Un séjour en prison pendant la guerre, assorti d’un interrogatoire sur les détails duquel il se
taisait, lui avait cassé la plupart des dents, source d’ennuis douloureux et permanents. Et je
la vois dans sa dernière année, sa bouche, sa pauvre bouche. Elle ne traduisait plus que de la
souffrance, de la torture il vaut mieux dire, encore que l’amitié, ou tel événement, telle
nouvelle, telle énormité contre le goût et le bon sens, faisait revivre le sourire ironique,
indulgent et bon – et encore le rire qui se frayait un chemin presque jusqu’au bout.
Aussitôt se noua entre nous une conversation qui ne cessa plus. Les discussions intermi-
nables avec mes amitiés de lycée étaient stériles parce que leur teneur était trop mince, parce
que nous étions les et les autres trop ignorants, pénétrés d’idées fausses, surtout moi parce
que j’avais plus de goût qu’eux pour les idées. Avec Kostas, je ne cessais jamais d’apprendre,
parce qu’il était savant, d’un gai savoir, qui coulait de ses lèvres au moment opportun, lais-
sait beaucoup d’espace pour la plaisanterie la plus folle et les jeux étourdissants.
Je pouvais tenir ma partie dans certains domaines, en histoire, en histoire de l’art,
encore qu’il eût sur ces sujets plus d’expérience et de largeur de vue. Kostas était philosophe.
Il l’avait été de très bonne heure. Je pense qu’en Grèce il avait été un enfant prodige, et que,
dès vingt ans, il avait conçu et écrit en grec la plupart de ses idées. Elles sont dans des
volumes que personne n’a lus, et pas beaucoup en Grèce même où Kostas, à ma connais-
sance, ne jouit d’aucune célébrité. Il les réécrivit en français.
Je ne veux pas ici analyser l’œuvre assez abondante de Kostas. Ses maîtres en philoso-
phie ont été Hegel et Marx, sur qui il a beaucoup écrit, et en arrière-plan, à mon avis de
manière plus fondamentale, les Grecs, Platon, Aristote plus que Platon, Plotin plus
qu’Aristote. Je peux me risquer à dire qu’il était plotino-hégélien, ce qui, en philosophie
pure, n’est nullement contradictoire.
L’histoire de la philosophie, la philosophie elle-même était enveloppée dans la vaste
ignorance de mes trente ans. Mais, comme Kostas en parlait, je lui demandai quelle était au
juste sa propre philosophie. Il rit. Il éluda. Il finit par dire qu’en morale il était classique et
traditionnel, et qu’en général il donnait la première place à la contemplation, à la theoria.
Plus tard, je reconnus la vérité plotinienne de ce propos. Kostas contemplait. Claude Roy
l’avait surpris en pleine nuit, sur la terrasse de sa maison de Skyros, à contempler solitaire-
ment, et depuis des heures, le paysage, la mer, le grand ciel, les astres, la lune et, au loin, un
cordon de collines qui donnait à ce paysage sa forme précise, circonscriptible, à la grecque.
Cet habitus contemplatif était à l’origine de son humour et de sa bienveillance. Tout
homme, même odieux, même bête, était pour lui un objet de curiosité, voire, pourquoi pas,
un ami possible, et jamais il ne me suivit dans mes antipathies spontanées, ni dans la division
schmittienne à laquelle je m’abandonne trop vite, des amis et des ennemis. Quand il mourut,
non seulement il n’avait pas d’ennemis, mais tout le monde voulut avoir été son ami.
Si cette contemplation, de nature nettement religieuse et affirmativement païenne, lais-
HISTOIRE &LIBERTÉ
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JUIN 2010
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