La fusion des horizons. La version gadamérienne de l`adaequatio

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La fusion des horizons. La version gadamérienne de l’adæquatio rei et
intellectus?
par Jean GRONDIN
| Centres Sèvres | Archives de Philosophie
2005/3 - Tome 68
ISSN 1769-681X | pages 401 à 418
Pour citer cet article :
— Grondin J., La fusion des horizons. La version gadamérienne de l’adæquatio rei et intellectus?, Archives de
Philosophie 2005/3, Tome 68, p. 401-418.
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La fusion des horizons
La version gadamérienne de l’adæquatio rei et intellectus?
JEAN GRONDIN
Université de Monréal
à Yvon Lafrance
« Si, dans mes propres travaux, je dis qu’il est nécessaire qu’en toute com-
préhension, l’horizon de l’un se fusionne avec l’horizon de l’autre, il est
clair que cela ne signifie pas non plus une unité stable et identifiable, mais
quelque chose qui arrive à la faveur d’un dialogue qui se poursuit tou-
jours. » [Hans-Georg G
ADAMER
, L’herméneutique en rétrospective 1, Vrin,
2005 (GW 10, 130)]
L’histoire de la philosophie est assez largement l’histoire de ses métapho-
res les plus éloquentes, dont on oublie parfois à quel point elles étaient pro-
digieusement audacieuses. C’est le cas notamment de l’idée platonicienne
d’une transcendance de l’idée du Bien (epekeina tès ousias), du Dieu
d’Aristote qui serait une « pensée de la pensée » ou de l’idée, redondante
aussi (la pensée essentielle balbutie volontiers), d’une science de « l’être en
tant qu’être ». Il n’est pas exagéré de dire que ces « métaphores » ont fondé
notre tradition philosophique. Bien malin cependant qui pourrait dire à
quelle expérience elles renvoient exactement. Y a-t-il une intuition directe
de l’epekeina tès ousias, de la pensée de la pensée ou de l’être en tant
qu’être? On connaît des exemples plus modernes de telles métaphores: pen-
sons à la monade de Leibniz qui n’a pas de fenêtres, au « fait de la raison »
de Kant, à la Tathandlung de Fichte ou à la « différance » de Derrida. Toutes
proportions gardées, l’idée gadamérienne d’une « fusion d’horizons » compte
aussi parmi les métaphores assez célèbres. Peu de formules sont en tout cas
aussi emblématiques de sa pensée.
On n’a pas tort d’y voir résumée l’une de ses thèses les plus centrales sur
la compréhension, les sciences humaines, l’histoire, le langage et la vérité.
L’idée gadamérienne d’une « fusion des horizons » tient donc un rôle impor-
tant dans les débats sur les sciences humaines, mais sans que son sens soit
toujours maîtrisé avec justesse. Dans ce qui suit, j’aimerais me pencher sur
la signification et la portée de cette idée, mais aussi sur ses difficultés et ses
silences.
Archives de Philosophie 68, 2005
1. Une formule aussi rare qu’inusitée
La fusion des horizons se dit Horizontverschmelzung en allemand. Et
quelle formule allemande avec ses six syllabes et ses 21 lettres! Elle est l’un
de ces mots composés, ou « fusionnés », qui font tout le charme, mais aussi
l’effroi de la langue allemande (on a déjà vu Horizontsverschmelzungsproble-
matik!). Bien qu’elle soit fortement identifiée à Gadamer
1
, il s’agit d’une
formule que son créateur emploie et discute assez rarement. Il n’y a pas dans
son œuvre, ni dans son livre Vérité et méthode, de section expressément
consacrée à cette notion. Elle n’est guère évoquée qu’en deux endroits vrai-
ment significatifs dans Vérité et méthode, et à chaque fois de manière assez
furtive.
1) La formule apparaît d’abord à la fin du chapitre sur le travail de l’his-
toire (Wirkungsgeschichte) et dans un contexte polémique: elle veut répon-
dre à ceux qui, comme Dilthey, prétendent que la tâche de la compréhen-
sion serait de sortir l’horizon du présent afin de se « transposer » (sich
versetzen) dans l’horizon du passé. Non, réplique Gadamer, la compréhen-
sion est plutôt à comprendre comme une « fusion (Verschmelzung) d’hori-
zons », entre le passé et le présent
2
. L’assonance du Versetzen (se transpor-
ter) et du Verschmelzen (se fusionner) aide, bien sûr, à comprendre à quoi la
fusion des horizons cherche à s’opposer. Ce chapitre succède à un chapitre
consacré à la « fécondité de la distance temporelle », assez ironiquement d’ail-
leurs, car la fusion d’horizons vient justement « résorber », d’une certaine
façon, cette distance temporelle, ou en relativiser l’importance, en soutenant
que l’effort de la compréhension accomplit une fusion entre le « sujet » et
son objet, où toute distance paraît a priori exclue (on peut y voir l’une des
apories de cette notion, mais elle n’est qu’apparente, car pour Gadamer la
fusion pleinement comprise présuppose la fécondité secrète de l’histoire).
2) La « fusion d’horizons » sera évoquée une nouvelle fois à la fin de la
seconde partie où Gadamer dira que la fusion des horizons se produit dans
le langage, annonçant que cela sera le fil conducteur de sa considération du
1. Deux philosophes majeurs lui ont, en principe, consacré des études: Ernst T
UGENDHAT
,
« The Fusion of Horizons » (c. r. de G
ADAMER
, Truth and Method), dans The Times Literary
Supplement, 19 mai 1978, 565 (repris dans son recueil Philosophische Aufsätze, Frankfurt,
Suhrkamp, 1992, 426-432), et Stanley R
OSEN
, « Horizontverschmelzung », dans L.E. H
AHN
(dir.),
The Philosophy of Hans-Georg Gadamer, The Library of Living Philosophers vol. XXIV, Peru
(Illinois), Open Court Publishing, 1997, 207-218 (avec une réponse de Gadamer, 219-221). En
fait, il s’agit davantage d’essais assez généraux et critiques sur la pensée de Gadamer que d’étu-
des ciblées sur la « fusion des horizons » comme telle. L’étude la plus éclairante m’apparaît être
celle que vient de livrer Philippe E
BERHARD
, The Middle Voice in Gadamer’s Hermeneutics,
Tübingen, Mohr Siebeck, 2004, 77-95.
2. H.-G. G
ADAMER
, Wahrheit und Methode (WM), dans ses Gesammelte Werke (GW),
tome I, Tübingen, Mohr Siebeck, 1986, 310-312; Vérité et méthode (VM), Seuil, 1996, 326-329.
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langage dans la troisième partie (mais où l’idée d’une fusion des horizons ne
réapparaîtra pas!)
3
.
Que veut donc dire la formule d’une fusion des horizons? Son sens pre-
mier paraît assez clair: la thèse de Gadamer est que l’on comprend toujours,
au moins en partie, à partir de son horizon lorsqu’on cherche à comprendre
quelque chose (disons un « autre horizon »), mais sans que l’on n’en ait tou-
jours expressément conscience. La compréhension met ainsi en œuvre une
« fusion » d’horizons, ceux de l’interprète et de son objet, où on ne peut pas
toujours distinguer ce qui relève de l’un ou de l’autre. Dans le cas de la com-
préhension historique, qui constitue le cas-type pour Gadamer, la compré-
hension présente d’un texte ou d’un auteur ancien prend la forme d’une
« fusion » entre le présent et le passé. L’horizon du passé se « fusionnerait »
alors avec celui du présent. Mais il est clair que la portée de la fusion des
horizons déborde le cadre de la compréhension du passé. Elle est aussi à
l’œuvre dans la compréhension d’autrui, d’autres cultures et a fortiori dans
la compréhension de soi (car il est assez difficile de vouloir distinguer ici
celui qui comprend de ce qu’il comprend).
Avant d’en analyser la portée dans Vérité et méthode, on peut se poser
ici une question: un horizon (ou deux horizons) est-il quelque chose qui peut
se « fusionner »? La métaphore de Gadamer tient-elle? Pour y répondre, pen-
chons-nous peut-être sur les notions d’horizon et de fusion, en partant de
leur sens courant dans le langage.
Commençons par la notion d’horizon. Il ne s’agit pas vraiment d’un
concept classique de la philosophie, au sens où des auteurs comme Platon,
Aristote, Descartes, Kant ou Hegel ne l’emploient guère (même si le terme
a la même racine que la notion d’horismos, la « définition » chez les Grecs).
La formule est assez récente et vient probablement de Husserl, mais aussi
de Dilthey
4
.
Dans l’usage normal de la langue, l’horizon désigne surtout la « limite
circulaire de la vue, pour un observateur qui en est le centre » (Robert). On
dit par exemple que le soleil « descend sur l’horizon » (ibid.), on peut aussi
parler de la « ligne d’horizon », d’un « tour d’horizon », mais on dit aussi que
nos horizons peuvent s’ouvrir ou, mieux, que l’on s’élargit l’horizon.
L’horizon a donc quelque chose à voir avec l’amplitude de la vision et, par-
tant, de la compréhension. On ne parlerait pas d’horizon, je pense, dans une
salle fermée où l’on ne peut pas voir l’extérieur. Mais est-ce que quelque
chose de tel peut se « fusionner »? Est-ce que le soleil descend sur quelque
3. WM, GW, I, 383; VM, 401.
4. Voir à ce sujet Mirko W
ISCHKE
, « Das Erlebnis und seine vertiefende Erkenntnis. Zum
Horizontbegriffbei Dilthey », dans Ralf H
ELM
(dir.), Horizonte des Horizontbegriffs.
Hermeneutische, phänomenologische und interkulturelle Studien, Sankt Augustin, Academia
Verlag, 2004, 119-136.
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chose qui peut se « fusionner » quand il descend sur la ligne d’horizon? Ce
n’est pas immédiatement évident.
On peut observer que le terme d’horizon désigne surtout en français,
comme en d’autres langues, ce qui se trouve devant nous, et en un certain
sens à l’extérieur de nous quand il circonscrit l’ampleur de ce que nous pou-
vons voir autour de nous. S’il est important de le souligner, c’est que dans
son usage philosophique, devenu courant, le terme d’horizon sert souvent à
désigner l’équivalent d’un point de vue personnel ou subjectif. On dit ainsi
que chacun, ou tel groupe d’individus, possède son horizon pour dire qu’il
a sa propre vision des choses. Mais il se pourrait que le terme d’horizon se
trouve ici un peu détourné de son sens. C’est qu’il est plus juste de dire que
l’horizon est ce que l’on voit depuis un point de vue. Ce n’est pas le point
de vue lui-même. Lorsque l’on monte sur un promontoire ou sur le sommet
d’une montagne, on jouit d’une très belle vue sur l’horizon, mais ce n’est
pas notre point de vue qui est l’horizon lui-même. On voit par là que le terme
d’horizon a acquis aujourd’hui un sens peut-être trop subjectif, alors qu’il
désigne d’abord ce qui dépasse la subjectivité, ce qui l’entoure
5
.
C’est un usage du terme d’horizon auquel Gadamer s’est montré singu-
lièrement attentif quand il a souligné que la formation et l’éducation per-
mettaient, comme on peut le dire en allemand, de « gagner de l’horizon »:
« Le concept d’horizon est ici à retenir parce qu’il exprime l’ampleur supé-
rieure de vision que doit posséder celui qui comprend. Acquérir un horizon
(Horizont gewinnen) signifie toujours apprendre à voir au-delà de ce qui est
près, trop près, non pour en détourner le regard, mais pour mieux le voir,
dans un ensemble plus vaste et des proportions plus justes. »
6
Cette très belle
idée évoque avec justesse l’idée, à retenir pour la suite, d’un dépassement de
notre point de vue (ou de notre « horizon ») trop subjectif.
Comment entendre, pour sa part, l’idée de « fusion », qui n’est pas non
plus un concept classique de la philosophie? L’allemand parle ici de
Verschmelzung. À l’instar du mot français (fusio, de fundere), le terme alle-
mand vient d’un verbe qui veut dire « fondre », schmelzen (ce qui m’avait
conduit à parler d’une « fonte » des horizons dans mon Introduction à
Gadamer en 1999). Lorsque quelque chose fond (de la neige, de la cire, un
métal), la chose qui fond disparaît ou change de forme, pour devenir fluide.
Est-ce bien ce qui arrive lorsque l’on parle d’une fusion d’horizons?
Le terme qu’utilise Gadamer n’est pas vraiment celui d’une « fonte »
(Schmelze ou Schmelzung, qui existe, bien qu’assez rare), mais d’une
5. Le même glissement subjectif a d’ailleurs affecté l’idée de « perspective ». Dans la pos-
térité de Nietzsche, le terme est aussi souvent utilisé comme un synonyme de « point de vue »
(chacun a sa perspective), alors qu’il désigne à l’origine quelque chose qui se trouve devant
nous, dans un tableau par exemple.
6. VM, 327; WM, GW 1, 310.
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