L`mSTOIRE SELON LES SOCIOLOGUES La manière dont les

publicité
L'mSTOIRE
SELON LES SOCIOLOGUES
par
Julien FREUND
Après avoir considéré la manière dont les sociologues
voient l'histoire, l'auteur évoque la question des rapports
entre cette science et la sociologie. Il souligne que l'histoire
fournit aux sociologues non seulement des matériaux pour
corroborer leurs hypothèses, mais également des cadres de
référence théoriques et méthodologiques.
La manière dont les sociologues traitent l'histoire est, il va de soi,
assez différente de celle qui est propre aux historiens de métier. Inversement les historiens traitent la sociologie autrement que les purs
sociologues. D'une façon générale, les spécialistes d'une discipline font
de leur discipline un usage différent de celui qui peuvent en faire, le
cas échéant, les spécialistes d'autres disciplines. Le problème se pose
à propos de l'utilisation des mathématiques dans les sciences biologiques et sociales et même dans les sciences physiques, de la sociologie
en théologie ou de l'économie en sociologie. On pourrait s'interroger
à ce sujet sur la signification et la finalité de l'interdisciplinarité, tant
en vogue de nos jours, ou évoquer l'éternelle rivalité des spécialistes
de disciplines différentes dans l'analyse d'un même complexe de problèmes. On ne résoud pas ce genre de difficultés à coup de textes
législatifs ou d'arrêtés ministérielles, car elles sont inhérentes à la problématique variable des spécialistes qui, dans chaque science, font des
emprunts à d'autres sciences ou d'autres spécialités.
TIfut un temps, celui de l'historicisme régnant, où il était de mode
chez les sociologues de jouer à l'historien. Aux yeux de certains l'histoire passait même pour la discipline de base. De nos jours ce sont les
historiens qui essaient de jouer au sociologue. TI est indéniable qu'une
discipline peut s'enrichir au contact d'une autre, mais on peut douter
que ces transitions soient aussi favorables qu'on le dit à la « créativité :.. Je n'aborderai pas ici la question de la manière dont les historiens voient la sociologie et je me bornerai à considérer la manière
270
dont les sociologues voient l'histoire, pour essayer de déterminer plus
clairement les rapports entre ces deux sciences.
1. Histoire prophétique et histoire au sens propre
Alors que la philosophie de l'histoire, au sens qu'elle avait au XIX'
siècle, fait l'objet de critiques de plus en plus sévères, elle semble
avoir trouvé une hospitalité plus que bienveillante en sociologie. Il
ne s'agit donc pas de l'histoire des historiens, que la sociologie historiciste mettait autrefois à l'honneur, mais d'une histoire plutôt prophétique et divinatrice dont Marx (1957: 5) fut, parmi les philosophes,
l'un des augures, par exemple lorsqu'il annonçait la fin prochaine de
la préhistoire, parce que nous allions entrer dans la véritable histoire,
grâce à la révolution et à la décadence de « la dernière forme contradictoire de la production sociale», celle de la bourgeoisie. Que Marx
ait cru lui-même sincèrement à l'imminence de ce passage ne suffit
pas à en faire une vérité apodictique. Non seulement aucune science
n'a été en mesure de confirmer jusqu'ici cette attente, mais en plus
aucune n'en est capable, à moins de cesser d'être une science. Il
n'existe tout simplement pas de science prophétique. L'affirmation
citée de Marx n'a rien d'une prévision, au sens futurologique du terme,
elle est une pure espérance d'ordre eschatologique. J'aimerais que les
sociologues qui nourrissent cet espoir nous apportent un quelconque
argument, scientifiquement valable, à l'appui de cette prédiction. Et
pourtant, un certain nombre d'entre eux continuent à nous faire croire
que la science corroborerait cette vaticination.
Un florilège d'ouvrages récents de sociologues en apporte la preuve.
De façon directe ou indirecte, ouverte ou déguisée, on y fait appel à
la révolution. H. Lefebvre (1968 : 373-376) termine son étude sur la
vie quotidienne par une énumération des différents éléments du processus révolutionnaire à venir. Il achève son texte sur le droit à la
ville par une invitation à la révolution économique, à la révolution
politique et à la révolution culturelle permanente (Lefebvre, 1972:
148). Opposant le sociologue révolutionnaire au sociologue « carriériste », G. Lapassade et R. Lourau (1971 : 238) écrivent: « L'action
sociale, contre la société existante, pour une autre société, est peutêtre la seule sociologie réelle ». P. Fougeyrollas (1972: 640) rêve
d'une révolution totale et il conclut son livre: « L'alliance de combat
entre les masses du monde entier, armées de leurs revendications, de
271
leurs aspirations et de leurs rêves, et les techniques et les sciences
nanties d'une puissance illimitée, est nécessaire parce que, sans elle,
ni les unes ni les autres ne pourront atteindre l'expression illimitée à
laquelle elles tendent. Plus vite cette alliance aura été réalisée, plus
vite la révolution totale aura aboli le monde d'exploitation, d'oppression et de répression dont nous sommes encore captifs ». P. H. Chombart de Lauwe (1975 : 375) termine ainsi son dernier ouvrage: « Dans
ces projets, les aspirations des hommes actuellement les plus opprimés
pourraient se manifester en volonté révolutionnaire et opérer le renversement des valeurs qui nous permettrait de construire de nouveaux
types de sociétés ». Il ne serait pas difficile d'allonger cette liste, comme si les sociologues s'étaient donné le mot pour achever leurs écrits
par le même oracle.
La convergence des dénouements proposés par ces divers auteurs
soulève évidemment de nombreux problèmes: s'agit-il d'une conclusion qui résulterait nécessairement ou logiquement des analyse qui précèdent ou bien d'une sorte de préroraison gratuite qui exprime la conviction idéologique de ces sociologues? Certes, ces ouvrages comportent aussi en général des vues positives et même pertinentes, mais la
question n'est pas là. Ce genre de conclusions est-il positif et pertinent? Le lecteur averti, qui ne partage pas leur idéologie, se rend
compte très rapidement que cet avenir révolutionnaire n'est pas la
conséquence d'une démonstration portant sur le développement social empirique, mais qu'il exprime le souhait subjectif des auteurs considéres. Il s'agit donc d'une conclusion posée a priori, avant toute recherche, d'une confession personnelle, et l'un ou l'autre de ces ouvrages donne même l'impression d'être une apologie de la révolution présentée sous le couvert de la science sociologique. La justification d'une
idée subjective prend d'emblée le pas sur l'investigation rigoureuse. TI
en découle une certaine conception de l'histoire pour la sociologie. Elle n'est plus simplement connaissance du passé humain, mais elle devient l'avenir que la sociologie aurait pour mission de préparer. Du
même coup la sociologie cesse d'être une science pour se transformer
en discipline de combat. Cette conception est de nos jours suffisamment répandue, surtout parmi les jeunes sociologues, qu'il vaut la
peine de l'examiner de plus près, justement parce qu'elle a partie liée
avec l'idée que l'on se fait de l'histoire dans les mêmes milieux.
On entend par histoire au sens propre le récit ou la connaissance
des événements du passé, qu'il s'agisse de celui de l'humanité entière,
de celui d'un pays à une période déterminée ou encore d'une activité
272
humaine quelconque, en général en vue de saisir l'enchaînement dans
la succession des événements ou simplement en vue de les décrire.
L'histoire des historiens de métier repose sur cette définition générale
sauf que, comme discipline scientifique, elle instruit cette connaissance de manière méthodique dans le respect d'une neutralité critique.
Tout autre est la conception qui a cours dans les cercles de certains
sociologues contemporains. L'histoire y est appréhendée de façon évaluative, en ce sens que le passé est ce qu'il faut rejeter sous prétexte
qu'il serait celui de sociétés condamnables au regard de la société à
venir qu'ils prétendent construire sur la base d'une révolution et de
normes inédites. Aussi envisagent-ils l'histoire au sens propre d'un
point de vue moral, puisqu'il s'agit d'orienter l'enchaînement des faits
de façon unilatérale pour montrer que les sociétés du passé ont toutes
été défectueuses, du fait que l'homme y vivait sous le régime de l'aliénation, de l'exploitation, de la domination et de la superstition, et
que le moment serait venu, grâce aux possibilités de la société moderne, de passer à 1'édification révolutionnaire de la nouvelle société, soit
par une modification radicale des structures ou par une altération de
la nature de l'homme qui entrerait ainsi dans la véritable histoire. On
assiste ainsi à une inversion de la signification du concept d'histoire :
elle devient la connaissance simulée du futur, donc d'un projet de sociétés qui n'existent pas et qui n'existeront peut-être jamais. Alors que
l'histoire au sens classique portait sur des événements réels du passé,
sur ce qui a existé effectivement, elle devient désormais l'ensemble des
fictions intellectuelles qui n'ont aucune existence sinon dans l'abstraction utopique d'une spéculation. Ces deux sens sont inconciliables
puisqu'ils donnent à l'histoire deux contenus absolument contraires.
Dans le premier cas elle se fonde sur des documents objectifs, qu'il
s'agisse de relations littéraires, d'archives ou d'autres traces laissés par
les hommes, dans le second elle ne se fonde sur rien d'autre que des
aspirations, des espérances et finalement sur des désirs qui ne se sont
pas matérialisés et qui ne sont peut-être même pas matérialisables.
Dans le premier cas elle est formée de 1'ensemble du vécu collectif des
hommes, donc de faits repérables dans l'espace et le temps et par
conséquent relativement déterminables et contrôlables, dans l'autre
elle n'est qu'un imaginaire, sans aucune caractéristique spatiale ou
temporelle, qui échappe à toute vérification, à toute constatation empirique et à toute observation. Ou encore, dans le premier cas l'histoire
est faite, mais il faut l'interpréter, dans le second elle est à faire, au
besoin en cherchant à forcer le cours des choses ou en violant la spon273
tanéité vitale des êtres humains. Enfin dans le premier cas il y a une
suite d'événements, dans le second il n'y a même pas d'événements,
pas de faits, et par conséquent ni preuve ni témoignage possible.
TIn'y a que l'histoire au premier sens, qui est aussi le sens propre,
qui peut donner lieu à des investigations et à des interprétations scientifiques, parce qu'elle se fonde sur des données accessibles à tous
ceux qui veulent se donner la peine de les consulter et de les contrôler.
Parce que l'histoire au second sens porte sur un futur fantaisiste, elle
n'est que pure optativité ; en tout cas elle ne peut prétendre à la scientificité, tout simplement parce qu'il n'y a pas de science de ce qui
n'existe pas. Cela vaut également pour la sociologie. D'où une certaine affinité entre l'idée qu'on se fait de l'histoire et celle qu'on se
fait de la sociologie. En effet, ce sont les mêmes qui dédaignent l'histoire scientifique au profit d'une histoire de l'inexistant, qui mettent
aussi en cause la sociologie scientifique au profit d'une construction
utopique de sociétés non existantes. Autrement dit, à une fausse histoire
correspond une fausse sociologie, ou encore une conception non
scientifique de l'histoire conduit à une conception non scientifique de
la sociologie. Par conséquent, si on utilise faussement une autre discipline on fausse également la sienne. L'histoire des sociologues utopistes est aussi peu de l'histoire que leur sociologie est de la sociologie.
En donnant un sens révolutionnaire et donc politique à l'histoire ils
donnent ausi un sens révolutionnaire et politique à la sociologie, c'està-dire ils dénaturent l'une et J'autre. Par contre la sociologie exclut
aussi peu que l'histoire la critique sociale, à condition que cette critique
respecte les servitudes de la science et ne prétend pas devenir l'inspiration d'une action réformatrice ou révolutionnaire, car celle-ci est
légitime politiquement et non scientifiquement. Ici aussi la confusion
des genres agit au détriment de la science. Evidemment, il n'est pas
interdit à un sociologue d'être révolutionnaire par ses choix politiques,
mais il trompe ses lecteurs s'il fait croire que ces choix sont justifiés
scientifiquement par l'analyse sociologique. D'ailleurs, on peut faire
l'histoire ou la sociologie des révolutions sans être un révolutionnaire.
Au total, l'histoire des sociologues que nous mettons en cause ici
n'est pas de l'histoire, même s'ils la qualifient de véritable. Ce n'est
qu'un ensemble de variations subjectives sur un avenir incertain. Aussi, lorsque le sociologue utilise l'histoire y a-t-il lieu, s'il veut rester
fidèle aux présupposés de la scientificité, de préciser clairement en
quel sens il entend la notion d'histoire, plutôt que de jouer sur les
mots, en laissant le plus souvent entendre insidieusement qu'en uti274
lisant le concept dans un sens plus ou moins philosophique il intègre
aussi le sens propre, bien que logiquement il s'agisse de deux contraires. Peut-être l'une des conditions du réapprentissage du travail scientifique dans les diverses disciplines sociales consiste-t-elle à employer
avec rigueur les concepts, en respectant leur signification propre.
L'utopie est de l'utopie, et même un genre littéraire aussi valable que
la poésie ou l'épopée, mais elle n'est pas de l'histoire, pas plus que la
sociologie n'est de l'idéologie. Sans aucun doute la pensée sociologique
du spécialiste le plus rigoureux peut-elle véhiculer des éléments idéologiques - c'est presque inévitable étant donnée la nature des sciences sociales, mais on ne saurait tirer de l'aveu et de la reconnaissance
de cette défaillance la conclusion selon laquelle la sociologie ou la
science ne serait que de l'idéologie. R. Aron disait un jour qu'il y a
toutes les chances pour qu'une proposition ne soit pas scientifique
lorsqu'elle échappe à toute réfutation possible. C'est ce qui arrive aux
sociologues qui utilisent philosophiquement l'histoire comme cours
imaginaire des choses dans un avenir indéterminé. Ils se donnent, en
effet, la partie facile puisqu'on ne peut réfuter leurs prédictions, faute
d'éléments de vérification. Ils peuvent toujours arguer de la justesse
de leurs vues, puisqu'elles échappent à toute empirie et à toute contradiction ou difficulté que suscite le développement réel des choses.
Que des sociologues se plaisent à influencer les esprits en leur proposant un avenir révolutionnaire, c'est leur droit, mais ils ne sont ni
sociologues ni historiens à ce titre. Ils deviennent des propagandistes,
parfois des agitateurs politiques. On peut en effet concevoir l'avenir
de mille façons - le nombre des utopies le confirme - dès qu'on néglige les données du réel, de l'expérience et de l'histoire au sens propre,
car il suffit de laisser vagabonder la pensée. Il n'en reste pas moins que
l'homme est un être limité. La science l'est également, en vertu de ses
présupposés et de ses normes. En tant que le sociologue est un homme
de recherche, au sens scientifique du terme, il ne peut que se référer à
l'histoire que pratiquent les historiens de métier. L'autre histoire n'est
que de la philosophie. Il ne s'agit nullement de privilégier de ce fait
la science par rapport aux autres disciplines et activités humaines, à la
manière du scientisme, mais de se limiter à la recherche scientifique
quand on prétend en faire et ne pas se perdre en autre chose. Autrement dit, on exige du chercheur qu'il soit un chercheur et non un prophète ou un utopiste ou encore un propagateur de flatteries et de mirages. Il est vain de solliciter la science pour ratifier ce qui n'est pas
de sa compétence et qui échappe à sa juridiction.
275
n.
Quelques apports de l'histoire à la sociologie
Quel est l'apport de l'histoire proprement dite à la sociologie?
Quels sont les rapports entre les deux disciplines? Ces questions ont
été maintes fois évoquées et discutées et elles ont donné lieu à diverses publications (1). Il est difficile d'ajouter quelque chose de nouveau, car, malgré le développement de la sociologie durant ces derniers temps, la nature de ses rapports avec l'histoire n'a guère changé. J'insisterai donc sur quelques points du débat en les mettant parci par-là sous un nouvel éclairage.
A. L'histoire est un vaste sujet de référence pour la sociologie
Il est exact que, avec le développement de l'enquête et ses raffinements méthodologiques, la sociologie a tendance aujourd'hui à privilégier l'étude de la société moderne, car celle-ci offre déjà par ellemême une matière inépuisable à la recherche, à cause des changements multiples et profonds qui la travaillent, des crises et des conflits
qui l'agitent et des comportements et des mentalités qu'elle conditionne. On comprend aisément dans ces conditions que le sociologue ait
tendance à devenir un futurologue, pour essayer de saisir la signification et la finalité de toutes ces modifications et luttes et prévoir les
structures qu'elles pourraient susciter. Il est en effet indiscutable que
nous sommes les témoins d'une rupture sociologique, parce que nous
profitons d'une abondance économique jamais connue, d'un développement technique accéléré et de moyens de communication faciles
et rapides qui mettent les sociétés les plus éloignées en rapport direct
les unes avec les autres. On construit des ensembles de logements analogues sur tous les continents et les mêmes idéologies règnent de
l'Est à l'Ouest et du Nord au Sud. La masse d'études et de recherches concernant les aspects divers des sociétés contemporaines est tout
simplement considérable; il est même probable qu'aucune société antérieure n'a dépensé tant d'ingéniosité pour se connaître elle-même
jusque dans les détails. li est vrai, en raison de la complexité croissante des relations sociales, dûe à une hétérogénéité accentuée des
groupes et à un intellectualisation croissante des actes, la multiplicité
et la variété des recherches est sans doute une réponse aux besoins
(1) Le dernier ouvrage en date est celui de G. Busino, Sociologia e storia,
Naples, Bd. Guida, 1975.
276
que cette complexité suscite. Le développement des sciences sociales
correspond aux exigences nouvelles. Et lorsque l'on considère les
prouesses de la technique scientifique, qui a bouleversé en quelques décennies les conditions extérieures de notre vie, on peut comprendre
que certains esprits en viennent à penser que cette même technique
pourrait devenir l'ouvrière d'une société absolument inédite, inaugurant une histoire de l'homme absolument originale. TIy a, en effet, tout
lieu de croire que les hommes sont prêts à subir d'autres mutations.
Et pourtant, si déconcertants et exceptionnels que soient les changements qui se déroulent sous nos yeux et si remarquables que soient
les travaux des sociologues qui essaient de les analyser, il demeure
que cette société nouvelle n'est pas le fruit d'une création spontanée.
Elle est le résultat d'un lent et long effort qui a préparé durant des
siècles les conditions de l'essor que les uns admirent et que d'autres
redoutent. En dépit de tous les exploits techniques, qui font l'effet de
brisures, dont on ne sait d'ailleurs pas encore s'ils seront bénéfiques
ou funestes ou partiellement bénéfiques et partiellement funestes, nos
sociétés restent en continuité avec celles qui les ont précédées. D'où
la nécessité du recours à l'histoire pour nous comprendre nous-mêmes,
au sens où Michelet disait: «Celui qui voudra s'en tenir au présent,
à l'actuel, ne comprendra pas l'actuel ». Aussi me semble-t-il indispensable de faire un certain nombre de remarques pour éviter à la sociologie actuelle de devenir la prisonnière de ce qui n'est certainement
qu'une étape dans le développement de nos sociétés.
1. TI serait faux de croire que le bouleversement que connaissent
nos sociétés serait absolument unique. TIne l'est que par les conditions
à l'actuel, ne comprendra pas l'actuel ». Aussi me semble-t-il indispenble. Non seulement il y aurait lieu de s'interroger avec les ethnologues
sur la révolution qu'a constitué l'invention de la roue (ce n'est qu'un
exemple), mais également sur le sort de pays qui ont eux aussi connu
une grande prospérité, dans les limites de la technique de l'époque,
par exemple celle qui régnait sous l'Empire romain. Il semblait aux
contemporains de cette période de l'histoire que cet état ne pouvait
que perdurer. Et pourtant il se produisit un renversement total avec
ce qu'on appelle l'invasion des barbares, qui transforma de fond en
comble les structures sociales. Sans doute la chute de l'Empire fut-elle
unique parce qu'il fut une institution unique, mais le sociologue d'aujourd'hui qui se garde de rêver ne peut que s'interroger sur la correspondance actuelle entre la nouvelle migration des peuples et la
4
277
formidable consommation de biens dont jouissent ceux qui, il y a quelque temps, étaient encore les maîtres du monde. S'agit-il d'une pure
coïncidence? Et si nous étions en présence d'une coïncidence qui se
répète historiquement dans d'autres conditions? En tout cas il me paraîtrait déraisonnable d'écarter sans autre forme de procès l'analogie
entre l'Empire romain et l'Europe actuelle.
2. La plupart des enquêtes sociologiques sont ponctuelles, c'est-àdire qu'un spécialiste en prend l'initiative suivant qu'il trouve un intérêt à un problème. Il n'y a guère de coordination ni d'enchaînement
entre la plupart de ces travaux. Ils se font en ordre dispersé dans la
discontinuité des centres d'intérêt. On peut même dire qu'ils forment
comme des blocs erratiques qui ne connaissent pas l'origine historique
des relations qu'ils examinent, et parfois ils projettent inconsidérément
dans un avenir utopique les résultats obtenus en dehors des conditions
temporelles et spatiales qui les sous-tendent. Il existe donc des vides
entre les enquêtes, qu'il n'est possible de combler relativement dans
l'état actuel que par des références à l'histoire. Même lorsqu'une enquête s'échelonne dans le temps ou prend pour objet le changement,
elle conserve un caractère statique qu'il faut replacer dans la dynamique historique du problème considéré.
3. Supposons que la rupture entre la société présente et les sociétés
qui l'ont précédée est fondée, il continue cependant à se poser des
problèmes: comment evaluer cette rupture et en comprendre le sens
si l'on ne connaît pas historiquement les société avec lesquelles la
nôtre a rompu? Peut-on même parler de rupture quand on ignore avec
quoi elle s'est produite? Il est possible que ce que nous désignons
par cette notion n'est le cas échéant qu'une accélération brusque et
prodigieuse de processus qui se manifestaient auparavant de façon
lente ou intermittente. Et si vraiment il y a eu rupture elle peut ne concerner que certains aspects de la vie moderne, alors qu'il y a continuité
dans les autres, c'est-à-dire la rupture n'est que rarement totale, générale et radicale. Nous avons pris l'exemple de la rupture, mais on pourrait
illustrer la nécessité de la connaissance historique à propos de nombreuses autres notions ou processus sociologiques.
4. Supposons aussi que les nouvelles conditions permettent de faire
surgir une société toute nouvelle, celle dont rêvent les révolutionnaires
utopistes. On aurait tort de limiter la sociologie à la prévision de cette
278
transition. En effet, par son concept même, elle n'est pas une science
limitée à un type de sociétés, mais elle porte sur le fait social dans
son ensemble, depuis qu'il existe des sociétés, et sur leur variété. Or la
plupart des sociétés nous ne les connaissons que par l'histoire, avec
l'aide plus récente de l'ethnologie. A la vérité une cohabitation humaine tout à fait nouvelle serait-elle encore une société si elle différait
radicalement de toutes celles que nous avons connu historiquement?
Cette question n'est pas aussi oiseuse qu'on pourrait le croire, car on
voit mal ce que pourrait être une coexistence sans règles, sans conventions, sans contrainte ou encore sans politique et sans droit.
5. Les sociétés ont toutes eu une histoire, même celles qu'on appelle
traditionnelles. Elles ne se sont jamais figées dans leur origine, mais
elles ont évolué dans le temps. Nous le savons d'autant mieux que
les travaux récents sur l'histoire de l'Afrique nous montrent qu'il y a
eu une succession d'empires, des invasions de certaines régions par
des populations allogènes, des guerres, de vastes structures qui se sont
divisées en unités plus petites avant d'être regroupées à nouveau par
un peuple conquérant. La sociologie ne peut ignorer cette dimension
historique de la vie de toutes les sociétés, sans frapper de caducité l'interprétation du reste du matériel dont elle peut disposer.
B. L'histoire est un immense champ d'expériences
Il ne s'agit pas de redire une fois de plus ce qui a été dit sur l'impossibilité de faire de véritables expérimentations dans les sciences
sociales, parce que cette méthode est fondée sur la répétition, en variant chaque fois les conditions. Le fait social est historique et comme
tel unique dans son déroulement concret. Même si les structures juridiques sont identiques chaque famille vit sa propre histoire. Et pourtant,
il convient de reconsidérer cette caractéristique d'unicité du fait historique. Est historique, dit-on en général, ce qui s'est produit une fois
et ne se répétera plus. On ne refera plus la bataille de Pavie ou de
Waterloo, on ne restituera plus la féodalité médiévale. Cela est évident. Mais l'histoire est également faite d'événements qui se répètent,
bien que de façon originale chaque fois. Ce sont les guerres, les paix,
les régimes d'oppression ou de liberté, etc. Il n'est pas faux de dire
qu'elle fournit au moins un précédent de toute manifestation sociale,
bien que cela soit dans un espace et un temps différents. Il existe des
éléments constants dans toute société, qui font que précisément elle
279
est une société et non un simple agrégat. De ce point de vue l'histoire
est la connaissance de la diversité des formes dans lesquelles ces constantes se manifestent. C'est en cela qu'elle est un immense champ
d'expériences sociales, sans doute chaque fois singulières en ellesmêmes, mais que toutes les sociétés reproduisent itérativement avec
une fréquence et une intensité variables.
1. TI est indéniable qu'il y a des problèmes et des solutions propres à chaque société, mais il y a aussi des problèmes qui sont communs à toutes, par exemple faire respecter les règles, coutumes ou lois
et faire régner la justice, organiser les échanges internes et externes,
qu'ils soient d'ordre matériel ou spirituel, assurer la sécurité de la collectivité, etc. Ces obligations communes sont indispensables au sociologue pour connaître la société en elle-même. En effet, celle-ci n'est
pas une entité abstraite, mais la forme que prennent les conventions
politiques, économiques, religieuses et autres, sous lesquelles vivent
ceux qui habitent un territoire déterminé. Ces processus communs
trouvent une expression variable selon chaque société, et c'est de ce
point de vue que l'histoire nous fournit le moyen de diversifier les
investigations. Autrement dit, c'est grâce à la connaissance historique
que la sociologie ne se réduit pas à un catalogue de descriptions ponctuelles et d'enquêtes isolées, mais qu'elle est en mesure de saisir comment les hommes vivent concrètement leurs institutions ou leurs
croyances. Prenons une notion comme celle de communisme: on ne
peut la définir conceptuellement qu'à partir des multiples expressions
qu'elle a eues dans l'histoire. En effet le communisme marxiste n'est
qu'une version d'un style de vie qu'on trouve à travers tous les temps,
qu'il s'agisse des pythagoriciens, des moines et des sectes. Il y a un
communisme communautaire limité à de petits groupes et un communisme sociétal qui de nos jours essaie de s'étendre à d'immenses collectivités. Sans la connaissance de cette diversité il est impossible de se
faire sociologiquement une idée correcte de ce phénomène. La multiplicité des formes empiriques dont l'histoire nous fournit un tableau
permet justement à la recherche sociologique de s'affiner grâce à la
dialectique du singulier et du pluriel, du particulier et du général, du
variable et du constant, du spécifique et du commun, du permanent et
du passager.
2. Sans doute chaque être humain a-t-il une complexion individuelle, mais la gamme des sentiments, passions et intérêts qui l'invi280
tent à agir, on la retrouve dans toutes les socités. Il y a des averes partout, mais aussi des colériques, des téméraires, des autoritaires, des
dépensiers, des imprudents, des originaux, des fanatiques, etc. C'est
grâce à l'histoire que nous sommes informés de cette permanence, qui
devrait inviter à la reflexion les sociologues qui croient qu'en transformant radicalement la société ils transformeront aussi l'homme dans
son être. Et il y aura sans doute toujours des utopistes qui croient
détenir le secret de la société la meilleure. Grâce à l'histoire nous apprenons aussi que toute institution, tout en demeurant formellement
la même, prend une signification différente avec le temps, parfois
contradictoire avec l'intention originelle, ou encore que toute institution même la meilleure se dégrade, que les projets pensés comme bénéfiques, une fois qu'ils entrent dans la voie de l'exécution, peuvent
avoir des conséquences néfastes. Ce n'est pas seulement sur la diversité des relations sociales qu'elle nous renseigne, mais aussi sur la vie
des corps politiques et sociaux, des groupes et des conventions. Elle
apporte ainsi une matière extraordinaire à l'éducation de l'interprétation, procédé dont le sociologue ne saurait se passer. Aussi l'histoire
n'est-elle pas seulement une source incomparable d'informations, mais,
par les paradoxes et l'ironie des événements qu'elle révèle, elle joue
un rôle pédagogique en invitant le sociologue à prendre de la distance
par rapport aux choses et par rapport à lui-même. Ce n'est sans doute
pas un hasard si l'esprit critique, propre aux sciences modernes, s'est
développé en même temps que la philosophie prenait davantage conscience de l'importance de l'historicité dans le destin des hommes et
des collectivités. Bayle n'est-il pas l'auteur du Dictionnaire historique
et critique? Or, toutes les sciences sociales et humaines ont hérité de
l'esprit nouveau que le développement de la science historique a introduit dans la République des savants.
3. Autrefois, on discutait beaucoup dans les cercles des sociologues
de la valeur de la méthode comparative. Bien que le' débat soit aujourd'hui passé de mode, la méthode n'a rien perdu de sa validité et
continue toujours d'être pratiquée. Je voudrais surtout insister sur
l'affinité entre cette méthode et l'histoire, étant entendu que, contrairement à ce que pensaient certains auteurs du siècle dernier, une
science ne se définit pas en fixant a priori sa ou ses méthodes; celles-ci
se façonnent au fur et à mesure qu'une science se développe en produisant des résultats positifs, c'est-à-dire au fur et à mesure de sa
propre histoire. En tout cas, il ne s'agit pas de faire des comparaisons
281
pour elles-mêmes, parce que la méthode existe, mais d'être attentif au
travail concret du chercheur, par exemple lors de l'élaboration d'une
typologie ou lorsqu'il instruit des recoupements à partir des données
historiques. Peu importe que l'on considère avec Durkheim la méthode comparative comme une « expérimentation indirecte) ; ce qui est
important, c'est qu'elle permet de mettre en évidence dans le tissu
social les différences, les constances et les coïncidences. Au cours de
ce travail le procédé comparatif doit éviter un double écueil, celui
de l'accumulation formelle des études empiriques, partielles et discontinues, et celui d'une conceptualisation hâtive sur la base de modèles
intemporels. On ne parvient à eviter ces écueils qu'à la condition de
respecter la dimension historique des phénomènes sociaux. Il est bon
de connaître par exemple par des enquêtes les divers aspects de la
vie familiale en Alsace, à notre époque, mais il est indispensable, si
l'on veut dégager le sens de l'évolution de cette institution, de comparer les résultats obtenus avec ce que la famille fut dans le passé, afin
de faire la part des traditions qui subsistent et des nouveautés. Mais
en même temps il faut la comparer avec ce qui s'est passé en France et
en Allemagne. De même il n'est pas possible de déterminer la place de
la famille dans le contexte d'ensemble des relations sociales sans une
comparaison portant sur le statut formel ou informel aux diverses
époques. Si nous croyons que nous assistons de nos jours à une dissolution relative de la vie familiale il importe non seulement d'en connaître les raisons immédiates, mais également de savoir par rapport à
quoi il y a décomposition. Seule une comparaison de nature historique
permet de le déterminer. Et enfin si nous voulons savoir si la famille
comme telle peut être elle-même un facteur de dissolution sociale, il
n'y a, dans l'état actuel, que la comparaison d'expériences historiques
qui permet d'apporter une réponse approximative.
C. L'histoire comme matière à débats
Dans la mesure où la sociologie ne se limite pas à la seule connaissance des sociétés actuelles et qu'elle évite de donner dans la prédiction
concernant la société future, c'est-à-dire dans la mesure où elle cherche
à comprendre la société en général, elle est obligée d'avoir recours à
l'histoire. On aurait cependant tort de croire qu'en l'occurence l'histoire nous aiderait seulement à prendre conscience de l'importance du
temps dans le développement d'un phénomène sociale; elle contribue
également à saisir la dimension spatiale, car un fait historique n'est
282
pas seulement temporel, il est également localisé. De ce point de vue
l'histoire intervient comme un élément de pondération, du fait qu'elle
nous oblige à relativiser les résultats obtenus, mais aussi comme source
qui permet de trancher certaines constestations ou certaines polémiques
qui surgissent entre les sociologues. L'analyse marxiste de la bourgeosie est-elle correcte? Se fonde-t-elle sur une connaissance du rôle
effectif qu'elle a joué ou bien ne comporte-t-elle pas aussi une systématisation abstraite, opérée par Marx pour trouver des raisons de la
combattre? La théorie marxiste est-elle encore absolument valable
aujourd'hui ou bien n'est-elle qu'une description d'un état de l'économie et du capitalisme aujourd'hui dépassé? De tels débats sont plus
historiques que proprement sociologiques et ce n'est donc que sur la
base d'une connaissance historique solide que le sociologue peut y répondre. Il n'est évidemment pas question de faire ici l'inventaire de
tous les débats de ce genre; il suffit de montrer à l'aide d'exemples
la portée de ces discussions, afin de mieux évaluer la pertinence de
certaines tendances de la sociologie contemporaine. Suivant que nous
tenons compte ou non de l'histoire, ces débats ont une signification à
la fois théorique et pratique, ou bien ils ne concernent que des représentions imaginaires et même chimériques.
1. Certains sociologues pensent qu'il sera un jour possible de mettre
fin aux contradictions humaines et sociales, une fois que l'on aura
éliminé tout soupçon d'exploitation et de domination, et plus généralement tout germe de violence. C'est par exemple l'idée de J. Galtung.
Ne s'agit-il pas d'un débat qui perd toute signification si on le situe
hors de toute référence à l'histoire? En tout cas, il perd toute portée
scientifique. En effet, la société est le lieu d'activités humaines multiples qui, suivant les occasions, peuvent être convergentes ou divergentes et par conséquent qui peuvent susciter des conflits, des luttes ou
simplement des crises, ou des contradictions. Or, à considérer les évocations de Galtung, on constate qu'elles supposent idéalement ou
utopiquement que la plupart des activités humaines auront alors dépéri, par exemple la politique, la religion, le droit et la morale. La
construction d'une société débarrassée de toute violence commence
donc par exclure abstraitement un nombre incroyable de relations et
de déterminations qui constituent la substance même du tissu social.
De toute façon la société future ne sera qu'une représentation purement intellectuelle tant qu'elle n'aura pas subi l'épreuve de l'histoire.
Si on considère les sociétés historiques, il semble que ce n'est pas la
283
politique qui a introduit la violence, mais au contraire que la politique
est l'activité qui permet, non sans excès souvent, de contraindre et de
domestiquer la violence qui est le fait des hommes. Autrement dit, la
violence n'est pas purement sociale et par conséquent il ne dépend
pas de la reforme de la société qu'elle disparaisse définitivement. Ce
problème est par exemple fondamental pour comprendre sociologiquement la notion d'institution. En effet, dans la mesure où l'institution
est l'un des éléments de la régulation sociale, en vue de comprimer
autant que possible la violence, il est pour ainsi dire inévitable qu'elle
soit affectée, au moins en partie, par ce qu'eUe cherche à dominer.
2. Ce genre de constructions intellectuelles ne se fonde-t-il pas sur
une surestimation de la technique et des conventions? La société se
réduit-elle à un simple ensemble de conventions qu'il suffit de modifier ou bien n'est-elle pas aussi une réalité consubstantielle à l'être même, de sorte qu'elle n'est pas uniquement un tissu qu'on peut faire,
défaire et refaire au gré des idées que les sociologues peuvent élaborer
concernant le devenir social? Certes, la technique a permis de transformer les conditions extérieures de la vie, mais elle n'a réussi dans
cette entreprise que corrélativement au développement de la science
par exemple, qui n'est pas simplement un pur système de conventions.
TI ne semble donc pas que la réforme de la société pourra se réaliser
uniquement par un nouvel agencement technique des structures et des
conventions, du fait que la vie en société implique davantage que la
modification des conditions matérielles et de production. C'est en ignorant les motivations profondes des êtres dans la diversité de leurs actes,
dont les événements historiques sont les manifestations sociales, qu'on
peut se livrer au jeu de l'édification d'une société meilleure, car on y
sacrifie à l'exemplarité des structures la complexion des hommes qui
sont appelés à les habiter.
3. L'histoire met également en débat les conséquences de certains
événements sociaux, par exemple la révolution. TI est curieux de constater que toutes les révolutions politiques ont institué non seulement
des dictatures (dont l'une ou l'autre a été renversée par la suite),
mais aussi un régime de terreur. Et les révolutions contemporaines, de
type communiste, n'échappent pas à cette observation. En effet, on ne
connaît historiquement pas une exception à ce phénomène qui, au
surplus introduit un système d'oppression sous prétexte de libérer
l'homme en général. Sans doute, on peut concevoir théoriquement une
284
révolution sans dictature, mais jusqu'à présent l'histoire ne nous fournit pas d'exemple. C'est en ce sens qu'elle devient aussi une source de
réflexion, car elle ne nous confronte pas seulement à des représentations purement idéelles, mais aussi à des réalités implacables dont on
veut justement débarrasser l'homme au nom d'une histoire qui n'est
pas faite.
Conclusion
A la suite de ces considérations, on peut dire qu'un fait social qui
n'est pas historique n'est plus un fait social, parce qu'il n'a plus aucune constitution spatio-temporelle et que par conséquent il n'est pas
scientifiquement répérable ni déterminable. Sans l'histoire la sociologie ne pourrait pas être une science, elle ne serait qu'une pure spéculation. Il n'y a tout simplement pas de science sociologique d'une
société qui n'existe pas ou qui n'a pas existé empiriquement. Cela ne
veut pas dire que l'histoire serait le fondement de la sociologie, comme
le prétendait autrefois l'historicisme, mais seulement que ·la sociologie
étudie des phénomènes qui se déroulent dans un espace et un temps
historiques.
On connaît la réplique des sociologues qui se complaisent dans la
construcion intellectuelle de la société future: il ne faut pas confondre
le fait social et le fait sociologique. Le fait social est historique, parce
qu'il est de l'ordre du vécu, le fait sociologique au contraire est théorique, il est de l'ordre du pensé. De plus, ajoute-t-on, le fait social en
lui-même, comme donnée dans la société, n'est pas encore scientifique,
il ne le devient qu'une fois qu'on l'a investi par une recherche théorique. Tout fait scientifique est reconstruit théoriquement. Ces observations sont épistémologiquement incontestables, mais encore faut-il
ne pas introduire une autre confusion à propos de la notion de théorie.
En effet toute théorie n'est pas comme telle scientifique. Elle ne l'est
que comme hypothèse rationnelle, fondée sur des recherches empiriques préalables, qui donnent lieu à la possibilité d'une vérification, et
non comme spéculation incertaine de l'imagination discrète et personnelle de l'auteur. La construction utopique n'est pas comme telle un
fait sociologique, elle le devient en tant que le sociologue analyse théoriquement le rôle de l'utopie dans la détermination du comportement
social des êtres. L'utopie est un genre littéraire qui peut ou non emprunter des éléments scientifiques. Il est vrai, on peut être un bon
285
sociologue, conduisant avec maîtrise ses recherches empiriques et théoriques, et en même temps croire à l'utopie. Cependant l'utopie à laquelle en croit n'est pas scientifiquement valable parce qu'on est un
sociologue. Un savant qui se lance dans la politique devient un homme
politique, il ne s'ensuit pas qu'il ménera une politique scientifique ou
qu'il fera de la science politique. Il s'agit de deux ordres absolument
différents. L'utopie appartient à l'opinion, non à la science.
La différence entre une théorie scientifique et une opinion simplement théorique comme l'utopie ou l'idéologie, c'est que la première
conceptualise des recherches empiriques (aussi la construction de modèles ou de types idéaux appartient-elle à la méthode scientifique) et
que la seconde n'est qu'une vue de l'esprit qui n'exprime que les convictions subjectives et les espérances prédictives d'un être. La science
n'est pas prophétique, et surtout on ne saurait prophétiser l'avenir de la
science, de la société ou de l'économie. Une telle attitude est précisément le contraire d'une recherche. Le fait que la recherche scientifique
est indéfinie ne signifie pas qu'elle garantit la validité des opinions
théoriques concernant l'avenir. A ce compte la science-fiction serait
l'équivalent du travail d'un chercheur dans un laboratoire. Tout ce que
le sociologue écrit ne répond donc pas nécessairement aux conditions
de l'investigation scientifique. Certains en sont conscients, les autres
essaient de séduire en trompant le lecteur sur le contenu scientifique
de leurs ouvrages. Une théorie sociologique qui ne part pas de phénomènes sociaux historiques n'est qu'une croyance plus ou moins cohérente.
Il va de soi que ces remarques n'épuisent pas la question des rapports entre la sociologie et l'histoire. Il y aurait en particulier à discuter
le problème de la sélection des faits. En effet, pour justifier la validité
de sa thèse le sociologue peut ne prendre en considération que les
travaux d'historiens qui sont de la même obédience idéologique que
lui ou ne choisir dans l'histoire que les faits susceptibles d'accréditer
son opinion et de négliger les autres. Cette question a été traité par
Max Weber et il me semble inutile de répéter ce qu'il a si admirablement exposé. Non point que ses analyses seraient indépassables, mais
dans l'état actuel elles n'ont pas été dépassées et, selon toute probabilité, elles ne le seront pas dans l'immédiat, bien qu'on puisse discuter
certaines de ses formulations et certaines observations de détail.
286
Références blbllograpblques
P. H.,
La culture et le pouvoir, Paris, Stock.
FOUGEYROLLAS, P.,
1972
Marx, Freud et la révolution totale, Paris,
LAPASSADE, G. et LoURIAU, R.,
1971
Clefs pour la sociologie, Paris, Seghers.
CHOMBART DE LAUWE,
1975
LEFEBVRE,
1968
1972
MARX, K.,
1957
Anthropos.
H.,
La vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard.
Le droit à la ville, Paris, Anthropos.
Contribution à la critique de l'économie politique, Paris, Editions sociales.
287
Téléchargement