journal RESOLIS #5 mai 2015
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Ce que chacun amène dans un atelier réunissant professionnels (minoritaires) et amateurs (majoritaires) est l’expertise d’une technique
d’un côté et celle du quotidien de l’autre. Le mélange des outils de chacun ne manque jamais de donner à l’atelier un caractère polymorphe
et… philosophique. Regarder, observer, interpréter, dessiner les gestes intérieurs et extérieurs de chacun, comparer les régimes d’activité
de chacun de manière bienveillante tout en les confrontant à la mise en jeu d’un texte donne du grain à moudre sur les questions brûlantes
de la société, sans perdre de temps dans des discours… L’avantage du texte que nous avons choisi tient en ceci que le personnage principal
(que chacun devra interpréter, ne serait-ce que quelques minutes) doit se masquer, se transformer pour réaliser son vœu : le jeu même est
au cœur de sa démarche, et comme en ceci, il est accompagné d’un grand nombre de « petits personnages », chacun pourra y trouver à
tour de rôle du travail d’interprétation … Car une des formes théâtrales qui permet le mieux de mettre à l’épreuve l’idée même de solidarité
est la pratique régulière du chœur (qu’il soit parlé ou chanté). Elle sera la base de cet atelier.
La pièce de Bertolt Brecht
Elle se présente comme un conte chinois et se déroule généreusement tel un euve gorgé d’eau pour nous présenter quasiment
toute une ville pauvre du Sé Tchouan, dont le personnage principal est nalement une boutique de tabac :
« Shen Té : Ma jolie boutique ! Tous mes espoirs ! A peine ouverte, ce n’est déjà plus une boutique !
Le frêle canot de sauvetage
Aussitôt est tiré vers le fond :
Trop de naufragés avidement se sont agrippés. »
Mais Brecht utilise dans ce conte moral chinois aussi beaucoup d’éléments de la philosophie taoïste et à aucun moment on ne
peut le taxer d’écrire une pièce seulement exotique. Il étudie en particulier sur le mode taoïste les divers régimes de l’activité
humaine de ses personnages, chacun par rapport à la place qu’il occupe dans la société des hommes :
« Shen Té : Monsieur Lin To, ne soyez pas si dur. Je ne peux pas honorer toutes mes dettes tout de suite.
Un peu d’indulgence, et les forces redoublent.
Vois, le vieux cheval s’est arrêté pour une toue d’herbe :
Ferme les yeux sur ce méfait, il n’en tirera que mieux la charrette.
C’est parce que c’est le mois de juin mais, patience,
Août viendra et les pêches feront ployer ton arbre.
Comment, sans patience, pourrait-on vivre les uns avec les autres ?
Avec un petit délai
Les buts les plus lointains sont atteints. »
Je cite ici principalement la protagoniste de la pièce, la jeune Shen Té, mais l’ensemble de cette parabole théâtrale est une
merveille de choralité détaillée, comme si l’on regardait un dessin à l’encre de chine où chacun des personnages est parfaitement
dessiné jusqu’au moindre détail de son sourire, du chapeau qu’il porte, de la fatigue de ses épaules.
Tout ce « classicisme détaillé » d’où est absent la moindre référence au marasme européen du milieu du vingtième siècle est
étonnant lorsqu’on pense que la pièce est écrite en 1939 par un poète contraint à l’exil… C’est que Brecht désire se tenir
clairvoyant au dessus de la mêlée et revenir aux questions éthiques fondamentales de la solidarité humaine.
A travers les mésaventures d’un personnage qui n’arrive pas en même temps à faire le bien et à faire prospérer son commerce,
Brecht décrie bien la réalité de l’égoïsme de la grande ville.
Voici, pour nir cette présentation, un petit dialogue entre la protagoniste et un jeune aviateur au chômage qu’elle sauve du
suicide :
« Sun : Parle-moi de toi.
Shen té : De quoi ? J’ai une petite boutique.
Sun : Ah ! Tu ne fais pas le trottoir, tu as une boutique !
Shen Té : J’ai une boutique, mais avant j’arpentais la rue.
Sun : Et la boutique, c’est évidemment un cadeau des Dieux ?
Shen té : Oui.
Sun : Un beau soir, ils étaient là et ils ont dit : « Tiens, voilà de l’argent. »
Shen té : C’était un matin.
Sun : Tu n’es pas très causante.
Shen Té : je vais jouer de la cithare. Et je vais imiter les gens. (Elle imite la voix grave d’un bourgeois) « Ah, non, vraiment, c’est
incroyable, j’ai du oublier mon porte monnaie ! ». Et puis j’ai reçu la boutique. Et la première chose que j’ai faite, c’est de donner
ma cithare. »
Comment Shen Té va-t-elle arriver à résoudre son problème, être bonne et faire de bonnes aaires ?