Hommages
196 HERMÈS 56, 2010
En 1955, Jean Beaufret invite Axelos à rejoindre
Martin Heidegger et sa femme qui débarquent du train.
Il les accompagne chez Lacan, qui souhaite rencontrer le
célèbre philosophe, et à Cerizy, où se déroule un sémi-
naire autour de la pensée de l’auteur de Sein und Zeit.
Germaniste, Axelos sert d’interprète pour Heidegger
lors des débats, mais aussi pour les Français qui s’adres-
sent au philosophe allemand. Il traduit alors (avec
Beaufret) Qu’est-ce que la philosophie ?, exposé intro-
ductif du maître… Il poursuivra sa lecture d’Heidegger,
qu’il rencontrera aussi en Allemagne et il participera à
plusieurs traductions
1
, dont certaines paraîtront dans la
revue Arguments (1956-1962).
Cette revue fondée par Edgar Morin (né en 1921)
et Jean Duvignaud (1921-2007) se veut ouverte à la
critique des « ismes » ; elle s’inspire de la revue italienne
Ragionamenti, que vient de créer Franco Fortini (qui
explique qu’il a suggéré ce titre d’Arguments, à cause
d’argumentum, qui signifie « lavement »…)
2
et elle publie
des auteurs aux sensibilités différentes, comme François
Perroux, Bernard Cazes, Jean Weiller, Pierre Naville,
Alain Touraine, Lucien Goldman, Michel Collinet, Henri
Lefebvre, Dyonis Mascolo… Les piliers étaient Pierre
Fougeyrollas (1923-2008), François Fejtö (1909-2008) et
Colette Audry (1906-1990), et la cheville ouvrière, Kostas
Axelos. Du reste, lorsque la revue cesse de paraître, d’un
commun accord de la direction, qui considère qu’elle a
accompli sa mission et que dorénavant, elle risque de
tomber dans la routine, Kostas Axelos prend le titre pour
le donner à une collection que publie Jérôme Lindon,
propriétaire des éditions de Minuit, à partir de 1960.
Il devient alors éditeur – son principal métier – et
fait connaître des auteurs étrangers importants comme
Marcuse, Lukacs, Rosenberg, Jakobson, Wittfogel,
Hjelmslev, Carr, Clausewitz, mais aussi des Français tels que
Bataille, Deleuze, Blanchot, Lapassade… C’est aussi dans
cette prestigieuse collection qu’il se publiera lui-même, à
commencer par ses deux remarquables thèses soutenues
en 1959, Marx penseur de la technique (Raymond Aron, qui
participe au jury, se montre particulièrement critique et
fera tout pour que l’auteur ne puisse entrer à l’université…)
et Héraclite et la philosophie. C’est là encore qu’il sortira
ses autres essais, à l’écriture si personnelle et aux thèmes
constants. En effet, le lecteur étonné passe d’un ouvrage à
un autre sans rompre le fil d’une sorte de monologue atem-
porel, que l’auteur alimente avec son vocabulaire si recon-
naissable (« monde », « planétaire », « jeu », « errance »,
« dialectique », « questionnement », « déploiement »…)
et son langage, théorique et réactif plus que polémique.
Peu de notes de bas de page ou de références à d’autres
penseurs – exceptés Héraclite, Hegel, Marx, Nietzsche et
Heidegger –, ce qui confère à ses essais une sorte de déta-
chement vis-à-vis du temps et des contingences : des essais
axés encore et toujours sur le mystère à éclaircir – qu’est-ce
qu’être – dans le tourbillon incessant des événements, sur
cette terre épuisée et néanmoins accueillante aux errants
qui en sont toujours à chercher le sens de penser.
Il serait vain de vouloir résumer en quelques lignes
une pensée pensante. Tout juste pourrait-on expliciter
certaines notions (Jean Lauxerois indique justement que
« planétaire », si fréquent sous la plume de Kostas Axelos,
vient du verbe grec plazein, « errer » et que le terme
planète, planétès, veut dire « astre errant »). L’ essentiel de
son message se tient dans la dynamique propre aux idées
qu’il mobilise pour révéler le pourquoi de cette errance
inachevée que chacun se doit d’accomplir lors de son
séjour terrestre, en balisant son parcours avec des mots,
simples signes contribuant au déchiffrement du monde.
Henri Lefebvre, non sans perspicacité notait, il y a plus
de trente ans : « Les ouvrages de Kostas Axelos marquent
la fin d’une période, celle de controverses réduites,
mineures, celle qui se termine mal, celle du formalisme,
du fonctionnalisme, du structuralisme. Prise isolément, la
fonction est obscène, la forme glacée, la structure dessé-
chée. Or les livres de Kostas Axelos ne manquent ni de
chaleur, ni de vitalité, ni d’une tenue un peu hautaine. »
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