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Q
UAND ME TRAVERSE LE SOUVENIR de Kostas Papaïoannou, une bouffée de
chaleur entre dans mon cœur, une lumière de Méditerranée frappe mes yeux, et
dans les membres je sens un enthousiasme que plus de vingt ans écoulés n’ont pu
tout à fait éteindre, puis aussi un trait de mélancolie, une note de repentir.
J’ai fait sa connaissance à mon retour de
Russie, en 1961 ou 1962. J’avais donc trente ans
et lui sept ans de plus. Il était plus grand que
moi, plus gros, de belle allure – ses jambes et
surtout ses mains étaient remarquablement
belles. La tête était grosse, assez dégarnie de
cheveux, la peau bistre, des petites excroissances
de chair autour des yeux. Ces yeux disaient la
gaieté de fond, la sagesse avisée et roublarde,
l’insatiable curiosité, une bienveillance générale
pour le monde et ce qu’il contient, y compris les
hommes… « et les femmes», eût-il ajouté avec
un petit geste de la main, inimitable et qui
signait son appartenance à la Grèce moderne,
demotiki. Le plus expressif, avec les mains, était
sa bouche. Elle était en mouvement, passait de
l’amusement à la sagesse, de la gravité à l’ironie, et presque toujours, dans une conclusion
qui n’était pas seulement du tempérament, mais de la philosophie, au rire, au rire
d’Homère, de Socrate, d’Aristophane. Cette bouche abritait pourtant bien des souffrances.
LES JOURNÉES SOUVARINE 2010
Kostas Papaïoannou comme ami
par Alain Besançon *
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* De l’Institut de France, historien.
© DR
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Un séjour en prison pendant la guerre, assorti d’un interrogatoire sur les détails duquel il se
taisait, lui avait cassé la plupart des dents, source d’ennuis douloureux et permanents. Et je
la vois dans sa dernière année, sa bouche, sa pauvre bouche. Elle ne traduisait plus que de la
souffrance, de la torture il vaut mieux dire, encore que l’amitié, ou tel événement, telle
nouvelle, telle énormité contre le goût et le bon sens, faisait revivre le sourire ironique,
indulgent et bon – et encore le rire qui se frayait un chemin presque jusqu’au bout.
Aussitôt se noua entre nous une conversation qui ne cessa plus. Les discussions intermi-
nables avec mes amitiés de lycée étaient stériles parce que leur teneur était trop mince, parce
que nous étions les et les autres trop ignorants, pénétrés d’idées fausses, surtout moi parce
que j’avais plus de goût qu’eux pour les idées. Avec Kostas, je ne cessais jamais d’apprendre,
parce qu’il était savant, d’un gai savoir, qui coulait de ses lèvres au moment opportun, lais-
sait beaucoup d’espace pour la plaisanterie la plus folle et les jeux étourdissants.
Je pouvais tenir ma partie dans certains domaines, en histoire, en histoire de l’art,
encore qu’il eût sur ces sujets plus d’expérience et de largeur de vue. Kostas était philosophe.
Il l’avait été de très bonne heure. Je pense qu’en Grèce il avait été un enfant prodige, et que,
dès vingt ans, il avait conçu et écrit en grec la plupart de ses idées. Elles sont dans des
volumes que personne n’a lus, et pas beaucoup en Grèce même où Kostas, à ma connais-
sance, ne jouit d’aucune célébrité. Il les réécrivit en français.
Je ne veux pas ici analyser l’œuvre assez abondante de Kostas. Ses maîtres en philoso-
phie ont été Hegel et Marx, sur qui il a beaucoup écrit, et en arrière-plan, à mon avis de
manière plus fondamentale, les Grecs, Platon, Aristote plus que Platon, Plotin plus
qu’Aristote. Je peux me risquer à dire qu’il était plotino-hégélien, ce qui, en philosophie
pure, n’est nullement contradictoire.
L’histoire de la philosophie, la philosophie elle-même était enveloppée dans la vaste
ignorance de mes trente ans. Mais, comme Kostas en parlait, je lui demandai quelle était au
juste sa propre philosophie. Il rit. Il éluda. Il finit par dire qu’en morale il était classique et
traditionnel, et qu’en général il donnait la première place à la contemplation, à la theoria.
Plus tard, je reconnus la vérité plotinienne de ce propos. Kostas contemplait. Claude Roy
l’avait surpris en pleine nuit, sur la terrasse de sa maison de Skyros, à contempler solitaire-
ment, et depuis des heures, le paysage, la mer, le grand ciel, les astres, la lune et, au loin, un
cordon de collines qui donnait à ce paysage sa forme précise, circonscriptible, à la grecque.
Cet habitus contemplatif était à l’origine de son humour et de sa bienveillance. Tout
homme, même odieux, même bête, était pour lui un objet de curiosité, voire, pourquoi pas,
un ami possible, et jamais il ne me suivit dans mes antipathies spontanées, ni dans la division
schmittienne à laquelle je m’abandonne trop vite, des amis et des ennemis. Quand il mourut,
non seulement il n’avait pas d’ennemis, mais tout le monde voulut avoir été son ami.
Si cette contemplation, de nature nettement religieuse et affirmativement païenne, lais-
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sait une place au Dieu chrétien, je me garderai de le supposer. Kostas avait dans sa biblio-
thèque nombre des pères de l’Église grecque. Ils faisaient corps avec le patrimoine national,
qui, selon lui, s’étendait dans le temps, depuis les figurines des Cyclades jusqu’aux dernières
icônes de Byzance, et en extension géographique, d’Est en Ouest, de l’Irlande (à laquelle il
trouvait des similitudes avec la Grèce – peut-être à cause des moutons qui paissent jusqu’au
bord de la mer) à l’Indus, sinon au Gange; et du Nord au Sud, de la mer Blanche à
l’Éthiopie. Il saisissait en profondeur le sens des mosaïques et des icônes. Et plus particuliè-
rement il relisait l’Évangile chaque année. Comme seulement un morceau de la littérature
grecque?
La conversation de Kostas, si riche, si ornée, si gaie, si fantaisiste, coupée de jeux de
mots, de plaisanteries énormes, de rires et de fous rires, ne formait qu’une partie de son
génie de l’amitié. Kostas, quand les dieux le voulaient – et c’était souvent – était envahi par
le divin, et son enthousiasme dionysiaque était communicatif. Il était légendaire: on atten-
dait qu’à la fin d’une soirée amicale, Kostas entraîne tout le monde dans la danse, non sans
se déshabiller en grande partie, dévoilant son torse et ses épaules. Alors réellement, comme
a dit Thalès, «tout était plein de dieux».
Il faisait partie de ma famille. Il saluait les enfants par des apostrophes en leitmotiv dont
la répétition ajoutait à la drôlerie et à l’intimité. À ma fille Ninon: «Ninon, keine Frau wie
du!» À Serge, qui aimait aller tout nu: «Voilà le gymnosophiste.» Nous nous promenions
dans les bois à Bissy, presque chaque dimanche, il lâchait son chien qui courait à la folie,
levant les lièvres et les faisans, et devant les crêpes et le vin, il débondait son esprit, sa verve,
sa bonté.
Un mot sur le chien. Il s’appelait Achille. Le jeu des diminutifs grecs aboutissait à
Akhilleus, Akhilloun, Louloun, Lounès, Soussoun, Sounès et il y en dévidait d’autres ad
libitum. C’était une grosse bête, bâtarde de bâtarde, idiote, complètement folle, qui aboyait
presque continûment. Ce dut être un martyr pour les habitants de la villa Santos Dumont –
l’impasse où il avait sa maison – qui ne pouvaient sortir ni rentrer sans que Lounès leur
saute dessus dans un bruit épouvantable. Mais qui pouvait en vouloir à Kostas? Il s’atten-
drissait d’admiration quand son chien, les pattes sur nos épaules, nous couvrait de boue.
Quand Kostas mourut, Lounès dépérit et finit par mourir, non sans avoir inspiré à Claude
Roy un poème où il le compare au chien d’Ulysse. Lounès survivait à son maître, quoique
faiblement.
J’ai parlé de la bonté de Kostas. Ce n’est peut-être pas le mot qui convient. Oui, il était
bon, au sens ontologique. Il était un bon spécimen d’humanité, il avait une bonté de créa-
ture particulièrement réussie. Était-il bon pour autrui? Dans la mesure où cette bonté était
bonne pour lui, elle augmentait sa bonté objective. C’est pourquoi, épouse, enfants, parents,
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amis, entraient dans le cercle de son service et en étaient heureux comme sont les serviteurs
d’un bon maître. Étant au CNRS, il n’eut pas d’étudiants, mais il eut des disciples qui
buvaient sa doctrine en même temps qu’ils participaient à son être.
Kostas était rusé comme Ulysse, l’homme aux mille tours. Sa vie n’avait pas été facile. Il
avait connu l’occupation allemande, la guerre civile grecque à laquelle il avait participé du
côté communiste – tout en détestant les manières bolcheviques de ses camarades – ce qui
lui avait valu une condamnation à mort et l’exil. Exil qu’il avait transformé en périple
d’Ulysse ou de Sindbad le Marin, en mille aventures, anecdotes, souvenirs et histoires drôles
pour le restant de sa vie. Mais avec l’exil étaient venus aussi la vache enragée, les logements
minuscules, les restaurants où l’amitié diminuait les additions, la difficulté de se faire un
trou dans l’univers, etc. Brice Parain, Gandillac, et surtout Raymond Aron l’aidèrent et il
leur était d’une gratitude absolue.
Un trait de Kostas qui le mettait à part était son affection pour les vieux et les très vieux.
Il adorait sa belle-mère, toute petite femme extrêmement soignée, de l’élégance délicieuse
des très vielles personnes d’autrefois. Kostas l’entourait de soins et d’affection. Il en riait
aussi car elle l’attendrissait comme l’attendrissait Lounès dans ses patauderies touchantes.
Plutôt que bonté, bienveillance me paraît plus appropriée, une bienveillance «divine»
comme il aurait dit, comme en possédaient les dieux et après eux, Homère qui l’avait trans-
mise aux Grecs.
La bonté de Kostas n’était pas la charité – sinon par l’intermédiaire de l’imitation, non
de Dieu toutefois, mais des dieux, de leur noblesse, de leur beauté, de leur aisance. Dans un
de ses livres, il définissait les dieux du panthéon par rapport aux hommes comme des êtres
qui «vivent sans effort». C’est à cela qu’il tendait dans ses aristophanismes, dans ses crises
comiques, quand le grand rire lui conférait une note de majesté. La vertu qu’il appréciait le
plus était l’euthymie, cette heureuse et bienveillante disposition d’humeur, et il la rattachait à
la capacité d’être kosmios, accordé au monde, lequel, comme a dit Thalès, est plein de dieux.
La bonté de Kostas ne doit pas être entendue dans le sens commun du dévouement, de
l’oubli et du sacrifice de soi. Nullement agapè. Éros au contraire, et un éros tourné vers soi
autant que vers autrui. Un égoïsme rayonnant, se prêtant à la participation et y invitant ses
amis. Non sans leur imposer toutes sortes de services, de dévotions, de caprices, d’exigences,
impôt qui pouvait être assez lourd. Mais si on refusait de le payer, il en riait et vous en tenait
quitte. C’est dire que Kostas était aussi très malin. Si on était assez bêta pour lui céder, tant
mieux, si on résistait, tant mieux encore, et cela prouvait qu’on était malin aussi et par
conséquent plus digne de sa société.
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Kostas pouvait se conduire à l’occasion beaucoup plus mal qu’un ami «ordinaire», mais
personne ne songeait à lui en vouloir parce que dans toutes ses malices, il conservait une
intacte et aimable innocence. Il pouvait faire des crasses – aux femmes principalement, à la
sienne aussi: il eut été ridicule aux yeux de tous d’y trouver un motif de rupture.
L’innocence n’est pas une vertu. Elle est la propriété de certaines personnes. C’est une
dispense permanente de vertu. On reconnaît l’innocence des enfants, bien que ceux-ci,
comme l’ont vu les moralistes, aient tous les vices et qu’ils soient «déjà des hommes» (La
Bruyère). En France, on ne guillotine pas les femmes, et que les Anglais aient pendu tant de
femmes pour des crimes si peu pendables, indigne. Reste que l’innocence est le privilège de
certains hommes adultes, sains de corps, d’esprit, responsables en droit. Il est possible
qu’aux yeux de Dieu, il reste un point irréductible d’innocence chez presque tous les
hommes, mais à nos yeux l’innocence globale, recouvrant tout, effaçant tout, est un privi-
lège rare et jamais aussi grand que celui dont jouissait Kostas.
Kostas avait horreur de la confidence. Il parlait très peu de lui-même, sinon pour narrer
des aventures et des épisodes amusants de sa vie, où il se présentait de l’extérieur sans jamais
donner accès à son intérieur. En matière de femmes, il était aussi pudique que discret et ne
laissait pas voir s’il avait été saisi à un moment ou à un autre par la passion amoureuse. Il
avait cependant une riche pratique du corps féminin. Il tint à m’instruire d’une véritable
théorie des seins, de leurs caractères nationaux – le sein des Grecques appartenant, par
exemple, à une espèce facilement distinguable du sein des Anglaises, des Espagnoles, des
Italiennes. Il avait une opinion favorable du sein des Françaises qui réjouit mes sentiments
patriotiques. Mais tout cela très chaste, très honnête, très réservé. Il avait horreur du genre
salace et sa conversation n’admit jamais le licencieux. Rien de bas ni de vulgaire chez Kostas.
Kostas se rattachait au monde immuable des astres et des dieux immortels. Mais vint le
moment où son appartenance au monde sublunaire se fit sentir. S’il faut donner une date à
cet infléchissement, je proposerais 1968.
Kostas avait vécu les «événements» dans la fièvre. Il ne partageait en rien ma peur d’une
dérive vers le communisme. Il se réjouissait de la chute du gaullisme qu’il n’aimait pas plus
que moi, à cause de son style de gouvernement et de sa politique étrangère. Sa curiosité
bienveillante le poussait vers la jeunesse, vers les types nouveaux que Mai 1968 faisait sortir
de partout. Il était dans la joie, dans la rue et dans la fête, ce qui, d’un autre que lui, m’eût
déplu. Aujourd’hui, je pense que nous avions l’un et l’autre raison et tort.
Mai 1968 eut des conséquences graves sur sa fille Rya.
Je pense à elle avec chagrin: elle vient de mourir à 42 ans, un an après sa mère Nitsa,
femme intelligente, sage, respectable, qui sut tenir le coup à côté de son prodigieux mari.
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