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LA TECHNOLOGIE PARLE-T-ELLE
ESPAGNOL?
Marie-France ALLEN
Martine DESCARREAUX
Marie ST-LOUIS
Publié dans Aspects sociologiques, Vol. 1, no 2, septembre 1993, pp. 9-13.
Résumé
La nécessité d’avoir une politique de développement de la science et de la technolo-
gie s’impose de plus en plus au sein des pays en voie de développement. Le gouver-
nement chilien est tout à fait conscient de cette réalité et par différents moyens, il
tente de faire face aux nombreux obstacles présents sur son chemin tout en sensibili-
sant sa population. Les auteures font une brève analyse des différentes difficultés
que rencontre le Chili dans son développement technologique.
Resumen
La necesidad de tener una politica de desarollo de la ciencia y de la tecnología se
impone cada vez más dentro de todo país en vía de desarollo. El gobierno chileno
está muy consciente de esta realidad y por differentes recursos, trata de hacer frente
a los numerosos obstáculos que se presentan ante él, despertando la sensibilidad de
su población. Las hacen un breve análisis de las diversas dificultades que Chile en-
cuentra en su desarollo tecnológico.
« La science universelle n’a rien d’universel, elle est confinée derrière les nations avan-
cées. »1 E. GALEANO (1985)
ans les économies nationa-
les modernes, l'État crée et
utilise depuis quelques
années des mécanismes spécialisés pour
financer l'innovation technologique et
augmenter ou diversifier la production
de biens et services. De plus, il partage
les risques associés à l'innovation tech-
nologique et stimule l'esprit d'entrepre-
neurship de la population. Devant un tel
état de fait, comment le Chili, un pays en
voie de développement, peut-il soutenir
la concurrence avec ces pays? La situa-
tion du Chili sera analysée du point de
vue des difficultés que celui-ci rencontre
dans son développement technologique.
D
2
Le Chili est un exemple de pays
qui, depuis plusieurs décennies, a orienté
sa politique de développement vers les
innovations technologiques. Le gouver-
nement a pris conscience de la nécessité
de développer la science et la technolo-
gie comme fondement d'un système so-
ciopolitique et économique solide et
compétitif. Le commerce international
n'est pas une chose nouvelle pour le Chi-
li puisque, depuis 20 ans déjà, il le prati-
que librement avec les autres pays
d'Amérique du Sud. L'annonce d'une
ouverture vers d'autres marchés natio-
naux n'a donc rien de surprenant pour les
Chiliens. De plus, le Chili, plus que la
majorité des pays de l'Amérique latine,
s'insère progressivement dans la compé-
tition internationale, particulièrement
avec les pays du Nord de l'Amérique, de
l'Europe et du Japon.
Mais, nous ne pouvons apprécier
le potentiel technologique du Chili sans
tenir compte des difficultés qu'engendre
son projet. Le Chili peut-il entrer dans la
course contre les économies technologi-
quement avancées? Une telle réflexion
est d'autant plus pertinente et inévitable
au moment où il songe à se joindre à
l'entente de libre-échange entre le Cana-
da, les États-Unis et, prochainement le
Mexique.
LE CHILI SUR LA VOIE DU DÉ-
VELOPPEMENT TECHNOLOGI-
QUE
Selon les études de Sagasti et
Cook (1988), la recherche scientifique
chilienne est la plus productive en Amé-
rique latine et elle dispose d'un ensemble
de supports institutionnels et organisa-
tionnels susceptibles d'une croissance
optimale. En effet, l'État chilien participe
au développement scientifique et techno-
logique grâce à une instance institution-
nelle du nom de CONICYT (Corpora-
cion nacional en inovaciones ciencificas
y technologicas), qui promeut et aide
financièrement le développement des
sciences pures et de la recherche techno-
logique dans les universités et les insti-
tuts technologiques.
Par ailleurs, la « Fundacion Chile »,
un organisme privé, a mis en branle,
pour la première fois en Amérique latine,
une politique de développement scienti-
fique et technologique en 1970. Son ob-
jectif est de promouvoir l'application de
la science et de la technologie dans les
entreprises privées afin d'accroître leur
productivité et leurs exportations. De
plus, il crée des entreprises technologi-
quement avancées dans le but de les
vendre à des investisseurs étrangers.
Depuis sa création, la « Fundacion Chi-
le » s'est préoccupée du secteur indus-
triel, de l'agroalimentation, de l'industrie
maritime, de l'industrie forestière et,
depuis 1991, d'une nouvelle zone d'ac-
tion dans le champ de l'informatique
avancée pour encourager le développe-
ment de l'industrie chilienne du Softwa-
re. De toute évidence, le Chili est engagé
dans un processus de développement
technologique qui lui permet d'accroître
sa productivité et de s'intégrer dans
l'économie de marché internationale par
une augmentation des exportations en
général.
LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE CHI-
LIENNE EST LA PLUS PRODUCTIVE
EN AMÉRIQUE LATINE […] MALGRÉ
LES DIFFÉRENTS PROGRAMMES IN-
CITANT À LA RECHERCHE SCIENTI-
FIQUE ET TECHNOLOGIQUE AU
PAYS, L’ÉTAT Y INVESTIT ENCORE
TROP PEU.
3
Le directeur exécutif du Fond
d'aide au développement scientifique et
technologique (FONDEF), Jorge Yutro-
nic, affirme que : « Entre toutes les
transformations qui nous ont envahis, les
dernières décennies ont été caractérisées
par la révolution technologique (...) qui
se reflète dans la quantité de produits,
processus et services qui ont é géné-
rés. »2 Il ajoute que : « le Chili ne se
maintient pas à l'extérieur de ce proces-
sus mondial et vit actuellement un mo-
ment particulier de son histoire, considé-
par certains comme singulièrement
avantageux pour le pays. »3 Selon ses
dires, un autre changement d'importance
est la globalisation du marché, ce qui
signifie une économie ouverte et partici-
pative à l'intérieur de laquelle existe sur
l'ensemble du globe une circulation de
produits et de gens échangeant leurs
connaissances scientifiques et technolo-
giques. Yutronic affirme également que
le Chili devance les autres pays de
l'Amérique latine parce qu'il est cons-
cient de ces changements et qu'il s'y en-
gage. Il ajoute que l'économie chilienne
a obtenu jusqu maintenant certaines
réussites et que ce pays est un exemple
de développement économique pour
d'autres nations qui éprouvent des diffi-
cultés. Cependant, il précise que la crois-
sance économique nécessitera la partici-
pation de tous les Chiliens, c'est-à-dire
que ceux-ci doivent s'approprier les mé-
canismes de développement technologi-
que. Cependant on ne peut changer un
pays aussi traditionnel en un pays inno-
vateur du jour au lendemain. Les univer-
sités se coordonnent donc au sein d'un
programme « Cultura de la inovacion »
pour diffuser le concept et faire ressortir
la portée économique et sociale de l'in-
novation technologique. Ce programme
cherche ainsi à imprégner la culture chi-
lienne d'une mentalité plus novatrice.
DES OBSTACLES AU DÉVELOP-
PEMENT TECHNOLOGIQUE
Effectivement, le Chili s'est en-
gagé au changement technologique.
Mais il rencontre sur son chemin des
difficultés ou des embûches qui ralentis-
sent sa marche. La principale difficulté
est sa dépendance envers le capital
étranger. Malgré différents programmes
incitant à la recherche scientifique et
technologique au pays, l'État y investit
encore trop peu. En effet, le Chili pré-
sente un faible taux d'investissement en
recherche et développement; il y consa-
cre seulement 0,38 % de son produit
intérieur brut (PIB). Si nous nous fions
au pourcentage du PIB des investisse-
ments des pays développés en recherche
et développement (1,35 % au Canada en
1989), le taux chilien devra augmenter
considérablement pour produire les ef-
fets de créativité, de productivité et de
compétitivité que désire le gouverne-
ment, pour autant qu'il existe une rela-
tion claire entre les niveaux de dévelop-
pement et les taux d'investissement en
recherche et développement dans les
pays développés. Comme la plupart des
pays de l'Amérique latine, le Chili a re-
cours à la Banque Interaméricaine de
Développement, qui incite l'innovation
par des canismes financiers, pour
assumer un rôle actif dans l'application
de ses politiques de veloppement
scientifique et technologique. Cepen-
dant, la bourgeoisie chilienne est une
bourgeoisie de commerçants réfractaires
à l'innovation : « Attachée au cordon
ombilical de la terre, »4 elle investit peu
dans les innovations technologiques chi-
liennes; « elle se met plutôt à genoux
devant l'autel de la technologie des pays
4
développés. »5 Par conséquent, les inves-
tissements proviennent majoritairement
de l'étranger.
En conséquence, les investisseurs
étrangers exercent un très grand pouvoir
sur les entreprises chiliennes. À peine 5
à 10 % de la propriété des actions suffit
pour qu'ils exercent un contrôle décisif
sur celles-ci. Et, même lorsque les étran-
gers détiennent un pourcentage moindre
d'actions, cela ne change pas la situation
car il existe toujours une très grande dé-
pendance technologique. Le coût de cet-
te dépendance est très élevé. En fait, il
est fréquent au Chili que des investis-
seurs, en plus d'une part des actions et du
contrôle de l'administration, exigent que
la production soit vendue à un client
précis à des conditions imposées par eux,
et que la technologie et la matière pre-
mière utilisées proviennent d'entreprises
dans lesquelles ils ont des intérêts. Donc,
le Chili n'utilise pas pour son propre
bénéfice la recherche scientifique et
technologique; il subit plutôt les consé-
quences de l'introduction chez lui de la
technologie des pays avancés, lesquels
délocalisent les matières premières et
utilisent le potentiel humain pour leur
propre compte.
Selon Alvaro Garro, professeur
de génie industriel à l'Université de Ta-
rapaca de Arica, les investisseurs étran-
gers ne font pas d'effort pour adapter les
technologies qu'ils exportent à la réalité
chilienne, mais le Chili doit adapter la
technologie des pays avancés à sa réalité
spécifique. Finalement, ces pays n'inci-
tent pas à l'initiative technologique qui
conduirait le Chili vers une indépendan-
ce qui lui convienne. Cela ne signifie pas
que celui-ci n'est pas en mesure de créer
sa propre technologie, au contraire, mais
qu'il ne peut la protéger ou la soutenir
pour des raisons propres à son dévelop-
pement
LE PROTECTIONNISME DES PAYS
DÉVELOPPÉS
En fait, d'après Alvaro Garro,
plus d'une fois le Chili a su démontrer sa
capacité de développement technologi-
que. Il raconte que, dans les années
1980, des Chiliens ont conçu un prototy-
pe d'hélicoptère unique au monde dans
une usine complètement robotisée à
Iquique (nord du Chili). Cependant, fau-
te de capitaux étrangers, le produit n'a pu
être exporté, les États-Unis ayant refusé
d'investir dans le projet et défendu à tous
leurs partenaires commerciaux d'impor-
ter le modèle. Alvaro Garro ajoute que,
vers la fin de cette même décennie, les
États-Unis ont interdit l'importation des
raisins chiliens durant une année suite à
la découverte de deux raisins contaminés
dans un arrivage complet. Cet incident
s'est terminé devant les tribunaux et le
Chili attend depuis ce temps d'être in-
demnisé. La Belgique a fait de même en
augmentant les taxes douanières sur les
produits chiliens. Selon le même profes-
seur, cette situation s'explique par l'essor
de l'économie chilienne et la croissance
de la production technologique du pays
(20 à 25 % de la production va vers le
Nord du continent) qui représentent une
menace pour les pays technologiquement
avancés et les forcent à se protéger d'une
trop grande intrusion des produits chi-
liens chez eux. Ainsi, de diverses façons,
les pays technologiquement avancés
mettent un frein aux initiatives chilien-
nes.
LE MANQUE ET LA FUITE DES
CERVEAUX
5
Par ailleurs, l'insuffisance de ca-
pitaux chiliens exerce une influence di-
recte sur la formation du capital humain,
scientifique et technologique. D'une part,
les universités et les instituts technologi-
ques souffrent d'une carence de ressour-
ces financières pour rénover ou obtenir
de nouveaux équipements de recherche
et de développement impliquant ainsi
une réelle détérioration de la qualité du
système universitaire qui est en majeure
partie responsable de la recherche scien-
tifique et technologique. D'autre part, les
universités chiliennes forment un petit
nombre d'économistes (l’ensemble du
pays ne compte que 86 docteurs en éco-
nomie), d'ingénieurs et de program-
meurs. Présentement, le Chili ne décerne
que 25 doctorats annuellement alors qu'il
voudrait en former 3000. Dans les sec-
teurs prioritaires pour le pays, tel que la
géologie, le Chili n'a produit que huit
docteurs en 20 ans. De plus, en raison de
la faible rémunération des emplois exi-
geant des études supérieures, un nombre
considérable de candidats quittent le
pays à la recherche de bourses et de
meilleures perspectives de carrière. Cette
situation a porté le gouvernement chilien
à déclarer dans un document portant sur
la politique de développement scientifi-
que et technologique (1991) : « Nous
nous donnons le luxe de donner aux
États-Unis nos meilleurs techniciens et
scientifiques (...) tentés par des hauts
salaires et les grandes possibilités et ou-
vertures offertes à la recherche scientifi-
que et technologique. »6
INSTABILITE POLITIQUE ET CA-
RENCE CULTURELLE
Il ne faut pas oublier que le Chili
a été privé, sous la dictature militaire de
1973 à 1980, d'un grand nombre de
chercheurs, d'ingénieurs et d'autres pro-
fessionnels de haut niveau devenus exi-
lés politiques, volontaires ou non. Enco-
re aujourd'hui, le Chili vit sous un régi-
me de type transitoire et cette instabilité
politique constitue donc un autre grand
obstacle au développement scientifique
et technologique. L'inadéquation des
politiques a mis un frein à la créativité
académique, à la compétence des techni-
ciens et à la main-d’œuvre spécialisée
que requièrent les nouveaux produits, les
investissements publics et privés et l'in-
novation technologique.
Par ailleurs, selon le géographe
Roberto Martinic de l'Université Tarapa-
ca (Arica), le Chili souffre d'une « ca-
rence culturelle » quant à la compréhen-
sion de la science et de la technologie, ce
qui constitue une autre difficulté non
négligeable. La population en général ne
considère pas la science et la technologie
comme étant des facteurs déterminants
de l'efficience au niveau national et elle
ne les associe pas à ses problèmes de
base.
En fait, le Chili est une société
pluriculturelle d'une grande diversité
ethnique. Bien qu'il soit difficile d'établir
des statistiques exactes et précises quant
à sa composition, on estimait, en no-
LES INVESTISSEMENTS ÉTRAN-
GERS NE FONT PAS D’EFFORT
POUR ADAPTER LES TECHNO-
LOGIES QU’ILS EXPORTENT À
LA RÉALITÉ CHILIENNE,
LE CHILI EST EFFECTIVEMENT
DANS UN PROCESSUS DE CONS-
CIENTISATION POPULAIRE À
L’ÉGARD DE LA TECHNOLOGIE
ET DE SES AVANTAGES
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