Le voile des adolescentes de confession musulmane
ADOLESCENCE & Médecine • Juin-Juillet 2015 • numéro 9 7
une injonction d’honneur et de loyauté
aux origines de leur famille et du groupe
culturel, particulièrement dans le choix
de leur conjoint. En gommant les attri-
buts du corps féminin, le foulard peut
avoir une fonction de pare-excitation.
Dans le même temps, en se donnant
à voir avec son voile, la jeune fille
« désigne le phallus sur son voile » (E.
Kaluaratchige). Le voile constitue égale-
ment comme un rite de passage à l’âge
adulte − il n’est une obligation qu’à la pu-
berté. Elles acquièrent un statut d’adulte
qui les positionne différemment dans la
famille. Plus encore, le voile permet de
s’identifier aux parents tout en s’affir-
mant et s’affranchissant de ces parents,
parfois vécus défaillants, par un islam ri-
goriste, “individuel” qu’elles opposent à
l’islam coutumier et rétrograde de leurs
parents - que leur mère ont pu subir,
notamment « en incarnant littéralement
cet idéal de pureté sur leur propre corps »
(F. Khorsrokhavar). Il est ainsi un moyen
de revendiquer une identité hybride, qui
n’est ni celle des parents ni celle de la
société française.
bLe voile entre crise identitaire
familiale et refoulée de l’histoire
Malika Mansouri est psychologue
clinicienne en pédopsychiatrie en
Seine-Saint-Denis et chargée de cours
à l’université Paris-Vincennes-Saint-
Denis. Elle s’est intéressée aux enjeux
du port du voile chez des adolescentes
d’origine algérienne en lien avec l’his-
toire familiale et ses résonances avec
l’histoire franco-algérienne, les repré-
sentations et les pratiques religieuses
au sein de leur famille, et les repré-
sentations et les expériences de ces
mêmes adolescentes de l’exclusion et
du racisme.
Nora Bouaziz : Porter le voile, est-
ce un engagement essentiellement
spirituel ?
Malika Mansouri: Dans mes échanges
avec des jeunes femmes ayant choisi
de porter le voile, si cela est consciem-
ment relié à un choix spirituel, d’autres
éléments, moins conscients, se donnent
à entendre implicitement. Il apparaît
notamment représenter une désobéis-
sance sociale pour une soumission
sacrée. Refusant toute contrainte poli-
tico-sociale et/ou familiale, ces jeunes
filles affirment, envers et contre tous, un
fort désir d’accéder à la connaissance
et à la reconnaissance à travers un seul
maître à penser : Dieu. Elles racontent
leur errance psychique et sociale, et
comment l’islam, symbolisé par le voile
contenant, s’offre comme source de
représentations permettant d’être pro-
tégée. Le voile est aussi et peut-être
d’abord l’objet visible d’un engagement
politique. Il est un marquage corporel
qui permet de sortir de l’invisibilité dans
laquelle nombre de leurs ainées se sont
perdues (échec scolaire, toxicomanie…)
sans que la société ne soit dérangée par
ces pertes. Il est une adresse paradoxale
imposée au regard de l’autre pour une
reconnaissance de leur droit à être vi-
sible en tant que citoyen de France et
musulman issu de l’Histoire de France.
N. B.: Le voile implique-t-il des en-
jeux diérents selon qu’il s’agisse de
la génération des grands-parents
venus adultes en France ou des pa-
rents ou petits enfants, français, qui
ont grandi en France ?
M. M. : Oui. Pour ces jeunes filles, l’is-
lam était quelque peu « bafoué » ou
« falsifié » par leurs ascendants qui ne le
pratiquaient pas tous. Lorsqu’il l’était,
c’était de façon traditionnelle et ri-
tuelle, sans contenu spirituel. Leur père
était dans la transgression puisqu’il
vivait en dehors de la loi religieuse et
leur mère avait été donnée en mariage
sans prise en compte de sa volonté,
du fait de la tradition et non de la reli-
gion. Or, l’étude du Coran a appris à ces
adolescentes que l’islam emprunte des
règles qui, respectées, accorderaient
davantage de droits aux femmes
(choix de leur mari, instruction…).
Toutes pointent que leurs parents ont
été pris par les représentations domi-
nantes et/ou s’y sont conformés. Le
voile représente aujourd’hui un rappel
aux parents de ce qu’ils auraient perdu
d’eux-mêmes dans le rapport à l’autre
dominateur.
N. B. : Le voile s’inscrit-il dans une
transmission religieuse familiale ?
M. M. : Pas du tout. Au contraire, ces
jeunes filles ont parfois le sentiment
de recontacter la véritable voie reli-
gieuse et souhaitent la réinjecter dans
la vie de leurs parents “égarés”. Une des
jeunes filles rencontrées, Sofia, évoque
même le rejet et l’incompréhension de
sa famille. Ce n’est pas la société, mais
sa mère qui la traite “d’extrémiste”. Sa
mère ne souhaite pas porter le voile et
s’oppose radicalement, comme le reste
de la fratrie, au désir de sa fille de le
porter. Sofia est certaine que l’islam fut,
pour elle, un choix salvateur et une pro-
tection contre l’errance dans laquelle
elle a vu ses frères et sœurs aînés se
perdre. Elle démontre les bienfaits de
son engagement par le fait qu’elle est
la seule de la famille à suivre un par-
cours universitaire, en première année
de droit. Sofia porte le voile en cachette
de sa famille. Elle emporte une djellaba
et un foulard et se change dans les toi-
lettes d’un fast-food à l’aller et au retour
de la fac. Son désir le plus cher serait de
convaincre sa mère de porter le voile et
qu’elles puissent, ensemble, réaliser le
pèlerinage à la Mecque.
N. B.: On voit souvent le port du voile
comme le signe d’un défaut d’inté-
gration à la société française. Qu’en
est-il du côté des jeunes filles qui
l’adoptent ?
M. M. : La question du défaut “d’inté-
gration” des enfants issus de migrants
s’exprime ici dans un processus inver-
sé. Ces jeunes filles expriment le désir
d’être “intégrées” à la société française
à laquelle elles se sentent appartenir,
mais se vivent comme un « corps étran-
ger inclus à exclure » (A. Cherki). Elles
évoquent une société “raciste” qui,
pour les intégrer, leur impose de res-
sembler en tout point aux Français de la
majorité. Mais, si elles sont semblables
en de nombreux points, elles sont dif-
férentes physiquement, culturellement
et surtout historiquement. Ce « bout
de tissu », comme elles nomment leur
voile, rend visible ces différences que
leur société tendrait justement à rejeter.