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Salaire
L'analyse de l'onde longue d'après-guerre conduit à poser la question de la progression du
salaire réel. Comment s'inscrit-elle dans une lecture marxiste ? Chez Mandel, le point de
départ est une critique de la "théorie" de la paupérisation absolue développée notamment
par les économistes staliniens des années cinquante. La question est ensuite de savoir si
le capitalisme peut durablement augmenter le salaire réel des travailleurs ou, plus
exactement, dans quelle mesure il peut ristourner aux salariés tout ou partie des gains de
productivité. Cette question est évidemment absolument centrale et l'expérience de
l'après-guerre montre que la réponse doit être positive, comme l'illustre le tableau 1,
construit à partir de données françaises, qui n'ont rien d'exceptionnel. La période qui va
de 1946 à 1976 est caractérisée par une progression annuelle moyenne de 4,5 % du
salaire réel, qui a donc été multiplié par 3,8 en trente ans, alors qu'il ne l'a été que de 1,7
sur le reste du siècle qui vient de s'écouler.
Tableau 1
Salaire et productivité
Période Croissance
du salaire réel Croissance
de la productivité
1896-1938 (42 ans) 1,3 fois (0,6 %) 2,0 fois (1,6 %)
1946-1976 (30 ans) 3,8 fois (4,5 %) 5,0 fois (5,5 %)
1976-1996 (20 ans) 1,4 fois (1,5 %) 1,6 fois (2,5 %)
1896-1996 (100 ans) 6,3 fois (1,9 %) 13,5 fois (2,6 %)
Accroissement sur chaque période. Entre parenthèses, taux annuel moyen.
Source : Pierre Villa9
C'est pourquoi Mandel souligne à juste titre la présence d'une "élévation tendancielle du
niveau de vie des travailleurs". Faut-il y voir un démenti flagrant apporté par le capitalisme
d'après-guerre à la théorie marxiste ? Si l'on remonte à Marx lui-même, cette question ne
manque pas de pertinence. On trouve par exemple dans la version allemande du Capital
cette affirmation catégorique : "au fur et à mesure que croît la productivité du travail, le
travailleur devient meilleur marché, donc le taux de plus-value augmente, même si le
salaire réel augmente également. Ce dernier ne croît jamais dans la même proportion que
la productivité du travail"10. Cette dernière phrase est d'ailleurs citée par Varga dans un
texte consacré à la question de la paupérisation absolue11. Or, ce passage est rédigé de
manière différente dans l'édition française, où il ne reste plus que cette affirmation banale :
"En mettant les subsistances à meilleur marché, le développement des pouvoirs productifs
du travail fait que les travailleurs baissent aussi de prix"12. Maximilien Rubel signale bien
dans une note à l'édition de la Pléiade qu'il s'agit d'une rectification portant sur l'idée que
le taux de plus-value augmente, en dépit de la progression du pouvoir d'achat ouvrier.
Il ne s'agit pas là de pure marxologie, car l'hésitation de Marx pose, au fond, la question
de savoir, si le concept régulationniste de "fordisme" est ou non antithétique à celle du
marxisme sur ce point. On a beaucoup de raisons de penser que c'est effectivement ce
schéma que Marx avait en tête, autrement dit qu'il raisonnait la plupart du temps sur un
modèle de capitalisme incompatible avec une progression du salaire réel parallèle à celle
de la productivité du travail ; si tel est le cas, il se trompe, sans que cette erreur remette
d'ailleurs en cause la cohérence d'ensemble de sa théorie. En fait, la discussion la plus
9 Pierre Villa, Un siècle de données macroéconomiques, INSEE Résultats n°303-304, avril 1994.
10 Cité d'après Roman Rosdolsky, La genèse du "Capital" chez Karl Marx, Maspero, 1976, p.371.
11 in Eugène Varga, Essais sur l'économie politique du capitalisme, Editions du Progrès, Moscou, 1967.
12 Karl Marx, Le Capital, La Pléiade, Economie I, p.1111; Editions Sociales, tome 3, p.45.