Communication interpersonnelle et communication personne

Chapitre 4
Communication interpersonnelle
et communication personne-système
4.1. Introduction
En informatique, la question de l’interface est souvent traitée en termes
« d’interaction homme-machine », ou même de « dialogue personne-système ».
L’usage largement métaphorique de ces termes conduit à se demander quel sens
donner à cette exportation, plus ou moins contrôlée, de concepts initialement forgés
pour rendre compte des pratiques communicationnelles interhumaines ? Que retient
la problématique de la communication personne-système de la complexité des
phénomènes de communication interpersonnelle ? Quelles capacités devrait
posséder un système informatique pour jouer le rôle d’un véritable interlocuteur ?
Pour esquisser une réponse à cette question, je procéderai le plus simplement
possible en analysant les concepts en cause dans leur champ d’origine : la philosophie
du langage et de la communication. Adoptant une perspective pragmatique, je
proposerai d’abord de définir la personne comme coagent d’un procès de
transactions et d’interactions. J’analyserai alors la communication interpersonnelle
dans ses dimensions transdirectionnelles et interactionnelles.
Ensuite, après m’être interrogé d’un point de vue à la fois historique et
typologique sur ce que l’on peut entendre par système, j’examinerai à quelles
Chapitre rédigé par Denis VERNANT.
74 Communication homme-système informationnels
conditions et selon quelles limites un système informationnel pourrait être conçu
comme un agent simulant une personne et capable de soutenir un dialogue avec un
humain pour réaliser conjointement une tâche déterminée.
4.2. La personne
Pour les Anciens, le logos signifiait à la fois raison et discours. Capacité de
raisonnement et de calcul sur des signes à des fins de connaissance, le logos était
aussi pratique du dialogue, usage social des signes à des fins de communication.
D’où, chez Aristote, une définition de l’homme comme animal sociable, politique.
Tenant cette dimension sociale pour première, nous adopterons une approche
faustienne selon laquelle au début était l’action1. Selon cette approche, la personne
peut être définie comme le coagent de transactions et d’interactions.
L’analyse de la personne comme agent peut schématiquement se résumer en
quatre points : réflexivité, rationalité, finalité et coopérativité, les trois premiers
reprenant des caractéristiques plus ou moins dégagées par les définitions
philosophiques du sujet. Ces caractéristiques sont ici réinterprétées et coordonnées
dans une perspective actionnelle.
4.2.1. La réflexivité
Descartes définissait le cogito par la capacité qu’a la pensée de se penser
pensante. Cette réflexivité est constitutive du sujet. L’homme est sujet dans l’exacte
mesure où il se saisit comme sujet et se sait sujet. Cette capacité de réflexion vaut
tout aussi bien pour la conscience que le sujet peut avoir de ce qui n’est pas lui : les
choses. A la suite de Brentano, Husserl définissait la conscience comme conscience
de... conscience de soi et conscience des choses. La réflexivité prend alors forme
d’ouverture, de visée. C’est ce que Husserl nommait intentionnalité.
Mais, en philosophes, aussi bien Descartes que Husserl, voyaient en la réflexivité
et l’intentionnalité des structures fondatrices et ultimes. Les analyses contemporaines
leur objectent la dépendance de ces traits de conscience à l’égard du jeu des signes,
du système social de la langue. Pour Benveniste, [BEN 66, p. 260], est ego qui dit
« ego ». La subjectivité se construit par et dans le discours. Dès lors, l’expérience du
cogito dépend des contraintes performatives du discours, [VER 86, p. 50-52 et p.
176-189], et la réflexivité de la conscience résulte d’un usage intériorisé, que nous
qualifierons d’intralocutif, des capacités interlocutives du discours2.
1. Goethe, Faust, première partie, cabinet d’étude.
2. Peirce : « La pensée procède toujours sous forme de dialogue entre les différentes phases de
l’ego », voir [PEI 31].
Communication interpersonnelle et personne-système 75
Quant à la conscience des choses, elle s’appuie sur les représentations symboliques
et la capacité référentielle des signes. Plutôt que de demeurer prisonnier de l’instant
où se présentent les objets, je peux, à loisir, réfléchir sur les « re-présentations »
d’objets absents, imaginaires ou impossibles. Ainsi l’intentionnalité a-t-elle une
dimension sémantique3. Toute représentation est représentation de quelque chose.
En dehors de sa valeur différentielle dans la langue, le signe est signe de quelque
chose, il possède une signification référentielle. In fine, le discours est discours sur
un monde. Si les signes déictiques assurent l’ancrage du dire dans le contexte de
l’énonciation, les signes référentiels garantissent la relation symbolique des signes
aux objets et événements composant une situation effective.
Toutefois, on prendra garde au fait que ce niveau représentationnel n’épuise pas
le sens. Par-delà leurs expressions symboliques, les états mentaux des agents
résultent d’intériorisation de schémas actionnels, pragmatiques. Comme l’avait
pressenti Peirce, les croyances des agents relèvent de dispositions à agir : « Toute la
fonction de la pensée est de créer des habitudes d’action4 » et leurs valeurs
s’interprètent en termes de raisons d’agir.
4.2.2. La rationalité
La deuxième caractéristique de l’agent est sa rationalité. Indépendamment de la
question de la limitation de cette rationalité, il faut supposer que l’agent est
rationnel, qu’il agit par calcul. On sait le destin de cette idée de calcul et l’essor – à
l’origine de l’intelligence artificielle – de l’idée leibnizienne d’un calculus
ratiocinator greffé sur une characteristica universalis, c’est-à-dire d’un calcul
formel sur des signes. Formalisée, symbolique, implantée informatiquement, la
3. [BRE 44, p. 102] : « Ce qui caractérise tout phénomène psychologique, c’est ce que les
scolastiques de Moyen-Age ont appelé l’inexistence intentionnelle (ou mentale) d’un objet.
C’est ce que nous pourrions appeler nous-mêmes – en usant d’expressions qui n’excluent pas
toute équivoque verbale – rapport à un contenu, à une direction vers un objet (sans qu’il faille
entendre par là une réalité) ou objectivité immanente. Tout phénomène psychique contient en
soi quelque chose à titre d’objet, mais chacun le contient à sa façon. Dans la représentation,
c’est quelque chose qui est représenté, dans le jugement quelque chose qui est admis ou rejeté,
dans l’amour quelque chose qui est aimé, dans la haine quelque chose qui est haï, dans le désir
quelque chose qui est désiré, et ainsi de suite ». L’objet brentanien est ainsi
« in-existant » dans l’esprit. Roderick Chisholm, [CHI 56], popularisera une version
linguistique qui en fera l’objet extérieur visé. L’enjeu est alors celui sémantique de la
référence du signe à l’objet, et de son sens entendu, selon Frege, comme « mode de donation
de la référence ». Les expressions intentionnelles s’avèrent alors intensionnelle en ce qu’elles
ne satisfont plus le principe d’extensionnalité qui autorise la substitution des identiques et la
généralisation existentielle, voir [VER 86, p. 119-136].
4. Voir [PEI 31, p. 5 400]. Peirce s’inspire ici d’Alexander Bain.
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logique déductive a prouvé sa fécondité. Mais, aujourd’hui, penser la rationalité de
l’agent, aussi bien que celle des transactions sur le monde et des interactions
communicatives entre agents exige un raisonnement pratique, une logique entendue
comme méthode, c’est-à-dire étymologiquement comme étude des voies et moyens.
Il s’agit de découvrir les principes (par exemple d’économie) et les règles permettant
à l’agent d’intervenir sur l’enchaînement causal des événements du monde. Est
requise une praxéologie comme étude de la planification des actions. A la différence
de la rationalité logique qui s’avère pur calcul théorique, la rationalité praxéologique
est raisonnement pratique soumis à des fins.
4.2.3. La finalité
La troisième caractéristique met en jeu la finalité des actions. La personne
réfléchit et calcule sur les moyens à utiliser en fonction des fins qu’elle s’assigne. Ici
intervient la dimension du devoir régissant la détermination des fins et le choix des
moyens. L’agent agit en fonction de normes et de valeurs dont il revient à
l’axiologie de déterminer les modalités de constitution sociale. Aussi l’agent se
soumet-il une déontologie précisant les règles morale de ses actions. A ce titre, il est
responsable.
En fonction des valeurs adoptées, l’agent construit un projet. A partir du constat
d’un manque, d’un besoin à satisfaire, il s’assigne une tâche qui constitue un
problème pratique à résoudre par l’action. Analysée, cette tâche se décompose en
objectifs, buts et sous-buts qui vont orienter la réalisation d’une stratégie d’action.
Chacune des actions effectuées prendra sens en fonction du but qu’elle vise, de
l’intention qu’elle réalise. On atteint ici la seconde dimension de l’intentionnalité
qui est proprement pragmatique et relève d’un projet5. Est alors requise non la
logique causale de l’enchaînement des événements, mais la téléologie des actions :
leur explication projective par l’intention, l’objectif visé.
Jusqu’à présent, les trois caractères dégagés valent pour un agent isolé. L’erreur
de Descartes et de maints philosophes à sa suite (dont pour une bonne part Searle)
est d’en rester à un sujet autodéterminé, tombant ainsi dans le solipsisme. L’agent
n’est pas premier, il ne peut se comprendre per se, isolément. Il convient de le
concevoir d’emblée comme coagent d’un procès commun. D’où le dernier caractère,
crucial : la coopérativité.
5. En anglais, le terme purposive spécifie ce sens pragmatique d’intentional. Pas plus qu’il
n’est capable de dialoguer, l’animal grégaire, par exemple les abeilles, n’agit selon un projet
et ne coopère comme l’homme, voir [BON 94].
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4.2.4. La coopérativité
L’être est relation. La biologie et l’éthologie nous enseignent que l’animal ne se
définit qu’en relation avec son environnement. En tant qu’organisme, l’être humain
semble relever de la même analyse. Mais, en fait, comme être de culture, l’homme a
profondément transformé son environnement par la technique, et surtout il s’en est
donné une représentation pour en faire un monde, plus précisément pour construire
une multitude de mondes imbriqués. De tels mondes sont le résultat historique,
partant contingent, de constructions sociales résultant d’une multitude de
transactions. Dès lors, il faut concevoir la personne non comme un agent isolé, mais
comme un coagent immergé dans une situation historiquement déterminée qui
compose un champ de transactions où, avec d’autres agents, il instaure un rapport
aux mondes.
De telles situations ne sont pas nécessairement inédites. Lorsqu’elles se répètent,
que les rôles des agents se stabilisent, et que les stratégies se traduisent en
procédures acquises, ces situations se cristallisent en scénarios stéréotypés6. Il
demeure toutefois que toute situation compose le contexte actionnel d’une
coopération entre les coagents7. Ainsi, toute action humaine répond à un principe de
coopération qui fixe les règles positives de toute transaction possible. Les agents
sont supposés capables, individuellement d’agir selon des buts en y adaptant les
moyens, et collectivement de corréler leurs actions en s’accordant sur des finalités
communes. Les modes de coopération peuvent différer, mais l’essentiel est
qu’actions et réactions soient coordonnées. Le partage des fins peut impliquer le
partage des actions, les acteurs concourant à la même action : deux forestiers
peuvent débarder en commun une bille de bois en la tirant avec une corde. Les
acteurs peuvent aussi conjointement effectuer des actions complémentaires, comme
lorsque des bûcherons abattent un arbre au passe-partout. Ou bien, ils peuvent
enchaîner l’une après l’autre leurs actions : le scieur de long n’intervient qu’après
l’abatteur et le débardeur. Tout ceci suppose une planification qui détermine
l’enchaînement des buts et sous-buts et l’élaboration d’une stratégie8.
Mais, sous peine de faire de l’angélisme, la coopération entre agents peut aussi
prendre des formes négatives. Les règles de coopération peuvent être tournées ou
6. Que l’on pense par exemple au scénario qui conditionne les transactions et interactions
dans un restaurant. On notera qu’au niveau élémentaire les dispositifs d’action, généralement
corporels, n’ont pas à faire l’objet d’une décision. Si je décide de répondre au sommelier qui
me somme (en vertu des pouvoirs que lui confère le scénario) de goûter le vin, je ne décide
pas de tendre le bras vers le verre, le saisir, le porter à mes lèvres, boire une gorgée, etc.
7. Pour Grice lui-même, le principe de coopération, loin de se restreindre aux seules
conversations, vaut pour toute forme d’action rationnelle, [GRI 75, p. 62-63].
8.Dans [VER 97], nous définissons l’action ainsi que les différentes formes de coopération :
actions collectives : communes ou conjointes.
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