KOSTAS AXELOS (1924

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KOSTAS AXELOS
(1924-2010)
UNE
PENSÉE QUI SE JOUE DES FRONTIÈRES
De son physique émanait une certaine force, de
son visage une assurance tranquille, de son regard vif et
transperçant, une incontestable curiosité et de sa voix,
une chaleur de conteur. À peine sorti de l’université,
j’ai la chance de déjeuner à la campagne, chez le peintre
Robert Lapoujade, avec Jean Duvignaud et Edgar Morin,
et avec lui… Son accent me séduit, ses gestes aussi ; sa
moustache fournie et son maintien, droit, impérial m’impressionnent. J’ignore qu’un quart de siècle après je le
reverrai chez Françoise Choay, la voix plus grave (celle
du fumeur), le propos toujours épique, l’humour au coin
de l’œil. On pourrait dire : il n’a pas eu la carrière qu’il
méritait. Qu’en savons-nous ? Sa vie lui appartient. Et à
l’observer, lors d’un récent dîner, je me disais que son air
goguenard marquait un réel plaisir de vivre. Ce bon viveur
– et non pas seulement « bon vivant » – n’a pas été reconnu
par les autorités académiques pour être professeur des
universités ? Qu’importe, ce sont elles qui ont failli, car
son œuvre, aurait dû lui ouvrir toutes grandes les portes
de la Sorbonne. Dans le « milieu intellectuel », cela tend à
devenir la règle : ne pas honorer celles et ceux qui honorent la connaissance de manière pas assez conventionnelle.
Kostas Axelos philosophe. Je ne dis pas « est philosophe », comme on s’affiche « comptable », « pharmacien »
ou « prof de gym ». Il philosophe. Ce n’est pas un métier,
une activité, une formation, mais un mode d’être. Une
position. Il se positionne comme questionneur. La question vient d’un étonnement, d’une méconnaissance, d’une
curiosité. Il veut comprendre ce qu’il fait là, sur terre,
parmi les humains. Il veut comprendre pourquoi la terre
tourne alors que la société ne tourne plus vraiment rond,
que le mal concurrence le bien, que le faux l’emporte sur
le vrai, que la force destructive s’impose à la positivité
d’autres valeurs, bref que la plupart des principes philosophiques sont chahutés par le jeu du monde, emporté
par ses propres contradictions en une dialectique sans fin.
Né à Athènes en 1924, Kostas Axelos fréquente à la
fois le système scolaire grec l’Institut français et l’École
allemande : il est du coup parfaitement trilingue (sans
oublier le grec ancien). Il s’inscrit à la Faculté de droit
et d’économie avant de rejoindre la Résistance lors de
la guerre et s’inscrit au Parti Communiste en 1941. En
décembre 1945, il prend un bateau affrété par l’ambassade de France pour quitter, à la fois, son pays natal et
le Parti qui vient de l’exclure, et échapper à la condamnation à mort prononcée contre lui par le gouvernement
de droite. À Paris, il suit les cours de Jean Wahl sur
Heidegger, et il commence ses travaux sur Marx et sur
Héraclite, qui lui serviront de thèses. De 1950 à 1957, il
travaille au CNRS (section Philosophie) puis à l’École
pratique des hautes études (comme « attaché ») ; enfin,
il devient chargé de cours à la Sorbonne de 1962 à 1973.
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Hommages
En 1955, Jean Beaufret invite Axelos à rejoindre
Martin Heidegger et sa femme qui débarquent du train.
Il les accompagne chez Lacan, qui souhaite rencontrer le
célèbre philosophe, et à Cerizy, où se déroule un séminaire autour de la pensée de l’auteur de Sein und Zeit.
Germaniste, Axelos sert d’interprète pour Heidegger
lors des débats, mais aussi pour les Français qui s’adressent au philosophe allemand. Il traduit alors (avec
Beaufret) Qu’est-ce que la philosophie ?, exposé introductif du maître… Il poursuivra sa lecture d’Heidegger,
qu’il rencontrera aussi en Allemagne et il participera à
plusieurs traductions1, dont certaines paraîtront dans la
revue Arguments (1956-1962).
Cette revue fondée par Edgar Morin (né en 1921)
et Jean Duvignaud (1921-2007) se veut ouverte à la
critique des « ismes » ; elle s’inspire de la revue italienne
Ragionamenti, que vient de créer Franco Fortini (qui
explique qu’il a suggéré ce titre d’Arguments, à cause
d’argumentum, qui signifie « lavement »…) 2 et elle publie
des auteurs aux sensibilités différentes, comme François
Perroux, Bernard Cazes, Jean Weiller, Pierre Naville,
Alain Touraine, Lucien Goldman, Michel Collinet, Henri
Lefebvre, Dyonis Mascolo… Les piliers étaient Pierre
Fougeyrollas (1923-2008), François Fejtö (1909-2008) et
Colette Audry (1906-1990), et la cheville ouvrière, Kostas
Axelos. Du reste, lorsque la revue cesse de paraître, d’un
commun accord de la direction, qui considère qu’elle a
accompli sa mission et que dorénavant, elle risque de
tomber dans la routine, Kostas Axelos prend le titre pour
le donner à une collection que publie Jérôme Lindon,
propriétaire des éditions de Minuit, à partir de 1960.
Il devient alors éditeur – son principal métier – et
fait connaître des auteurs étrangers importants comme
Marcuse, Lukacs, Rosenberg, Jakobson, Wittfogel,
Hjelmslev, Carr, Clausewitz, mais aussi des Français tels que
Bataille, Deleuze, Blanchot, Lapassade… C’est aussi dans
cette prestigieuse collection qu’il se publiera lui-même, à
commencer par ses deux remarquables thèses soutenues
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en 1959, Marx penseur de la technique (Raymond Aron, qui
participe au jury, se montre particulièrement critique et
fera tout pour que l’auteur ne puisse entrer à l’université…)
et Héraclite et la philosophie. C’est là encore qu’il sortira
ses autres essais, à l’écriture si personnelle et aux thèmes
constants. En effet, le lecteur étonné passe d’un ouvrage à
un autre sans rompre le fil d’une sorte de monologue atemporel, que l’auteur alimente avec son vocabulaire si reconnaissable (« monde », « planétaire », « jeu », « errance »,
« dialectique », « questionnement », « déploiement »…)
et son langage, théorique et réactif plus que polémique.
Peu de notes de bas de page ou de références à d’autres
penseurs – exceptés Héraclite, Hegel, Marx, Nietzsche et
Heidegger –, ce qui confère à ses essais une sorte de détachement vis-à-vis du temps et des contingences : des essais
axés encore et toujours sur le mystère à éclaircir – qu’est-ce
qu’être – dans le tourbillon incessant des événements, sur
cette terre épuisée et néanmoins accueillante aux errants
qui en sont toujours à chercher le sens de penser.
Il serait vain de vouloir résumer en quelques lignes
une pensée pensante. Tout juste pourrait-on expliciter
certaines notions (Jean Lauxerois indique justement que
« planétaire », si fréquent sous la plume de Kostas Axelos,
vient du verbe grec plazein, « errer » et que le terme
planète, planétès, veut dire « astre errant »). L’essentiel de
son message se tient dans la dynamique propre aux idées
qu’il mobilise pour révéler le pourquoi de cette errance
inachevée que chacun se doit d’accomplir lors de son
séjour terrestre, en balisant son parcours avec des mots,
simples signes contribuant au déchiffrement du monde.
Henri Lefebvre, non sans perspicacité notait, il y a plus
de trente ans : « Les ouvrages de Kostas Axelos marquent
la fin d’une période, celle de controverses réduites,
mineures, celle qui se termine mal, celle du formalisme,
du fonctionnalisme, du structuralisme. Prise isolément, la
fonction est obscène, la forme glacée, la structure desséchée. Or les livres de Kostas Axelos ne manquent ni de
chaleur, ni de vitalité, ni d’une tenue un peu hautaine. »
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Quant à Pierre Fougeyrollas, il insiste sur l’errance
et le nihilisme revendiqués par Kostas Axelos. « Nous
découvrons là avec l’errance, écrit-il, la dimension irrationaliste de la pensée d’Axelos. Car il met en question
la ratio. Alors que Marx et Freud explorent l’irrationnel
pour tenter de le maîtriser ou de s’en libérer, Nietzsche
s’ouvre à l’irrationnel. Quand la mesure de l’être humain
devient trop petite, en relation avec la décadence d’une
civilisation, le recors à la démesure s’impose. C’est la
décadence, l’irrationnel qui donne son nouveau cours
au devenir humain. » « Le nihilisme pousse Axelos,
observe Fougeyrollas, vers l’unité de l’être et du néant,
c’est-à-dire vers l’unité du dicible et de l’indicible, qui est
tout autre chose que le communisme et l’homme total de
Marx, et que la réconciliation de la nature et de la culture
chez Reich ou chez Marcuse. » Et de citer Axelos : « Le
nihilisme n’est pas une erreur, une aberration, une faute,
une maladie ; il n’est pas un point de vue, une théorie,
une disposition psychologique ; il ne caractérise pas tel
ou tel état de choses particulier. Le nihilisme commence
à englober tout ce qui est et se fait. Parler de lui, dans le
monde de la totalité fragmentée, est extrêmement difficile. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse : il semble
que seule une systématique fragmentaire et aphoristique
puisse oser l’aventure. » (Le Jeu du monde).
L’ être humain cherche l’unité d’un univers émietté
à travers le jeu ce qui lui permet de questionner et le
monde et son devenir. Il ne peut échapper au jeu, alors
même qu’il n’en maîtrisera jamais les règles, ce qui justement transforme l’existence en une errance aux accents
tragiques. Dans Notices « autobiographiques », je relève
ces quelques aphorismes, qui expriment la philosophie de leur auteur, tout en nous le rendant familier :
« L’ homme ne possède pas une nature, une essence, un
être, un destin. C’est à travers lui que se déploie un jeu.
De toute manière, nous ne coïncidons pas avec nousmêmes. » ; « Ce n’est pas en étant inquiet que l’on est
inquiétant. » ; « Comment ne pas être pris au jeu de la
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double attraction : le soleil méditerranéen et le clairobscur nordique ? » ; « Ne pas faire de sa vie un roman.
Pourtant le romanesque est tellement séduisant. Faire
tout pour ne pas être ou devenir littéraire, en participant
créativement, plus qu’à la poésie, à la poéticité. Permettre
à la poéticité de s’éployer à travers nous. » ; « Prendre
soin de sa chance. Ne pas la piétiner. » ; « Le mot liberté
est impossible à appliquer aux vies humaines, aux dieux
et à Dieu, qui, tant qu’ils se manifestaient en demeurant cachés, obéissaient à une nécessité. En revanche,
l’amitié, l’amicalité, est à libérer. Surtout dans l’ère de
la communication et de l’abstraction. » ; « Ce que l’on ne
peut pas dire aux autres vous étrangle quelque part. » ; et
enfin, « Être prêt à mourir à tout instant. Avec regrets. »
Kostas Axelos, philosophe, traducteur et éditeur,
a toujours été du côté de la pensée, par jeu, par plaisir,
par éthique.
OUVRAGES DE KOSTAS AXELOS
EN FRANÇAIS
Marx penseur de la technique. De l’aliénation de l’homme
à la conquête du monde, Minuit, 1961.
Héraclite et la philosophie. La première saisie de l’être en
devenir de la totalité, Minuit, 1962.
Vers la pensée planétaire, Minuit, 1964.
Arguments d’une recherche, Minuit, 1969.
Le Jeu du monde, Minuit, 1969.
Pour une éthique problématique, Minuit, 1972.
Horizons du monde, Minuit, 1974.
Contribution à la logique, Minuit, 1977.
Problèmes de l’enjeu, Minuit, 1979.
Systématique ouverte, Minuit, 1984.
Métamorphoses. Clôture/Ouverture, Minuit, 1991.
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Hommages
Lettres à un jeune penseur, Minuit, 1996.
TRADUCTIONS
Notices « autobiographiques », Minuit, 1997.
Qu’est-ce que la philosophie ? de Martin Heidegger,
traduit avec Jean Beaufret, Gallimard, 1957.
Ce questionnement. Approche/Éloignement, Minuit, 2001.
Réponses énigmatiques, Minuit, 2005.
Ce qui advient. Fragments d’une approche, Encre marine,
2009.
Histoire et conscience de classe, de Georg Lukács, traduit
avec Jacqueline Bois, Minuit, 1960.
Questions I-IV, de Martin Heidegger, traduit avec Jean
Beaufret, François Fédier et alii, Gallimard, 1968-1976.
OUVRAGES DE KOSTAS AXELOS
EN D’AUTRES LANGUES
ÉCRITS SUR KOSTAS AXELOS
Einführung in ein künftiges Denken, Tübingen, Niemeyer,
1966.
Le Jeu de Kostas Axelos, par Henri Lefebvre et Pierre
Fougeyrollas, Montpellier, Fata Morgana, 1973.
Essais philosophiques (en grec), Athènes, Papazissis,
1952.
Kostas Axelos. Une vie pensée, une pensée vécue, par Éric
Haviland, Paris, L’Harmattan, 1995.
Tiré de l’atelier de la pensée (en grec), Athènes, Hestia,
1992.
Pour Kostas Axelos. Quatre articles, Bruxelles, Ouisa, 2005.
Pourquoi penser ? Que faire ? (en grec), Athènes, Nepheli,
1993.
« Kostas Axelos. L’ exil, l’errance, le passage », par Jean
Lauxerois, Revue Appareil (en ligne, consulté le 17 mars
2010).
L’ Époque et l’enjeu suprême (en grec), Athènes, Nepheli,
2002.
« Kostas Axelos, l’ami grec », par Emmanuel Lemieux,
L’ Annuel des idées (en ligne, consulté le 17 mars 2010).
Thierry Paquot
Professeur à l’Institut d’urbanisme de Paris
Université Paris XII - Val de Marne
Courriel : <[email protected]>
NOTES
1. On lira son témoignage, sur Heidegger, dans Heidegger en
France, par Dominique Janicaud, tome 2, p. 15-33, Albin
Michel, 2001, et dans les souvenirs de Maurice de Gandillac,
Le Siècle traversé, Albin Michel, 1998.
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2. Lire « Arguments-Ragionamenti : un jumelage fécond », par
Mariateresa Padova et aussi les préfaces d’Edgar Morin,
Kostas Axelos et Jean Duvignaud, à la réédition de l’intégralité des bulletins, par Olivier Corpet, deux tomes, Privat, 1983.
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