Révéler les situations de stigmatisation : un enjeu de

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Révéler les situations de stigmatisation :
un enjeu de citoyenneté
Olivier NOËL
1996
Résumé
Cet article, interrogeant les pratiques et les stratégies professionnelles des agents
intermédiaires (formateurs, correspondants en Mission Locale, agents ANPE, etc.) entre les
jeunes d'origine étrangère et les entreprises, dévoile des systèmes de codage qui traduisent
des situations de discrimination à l'occasion d'une recherche d'emploi ou de stage de
formation. Il propose un basculement de la problématique telle qu’elle est (im)posée par les
pouvoirs publics, à savoir que les jeunes, notamment ceux issus de familles immigrées,
présentent un déficit de citoyenneté. L’auteur considère que l’enjeu de citoyenneté est de
révéler, à la fois aux jeunes et à l'opinion publique, que l'origine étrangère, réelle ou supposée,
constitue indéniablement un obstacle supplémentaire dans l'accès à l'emploi. Cet article
s’appuie sur quatre années d'observation (1992-96) en tant que chargé de mission "jeunesse"
à l'Observatoire de l'intégration en Languedoc-Roussillon. Il a été publié dans AGORA
Débats/jeunesses, n°6, 4ème trimestre 1996, pp. 69-82.
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Révéler les situations de stigmatisation :
un enjeu de citoyenneté
JEUNESSES ET EMPLOI
Qui sont les jeunes "immigrés" ? Existe-t-il des spécificités dans leur
processus d'intégration ?
La jeunesse comme transition(s)
Pierre Bourdieu a dit de la jeunesse qu'elle n'était qu'un "mot". Pourtant,
comme l'ont montré Olivier Galland1 ou encore Gérard Mauger, la jeunesse se dessine
comme un nouvel âge de la vie. Au départ de ce mouvement, il y a bien entendu la
prolongation de la scolarité. Elle a pris, depuis la Libération, une réelle ampleur. On
peut parler jusqu'aux années 70 d'une véritable explosion scolaire (l'explosion
universitaire suit à 10 ans d'intervalle). C'est le premier élément constitutif de la
jeunesse.
La jeunesse s'est constituée sur fonds de "crise économique" (ou du moins ce
que l'on a nommé comme tel) depuis le début des années 70. Cette crise dont on
parle depuis plus de 20 ans, symptôme du passage à une économie de service, a de
nombreux effets sur le volume d'emploi disponible. Il n'est plus suffisant pour
absorber la population active, ceci est particulièrement vrai pour la jeunesse qui se
construit désormais comme un monde à part pendant ce temps d'insertion, de
transition qui devient une donnée majeure de nos sociétés contemporaines. La
jeunesse joue un rôle de révélateur. Le retard dans l'accès à l'emploi, ce que Gérard
Mauger nomme la transition professionnelle, est le second élément constitutif de la
jeunesse. La nouvelle représentation associée à la jeunesse est désormais celle de la
génération sacrifiée sur "l'autel de l'emploi".
L'apparition d'un "nouvel âge de la vie", celui que l'on nomme désormais
jeunesse, transforme les conditions de cet âge ; il a des facettes multiples : c'est tout
d'abord un allongement de la transition école-emploi.
En 1954, 59% des jeunes étaient actifs à 16 ans et 80% à 18 ans, en 1987, ils
ne sont plus que 1% à 16 ans et 27% à 18 ans.
De la même façon, en 1968, on a 49% d'actifs contre 36% de scolarisés chez
les moins de 25 ans, en 1990, ces données sont inversées, on compte 27% d'actifs
contre 60% de scolarisés.
C'est aussi un allongement de la transition familiale (surtout dans la période
récente), qui est corrélatif à l'allongement de la transition professionnelle : le recul de
l'âge du mariage est de 3 ans entre 1972 et 1987. De la même façon, l'âge médian de
formation d'un couple est retardé de 1 an entre 1982 et 1987 et, de 1982 à 1989, le
% de jeunes qui vivent chez leurs parents passe de 21 à 27%. Ce phénomène est
révélateur du maintien de la dépendance économique tardive vis-à-vis de la famille.
Doit-on parler de la jeunesse ou des jeunesses ?
L'existence d'une nouvelle phase de la vie aux traits culturels communs (la
socialisation dans la consommation) m'amènerait à penser qu'il existe une jeunesse.
1 GALLAND O., Sociologie de la jeunesse: l'entrée dans la vie, éd. Armand Colin, Paris, 1991.
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Pourtant le maintien des clivages sociaux et l'affrontement de cette période de
transition avec des "atouts" (culturels, familiaux, économiques...) très différenciés
m'amènent à dire qu'il existe plusieurs jeunesses au sein de la jeunesse. Je ferai
mienne cette esquisse de typologie d'Olivier Galland qui distingue trois jeunesses :
celle qu'il nomme la "Jeunesse traditionnelle" issue de la bourgeoisie et du milieu
ouvrier artisanal, elle reproduit sans heurt le système qu’on lui a légué. La "Jeunesse
prolongée" se compose d'étudiants issus des classes moyennes et d'ouvriers qualifiés,
pour laquelle on observe une prolongation volontaire de cette transition pour
repousser les engagements familiaux et développer la sociabilité amicale. Enfin une
"Jeunesse en voie d'exclusion" qui connaît un allongement subi de cette phase de
transition, fait de galère, chômage, petits boulots, précarité...
La jeunesse est devenue la catégorie à insérer
Le chômage juvénile se stabilise malgré une multiplication des "mesures" et
une diminution importante du taux d'activité de cette catégorie d'âge. Le
fonctionnement du marché du travail reporte, plus que dans d'autres pays, la pénurie
d'emploi sur les moins de 25 ans. La plus importante des mutations dont rend compte
le chômage juvénile est la tendance croissante de la jeunesse à rester au seuil de la
vie active.
Cela résulte d'une modification des conditions d'insertion professionnelle des
jeunes. La part des jeunes actifs passe de 19% en 1970 à 12% en 1987. La part des
moins de 25 ans dans les recrutements passe de 14% en 1977 à 8% en 1987. Cela se
traduit par un développement des statuts précaires : seulement 56% de jeunes
"stables" en 1990.
Est-ce qu'on peut donner une définition de la jeunesse ? Pour Gérard Mauger2,
« la jeunesse, c'est la séquence biographique qui s'étend de la sortie de l'appareil
scolaire à l'entrée dans la vie active. Être jeune, c'est ne plus être à l'école et pas
encore marié. C'est donc le moment de l'insertion professionnelle et des "choix", de la
conquête de l'autonomie et des stratégies matrimoniales, le moment "l'héritage"
(capital économique, scolaire culturel, social, corporel) est convoqué pour que tout se
joue et quand rien n'est encore joué ».
Cette définition nous amène à envisager la jeunesse comme le processus d'une
double transition : la transition professionnelle qui s'effectue de la sortie du système
scolaire à l'obtention d'un emploi et la transition familiale qui s'opère entre la famille
d'origine et la famille de procréation, selon les termes employés par Gérard Mauger.
Une autre jeunesse ?
Au sein de la jeunesse, il y a une jeunesse désignée spécifiquement : ce sont
les jeunes dits "immigrés". Pour ces derniers, l'enjeu d'un accès à l'emploi et la
création d'un foyer est double car il est le marqueur d'une insertion sociale et
professionnelle et d'une intégration à la société d'installation. Il semble que l'on soit
confronté à une véritable difficulté à décrire ce groupe social alors qu'il existe un
consensus sur sa désignation.
Doit-on les nommer jeunes d'origine étrangère, jeunes issus de l'immigration
ou jeunes de la deuxième génération ?
La première spécificité que l'on peut leur accorder réside dans le fait qu'au-delà
de la double transition qui s'opère durant la jeunesse, entre le monde de la formation
et le monde du travail et entre la famille d'origine et la nouvelle famille (de
procréation), les jeunes issus de l'immigration effectuent une troisième transition, qui
2 MAUGER G., Les définitions sociales de la jeunesse : discontinuités sociales et évolutions historiques -
les politiques d'intégration des jeunes issus de l'immigration, éd. CIEMI/L'Harmattan, Paris, 1989.
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se greffe sur les deux précédentes, entre la culture d'origine traditionnelle (dont de
nombreux travaux ont montré qu'elle était plus figée encore dans les familles en
situation d'émigration) et une nouvelle culture que l'on peut nommer "plus moderne".
Cette dernière transition est bien souvent génératrice d'une crise identitaire auprès de
cette partie de la population jeune, le refuge dans une identité religieuse étant parfois
la solution adoptée par certains.
Pour Brigitte Fichet3, le fait de les désigner différemment devrait signifier qu'il
existe une spécificité dans leur processus d'intégration et s'il n'y a pas de spécificité
dans leur processus d'intégration, alors pourquoi les distinguer ? Ne serait-on pas en
présence de ce que Erving Goffman4 nomme un processus de stigmatisation ?
La tentative de Brigitte Fichet de mettre en perspective à la fois l'unité et la
diversité de ce groupe social nommé particulièrement nous conduit à examiner les
différents registres d'une manifestation éventuelle de cette spécificité.
Premièrement, les catégories juridiques et statistiques (découpage opéré par
les économistes ou encore les sociologues) ont une réelle utilité analytique. Pour
autant, ces découpages ne correspondent pas à un découpage sociologique suivant les
contours d'un groupe réellement existant.
Deuxièmement, la nationalité et le lieu d'habitation sont des critères de
discrimination de la catégorie "personnes issues de l'immigration". Or ces critères sont
de moins en moins valables et conduisent à une absence de visibilité des populations
d’origine étrangère.
Donc, il semble qu'un certain nombre d'éléments (caractéristiques statistiques
communes, situations sociales semblables et distinction, par les conditions sociales et
économiques, d'autres ensembles de la population) nous permettent de définir une
entité analytique pour le groupe des jeunes issus de l'immigration. En aucun cas, ces
critères utiles à l'analyse ne permettent de définir l'existence d'un réel groupe social
qui impliquerait d'autres éléments (interrelations entre ses membres, la conscience
d'un "nous" différent et opposé à d'autres, la conscience d'intérêts communs,
l'existence de stratégies de groupe et des organisations collectives ou politiques
susceptibles de les porter).
Une forte assimilation culturelle et une faible intégration professionnelle
A cet égard, Didier Lapeyronnie5 a montré que les jeunes d'origine maghrébine
ont des difficultés à construire un mouvement social autonome car ils sont privés
d'une identité spécifique du fait de leur forte assimilation culturelle. Leur action
collective entamée en 1983 ne porte pas sur une identité ou une culture, elle ne fait
pas référence à un héritage, elle est plutôt fondée sur un ancrage territorial et
concerne essentiellement le monde de la "banlieue". Le point de vue d'Ali Rachedi en
1986 (alors vice-président de l'association Chabab à Nanterre), qui a été un des
acteurs de l'action collective des jeunes Maghrébins en France, souligne que « Les
jeunes viennent dans les associations car ils sont stigmatisés, mais il n'y a pas dans
les associations de revendications de type culturel, religieux ou identitaire ».
D'ailleurs W. Thomas et F. Znaniecki insistent bien sur le fait que « ce n'est pas
tant l'idée d'une origine commune qui détermine l'unité du groupe, que le groupe qui
invoque ses origines comme facteur d'unification lorsque celle-ci apparaît
problématique ».
3 FICHET B., "Peut-on parler d'une spécificité propre aux jeunes issus de l'immigration?", Les cahiers du
CEMRIC, n°2, 1993.
4 GOFFMAN E., Stigmate, les usages sociaux du handicap, éd. de Minuit, Paris, 1975.
5 LAPEYRONNIE D. et DUBET F., Les quartiers d'exil, éd. du Seuil, Paris, 1992.
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Pour François Dubet6, nous nous trouvons face à un processus paradoxal : à la
fois une forte assimilation culturelle et une faible intégration sociale due
essentiellement à la massification du chômage. Nous entendons par assimilation la
« distance culturelle (cette notion imprécise est à discuter et à approfondir) qui existe
entre les groupes migrants et les groupes de la société d'accueil avec lesquels ils sont
en relation ». La forte assimilation culturelle des jeunes immigrés se mesure par des
attitudes culturelles plus proches des attitudes des jeunes Français de souche que des
jeunes du pays d'origine. En effet, en France, les jeunes issus de l'immigration
maghrébine notamment sont souvent porteurs des phénomènes de modes provenant
des USA (tenues vestimentaires, musique...). Il semble que cette culture propre aux
jeunes issus de l'immigration est une culture d'opposition à la fois à la culture du pays
d'origine mais également à la culture adulte du pays d'accueil.
On peut d'ailleurs se poser la question de savoir s'il s'agit d'une véritable
assimilation culturelle au sens l'entend François Dubet ou tout simplement une
phase de transition culturelle qui viendrait renforcer la période d'indétermination
(transition professionnelle et transition familiale) pour cette partie spécifique de la
jeunesse que représentent les jeunes issus de l'immigration maghrébine. Cette forte
assimilation des jeunes issus de l'immigration élève leur niveau d'aspiration sociale au
moment où les conditions économiques y sont très défavorables.
Le marché du travail n'a plus la capacité à intégrer sa propre classe ouvrière et
les jeunes d'origine immigrée entrent, pour une partie importante, dans des secteurs
économiques et sociaux de la société française les plus atteints par la crise.
J'émettrai donc l'hypothèse que c'est cette situation paradoxale entre une forte
assimilation culturelle et une faible intégration sociale et professionnelle qui crée le
stigmate. La définition du stigmate donnée par Erving Goffman est la suivante : c'est
« la situation de l'individu que quelque chose disqualifie et empêche d'être pleinement
accepté par la société ». Je préfère la notion de stigmatisation (qui renvoie à une
interaction entre deux individus) à celle de discrimination qui implique "le fait de
séparer un groupe social d'un autre en le traitant plus mal". On est bien ici dans une
relation individuelle employeur-demandeur d'emploi. D'ailleurs, ce quelque chose qui
disqualifie le jeune Africain, Maghrébin ou Asiatique est un stigmate "tribal" (comme
les nomme E. Goffman) lié à la couleur de sa peau, à son faciès. En l'absence de ce
signe distinctif, la stigmatisation est moindre. La représentation des jeunes d'origine
immigrée doit donc sa prégnance à la fonction qu'elle remplit de critère de stig-
matisation. En ce sens, les jeunes issus de l'immigration sont devenus un objet de la
pensée sociale ou une population-cible et c'est en ce sens qu'on peut leur prêter une
seconde spécificité, au-delà de la spécificité transitionnelle culturelle.
ACCÈS A L’EMPLOI DES JEUNES ÉTRANGERS OU D’ORIGINE ÉTRANGÈRE
Face à une difficulté d'accès à l'emploi, les jeunes étrangers ou d'origine
étrangère manifestent-ils une éventuelle spécificité dans les stratégies qu'ils
adoptent ? Leurs conditions d'accès à l'emploi sont-elles spécifiques ?
L'attitude discriminante des entreprises comme obstacle à l'intégration des jeunes
d'origine étrangère
Un rapport de l'IGAS sur "les difficultés d'insertion sociale et professionnelle des
jeunes étrangers ou d'origine étrangère" a apporté les conclusions suivantes sur leurs
difficultés spécifiques.
6 DUBET F., "Quelques caractéristiques sociologiques des jeunes issus de l'immigration", Revue Migrants-
Formation, n°86, Sept. 1991.
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