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Résonance
Judith Depaule a mis en scène trois pièces de théâtre sur des sportives
de haut-niveau pratiquant des sports habituellement pratiqués par des hommes.
Avec « Corps de femmes », elle bouscule les stéréotypes. 1
Paroles, extraits
Je suis sensible. Je joue au rugby, un sport viril
par excellence.
Je suis maternelle. Je forme un grand corps
solidaire, quand une fille de mon équipe est
attaquée, c’est une partie de ma chair qui est
meurtrie. Je peux mourir pour ma famille rugby.
Je suis gracieuse. Je touche, je shoote, je
percute, j’attrape, je plaque, je défonce, je
stoppe, je provoque l’adversaire.
Je suis délicate. Je porte un short, un maillot,
de grandes chaussettes, des crampons, un
protège dents, un casque, des protections qui
enveloppent mes formes.
Je suis généreuse. Je mets mon corps en danger,
je le pousse, je m’envoie, je me fatigue, j’ai mal
aux muscles, je fabrique de l’acide lactique.
J’aime les courbatures, quand je ne peux plus
lever les bras, que je ne peux plus décoller de
ma chaise et que je ne peux plus marcher.
Je suis harmonieuse. Je façonne mon corps,
je fais de la musculation. Mon corps est dur, je
suis tankée, mes muscles sont saillants, je suis
baraquée, j’ai des bras de déménageuse, je suis
plus forte et plus costaude que toi, tu pourrais
t’y mettre aussi.
Je suis sensuelle. Après un match, je suis
couverte de bleus, d’hématomes, d’égratignures,
de croûtes, de balafres. Je suis allée au charbon,
j’ai fait mon travail, j’ai tout donné, j’ai fait le
maximum, j’ai joué à fond, à fond..
Je suis réceptive, compréhensive. Je bois de
la bière, je rote, je pète, je crache, j’utilise un
vocabulaire orienté sexe.
Je suis intuitive. Je suis une guerrière.
Je suis altruiste. Je pratique un sport de combat
qu’on qualifie de violent, mais régi par des
règles.
Je suis séduisante. Je maîtrise la douleur, je ne
suis pas une chochotte.
Je suis fragile. Je ne suis pas apprêtée, je suis
essoufflée, ébouriffée, débraillée, sale et
couverte de sueur.
Quelle est l’origine du projet ?
J’aime m’attaquer aux stéréotypes qui perdurent dans tous
les domaines, le sport y compris. Dans la première pièce,
Le marteau, consacré à la polonaise Kamila Skolimowska,
première championne olympique de la discipline en 2000, il est
notamment question des tests de féminité infligés aux sportives
de haut niveau jusqu’en 1999. Les haltères raconte l’histoire de
la Turque Nurcan Taylan femme la plus forte du monde dans
la catégorie des moins de 48kg, en soulevant pratiquement
deux fois et demi son poids. Dans Le ballon ovale, j’interroge le
genre au travers de deux équipes féminines de 1e et 3e division
de rugby (Bobigny et Soisy). C’est ma façon de dire que la
féminité n’est pas une valeur absolue et que le corps féminin
peut avoir toutes les formes possibles. Le sport est un territoire
où les corps sont mis en danger, où la sexuation des corps est
très perceptible. Le théâtre est une tribune pour porter ces
questions. Pour le rugby, quel corps est en jeu sur le terrain ? Estce un corps dégenré ? Quel est le rapport des filles à la violence ?
Ce sont des sujets qui fâchent. À l’exception de certaines
disciplines marquées « filles », le sport reste un territoire réservé
à l’homme et beaucoup de choses restent impensables.
Comment la pièce sur le rugby a-t-elle été accueillie ?
Les joueuses de rugby s’y retrouvent totalement. Mais des
hommes comme des femmes trouvent qu’il est insupportable de
montrer des sportives « hommasses » et voudraient les voir avec
des corps de mannequins ! Même des rugbymen trouvent que
je mets trop l’accent sur le contact alors que le rugby féminin se
baserait plus sur l’évitement. Et pourtant elles ne parlent que de
contact, de placage, de raffuts…! J’ai mis en scène leurs paroles
recueillies au cours d’interviews auprès de filles jouant à tous les
postes.
Comment es-tu passée de l’enquête sociologique au théâtre ?
Quels ressorts artistiques as-tu choisis ?
Je me suis appuyée sur la structure même du sport, en y puisant
ce qui me semblait théâtral. En termes de décor, j’ai retenu une
pelouse artificielle pour le sol, des en-buts abritent un écran.
Le son a été transformé, le choc des crampons, les sifflets, le
bruit des corps qui s’imbriquent les uns dans les autres a été
magnifié. La comédienne Cécile Musitelli dit le texte et restitue
la grammaire gestuelle spécifique aux différents postes, décline
des exercices d’échauffement, joue du ballon et simule des
essais. Derrière elles, sont projetées des images de joueuses
ou en matches ou en gros plan, muettes, le regard fixé sur les
spectateurs. Le décalage entre la performance physique de la
comédienne et l’immobilité des joueuses rend les propos plus
forts. ♦
1 Pour voir « Corps de femme » dans votre région, contacter : Virginie Hammel au
01 41 50 38 10. Voir le travail de Judith Depaule avec un collège du 93 sur le site :
www.mabeloctobre.net/insitu
Résonance
La balle ovale
Corps de femmes
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