L'mSTOIRE SELON LES SOCIOLOGUES
par
Julien FREUND
Après avoir considéré la manière dont les sociologues
voient l'histoire, l'auteur évoque la question des rapports
entre cette science et la sociologie. Il souligne que l'histoire
fournit aux sociologues non seulement des matériaux pour
corroborer leurs hypothèses, mais également des cadres de
référence théoriques et méthodologiques.
La manière dont les sociologues traitent l'histoire est, il va de soi,
assez différente de celle qui est propre aux historiens de métier. Inver-
sement les historiens traitent la sociologie autrement que les purs
sociologues. D'une façon générale, les spécialistes d'une discipline font
de leur discipline un usage différent de celui qui peuvent en faire, le
cas échéant, les spécialistes d'autres disciplines. Le problème se pose
à propos de l'utilisation des mathématiques dans les sciences biologi-
ques et sociales et même dans les sciences physiques, de la sociologie
en théologie ou de l'économie en sociologie. On pourrait s'interroger
à ce sujet sur la signification et la finalité de l'interdisciplinarité, tant
en vogue de nos jours, ou évoquer l'éternelle rivalité des spécialistes
de disciplines différentes dans l'analyse d'un même complexe de pro-
blèmes. On ne résoud pas ce genre de difficultés à coup de textes
législatifs ou d'arrêtés ministérielles, car elles sont inhérentes à la pro-
blématique variable des spécialistes qui, dans chaque science, font des
emprunts à d'autres sciences ou d'autres spécialités.
TIfut un temps, celui de l'historicisme régnant, il était de mode
chez les sociologues de jouer à l'historien. Aux yeux de certains l'his-
toire passait même pour la discipline de base. De nos jours ce sont les
historiens qui essaient de jouer au sociologue. TIest indéniable qu'une
discipline peut s'enrichir au contact d'une autre, mais on peut douter
que ces transitions soient aussi favorables qu'on le dit à la
«
créati-
vité :.. Je n'aborderai pas ici la question de la manière dont les histo-
riens voient la sociologie et je me bornerai à considérer la manière
270
dont les sociologues voient l'histoire, pour essayer de déterminer plus
clairement les rapports entre ces deux sciences.
1. Histoire prophétique et histoire au sens propre
Alors que la philosophie de l'histoire, au sens qu'elle avait au XIX'
siècle, fait l'objet de critiques de plus en plus sévères, elle semble
avoir trouvé une hospitalité plus que bienveillante en sociologie. Il
ne s'agit donc pas de l'histoire des historiens, que la sociologie histo-
riciste mettait autrefois à l'honneur, mais d'une histoire plutôt prophé-
tique et divinatrice dont Marx (1957: 5) fut, parmi les philosophes,
l'un des augures, par exemple lorsqu'il annonçait la fin prochaine de
la préhistoire, parce que nous allions entrer dans la véritable histoire,
grâce à la révolution et à la décadence de
«
la dernière forme contra-
dictoire de la production sociale», celle de la bourgeoisie. Que Marx
ait cru lui-même sincèrement à l'imminence de ce passage ne suffit
pas à en faire une vérité apodictique. Non seulement aucune science
n'a été en mesure de confirmer jusqu'ici cette attente, mais en plus
aucune n'en est capable, à moins de cesser d'être une science. Il
n'existe tout simplement pas de science prophétique. L'affirmation
citée de Marx n'a rien d'une prévision, au sens futurologique du terme,
elle est une pure espérance d'ordre eschatologique. J'aimerais que les
sociologues qui nourrissent cet espoir nous apportent un quelconque
argument, scientifiquement valable, à l'appui de cette prédiction. Et
pourtant, un certain nombre d'entre eux continuent à nous faire croire
que la science corroborerait cette vaticination.
Un florilège d'ouvrages récents de sociologues en apporte la preuve.
De façon directe ou indirecte, ouverte ou déguisée, on
y
fait appel à
la révolution. H. Lefebvre (1968 : 373-376) termine son étude sur la
vie quotidienne par une énumération des différents éléments du pro-
cessus révolutionnaire à venir. Il achève son texte sur le droit à la
ville par une invitation à la révolution économique, à la révolution
politique et à la révolution culturelle permanente (Lefebvre, 1972:
148). Opposant le sociologue révolutionnaire au sociologue «carrié-
riste
»,
G. Lapassade et R. Lourau (1971 : 238) écrivent:
«
L'action
sociale, contre la société existante, pour une autre société, est peut-
être la seule sociologie réelle
».
P. Fougeyrollas (1972: 640) rêve
d'une révolution totale et il conclut son livre:
«
L'alliance de combat
entre les masses du monde entier, armées de leurs revendications, de
271
leurs aspirations et de leurs rêves, et les techniques et les sciences
nanties d'une puissance illimitée, est nécessaire parce que, sans elle,
ni les unes ni les autres ne pourront atteindre l'expression illimitée à
laquelle elles tendent. Plus vite cette alliance aura été réalisée, plus
vite la révolution totale aura aboli le monde d'exploitation, d'oppres-
sion et de répression dont nous sommes encore captifs
».
P. H. Chom-
bart de Lauwe (1975 : 375) termine ainsi son dernier ouvrage:
«
Dans
ces projets, les aspirations des hommes actuellement les plus opprimés
pourraient se manifester en volonté révolutionnaire et opérer le ren-
versement des valeurs qui nous permettrait de construire de nouveaux
types de sociétés
».
Il ne serait pas difficile d'allonger cette liste, com-
me si les sociologues s'étaient donné le mot pour achever leurs écrits
par le même oracle.
La convergence des dénouements proposés par ces divers auteurs
soulève évidemment de nombreux problèmes: s'agit-il d'une conclu-
sion qui résulterait nécessairement ou logiquement des analyse qui pré-
cèdent ou bien d'une sorte de préroraison gratuite qui exprime la con-
viction idéologique de ces sociologues? Certes, ces ouvrages compor-
tent aussi en général des vues positives et même pertinentes, mais la
question n'est pas là. Ce genre de conclusions est-il positif et perti-
nent? Le lecteur averti, qui ne partage pas leur idéologie, se rend
compte très rapidement que cet avenir révolutionnaire n'est pas la
conséquence d'une démonstration portant sur le développement so-
cial empirique, mais qu'il exprime le souhait subjectif des auteurs con-
sidéres. Il s'agit donc d'une conclusion posée
a priori,
avant toute re-
cherche, d'une confession personnelle, et l'un ou l'autre de ces ouvra-
ges donne même l'impression d'être une apologie de la révolution pré-
sentée sous le couvert de la science sociologique. La justification d'une
idée subjective prend d'emblée le pas sur l'investigation rigoureuse. TI
en découle une certaine conception de l'histoire pour la sociologie. El-
le n'est plus simplement connaissance du passé humain, mais elle de-
vient l'avenir que la sociologie aurait pour mission de préparer. Du
même coup la sociologie cesse d'être une science pour se transformer
en discipline de combat. Cette conception est de nos jours suffisam-
ment répandue, surtout parmi les jeunes sociologues, qu'il vaut la
peine de l'examiner de plus près, justement parce qu'elle a partie liée
avec l'idée que l'on se fait de l'histoire dans les mêmes milieux.
On entend par histoire au sens propre le récit ou la connaissance
des événements du passé, qu'il s'agisse de celui de l'humanité entière,
de celui d'un pays à une période déterminée ou encore d'une activité
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humaine quelconque, en général en vue de saisir l'enchaînement dans
la succession des événements ou simplement en vue de les décrire.
L'histoire des historiens de métier repose sur cette définition générale
sauf que, comme discipline scientifique, elle instruit cette connaissan-
ce de manière méthodique dans le respect d'une neutralité critique.
Tout autre est la conception qui a cours dans les cercles de certains
sociologues contemporains. L'histoire yest appréhendée de façon
éva-
luative, en ce sens que le passé est ce qu'il faut rejeter sous prétexte
qu'il serait celui de sociétés condamnables au regard de la société à
venir qu'ils prétendent construire sur la base d'une révolution et de
normes inédites. Aussi envisagent-ils l'histoire au sens propre d'un
point de vue moral, puisqu'il s'agit d'orienter l'enchaînement des faits
de façon unilatérale pour montrer que les sociétés du passé ont toutes
été défectueuses, du fait que l'homme yvivait sous le régime de l'alié-
nation, de l'exploitation, de la domination et de la superstition, et
que le moment serait venu, grâce aux possibilités de la société moder-
ne, de passer à 1'édification révolutionnaire de la nouvelle société, soit
par une modification radicale des structures ou par une altération de
la nature de l'homme qui entrerait ainsi dans la véritable histoire. On
assiste ainsi à une inversion de la signification du concept d'histoire :
elle devient la connaissance simulée du futur, donc d'un projet de so-
ciétés qui n'existent pas et qui n'existeront peut-être jamais. Alors que
l'histoire au sens classique portait sur des événements réels du passé,
sur ce qui a existé effectivement, elle devient désormais l'ensemble des
fictions intellectuelles qui n'ont aucune existence sinon dans l'abstrac-
tion utopique d'une spéculation. Ces deux sens sont inconciliables
puisqu'ils donnent àl'histoire deux contenus absolument contraires.
Dans le premier cas elle se fonde sur des documents objectifs, qu'il
s'agisse de relations littéraires, d'archives ou d'autres traces laissés par
les hommes, dans le second elle ne se fonde sur rien d'autre que des
aspirations, des espérances et finalement sur des désirs qui ne se sont
pas matérialisés et qui ne sont peut-être même pas matérialisables.
Dans le premier cas elle est formée de 1'ensemble du vécu collectif des
hommes, donc de faits repérables dans l'espace et le temps et par
conséquent relativement déterminables et contrôlables, dans l'autre
elle n'est qu'un imaginaire, sans aucune caractéristique spatiale ou
temporelle, qui échappe à toute vérification, à toute constatation em-
pirique et àtoute observation. Ou encore, dans le premier cas l'histoire
est faite, mais il faut l'interpréter, dans le second elle est àfaire, au
besoin en cherchant àforcer le cours des choses ou en violant la spon-
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tanéité vitale des êtres humains. Enfin dans le premier cas il y a une
suite d'événements, dans le second il n'y a même pas d'événements,
pas de faits, et par conséquent ni preuve ni témoignage possible.
TIn'y a que l'histoire au premier sens, qui est aussi le sens propre,
qui peut donner lieu à des investigations et à des interprétations scien-
tifiques, parce qu'elle se fonde sur des données accessibles
à
tous
ceux qui veulent se donner la peine de les consulter et de les contrôler.
Parce que l'histoire au second sens porte sur un futur fantaisiste, elle
n'est que pure optativité ; en tout cas elle ne peut prétendre à la scien-
tificité, tout simplement parce qu'il n'y a pas de science de ce qui
n'existe pas. Cela vaut également pour la sociologie. D'où une cer-
taine affinité entre l'idée qu'on se fait de l'histoire et celle qu'on se
fait de la sociologie. En effet, ce sont les mêmes qui dédaignent l'histoi-
re scientifique au profit d'une histoire de l'inexistant, qui mettent
aussi en cause la sociologie scientifique au profit d'une construction
utopique de sociétés non existantes. Autrement dit, à une fausse histoire
correspond une fausse sociologie, ou encore une conception non
scientifique de l'histoire conduit à une conception non scientifique de
la sociologie. Par conséquent, si on utilise faussement une autre disci-
pline on fausse également la sienne. L'histoire des sociologues uto-
pistes est aussi peu de l'histoire que leur sociologie est de la sociologie.
En donnant un sens révolutionnaire et donc politique à l'histoire ils
donnent ausi un sens révolutionnaire et politique à la sociologie, c'est-
à-dire ils dénaturent l'une et J'autre. Par contre la sociologie exclut
aussi peu que l'histoire la critique sociale, à condition que cette critique
respecte les servitudes de la science et ne prétend pas devenir l'in-
spiration d'une action réformatrice ou révolutionnaire, car celle-ci est
légitime politiquement et non scientifiquement. Ici aussi la confusion
des genres agit au détriment de la science. Evidemment, il n'est pas
interdit à un sociologue d'être révolutionnaire par ses choix politiques,
mais il trompe ses lecteurs s'il fait croire que ces choix sont justifiés
scientifiquement par l'analyse sociologique. D'ailleurs, on peut faire
l'histoire ou la sociologie des révolutions sans être un révolutionnaire.
Au total, l'histoire des sociologues que nous mettons en cause ici
n'est pas de l'histoire, même s'ils la qualifient de véritable. Ce n'est
qu'un ensemble de variations subjectives sur un avenir incertain. Aus-
si, lorsque le sociologue utilise l'histoire y a-t-il lieu, s'il veut rester
fidèle aux présupposés de la scientificité, de préciser clairement en
quel sens il entend la notion d'histoire, plutôt que de jouer sur les
mots, en laissant le plus souvent entendre insidieusement qu'en uti-
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