrement
dit, la négation de la mère s'effectue comme négation de l'origine.
Les protagonistes qui n'aiment pas leurs mères font violence à la mère d'Eugénie
venue chercher sa fille, et se débarrassent d'elle. Pourquoi ? Parce qu'à travers la
"négation"226 de la mère, Sade et ses protagonistes bouleversent la génération de
l'avant-Révolution française.
\
Que veut dire « bouleverser la génération de l'avant-Révolution française » ?
Lors de la Révolution, il y a deux modalités spécifiques de l'action historique : la
violence et l'idéologie, deux modalités qui en réalité n'en font qu'une. Car la violence
et le radicalisme politiques sont inscrits précisément dans l'idéologie eschatologique
de l'avant et de l'après, de l'ancien et du nouveau, qui caractérise le projet
révolutionnaire. Sade introduit une coupure entre la génération de la mère qui
226 La négation chez Sade a d e multiples figures. Pour Béatrice Didier, "l'inceste chez Sade est
finalement une d e s formes les plus efficaces de la négation. D'abord parce que le tabou est si
fortement ancré que, sur ce point, Sade n'a rien perdu de sa violence, de sa force [...]. Ensuite, et
peut-être à cause des origines mêmes de l'interdit, l'inceste permet de nier à la fois l'ordre social et
l'ordre religieux. La contestation essentielle et sans compromis de Sade, devait donc, par une sorte
de nécessité, réserver une place privilégiée à l'inceste." (Béatrice Didier, Sade, Denoôl / Gonthier,
1976, p. 39-40.)
Pour Chantai Thomas, la négation se trouve dans l'écriture même de Sade : "La négation sadienne,
en tant q u e négation écrite et consciente de son écriture, procède sur le mode de la négation
linguistique." (Chantai Thomas, Sade, l'œil de la lettre, Payot, 1978, p. 94.)
appartient à l'avant-Révolution française et celle d'Eugénie qui appartient à l'aprèsRévolution française. Cette coupure n'est pas l'opposition parents/enfants, mais
l'opposition entre l'Ancien régime et le nouveau. La négation de la mère symbolise le
rejet de la génération de l'avant-Révolution française.
Sade souligne deux fautes commises par la mère : les droits qu'elle revendique sur
son enfant et l'éducation qu'elle lui a donnée.
Mme de Mistival — Eh quoi ![...] l'éducation que je lui ai donnée !
Dolmancé — Quant à l'éducation [...] nous sommes obligés de refondre
ici tous les principes que vous lui avez inculqués [...] vous lui avez parlé
de Dieu, comme s'il y en avait un ; de vertu, comme si elle était
nécessaire ; de religion, comme si tous les cultes religieux étaient autre
chose que le résultat de l'imposture du plus fort et de l'imbécillité du plus
faible [...]227
\
Dolmancé crie à la mère d'Eugénie : "Détrompez-vous, détrompez-vous
!"228.
c'est
le cri que Sade lance en direction de la génération de l'avant-Révolution française et
contre l'Ancien régime. L'auteur et ses personnages se débarrassent de la mère
d'Eugénie et le texte s'arrête là. Mais l'éducation d'Eugénie n'est pas encore
terminée, et pour elle, personnellement, le voyage à travers la réalité ne fait que
commencer.
Michel Delon parle de la "coupure révolutionnaire"229 entre Mme de Mistival, qui
reste absente, et les protagonistes, qui assistent au détournement de sa fille.
2 2 7
^
2 2 9
Sade, La philosophie dans le boudoir, op. cit., p. 550.
lbid.,p.551.
Michel Delon, "Sade thermidorien", dans Sade, écrire la crise, Belfond, 1983, p. 107
161
Antoine de Baecque, lui, parle de la "rupture entre l'homme ancien et l'homme
régénéré"230 et éclaire le thème de l'homme nouveau. Dans la Révolution française,
f
il existe des moments forts où l'homme nouveau est mis en avant. Baecque en
distingue quatre, déterminant chacun des modalités différentes de traitement de ce
même thème : "les propositions qui accompagnent la réunion des Etats Généraux,
la célébration de la prise de la Bastille ensuite, puis le débat autour de la
Déclaration des droits de l'homme, enfin les pamphlets de décembre 1789-janvier
1790 qui dressent une sorte de bilan de la première année de la Révolution."23i
Pour lui, l'homme nouveau est le fruit de la régénération qui est d'abord porteuse
d'une part de rêve : il s'agit d'imaginer le Français de demain, le Français du temps
de l'après.
Au-delà de la négation de la mère, s'affirme la génération de l'après-Révolution
française, sans doute la première génération de l'homme libre. Qu'est-ce que
l'homme libre ?
Dolmancé trouve au "Palais de rEgalité"232 une brochure intitulé « Français, encore
230 Antoine de Baecque, "L'homme nouveau", dans la revue Dix-huitième siècle, n° 20, PUF, 1988,
p. 200
231 lbid.,p. 196.
232 Bien évidemment le Palais de l'Egalité est un lieu réel. Mais représenté dans la littérature, a-t-il la
même signification que dans la réalité ? Notre réponse est négative. Dans La philosophie dans le
boudoir, le Palais de l'Egalité est le lieu symbolique où Dolmancé a trouvé le pamphlet "Français,
encore un effort si vous voulez être républicains".
A travers la chora (Julia Kristeva, La révolution du langage poétique, Seuil, 1974, p. 22-30), on peut
réfléchir au décalage entre la langue littéraire et la langue courante. Kristeva emprunte le terme de
"chora" au Timée de Platon pour désigner une articulation toute provisoire, essentiellement mobile,
constituée de mouvements et d e leurs stases éphémères. Elle distingue cette articulation incertaine
et indéterminée, d'une disposition qui relève déjà de la représentation et qui se prête à l'intuition
phénoménologique spatiale pour donner lieu à une géométrie. Pour Kristeva, la chora est un espace
où la pulsion et la signifiance se retrouvent. C'est-à-dire que, là, le sémiotique (en tant que modalité
psychosomatique du procès d e la signifiance, c'est-à-dire non symbolique mais articulant un
continuum) et le symbolique (un produit social du rapport à l'autre, à travers les contraintes objectives
constituées par les différences biologiques, entre autres sexuelles, et par les structures familiales
concrètement et historiquement données) se réunissent. A travers cette réunion entre le sémiotique
et le symbolique, l'homme qui a appris le langage peut profiter du monde des choses que le langage
un effort si vous voulez être républicains » (p. 489). C'est le lieu où Sade
bouleverse la religion et les mœurs, une métaphore de l'état égal, soit de l'état
républicain. Le palais de l'Egalité, c'est aussi le lieu symbolique où Sade présente
l'homme libre. Pourquoi Sade bouleverse-t-il la religion et les mœurs ? Pour que les
hommes deviennent républicains, c'est-à-dire des hommes libres.
Qui est l'homme libre que Sade présente ?
Avant de le présenter, Sade dénonce le système politique qui a réprimé le peuple, le
despotisme et la religion qui lui est liée. Il ne fait aucun doute à ses yeux que la
religion est le berceau du despotisme. Pourquoi ? Parce que, de tous les temps, il y
eut entre le despotisme et la religion une telle connexité qu'en détruisant l'un, on
doit saper l'autre, du fait que le premier servira toujours de loi à la seconde.
La Révolution est réussie, mais elle ne doit pas se contenter de briser les sceptres,
il lui faut encore pulvériser les idoles, car il n'y a jamais qu'un pas de la superstition
au royalisme. La preuve en est qu'un des premiers articles du sacre des rois était
le maintien de la religion dominante comme base du trône. Ce dernier étant abattu,
il reste à extirper tout ce qui en formait les appuis, en premier lieu la religion qui est
incohérente au système de la liberté.
Sade répète donc : "Français, l'Europe attend de vous d'être à la fois délivrée du
sceptre et de l'encensoir. Songer qu'il vous est impossible de l'affranchir de la
tyrannie royale sans lui faire briser en même temps les freins de la superstition
religieuse." (P. 492). Il sait que ces deux puissances sont trop intimement unies
représente. D'autre part, le langage et la vérité se lient à travers le procès de la signifiance dans la
chora. Comme la pulsion et le symbole se réunissent, là, la chose et le symbole se lient. Mais, la chora
qui a d e s énergies peut sortir du monde sémiotique ou du monde des pulsions pour le monde
symbolique. C'est la motilité de la chora.
A travers la chora telle que Kristeva la présente, nous pouvons voir le sémiotique et le symbolique
s'articuler. De ce point de vue, si le Palais de l'Egalité est bien un lieu réel, il est symbolique dans la
littérature. Le Palais de l'Egalité dans La philosophie dans le boudoir est donc à prendre comme une
métaphore de l'état égal et comme le lieu symbolique où Sade présente l'homme libre.
163
l'une à l'autre pour qu'en en laissant subsister une des deux on ne retombe pas
bientôt sous leur empire commun. Sade s'inquiète de la contre-révolution, certain
que les prêtres vont tout faire pour recouvrer la confiance et l'autorité qu'on leur a
fait perdre. Dans l'enfance de l'église chrétienne, ils n'avaient guère de pouvoir, mais
sont parvenus à une immense puissance par les moyens que leur fournissait la
religion, ils pourraient donc fort bien se relever. Sade demande qu'on anéantisse à
jamais tout ce qui peut détruire un jour l'état républicain.
Qu'est-ce que la base de la république ? C'est le système "de liberté et d'égalité"
(p. 491). Dans l'état républicain, il n'y a plus de religion liée au pouvoir, tous les
hommes sont libres et égaux.
L'homme libre doit faire son devoir. Mais Sade critique d'abord ce que de tous
temps on a considéré comme les devoirs de l'homme :
— ceux que sa conscience et sa crédulité lui imposent envers l'être suprême,
— ceux qu'il est obligé de remplir envers ses frères,
— enfin ceux qui n'ont de relation qu'avec lui.
Comme Sade critique la religion liée au pouvoir, il insiste sur la certitude où nous
devons être qu'aucun dieu ne se mêle de nous. L'égalité serait détruite par la
préférence ou la protection accordée à l'une des religions, et de la théocratie
réédifiée renaîtrait bientôt l'aristocratie. Que sont les nouveaux devoirs de l'homme
selon Sade ? Ce sont ceux qui le lient à ses semblables. Les crimes parfaits que
nous pouvons commettre envers nos frères sont la calomnie, le vol, l'impureté, le
meurtre aussi bien que la prostitution, l'adultère, l'inceste, le viol, la sodomie.
Comment comprendre ces valeurs que Sade présente ? Ce sont sans doute les
interdits moraux du XVIIIe siècle, mais pour Sade, il y a des raisons à cette
inversion des valeurs.
Premièrement, la connaissance de la nature. Sade dit que "maintenant que nous
sommes revenus sur tout cela de la foule d'erreurs religieuses qui nous captivaient
et que, plus rapprochés de la nature par la quantité de préjugés que nous venons
d'anéantir, nous n'écoutons que sa voix, bien assurés que, s'il y avait du crime à
quelque chose, ce serait plutôt à résister aux penchants qu'elle nous inspire qu'à les
combattre, persuadés que, la luxure étant une suite de ces penchants, il s'agit bien
moins d'éteindre cette passion dans nous que de régler les moyens d'y satisfaire en
paix." (P. 511.) Avec la connaissance de la nature, Sade accepte les différentes
passions de l'homme, et constate qu'il n'est aucune passion dans l'homme qui ait
plus besoin de toute l'extension de la liberté que la luxure.
Deuxièmement, Sade refuse que les lois puissent attenter à la vie humaine. "La loi
[...], toujours en opposition à la nature et ne recevant rien d'elle, ne peut être
autorisée à se permettre les mêmes écarts : n'ayant pas les mêmes motifs, il est
impossible qu'elle ait les mêmes droits." (P. 505.) La loi est le symbole de ce qui
réprime le peuple au XVIIIe siècle, elle est la nature de la raison qui le domine. Avec
les valeurs condamnées par l'Ancien régime, Sade attaque la loi et l'ancienne
morale.
Troisièmement, il y a un grand écart entre la condition de l'homme libre et celle du
peuple sous le despotisme. Sade dit donc : "je vais aller plus loin, et quelque
contraires que soient mes idées à nos coutumes actuelles, comme mon objet est
de prouver que nous devons nous presser de changer ces coutumes si nous
voulons conserver le gouvernement adopté." (P. 513.) La nouvelle république a
besoin d'un changement radical de mœurs pour survivre.
Sade bouleverse la religion et les mœurs. Il demande aux Français de devenir
républicains, c'est-à-dire des hommes libres parce que libérés de la religion, de la loi
de l'Ancien régime et de l'ancien morale.
Sade pose que l'égalité n'existe qu'entre les hommes libres. Comment comprendre
ce terme d'égalité ?
Dans sa description de la marche vers l'égalité des conditions, Tocqueville233
distingue trois formes : l'égalisation des statuts juridiques, qui permet à tous les
individus d'être également aptes à contracter, à acheter ou à vendre, à se
marier ; puis l'égalisation des droits politiques ; enfin l'égalisation des conditions
d'existence matérielle. La Constituante réalise pleinement la première,
imparfaitement la deuxième, pas du tout la troisième. Le jugement que la postérité
portera sur son œuvre dépendra donc des rapports qu'elle imaginera entre les
trois formes d'égalité. Tantôt elle verra dans les deux premières un brouillon, ou
une promesse, de la troisième : on passe alors des unes à l'autre par une simple
extension ou intensification de la revendication. Tantôt elle verra dans ces égalitéslà une ruse intéressée, soit consciente, soit inconsciente d'elle-même : l'égalité
formelle a été le moyen imaginé par les Constituants pour maintenir tout en la
camouflant l'inégalité réelle. On ne peut alors évidemment passer des unes, qui
renvoient à l'individu égoïste de la société bourgeoise, à l'autre. Tout au contraire :
l'inégalité sociale est l'autre versant de l'égalité politique.
Mona 0zouf234 mesure pour sa part l'originalité de l'égalité dans la devise
républicaine. A la différence de la fraternité, l'égalité n'est pas une vertu à cultiver.
A la différence de la liberté qui peut s'accommoder d'une définition négative,
l'égalité appelle une réponse positive à des question insistantes : égal à qui ? égal
233 François Furet et Mona Osout, Dictionnaire critique de la Révolution Française, op. cit., p. 7 0 1 702.
234 ibid., p. 710.
à quoi ? égal en quoi ? On saisit ici la difficulté de s'en tenir au droit égal des
hommes à des biens inégaux, on devine la fécondité de l'égalité formelle. L'égalité
formelle camoufle sans doute les inégalités réelles, mais elle ne les protège pas
longtemps. Elle met au contraire en évidence l'immense mensonge de la société par
rapport au principe sur lequel elle s'appuie. Elle introduit dans la vie sociale, ce que
Tocqueville a si bien compris, un genre de bouleversement infini. La grande affaire
du XIXe siècle va être de faire coïncider la réalité de l'égalité avec son annonciation
révolutionnaire.
Comment Sade utilise-t-il le terme de l'égalité ? Nous avons choisi d'examiner cette
notion sous les quatre aspects suivants :
— un gouvernement dont le but est l'égalité (La philosophie dans le boudoir,
p. 508),
— une parfaite égalité parmi les citoyens (p. 508),
— une égalité de tous en droit (p. 514),
— une société dont la liberté et l'égalité font les bases (p. 502).
La Déclaration des droits de l'homme adoptée le 26 août 1789, est remplacée par
une nouvelle dans la Constitution de 1793. On voit dans l'article 1 que "les hommes
naissent et demeurent libres et égaux en droits" ; dans l'article 6 que "tous les
citoyens étant égaux [...]". Il est évident que Sade était sous l'influence de ces
Déclarations lorsqu'il a écrit et publié La philosophie dans le boudoir en 1795. En
même temps, l'homme libre est une découverte politique qu'il a faite sous l'influence
de la Révolution française.
Comment Sade développe-t-il le concept de l'égalité ? Il utilise ce terme pour
présenter l'homme libre, c'est-à-dire le républicain, la génération de l'après-
Révolution française, l'homme nouveau libéré de la religion, de la loi de l'Ancien
régime et de l'ancienne morale. Comme Sade bouleverse la hiérarchie, elle n'existe
plus pour l'homme libre qui peut enfin découvrir la "réalité"235.
Il sera intéressant d'éclairer l'homme libre chez Sade par la conception qu'Helvétius
développe à travers son ouvrage intitulé De l'homme.
Le but d'Helvétius était de fonder une science des moeurs ayant la rigueur et la
clarté d'une science exacte, c'est pourquoi son discours est à la fois systématique
et militant. Cette science des mœurs ressemble plus à la géométrie, qu'Helvétius
appréciait particulièrement, qu'à ce qu'on appelle traditionnellement la morale.
Facile à comprendre et à apprendre, cette science a pour principe de base la
sensibilité physique, et son ambition est de faire découvrir "aux citoyens l'intérêt
qu'ils ont d'être vertueux"236. La vertu n'est pas innée, et on ne l'acquiert que par
intérêt, grâce à un apprentissage ou sous la contrainte. Pour Helvétius, l'être
humain est un animal, et son humanité est quelque chose qu'il acquiert avec
\
difficulté. Mais la meilleure législation et la meilleure éducation trouvent devant elles
un animal qui n'est pas toujours prêt à se laisser dompter. "L'habileté de l'écuyer
consiste à savoir tout ce qu'il peut faire exécuter à l'animal qu'il dresse ; et
235 Bechir Garbouj dit que "Français encore un effort signifie en clair que le moment est venu o ù
l'utopie trouvera à infléchir l'histoire. L'historien de la pensée de Sade aura donc à penser le boudoir
comme avancée théorico-pratique." ("L'infraction didactique : notes sur La philosophie dans le
boudoir", dans Dix-huitième siècle, n° 12, Ed. Garnier Frères, 1980, p. 229.) B. Garbouj voit chez
Sade l'utopie, non la réalité, comme Roger G. Lacombe qui définit cette utopie comme "un idéal de
société, un modèle de gouvernement qui n'existe nulle part" (Sade et ses masques, Payot, 1974,
p. 144-179). Béatrice Fink parle elle aussi de "l'utopie sadienne" ("Lecture alimentaire de l'utopie
sadienne", dans Sade, écrire la crise, Colloque de Cerisy, Belfond, 1983, p.175-191).
Pour nous, il n'est pas question d'utopie mais d e la réalité, et ce pour deux raisons. Premièrement, le
principal protagoniste de la Révolution française est le peuple. Après la Révolution, le peuple, qui était
au-dessous de la réalité politique, devient le maître qui dirige la nouvelle république. Deuxièmement,
jusqu'à la Révolution française, le peuple était en dehors de la réalité politique, et par la réussite de la
Révolution, il prend place au cœur de celle-ci. Ce que l'on retrouve dans La philosophie dans le
boudoir ce n'est donc pas une utopie, mais la réalité politique d'après la Révolution.
236 Claude-Adrien Helvétius, De l'homme, tome II, section X, ch. 7, Fayard, 1989, p. 911.
l'habileté du Ministre à connaître tout ce qu'il peut faire exécuter aux peuples qu'il
237
gouverne" . L'important est de faire parvenir l'animal humain à l'humanité.
Dans un premier temps, Helvétius affirme la neutralité et la passivité de l'individu
soumis à la loi, sans laquelle les notions du juste et de l'injuste n'ont pas de sens, ni
ne peuvent être acquises. "Né dans une île déserte, abandonné à moi-même, j'y vis
sans vice et sans vertu. Je n'y puis manifester ni l'un, ni l'autre. Que faut-il donc
entendre par ces mots « vertueuses » ou « vicieuses » ? Les actions utiles ou
233
nuisibles à la société" . Selon les pays et les sociétés, la vertu change de
définition, car c'est la législation qui établit les critères d'appréciation des actions
comme bonnes ou mauvaises, et qui les oriente dans le sens de l'intérêt public.
Selon Helvétius, "nul individu ne naît bon, nul individu ne naît méchant. Les hommes
sont l'un ou l'autre, selon qu'un intérêt conforme ou contraire les réunit ou les
divise"239. La méchanceté comme la bonté sont l'œuvre des lois. L'homme est
méchant lorsqu'il a intérêt à l'être, c'est-à-dire lorsque les lois l'entraînent vers le
vice au lieu de le pousser à la vertu en jouant de la menace de la punition et de la
\
promesse de la récompense. C'est la loi qui porte l'homme ; son action est
déterminante sur nous qui naissons indifférenciés et passifs, sauf sur deux points :
la recherche du plaisir et la crainte de la douleur.
2
"La philosophie de Helvétius est progressiste" **), en ce qu'elle nie toute fatalité,
naturelle ou surnaturelle, et reconnaît à l'homme la capacité de conduire sa propre
destinée.
Helvétius s'appuie sur la notion d'état sauvage pour fonder le système éducatif qui
2 3 7
Ibid., tome I, Introduction, ch. 2, p. 46.
2 3 8
Ibid, tome I, section II, p. 2 8 2 .
2 3 9
Ibid, tome I, section V, ch. 3, p. 465.
2 4 0
Jean Ehrard, L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle (1963) , Albin
Michel, 1994, p. 764-765.
permettra à l'homme d'acquérir son humanité, et le gouvernement sous lequel il
pourra s'épanouir. Il faut d'abord reconnaître l'animalité au fond de l'homme : il
apparaît à l'état sauvage comme un animal ambivalent à la fois "frugivore et
carnassier"24i. Dans la section II, et plus particulièrement dans le chapitre 8, "De la
sociabilité", Helvétius tente de prouver la neutralité fondamentale de l'homme, sa
passivité face aux déterminations extérieures, poursuivant son idée avancée au
début du livre : "Si je démontrais que l'homme n'est vraiment que le produit de son
242
éducation, j'aurais sans doute révélé une grande vérité aux nations" . Comme il
prête à l'homme une double nature physique, herbivore et Carnivore, il admet la
même ambivalence dans l'origine des sociétés humaines. "Ce que l'expérience nous
apprend à ce sujet, c'est que dans l'homme comme dans l'animal, la sociabilité est
l'effet du besoin. Si celui de se défendre rassemble en troupeau ou société les
animaux pâturants, tels que les bœufs, les chevaux, etc., le besoin d'attaquer,
chasser et combattre leur proie réunit pareillement en société les animaux
243
carnassiers tels que les renards et les loups" .
Tout ce qui fait la nature humaine est donné de l'extérieur, aucune tendance n'est
innée, tout est acquis. La sociabilité elle-même n'a rien de spontanée, elle est
forcée : "l'homme se multiplia, et pour vivre il fallut cultiver la terre. Pour l'engager
à semer, il fallait que la récolte appartînt à l'agriculteur"
244
— d'où la nécessité des
lois. La sociabilité résulte de la pression des circonstances, d'une contrainte
extérieure qui façonne tout autant les troupeaux d'herbivores pour se défendre que
les hordes de carnassiers pour attaquer.
Toutefois Helvétius ne soutient pas avec une totale rigueur son idée que rien n'est
2 4 1
Claude-Adrien Helvétius, De l'homme, tome I, section II, ch. 8, op. cit., p. 181.
2 4 2
Ibid, tome I, Introduction, ch.2, p. 45.
2 4 3
Ibid, tome I, section II, ch.8, p. 182.
2 4 4
Ibid, tome I, section II, ch.8, p. 181.
inné. Dans une petite note du chapitre 8 de la section II, traitant du problème de la
formation des sociétés, il écrit : "De ce que l'homme est sociable, on en a conclu
qu'il était bon. On s'est trompé. Les loups font société et ne sont pas bons"245. Ce
qui laisse penser que les loups sont méchants de nature. De même, l'homme dit
frugivore et carnassier au début du chapitre 8 de la section II, est défini au
chapitre 4 de la section V comme un animal carnassier et donc cruel : "Que nous
présente le spectacle de la Nature ? Une multitude d'êtres destinés à s'entredévorer. L'homme en particulier, disent les Anatomistes, a la dent de l'animal
carnassier. Il doit donc être vorace et par conséquent cruel et sanguinaire.
D'ailleurs la chair est pour lui l'aliment le plus sain, le plus conforme à son
organisation"246. La voracité et la cruauté semblent donc ici des qualité innées des
hommes, qui ont la dent carnassière des loups, elle est présentée comme
intrinsèque à leur constitution physique, et non acquises par leur éducation.
Ces distorsions ponctuelles mises à part, le traité De l'homme est tout entier écrit
\
pour montrer la puissance et la prévalence de l'éducation. C'est pour nous le point
de confrontation de Helvétius et de Sade qui développe La philosophie dans le
boudoir à travers l'éducation d'Eugénie. Pour Helvétius, les passions de l'homme ne
dépendent en aucune façon de la nature et de son organisation physiologique, elles
proviennent des circonstances de son éducation, alors que Sade pense à peu près
le contraire. Helvétius croit à la fabrication artificielle des esprits, tandis que Sade
pense que "la nature [agit] dans un homme plus fortement que l'éducation" (La
philosophie dans le boudoir, p. 301). Cette force supérieure, c'est pour Sade
l'instinct humain qui se manifeste, par exemple, sous forme d'idées de juste et
245 ibid, tome I, section II, ch.8, p. 181.
246 ibid, tome I, section V, ch. 4, p. 473.
d'injuste, idées présentes chez tous les hommes, qui ne peuvent être que le fruit de
la nature. Devant la nature en tant qu'instinct, l'homme n'a contre soi que les lois
de la civilisation qui lui imposent de dominer ses passions, c'est-à-dire la morale.
La nature que Sade présente est un concept qui vient de la philosophie des
Lumières. A travers le concept de la nature, Sade trouve l'homme libre qui
représentera la nouvelle république.
A travers le double jeu du texte de Sade, nous voyons que l'érotisme n'en est pas
l'unique élément, et que l'érotisme et la philosophie coexistent. Sade développe sa
réflexion sur la nature en trois directions : les lois de la nature, l'état naturel et la
nature en tant qu'instinct. Nous avons appelé cet ensemble la nature de la
déraison.
Pourquoi le mal, la cruauté, le meurtre, la luxure, l'inceste, la sodomie et le
libertinage sont-ils de l'ordre de la déraison ? Parce qu'ils sont immoraux au XVIIIe
siècle. Pourquoi le bouleversement de la religion, les mœurs, la hiérarchie, et la
présentation du peuple sont-elles aussi de cet ordre ? Parce qu'elles sont
politiquement impossibles au XVIIIe siècle. Avec la nature de la déraison, Sade
essaie de surmonter le XVIIIe siècle.
Avec la nature de la déraison, Sade bouleverse la religion, les mœurs et la
hiérarchie du XVIIIe siècle. Après la Révolution française, il veut que le monde change
profondément, que ce soit au niveau de la politique, de la société ou de la morale.
En même temps, il exhorte les Français à devenir tout à fait républicains. Car, après
la Révolution, la monarchie absolue, la religion liée au pouvoir et la hiérarchie sociale
n'existent plus. Il est évident que la philosophie des Lumières et la Révolution
française ont donné à Sade l'idée que tous les hommes sont libres et égaux devant
la nature. Avec la nature de la déraison, il parvient, en tant qu'adepte de la
philosophie des Lumières, à présenter l'homme libre dans la nouvelle république.
II. La nature chez Confucius
Kong tseu ou maître Kong (551-479 av. J . - C ) , dont le nom a été latinisé en
Confucius, est incontestablement le philosophe le plus marquant de toute l'histoire
chinoise. Son influence philosophique a dominé la Chine presque sans interruption
\
pendant deux mille cinq cent ans, et les cultures de tous les pays d'Extrême-Orient
en demeurent aujourd'hui encore profondément imprégnées.
Après s'être exilé à l'étranger pendant quatorze ans, Confucius est rentré dans
son pays où il a publié plusieurs livres. A la fin de sa vie, il a lancé un défi à la
connaissance anti-poétique en proposant un recueil de poèmes choisis sous le titre
du Shijing. Ce texte est erotique, et se situe donc en dehors du confucianisme
orthodoxe. Pour Confucius, c'est un changement épistémologique.
Le Ciel et l'homme constituent ensemble un sujet philosophique en Chine. Dans les
Entretiens de Confucius, il n'est question que du "Ciel en tant que n a t u r e l , t pour
e
comprendre « le Ciel et l'homme », il faut recourir au Shijing^ dans lequel il est
question de l'homme. L'homme que Confucius présente dans cet ouvrage est
l'homme libre, et à la fois l'homme debout devant la nature.
Les deux livres de Confucius qui retiennent ici notre attention sont donc les
Entretiens et le Shijing, car ils renferment sa conception du Ciel en tant que nature
et sa conception de l'homme libre.
Qu'est-ce que la nature chez Confucius ?
Dans cette deuxième partie, consacrée à cette question, nous allons étudier
d'abord le concept du Ciel. Ensuite, nous verrons la nature sans parole selon
Confucius et sa poétique. Celle-ci nous aidera à reconnaître l'homme libre dans les
poèmes du Shijing.
Dans le premier chapitre, nous étudions le Ciel à travers les Entretiens : le ciel
\
physique, le décret du Ciel, la Voie du Ciel et le Ciel en tant que nature. Nous
2 4 7 Fong Yeou-Lan dit que "Ciel est la traduction du mot chinois tien, que l'on traduit aussi parfois par
nature. Ni l'une ni l'autre de ces traductions n'est cependant tout à fait adéquate." ( Précis d'histoire de
la philosophie chinoise. Ed. Le Mail, 1992, p.204.) Il a à la fois raison et tort. Car Ciel et nature sont bien
les deux traductions du mot chinois tien, mais on ne peut simplement dire que le Ciel est la nature. En
fait, la nature est une des significations du Ciel.
Par ailleurs, pour François Jullien, Ciel est synonyme de nature et de réalité. (François Jullien, Eloge
de la fadeur, Editions Philippe Picquier, 1991, p.42-43.)
248
fê$3
Ce titre est rendu de diverses manières : Canon des poèmes (Paul Demiéville, Anthologie de la
poésie chinoise classique, Gallimard, 1962, p. 39) Che King (M. Granet , Féfes et Chansons
anciennes de la Chine, Albin Michel, 1982, p.4), Cheu King (S. Couvreur. Cheu King (1896), Kuang
Chi Presse.1966, p. III), Chi-King{G.V\l.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire , J.Vrin.1987,
p. 94), Le Classique de la poésie (André Lévy, Les entretiens de Confucius et de ses disciples, GFFlammarion, 1994, p. 33), Le Livre des Odes (Anne Cheng , Entretiens de Confucius, Seuil, 1 9 8 1 ,
p. 3 2 ; Henri Maspero, Le taoïsme et les religions chinoises (1971),Gallimard, 1985, p. 71), Poèmes
(P. Ryckmans, Les entretiens de Confucius, Gallimard. 1992, p. 15), et She King (J. L e g g e , The She
KingorThebookofPoetry(-\B7-\),
Ed.WenShih Che, 1971, p. 1).
Suivant le Dictionnaire des littératures de Larousse (p. 363), nous avons choisi l'appellation Shijing.
montrons que la nature est une des significations du Ciel. Ensuite, nous traitons de
la signification générale du Ciel et de celle du Ciel en tant que nature.
Dans le deuxième chapitre, nous nous intéressons à une question de Confucius : que
dit le Ciel ? Le Ciel, c'est-à-dire la nature, ne parle pas. Qu'est-ce que la nature
chez Confucius ? C'est la nature sans parole.
Dans les Entretiens, Confucius définit sa poétique : 1 ) Un poème est une pensée
pure sans tache. 2) Si on n'étudie pas les poèmes, on ne peut pas parler. 3) Il y a
trois fonctions poétiques essentielles : les poèmes suscitent des émotions ; ils
permettent de voir correctement les choses ; et donc de vivre parmi les hommes.
Dans le troisième chapitre, sur la base de cette poétique, nous essayons de
comprendre les poèmes du Shijing et d'y retrouver l'homme libre. Nous montrons
que l'homme libre représente librement ses désirs erotiques, et qu'il surmonte la
dure réalité.
1. La nature et le Ciel
Le terme traduit par « nature » est tzu jantu. Cette expression chinoise se trouve
aussi dans les textes taoïstes, mais elle signifie alors "propres voies"250 et "néant".
En chinois t/er)25i signifie Ciel ; ce terme recouvre le ciel physique, Dieu, le destin, le
jour, le temps et la nature.
249 g .<*
250 Lao-tzeu, La voie et sa vertu, présenté et traduit par Français Houang et Pierre Leyris, Seuil,
1979, p. 69.
251 x
Quelles sont les significations du terme Ciel ? Nous pouvons en distinguer cinq.
Premièrement, il s'agit du ciel physique. Dans l'expression le Ciel et la Terre qui
désigne l'univers
le Ciel est opposé à la Terre. En voici un exemple tiré des
Entretiens.
Confucius dit : Quel souverain peut égaler la grandeur de Yao ! Quelle
majesté ! Il n'y a de vraie grandeur que celle du « Ciel », et seul Yao
était à sa mesure. Si infinie était sa vertu que le peuple renonçait à lui
donner un nom. Quelle perfection marque ce qu'il a accompli, quelle
splendeur émane des rites qu'il a institués !252
Deuxièmement, c'est le Ciel qui domine et dirige le peuple, c'est-à-dire le souverain
du Ciel.
Troisièmement, c'est le décret du Ciel. C'est la loi naturelle, mise par le Ciel dans le
coeur de l'homme. En voici un exemple tiré des Entretiens.
\
Confucius dit : Le "jun
tze"253
a du respect pour trois choses : les
décrets du « Ciel », les hommes éminents et les paroles d'un Sage.
L'homme de peu ignore les décrets du « Ciel » et ne les redoute donc
pas. Il traite sans respect les grands hommes et outrage les paroles du
Sage.254
252 Confucius, Entretiens, Livre VIII, chapitre19.
253 Le jun tze ( f ? ^ ) est la figure typique que le confucianisme poursuit. On le traduit en français par
l'homme de bien (Confucius, Entretiens de Confucius, traduit par Anne Cheng, Seuil, 1981, p. 29) ,
l'homme de qualité (Confucius, Entretiens avec ses disciples, traduit par André Lévy, GF-Flammarion,
1994, p. 31), l'honnête homme (Confucius, Les entretiens de Confucius, traduit par Pierre Ryckmans,
Gallimard, 1987, p.13).
254 ibid., Livre XVI, chapitre 8.
Quatrièmement, c'est le Ciel éthique. Ce Ciel signifie l'essence de l'homme et des
choses. Ce sont les Voies du Ciel. On en trouve un exemple dans les Entretiens.
Zigong dit : L'enseignement de notre maître nous initie aux écrits et aux
rituels, mais sa vision de la nature humaine et de la Voie du « Ciel » nous
reste inaccessible.
255
Cinquièmement, c'est le Ciel en tant que nature. Le Ciel est "le Régulateur suprême
de l'Ordre naturel ; il est l'auteur non seulement du temps qu'il fait, mais du temps
tout court, non pas tout à fait de la durée pure, mais bien de la continuité des faits
de nature. Il est une projection divine, une réalisation de l'Ordre calendérique : à ce
titre, il apparaît comme une puissance souveraine et, par essence, unique."256 En
voici des exemples tirés des Entretiens.
Wangsun Jia a demandé : Maître, que pensez-vous de ce diction "Mieux
\
vaut adorer le fournil, que rendre culte à l'autel" ? Confucius dit : C'est
faux. Quand on a offensé le « Ciel », à quoi bon prier encore ?
2 5 7
Confucius a rencontré Nanzi, Zilu manifestait son déplaisir. Confucius a
alors fait cette déclaration : Si j'ai fait quelque chose d'inconvenant,
2
puisse le « Ciel » le maudire, puisse le « Ciel » le maudire ! 58
Confucius dit : C'est le « Ciel » qui a fait naître en moi la force de la
255 [bld.. Livre V, chapitre13.
256 Marcel Granet, La religion des Chinois (1989), Albin Michel, 1998, p. 74.
257 Confucius, Entretiens, Livre III, chapitre13.
258 ibid., Livre VI, chapitre 26.
vertu. Que peut sur moi un Huan Tui
?259
Menacé de mort à Kuang, Confucius dit : Après la mort du roi Wen, sa
culture ne devait-elle par vivre encore ici, en moi ? Si le « Ciel » avait
voulu enterrer cette culture, plus personne n'aurait pu se réclamer d'elle
comme je le fais. Or, si telle n'est pas l'intention du « Ciel », qu'ai-je à
craindre des gens de Kuang
?260
A la mort de Yan hui, Confucius dit : Hélas, le « Ciel » m'anéantit, le
« Ciel » m'anéantit.26i
Confucius dit : Personne ne me connaît !
Zigong dit : Pourquoi personne ne vous connaît-il ?
Confucius dit : Je n'accuse pas le « Ciel », je ne blâme pas les hommes.
J'étudie ici-bas, et je suis entendu d'en haut. Seul le « Ciel » me
connaît.262
Nous avons vu les cinq significations du Ciel. Si nous exceptons la référence au ciel
physique, il y a d'une part le Ciel comme Dieu personnifié (deuxième signification),
d'autre part le Ciel comme réalité impersonnelle ou idée immanente (troisième,
quatrième et cinquième significations). Mais, l'immanence du Ciel ne signifie pas
l'absence de transcendance, car la manifestation immanente qui apparaît dans la
nature et l'homme provient du Ciel transcendant.
2
5
9
Ibid., Livre VII, chapitre 22.
2
6
0
Ibid., Livre IX, chapitre 5.
2 6 1
Ibid., Livre XI, chapitre 8.
2 6 2
Ibid., Livre XIV, chapitre 36.
Quelle est la signification générale du Ciel ?
Premièrement, le Ciel est la base, l'origine de tout ce qui existe, c'est l'ancêtre de
l'humanité. Il n'y a ni théorie de la création ni lois de l'univers dans les livres du
confucianisme, mais il est évident que le Ciel est considéré comme la source
première de toute chose. Cela étant, il est différent du Dieu du christianisme
créateur du ciel et de la terre, et de Dieu en tant que substance transcendante. Le
Ciel est divin au sens panthéiste, en ce qu'il rend possible l'existence de toute chose.
Le Ciel n'est pas cet être transcendant qui aurait créé le monde à partir du néant,
tout en restant hors de sa création, mais il est la totalité du monde et l'origine des
choses. Le Ciel dirige le monde, il en définit l'ordre moral ; il aide l'homme qui a bon
cœur, mais punit celui qui a mauvais esprit. Le Ciel n'est pas un être doué de
personnalité, mais il agit comme s'il l'était.
L'aspect panthéiste du Ciel suggère clairement son immanence. En tant qu'il crée
l'humanité et les choses, le Ciel est transcendant, et en tant que principe de
l'univers, il est immanent. Pour les anciens Chinois, tout, y compris l'homme, provient
\
du Ciel. Voici un exemple de cette idée tiré de Meng Tseu.
Dans le Chou King, [il est] dit : Le Ciel, en donnant l'existence aux
hommes ici-bas, leur constitue des princes et des précepteurs, dont il fait
les ministres, les aides du souverain seigneur, et auxquels il accorde des
marques d'honneur particulières dans tout l'empire. Le sort du coupable
et celui de l'innocent dépendent de moi seul [ . . . ] 2 6 3
Dans Meng Tseu, un passage confirme que le Ciel est l'ancêtre de l'humanité.
2 6 3
Meng Tseu, Meng Tseu, dans Les Quatres Livres, traduit par S. Couvreur, Ed. Ho Kien Fou,
1890, p. 3 3 0 .
Le Ciel, en créant le genre humain, a voulu que ceux qui parviendraient les
premiers à la connaissance des principes de la sagesse, les
enseignassent à ceux qui devraient les connaître plus tard ; et que ceux
qui les comprendraient les premiers, les fissent comprendre à ceux qui
devraient les comprendre plus tard. Je suis de ceux qui les ont compris
les premiers ; je vais les enseigner aux autres. Si je n'enseigne pas les
autres, qui les enseignera ?
2 6 4
Le Ciel en tant qu'ancêtre de l'humanité dirige les hommes sans distinction entre
ceux qui ont bon cœur et ceux qui ont mauvais esprit. Le bien et le mal coexistent
dans le monde. On croit que le bien et le mal envoie l'homme dans le monde. Qu'estce que le Ciel ? C'est sans doute "un principe d'harmonisation continuels.
Deuxièmement, le Ciel est la base de l'ordre de l'univers et la puissance qui maintient
cet ordre. L'ordre de l'univers repose sur deux principes. L'un est le principe de
\
nature ; l'autre, le principe moral. Avec ces deux principes, l'homme respecte la
grandeur du Ciel.
Dans le ChouKing, il est écrit que le Ciel a donné neuf catégories au père d'Iu. Ces
neuf catégories constituent l'ordre de la nature et l'ordre de la société humaine.
Pour l'ordre de la nature il est précisé que
L'eau, le feu, les métaux, le bois, la terre et les grains réclament les soins
du prince. La réforme des mœurs, l'acquisition des objets nécessaires,
les moyens de se procurer les commodités de la vie doivent être
2 6 4
Ibid., p. 528.
2 6 5
François Jullien, Dialogue sur la morale, Grasset, 1995, p. 52.
181
harmonieusement réglés. Les travaux exigés par ces neuf choses doivent
être accomplis avec ordre.266
Dans l'ordre de l'univers, il y a aussi l'organisation de la société humaine et les
dispositions relatives à l'action de l'homme. Dans le Chou King, il est écrit :
C'est le ciel qui a établi les lois des cinq relations sociales ; c'est à nous
de travailler à l'observation de ces cinq lois, et elles seront en vigueur.
C'est le ciel qui a réglé les usages propres aux cinq rangs de la société ;
c'est à nous de travailler à l'observation de cinq sortes d'usages, et ils
seront bien observés. Respectons et observons de concert (ces lois et
ces usages), et l'harmonie des passions et des sentiments régnera dans
tous les cœurs, c'est le ciel qui met en charge les hommes vertueux ;
oh ! les cinq sortes de vêtements, les cinq sortes de décorations doivent
les distinguer ! C'est le ciel qui punit les coupables : oh ! les cinq grands
\
châtiments et leurs cinq applications doivent être en usage ! Oh ! les
affaires publiques ne doivent-elles pas être l'objet de tous nos
efforts 1267
L'essentiel dans ce paragraphe est que le Ciel a établi les cinq relations sociales.
Conformément â leurs actions, le Ciel donne du plaisir aux hommes vertueux, et
punit les coupables. L'empereur qui est le fils du Ciel respecte ces lois en
promulguant les décrets du Ciel.
Que sont les cinq relations sociales ? Selon la lecture que Hegel fait du Chou King,
266 Chou King, traduit par Séraphin Couvreur, Ed. Ho Kien Fou, 1897, p. 35.
267 |bid., p. 47- 48.
ce sont les devoirs réciproques "1) de l'empereur et du peuple, 2) du père et des
enfants, 3) du frère aîné et du cadet, 4) de l'époux et de l'épouse, 5) des amis."268
Ces cinq relations sociales sont évidemment la base de l'éthique confucéenne.
Qu'est-ce que le Ciel ? C'est sans doute "le fondateur de la nature humaine".269
Comment comprendre le Ciel en tant que nature ?
"Du Ciel naît l'homme"270 peut-on lire dans le Shijing, c'est-à-dire l'homme vient de
f
la nature. L'homme doit respecter le Ciel comme son origine. Le Ciel est
transcendance au-dessus de l'homme, immanence au fond de son cœur ; il est
omniprésent. Mais, "les opérations du Ciel ne sont perçues ni par l'ouïe ni par
rodorat".27i il y a un ciel bleu que l'on peut voir ; et il y a un autre Ciel que l'on ne
peut sentir, mais que l'on peut découvrir dans son cœur. Celui-ci dirige le monde.
Pour l'homme qui en vient, le Ciel est un être unique, et le plus grand de tous les
êtres. Il dépasse l'homme et toute chose, il est l'Etre suprême qui dirige le destin de
l'homme.
\
La conception de la nature du taoïsme est l'antithèse de celle du confucianisme. Le
taoïsme voit que la bienveillance, la justice et la pratique des rites sont des actes
intentionnels de l'homme. Il demande donc de laisser toute culture, et de retourner
à la nature (la Voie du Ciel). Puisque tout vient du néant, le néant est plus précieux
que l'être. Pour le taoïsme, la culture est l'être, la nature le néant ; il y a là un
jugement de valeur. La nature est l'état idéal, bien ordonné, sans lois ni morale.
C'est que les lois parfaites sont dans la nature elle-même. En désaccord avec le
confucianisme, le taoïsme dit que "la Voie du Ciel étant sans préférence propre,
268 G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, J.Vrin, 1987, p. 96.
269 François Jullien, Procès ou Création, Seuil, 1989, p. 137.
270 Da Ya, « Tcheng Min », dans Confucius, Shijing, n° 260.
271 Qa Ya, « Wenn Wang », dans Confucius, Shijing, n° 235.
183
comble toujours l'homme de bien."272
Contrairement au taoïste, le confucianiste respecte le Ciel. Car l'homme vient du Ciel,
c'est-à-dire de la nature. A travers l'étude et la pratique de la morale, Confucius
conçoit le monde où le Ciel en tant que nature voit l'homme, quand l'homme se tient
debout devant cette nature.
Nous avons examiné les cinq significations du Ciel, sa signification générale et le Ciel
en tant que nature. Comme on le voit, ces significations sont nombreuses, mais
c'est la dernière qui retient notre attention. Qu'est-ce que le Ciel en tant que nature
chez Confucius ? C'est ce que nous allons voir immédiatement.
2. La nature sans parole et la poétique de Confucius
\
En Chine, le concept de la nature est une des significations du Ciel, très présent
chez Confucius.
Confucius dit : Je ne vais plus parler.
Zigong dit : Si vous ne parliez plus, qu'est-ce que nous pourrons encore
transmettre ?
Confucius dit : Que dit le ciel ? les quatre saisons se succèdent, et les
cent créateurs naissent. Que dit le ciel
272 |_ao-tzeu, La voie et sa vertu, op. cit.,p. 177.
273 Confucius, Entretiens, Livre XVII, chapitre 19.
184
?273
Que dit le ciel ? Le Ciel, c'est-à-dire la nature, ne parle pas. La langue est créée par
l'homme ; la nature, changeante selon les saisons, crée de nombreux êtres vivants
et les fait flétrir. Comment peut-on haïr la nature et la calomnier avec le langage
humain ? Pour Confucius, la langue est un instrument que l'homme fabrique
intentionnellement. La question « que dit le ciel ? » qu'il pose à son disciple,
manifeste son mécontentement face à ce qui peut abîmer la nature, la langue, par
exemple. Il avertit que la langue est anti-naturelle.
« Que dit le ciel ? » souligne que la nature ne parle pas : c'est la nature sans
parole.
Dans les Entretiens, il n'est question que de la nature sans parole, et non de
l'homme qui existe dans la nature ; d'où l'importance du Shijing qui, lui, traite de
l'homme. Pour comprendre la nature chez Confucius, il faut d'abord prendre
conscience du fait que les Entretiens et le Shijing vont de paire : le concept de la
nature est dans le premier, l'homme dans le deuxième.
\
Pourquoi les Entretiens et le Shijing vont-ils de paire ? Il y a deux raisons.
Premièrement, dans la philosophie chinoise en général et plus encore dans le
confucianisme, le Ciel et l'homme sont traditionnellement deux aspects inséparables
du même sujet. Avec les trois canons du confucianisme, la conception confucéenne
du Ciel et de l'homme a été fixée ; les quatre livres en présentent le développement
de Confucius à Mencius. On peut donc dire que l'histoire du confucianisme est celle
de la compréhension du Ciel et de l'homme.
Deuxièmement, les Entretiens sont un livre éthique. Confucius y présente le concept
de la nature à travers le Ciel, mais sans traiter de l'homme qui pourtant va de
paire avec le Ciel. L'homme est en revanche au cœur du Shijing, et c'est la raison
pour laquelle ce livre et le précédent sont inséparables.
La nature chez Confucius ne parle pas. La nature sans parole est une vision de la
nature qui s'accorde avec la poésie qui commence à partir du silence, il est donc
normal que l'on trouve l'homme qui s'accorde avec la nature sans parole dans les
poèmes du Shijing.
Comment comprendre les poèmes du Shijing ?
27
Les poèmes du Shijing sont des "paroles" * de "chansons d'amour"275 dont la
musique est aujourd'hui perdue. En lisant les Entretiens, on comprend que Confucius
aimait beaucoup la musique et que cela a été déterminant dans son choix des
poèmes qu'il a rassemblés dans le Shijing. Cet amour de la musique se manifeste à
plusieurs reprises dans les Entretiens.
Lorsqu'il a entendu la musique Shao au pays de OJ, Confucius a oublié le
goût de la viande pendant trois mois. "Je n'ai jamais imaginé que la
musique puisse atteindre un tel degré de perfection," dit-il.276
Confucius dit au maître de musique de Lu : On peut comprendre la
musique. Au départ, tous les instruments jouent à l'unisson. Puis chacun
d'eux se dégage dans toute sa pureté, et ceci en un accord parfait avec
les autres, soutenu jusqu'à la fin.277
2 7 4
Ces Odes [...], ce sont là les expressions les plus anciennes de la veine poétique en Chine,
d'abord orales, puis remaniées ou chantées, gardant en cela leur caractère d'odes a proprement
parler. (Anne Cheng, "Confucius, poète ?" dans Le Magazine littéraire, n° 242, mai 1987, p. 22.)
2 7 5
Marcel Granet, Fêfes et Chansons anciennes de la Chine,op. cit., p. 4.
Dictionnaire français de la langue chinoise, Institut Ricci-Kuang Chi Press, 1990, p. 835.
2 7 6
2 7 7
Confucius, Entretiens, Livre VII, chapitre 13.
Ibid., Livre III, chapitre 23.
Quand Confucius chante en compagnie, si quelqu'un chante bien, il lui
demande de recommencer, puis il l'accompagne.278
Ces trois passages nous donne une image de Confucius jouissant de la musique.
Qu'est-ce que la musique pour lui ? Selon les Entretiens (Livre VIII, chapitre 8),
l'homme s'éveille à la lecture des poèmes, s'affirme par la pratique du rituel, et
s'accomplit dans l'harmonie de la musique. Pour Confucius, la musique purifie
l'intérieur de l'homme.
Confucius dit : Si un homme est dépourvu de ren, que lui servent les
rites ? Si un homme est dépourvu de ren, que lui sert la musique
2 7
? 9
On doit faire de constants efforts pour rester maître de soi, et apprendre le ren
par l'expérience ; par les rites, on s'occupe de soi ; et grâce à la musique, on peut
avoir bon cœur. Pour Confucius, à quoi sert la musique ? A l'accomplissement de
l'homme. Quand son disciple lui demande de définir l'homme accompli, Confucius
répond qu' "avec la musique, on pourrait être considéré comme un homme
accompli."280 C'est que la musique ouvre sur le monde de la poésie.
Il faut souligner que le Shijing n'est pas un recueil de poèmes écrits par Confucius,
mais choisis par lui ; les Mémoires historiques de Si-ma
2 ?
et les Entretiens
8 Ibid., Livre VII, chapitre 3 1 .
2 7 9
2 8
QIAN281
Ibid., Livre III, chapitre 3.
0 Ibid., Uvre XIV, chapitre 13.
2 8 1
Si-maQian, Mémoires historiques, volume IV, Ed. Chung Hua, 1973, p. 1936.
Edouard Chavannes, Les mémoires historiques, traduction française, v o l u m e V, A d r i e n Maisonneuve, 1967 p. 398 ; Marcel Granet, La pensée chinoise(1984). Albin Michel, 1988, p. 387.
D'après le Dictionnaire français de la langue chinoise (p. 835), Shih Ching, Le livre d e s Odes o u
Classique de la poésie, est un recueil de 305 pièces de vers, chansons d'amour ou hymnes religieux,
classées en quatre parties, qui auraient été choisies par Confucius.
l'attestent de concert.
Il y a une polémique possible sur le fait que Confucius n'a pas écrit le Shijing, mais
seulement choisi et rassemblés en un volume des poèmes sous ce titre. Cela
n'empêche la tradition orientale de considérer le Shijing comme un ouvrage à part
entière de Confucius, comme l'expression de sa pensée au même titre que s'il avait
rédigés ces textes de sa main. Cela se comprend à travers la philosophie de
Confucius elle-même, car cette philosophie se fait sans écrits.
Quels sont les piliers de la philosophie de Confucius ? Ce sont le "sans-savoir" 282 et
le "goût de l'étude"283. Confucius dit : "je ne prétends pas être né avec le savoir.
C'est dans ma passion pour les Anciens que je le puise avec ardeur" (Entretiens,
Livre VII, chapitre 19) ; et "Est-ce que j'ai du savoir ? Sans savoir ! Mais vienne
l'homme le plus humble me poser une question, je suis prêt, sans y avoir
nécessairement réponse, à l'envisager sous tous les angles jusqu'à en épuiser la
matière" (ibid., Livre IX, chapitre 7). Ce sans-savoir de Confucius ne signifie pas
l'ignorance complète en laquelle se trouve l'homme n'ayant aucun savoir, mais
signifie que l'homme n'a pas le savoir parfait.
L'homme n'a pas de savoir sur l'étrange, sur les mauvais esprits, sur la force brute
et les actes contre la nature. Donc, Confucius n'en a jamais parlé (Livre VII,
chapitre 20). Mais les intellectuels de son époque ne reconnaissaient pas la limite du
savoir. Ils étaient dans l'illusion de posséder le savoir parfait ou le savoir universel.
Pour contrer la mauvaise foi des intellectuels, Confucius a développé la notion de
sans-savoir. A travers un dialogue, on peut voir un exemple du sans-savoir de
Confucius : "Zilu, veux-tu que je te dise ce qu'est le savoir ? Dire que l'on sait quand
282
283
&
S
on sait, et que l'on ne sait pas quand on ne sait pas. C'est là le vrai savoir." (Livre
II, chapitre 17.) Confucius a étudié non seulement la philosophie, mais aussi l'action
sur la base du sans-savoir. Il distingue sa position de celle de ses contemporains
selon la manière de développer le sans-savoir : "Il y a bien ceux qui, sans posséder
le savoir, agissent à tort et à travers : je n'en suis pas. Il me faut écouter
beaucoup pour en prendre bonne note : c'est là le second degré du savoir." (Livre
VII, chapitre 27.)
Confucius a pris conscience de la limite du savoir, et essayé de la surmonter avec le
sans-savoir. La volonté de Confucius de poursuivre le sans-savoir est le point de
départ de son goût de l'étude. Grâce à l'éveil qu'il a trouvé par le sans-savoir,
Confucius ne se présente pas comme un saint ou un grand
sage284
détenteur du
savoir parfait : "je ne suis ni le saint ni l'homme de ren, et je ne saurais y
prétendre. Tout ce que je puis dire, c'est que j'y tends de toute mon âme, sans me
lasser jamais d'enseigner [...]" (Livre VII, chapitre 33) ; "je transmets
l'enseignement des anciens, sans rien créer de nouveau, car il me semble digne de
\
foi et d'adhésion [...]" (Livre VII, chapitre 1).
Par ailleurs, il confie : "il y a trois choses dans la voie du jun tze, dont je suis
encore incapable : le ren, qui chasse toute inquiétude, la sagesse qui dissipe toute
incertitude et la bravoure qui libère de toute crainte [...]" (Livre XIV, chapitre 29) ;
et il s'inquiète : "connaître la vertu sans la cultiver, accumuler les études sans les
approfondir, entendre parler du Juste sans le pratiquer, voir ses propres défauts
sans y remédier, c'est bien là ce qui me préoccupe ! " (Livre VII, chapitre 3).
Ainsi, Confucius a aimé étudier. Il proclame son goût de l'étude, tout en indiquant
2 8 4
Dans le livre "La crise de la conscience européenne (1961)" (Fayard, 1995), Paul Hazard a raison
de dire que "la nature humaine était venue du Ciel très pure et très parfaite" (p. 19). Par contre, il a tort
d'écrire que Confucius "disait s o u v e n t , tel un prophète..." (p. 19). Car Confucius ne s e présente
jamais comme un prophète, cette notion étant tout à fait étrangère à sa philosophie.
189
qu' "apprendre, c'est vivre dans la hantise de ne jamais atteindre son but et de
perdre ce que l'on a déjà gagné" (Livre VIII, chapitre 17). De lui-même, il dit : "dans
un hameau de dix foyers, vous êtes sûr de trouver quelqu'un comme moi, loyal et
digne de foi, mais qu'il y en ait d'aussi désireux d'apprendre, je ne le pense pas"
(Livre V, chapitre 27) ; et encore : "il m'est arrivé de rester tout le jour sans
manger et toute la nuit sans dormir, afin de me vouer à la méditation : sans
résultat. Mieux vaut encore l'étude" (Livre XV, chapitre 30).
Confucius met sans cesse l'accent sur le goût de l'étude : " le jun tze mange sans
se gaver, vit sans grand confort. Il est diligent dans ce qu'il fait, prudent dans ce
qu'il dit, et tâche de ce réformer auprès de ceux qui possèdent la Voie. Tel est
l'homme mû par un désir d'étudier" (Livre I, chapitre 14).
Pour Confucius, le jun tze doit avoir le goût de l'étude, car s'il ne l'a pas, ses vertus
se changent en vices. Sur ce point, Confucius dit à un de ses disciples :
[...] Sans le goût de l'étude, toute déformation est possible : l'amour du
ren devient simplesse, l'amour du savoir superficialité, l'amour de
l'honnêteté préjudice, l'amour de la droiture intolérance, l'amour de la
bravoure insoumission, enfin l'amour de la rigueur devient fanatisme.285
Confucius ne prétend jamais être un saint, un grand sage ou un écrivain, mais
s'affirme constamment comme un homme conscient du sans-savoir, et qui a par
dessus tout le goût de l'étude.
A travers le sans-savoir et le goût de l'étude de Confucius, nous saisissons
pourquoi il n'a pas écrit de livres, mais transmis l'enseignement des Anciens sans
rien créer de nouveau. C'est là toute la philosophie de Confucius.
2 8 5
Confucius, Entretiens, Livre XVII, chapitre 8.
Dans cette perspective, nous comprenons que le Shijing, fait de textes dont
Confucius n'est pas l'auteur direct, est un des canons de confucianisme. Si
Confucius n'avait pas pensé, ordonné et confectionné le Shijing, ce recueil ne serait
pas un des canons de confucianisme. Dans le Shijing, la trace des mains de
Confucius et de sa philosophie est indéniable.
Confucius a séjourné à l'étranger pendant quatorze ans, à la recherche d'un
souverain éclairé qui aurait pu lui fournir l'occasion de mettre sa théorie politique en
pratique. Au terme de longues et aventureuses pérégrinations, il se rendit compte
que cette chance ne lui serait jamais accordée ; la meilleure chose qu'il lui était
donné de faire était de retourner dans son pays afin de transmettre son
enseignement à la nouvelle génération.
Confucius, en voyage au pays de Chen, dit : Rentrons à la maison,
rentrons à la maison ! Nos petits jeunes gens sont bouillants
d'ambition ; ils ont de l'étoffe, mais ne savent pas quel parti en tirer.286
Ce n'est qu'après mon retour de Wei à Lu [son pays] que la musique
rituelle fut rectifiée, Ya et Song (le Shijing) remis à leur place.287
C'est donc dans sa soixante-huitième année que Confucius revient à Lu, cinq ans
avant sa mort. A son retour, il abandonne la politique idéale, et publie le Shijing, les
Documents historiques, les Rites, la Musique, les Annales, et le Livre des mutations.
L'important, à ses yeux n'est pas de créer, mais d'assurer la transmission entre les
2 8 6
2 8 7
Confucius, Entretiens, Livre V, chapitre 22.
Ibid., Livre IX, chapitre 14.
générations.
Comment le Shijing est-il composé ?
Le Shijing original comprenait plus de trois mille poèmes, parmi lesquels Confucius en
a choisi trois cent cinq. De là le Shi fut républié sous le nom de Shijing, ce qui signifie
"Canon de la poésie"288. Le Shijing se divise en quatre parties :
A. Guo Fengï& : Poèmes du peuple provenant de diverses principautés de la Chine,
B. Xiao Ya : Poèmes pour les cérémonies ordinaires,
C. Da Ya : Poèmes pour les cérémonies solennelles,
D. Song : Eloges.
Qu'est-ce que la poétique de Confucius ?
Bien que Confucius soit un moraliste considéré comme un grand sage en ExtrêmeOrient, le Shijing est une œuvre érotique290. Après la mort du maître, le néoconfucianiste Zhu Xi désignait ce recueil par des titres comme "La chanson du
débauché"29i ou "L'histoire où l'homme et la femme s'amusent ensemble"292.
Pourtant, Confucius affirme, dans ses Entretiens, que les poèmes du Shijing
2 8 8
François Martin, "Le Shijing, de la citation à l'allusion : la disponibilité du sens", dans Le travail de
la citation en Chine et au Japon, PUV, 1995, p. 13.
François Jullien traduit de manière erronée Guo Feng par "vents de pays" (Le détour et l'accès,
Grasset, 1995, p.74). En effet, si Feng a pour équivalent littéral "vent", sa signification est "style" ;
Guo Feng signifie donc "style des pays".
II y a eu beaucoup de polémiques sur la débauche du Guo Feng, puisque le contenu de ces
poèmes ne correspond pas a la morale confucianiste orthodoxe. A la suite du néo-confucianiste Zhu
Xi (1130-1200) qui le premier a dénoncé la débauche du Guo Feng, certains confucianistes ont
même voulu retirer cette partie du Shijing. A notre époque, Marcel Granet l'appelle "Chansons
d'amour", ainsi que le Dictionnaire français de la langue chinoise publié à Taiwan (p. 835 ). Malgré tout,
l'opinion que le Shijing est une œuvre erotique demeure minoritaire.
2 8 9
2 9 0
Zhu Xi, Explications du Shijing ( f| M'M ). volume III, Ed. Jinling Shuju, 1875, p. 2 et 7.
2 9 2
B1£*£HI
Ibid., p. 5.
enferment "une pensée pure sans
tache"293.
Confucius dit : Le Shijing compte trois cents poèmes, mais l'essentiel se
ramène à un mot : une pensée pure sans tache.294
Qu'est-ce qu'une pensée pure sans tache ?
En voyage pendant quatorze ans, Confucius n'a pu abandonner son rêve d'une
politique idéale. Après son retour à Lu, pourquoi s'est-il intéressé à la poésie et a-til publié un recueil de poèmes ? Sur les trois cent cinq poèmes qui composent le
Shijing, cent soixante sont des poèmes du plaisir sexuel, difficilement acceptables
pour les confucianistes, puisque la morale et le plaisir sexuel ne peuvent guère
s'accorder. Pourquoi Confucius affirme-t-il qu'ils expriment une pensée pure sans
tache ? C'est un problème qui tourmente les confucianistes depuis deux mille cinq
cents ans. Pour nous ici, l'important est que grâce à ces poèmes, la culture du
plaisir sexuel ait pu survivre dans la Chine antique, et que Confucius ait fait lui-même
\
ce choix décisif. En cette matière, la poésie n'est pas qu'un simple monde de mots,
mais une réalité de la vie humaine. Les mots distinguent les choses du monde
vivant, la beauté et la laideur, le bien et le mal ou encore la récompense et la
punition. Les poèmes représentent la réalité de la vie. Mais le plaisir sexuel est un
aspect de la vie qu'aucun mot ne peut transcrire. A l'époque des Printemps et
Automnes (722-481, av. J . - C ) , où les batailles et les crises politiques étaient
293
Confucius, Entretiens, Livre II, chapitre 2.
Cette expression est traduite de diverses manières : "N'avoir que de bonnes pensées" (Cheu King
(1896), traduit par S . Couvreur, Kuang Chi-Press, 1966,p. V), "Penser droit" (Les entretiens de
Confucius et de ses disciples, traduit par André Lévy, GF-Flammarion, 1994, p. 35 ; Les entretiens
de Confucius, traduit par P. Ryckmans, Gallimard, 1987, p. 16), "Sans jamais dévier" (Entretiens de
Confucius, traduit par Anne Cheng, Seuil, 1981, p. 33), et "Have no depraved thoughts" (The
analects of Confucius, traduit par Pan Fuen et Wen Shaoxia, Qi Lu Press, 1993, p.11).
Confucius, Entretiens, Livre II, chapitre 2.
2 9 4
incessantes, on s'aimait, on se quittait et on chantait des poèmes célébrant le
plaisir sexuel. Ce fut pour Confucius âgé de soixante-huit ans, une découverte
étonnante.
Zigin demande à Boyu, le fils de Confucius : Votre père ne vous a-t-il pas
enseigné autre chose qu'à nous, disciples ?
Boyu : Pas du tout. Un jour qu'il était seul et que je traversais la cour en
passant le pas, il m'a demandé si j'avais étudié les poèmes du Shijing. Je
lui ai répondu que non. Il m'a dit : Comment peut alors parler celui qui ne
les a jamais étudiés ? Je me retirais et me mis à l'étude du Shijing.^
Confucius demande à son fils Boyu : As-tu bien étudié le Zhou Nan et le
Xiao Nan ? Car, ne pas posséder à fond ces deux parties, c'est se tenir
le nez contre un mur !296
\
Pour Confucius, celui qui n'a pas étudié les poèmes du Shijing ne peut parler, et se
tient le nez contre un mur. C'est pourquoi il met l'accent sur l'étude de ce recueil.
Confucius dit : Mes enfants, aucun de vous n'étudie le Shijing, pourquoi ?
Le Shijing permet de susciter les émotions, de voir correctement les
choses, de vivre alors parmi les hommes, d'exprimer ses doléances. Il
aide à mieux servir ; servir chez soi ou à la Cour, servir son père ou son
prince. Enfin, il fait connaître bien des noms d'oiseaux, de bêtes, de
plantes et d'arbres.297
2 9 5
Ibid., Livre XVI, chapitre 13.
2 9 6
Ibid., Livre XVIII, chapitre 10.
2 9 7
Ibid., Uvre XVII, chapitre 9.
A travers ce propos, on retrouve quelles sont selon Confucius les fonctions
poétiques. Dire que « les poèmes suscitent des émotions » signifie qu'ils nous font
ressentir beaucoup d'intérêt pour les choses. Etudier des poèmes, c'est s'intéresser
aux choses. La relation entre la poésie et le plaisir qui apparaît à chaque moment
important des Entretiens, nous affecte aujourd'hui d'une manière nouvelle. En
supposant que nous nous intéressions aux choses ainsi, nous pourrions lire et
comprendre les livres historiques ou d'autres livres encore. Mais une question se
pose : pourquoi Confucius demande-t-il à son fils d'étudier les poèmes du « Zhou
Nan » et du « Xiao Nan » ? Les poèmes dont parle Confucius, décrivent
entièrement le monde du Guo Feng, celui du plaisir erotique. Ce n'est pas un monde
de concepts, mais un monde où il est difficile de maîtriser l'excitation charnelle, car
elle dissout l'esprit. La relation entre le poème et le plaisir dont parle Confucius,
n'est pas une idée métaphysique concernant simplement la poésie. C'est
précisément ce que l'on doit chercher dans les moments du plaisir sexuel. Que sont
ces moments du plaisir sexuel ? Sans doute, ceux où l'esprit, qui est la subjectivité
\
totale de la capacité de connaissance des objets, s'écroule et s'écarte. A ce
moment-là, l'homme fait l'expérience de la vitalité et de l'extase infinie. L'expérience
s'oppose à la connaissance des objets par les livres historiques ou autres. Si le
plaisir est vitalité, « à travers le poème, on peut voir correctement les choses »
signifie que grâce à cette vitalité, on a un nouveau regard lavé de tout jugement de
valeur. Pourquoi peut-on avoir un nouveau regard à partir d'émotions ? Parce que
le poème est une pensée pure où il n'y a aucune tache idéale, c'est-à-dire aucun
préjugé, aucune pensée habituelle ni de jugement. « Une pensée pure sans tache »
est celle d'un regard entièrement libre, qu'il soit populaire ou noble, par lequel « on
peut voir correctement les choses ». A travers les poèmes, l'homme peut voir le
monde.
« On peut alors vivre parmi les hommes » signifie que l'on peut devenir une foule
d'hommes moyens. Certes, cela aussi est du domaine des fonctions poétiques qui
se réalisent pour qui a étudié les poèmes. Mais, elles sont un peu destructrices,
puisqu'elles négligent la sublimation spirituelle qui est une valeur poétique en Orient
comme en Occident. En effet, grâce à la poésie, un homme peut laisser la règle
spirituelle, sociale et politique qui sert à le mesurer aux autres. Ainsi, il peut
redevenir un homme simple n'étant ni au-dessous ni au-dessus d'un autre, un
homme capable d'accepter, sans faire appel à la morale, le monde du plaisir sexuel
qui se trouve dans les poèmes du Guo Feng. Il semble que la conclusion : « on peut
alors vivre parmi les hommes », est ce qu'il y a de plus important dans la poétique
de Confucius. Cela se voit, par exemple, lorsqu'il compare le seigneur à l'étoile
polaire, et la foule aux autres
étoiles298.
pour expliquer la « pensée pure sans
tache » que renferme ces poèmes, il parle de la coexistence des étoiles. La
réflexion que l'on peut en tirer, est que la vie du seigneur et la vie du peuple ne sont
pas différentes. En un mot, tous vivent ensemble.
Qu'est-ce que la poétique de Confucius ?
A. Le poème est une pensée pure sans tache.
B. Si l'on n'étudie pas les poèmes, on ne peut parler.299
C. Les fonctions poétiques :
— Le poème suscite des émotions.30o
298 Confucius, Entretiens, Livres II, chapitre 1.
"Confucius dit : Celui qui fonde son gouvernement sur la vertu peut se comparer à l'étoile polaire qui
demeure immobile, cependant que les autres étoiles tournent autour d'elle."
299 T S Î ?
£US
— A travers le poème, on peut voir correctement les choses.301
— On peut alors vivre parmi les hommes.302
Dans le monde du Shijing, l'expression est littéraire, mais le contenu, philosophique.
Pourquoi ? Parce qu'avec sa poétique, Confucius lance un défi à la connaissance
anti-poétique. Sans étudier les poèmes, on ne peut connaître la vérité humaine, on
ne peut voir ni vivre parmi les hommes. Ne pas étudier les poèmes, c'est se tenir le
nez contre un mur ; autrement dit, l'étude des poèmes permet de franchir le mur
de la connaissance. A vrai dire, il ne s'agit pas d'une théorie simple pour Confucius,
car ces trois fonctions poétiques nient sans doute sa propre vision politique et
morale. Ainsi, grâce à l'acceptation intellectuelle de la vie sexuelle, le vieux Confucius,
à la différence du jeune, déclare, après avoir publié le Shijing, qu'il peut accéder à un
nouveau domaine de la connaissance.
Pour Confucius, l'acceptation des poèmes est un changement épistémologique qui
affecte la vision politique et morale qu'il a développée avec ses disciples durant
\
toute sa vie. C'est une révolution épistémologique qui commande la coupure entre le
jeune et le vieux Confucius.
La nature chez Confucius est la nature sans parole. Sa poétique est directement lié
au silence de la nature, car les poèmes prennent leur départ de ce silence. La
nature sans parole et la poétique de Confucius nous permettent de retrouver sa
conception de l'homme libre.
301 B J U R
302
B J
W
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3. La nature sans parole et l'homme libre
La philosophie est un questionnement à propos de l'homme et du monde qu'il
habite. L'homme et le monde sont un sujet essentiel de la philosophie en général, et
la philosophie chinoise ne fait pas exception sur ce point. Une des spécificités de la
tradition philosophique chinoise, est d'utiliser le terme de Ciel au lieu du terme de
monde. Mais le Ciel et le monde ne se confrontent pas, car celui-là a de multiples
significations. Le Ciel, c'est littéralement le ciel physique, mais c'est aussi la nature,
le monde et l'univers. Ainsi, dans la philosophie chinoise, la question de l'homme et
du monde est celle de l'homme et de la nature, et de l'homme et du Ciel. Parmi ces
questions, celle de « l'homme et la nature » est très familière aux Chinois. Le
monde que reflète la pensée chinoise est le monde de l'être tel quel, soit la nature.
La question de l'homme et du monde est donc, au sens chinois, celle de l'homme et
du Ciel, et à la fois celle de Phomme et de la nature. La question de l'homme et du
monde est fondamentalement celle de la position de l'homme dans le monde. Pour
l'homme qui fait partie du monde, c'est un essai de renouvellement de la relation
entre soi-même et le monde.
Autrement dit, la question de la relation entre l'homme et le monde est, au sens de
la philosophie chinoise, celle de la relation entre le Ciel et l'homme. Depuis longtemps,
les Chinois s'intéressent à cette question, car, dans la société agricole, la
compréhension du Ciel, c'est-à-dire de la nature, est indispensable. Pour cette
raison, bien qu'avec des différences plus ou moins prononcées, toutes les écoles de
philosophie de toutes les époques considèrent le Ciel comme le sujet crucial. La
compréhension de la relation entre le Ciel et l'homme est donc un élément
incontournable pour approcher cette pensée.
Nous avons montré que le concept de la nature chez Confucius, c'est la nature
sans parole. L'homme qui va de paire avec la nature, et dont il est question dans le
Shijing, c'est l'homme libre. Il dépasse le confucianisme orthodoxe, le contredit
même totalement. C'est à partir de la poétique de Confucius, que nous pouvons
comprendre pourquoi il a, à la fin de sa vie, choisi les poèmes du Shijing.
Voyons ce qu'est l'homme libre dans les poèmes du Shijing.
A. Pour Confucius, qu'est-ce que l'érotisme ?
On ne peut en parler.
Sur le mur croît une plante épineuse
on ne peut l'arracher
L'histoire des chambres intérieures
ne peut être racontée
ce que l'on pourrait raconter
serait honteux à dire
Sur le mur croît une plante épineuse
on ne peut l'enlever
L'histoire qui se produit dans la chambre
ne peut être racontée en détail
ce que l'on en pourrait raconter
serait long à dire
Sur le mur croît une plante épineuse
on ne peut la lier
L'histoire des chambres intérieures
ne peut être lue
ce que l'on en pourrait lire
souillerait les lèvres.303
C'est un poème qui critique les mœurs sexuelles compliquées de la Cour. La
« plante épineuse » évoque les troubles du plaisir sexuel. Comme elle se complique,
le plaisir sexuel à la Cour se brouille de nouveaux désirs, de désirs sans limite et
dépersonnalisés. La cause en qu'il n'y a pas de loi devant le pouvoir. Le désir sexuel
est le désir maximal en tant qu'instinct. Le plaisir sexuel pour lui-même plonge
l'homme dans une pensée épicurienne.
\
Ce poème désigne justement la vie sexuelle par deux expressions similaires :
« l'histoire des chambres intérieures » et « l'histoire qui se produit dans la
chambre ». Sur le mur croît une plante épineuse, comme on ne peut ni l'arracher ni
l'enlever ni même la lier, on ne peut non plus ni la raconter ni la lire. La vie sexuelle
est indicible, puisque l'histoire des chambres est honteuse à dire, longue à dire, et
qu'elle souille les lèvres. On peut donc comprendre que ce poème ne critique pas
simplement les mœurs sexuelles de la Cour, mais qu'il montre que la vie sexuelle doit
3 0 3
Yong Feng, « Sur le mur croît une plante épineuse », dans Confucius,Shijing, n° 46.
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être libérée du langage et que l'on doit accepter les choses telles qu'elles se
passent. Il est nécessaire de remarquer que la vie sexuelle est l'histoire qui se
produit dans la chambre, c'est-à-dire en un lieu à l'abri des regards. La vie sexuelle
est une part de la vie qui se réalise en cachette. Mais pourquoi ce poème considèret-il cette vie cachée comme une histoire ? Parce que, se réalisant à l'exclusion de la
connaissance, de la communication et de la raison, elle n'est le langage que d'ellemême. Quand le Shijing considère le plaisir sexuel comme l'histoire des chambres
intérieures, il lui prête non seulement la fonction sociale du langage, mais aussi la
fonction de la parole. Le plaisir sexuel, comme la langue quotidienne, équivaut au
récit qui embrasse toutes les choses de la vie.
La plupart des cent soixante poèmes du Guo Feng ont un rapport avec la vie
sexuelle, dont ils montrent les divers aspects tels qu'ils sont. Sur ce point, ils sont
plus proches de la parole que du langage ou de la langue. Dans le monde du Shijing,
la vie sexuelle est personnelle et la parole autonome. L'histoire des chambres
intérieures qui se réalise en cachette, est le moment de la sexualité en soi et de la
\
vie dont ne jouissent que l'homme et la femme. Pourquoi l'histoire des chambres
intérieures ne peut-elle être racontée au dehors ? Parce que cela souille les lèvres
et est honteux à dire. Mais que l'on considère la vie sexuelle comme une histoire, est
une reconnaissance d'une valeur humaine qui habituellement est niée. Pourquoi ne
peut-on exprimer cette valeur humaine possédée universellement ? Parce que la vie
sexuelle n'est pas du monde de la transmission de la signification, mais doit rester
dans son domaine propre. Enfin, ce poème de Yong Feng montre que l'histoire des
chambres intérieures et l'histoire au dehors ne sont pas unies. Autrement dit, ce
poème n'a pas pour objet l'histoire des chambres intérieures, mais l'impossibilité de
transmettre par la langue, à l'extérieur, la signification du plaisir sexuel. Enfin, il
critique les limites de la langue dans la recherche de la vérité. Le plaisir sexuel est un
signifiant de l'homme et une parole personnelle que tout le monde aime, mais la
langue humaine ne peut accepter cette communication mutuelle jusqu'à la
signification.
Les trois strophes de ce poème proposent la thèse suivante : l'histoire des
chambres intérieures est semblable à la plante épineuse ; on ne peut ni l'arracher ni
l'enlever ni la lier. C'est sans doute une rationalisation du plaisir sexuel en soi et une
confession franche. Malgré cela, personne ne peut le dire avec la langue, car si on le
décrit, c'est honteux. Ce poème est donc une lamentation sur les limites de la
langue relatives au plaisir sexuel. Il dit que l'histoire des chambres intérieures ne
peut être ni racontée ni lue ; ce qui est paradoxal, puisque le plaisir sexuel n'est
pas contraint par la signification, et n'est pas dominé par une valeur idéale. Le
plaisir sexuel est, du commencement à la fin, une impulsion qui refuse l'idée de
valeur, un désir et une performance. Mais le plus important est que l'histoire ne
puisse « être racontée », c'est-à-dire qu'il est impossible de rendre compte du
plaisir sexuel avec la langue, de le représenter grâce au langage. La langue atteint
ici la limite de sa fonction de transmission de la signification. La langue ne peut
accepter le plaisir sexuel qui est déraisonnable et qui existe donc en deçà et au-delà
d'elle. On peut donc dire que ce poème présente le caractère prélinguistique et
surlinguistique du plaisir sexuel.
Par la question « Que dit le ciel ? », Confucius avertit que la langue est antinaturelle. Dire que la nature ne parle pas, c'est dire que la vie sexuelle de l'homme
ne peut ni ne doit être racontée, puisque le plaisir sexuel est un problème de
l'homme en tant qu'être de nature, qui n'a aucun rapport avec la langue.
B. Confucius face à l'inceste
Wen Kang, princesse du pays de Ji, avait épousé Houan, prince du pays de Lu.
Etant retournée dans son pays natal avec son mari, elle eut des relations sexuelles
avec son propre frère Siang, prince du pays de Ji. D'après la Chronique de Lu304
son mari Houan l'a su, et l'a blâmée ; alors Siang a tué son beau-frère. Le poème
ci-dessous représente l'impudicité du frère de Wen Kang et l'imprudence ou la
faiblesse de son mari.
Sur cette haute montagne, au sud de Ji
un renard s'avance à pas lents
La route de Lu est unie
la princesse de Ji s'est mariée
Puisqu'elle a pris un engagement
pourquoi son frère pense-t-il encore à elle ?
Cinq paires de souliers de chanvre
une paire de cordons de chapeau
La route de Lu est unie
la princesse de Ji s'est mariée
Puisqu'elle l'a suivi
pourquoi son frère la recherche-t-il encore ?
Comment cultive-t-on le chanvre ?
Chronique de Lu, volume I , traduction coréenne, Ed. Myeong Moon Dang, 1992, p. 143-144.
f
on trace des sillons d'est en ouest et du nord au sud
Comment un jeune homme contracte un mariage ?
il doit avertir ses parents
Puisqu'il a averti ses parents, et contracté un mariage
pourquoi laisse-t-il sa femme satisfaire sa passion criminelle ?
Comment fend-on le bois de chauffage ?
il faut une hache
Comment contracte-t-on mariage ?
il faut un médiateur
Puisqu'il a contracté mariage selon les règles prescrites
pourquoi laisse-t-il sa femme arriver à cette extrémité
?305
La première et la deuxième strophe blâment le frère de Wen Kang, la troisième et la
quatrième blâment son mari. Ces strophes sont en même temps une satire contre
\
l'infidélité de Wen Kang. Dans la première et la deuxième strophe, le frère pense à
Wen Kang et la recherche ; on peut ainsi comprendre que Siang et Wen Kang ont
fait l'amour avant et après le mariage de celle-ci. La troisième et la quatrième
strophe blâment Houan qui délaisse sa femme, et font indirectement allusion à son
impuissance sexuelle. Le vers « pourquoi laisse-t-il sa femme satisfaire sa passion
criminelle ? » blâme Wen Kang comme débauchée ; d'autre part, Houan en tant
que mari et en tant que prince, apparaît comme incapable. Toutes les strophes
3 0 5
Ji Feng, « La montagne du Sud <·, dans Confucius, Shijing, n° 101.
«HFn&FrFr G R .£ » a- E * R W » 3 XS C Cl £ £ K &i
5 § « * * » X E * £ % R X B * ifl « ^ B t ûl fl 01
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^ i !') 2 S 2 i i g 2 ^ ± it ± 5 it ffl IL lt S» sa S ÏE
f
tournent curieusement autour du désir sexuel de Wen Kang. Pourquoi Siang
recherche-t-il encore sa sœur qui s'est mariée sans honneur ? Pourquoi Houan
laisse-t-il sa femme faire l'amour avec son frère ? La concupiscence de Wen Kang
semble naturelle au point de n'être pas concernée par l'ordre moral. Sur ce point, le
contenu de la Chronique de Lu est très intéressant. Dans ce livre, le fait que Wen
Kang rencontre son frère est continuellement rappelé avec les mêmes mots,
comme cette phrase « Wen Kang a rencontré Siang dans la chambre
»306,
c'est-
à-dire Wen Kang est allée à Ji retrouver Siang.
Pourquoi Confucius, dans la Chronique de Lu consacrée à la destinée du pouvoir
politique, décrit-il en détail l'adultère incestueux de Wen Kang ? A-t-il voulu montrer
que le désir sexuel de l'homme est plus tenace que la vaine destinée du pouvoir
politique ? C'est une question que pose la Chronique de Lu à travers le personnage
de Wen Kang. Après la mort de Siang, Wen Kang se remarie avec le demi-frère de
ce dernier.307 A ce moment-là, elle n'est plus appelée Wen Kang, mais Madame
Kang, ce qui est une appellation dégradante. Finalement elle meurt la vingt-et\
unième année 308 du règne de Tchouang, et elle est désignée comme « la Dame de
notre seigneur » lors de ses obsèques, ce qui signifie que Confucius estime que
Tchouang, le fils de Wen Kang, a rétabli l'honneur de sa mère.
Après avoir lu l'histoire de Wen Kang dans la Chronique de Lu, il faut résoudre
l'énigme de la contradiction morale que contient ce poème. Pourquoi Wen Kang
n'est-elle pas dénoncée en tant que femme dominée par son désir sexuel ? Parce
que son crime procède d'une sensation de plaisir qu'il est difficile de maîtriser pour
une personnalité comme la sienne. Confucius poursuit le récit de la vie sexuelle de
Wen Kang jusqu'à la fin, afin de décrire précisément son impulsion immaîtrisable. Il
3 0 6
Chronique de Lu, op. cit., volume I, p. 157.
3 0 7
Ibid., volume I, p. 175.
3 0 8
Ibid., volume I, p. 184.
observe Wen Kang comme femme et comme princesse. Il n'y a pas de propos
critique dans la Chronique de Lu, Confucius se contente d'enregistrer objectivement
les comportements des personnes ; par exemple, lorsque Wen Kang va à Ji, il
s'agit sans doute d'un rendez-vous secret avec son frère, mais dans la Chronique
de Lu, il est seulement mentionné qu'ils se rencontrent.
Nous pouvons comparer l'effet de ces notations sans commentaire de la Chronique
de Lu à la distanciation que les formalistes russes ont établie. Confucius ne parle
jamais d'adultère, de liaison illicite ou de débauche excessive, mais il mentionne à
plusieurs reprises que Wen Kang se rend à Ji. C'est que la débauche excessive que
l'on doit cacher, se démontre fatalement.
Une nasse trouée est dans l'eau près du barrage
il s'y présente une brème, une énorme kouan
La fille du pays de Ji se retourne
sa nombreuse escorte forme une nuée
\
Une nasse trouée est près du barrage
il s'y présente une brème, une tanche
La fille du pays de Ji se retourne
sa nombreuse escorte ressemble à une pluie torrentielle
Une nasse trouée est au barrage
le poisson entre et sort librement
La fille du pays de Ji se retourne
sa nombreuse escorte a l'apparence d'un torrent.309
C'est un poème de Ji Feng qui présente la vie sexuelle désordonnée de Wen Kang. Ce
poème décrit les mirifiques aventures sexuelles de Wen Kang. Ce qui attire
l'attention, c'est l'expression « une nasse trouée ». Une nasse trouée ne peut
servir à pêcher des poissons, puisqu'ils peuvent facilement s'en échapper. Une
nasse trouée est donc un endroit où les poissons, qui passent près du barrage,
peuvent s'amuser librement. La nasse ne sert pas à la pêche, mais au jeu. Il est
évident que la nasse trouée désigne la débauche de Wen Kang, ou son infidélité.
Après avoir rompu son serment de fidélité, on devient plus sensuel qu'avant.
Comme dans tous les poèmes du Guo Feng, le fait présenté, en l'occurrence les
aventures erotiques de Wen Kang, renvoie à un phénomène ou une habitude
générale, puisque c'est une possibilité de l'homme qui peut se réaliser.
Le premier vers de chaque strophe commence par « une nasse trouée » qui nous
fait sentir le destin de la femme corrompue qui mène une vie débauchée ; il n'y a là
ni réprimande sévère ni critique, mais une métaphore symbolique. Au sens figuré,
c'est une vue d'ensemble de la situation où Wen Kang jouit de sa vie de débauchée.
Dans le deuxième vers de chaque strophe est présenté « une brème », « une
énorme kouan », « une tanche » et « le poisson » qui entre et sort. C'est un
éloge des jeux débauchés entre Wen Kang et les seigneurs, puisque l'adverbe
« librement » donne un aspect majestueux au vers « le poisson entre et sort
librement ». Le troisième vers de chaque strophe est « la fille du pays de Ji se
3 0 9
Ji Feng, « Une nasse trouée », dans Confucius, Shijing, n° 104.
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retourne », il n'y a pas de vision critique, mais une évocation des aventures
mirifiques de Wen Kang. Une nasse trouée de Ji Feng n'est pas un poème écrit pour
réprouver les aventures sexuelles, ni pour en faire la satire, mais plutôt pour faire
apprécier le caractère majestueux des aventures erotiques telles qu'elles se
passent.
Confucius a inclus dans le Shijing les poèmes erotiques du Guo Feng concernant Wen
Kang, mais n'a donné aucune explication à ce choix. Il n'était pas content de deux
de ces poèmes, et aurait voulu que les aventures erotiques de Wen Kang soient
plus majestueuses et vivantes.
Elle presse la course de ses chevaux
la partie postérieure de son char est couverte d'une natte à carreaux,
et la partie antérieure, d'un cuir enduit de vernis rouge
La route de Lu est unie
\
la fille du pays de Ji quitte l'endroit où elle a passé la nuit
Quatre beaux coursiers noirs sont attelés de front à son char
les rênes flottent mollement
La route de Lu est unie
la fille du pays de Ji est au comble de sa joie
La rivière Wen coule large est profonde
les voyageurs sont nombreux
La route de Lu est unie
La fille du pays de Ji la parcourt joyeuse
La rivière Wen roule au loin ses eaux
les voyageurs se suivent nombreux
La route de Lu est unie
la fille du pays de Ji la parcourt à son aise.3io
C'est un poème qui fait l'éloge des excessives aventures sexuelles de Wen Kang. Le
quatrième vers est explicite : « la fille du pays de Ji quitte l'endroit où elle a passé
la nuit » évoque sans ambiguïté son désir sexuel irrépressible. Les vers « Elle
presse la course de ses chevaux » et « la fille du pays de Ji la parcourt joyeuse »
manifestent l'état d'esprit de Wen Kang qui va faire l'amour avec son frère. Etant
princesse et mère, ce que Wen Kang va chercher c'est l'amour interdit, c'est sans
doute une aventure au risque de sa vie. Elle est animée d'une impulsion
fondamentale qui ne peut être contenue par les interdits sociaux ou les valeurs.
Autrement dit, on peut penser que c'est un désir de vie. Les poèmes qui montrent
Wen Kang jouissant de la vie sexuelle, signifient, par leur existence même, que le
peuple est aussi capable de le faire. C'est une réalité du Guo Feng.
A travers ces trois poèmes concernant Wen Kang, on voit que l'adultère et l'inceste
sont humainement pratiqués en tant que possibilités universelles dans la société
humaine.
3 1
0 Ji Feng, « Le char roule », dans Confucius, Shijing.n" 105.
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Dans ces marécages sur le bord de la rivière Fen
quelqu'un cueille de l'oseille sauvage
Cet homme-là,
infiniment distingué
infiniment distingué
Il est différent encore de Kung Lu
Dans cet endroit sur le bord de la rivière Fen
quelqu'un cueille des feuilles de mûrier
Cet homme-là,
élégant comme une fleur
élégant comme une fleur
Il est différent encore de Kung Hang
Au tournant de larivièreFen
quelqu'un cueille du plantain
Cet homme-là,
brillant comme une pierre précieuse
brillant comme une pierre précieuse
Il est différent encore de Kung Tsu.3ii
3 1
1 Wei Feng, « Dans les marécages sur le bord de la rivière Fen », dans Confucius,Shijing, n°108.
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Les premiers vers des trois strophes commencent par « dans ces marécages »,
« dans cet endroit sur le bord de la rivière » et « au tournant de la rivière » : à
chaque fois le lieu change. Ce qui est cueilli est aussi différent à chaque strophe :
dans la première, c'est de l'oseille ; dans la deuxième, des feuilles de mûrier, et
dans la troisième, du plantain. Et, à chaque fois on passe de la plante cueillie à
« cet homme-là ». La cueillette amène à la rencontre réelle du cueilleur dans les
marécages, au bord de la rivière ou au tournant de la rivière.
Cet homme est intéressant. Il est décrit par des expressions chaleureuses,
« infiniment distingué », « élégant comme une fleur » et « brillant comme une
pierre précieuse », qui représentent un état de plaisir. Mais les derniers vers des
strophes sont plus intéressants que ces expressions extatiques : « // est différent
encore de Kung Lu », « // est différent encore de Kung Hang » et « // est différent
encore de Kung Tsu », à chaque fois apparaît un nouveau nom d'officier ou de
noble. L'héroïne de ce poème ne les connaît pas et ne veut d'ailleurs pas les
connaître, mais les hommes qu'elle rencontre près de la rivière, elle les considère
comme des personnes de haut rang. Elle en connaît beaucoup : cet homme
différent de Kung Lu, puis cet autre différent de Kung Hang, puis cet autre différent
de Kung Tsu... Que signifie « // est différent encore » ? C'est, sans doute, une sorte
d'interjection. A chaque homme qu'elle rencontre pour la première fois, elle ne peut
dissimuler sa joie. « Cet homme-là » correspond grammaticalement à la troisième
personne, avec une nuance de familiarité proche de la deuxième personne.
L'expression « cet homme » qui apparaît dans le Guo Feng, a une signification
erotique, ce qui témoigne du développement de la culture sexuelle. La liberté sexuelle
ne se développe pas socialement. L'homme qui n'est pas de la famille, on ne peut
l'appeler « cet homme ». En tout cas, l'utilisation de la troisième personne est très
libre, elle nous permet de constater que la société du Shijing a joui d'une culture
sexuelle non restrictive. « Cet homme » c'est Kung Lu puis Kung Hang puis Kung
Tsu, etc., et à chaque fois « // est différent encore ». La culture sexuelle à cette
époque-là n'est pas marquée par la possessivité comme celle d'aujourd'hui. Le
poème suivant nous montre combien « cet homme-là » est dominé par la vie
sexuelle.
Le poivrier donne assez de fruits
pour remplir un boisseau
Cet homme-là,
n'a pas d'égal en grandeur
0 le poivrier
étend loin ses branches
Le poivrier donne assez de fruits
pour remplir les deux mains réunies
Cet homme-là,
est grand et puissant
0 le poivrier
étend loin ses branches.312
Superficiellement, ce poème représente l'abondance de fruits du poivrier, mais c'est
3 1 2
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Tang Feng, « Le poivrier », dans Confucius, Shijing, n 1 1 7 .
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sans cloute un éloge du sexe. Dans le vers « pour remplir un boisseau », la femme
elle-même est comparée à un boisseau. Les fruits du poivrier deviennent rouges en
mûrissant, et remplissent le boisseau : c'est un éloge de l'amour avec « cet
homme-là » rencontré dans un champ de poivriers. Dans la deuxième strophe, le
vers « pour remplir les deux mains réunies » est d'un érotisme presque cru : c'est
une scène où le sexe est touché avec les deux mains. En conséquence, le vers « 0 le
poivrier » s'entend comme un cri d'admiration, une interjection qui exprime le
comble du plaisir erotique, d'autant que le vers suivant « étend loin ses branches »
est une image du sexe « grand et puissant » dont la femme est contente.
Une vie sexuelle sans entraves est remarquablement décrite dans le poème suivant.
Les branchages sont liés ensemble
les Trois Etoiles paraissent dans le ciel
Quel soir que ce soir
où je vois cet excellent homme
\
Cet homme-là ! cet homme-là !
Que ferai-je pour cet excellent homme ?
L'herbe est solidement liée
les Trois Etoiles paraissent à l'angle sud-est
Quelle nuit que cette nuit
où je vois cette union inattendue
Cet homme-là ! cet homme-là !
Que ferai-je pour cette union inattendue ?
Les épines sont solidement liées ensemble
les Trois Etoiles paraissent en face de la porte
Quelle nuit que cette nuit
où je vois cet homme élégant
Cet homme-là ! cet homme-là I
Que dois-je faire pour traiter cet homme élégant
?3i3
Le premier vers de chaque strophe contient le verbe « lier », mais l'objet lié est
différent à chaque fois. Dans la première strophe, ce sont des branchages, dans la
deuxième, de l'herbe et dans la troisième, des épines. Les moments, les lieux et les
personnages diffèrent d'une strophe à l'autre. Chacune fait l'éloge d'un nouvel
homme que rencontre l'héroïne. « Les branchages », « l'herbe » et « les épines »
sont tour à tour les liens qui se créent entre la femme et l'homme, de façon solide
et charnelle. Les travaux évoqués ont lieu à la campagne ou à la montagne, ce ne
sont pas des travaux que Ton fait à la maison ; c'est donc que les amants se
rencontrent à l'extérieur.
Que sont les Trois Etoiles qui paraissent après que les branchages sont liés, puis
l'herbe, puis les épines ? Ce sont les étoiles du cœur. « Les branchages sont liés
ensemble » signifie que la femme et l'homme ont déjà commencé à faire l'amour, et
les étoiles du cœur apparaissent. Ces étoiles sont sans doute des remords,
gardiens de la conscience, elles « paraissent en face de la porte » : le gardien du
cœur apparaît en rapport avec la maison ; le mari de l'héroïne est là pendant
3 1 3
Tang Feng, « Les branchages », dans Confucius, Shijing, n°118.
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qu'elle fait l'amour avec un autre homme, et à cause de lui, sa conscience la
tourmente.
Mais cette femme décrite par Tang Feng préfère le plaisir sexuel à la morale,
comme les autres femmes du Guo Feng. Face au plaisir sexuel l'ordre moral n'a pas
le dessus. Les étoiles du cœur font souffrir un instant l'héroïne, mais elle
s'abandonne au plaisir sexuel : « quel soir que ce soir, où je vois cet excellent
homme ».
« Cet homme-là » est une désignation de l'autre qui n'est ni toi ni moi, qui ne relève
pas de la nécessité mais du hasard. Cet autre représente ce qui est séparé du je.
Ce n'est pas une tierce personne, mais ce par quoi le je rencontre l'existence de
l'autre. C'est la forme d'amour dont l'époque du Guo Feng a joui.
D. L'amour populaire
Le vent et la pluie de Zheng Feng, présente un rendez-vous secret ; on y découvre
un autre caractère du Guo Feng.
Le vent et la pluie produisent un froid glacial
le coq fait entendre son chant habituel
A la vue de mon amour
comment mon cœur ne serait-il pas joyeux ?
Le vent et la pluie mugissent
le coq répète son chant habituel
A la vue de mon amour
comment la santé ne me serait-elle pas rendue ?
Le vent et la pluie obscurcissent le ciel
le coq ne cesse de chanter
A la vue de mon amour
comment ne serais-je pas dans la joie ? 3 M
Dans le Guo Feng, les poèmes dont le thème est un rendez-vous secret ont tous
une forme d'expression simple et sorbre, mais aussi animée et pleine de vie. Par
ailleurs, rien n'y est caché. A travers ces poèmes, écrits de l'époque Zhou à celle
des Printemps et Automnes, nous éprouvons le sentiment d'une réelle ouverture de
la sexualité. Le vent et la pluie peut être traduit de différentes manières.
Le vent et la pluie, tsi tsi
le coq, ki ki
A la vue de mon amour
comment mon cœur ne serait-il pas joyeux ?
Le vent et la pluie, siao siao
le coq, kiao kiao
3 1 4
Zheng Feng, « Le vent et la pluie », dans Confucius, Shijing, n° 90.
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A la vue de mon amour
comment la santé ne me serait-elle pas rendue ?
C'est une expression onomatopéique. Le vent et la pluie font tsi tsi dans la première
strophe, siao siao dans la deuxième ; le coq chante ki ki dans la première, kiao kiao
dans la deuxième. Le vent, la pluie et le coq se font entendre continuellement, et
cela s'accorde avec le vers suivant « à la vue de mon amour ». Ces onomatopées
représentent en fait les sons que l'héroïne produits pendant qu'elle fait l'amour avec
son amant, ainsi que le confirme les expressions de la puissance du plaisir ressenti
à la fin des strophes : « comment mon cœur ne serait-il pas joyeux ? »,
« comment la santé ne me serait-elle rendue ? » et « comment ne serais-je pas
dans la joie ? »
Dans la plaine est la biche morte
d'herbe blanche enveloDpez-la
Elle rêve du printemps, la fille
bon homme, demandez-la
Dans la forêt sont les arbustes
et dans la plaine est le faon mort
Enveloppez-le d'herbe blanche
la fille est telle un diamant
Tout doux, tout doux, point ne me presse
ma ceinture, n'y touche pas
Ne t'en va pas faire en sorte surtout,
que mon chien aboie.315
Le premier vers « dans la plaine est la biche morte » est une image d'un moment
de l'activité erotique d'une femme, qui se réalise sur le vif. Ce premier vers traite
donc des rapports sexuels dans la plaine. L'homme social et raisonnable est mort,
tandis que l'homme sexuel revient la vie. Il est très intéressant de développer cette
idée avec l'image de l'herbe blanche, puisqu'elle signifie le contrat de nature, plus
ardent que le contrat social, la volonté naturelle de se lier vivement. La première
strophe de ce poème exprime donc l'acceptation naturelle de l'amour corporel
entre l'homme et la femme.
Le premier vers de la deuxième strophe, « dans la forêt sont les arbustes », est
une image qui peut faire penser au sexe en érection. Il est étonnant de voir ce vers
en parallèle avec le suivant qui évoque le corps de la femme, « dans la plaine est le
faon mort ». D'autre part, la confession sexuelle de la deuxième strophe révèle que
la biche et le faon échangent leurs places. Alors que « dans la plaine est le faon
mort » figure un corps de femme, « dans la forêt sont les arbustes » représente
un sexe qui entre en érection. C'est le moment où l'homme et la femme s'excitent
sexuellement. La biche prend la place du faon, et inversement. Cela ne signifie pas
que le faon est plus joli ou plus aimable que la biche. On doit comprendre comment
est la biche, comment est le faon, puisqu'ils s'aiment tous deux, mutuellement.
3 1 5
Xiao Nan, « Dans la plaine est la biche morte », dans Confucius,Shijing, n° 23.
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Dans la plaine croît une plante rampante
elle est chargée de rosée
Un excellent homme
par la beauté de ses yeux et de son front
Je l'ai rencontré par hasard
il est conforme à mes désirs
Dans la plaine croît une plante rampante
elle est couverte de rosée
Un excellent homme
par la beauté de ses yeux et de son front
Je l'ai rencontré par hasard
et me trouve bien avec Iui3i6
La scène erotique est claire, et la technique d'expression, simple. Que signifie « par
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la beauté de ses yeux et de son front » ? Que le visage de l'homme est vu d'en
haut : c'est une scène où la femme fait l'amour sur l'homme.
La plupart des poèmes du Guo Feng sont écrits du point de vue de la femme. Ainsi,
on peut connaître le sentiment de la femme qui fait l'amour au-dessus de l'homme.
Réellement, dans ce poème, la femme et l'homme font pleinement l'amour, avec un
grand plaisir. Le vers « /'/ est conforme à mes désirs » le montre bien, et les vers
« elle est chargée de rosée » et « elle est couverte de rosée » le font sentir
3 1 6
Zheng Feng, « Dans la plaine croît une plante rampante », dans Confucius,Shijing, n° 94.
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fortement. La scène d'amour est décrite avec une agréable fraîcheur. La
perspective principale du poème est dans le vers « je l'ai rencontré par hasard ».
Une femme et un homme se rencontrent par hasard dans la plaine, et font l'amour
sans contrainte. Cette rencontre étant de hasard, les protagonistes ne se
connaissent pas l'un l'autre. Grâce à cela, ils peuvent avoir une relation nouvelle. On
peut connaître l'amour dans la plaine ou à la montagne, dans le Guo Feng où
chacun est en quête de nouveaux plaisirs sexuels, et où l'activité sexuelle humaine se
déroule habituellement dans la nature. Que l'on soit homme ou femme, on désire
toujours une nouvelle activité sexuelle.
Les fruits tombent du prunier
il n'en reste plus que sept
Puissent les jeunes hommes qui me désirent
profiter de ce jour heureux
Les fruits tombent du prunier
il n'en reste plus que trois
Puissent les jeunes hommes qui me désirent
venir maintenant
Les fruits tombent du prunier
quelqu'un les a recueillis dans le panier
Puissent les jeunes hommes qui me désirent
venir sans tarder fixer le jour des
noces3i7
C'est une scène où une fille âgée non mariée, désire un prétendant. Les prunes qui
tombent peu à peu représentent le cœur impatient de la fille âgée. Avant de cueillir
toutes les prunes, elle désire fixer le jour de ses noces.
Dans le poème suivant, une fille de famille modeste qui se prépare au mariage
confie son cœur.
Le dolic se répandant peu â peu
s'étendait jusqu'au milieu de la vallée
ses feuilles étaient verdoyantes
Les loriots volaient çà et là
et se réunissaient sur les massifs d'arbres
leurs voix chantantes retentissaient au loin
\
Le dolic se répandant peu à peu
s'étendait jusqu'au milieu de la vallée
ses feuilles étaient nombreuses
Je l'ai coupé et fait bouillir
j'en ai tissé une toile fine et une grossière
j'en ai fait des vêtements
Xiao Nan, « Les fruits tombent du prunier », dans Confucius, Shijing, n° 20.
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J'ai annoncé à ma maîtresse
la nouvelle de mon mariage
Je laverai moi-même ce qui encrasse
je laverai mes vêtements
quels sont ceux qui ont besoin d'être lavés, et quels sont ceux qui
n'en ont pas besoin
je me marie, et rassure mes parents3i8
La première strophe fait un éloge de la nature à travers lequel est évoqué le cœur
heureux de la jeune fille. Le dolic se répandant peu à peu illustre ce qu'est le bonheur
simple. Dans la deuxième strophe, la jeune fille fait bouillir des feuilles de dolic, et en
fait des vêtements ; c'est la réalité de la vie à la campagne. La troisième strophe
est celle de la purification avant le mariage. Après avoir averti sa maîtresse, la
jeune fille continue à se purifier. Avant de se marier, elle veut se purifier de la vie
libre qu'elle a menée avec d'autres hommes. Autrement dit à cette époque, la vie
sexuelle était très libre pour les gens qui n'étaient pas mariés. Le vers « quels sont
ceux qui ont besoin d'être lavés, et quels sont ceux qui n'en ont pas besoin » peut
être mis en rapport avec le vers suivant « je me marie, et rassure mes parents ».
C'est le poème d'une fille qui va se marier, et qui veut se purifier de la vie sexuelle
sans entraves qu'elle a menée jusqu'à présent.
3 1 8
Zhou Nan, « Le dolic se répandant », dans Confucius, Shijing, n° 2.
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Je cueille, cueille la bardane
je n'en remplis pas un panier
Hélas, je rêve de cet homme
et le laisse sur le sentier
Je gravis cette montagne pleine de roches
mes chevaux en sont éreintés
Je me verse à boire de ce vase d'or
afin de ne plus rêver sans trêve.
Je gravis cette haute colline
mes chevaux en perdent leur lustre
Je me verse à boire dans la corne de rhinocéros
afin de ne plus souffrir sans trêve
\
Je gravis cette montagne pleine de sables
mes chevaux en sont tout fourbus
Mon conducteur en est malade
Hélas, je gémis3i9
Ce poème est exceptionnel dans le Guo Feng, puisque la première strophe est la
3 1 9 Zhou Nan, « La bardane », dans Confucius, Shijing, n° 3 .
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À 2 5
plainte d'une femme quant à sa situation, et les suivantes représentent sa peine
concernant son mari qui est en prison. L'expression poétique est très sincère, elle
témoigne vivement de l'inquiétude de la femme. Dans la deuxième strophe le vers
« je me verse à boire de ce vase d'or », et dans la troisième strophe le vers « je
me verse à boire dans la corne rhinocéros », la femme se plaint de ses
souffrances, et sa plainte devient lamentation à la fin de la dernière strophe. A vrai
dire, la forme et le contenu du poème s'accordent avec la peine de cette femme
dont le mari est prisonnier.
La rivière court en se divisant
cet homme retourne chez lui
Il ne m'a pas prise
Il ne m'a pas prise
ensuite il s'en est repenti
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La rivière a des îlots
cet homme retourne chez lui
Il ne m'a pas prise
Il ne m'a pas prise
ensuite ses regrets ont cessé
La rivière court, et se divise
cet homme retourne chez lui
Il m'a laissée
Il m'a laissée
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L'homme qui a vécu avec l'héroïne est parti, et elle en est triste. La séparation est
comparée à la rivière qui court en se divisant. C'est un poème qui montre
simplement les mœurs entre homme et femme, et qui, surtout, révèle les sentiments
populaires. Les regrets cessent, et la chanson est triste. C'est une scène où une
femme renonce à son amour.
Ces petites étoiles brillantes
trois à cinq à l'Est
Nous marchons la nuit avec respect et précaution
le soir et le matin, nous sommes dans le palais
Notre sort est différent de celui de la princesse
Ces petites étoiles brillantes
on ne voit qu'Orion et les Pléiades
Nous marchons la nuit avec respect et précaution
portant nos couvertures dans nos bras
Notre sort n'est pas égal à celui de la
3 2 0
Xiao Nan, « La rivière court en se divisant », dans Confucius, Shijing, n° 22.
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Xiao Nan, « Les petites étoiles », dans Confucius, Shijing, n° 2 1 .
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Dans ces vers, les étoiles représentent les concubines du seigneur. « Portant nos
couvertures dans nos bras » et « le soir et le matin, nous sommes dans le
palais » évoquent les femmes qui couchent avec le seigneur. Il est remarquable que
la vie sexuelle du seigneur avec ses concubines soit représentée de façon franche,
que le poète se serve librement de leur vie quotidienne pour l'exprimer. Le dernier
vers de la deuxième strophe « notre sort n'est pas égal à celui de la princesse »
est intéressant, puisqu'il évoque à la fois la difficile situation d'origine des
concubines et leur haine envers le système social. Car dire que leur sort n'est pas
égal à celui de la princesse, c'est déjà faire une critique objective et sociale. Dans
ce poème, l'expression poétique est naïve, mais il reste étonnant qu'une concubine
fasse des vers sur la vie sexuelle du seigneur ; on peut voir l'activité erotique
franchir la différence des positions sociales dans l'expression poétique.
Nous avons vu les poèmes qui représentent l'amour populaire où se mêlent plaisir
et tristesse. Ce qui nous étonne, c'est le fait que la vie quotidienne devienne poésie.
Ces poèmes sublimes du Shijing, qui constituent le monde poétique dont Confucius a
joui, surmontent le confucianisme.
E. Le carnaval
La rivière Tchen et la rivière Wei
sont gonflées
Les hommes et les femmes
se mettent à cueillir des orchidées
La femme demande : Avez-vous parcouru là-bas ?
L'homme répond : Oui, déjà.
« Allons-nous la parcourir encore ?
Au delà de la Wei,
la plaine est vaste et riante. »
Alors l'homme et la femme
se livrent à des jeux
et s'offrent des pivoines.
L'eau de la Tchen et de la Wei
est haute et limpide
L'homme et la femme
remplissent la plaine.
La femme demande : Avez-vous parcouru là-bas ?
L'homme répond : Oui, déjà.
« Allons-nous la parcourir encore ?
Au delà de la Wei,
la plaine est vaste et riante. »
Alors l'homme et la femme
se livrent à des jeux
et s'offrent des pivoines.322
3 2 2
Zheng Feng, « Tchen Wei », dans Confucius, Shijing, n° 95.
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Les hommes et les femmes se réunissent à la rivière, et cherchent qui aimer. Après
avoir fait l'amour (vers 11 et 23), ils se quittent en se donnant des pivoines. Se
rencontrer librement pour faire l'amour puis se quitter peut paraître douteux à
l'époque des Printemps et Automnes, ainsi que le fait de transcrire cela en vers. Ce
poème intitulé « Tchen Wei » présente un modèle des mœurs sexuelles crues et des
amusements de la société de cette même époque. L'ambiance est vraiment libre,
amusante et pleine de vie, et le fait que le banquet du plaisir sexuel soit magnifique,
imposant et raffiné, nous invite à chercher une nouvelle manière de vivre. Dans ce
poème, les hommes et les femmes n'ont besoin que de plaisir sexuel.
Entre les rivières Tchen et Wei, quand une femme rencontre un homme, et qu'elle en
est contente, elle lui demande d'aller dans la plaine. C'est un jeu de séduction. Et
naturellement l'homme répond qu'il y est déjà allé, puisqu'il y est déjà passé avec
d'autres femmes. Mais ici, l'attitude de la femme est intéressante : elle demande à
l'homme d'y retourner avec elle. Sans doute veut-elle affirmer que les ébats
amoureux avec elle seront plus amusants qu'avec les autres femmes. Cette
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manière de faire l'amour avec différentes femmes n'implique pas de sentiment de
jalousie, mais un esprit de comparaison. Quelles que soient les relations sexuelles de
l'homme avec d'autres femmes, il s'agit pour chacune de séduire avec l'assurance
de pouvoir encore mieux faire l'amour.
Le début du poème « La rivière Tchen et la rivière Wei sont gonflées » et la fin
« [l'homme et la femme...] s'offrent des pivoines » sont intéressants. La première
phrase évoque l'été, la saison où l'eau, abondante, fait monter les rivières Tchen et
Wei comme augmente l'excitation sexuelle de l'homme. Le dernier vers présente une
façon de se quitter élégamment. En général, dans le Guo Feng, après avoir fait
l'amour, l'homme offre un cadeau à la femme, mais là, ils se quittent en se donnant
des pivoines, donc sans protocole, avec une grande simplicité. C'est l'expression
d'une vision tranquille de la sexualité : on se rencontre par hasard, on s'amuse, on
se donne du plaisir, on se contente de ce moment unique, et on se quitte sans
regret. Savoir faire l'amour une fois et se quitter en se donnant des pivoines, exige
sans doute un haut niveau d'intelligence. La société de « Tchen Wei » montre ici le
raffinement de sa culture sexuelle.
Dans ce poème, on ne peut apercevoir ni contrainte ni mépris de la sexualité pour
la sexualité. On n'y trouve aucune trace de l'habitude culturelle de surveiller la
sexualité et de la cacher derrière le mur des apparences conformes à la morale
rigoureuse. Quant au fait de se quitter en se donnant des pivoines, cela donne à
penser que le climat culturel favorable à l'épanouissement du plaisir sexuel, libère les
femmes et les hommes des coutumes contraignantes qui remontent très loin dans
l'histoire de l'humanité.
« Tchen Wei » est un modèle de culture erotique. Les mœurs festives dont
témoignent ce poème de Zheng Feng, peuvent certainement être comparées au
carnaval tel qu'il existait au Moyen Age dans les pays de culture catholique.
Mikhaïl Bakhtine dit qu'au Moyen Age, les Européens n'ont pu vivre selon les
préceptes du catholicisme qu'en s'accordant certaines transgressions contrôlées,
comme celles permises chaque année durant les trois mois de carnaval. Dans le
monde catholique, le carnaval offrait une chance de sortir des contraintes
culturelles et de revenir à la nature. Bakhtine a appelé cette compensation "la
perception du monde carnavalesque"323. c'est le recouvrement primitif de la vie qui
323 Mikhaïl Bakhtine, L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la
Renaissance, Gallimard, 1970, p. 20.
M. Bakhtine utilise aussi d'autres expressions : la perception carnavalesque du monde unique
(p. 19), la perception carnavalesque du monde (p. 21), la conception carnavalesque (p. 22), et la
conception du monde totalement étrangère à la fête (p. 275).
229
autorise à agir au mépris de l'ordre social et des conventions. Pendant les
semaines où l'on jouit du carnaval, on est libéré des carcans sociaux et moraux, et
dans les cas extrêmes, on se permet de lancer des satires contre les livres sacrés
et les objets de culte. Le carnaval est surtout l'occasion d'accomplir des rites
comiques, c'est-à-dire de mettre en scène un monde des choses "à l'envers et au
contraire"324. La hiérarchie des classes est inversée ou éliminée. Il est permis de
faire l'amour entre personnes de haut rang et personnes du peuple. Dans la société
en général, l'équilibre et le consensus social sont rompus avec le carnaval.
C'est le retour de l'homme de la nature. Bakhtine fait l'éloge du carnaval, car seul
ce rituel a pu conserver l'aspect de l'homme naturel dans les contraintes sociales.
La société catholique du Moyen Age avait la sagesse de libérer de temps en temps
les hommes des restrictions religieuses ; contrairement à celles-ci, le carnaval
sollicite le corps plus que l'esprit, et laisse libre cours au désir, à l'instinct, au
jaillissement de la liberté sensuelle. C'est ce que Bakhtine appelle la "polyphonie"325.
Convaincus du caractère éminemment humain du carnaval, nous ne pouvons qu'être
émerveillés par la culture sexuelle de « Tchen Wei ». La vie naturelle que la culture
catholique autorisait pendant le carnaval, un poème de Zheng Feng la proposait
déjà, il y a deux mille cinq cents ans, dans la vie quotidienne. Cette nécessité
naturelle n'est pas une question du passé, mais un besoin humain, essentiel et
éternel. Le plus important est que nous pouvons sentir, à travers le texte de Zheng
Feng, que notre conception de la sexualité, à nous qui vivons à la fin du XXe siècle,
est empreinte du désir de possession absolue, ou bien de négation, de haine et de
324 |bid., p. 19.
325 Mikhaïl Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, Seuil, 1970, p. 29.
230
mépris. A l'inverse, « TchenWei » propose un modèle idéal de culture sexuelle où
l'homme et la femme se rencontrent librement, font l'amour selon leur désir, et se
quittent sans regret en se donnant des pivoines.
La magnifique scène que présente Zheng Feng ne comporte aucun interdit. Le
dernier vers « [l'homme et la femme...] s'offrent des pivoines » est évidemment
une expression du manque que chacun ressent, de son besoin d'amour. Et pour
cette raison, il semble répondre au premier vers « La rivière Tchen et la rivière Wei
sont gonflées ».
F. La catharsis
Trois poèmes du Shijing sont intitulés « Les flots clapoteux » — un de Zheng Feng,
un de Wang Feng, et un de Tang Feng. Voyons d'abord celui de Zheng Feng.
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Les flots clapoteux
n'entraînent pas de fagot d'épines
Peu d'hommes vivent comme des amis
seuls nous le pouvons toi et moi
Ne crois pas ce que l'on dit
on va te mentir
Les flots clapoteux
n'entraînent pas de fagot de branches
Peu d'hommes vivent comme des amis
seuls nous le pouvons toi et moi
Ne crois pas ce que l'on dit
on est sans bonne foi.326
L'image du fagot d'épines est importante, c'est celle de la femme et de l'homme qui
s'embrassent. Ce qui le montre, c'est le deuxième et le quatrième vers de chaque
strophe, « seuls nous le pouvons toi et moi » et « ne crois pas ce que l'on dit ».
Les expressions « un fagot d'épines » et « les flots clapoteux » désignent des
aspects de plus en plus intenses du plaisir sexuel. Ainsi nous sentons avec force les
moments de ce plaisir concret. Le vers « seuls nous le pouvons toi et moi » nous
indique que les deux personnages ne forment pas un couple, mais sont très
proches.
« Les flots clapoteux » de Wang Feng n'est pas un poème sur le plaisir sexuel luimême, mais sur la nostalgie du plaisir sexuel qu'un homme a ressenti dans son
pays natal. Aussi, il s'agit de soldats qui défendent le territoire. Voici ce texte.
Les flots clapoteux
n'entraînent pas de fagot de branches
Cet homme
ne défend pas avec moi le pays du Chen
Comme je désire, désire
326
Zheng Feng, « Les flots clapoteux », dans Confucius, Shijing, n° 92.
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à quel mois vais-je retourner chez moi ?
Les flots clapoteux
n'entraînent pas de fagot d'épines
Cet homme
ne défend pas avec moi le pays du Fou
Comme je désire, désire
à quel mois vais-je retourner chez moi ?
Les flots clapoteux
n'entraînent pas de fagot de joncs
Cet homme
ne défend pas avec moi le pays du Hiu
Comme je désire, désire
à quel mois vais-je retourner chez moi
?327
Dans ce poème, il y a le souhait, l'attachement et le reproche. Un soldat fait des
reproches à « cet homme », et en même temps, il désire. Que désire-t-il ? Le
premier vers de chaque strophe, « les flots clapoteux », nous indique qu'il désire
faire l'amour. Maintenant, il défend le pays, et à cause de « cet homme », il ne
peut retourner chez lui faire l'amour. Leur vie sexuelle est bloquée comme cette eau
qui n'entraîne pas de fagot.
327 Wang Feng, « Les flots clapoteux », dans Confucius, Shijing, n° 68.
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Lisons maintenant « Les flots clapoteux » de Tang Feng.
Les flots clapoteux
un rocher blanc et brillant
une tunique blanche à collet rouge brodé
je me range sous ses lois
J'ai vu mon amour
comment ne suis-je pas dans la joie ?
Les flots clapoteux
un rocher blanc et frais
la tunique blanche à collet rouge brodé
je me range sous ses lois
J'ai vu mon amour
comment suis-je encore dans la tristesse ?
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Les flots clapoteux
un rocher blanc et clair
J'ai entendu dire que mon amour a donné des ordres
je n'ose parler à personne.328
Dans les deux premières strophes, se trouve le même vers « j'ai vu mon amour »,
328 Tang Feng, « Les flots clapoteux », dans Confucius, Shijing, n°116.
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il est suivi d'abord de « comment ne suis-je pas dans la joie ? », puis de
« comment suis-je encore dans la tristesse ? » C'est une scène d'amour, puisque
le premier vers de chaque strophe « les flots clapoteux » fait entendre une
sonorité qui présente rythmiquement le plaisir sexuel. Qu'est-ce que le « rocher
blanc » mentionné par trois fois ?
Les adjectifs « brillant », « frais » et « clair » qualifient l'état du rocher blanc.
C'est un éloge repris en chacune des trois strophes : le rocher blanc est une image
du corps nu de l'homme que l'héroïne, prise par le plaisir sexuel, admire et louange.
Brillant, frais et clair caractérisent aussi le plaisir sexuel dans ce poème. Dans le
plaisir sexuel qui les captive, l'homme et la femme perdent
partiellement
conscience : le rocher blanc est donc seulement une création de l'imagination. Pour
sublimer le plaisir sexuel, le poète évoque cette image. Dans la première strophe
« brillant » est une expression hardie, puisque ce mot signifie aussi "qui peut
voir"329
et se rattache étymologiquement à "creuser" : ce qui brille creuse.
L'héroïne veut être creusée sans limites, elle qui est de la substance des « flots
clapoteux ». Dans le vers « le rocher blanc et brillant », le sexe répète
continuellement l'action de creuser, et crée une sensation de fraîcheur, c'est-à-dire
de plaisir. Grâce à la première strophe, on peut lire et comprendre la deuxième, où
le rocher est frais, puis la troisième où le plaisir sexuel aboutit. En effet, le mot
« clair » du vers « un rocher blanc et clair », est un composé de " feu folle?™ et
"eau". Cela signifie donc que l'eau est claire, comme celle de la source qui coule
dans la vallée profonde. Là, on peut comprendre le changement de « brillant » à
« frais » et « clair », c'est-à-dire qu'en faisant l'amour, elle arrive à l'état
« clair » de l'orgasme — ce qu'Aristote a appelé "catharsis"33i.
3 2
9 Dictionnaire français de la langue chinoise, Institut Ricci-Kuang Chi Press, 1990, p. 979.
330 ibid., p. 600.
331 Aristote, Poétique, Livre de Poche, 1990, p. 110.
235
G. Le verbe manger et l'homme libre
Sur le tertre il y a du chanvre
et c'est là que se tient Zi Jie
Et c'est là que se tient Zi Jie
puisse-t-il s'en venir joyeux
Sur le tertre il y a du blé
et c'est là que se tient Zi Gou
Et c'est là que se tient Zi Gou
puisse-t-il s'en venir manger
Sur le tertre se trouvent des pruniers
et c'est là que se tient mon amour
Et c'est là que se tient mon amour
\
il me fait cadeau de breloques.332
Le huitième vers « puisse-t-il s'en venir manger » est l'expression d'une sensualité
telle qu'elle empêche de parler. La femme demande à l'homme de manger son
corps ; et le désir de voir son propre corps mangé est l'image d'un désir sensuel
extrêmement vif. Ce poème est aussi une confession hardie.
Le chanvre, le blé et les pruniers qui poussent sur le tertre sont importants. A
332 Wang Feng, « Sur le tertre il y a du chanvre », dans Confucius, Shijing, n° 74.
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travers ces trois termes, on peut comprendre que le plaisir sexuel, exprimé par
l'idée de « venir manger », s'est réalisé d'une façon normale, et non dans un lieu de
rendez-vous secret. Le quatrième vers « puisse-t-il s'en venir joyeux », le huitième
« puisse-t-il s'en venir manger » et le douzième « // me fait cadeau de breloques »
présentent bien le déroulement du plaisir sexuel. Bien que la montagne ou les
champs soient comme des lieux de rendez-vous secrets, libres et isolés,
l'expression « venir manger » est quelque peu excessive.
En général, que ce soit en Orient ou en Occident, les poèmes d'amour représentent
à peine le soupir amoureux ou le contenu du sentiment, mais ce poème, « Sur le
tertre il y a du chanvre », comme tous ceux du Guo Feng, représente la séduction
jusqu'à son achèvement. Certes, on voudrait apprécier pleinement le plaisir sexuel
et en garder un souvenir complet.
0 garçon rusé que voilà,
qui avec moi ne veut parler
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Est-ce donc à cause de toi
que je ne pourrai plus rien manger
0 garçon rusé que voilà,
qui avec moi ne veut parler
Est-ce donc à cause de toi
que je ne pourrai plus me reposer.333
333 Zheng Feng, « Le garçon rusé », dans Confucius, Shijing, n° 86.
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Le titre de ce poème « Le garçon rusé » est a priori un peu péjoratif, mais ici
cette expression apparaît comme une appellation amoureuse et joyeuse.
Le verbe manger est, sans doute, une expression du plaisir sexuel. Le garçon ne
veut pas manger avec la fille, c'est-à-dire qu'il ne veut pas faire l'amour avec elle ;
alors elle ne peut se reposer. L'expression poétique est très suggestive. Mais dans
ce poème de Zheng Feng, le garçon rusé ne veut pas parler avec la fille ; à cause
de lui, elle ne peut manger. Certes, l'important ici c'est la cause : « est-ce donc
qu'à cause de toi ». Autrement dit, elle ne peut faire l'amour avec personne
d'autre, puisqu'elle l'aime.
Il est un sorbier solitaire
qui pousse à gauche du chemin
0 mon amour, ô toi que voilà
daigne t'en venir avec moi
Toi, que j'aime du fond du cœur
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toi, ne veux-tu pas manger ?
Il est un sorbier solitaire
qui pousse au tournant du chemin
0 mon amour, 6 toi que voilà
daigne t'en venir promener
Toi, que j'aime du fond du cœur
toi, ne veux-tu pas manger
?334
Le sujet de ce poème est la séduction. Une jeune fille propose à un jeune homme de
manger. Manger quoi ? Là, il est important de comprendre le sixième et le
douzième vers, qui sont identiques et précédés par le même vers « toi, que j'aime
du fond du cœur ». L'héroïne aime très profondément le jeune homme, puis l'aimera
du fond du corps, puisqu'elle vise à faire l'amour avec lui. Dans le Guo Feng, on
compare souvent l'activité sexuelle à celle de se nourrir, c'est une forme
d'expression très franche et même insolente.
Dans une cabane
on peut se reposer tranquillement
L'eau de la source coule, coule
on peut supporter la faim avec joie
\
Quand on mange du poisson
faut-il avoir des brèmes du Fleuve-Jaune ?
Lorsqu'on prend une femme
faut-il des princesses de Ji ?
Quand on mange du poisson
faut-il avoir des carpes du Fleuve-Jaune ?
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Tang Feng, « Le sorbier solitaire », dans Confucius, Shijing, n 1 2 3 .
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Lorsqu'on prend une femme
faut-il des princesses de Song
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Ce poème est plus simple, plus sobre et plus optimiste que les autres textes du Guo
Feng. En même temps, il s'agit d'une confession hardie. Si la faim signifie le désir, le
quatrième vers montre que l'on s'en amuse avant de l'accomplir. Comme le corps
de la femme est comparé à un poisson, faire l'amour avec une femme est
représenté par le fait de manger du poisson. Mais ce poème est une confession
humaine. Comme dans les autres textes du Guo Feng, on n'y trouve ni semonce
éducative ni honte ; le poète montre franchement la vie, et fait sentir sans rien
cacher la réalité instinctive de l'être humain. Sur ce point, il n'y a pas de Classique
plus honnête et plus franc que le Shijing en tant que confession des désirs humains.
De plus, dans un poème choisi par Confucius il y a deux mille cinq cents ans, il est
étonnant que l'on compare le corps de la femme à un poisson : « faut-il avoir des
brèmes », « des carpes du Fleuve-Jaune ? »
\
Parler ainsi c'est dire que l'on peut manger n'importe quel poisson, c'est-à-dire qu'il
est possible de faire l'amour avec n'importe quelle femme. En même temps, cela
peut exprimer une forme d'indifférence envers la sexualité. De la part de l'homme,
335 Tchen Feng, « Dans une cabane », dans Confucius. Shijing, n° 138.
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Dans ce poème, s'exprime la philosophie orientale qui apprend à se contenter dans la pauvreté et à
profiter d e la vie. Dans les Entretiens, deux dialogues touchent c e thème. Confucius dit : " se
contenter de riz grossier et d'un peu d'eau pour vivre, de son bras replié pour dormir, et y trouver
pourtant son bonheur I Richesses et honneurs mal acquis ne me sont pas plus que le nuage qui
passe" ( Entretiens, Livre VII, chapitre 15) ; et encore : " Hui était d'une rare valeur. Trois bouchées
de riz, deux gorgées d'eau, une méchante ruelle — tout ce qu'un autre n'aurait pu endurer n'altérait
même pas sa sérénité. Un homme admirable, en vérité" (Ibid, Livre VI, chapitre 9).
A travers ces deux dialogues, on voit Confucius profiter de la vie et de la pauvreté. Cette philosophie
témoigne de la vie du peuple surmontant les difficultés quotidiennes, et à la fois de l'intelligence avec
laquelle le peuple savait surmonter ses souffrances réelles.
représenter la femme comme de la nourriture, était sans doute assez normal à
l'époque de Confucius.
Comme il mange, le protagoniste de ce poème fait l'amour : sans préférence. C'est
dire qu'il surmonte la hiérarchie et la sexualité, car il sait jouir de la faim et de la
pauvreté avec joie. Là, apparaît l'homme libre à l'orientale.
Qu'est-ce que l'homme libre selon Confucius ?
Premièrement, l'homme libre des poèmes du Shijing est différent du jun tze que
Confucius présente dans les Entretiens ; car il est libre des interdits sexuels et des
normes sociales. Mais cela ne signifie pas qu'il soit immoral ; il est simplement audessus de l'éthique confucéenne, n'a aucun rapport avec le confucianisme.
Deuxièmement, l'homme libre est un homme du peuple. Les protagonistes du Shijing
sont des femmes et des hommes ordinaires, dépeints dans leur vie quotidienne.
Dans le Shijing, les poèmes les plus erotiques et les plus vulgaires sont ceux de
Zheng Feng. Après les avoir analysés, dans Les explications du Shijing, Zhu Xi
\
rappelle la poétique de Confucius, et conclut : "A travers la poésie, on peut voir
correctement les choses. Pourquoi ne la croit-on pas
?"336
La conclusion de Zhu Xi
signifie que l'on doit accepter l'érotisme et la vulgarité des poèmes de Zheng Feng,
c'est-à-dire que l'on ne doit ni les critiquer ni les flétrir avec des considérations
morales ou des jugements de valeur, car ces textes représentent franchement la
vie sexuelle et la vie quotidienne du peuple. Ceux qui apprécient les poèmes du
Shijing doivent donc regarder le monde qu'il présente avec une pensée pure sans
tache.
L'homme libre du Shijing est l'homme du peuple qui sait chanter le plaisir et la
336 ft^ijaw amsts
Zhu Xi, Les explications du Shijing, traduction coréenne de Baik-Myo SUNG, Cercle d'étude de la
culture traditionnelle, 1993, p. 215.
tristesse de la vie.
Troisièmement, comment comprendre l'homme libre ?
L'homme libre qui existe dans les poèmes du Shijing est une expression littéraire de
ce que le peuple rêve. Quels que soient la morale, le confucianisme et le système
politique, le peuple rêve l'homme libre, celui qui surmonte toutes les répressions
morales et politiques. On peut dire que l'homme libre existe au-dessus de la réalité,
et que pour ce rêve du peuple, il importe peu que le confucianisme existe ou non.
Confucius, qui aimait la musique et la poésie, l'avait bien compris, et son choix des
poèmes du Shijing démontre qu'il était conscient que l'homme libre existe au-dessus
du confucianisme et de la réalité. Et Confucius a su jouir du monde du Shijing.
Dire que l'homme libre dévie de la réalité, ne signifie pas qu'il l'abandonne, mais qu'il
surmonte la vie quotidienne. C'est la transcendance que l'on trouve dans les
poèmes du Shijing et dans la philosophie chinoise.
Le Ciel et l'homme constituent ensemble un sujet de la philosophie chinoise, à
travers lequel nous avons essayé de comprendre ce que sont la nature et l'homme
libre chez Confucius.
Confucius parie du Ciel en tant que nature. Quand il pose la question « Que dit le
Ciel ? », il fait apparaître que le Ciel est la nature sans parole. L'homme libre, qui
forme une paire avec la nature, est décrit dans les poèmes du Shijing : il n'est pas
orthodoxe, mais libre sur le plan erotique. Il est différent du jun tze, c'est-à-dire de
la figure typique du confucianisme. Comme le montrent les protagonistes des
poèmes du Shijing, l'homme libre est l'homme du peuple qui essaie toujours de
surmonter la réalité. C'est un personnage littéraire que le peuple rêve, un élément
transcendant du Shijing et de la philosophie chinoise.
III. La nature et l'homme libre
— Sade, Confucius : une confrontation
Orient-Occident
Comment comprendre La philosophie dans le boudoir et plus largement Sade ?
Comme l'écrit Béatrice Didier, Sade est "avant tout un philosophe et ses romans
eux-mêmes prennent le caractère d'une démonstration, en particulier La philosophie
dans le boudoir."^
Pourquoi ? Parce que cette œuvre est composée de "sept
dialogues où la métaphysique, la morale, l'histoire interviennent autant que les
pratiques libertines."338 Et l'athéisme y est hautement proclamé.
Sade est-il vraiment un philosophe ?
Pour éclairer cette question Jean
Deprun339
fait trois remarques importantes :
Premièrement, l'auteur du Dialogue entre un prêtre et un moribond, des Etrennes
philosophiques, de La Vérité prouve, dès les années 1782-1787, qu'il possède cette
337 Béatrice Didier, Le XVIIIe siècle III, 1778-1820, Arthaud. 1976, p. 241-242.
338 ibid., p. 242.
339 Jean Deprun, "Sade philosophe", dans Sade, Œuvres I , Gallimard, La Pléiade, 1990, p. LIX.
243
qualité.
Deuxièmement, Aline et Valcour a pour sous-titre : Le roman philosophique, et La
philosophie dans le boudoir, en 1795, donne à la jeune Eugénie, par les soins de ses
« instituteurs immoraux », une double formation, théorique aussi bien que pratique.
Troisièmement, les trois Justine et l'Histoire de Juliette font alterner, le simple narré
des faits et ce que Sade nomme lui-même l'énoncé d'un « système », celui du pape
Pie VI.
A ces considérations faites sur les textes, Jean Deprun ajoute une phrase des
Notes littéraires, que Sade a écrite en 1803, à Charenton, par laquelle il affirme :
"[...] je suis philosophe ; tous ceux qui me connaissent ne doutent pas que j'en
fasse gloire et profession
[...]"340.
Jean Deprun estime que Sade est philosophe, au sens polémique du terme. Le titre
« philosophe » ne signifie pas ici confrère posthume de Platon ou de Descartes,
mais "adepte des Lumières"34i. Dans son livre sur Lautréamont et Sade, Maurice
Blanchot considère la philosophie de Sade comme la "simplicité même"342 : c'est
celle de l'intérêt, puis de l'égoïsme intégral. Blanchot ajoute que "Sade n'est pas
Hegel, il s'en faut. Toutefois, je ne vois nul anachronisme à appeler dialectique au
sens moderne la prétention essentiellement sadique de fonder la souveraineté
raisonnable de l'homme sur un pouvoir transcendant de négation, pouvoir qu'il ne
manque pas de reconnaître au principe de la plus claire et de la plus simple raison
positive."343
Pour Blanchot qui souligne chez Sade l'insurrection, la folie d'écrire et l'expérience-
^
Sade, Notes littéraires, dans Œuvres complètes, tome XI, Jean-Jacques Pauvert, 1991, p. 3 1 .
3 4 1
Jean Deprun, op. cit., p. LX.
3 4 2
Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade (1963), Minuit, 1990, p. 19.
3 4 3
Maurice Blanchot, L'entretien infini (1969), Gallimard, 1992, p. 327.
244
limite, ce dernier est plus écrivain que philosophe.
Comment comprendre Sade ?
Jean-Paul Sartre caractérise Sade par son "attitude envers autrui"344 qui est pour
lui l'Autre sexuel entre l'en-soi et le pour-soi. Jacques Lacan, dans son article "Kant
avec Sade",345 ne s'intéresse ni au Sade littéraire ni au Sade politique, mais à un
Sade psychanalysé, à son désir et son plaisir. Max Horkheimer et Theodor W.
Adorno, pour leur part, reconnaissent bien Sade comme un adepte des Lumières
quand ils écrivent :
Auparavant, seuls les pauvres et les sauvages étaient exposés aux
forces capitalistes déchaînées. Mais l'ordre totalitaire installe le penser
calculateur dans son plein droit et s'en tient à la science en tant que telle.
Il a pour norme sa propre efficience sanguinaire. La philosophie, de la
critique de Kant à la généalogie de la morale de Nietzsche, l'avait écrit ;
un seul homme l'a réalisé jusque dans les moindres détails. L'œuvre du
marquis de Sade montre l'« entendement non dirigé par un autre »,
c'est-à-dire le sujet bourgeois libéré de toute tutelle.346
Le Sade que Horkheimer et Adorno retrouvent est l'écrivain le plus sombre et le
plus pessimiste de la bourgeoisie.
Contrairement à ses apologistes, les écrivains sombres et pessimistes de
la bourgeoisie n'ont pas tenté de pallier les conséquences de la Raison à
3 4 4
Jean-Paul Sartre, L'êfre et le néant (1943), Gallimard. 1990, p. 429-463.
345 Jacques Lacan. *Kant avec Sade", dans Ecrits, Seuil, 1966, p. 765-790.
3 4 6
Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison (1944), Gallimard, 1994, p. 97.
245
l'aide de doctrines harmonisatrices. Ils n'ont pas prétendu que la raison
formaliste est en rapport plus étroit avec la moralité qu'elle ne l'est avec
l'immoralité. Tandis que les écrivains sereins et optimistes désavouaient
l'union indissoluble de la raison et du crime, de la société bourgeoise et
de la domination afin de la protéger, les autres exprimaient sans
ménagement cette vérité déconcertante.3
47
Cette remarque de Horkheimer et Adorno sur l'expression de la vérité
déconcertante de la société bourgeoise, s'applique tout particulièrement à Sade
puisqu'il a bouleversé la religion, les mœurs et la hiérarchie du XVIIIe siècle.
Chez Sade, c'est lorsque l'humanité n'est plus dénaturée à ses propres yeux, qu'elle
n'a plus besoin de dénaturer quoi que ce soit. Proclamant l'identité de la domination
et de la raison, les doctrines impitoyables s'avèrent plus accessibles à la pitié que
celles des moralistes, laquais de la bourgeoisie.
\
La littérature de Sade nous transmet sa philosophie qui évidemment participe au
courant des Lumières. Quand il dit que "la philosophie doit tout dire", 348 il s'inscrit
totalement et sans ambiguïté dans ce mouvement de pensée. Mais pour Sade luimême, que signifie la philosophie des Lumières ? Elle doit déboucher sur l'action.
Comme au mouvement physique que l'on trouve chez les premiers philosophes, se
substitue le mouvement politique et social chez les Lumières, Sade demande des
changements à la fois politiques, sociaux et moraux.
Le concept crucial de la philosophie des Lumières est la nature, et l'essence de la
nature est l'action, car tout est en mouvement dans l'univers.
347 ibid.. p. 126.
3 4 8
Sade, Histoire de Juliette ou les Prospérités du vice, op. cit., p. 582.
246
Quand Simone de Beauvoir dit, dans son article « Faut-il brûler Sade ? », que
"Sade a conçu de différentes façons le rapport de l'homme à la Nature"349 elle
i
confirme que le concept de la nature existe chez lui. Mais elle se trompe quand elle
écrit :
[...] s'il ne compte pas plus aux yeux de l'univers qu'un lambeau d'écume,
cette insignifiance même garantit à l'homme son autonomie ; l'ordre de
la nature ne saurait l'asservir puisqu'il lui est radicalement hétérogène ;
ainsi une décision éthique lui est permise et il n'appartient à personne de
la lui dicter. Pourquoi des chemins qui s'ouvrent devant lui Sade a-t-il
donc choisi celui qui par l'imitation de la nature le conduit au crime ? Il
faut saisir tout l'ensemble de son système pour répondre à cette
question : le but du système étant précisément de justifier les
« crimes » auxquels Sade n'a jamais envisagé de renoncer.350
\
Simone de Beauvoir ignore ici que Sade a découvert le peuple et accepté la
Révolution française. Ainsi quand elle écrit que la nature conduit Sade aux crimes, il
est évident qu'elle le considère simplement comme un écrivain de l'érotisme, et non
pas comme un adepte de la philosophie des Lumières.
Le concept de la nature chez Sade est d'autant plus important qu'il nous permet,
seul, de franchir la limite de l'érotisme dans ses textes. Cela étant posé, qu'est-ce
que la nature chez Sade ?
Comme Jean-Jacques Brochier le dit, ce qui pour Sade est fondamental dans la
nature c'est le mouvement : "à plusieurs reprises nous avons vu Sade opposer
3 4 9
Simone de Beauvoir, Privilèges (1955), Gallimard, 1964, p. 64.
350 ibid., p. 65.
Dieu à la Nature au nom du mouvement. Et il développait toujours cette remarque
fondamentale que la Nature était uniquement le domaine du mouvement." 351 o ù
Sade a-t-il appris ce lien intrinsèque de la nature et du mouvement ? C'est au
"Baron d'Holbach que Sade emprunte lorsqu'il fait du mouvement « le premier
principe » de la philosophie^, et c'est donc à cette source qu'il nous faut
remonter pour comprendre sa pensée. Mais là n'est pas le sujet de notre étude.
Vouloir bouleverser la hiérarchie au XVIIIe siècle, c'est être fou ou prendre le risque
d'être condamné à mort. Sade trouve, lui, dans la littérature un moyen de
pratiquer la philosophie des Lumières, et effectue dans La philosophie dans le
boudoir le bouleversement de la religion, des mœurs et de la hiérarchie du XVIIIe
siècle. Quand il présente ses idées, elles semblent procéder de la déraison.
Pourquoi ? Parce que, comme le relève Gilles Deleuze, à ce moment-là les Français
ne sont pas encore capables de devenir républicains.
Et les mots de cette littérature, à leur tour, forment dans le langage une
\
sorte de double du langage, apte à le faire agir directement sur les sens.
Le monde de Sade est bien un double pervers, où tout le mouvement de
la nature et de l'histoire est censé se refléter, des origines à la révolution
de 89. [...] Ironiquement, ils vont jusqu'à fournir l'effort dont les Français
ne sont pas encore capables pour devenir républicains.353
La littérature de Sade réalise la philosophie des Lumières. Le bouleversement de la
3 5 1
Jean-Jacques Brochier, Le Marquis de Sade et la conquête de l'unique, op. cit., p. 85.
3 5 2
Philippe Roger, Sade, la philosophie dans le pressoir, Grasset, 1976. p. 34.
Jean Deprun dit aussi qu' ' A u baron d'Holbach enfin, Sade emprunte la substance — et souvent la
lettre — de plusieurs exposés philosophiques." (Jean Deprun, "Quand Sade récrit Fréret, Voltaire et
d'Holbach*, dans Sade, Obliques, Editions Borderie, 1977.)
353 Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Minuit, 1967, p. 33.
248
hiérarchie, le peuple, le républicain et la république dont parle Sade sont devenus
des réalités au XXe siècle — et cela a quelque chose d'étonnant par rapport au
caractère irréel que pouvaient avoir ces notions à la fin du XVIIIe siècle.
Sous l'Ancien régime, le peuple n'avait pas de droits politiques ; le pouvoir était au
roi, à la noblesse et au clergé. Mais, avec la Révolution française, le peuple français
a accédé à la réalité politique, et avec la nature de la déraison, qui constitue le
concept central de sa philosophie, Sade découvre l'homme libre en tant qu'homme
du peuple et républicain.
Si l'homme moral est l'homme de la nature, si d'une autre part le
gouvernement républicain est celui de la nature, il faut que par un
enchaînement nécessaire, les vertus morales deviennent les ressorts du
caractère d'un Républicain ; et pour nous pénétrer de ces vertus,
Législateurs, consentons à leur offrir un culte.354
\
La nature sadienne est déraison, et cette déraison met en cause la violence de la
raison. Pendant la Révolution française, la nature chez Sade cesse d'être déraison,
par exemple quand il dit : "la liberté qui nous tend les bras, cette liberté précieuse
dont nous jouissons toujours en attendant, soutiendra notre courage, et le rendra
capable de
tout."355
La nature est déraison lorsqu'elle fonde l'exigence impossible de bouleverser la
religion, les mœurs et la hiérarchie au XVIIIe siècle. Mais lorsque ces espoirs
révolutionnaires se réalisent, comme c'est le cas au XXe siècle, la nature sadienne
3 5 4
Sade, "Pétition de la section d e s Piques aux représentants du peuple français" (1799), dans
Ecrits politiques, Jean-Jacques Pauvert, 1957, p. 80.
355 Sade, "Adresse d'un citoyen de Paris, au roi d e s Français" (1791), dans Ecrits politiques, JeanJacques Pauvert, 1957, p. 7.
perd sa dimension de déraison, et la philosophie que Sade a cachée sous l'érotisme
devient plus accessible.
Sade s'appuie sur son concept de la nature pour montrer que le peuple sait
retrouver la réalité politique, et demander l'égalité et la liberté. En présentant le
peuple qui dirigera la nouvelle république, Sade surmonte les contradictions de la
hiérarchie du XVIIIe siècle. La présentation du peuple et le bouleversement de la
hiérarchie sont la victoire de la pensée littéraire de Sade qui peut dépasser le
féodalisme et le XVIIIe siècle.
Il sera intéressant de voir la politique et la littérature chez Sade par rapport à la
politique de Robespierre.
Pour Robespierre, qu'est-ce que la Révolution française ?
Voyons d'abord quelles sont, dans l'esprit de Robespierre, les différences les plus
marquantes entre la Révolution française et les révolutions précédentes. Celles-ci
\
n'ont procédé que de l'ambition ou du rejet d'une forme particulière de la tyrannie,
elles n'ont abouti qu'à un changement de dynastie ou au passage du pouvoir d'un
seul à celui de plusieurs. Par contre, la Révolution française, et seulement elle, est
fondée sur la théorie des droits de l'humanité et sur les principes de la justice. Les
révolutions antérieures devaient pour atteindre leurs buts compter sur la victoire
d'une puissance particulière nouvelle. La Révolution française, au contraire, exige le
sacrifice des intérêts privés à l'intérêt général. Sa victoire, loin d'être obtenue par le
triomphe d'une faction, ne peut être que la victoire de la justice sur toutes les
factions.
Pour Robespierre, la France doit accomplir une mission pour l'humanité entière :
"Fonder une immense république sur les bases de la raison et de l'égalité."356 Seul,
entre tous les peuples du monde, le peuple français est destiné à établir sur la terre
le règne de la liberté. Il tient cette mission et la force de l'exécuter directement de
l'être suprême qui lui a confié les destinées de la génération présente et des races
futures. Aucun autre peuple de la terre ne lui est en cela comparable : il semble
avoir deux mille ans d'avance sur les autres, et l'histoire n'en fournit nul exemple,
pas même Rome. Rome ne portait que de nouveaux fers aux nations qu'elle avait
vaincues, tandis que la France lutte pour étendre sur toute la terre, le règne de la
justice et de la liberté. Pour qu'elle prenne conscience de l'importance du devoir
qu'elle doit remplir, Robespierre avertit ses compatriotes qu'ils tiennent dans leurs
mains les destinées de l'univers et qu'une gloire immortelle les attend, au terme de
grands travaux. A ses yeux, la nature a fait le peuple français robuste et puissant,
ses forces valent ses vertus, et sa cause est divine. Le peuple est le seul appui de
la liberté et de la justice, le seul qui puisse sauver la patrie, tandis que les riches, les
égoïstes et les indifférents attendent la contre-révolution.
Robespierre défend les intérêts de la masse populaire à laquelle il voue un véritable
culte, comme dépositaire de toutes les qualités et de toutes les vertus. Seul le
peuple est grand et respectable, raisonnable et modéré. Il ne connaît ni la mollesse
ni l'ambition. Il n'a jamais tort, il veut toujours le bien public, et Robespierre
s'indigne qu'on puisse lui reprocher quelques actes de violence commis dans des
temps de trouble où le peuple était en guerre contre ses oppresseurs. Etranger à
tous les excès, le peuple est toujours du parti de la morale, de la justice et de la
raison.
Le peuple, c'est-à-dire l'immense classe laborieuse, est l'ami naturel et le soutien
356 Maximilien de Robespierre, Ecrits, présentés par Claude Mazauric, Messidor et Editions sociales,
1989, p. 360.
nécessaire de la liberté, parce qu'il n'est ni corrompu par le luxe, ni dépravé par
l'orgueil, ni entraîné par l'ambition, ni agité par les passions ennemies de l'égalité,
parce que du fait de sa faiblesse et de sa pauvreté il a besoin de la justice et de la
protection des lois.
Pour Robespierre, quel est l'objectif de la Révolution française ?
C'est la victoire des principes de 1789, point d'arrivée et point de départ de toute
la Révolution : la liberté du citoyen, l'épanouissement de l'individu, l'égalité comme
condition de réalisation de la volonté générale et de la souveraineté. En cela seul
réside la possible régénération de l'homme au sortir du despotisme, l'invention de
l'humanité.
Quand Sade présente, à travers le concept de la nature, le peuple, le républicain et
la république, et demande de bouleverser la religion, les mœurs et la hiérarchie du
XVIIIe siècle, il s'affirme comme une sorte de révolutionnaire semblable à
Robespierre. Mais il est nécessaire de rappeler quel type de république il préconise.
Il s'agit d'une république aux antipodes de la république déiste et bourgeoise qui est
l'idéal de bien des acteurs de 1789. On sait quelles raisons personnelles Sade
pouvait avoir de parler de "l'infâme Robespierre". Mais, par-delà l'angoisse de la
guillotine, il y a une opposition fondamentale entre le déisme moralisateur de
Robespierre et le républicanisme athée de Sade. Le système politique de Sade,
comme son système philosophique repose sur l'athéisme.
Dans Français, encore un effort si vous voulez être républicains, Sade se présente
comme un partisan de ce qu'il appelle le système actuel et participe au double
combat contre l'Ancien régime et contre le jacobinisme, assimilés l'un à l'autre. De
son point de vue, Robespierre et ses partisans reproduisent l'Ancien régime dans
sa violence répressive et dans ses préjugés religieux. Parallèlement aux déclarations
antijacobines, Sade multiplie les dénonciations de "cette caste, si justement
1
méprisée, de royalistes et d'aristocrates ^, et dit toute son exécration du
pouvoir monarchique et du clergé. Ce double combat politique se fonde sur la mise
en cause simultanée du catholicisme traditionnel et du "théisme
pur"358.
Robespierre comme Sade regarde l'homme à partir de la nature : "La nature nous
dit que l'homme est né pour la liberté, et l'expérience des siècles nous montre
l'homme esclave. Ses droits sont écrits dans son cœur, et son humiliation dans son
histoire."359 Robespierre est opposé à Sade sur la vertu et le vice, puisqu'il rejette
absolument ce dernier : "Le vice et la vertu font les destins de la terre : ce sont
les deux génies opposés qui se la disputent. La source de l'un et de l'autre est dans
les passions de l'homme. Selon la direction qui est donnée à ses passions, l'homme
s'élève jusqu'aux cieux, ou s'enfonce dans des abîmes fangeux. Or le but de toutes
les institutions sociales, c'est de les diriger vers la justice, qui est à la fois le
bonheur public et le bonheur privé."360 Autrement dit, pour Robespierre, la vertu
est la liberté et la démocratie, quand le vice est la tyrannie et l'esclavage.
Il voit le mal dominer l'histoire de l'humanité : "Les siècles et la terre sont le partage
du crime et de la tyrannie ; la liberté et la vertu se sont à peine reposées un
instant sur quelques points du globe."36i Le monde appartient à quelques races de
tyrans, mais la Révolution française va mettre fin à leur domination.
La liberté est inséparable de la vertu. Elles sont si étroitement fondues qu'on ne
peut concevoir un état social où elles seraient séparées. La vertu produit le
357 Sade, La philosophie dans le boudoir, op. cit. p. 493.
358
lbid..p.494.
359 Maximilien de Robespierre, Ecrits, op. cit., p. 306.
360 ibid., p. 309.
361 Ibid., p. 307.
bonheur, comme le soleil produit la lumière. En 1794, vingt jours avant sa mort,
Robespierre répète aux Jacobins réunis en séance que la vertu est la base
fondamentale de toute société. Il s'agit avant tout pour lui de l'amour de la patrie,
du dévouement qui confond tous les intérêts privés dans l'intérêt général. S'il admet
théoriquement la distinction entre la vertu publique et la vertu privée, la première
forme seule, à ses yeux, l'authentique vertu républicaine. Quelles que soient ses
qualités domestiques, un citoyen n'est vertueux que s'il a vraiment fait quelque
chose pour arracher le peuple français au joug odieux de la servitude, et seulement
par là. D'ailleurs, pour Robespierre, il ne fait aucun doute qu'un homme qui manque
de vertu publique ne peut avoir de vertus privées.
De toutes les vertus qui servent de base à la Révolution, la principale est la défense
généreuse des opprimés. Elle trouve sa plus parfaite expression dans les fonctions
du représentant du peuple dont le premier devoir est de voler au secours de tous
les opprimés.
Mais Robespierre qui revendique la vertu, tombe du côté de la Terreur.
La Terreur est un autre nom la violence de la raison. Pour Robespierre, elle n'est
que la règle de la démocratie, c'est-à-dire l'exigence de la soumission à la loi
comme expression de la volonté générale prolongée jusqu'à ses ultimes
conséquences. Sa seule limite réside dans la vertu de ses agents exécutifs. De là,
Robespierre dénonce vigoureusement les intrigues et les prévarications, les excès et
les violences inutiles autant que le modérantisme des indulgents. Sûr de gouverner
de manière juste et sage, et convaincu que l'immoralité est la base du despotisme,
comme la vertu est l'essence de la république, Robespierre est sûr d'avoir la
confiance du peuple.
Quand Dolmancé dit que la vertu n'est qu'une chimère, la vertu dont il s'agit
s'entend au sens des valeurs morales d'avant 1789, puisque La philosophie dans le
boudoir critique l'Ancien régime et présente la philosophie des Lumières et la
Révolution française.
Dolmancé — Ah ! renonce aux vertus, Eugénie ! Est-il un seul des
sacrifices qu'on puisse faire à ces fausses divinités, [...] Va, la vertu n'est
qu'une chimère, [...]362
Nous avons vus, dans un autre texte de Sade, que les vertus morales constituent
les ressorts du caractère d'un Républicain. Comme Sade développe La philosophie
dans le boudoir à travers le double jeu du texte, on y trouve à la fois la vertu
comme valeur morale de l'Ancien régime, et la vertu comme ressort du caractère
républicain.
La vertu que tous les législateurs mettent au principe de la république ne
\
conviendrait à Sade que si nous pouvions y atteindre sans passé, hors de l'histoire
même et en commençant l'histoire avec elle. Or, qui est déjà dans l'histoire est déjà
dans le crime, et n'en sortira pas sans surenchérir de violence et de crime. Mais
est-il possible d'en sortir ? Et dans l'affirmative, à quel état atteindrions-nous ?
Pour Sade, ce qui s'appelle crime s'appellera énergie, et ce changement de
vocabulaire, apparemment insignifiant, aura de grandes conséquences. Car il
indiquera que le monde ne sera plus un monde de valeurs à deux pôles opposés —
comme le bien et le mal, ou la vertu et le vice —, mais s'animera d'un mouvement
où leur coexistence et leur confrontation, poussées à leur comble, aboutiront à leur
identification.
362 Sade, La philosophie dans le boudoir, op. cit., p. 404.
255
Robespierre sombre dans l'idéologie de la Terreur et la violence de la raison, et finit
par monter sur la guillotine. Au contraire, Sade n'a jamais cédé à la violence de la
raison érigée en Terreur. Il a gardé sa pensée de la liberté. Qu'est-ce qui distingue
Sade de Robespierre ? C'est la littérature et la pensée littéraire. S'il en est ainsi,
qu'est-ce que la littérature pour Sade ?
C'est une forme de rêve. Le rêve ne réprime pas, puisqu'il n'est pas utile, et nous
montre à quel point la vie humaine est, dans sa réalité présente, soumise à une
forte répression. La littérature de Sade et sa philosophie sont le produit de ce rêve
d'une vie non réprimée.
La littérature révèle, qu'elle le veuille ou non, la distance existant entre le rêve de
l'homme qui ne peut se réaliser, et la réalité qui ne peut s'élever à la hauteur du
rêve. Cette distance symbolise à elle seule la répression à laquelle l'homme est
soumis. Plus la vie est dure, plus le rêve est beau par son impossibilité même : c'est
ce que la littérature de Sade nous montre. Si impossible qu'il soit, le rêve, donne à
l'homme une distance par rapport à lui-même, qui lui permet de réfléchir sur sa
propre condition. Par contre, l'homme sans rêve n'a pas cette distance nécessaire,
il est donc prisonnier de lui-même, et devient finalement l'esclave de son désir.
La littérature n'est évidemment pas un moyen pour accéder au pouvoir. En ce sens,
elle est inutile, mais, paradoxalement, elle sait utiliser ce qu'elle a d'inutile. Avec la
littérature, on ne peut ni aider les pauvres et les gens qui ont faim, ni gagner de
l'argent, mais, du fait de son inutilité, elle ne peut servir à réprimer l'homme. L'utile,
en raison même de cette utilité, réprime l'homme, et plus le désir est fortement
réprimé, plus il agit négativement. La littérature qui, elle, ne réprime pas, montre
que tout ceux qui répriment agissent négativement à l'égard de l'homme. A travers
'a littérature, l'homme peut donc prendre conscience de ce qui réprime et de ce qui
est réprimé, et comprendre que la répression a une fonction négative. Cette prise
de conscience est l'occasion pour l'homme de songer à une possible réorganisation
du monde.
Le Ciel et l'homme constituent ensemble un thème de la philosophie chinoise, et
Confucius, comme d'autres philosophes de Chine, en a amplement traité. Nous ne
nous intéressons ici ni à l'histoire de ce thème, ni aux protagonistes qui l'ont
développé, ni aux polémiques auxquelles il a donné lieu. Ce qui nous intéresse c'est le
Ciel et l'homme chez Confucius, plus précisément le Ciel en tant que nature et
l'homme libre dans ce qu'ils ont de comparable avec les notions correspondantes
de Sade.
Comment comprendre « le Ciel et l'homme » ?
Presque tous les philosophes chinois se sont directement ou indirectement occupés
du débat concernant le Ciel et la nature. La plupart des écoles philosophiques ont
défini et expliqué le concept du Ciel et de l'homme, et la relation entre ces deux
termes. Le Ciel et l'homme constituent donc en Chine le thème le plus ancien, le plus
populaire et le plus polémique. Il se distingue de tous les autres thèmes par le fait
qu'il occupe la place la plus importante dans l'histoire de la philosophie chinoise.
Les systèmes philosophiques se divisent en fonction de leur manière de définir le Ciel
et l'homme, et de concevoir la relation entre l'un et l'autre. Chacun développe sa
propre interprétation et ses propres concepts sous ce terme générique.
Pourquoi les philosophes chinois se sont-ils particulièrement intéressés à ce
thème ? En Chine, dès la plus haute antiquité, la question du Ciel et de l'homme a
été le point de départ et la présupposition des discussions philosophiques et
politiques, et sur cette base les anciens philosophes ont essayé d'expliquer
systématiquement la nature et l'homme, la cognition et la pratique. Ce thème se
trouve ainsi au centre de leur vision du monde, il touche directement à la
problématique fondamentale de la philosophie.
Cette problématique est celle de la relation entre la matière et la connaissance, et
entre l'être et la pensée. Il s'agit d'éclairer qui de la matière ou de la connaissance,
de l'être ou de la pensée impose sa règle à l'autre, ainsi que de fonder la possibilité
pour l'homme de connaître la réalité objective qui existe indépendamment et
différemment de lui. La réflexion sur le Ciel et l'homme est donc aussi une réflexion
épistémologique.
Les questions traitées sous le titre du Ciel et de l'homme ne concernent pas
simplement la relation entre l'un et l'autre, mais portent également sur l'origine des
hommes et choses, sur les règles de la nature et de la société, et sur l'intériorité de
l'individu et la pratique sociale. Dans ces études, la connaissance de la nature
humaine, l'éthique, la science de la pédagogie, l'histoire et l'épistémologie ne sont
pas clairement séparées, mais se mélangent et s'intègrent organiquement. Les
anciens philosophes chinois ont étudié, dans le cadre global de la discussion sur le
Ciel et l'homme, avec conscience ou non, la problématique de la matière et de la
connaissance, et celle de la possibilité cognitive relative à l'objet matériel.
Ce sont là les raisons de l'intérêt que nous portons ici au thème du Ciel et de
l'homme.
Nous avons déjà parlé du Ciel en tant que nature chez Confucius. Comment
comprendre le Ciel ?
Dans le dernier dialogue des Entretiens, Confucius dit que "sans connaissance du
décret du Ciel, on ne saurait être un jun
tze"363.
Confucius met l'accent sur ia
connaissance du décret du Ciel, indispensable pour devenir un jun tze. Ce décret
vient du plus haut niveau au-dessus de la société humaine, il est dans le
confucianisme le lien fondamental qui unie le Ciel et l'homme.
Comment comprendre le décret du Ciel ?
Le décret est une des significations du Ciel, il en manifeste particulièrement le
caractère transcendant. Le décret du Ciel est le concept de la relation entre
l'homme et les travaux. Avec ce concept, Confucius et les confucianistes ont essayé
de comprendre le destin des hommes et leur devoir moral. Le décret du Ciel est à
la fois la cause première de l'histoire humaine et la base du devoir moral.
Dans les Entretiens, Confucius considère le décret comme le destin que le Ciel
assigne à l'humain ; chacun doit l'accepter et le suivre. Voici quelques exemples de
ce que le sage en dit.
Le disciple Ran Geng était malade, Confucius lui rend visite. Tout en lui
serrant la main par la fenêtre, il soupire : Il est perdu, c'est le destin...
Mais un tel homme, avoir une telle maladie, quel malheur !364
Confucius dit : Si la Voie doit régner, c'est que tel est le décret du Ciel ;
si elle ne doit pas régner, c'est que tel est le décret du Ciel. Tout dépend
du décret, que peut faire Gongbo Liao
3 6 3
Confucius, Entretiens, Livre XX, chapitre 3.
3 6 4
Ibid., Livre VI, chapitre 8.
3 6
5 Ibid., Livre XIV, chapitre 38.
?365
Le décret du Ciel semble bien exprimer la volonté ou l'intention de l'être suprême. Le
Ciel est donc l'être suprême qui règne sur le peuple et décide du destin singulier de
chaque personne. Confucius proclame que le Ciel lui a donné la mission sacrée de
transmettre et de protéger la culture de Chou :
Confucius dit : Après la mort du roi Wen, la culture de Chou ne devait-elle
pas vivre encore ici, en moi ? Si le Ciel avait voulu enterrer cette culture,
plus personne n'aurait pu se réclamer d'elle comme je le fais. Or, si telle
n'est pas l'intention du Ciel, qu'ai-je à craindre des gens de Kuang
?366
Ses contemporains ont soutenu cette pensée de Confucius. Voyons le dialogue
suivant.
Le garde-frontière de Yi sollicite une entrevue avec Confucius. [...] A
l'issue de l'entretien, il dit : Pourquoi vous désoler de ce que Confucius ait
perdu sa place ? Il y a longtemps que le monde a perdu la Voie ; le Ciel
va-t-il charger Confucius d'éveiller le monde comme un gong de bois.367
Le décret du Ciel en tant qu'expression de la volonté de l'être suprême détermine la
grandeur et la décadence de la dynastie, le bonheur et le malheur du roi, ainsi que
la nomination et la révocation du fils du Ciel.
Quand on considère le décret du Ciel comme fa Voie du Ciel, il est possible de
l'interpréter dans le sens de l'immanence : on assimile petit à petit la Voie du Ciel à
celle des hommes. Dans le confucianisme, la Voie du Ciel est la nature morale de
3 6
3
6
6 Ibid., LivreIX,chapitres.
7
Ibid., Livre III, chapitre 24.
l'homme, elle existe au fond de son cœur ; c'est la nature innée et essentielle
donnée à l'homme par le décret du Ciel, qui constitue par conséquent la base de la
moralité humaine. Quand Confucius dit : "c'est le Ciel qui a fait naître en moi la
force de la vertu" 368, ¡1 exprime son profond respect du Ciel, c'est-à-dire de la
nature.
Dans un dialogue où il présente les étapes successives du développement spirituel,
Confucius indique que la connaissance du décret du Ciel est la clé par laquelle
l'homme naît à la vie transcendante.
Confucius dit :
A quinze ans, je commence à apprendre.
A trente ans, je me propose un but.
A quarante ans, je n'ai aucun doute.
A cinquante ans, j'apprends le décret du Ciel.
A soixante ans, j'ai les oreilles pudiques.
A soixante-dix ans, j'agis à mon gré, mais je ne transgresse aucune
règle.369
Dans ce passage, Confucius nous montre que si la vie humaine ne dépasse pas le
domaine intellectuel ou moral, elle ne peut s'achever parfaitement. Il faut donc
accéder à l'ordre de la transcendance, au-delà du domaine intellectuel ou moral,
c'est-à-dire à tout ce qui concerne le Ciel.
Pour Fong Yeou-Lan, à l'âge de cinquante ans, on "connaît le décret du Ciel"370 ; à
3 6 8
Ibid., Livre Vil, chapitre 22
3 6 9
Ibid., Livre II, chapitre 4.
3 7 0
Fong Yeou-Lan, Précis d'histoire de la philosophie chinoise, op. cit., p. 65.
261
l'âge soixante ans, on y "obéit"37i ; et à l'âge de soixante-dix ans, on prend plaisir
au décret du Ciel car on "devient alors conscient aussi des valeurs
supramorales"372. c'est dire qu'à la dernière étape du développement spirituel,
l'homme agit enfin de sa propre volonté, qu'il devient complètement libre. Le décret
du Ciel ouvre à la dimension transcendante de l'existence.
A travers le décret du Ciel, nous avons vu le caractère transcendant du Ciel.
Comment comprendre l'homme qui va de paire avec le Ciel ?
L'homme accompli du confucianisme est le jun tze. Dans les Entretiens, Confucius le
présente ainsi :
A Zilu qui l'interrogeait sur le jun tze, Confucius dit : cultiver en soi la
gravité et le sérieux dus à toute tâche.
— Rien de plus ?
— Cultiver en soi la capacité de conforter les autres.
— Est-ce tout ?
— Cultiver en soi la force de donner au peuple paix et réconfort. Mais à
cela, même Yao et Shun y aurait peiné.373
Confucius dit à propos de Zichan qu'il se comporte en jun tze sur quatre
points : il est courtois dans son comportement habituel et déférent
envers ses supérieurs ; au gouvernement, il assure le bien-être du peuple
avec générosité et le fait travailler avec équité.374
3 7 1
Ibid., p. 65.
3
Ibid., p. 65.
7
2
3 7 3
Confucius, op. cit., Livre XIV, chapitre 42.
3 7 4
Ibid.. Livre V, chapitre 16.
Comme on le voit, le jun tze est l'homme bien cultivé, tantôt noble, tantôt haut
fonctionnaire. Dans les Entretiens, Confucius le présente comme le type d'homme
rigoureux que chacun doit tâcher de devenir.
Par contre, dans le premier poème du Shijing, le jun tze se révèle sous un tout
autre jour.
[...]
La belle fille est
une bonne partenaire du jun tze^s
Le jun tze du premier poème du Shijing est différent de celui des Entretiens, il n'en a
ni la rigueur ni l'orthodoxie, de sorte que dès les premiers vers de ce recueil, l'image
typique de cette figure morale idéale se brise.
Quel genre d'homme Confucius présente-t-il dans le Shijing ? Pour nous, c'est
l'homme libre, bien différer^ du modèle confucianiste des Entretiens. Et cet homme
libre n'est autre en vérité que l'homme du peuple. Cent soixante des trois cent cinq
poèmes du Shijing composent le Guo Feng : ils représentent la vie du peuple. Le Guo
Feng constitue la première moitié du Shijing, et le peuple y est le principal
protagoniste, encore plus nettement que dans la seconde moitié. En choisissant et
ordonnant les poèmes du Shijing de cette manière, Confucius a mis l'accent sur le
contenu du Guo Feng.
Nous avons déjà vu que dès le premier poème du Guo Feng, puis dans l'ensemble du
3 7
5
Zhou Nan, « Les mouettes »,dans Confucius, Shijing, n° 1.
H 5?!
•7· 71
a u L—J
Shijing, l'homme libre diffère du jun tze des Entretiens. Comment comprendre cette
différence constitutive de l'homme libre que définit Confucius ? Un des caractères
remarquables du Shijing, est qu'il renferme très peu de composants mythiques
(hormis dans deux poèmes : « Cheng Min », Shijing n°245 ; et « Hirondelle »,
Shijing n°303). Dans le Guo Feng, il n'y a aucune pensée mystérieuse, la majorité
des poèmes témoignant de préoccupations sociales. Mais, comme on y trouve
l'homme libre bien différent du jun tze des Entretiens, on y trouve un érotisme bien
loin du propos de ceux-ci. Robert Van Gulik s'est spécialement intéressé au
caractère erotique du Shijing :
Les chansons populaires qui parlent de faire la cour, d'aimer et
d'épouser, et que le Che-king nous a conservées, donnent une excellente
idée de la vie amoureuse à la campagne. Etonnamment semblables par la
forme et le contenu aux chansons populaires des autres pays et des
autres époques, les chansons du Che-king expriment de façon saisissante
la gamme tout entière des émotions, des joies et des chagrins
amoureux.376
L'homme libre du Shijing n'est pas conforme à l'orthodoxie confucianiste, car il
ignore les restrictions que celle-ci impose à l'activité erotique. Cependant il n'y a pas
que l'érotisme dans le Shijing.
Pour l'homme libre du Shijing, la vie quotidienne est faites de toutes sortes de
choses. Il chante la vie sexuelle, l'érotisme, l'inceste, l'amant, l'amour, la fête, la
rancune, la tristesse et fait au passage de la critique politique. En raison de la
diversité des matières on considère parfois les poèmes du Shijing comme des
3 7
6 Robert Van Gulik, La vie sexuelle dans la Chine ancienne (1961 ), Gallimard, 1993, p. 47.
264
textes engagés. Par exemple, « L'abattage des arbres » accuse la noblesse de
priver le peuple de ce qu'il produit.
On taille à coups retentissants le bois,
et on le dépose sur le bord du fleuve
L'eau est limpide et ridée par le vent
Il ne sème ni ne moissonne,
comment recueillerait-il beaucoup de grain ?
Il ne va pas à la chasse
comment verrait-il des blaireaux suspendus dans la cour ?
Ce jun tze,
il ne mange rien sans l'avoir mérité par son travail.377
Dans « Le grand rat », on voit le peuple opprimé par un mauvais fonctionnaire, et
qui rêve de rejoindre une utopie. Là, le grand rat est la métaphore du fonctionnaire.
Grand rat, grand rat
ne mange pas mon millet.
Depuis trois ans j'ai affaire à toi
tu n'as jamais pris soin de moi.
Je vais te quitter
377 Wei Feng, « L'abattage d e s arbres », dans Confucius,Shijing, n° 112.
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et aller dans une utopie.
L'utopie, l'utopie
j'y trouverai à vivre.378
L'homme libre du Shijing est parfois le soldat qui sert le roi, et garantit l'intégrité du
territoire.
Il est vaillant,
c'est le soldat du pays
Il a la lance à la main,
c'est l'avant-garde du
roi.379
Quel que soit le contenu du poème, le protagoniste du Shijing est l'homme libre qui
peut voir toutes choses et en parler, c'est-à-dire l'homme ordinaire, l'homme du
peuple. Par rapport à l'hornme libre chez Sade, il est moins politique. Il connaît bien
le plaisir et la tristesse dans la vie quotidienne, mais les surmonte intérieurement et
les digère avec la douleur, selon la façon de vivre qui était commune dans la Chine
ancienne, et qui est plus largement une manière orientale.
Un poème du Shijing, « La barque de bois de cyprès », nous montre que la vie du
peuple était dure. Séraphin Couvreur fait état de deux lectures de cette pièce dans
8
378 w e i Feng, « Le grand rat », dans Confucius,Shijing, n 1 1 3 .
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379 Wei-Feng, « Lui », dans, Confucius,Shijing, n°62.
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un autre sens que celui que nous proposons : "d'après Mao Tchang et d'autres
anciens interprètes, un officier fidèle se plaint de n'avoir pas la confiance de son
prince ; d'après les modernes, une princesse se plaint de n'avoir pas les bonnes
grâce de son époux."380
Ces deux interprétations
sont données par des
confucianistes traditionnels pour lesquels le Shijing ne doit être considéré que
comme un texte éthique. Pour nous, ce poème représente la vie quotidienne du
peuple : son étoffe n'est pas faite de choses particulièrement remarquables, mais
de choses ordinaires comme de l'alcool, un miroir, des frères, une pierre, une natte,
un chagrin, le coeur, le soleil, la lune et un vêtement. Voici ces vers :
Cette barque de bois de cyprès
erre à la merci des flots.
J'ai l'esprit troublé,
et ne puis dormir.
L'alcool ne me manque pas
pour me distraire et me récréer.
Mon cœur n'est pas un miroir
je n'y puis découvrir la cause de ma disgrâce.
J'ai des frères,
mais je ne puis compter sur eux.
Si je leur expose mon infortune
leur colère éclate contre moi.
Mon cœur n'est pas une pierre
3 8 0
Confucius, Cheu King , traduit par Séraphin Couvreur, Kuangchi Press, 1966, p. 28.
267
je ne puis la rouler.
Mon cœur n'est pas une natte
je ne puis l'enrouler.
Mon image réservée
je n'ai rien de répréhensible.
Le chagrin tourmente mon cœur
des personnes viles me taquinent.
J'ai beaucoup souffert
et souffert bien des outrages.
Je m'éveille, et je les panse peu à peu
je me frappe la poitrine.
Le soleil et la lune
pourquoi ont-ils décru l'un et l'autre ?
Mon cœur est plein de chagrin
comme un vêtement souillé.
Je réfléchis en silence
le corps n'est pas comme l'oiseau, il ne s'envole
pas.381
Comme nous le voyons dans ce poème, l'homme libre du Shijing, ou plus
précisément du Guo Feng, est l'homme ordinaire. Il sait surmonter ses difficultés, et
381 Pei Feng, « La barque de bois de cyprès », dans Confucius,Sn/y/no;, n° 26.
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comme il sublime sa vie quotidienne, la souffrance du peuple devient poésie.
Le plus important est sans doute cette capacité de sublimation de la vie
quotidienne dont le peuple chinois sait faire preuve. C'est d'ailleurs à ce titre qu'il
occupe la place du protagoniste principal dans les poèmes du Shijing. L'homme libre
que l'on y rencontre n'est donc pas étrange ni étranger, mais assez familier, et
c'est sans doute la raison pour laquelle le Shijing a pu se transmettre jusqu'à nos
jours.
Comment comprendre l'homme libre que définit Confucius ?
Premièrement, l'homme libre est un personnage modèle présent dans le Shijing.
Deuxièmement, l'homme libre existe dans les poèmes du Shijing, mais pas dans la
réalité. L'homme libre est donc un personnage littéraire et une figure sublimée.
Troisièmement, l'homme libre du Shijing s'oppose au jun tze des Entretiens, c'est-àdire à l'idéal typique du confucianisme. Par rapport à ce dernier, l'homme libre est
l'homme du peuple.
Quatrièmement, le jun tze des Entretiens est l'homme de la raison ; il est bien
cultivé, noble ou haut fonctionnaire ; en un mot il monopolise le monde de la raison.
A l'inverse, l'homme libre du Shijing est l'homme de la déraison. Pour l'homme libre, il
importe peu que la morale, le système politique et le confucianisme même existent
ou non ; contrairement au jun tze qui se cultive, l'homme libre n'a pas besoin de la
raison.
Cinquièmement, pourquoi le jun tze ne va-t-il pas de paire avec Ciel, pourquoi cette
place est-elle dévolue à l'homme libre ? Parce qu'en tant qu'être humain debout
devant la nature, l'homme libre ne désobéit pas à celle-ci : il s'y identifie. Comme les
quatre saisons se succèdent, la vie humaine continue, et l'homme libre est la nature.
Sixièmement, quand le peuple sublime la vie quotidienne, la vie humaine devient
poésie. L'homme libre qui existe dans les poèmes du Shijing, est donc un
personnage littéraire qui sort de la réalité. Cela ne signifie pas qu'il abandonne la
réalité, mais qu'il la surmonte. C'est en cela que consiste la transcendance que
propose le Shijing.
A travers « le Ciel et l'homme », nous avons vu la philosophie de Confucius. Mais en
passant des Entretiens au Shijing, un doute apparaît sur le parcours de Confucius :
nous y voyons un changement épistémologique. Comment Confucius, en tant que
rationaliste, a-t-il accepté la poésie à la fin de sa vie ? Nous comparerons sa
position à celle de Platon qui a refusé la poésie et les poètes jusqu'à sa mort.
Quand Confucius parie de la "rectification du nom"382 \\ est sans doute rationaliste.
t
Voici sa réponse à la question : "pour aider le prince de Wei à gouverner, que
ferez-vous en tout premier lieu ?
\
Quand il ne sait pas de quoi il parle, le jun tze préfère se taire. Si la
rectification du nom est incorrecte, on ne peut tenir de discours
cohérent. Si le langage est incohérent, les affaires d'Etat ne peuvent se
régler. Si les affaires sont laissées en plan, les rites et la musique ne
peuvent s'épanouir. Si les rites et la musique sont négligés, les peines et
les châtiments ne sauraient frapper juste. Si les châtiments sont
dépourvus d'équité, le peuple ne sait plus sur quel pied danser. Voilà
pourquoi le jun tze n'use de la rectification du nom que s'ils impliquent un
discours cohérent, et ne tient de discours que s'il débouche sur la
382
EZ
pratique. Voilà pourquoi le jun tze est si prudent dans ce qu'il
dit.383
La rectification du nom dont parle Confucius correspond à la manière d'être
enseigne : "Que le souverain agisse en souverain, le ministre en ministre, le père en
père et le fils en fils." (Entretiens, Livre XII, chapitre 11 ). C'est dire que si les
hommes assument leurs rôles, tout marche bien. Pour Fong Yeou-Lan, la
rectification du nom signifie que "les choses en leur réalité doivent être mises en
accord avec ce qu'impliquent leurs
noms."384
c'est dire que chaque nom comporte
certaines implications qui constituent l'essence de la catégorie des choses à laquelle
s'attache ce nom. En agissant selon la rectification du nom, le souverain est
vraiment un souverain, aussi bien de fait que de nom. Il y a accord entre nom et
réalité. Mais si le souverain n'agit pas ainsi, il n'est pas souverain, même si le peuple
le considère comme tel. La rectification du nom n'est donc pas une "relation
sociale"385, mais d'ordre à la fois moral et politique. Ainsi, quand Confucius dit que
"Gouverner, est synonyme de rendre droit" (Livre XII, chapitre 17), nous
comprenons que la politique est l'art de rectifier le nom.
Comment comprendre littéralement cette rectification du nom ?
Cheng ming est la rectification du nom. Etymologiquement l'idéogramme chinois qui
traduit la réponse de Confucius à Zilu est composé de deux notions bien distinctes :
Cheng signifie littéralement rendre droit, correct, juste et rectifier.
Ming est le nom, l'appellation et le sens des choses.
L'ensemble signifie qu'on comprend et on juge correctement le sens des choses.
La rectification du nom aurait donc la même signification que chez les Grecs anciens
383 Confucius, Entretiens. Libre XIII, chapitre 3.
384 Fong Yeou-Lan, Précis d'histoire de la philosophie chinoise, op. cit. p. 60.
385 ibid.. p. 60.
le logos, c'est-à-dire le langage et la raison. Si la rectification du nom confucianiste
et la raison platonicienne représentent les mêmes idées, alors Confucius et Platon
se ressemblent à maints égards. Mais pourquoi l'un a-t-il mis l'accent sur l'étude
des poèmes, et publié un recueil, alors qu'au contraire l'autre a nié le bien fondé de
la poésie et exigé l'expulsion des poètes ? Notre propos ici, est de comparer
Confucius et Platon dans leur rapport respectif à la poésie.
Dans le livre X de La République, Platon dit que la dissidence est ancienne entre la
philosophie et la poésie. On ne sait pas vraiment quand elle a commencé, mais dans
PApologie de Socrate, Socrate dit :
Je reconnus donc bien vite que les poètes aussi ne sont point guidés
dans leurs créations par la science, mais par une sorte d'instinct et par
une inspiration divine, de même que les divins et les prophètes, qui, eux
aussi, disent beaucoup de belles choses mais sans se rendre compte de
ce qu'ils disent. Les ^poètes me parurent être à peu près dans le même
cas. Et je m'aperçus en même temps qu'à cause de leur talent poétique,
ils se croyaient sur tout le reste les plus sages des hommes, ce qu'ils
n'étaient pas du tout.386
Platon reprend à son compte cette pensée de Socrate concernant le poète, car ce
dernier éloigne de la connaissance, c'est-à-dire de la cognition de l'être réel. Par
exemple, s'il y a une multitude de lits et de tables, l'Idée (ou Forme) du lit ou de la
table reste unique. Quand l'artisan fait un meuble, il porte ses regards sur la Forme
et façonne le lit ou la table que nous utilisons, mais aucun ouvrier ne façonne la
Forme en soi.
386 Platon, Apologie de Socrate, GF-Flammarion, 1965, p. 33.
272
Dans le livre X de La République, Platon explique que les arts sont le monde de
l'imitation. Dès lors, l'imitation se conforme au schéma ci-dessous :
1. Il y a une catégorie de l'Idée éternelle au monde.
2. Il y a une catégorie de l'Idée du monde en tant que reflet sur le sentiment.
3. Il y a un autre monde sur lequel ce sentiment se reflète. Dans ce monde, les
choses n'apparaissent pas comme une image réelle, mais virtuelle.
Avec ces trois catégories ou la relation des trois degrés, Platon achève sa
dialectique. Dans la discussion célèbre du livre X de La République, Socrate, pour
dire l'essence des arts, cite les trois lits en exemple. Il y a trois lits au monde. Le
premier est le lit comme Idée de l'essence du lit, c'est le lit dont Dieu est l'auteur. Le
deuxième est celui du menuisier comme apparence qui imite le premier lit. Le
troisième est celui du peintre qui, imitant le deuxième lit, peint sur la toile.
Enfin, le monde de l'art n'est pas celui de l'essence. Il n'est qu'une apparence et une
fiction de l'apparence.
L'art se contente de reproduire l'apparence, et reste très éloigné de l'essence des
choses, c'est-à-dire de la réalité. Il produit donc une fiction. Platon le montre avec
l'exemple du miroir.
[...] si tu veux prendre un miroir et le présenter de tous côtés ; tu feras
vite le soleil et les astres du ciel, la terre, toi-même, et les autres êtres
vivantes, et les meubles, et les plantes et tout ce dont nous parlions à
l'instant.
Oui, mais ce seront des apparences, et non pas des réalités.387
387 Platon, La République, op. cit. p. 361-362.
Ainsi donc, dans le livre X de La République, il s'agit de la critique de l'imitation,
puisque l'art éloigne de l'Idée et de la réalité de deux degrés. Cela signifie qu'il
éloigne du monde de la beauté et de la bonté de deux degrés, c'est-à-dire de celui
de l'Idée. Pour Platon, le monde de l'Idée est celui de la vérité, de la bonté et de la
beauté. Dans son système dialectique, l'appréciation de l'art n'est possible qu'en
rapport avec l'Idée.
A cause de l'imitation de l'imitation, c'est-à-dire de l'éloignement de deux degrés de
la vérité, et du fait que la poésie est tributaire de l'inspiration, le poète est l'objet
de la critique. Pour Platon, la poésie n'est pas vérité, elle imite l'apparence. Elle n'est
pas raison, mais plutôt sentiment, d'où son influence funeste sur les lecteurs. C'est
pourquoi Platon expulse les poètes de son pays idéal.
A cause de l'imitation de l'imitation, à cause du mensonge, Platon croit que la
poésie est inutile. Mais pour Confucius, avec les poèmes, on peut avoir du plaisir,
voir correctement les choses, et vivre parmi les hommes ; c'est pourquoi la poésie
lui semble utile. Confucius et Platon différent donc quant à leur appréciation de
l'utilité de la poésie.
Après s'être exilé à l'étranger pendant quatorze ans, Confucius a accepté la
poésie, et mis l'accent sur l'étude des poèmes. En même temps, à travers les
poèmes du Shijing, il a pu surmonter les limites de la politique idéale, puisqu'ils lui
ont permis de comprendre toutes les possibilités du monde vivant.
Confucius affirme l'utilité de la poésie pour le goût de l'étude, puisqu'elle purifie le
sentiment humain. Il estime même qu' "une seule phrase peut résumer les trois
cents poèmes du Shijing, c'est la pensée pure sans tache."
Poursuivant cette idée, il dit à ses disciples : "Mes enfants, aucun de vous n'étudie
le Shijing, pourquoi ? Le Shijing permet de susciter les émotions, de voir
correctement les choses, de vivre parmi les hommes, d'exprimer ses doléances. Il
aide à mieux servir ; servir chez soi ou à la Cour, servir son père ou son prince.
Enfin, il fait connaître bien des noms d'oiseaux, de bêtes, de plantes et d'arbres."
Les poèmes du Shijing décrivent la gloire et la décadence du pays, l'honneur et le
déshonneur de la noblesse, le chagrin et le plaisir du peuple. Certains sont gais,
d'autres touchants, et Confucius estime qu'ils ne blessent personne. Il le dit à
propos du premier poème du Shijing où l'homme et la femme s'aiment.
Ce poème Guanju, quelle merveille d'équilibre ! Il exprime le plaisir sans
verser dans l'excès, le chagrin sans se complaire dans le tourment.388
Dans la théorie poétique de Confucius, nous trouvons les éléments suivants :
Premièrement, le poème décrit le sentiment humain et l'homme qui se trouve devant
le Ciel, il n'imite pas la nature ni la réalité sur-empirique comme pour Platon.
Deuxièmement, les poèmes du Shijing reflètent le bien et le mal, le vrai et le faux, la
générosité du peuple, le mode de vie, la guerre et la paix, ainsi que la volonté
personnelle. Donc, le Shijing a une utilité pour éradiquer le mal et rectifier les
erreurs. De là, Confucius affirme l'utilité de la poésie pour le goût de l'étude.
Au contraire, Platon nie l'utilité de la poésie pour l'amour du savoir, selon lui :
[...] tous les poètes, auteurs de vers épiques — je parle des bons
poètes — ne sont pas tels par l'effet d'un art, mais c'est inspirés par le
dieu et possédés par lui qu'ils profèrent tous ces beaux poèmes. La
388 Confucius, Entretiens. Livre III, chapitre 20.
même chose se produit aussi chez les poètes lyriques [...] qui se mettent
à danser dès qu'ils ne sont plus en possession de leur raison [...] avant
de se sentir inspiré par le dieu, d'avoir perdu la raison et d'être
dépossédé de l'intelligence qui est en lui.389
Récapitulons les raisons pour lesquelles Platon nie l'utilité de la poésie.
Premièrement, les poèmes que les jeunes étudient, doivent les aider à cultiver la
vertu, mais ceux d'Hésiode et ceux d'Homère ne sont que de faibles mensonges. Ils
disent que les dieux font la guerre aux dieux, se tendent des pièges et combattent
entre eux, alors que ce n'est pas vrai.390
Deuxièmement, les poètes sont de simples imitateurs des apparences de la vertu,
ils n'atteignent jamais la vérité ; le poème n'entend rien à la réalité, il ne connaît que
l'apparence.39i
Dans l'imitation, se trouve le motif décisif qui pousse Platon à nier l'utilité de la
poésie pour l'amour du savoir. Le savoir se rapporte à l'Idée, tandis que le poème,
qui n'imite que l'apparence, n'a aucune prise sur l'Idée.
Troisièmement, la poésie nourrit les passions de l'âme en les arrosant, alors qu'il
faudrait les dessécher, elle les fait régner sur nous, alors que nous devrions régner
sur elles pour devenir meilleurs et plus heureux, au lieu d'être plus vicieux et plus
misérables.392
Confucius et Platon sont des modèles pour les philosophes en Orient et en Occident.
L'un accepte la poésie, l'autre la refuse. Pourquoi ? Sur l'utilité de la poésie, nous
389 Platon, ton, GF-Flammarion, 1989. p. 100-101.
390 Platon. La République, op. cit. p. 127-128.
391 Ibid., p. 361-367.
392 Ibid., p. 372.
avons pu situer le décalage cognitif entre eux.
En refusant la poésie, Platon demeure rationaliste jusqu'à sa mort. Au contraire, en
l'acceptant, Confucius cesse d'être rationaliste. Pour les confucianistes, cette
attitude constitue un modèle et une tradition. Bien que le monde du Shijing et le
confucianisme aient des contenus très différents, les confucianistes traditionnels
eux-mêmes savent jouir de la poésie.
Bien qu'il y ait un décalage de vingt-trois siècles entre Sade (1740-1814) et
Confucius (551-479 av. J . - C ) , nous pouvons comparer leurs pensées relatives à la
nature et à l'homme libre.
Quelle ressemblance existe-t-il entre Sade et Confucius ?
La nature chez Sade est celle de la philosophie des Lumières, quand l'homme libre
est le peuple et la nouveHe génération après la Révolution française. La nature chez
Confucius est la transcendance et le silence. Si chez Sade l'homme libre essaie de
retourner à la réalité politique, il en dévie chez Confucius, non pour l'abandonner
mais pour la surmonter.
Avec l'homme libre, Sade et Confucius se rencontrent au moment où ils surmontent
la raison. Car l'homme libre n'est pas l'homme de la raison, mais celui qui sait bien
qu'il n'y a pas que la raison dans le monde.
Le plus intéressant entre Sade et Confucius, c'est le moment où la langue littéraire
se différencie de la langue courante. La langue littéraire est indirecte, elle ne
représente ni l'histoire ni le monde tels qu'ils sont. La littérature n'est qu'une forme
qui refuse et nie l'histoire et le monde. Autrement dit, la littérature est un lieu où l'on
voit de nouveau l'histoire pour la refuser et la nier. Car, à travers cette vision,
l'auteur peut exprimer son interprétation et représenter un monde que l'histoire a
laissé passer et oublié.
Sur ce point, il est évident que Sade et Confucius ont su profiter de la langue
littéraire, et que ce sont de grands écrivains.
Quelles différences existe-t-il entre Sade et Confucius ?
Premièrement, la nature dans la philosophie des Lumières est la matière et le
mouvement, alors que chez Confucius elle est la transcendance et le silence.
Deuxièmement, avec le concept de la nature, Sade aboutit à l'homme libre, mais il
n'établit aucune relation entre la nature et l'homme. Par contre, chez Confucius, le
Ciel, c'est-à-dire la nature, et l'homme sont associés en un même thème
philosophique ; dans son existence l'homme doit toujours tâcher de se conformer
au décret du Ciel, de sorte que la réconciliation est au principe même de la relation
entre la nature et l'homme.
Troisièmement, à partir de cette réconciliation avec la nature, l'homme libre chez
Confucius essaie de dévier de la réalité, c'est-à-dire d'atteindre la transcendance.
En revanche, l'homme libre chez Sade essaie de retourner à la réalité, il est sans
cesse en mouvement pour améliorer la vie quotidienne et la condition humaine. C'est
le moment où nous pouvons comprendre les mouvements politiques, sociaux et
moraux en Occident.
Confucius donne plus d'importance à la pratique qu'au savoir. Il enseigne que l'on ne
doit poursuivre le savoir qu'après avoir fait grandir sa capacité pratique : "un
jeune doit être respectueux, chez lui envers ses parents, en société envers les gens
plus âgés que soi. N'étant pas prodigue de promesses, il tient celles qu'il a faites.
Sa sympathie s'étend à tous les hommes, tout en privilégiant ceux qui pratiquent le
ren. Et, s'il en a encore le temps libre, il peut se consacrer à l'étude." (Entretiens,
Livre I, chapitre 6.) Son disciple Zixia qui a accepté cette philosophie pratique de
Confucius ajoute pour sa part : "un homme qui, à la compagnie des femmes,
préfère celle des sages, qui se dévoue tout entier à ses parents, qui met sa vie au
service de son prince, qui avec ses amis tient toujours parole, je dis que cet
homme-là, même s'il manque d'instruction, a vraiment étudié." (Livre I, chapitre 7.)
Comme l'indiquent ces passages, avant de poursuivre le savoir, il faut développer
sa capacité pratique. Car sans elle le savoir ne se réalise jamais. En même temps,
Confucius met en garde contre l'attitude consistant à ne poursuivre que la capacité
pratique en délaissant le savoir. Car si l'on n'a que la capacité pratique, si l'on
manque de la capacité de percevoir et de juger les choses, on agit arbitrairement.
Dans le dialogue où il avertit que "sans le goût de l'étude, toute déformation est
possible [...]" (Livre XVII, chapitre 8), Confucius confirme cette idée.
Il est très intéressant de trouver la philosophie pratique chez Confucius, mais elle
n'a pas du tout les mêmes conséquences que chez Sade. Ce dernier avec le
concept de la nature et la philosophie des Lumières, bouleverse le féodalisme, et
réalise la Révolution française et la nouvelle république. Par rapport à Sade,
Confucius, bien qu'il insiste sur la pratique, n'a jamais essayé de bouleverser le
système politique ou le féodalisme. C'est la différence entre Sade et Confucius, et
plus largement la différence philosophique entre l'Orient et l'Occident.
En Occident, la philosophie des Lumières entre sur la scène historique, et essaie de
bouleverser le féodalisme. En Orient, la philosophie confucianiste est une méthode
politique. Les confucianistes aident le roi à diriger le pays et le peuple. Ils n'ont
jamais mis en cause le féodalisme, mais toujours protégé ce système politique et
demandé au peuple d'y obéir. Si la philosophie existe en Orient comme en Occident,
la pratique philosophique est différente. Bien évidemment, cette différence n'est ni
supériorité ni infériorité, puisque les continents sont différents, ainsi que les cultures
et les modes de vie. Mais on ne doit pas fermer les yeux devant elle. Quand nous la
rencontrons entre Sade et Confucius, ou plus largement entre l'Orient et l'Occident,
elle est source du plaisir qui fait la philosophie, et nous pouvons à travers elle ouvrir
les yeux vers un autre monde et vers l'Autre.
En comparant Sade et Confucius, nous découvrons la ressemblance, la différence et
l'universalité de la pensée entre eux. Cette comparaison est une chance de
compréhension et d'acceptation mutuelles de cultures différentes.
Conclusion
Un texte comme Histoire d'O ne contient que de l'érotisme ; c'est simplement de la
littérature erotique. D'autres œuvres comme Jin Ping Mei et l'Histoire de Chun
Hyang, font une large part à la description de scènes sexuelles, souvent crue, mais
renferme aussi autre chose que de l'érotisme. Ce sont des textes à double jeu,
animés à la fois par l'érotisme et par la philosophie de l'auteur que cache cet
érotisme. C'est ce double jeu qui attire notre attention, et surtout la pensée voilée
par l'érotisme qui de prime abord captive le regard.
Les écrits de Sade sont par excellence de tels textes à double jeu. Presque toutes
les études sur son œuvre ont été consacrées à son érotisme, et de ce fait Sade
est en général considéré uniquement comme un écrivain de l'érotisme. Nous avons
mis en question ce jugement dès le commencement de notre travail, car pour nous
si Sade est évidemment un écrivain de l'érotisme, c'est aussi un philosophe des
Lumières. En effet, à travers La philosophie dans le boudoir, Sade en tant
qu'adepte des Lumières réclame le bouleversement de la religion, des mœurs et de
la hiérarchie du XVIIIe siècle.
Sous le titre Le concept de la nature chez Sade : une confrontation OrientOccident, nous avons étudié la nature chez Sade et chez Confucius, et confronté les
conceptions de l'un et de l'autre.
Dans la première partie, nous avons étudié le double jeu du texte de Sade et
l'érotisme en tant qu'objet, la nature de la déraison, les différents concepts de la
nature chez Sade, et l'homme libre qu'il a enfin trouvé.
Sade n'est pas un écrivain simple. Il est visiblement un écrivain de l'érotisme, mais
on ne saurait le réduire à cette définition qu'en ignorant certains textes, au premier
rang desquels se trouve La philosophie dans le boudoir. Dans ce texte, Sade, en
tant qu'adepte des Lumières, lutte pied à pied contre l'Ancien régime et le XVIIIe
siècle. Il est donc évident qu'il n'y a pas que l'érotisme chez Sade.
Nous avons commencé par mettre en évidence le double jeu du texte de Sade, et
\
par conséquent la nécessité pour l'étudier de franchir le voile éblouissant de
l'érotisme. Comme Foucault et Blanchot l'ont dit, l'érotisme chez Sade c'est le sang
et la sexualité, mais il peut aussi être approché esthétiquement. Pour nous,
l'érotisme chez Sade est objet (au sens de Duchamp) : ce n'est pas l'érotisme luimême en tant que signifié, mais un signifiant (au sens de Saussure). L'érotisme en
tant qu'objet fait disparaître la signification habituelle de la sexualité ; et Sade
manipule cet objet de manière qu'il devient plus réel que l'érotisme lui-même.
Dans La philosophie dans le boudoir, Sade, en tant qu'adepte des Lumières,
bouleverse la religion, les mœurs et la hiérarchie du XVIIIe siècle. En même temps, il
présente son concept de la nature : ce n'est pas la nature dirigée par Dieu comme
la nature naturante et la nature naturée chez Spinoza, mais la nature dirigée par
l'homme. Chez Sade, la nature de la déraison existe au fond du cœur du peuple, et
la nature de la raison est le système politique et la morale qui oppriment le peuple.
Avec la nature de la déraison, Sade essaie de surmonter l'Ancien régime et le XVIIIe
siècle, et de proposer une nouvelle morale et de nouvelles mœurs. Par cette voie il
découvre le peuple.
Comment comprendre la nature chez Sade ? Nous avons d'abord considéré
l'étymologie du mot « nature » et le concept général de la nature, puis nous avons
examiné les différents concepts de la nature chez Sade à travers Les cent vingt
journées de Sodome, La Philosophie dans le boudoir, La Vérité et l'Histoire de
Juliette.
Comment Sade utilise-t-il son concept de nature de la déraison dans La philosophie
dans le boudoir ? Avec la nature de la déraison, Sade bouleverse la religion, les
mœurs et la hiérarchie du XVIIIe siècle. Mais le plus important, c'est qu'il découvre
l'homme libre, c'est-à-dire l'homme du peuple, le républicain et la nouvelle génération
d'après la Révolution française appelée à diriger la nouvelle république. Le
bouleversement de la hiérarchie et la présentation du peuple sont la victoire de la
pensée littéraire de Sade.
Dans la deuxième partie, nous nous sommes intéressés à la pensée de Confucius ;
nous avons étudié la nature et le Ciel, la nature sans parole et la poétique de
Confucius, et la nature sans parole et l'homme libre.
En Chine, le Ciel est le ciel physique, le destin et la nature. La nature est une des
significations du Ciel qui constitue avec l'homme, indissociablement depuis l'antiquité,
un thème central de la philosophie chinoise. Nous nous sommes donc attachés à
saisir le propos de Confucius sur ce thème.
"Que dit le Ciel ?" demande Confucius au moment où il en parle comme nature. Le
Ciel ne parle pas. C'est donc la nature sans parole dont il est question dans les
Entretiens où l'on trouve aussi le jun tze, c'est-à-dire l'homme tel qu'il doit être
selon le confucianisme. Mais dans les poèmes du Shijing, que Confucius a choisis et
agencés à la fin de sa vie, nous constatons non sans étonnement que l'homme libre
qui en est le principal protagoniste diffère nettement du jun tze. L'homme libre qui
existe dans les poèmes du Shijing n'est pas conforme à l'orthodoxie confucianiste,
avant tout parce qu'il ignore les interdits concernant l'activité erotique. Avec
l'homme libre et les poèmes du Shijing, on peut dire que Confucius opère un
changement épistémologique décisif à la fin de sa vie.
Dans la troisième partie, nous avons confronté la nature et l'homme libre tels que
les conçoivent Sade d'une part et Confucius d'autre part.
Dans la philosophie des Lumières, la nature est synonyme de la matière et du
mouvement, tandis que chez Confucius elle est la transcendance et le silence. La
nature chez Sade exige l'action par laquelle doivent s'effectuer les changements
politiques. Par ailleurs le peuple retourne sans cesse à la réalité politique. La nature
et le peuple chez Sade ne quittent jamais la réalité et la vie, ils sont toujours
agissants. A l'inverse, l'homme libre chez Confucius essaie toujours de quitter la
réalité, non de l'abandonner mais de la surmonter, d'atteindre à ce qui la
transcende. C'est la raison pour laquelle la nature est silencieuse.
La matière et le mouvement, d'une part, la transcendance et le silence, d'autre
part, c'est toute la différence entre Sade et Confucius, et à la fois la différence
entre l'Orient et l'Occident. Alors que l'homme libre chez Confucius essaie de dévier
de la réalité, il tente chez Sade de reprendre pied dans la réalité politique.
Nous pouvons schématiser la chronologie du développement du concept de fa
nature en quatre phases : la nature physique des premiers philosophes — la nature
théologique au Moyen Age — la nature mathématique à la Renaissance — la nature
comme nouvelle valeur à l'époque des Lumières. Qu'est-ce que la nature au XXe
siècle ?
Pour Jean Dorst, écologiste qui rappelle que l'écologie est d'abord la "science qui
étudie les rapports des êtres vivants entre eux et avec le milieu physique dans
lequel ils évoluent^, la nature est la terre non polluée. Pour Serge Moscovici, qui
est sociologue, la nature n'existe pas toute seule, elle forme une paire avec la
société : "la nature et la société"394. || s'intéresse donc à la nature de l'homme, aux
sociétés animales et à la société humaine, à la succession des états de la nature et
à la division naturelle. En tant que physicien, Werner Heisenberg considère les
sciences de la nature comme "les actions réciproques entre l'homme et la
naturels. Pour lui, la nature n'est plus celle de Dieu, mais celle de l'homme.
La nature n'est plus le monopole de la philosophie des Lumières. Mais elle en est
chez Sade le produit. Elle exige de l'homme qu'il agisse pour réaliser des
changements politiques, sociaux et moraux. La nature de la déraison révèle la
violence de la raison qui fonctionne contre l'homme. Après la Révolution française,
grâce au concept de la nature, Sade découvre le peuple.
A travers la comparaison entre Sade et Confucius, nous avons vu que l'homme libre
chez Sade veut construire son image politique, et retourner à la réalité politique.
Pour Sade, le peuple est l'homme libre. Sa présentation du peuple en tant que
393 Jean Dorst, La nature dé~naturée(1965), Seuil, 1970, p. 13.
394 Serge Moscovici, La société contre nature. Seuil, 1994, p. 380.
395 Werner Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, Gallimard, 1962, p. 25.
285
nouvelle génération qui dirigera la nouvelle république, est la victoire de la pensée
littéraire de Sade. Car, avec le peuple, Sade surmonte les contradictions de la
hiérarchie du XVIIIe siècle.
A partir du concept de la nature chez Sade, nous avons étudié La philosophie dans
le boudoir. Nous avons fait apparaître Sade comme un adepte des Lumières. Bien
que notre objet soit la nature chez Sade, nous n'avons pas pris en considération
l'ensemble de ses textes. En effet, si dans La philosophie dans le boudoir, nous
pouvons aisément retrouver l'esprit des Lumières et de la Révolution française sous
le concept de la nature, il est par contre difficile de déceler ces éléments
philosophiques et politiques dans les autres textes de Sade.
Le sujet principal de ce travail étant la nature chez Sade, nous nous rendons
compte qu'une étude plus poussée de la pensée de d'Holbach reste à faire. Une
comparaison précise des discours sur la nature de ces deux philosophes,
approfondirait certainement notre connaissance de la doctrine de Sade.
L'étude de la nature chez Sade suscite et oriente une relecture de ses textes, à
partir de l'évidence, souvent déniée, qu'il n'y a pas que l'érotisme dans son œuvre.
Au-delà des travaux qui, jusqu'à présent, ont surtout été consacrés à l'érotisme
sadien, les recherches portant sur le conception de la nature de Sade et sa
position comme adepte des Lumières, devraient ouvrir l'accès à des dimensions
demeurées occultées d'une œuvre qui renferme sans doute encore bien d'autres
richesses.
Annexe
— Les images
\
Sade - Magazine littéraire N° 2 8 4
<lmage 1 >
\
Trébuchet ( 1 9 1 7 )
<lmage 3>
Pans (191
Image 4>
Perte-bouteilles ou Séchoir à bouteille eu Hérissons
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(1914)
Roue de Bicyclette
<!mage 6>
(1913)
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RIBADEAU-DUMAS François, Le marquis de Sade et la libération des sexes, Jean
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ROBBE-GRILLET Alain, Un régicide (1978), Minuit, 1984.
ROBESPIERRE Maximilien de, Ecrits , présentés par Claude Mazauric, Messidor et
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ROGER Jacques, "Le marquis de Sade et l'esprit républicain" dans L'esprit
républicain, présenté par Jacques Viard, Colloque d'Orléans, Klincksieck, 1972
ROGER Philippe, "Rousseau selon Sade ou Jean Jacques travesti" dans Dix-huitième
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ROGER Philippe, Sade, la philosophie dans le pressoir, Grasset, 1976.
ROGER Philippe, "Sade et la Révolution", dans L'écrivain devant la Révolution,
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ROSSET Clément, Le réel et son double, Gallimard, 1986
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ROUSSEAU Jean-Jacques, Du contrat social, Magnard, 1989.
ROUSSEAU Jean-Jacques, Emile, Garnier Frères, 1982.
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RYCKMANS Pierre, Les entretiens de Confucius (1987), Gallimard, 1992.
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préfacés et annotés par Gilbert Lély, Ed.Corrêa, 1953.
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SADE D.A.F, Notes littéraires, Œuvres complètes, tome XI, Jean-Jacques Pauvert,
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SADE D.A.F, Projet d'avertissement de l'auteur, Œuvres complètes, tome X, JeanJacques Pauvert, 1988.
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TOCQUEVILLE Alexis de, L'Ancien régime et la Révolution, GF-Flammarion, 1988
VAN GUUK Robert, La vie sexuelle dans la Chine ancienne (1961 ), Gallimard, 1993.
VERNIERE Paul, Lumières ou claire-obscure ?, PUF, 1987
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d'étude de la culture traditionnelle, 1993.
Zhu Xi, Les explications du Shijing, Ed. Jinling Shuju, 1875.
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Table des matières
page
Introduction
I. La nature chez Sade
1
— _ — 14
1. Le double jeu du texte de Sade et l'érotisme en tant qu'objet
— 16
Qui est Sade ?
Pour Michel Foucault, Sade est un écrivain du sang.
Pour Maurice Blanchot, Sade est un écrivain de la sexualité.
Présentation du texte La philosophie dans le boudoir
Il n'y a pas que l'érotisme.
Le double jeu du texte de Sade : l'érotisme et la philosophie des Lumières
Exemples de textes à double jeu : Jin Ping Me/et l'Histoire de Chun Hyang
Comment comprendre l'érotisme chez Sade ?
Le concept de l'objet
Exemples d'objet chez Marcel Duchamp et chez Alain Robbe-Grillet
L'érotisme chez Sade n'est pas le signifié, mais le signifiant
L'érotisme chez Sade est objet
2. La nature de la déraison chez Sade
Qu'est-ce que la nature ?
Etymologie du mot « nature »
Le développement du concept de la nature : la nature physique des
premiers philosophes — la nature théologique au Moyen Age -* la
nature mathématique à la Renaissance — la nature comme nouvelle
valeur à l'époque des Lumières
Michel Foucault a souligné la déraison chez Sade
Qu'est-ce que la nature de la déraison chez Sade ?
Comment comprendre la nature chez Sade ?
La nature et l'homme libre représentent la Révolution française
La nature et Les cent vingt journées de Sodome
Présentation des Cent vingt journées de Sodome
Les trois idées principales de Sade sur la nature dans Les cent vingt
journées de Sodome : les lois de la nature, l'état naturel et la nature
en tant qu'instinct
A. Les lois de la nature
B. L'état naturel
C. La nature en tant qu'instinct
L'opposition entre le désordre et l'ordre, le vice et la vertu, l'égalité
et l'inégalité
Les lois de la nature et la situation avant la Révolution française
L'état naturel est le point de départ de l'érotisme chez Sade
La nature en tant qu'instinct et les lois contre la nature
La nature de la raison et la nature de la déraison dans Les cent
vingt journées de Sodome
La nature de la raison : l'ordre, la vertu, l'inégalité, les lois
La nature de la déraison : le désordre, le vice, l'égalité, la discordance
La nature de la raison soutenue par l'Ancien régime
La nature de la déraison demeurant au fond de cœur du peuple
Ces mêmes idées de Sade dans La philosophie dans le boudoir
A. Les lois de la nature
B. L'état naturel
v
C. La nature en tant qu'instinct
Après la Révolution française, le changement de la pensée
de Sade dans La philosophie dans le boudoir
La destruction en tant que loi de la nature
Sade détruit ce qui est contre l'homme : Dieu, les institutions sociales
et les lois
L'homme libre ou le peuple dans l'état naturel
La nature en tant qu'instinct exige l'action
Avec la nature en tant qu'instinct, Sade surmonte l'ancienne morale et
les anciennes mœurs
La nature chez Sade est le monde que l'homme habite, et où la
nature de la raison et la nature de la déraison coexistent
La ressemblance entre la nature de la raison et la nature de la déraison
La différence entre la nature de la raison et la nature de la déraison
3. Les différents concepts de la nature chez Sade
Présentation de La Vérité
Critiques contre Dieu
Eloge de la nature
Sade sépare Dieu et la nature, contrairement à Spinoza qui les confond
La nature et Spinoza
La nature chez Sade" n'est plus la nature théologique
Présentation de l'Histoire de Juliette
La nature contient le vice et la vertu
Le vice amuse, et la vérité fatigue
La nature et l'homme sauvage
Le bonheur et la corruption dans la nature
Le mal, l'homme et le libertin selon Jean-Jacques Brochier dans la
nature chez Sade
La nature dans l'Histoire de Juliette est la déviation de l'interdit et de la
morale au XVIIIe siècle
Annie Le Brun, Juliette et la liberté
Sur la nature, Sade et ses contemporains
A. La nature et Rousseau
B. La nature et Diderot
C. La nature et d'Holbach
D. Sade et ses contemporains
4. La nature de la déraison et l'homme libre
Sade est-il vraiment un adepte des Lumières ?
L'esprit des Lumières et La philosophie dans le boudoir
L'esprit des Lumières et la Révolution française
La philosophie dans le boudoir et Sade bouleversant la religion, les
mœurs et la hiérarchie
A. La religion
B. Les mœurs
a. Le bien / le mal
b. Les mœurs / la cruauté
c. Les mœurs / la peine de mort
d. Les mœurs / le meurtre
e. Les mœurs / la luxure
f. Les mœurs / l'inceste
g. Les mœurs / la sodomie
h. Les mœurs / le libertinage
i. Les mœurs / la femme
Le mal, la cruauté, le meurtre, la luxure, l'inceste, la sodomie, le
libertinage en tant que nature de la déraison
A travers l'opposition mœurs/nature de la déraison, Sade propose de
nouvelles mœurs pour l'homme libre après la Révolution française
C. Le bouleversement de la hiérarchie
Les quatres protagonistes en tant que nobles et Augustin en tant
qu'homme du peuple
Comment comprendre Augustin ?
L'érotisme indifférent à la hiérarchie
L'importance d'Augustin dans La philosophie dans le boudoir
La brochure « Français, encore un effort si vous voulez être
républicains » et l'esprit de la Révolution
L'apparition de Lapierre et la punition de la noblesse
D. L'homme libre
Eugénie en tant que nouvelle génération
La négation de la mère
La signification du mot « mère »
La rupture entre la génération de l'avant-Révolution française et la
génération de l'après-Révolution française
La génération de l'après-Révolution française est l'homme libre
Qui est l'homme libre que définit Sade ?
L'homme libre et le républicain
L'homme libre et l'égalité
L'homme libre retrouve la réalité politique
L'homme libre chez Sade et l'éducation chez Helvétius
II. La nature chez Confucius
1. La nature et le Ciel
174
176
Les significations du Ciel : le ciel physique, le souverain du Ciel, le décret
du Ciel, le Ciel éthique et le Ciel en tant que nature
La nature est une des significations du Ciel
La signification générale du Ciel
Comment comprendre le Ciel en tant que nature ?
2. La nature sans parole et la poétique de Confucius
Que dit le Ciel ? demande Confucius
Confucius et la nature sans parole
La nature et l'homme constituent un thème philosophique en Chine
La nature et les Entretiens
L'homme libre et le Shijing
Comment comprendre les poèmes du Shijing ?
184
Les poèmes du Shijing ne sont pas orthodoxes, mais erotiques
Confucius aime la musique
Confucius n'a pas écrit le Shijing
La raison vue par sa philosophie : le sans-savoir et le goût de l'étude
La composition du Shijing : Guo Feng, Xiao Ya, Da Ya et Song
La poétique de Confucius
A. Le poème est une pensée pure sans tache
B. Si on n'étudie pas les poèmes, on ne peut pas parler
C. Les fonctions poétiques
— La poésie suscite les émotions
— A travers la poésie, on peut voir correctement les choses
— On peut alors vivre parmi les hommes
Les poèmes et le changement épistémologique de Confucius à la fin
de sa vie
3. La nature sans parole et l'homme libre
Les poèmes du Shijing et la découverte de l'homme libre
A. Pour Confucius, qu'est-ce que l'érotisme ?
On ne peut en parler
B. Confucius face à l'inceste
C. Cet homme-là
D. L'amour populaire
E. Le carnaval
F. La catharsis
G. Le verbe manger et l'homme libre
L'homme libre dans le Shijing n'est pas le jun tzu
L'homme libre et le peuple
L'homme libre loin de la réalité politique et la transcendance
III. La nature et l'homme libre
— Sade, Confucius : une confrontation Orient-Occident
Sade est-il vraiment un philosophe ?
Pour Jean Deprun, Sade est un adepte des Lumières
Pour Maurice Blanchot, Sade est un écrivain
Comment comprendre Sade ?
Jean-Paul Sartre : l'attitude de Sade envers autrui
Jacques Lacan : Sade psychanalysé
Max Horkheimer et Theodor Adorno : Sade et la philosophie des Lumières
Simone de Beauvoir et la nature chez Sade
Philippe Roger : Sade emprunte le concept de la nature de d'Holbach
La nature de la déraison n'est plus la déraison
La présentation du peuple et le bouleversement de la hiérarchie sont la
victoire de la pensée littéraire de Sade
La comparaison Sade et Robespierre
La Révolution et la vertu chez Robespierre
Robespierre sombre dans la Terreur
Sade ne cède pas à la violence de la raison
243
Pour Sade, qu'est-ce que la littérature ?
La littérature de Sade et le rêve
Comment comprendre « le Ciel et l'homme » ?
Le décret du Ciel et la transcendance
L'homme libre va de paire avec le Ciel
L'homme libre n'est pas le jun tze
L'homme libre dans le Shijing
L'homme libre et le peuple
Comment Confucius trouve-t-il les poèmes ?
Quand Confucius parle de la rectification du nom, il est rationaliste
Confucius accepte la poésie, et Platon la refuse
Sur l'utilité de la poésie, opposition de Confucius et de Platon
Quels rapports existe-t-il entre Sade et Confucius ?
Quelles différences existe-t-il entre Sade et Confucius ?
La ressemblance, la différence et l'universalité
Conclusion
Annexe — Images
Bibliographie
Table des matières
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