1. Une formule aussi rare qu’inusitée
La fusion des horizons se dit Horizontverschmelzung en allemand. Et
quelle formule allemande avec ses six syllabes et ses 21 lettres! Elle est l’un
de ces mots composés, ou « fusionnés », qui font tout le charme, mais aussi
l’effroi de la langue allemande (on a déjà vu Horizontsverschmelzungsproble-
matik!). Bien qu’elle soit fortement identifiée à Gadamer
1
, il s’agit d’une
formule que son créateur emploie et discute assez rarement. Il n’y a pas dans
son œuvre, ni dans son livre Vérité et méthode, de section expressément
consacrée à cette notion. Elle n’est guère évoquée qu’en deux endroits vrai-
ment significatifs dans Vérité et méthode, et à chaque fois de manière assez
furtive.
1) La formule apparaît d’abord à la fin du chapitre sur le travail de l’his-
toire (Wirkungsgeschichte) et dans un contexte polémique: elle veut répon-
dre à ceux qui, comme Dilthey, prétendent que la tâche de la compréhen-
sion serait de sortir l’horizon du présent afin de se « transposer » (sich
versetzen) dans l’horizon du passé. Non, réplique Gadamer, la compréhen-
sion est plutôt à comprendre comme une « fusion (Verschmelzung) d’hori-
zons », entre le passé et le présent
2
. L’assonance du Versetzen (se transpor-
ter) et du Verschmelzen (se fusionner) aide, bien sûr, à comprendre à quoi la
fusion des horizons cherche à s’opposer. Ce chapitre succède à un chapitre
consacré à la « fécondité de la distance temporelle », assez ironiquement d’ail-
leurs, car la fusion d’horizons vient justement « résorber », d’une certaine
façon, cette distance temporelle, ou en relativiser l’importance, en soutenant
que l’effort de la compréhension accomplit une fusion entre le « sujet » et
son objet, où toute distance paraît a priori exclue (on peut y voir l’une des
apories de cette notion, mais elle n’est qu’apparente, car pour Gadamer la
fusion pleinement comprise présuppose la fécondité secrète de l’histoire).
2) La « fusion d’horizons » sera évoquée une nouvelle fois à la fin de la
seconde partie où Gadamer dira que la fusion des horizons se produit dans
le langage, annonçant que cela sera le fil conducteur de sa considération du
1. Deux philosophes majeurs lui ont, en principe, consacré des études: Ernst T
UGENDHAT
,
« The Fusion of Horizons » (c. r. de G
ADAMER
, Truth and Method), dans The Times Literary
Supplement, 19 mai 1978, 565 (repris dans son recueil Philosophische Aufsätze, Frankfurt,
Suhrkamp, 1992, 426-432), et Stanley R
OSEN
, « Horizontverschmelzung », dans L.E. H
AHN
(dir.),
The Philosophy of Hans-Georg Gadamer, The Library of Living Philosophers vol. XXIV, Peru
(Illinois), Open Court Publishing, 1997, 207-218 (avec une réponse de Gadamer, 219-221). En
fait, il s’agit davantage d’essais assez généraux et critiques sur la pensée de Gadamer que d’étu-
des ciblées sur la « fusion des horizons » comme telle. L’étude la plus éclairante m’apparaît être
celle que vient de livrer Philippe E
BERHARD
, The Middle Voice in Gadamer’s Hermeneutics,
Tübingen, Mohr Siebeck, 2004, 77-95.
2. H.-G. G
ADAMER
, Wahrheit und Methode (WM), dans ses Gesammelte Werke (GW),
tome I, Tübingen, Mohr Siebeck, 1986, 310-312; Vérité et méthode (VM), Seuil, 1996, 326-329.
402 J. GRONDIN