Le souci d`autrui dans la prise de décision des

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HEC MONTRÉAL
École affiliée à l’Université de Montréal
Le souci d’autrui
dans la prise de décision des gestionnaires
par
Diane Girard
Thèse présentée en vue de l’obtention du grade de Ph.D. en Administration
(Option management)
Décembre 2013
© Diane Girard, 2013
HEC MONTRÉAL
École affiliée à l’Université de Montréal
Cette thèse intitulée :
Le souci d’autrui dans la prise de décision des gestionnaires
présentée par :
Diane Girard
a été évaluée par un jury composé des personnes suivantes :
Ann Langley
HEC Montréal
Présidente-rapporteuse
Linda Rouleau
HEC Montréal
Codirectrice de recherche
Georges A. Legault
Université de Sherbrooke
Codirecteur de recherche
Véronika Kisfalvi
HEC Montréal
Membre du jury
Mary-Dean Lee
Université McGill
Membre du jury
Hélène Lee-Gosselin
Université Laval
Examinatrice externe
Normand Turgeon
HEC Montréal
Représentant du directeur de HEC Montréal
RÉSUMÉ
L’objectif de cette thèse est de comprendre comment les gestionnaires intègrent le souci
d’autrui à leur prise de décision. Les impacts négatifs de certains agissements corporatifs
au cours des dernières décennies ont entrainé des attentes accrues envers les
organisations à ce sujet de la part de la société civile, des consommateurs et des
gouvernements, que ce soit sous le vocable d’éthique, de responsabilité sociale ou de
développement durable.
Si de nombreuses études ont cherché à expliquer et à prédire l’action morale au moyen
de diverses variables causales, la façon dont le souci d’autrui est intégré dans le
processus de prise de décision n’a toutefois pas fait l’objet d’études systématiques,
particulièrement en ce qui a trait aux décisions des gestionnaires. C’est principalement
pour remédier à cette lacune que nous avons entrepris cette étude.
Cette recherche a été effectuée au moyen d’une méthodologie qualitative. Les données
ont été recueillies à partir de multiples entretiens semi-structurés et rétrospectifs auprès
de dix gestionnaires de succursales bancaires et de coopératives financières. Ces
entrevues ont servi à reconstituer, pour chaque gestionnaire, deux situations où ils ont dû
prendre des décisions qui les tiraillaient, en raison des impacts négatifs qu’elles
pourraient avoir sur le bien-être de clients, d’employés ou d’autres personnes. Ceci nous
a permis d’étudier en profondeur vingt situations, comportant un total de cinquante-huit
décisions distinctes.
Chaque participant a été rencontré trois fois. Outre les entrevues rétrospectives et semistructurées, nous avons également eu recours à l’analyse de documents généraux
produits par les institutions ainsi que des documents reliés à ces décisions, lorsque
possible. Chaque participant a également fourni un dessin représentant les éléments clés
des décisions prises dans les situations à l’étude. À la suite du codage, une description
détaillée a été produite dans le but de reconstituer toutes les décisions prises par chaque
gestionnaire pour résoudre ses deux situations problématiques. Une analyse comparative
intercas a ensuite été réalisée, dans le but de circonscrire les différences et les similitudes
dans l’intégration du souci d’autrui, mais également entre les participants et entre les
types d’établissement.
Notre principale contribution consiste à démontrer que le souci d’autrui peut prendre
diverses formes (professionnel, juridique, déontologique et éthique) et qu’il peut être
intégré à différentes étapes de la prise de décision. De plus, notre étude démontre que,
même dans les cas où le souci d’autrui n’est pas priorisé dans le choix de la solution
apportée à un problème, ce souci peut avoir été présent en amont de ce choix, ou surgir
au moment de l’implantation de la solution retenue pour en minimiser les impacts
négatifs sur autrui. En fait, chacun des gestionnaires a intégré le souci d’autrui dans au
moins une des décisions prises pour résoudre chacune des deux situations
problématiques qu’il nous a soumises. Nos résultats indiquent cependant que, lorsque les
intérêts de l’organisation sont réellement menacés, notamment en termes de rentabilité
ou de fidélisation de la clientèle, les intérêts de l’organisation sont inévitablement
priorisés. Les gestionnaires considèrent que leur rôle leur impose d’agir ainsi, quelle que
soit l’organisation.
Mots-clés : Éthique, Moral, Décision, Souci d’autrui, Empathie, Perspective de la
pratique, Étude de cas, Recherche qualitative.
iv
ABSTRACT
The goal of this thesis is to understand how managers integrate concern for others in
their decision making. The negative impacts on third parties of different corporate
activities over the last few decades have resulted in increased expectations towards
organizations on behalf of civil society, consumers and government, under the guise of
ethics, corporate social responsibility or sustainability.
Many studies have tried, over the years, to find causal explanations for moral or immoral
behavior. However, understanding how concern for others might be integrated in
managers’ decision making processes has not been the topic of systematic studies to
date. This study aims to remedy this gap.
Data was collected from five bank branch managers and five financial cooperative
directors, using qualitative methods. Three retrospective semi-structured interviews were
conducted with each participant. These interviews enabled us to reconstruct the different
decisions they took in two different situations in which they were conflicted because of
the possible negative impacts of their decisions on clients, employees or other people. A
total of twenty situations were thus examined in detail, resulting in the study of fifty
eight separate decisions.
In addition to these interviews, we also analyzed public information on both
organizations, and some internal documents pertaining to specific decisions, when
possible. Each participant also produced a summarized version of events and a drawing
representing the key elements of their decisions. After coding the data, we produced a
detailed description of each decision in order to reconstruct all of the decisions taken to
solve each situation. We then did a comparative analysis between cases, between
managers and between organizations, in order to highlight similarities and differences.
The two main contributions of our study are the demonstration of the different forms
concern for other can take during the decision making process (professional, legal,
deontological and ethical) and how they are integrated in different components of the
decision making process. Moreover, our study shows that even when concern for others
isn’t prioritized in the choice of the solution to a problem, it may have been taken into
account either prior to that choice or afterwards, during the implementation of the
decision, in order to minimize its negative impacts on others. It is worthwhile to note
that each manager integrated concern for others, at some point, in at least one of the
decisions taken to solve each of the two situations they submitted to us. Our results
indicate, however, that whenever the organization’s interests are seriously threatened,
namely in terms of profitability or client satisfaction, and conflict with concern for
others, the organization’s interests are inevitably prioritized in the choice of the solution.
No matter the organization, managers believe that protecting the organization’s interests
is inherent to their position.
v
Keywords : Ethics, Moral, Decision making, Ethical decision making, Concern for
others, Empathy, Practice perspective, Case study, Qualitative research
vi
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ ......................................................................................................................... iii
ABSTRACT ....................................................................................................................... v
LISTE DES TABLEAUX ...............................................................................................xiv
LISTE DES FIGURES ..................................................................................................... xv
REMERCIEMENTS .......................................................................................................xxi
CHAPITRE 1 – INTRODUCTION ................................................................................... 1
CHAPITRE 2 – RECENSION DES ÉCRITS ................................................................... 9
2.1 LE SOUCI D’AUTRUI ........................................................................................... 9
2.1.1 LE SOUCI D’AUTRUI EN TANT QUE VALEUR TRANSCENDANTE .. 12
2.1.2 LE SOUCI D’AUTRUI EN TANT QU’OBLIGATION ................................ 18
2.1.3 LE SOUCI D’AUTRUI EN TANT QUE PRÉOCCUPATION ..................... 25
2.1.4 EN CONCLUSION, SUR LE SOUCI D’AUTRUI....................................... 30
2.2 LA PRISE DE DÉCISION.................................................................................... 31
2.2.1 LA PRISE DE DÉCISION EN GESTION ..................................................... 32
2.2.1.1 Le modèle de Simon .................................................................................... 33
2.2.1.2 Le modèle de Mintzberg et al. (1976) .......................................................... 38
2.2.1.3 Une décision contextuelle, volontaire et empreinte d’émotions .................. 41
2.2.2 LA PRISE DE DÉCISION ÉTHIQUE ........................................................... 44
2.2.2.1 Les modèles et les études visant l’explication et la prédiction du
comportement ........................................................................................................... 45
2.2.2.2 Les modèles et les études portant sur le processus décisionnel ................... 48
2.2.2.3 La littérature récente en prise de décision morale ........................................ 59
2.2.3 EN CONCLUSION, SUR LA PRISE DE DÉCISION.................................. 64
CHAPITRE 3 – CADRE CONCEPTUEL....................................................................... 71
3.1 QUESTIONS DE RECHERCHE .......................................................................... 71
3.2 CADRE CONCEPTUEL ....................................................................................... 72
vii
3.2.1 LE CONCEPT DE SOUCI D’AUTRUI ......................................................... 74
3.2.2 UNE PERSPECTIVE « PRATIQUE » DE LA PRISE DE DÉCISION EN
CONTEXTE ORGANISATIONNEL ...................................................................... 78
3.2.2.1 Les facteurs contextuels .............................................................................. 79
3.2.2.2 Le rôle des émotions dans la prise de décision ............................................ 81
3.2.2.3 Une réflexivité à degrés variables ................................................................ 83
3.2.2.4 La qualification des problèmes et les normativités associées ...................... 85
3.2.2.5 Un processus décisionnel complexe............................................................ 98
3.2.2.6 La démarche décisionnelle dans son ensemble .......................................... 102
CHAPITRE 4 – CADRE MÉTHODOLOGIQUE ......................................................... 107
4.1 LES ASSISES THÉORIQUES DE NOTRE STRATÉGIE DE RECHERCHE . 108
4.2 STRATÉGIE DE RECHERCHE ET CHOIX MÉTHODOLOGIQUES ............ 112
4.2.1 STRATÉGIE DE RECHERCHE .................................................................. 113
4.2.2 UNITÉ D’ANALYSE ................................................................................... 115
4.2.3 ÉCHANTILLONNAGE .............................................................................. 118
4.2.4 SOURCES DES DONNÉES ET MÉTHODES DE COLLECTE ............... 122
4.2.5 L’ANALYSE ET L’INTERPRÉTATION DES DONNÉES ....................... 130
4.2.5.1 Le codage des données ............................................................................... 131
4.2.5.2 L’analyse intracas et intercas ..................................................................... 137
4.2.6 LES CRITÈRES DE QUALITÉ DE LA RECHERCHE .............................. 138
4.2.6.1 La validité de construit ............................................................................... 141
4.2.6.2 La triangulation des données ...................................................................... 143
4.2.6.3 La validité externe ...................................................................................... 144
4.2.6.4 La fiabilité .................................................................................................. 144
4.2.7 PRÉOCCUPATIONS ÉTHIQUES ............................................................... 146
CHAPITRE 5 – PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ET ANALYSE INTRACAS . 149
5.1 LE CONTEXTE DES DEUX ORGANISATIONS ............................................. 150
5.1.1 LA BANQUE ................................................................................................ 150
5.1.2 LA COOPÉRATIVE DE SERVICES FINANCIERS ................................. 152
viii
5.2 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION DE CHANTAL ..... 156
5.2.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION ......... 156
5.2.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ......................................................... 158
5.2.2.1 La décision
de Chantal concernant la terminaison de l’emploi d’une
employée ................................................................................................................ 158
5.2.2.2 La décision de Chantal concernant la reprise de possession de l’immeuble
d’un client............................................................................................................... 165
5.2.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT DE CHANTAL ................................. 172
5.2.3.1 Le souci d’autrui de Chantal dans sa décision concernant la terminaison
d’emploi d’une employée ....................................................................................... 172
5.2.3.2 Le souci d’autrui de Chantal dans sa décision concernant la reprise de
possession de l’immeuble d’un client .................................................................... 180
5.3 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION DE ROGER .......... 191
5.3.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION ........ 191
5.3.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ......................................................... 194
5.3.2.1 La décision de Roger concernant l’optimisation de la prestation conseil .. 194
5.3.2.2 La décision de Roger de fermer un des points de service ........................ 200
5.3.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT DE ROGER ....................................... 207
5.3.3.1 Le souci d’autrui de Roger dans sa décision « d’optimisation de la
prestation conseil »................................................................................................. 207
5.3.3.2 Le souci d’autrui de Roger dans sa décision de fermer un point de service
des clients ............................................................................................................... 212
5.4 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION D’ALAIN .............. 218
5.4.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION ......... 218
5.4.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ......................................................... 220
5.4.2.1 La décision d’Alain concernant la terminaison de l’emploi d’un gestionnaire
................................................................................................................................ 220
5.4.2.2
La décision d’Alain concernant son insatisfaction avec un employé de la
Fédération ............................................................................................................... 225
5.4.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT D’ALAIN .......................................... 227
ix
5.4.3.1 Le souci d’autrui d’Alain dans sa décision de mettre fin à l’emploi d’un
gestionnaire de la caisse ......................................................................................... 227
5.4.3.2 Le souci d’autrui d’Alain dans la décision concernant son insatisfaction
avec un employé de la Fédération .......................................................................... 233
5.5 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION DE MARCEL ....... 237
5.5.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION ......... 237
5.5.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ......................................................... 240
5.5.2.1 La décision de Marcel concernant le congédiement d’une employée pour
vol........................................................................................................................... 240
5.5.2.2
La décision de Marcel concernant le congédiement d’un gestionnaire . 245
5.5.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT DE MARCEL .................................... 252
5.5.3.1 Le souci d’autrui de Marcel dans la décision de congédier une employée
pour vol .................................................................................................................. 252
5.5.3.2 Le souci d’autrui de Marcel dans sa décision de congédier un gestionnaire
................................................................................................................................ 258
5.6 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION DE GABRIELLE .. 262
5.6.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION ......... 262
5.6.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ......................................................... 264
5.6.2.1 La décision de Gabrielle concernant un changement opérationnel ............ 264
5.6.2.2 La décision de Gabrielle concernant la demande d’augmentation de prêt
d’un client............................................................................................................... 271
5.6.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT DE GABRIELLE .............................. 274
5.6.3.1 Le souci d’autrui de Gabrielle dans sa décision concernant un changement
opérationnel ............................................................................................................ 274
5.6.3.2 Le souci d’autrui de Gabrielle dans sa décision concernant la demande de
refinancement d’un client....................................................................................... 279
5.7 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION DE BRIGITTE ...... 283
5.7.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION ......... 283
5.7.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ......................................................... 284
5.7.2.1 La décision de Brigitte concernant une rétrogradation .............................. 284
5.7.2.2 La décision de Brigitte concernant les propos racistes d’une cliente........ 293
x
5.7.3 ANALYSE INTRACAS DE BRIGITTE...................................................... 299
5.7.3.1 Le souci d’autrui de Brigitte dans sa décision concernant une rétrogradation
................................................................................................................................ 299
5.7.3.2 Le souci d’autrui de Brigitte dans sa décision concernant les propos racistes
d’une cliente ........................................................................................................... 308
5.8 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION D’ÉLOÏSE ............ 314
5.8.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION ......... 314
5.8.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ......................................................... 318
5.8.2.1 La décision d’Éloïse concernant la terminaison d’un emploi .................... 318
5.8.2.2
La décision d’Éloïse concernant le cas d’un client abusif .................... 329
5.8.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT D’ÉLOÏSE ......................................... 333
5.8.3.1
Le souci d’autrui d’Éloïse dans sa décision de mettre fin à un emploi . 333
5.8.3.2 Le souci d’autrui d’Éloïse dans sa décision concernant un client qui a été
abusif envers un employé ....................................................................................... 343
5.9 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION DE FRANCE ........ 349
5.9.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION ......... 349
5.9.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ......................................................... 350
5.9.2.1
La décision de France concernant la réduction des heures de travail d’un
employé 350
5.9.2.2 La décision de France concernant le congédiement pour vol d’une employée
................................................................................................................................ 354
5.9.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT DE FRANCE ..................................... 358
5.9.3.1 Le souci d’autrui de France dans sa décision concernant la réduction des
heures de travail d’un employé .............................................................................. 358
5.9.3.2 Le souci d’autrui de France dans le cas du 2e employé ............................. 363
5.10 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION DE LOUIS .......... 367
5.10.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION ...... 367
5.10.2
PRÉSENTATION DES RÉSULTATS .................................................. 369
5.10.2.1 La décision de Louis concernant le congédiement d’une employée ........ 369
5.10.2.2 La décision de Louis concernant une fraude présumée ........................... 374
5.10.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT DE LOUIS ....................................... 379
xi
5.10.3.1 Le souci d’autrui de Louis dans sa décision de congédier une employée 379
5.10.3.2 Le souci d’autrui de Louis dans sa décision vis-à-vis une cliente
concernant une fraude présumée ............................................................................ 388
5.11 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION DE MARTINE .... 391
5.11.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION ....... 391
5.11.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ....................................................... 393
5.11.2.1 La décision de Martine concernant la rétrogradation d’un employé........ 393
5.11.2.2 La décision de Martine concernant l’octroi d’un prêt à un client ............ 399
5.11.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT DE MARTINE ................................ 403
5.11.3.1 Le souci d’autrui de Martine dans sa décision concernant la rétrogradation
d’un employé .......................................................................................................... 403
5.11.3.2 Le souci d’autrui de Martine dans sa décision concernant l’octroi d’un prêt
à un client ............................................................................................................... 410
CHAPITRE 6 – ANALYSE INTERCAS ...................................................................... 415
6.1 LES TYPES DE SITUATIONS PROBLÉMATIQUES SOUMISES ................. 415
6.2 LE CONTEXTE DANS LEQUEL SE PREND LA DÉCISION......................... 418
6.3 CONSTATS GÉNÉRAUX SUR LA PRISE DE DÉCISION ............................. 421
6.4 L’INTÉGRATION DU SOUCI D’AUTRUI DANS LE PROCESSUS DE PRISE
DE DÉCISION ........................................................................................................... 423
6.4.1 Le souci d’autrui lors de la qualification du problème ................................. 424
6.4.2 Le souci d’autrui lors de l’évaluation............................................................ 430
6.4.3 Le souci d’autrui au moment du choix de la solution ................................... 435
6.4.4 Le souci d’autrui lors de l’implantation ........................................................ 438
6.5 LA VARIATION DU SOUCI D’AUTRUI À TRAVERS LA DÉMARCHE DE
RÉSOLUTION DU PROBLÈME ............................................................................. 442
6.6 CONCLUSION ................................................................................................... 449
CHAPITRE 7 – DISCUSSION ...................................................................................... 451
7.1 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION ............................... 453
7.1.1 CARACTÉRISTIQUES PERSONNELLES ET CONTEXTUELLES ........ 453
xii
7.1.2 L’INTÉGRATION DU SOUCI D’AUTRUI DANS LE PROCESSUS DE
PRISE DE DÉCISION ........................................................................................... 458
7.1.2.1 Le souci d’autrui marginalisé dans la littérature en gestion ....................... 458
7.1.2.2 Le souci d’autrui comme obligation .......................................................... 461
7.1.2.3 Le souci d’autrui éthique : la préoccupation quant aux conséquences sur
autrui ...................................................................................................................... 464
7.1.2.4 La priorisation du souci d’autrui ................................................................ 465
7.1.3. L’ÉVOLUTION DU SOUCI D’AUTRUI À TRAVERS LA DÉMARCHE
DE RÉSOLUTION DU PROBLÈME ................................................................... 466
7.1.4 Le concept de souci d’autrui ......................................................................... 469
7.2 LES ÉMOTIONS ET LA PRISE DE DÉCISION ............................................... 470
7.3. LA RÉFLEXIVITÉ, PENDANT ET APRÈS LA PRISE DE DÉCISION ......... 473
CHAPITRE 8 – CONCLUSION, CONTRIBUTIONS ET LIMITES .......................... 479
8.1 CONTRIBUTIONS ............................................................................................. 481
8.1.1 CONTRIBUTIONS THÉORIQUES ............................................................ 481
8.1.2 CONTRIBUTIONS EMPIRIQUES ............................................................. 481
8.1.3 CONTRIBUTIONS MÉTHODOLOGIQUES ............................................. 485
8.1.4 CONTRIBUTIONS PRATIQUES ............................................................... 486
8.2 VALIDITÉ ET LIMITES .................................................................................... 488
8.3 AVENUES DE RECHERCHE FUTURES ......................................................... 491
BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................................... 495
ANNEXE A - GUIDE D’ENTRETIEN .......................................................................xxiv
ANNEXE B - DESSINS DES PARTICIPANTS .......................................................... xxx
ANNEXE C - RÉCITS ÉCRITS .......................................................................................xl
ANNEXE D - FORMULAIRE DE CONSENTEMENT - PARTICIPANTS ..................lx
ANNEXE E - FORMULAIRE DE CONSENTEMENT - ORGANISATIONS .......... lxiv
ANNEXE F - ENGAGEMENT DE CONFIDENTIALITÉ - CHERCHEURS ......... lxviii
xiii
LISTE DES TABLEAUX
Tableau I – Trois positionnements théoriques liés au souci d’autrui ............................... 11
Tableau II – Les quatre composantes du modèle de Rest ................................................ 51
Tableau III – Caractéristiques communes aux littératures ............................................... 66
Tableau IV – Les normativités agissantes dans le raisonnement pratique ....................... 89
Tableau V – Les participants.......................................................................................... 119
Tableau VI – Tactiques pour assurer la qualité de la recherche .................................... 140
Tableau VII – Types de situations étudiées ................................................................... 416
Tableau VIII – Les valeurs perçues comme étant priorisées ......................................... 418
Tableau IX – La conception du gestionnaire de son rôle ............................................... 419
Tableau X – Nombre de décisions prises pour résoudre la situation ............................. 421
Tableau XI – Type de normativité lors de la qualification du problème ....................... 425
Tableau XII – Type de souci d’autrui lors de la qualification du problème .................. 425
Tableau XIII - Type de souci d’autrui lors de l’évaluation ............................................ 432
Tableau XIV – Soucis multiples lors de l’évaluation ................................................... 433
Tableau XV – Souci priorisé au moment du choix de la solution ................................. 435
Tableau XVI – Type de souci d’autrui lors l’implantation ............................................ 439
Tableau XVII – Les types de normativités .................................................................... 443
Tableau XVIII – Le passage d’une normativité à l’autre dans la démarche .................. 445
Tableau XIX – Dualité de rôles ..................................................................................... 477
xiv
LISTE DES FIGURES
Figure 1 – Le processus de prise de décision selon Simon (1945, 1960, 1997) .............. 35
Figure 2 – Le processus de prise de décision selon Mintzberg et al. (1976) ................... 39
Figure 3 – Modèle de Hunt et Vitell (2006) ..................................................................... 49
Figure 4 – Le processus non linéaire de Rest ................................................................... 51
Figure 5 – Le concept de souci d’autrui ........................................................................... 75
Figure 6 – Autonomie décisionnelle et nature des choix ................................................. 96
Figure 7 – Degré de souci d’autrui dans la prise de décision........................................... 97
Figure 8 – Le processus décisionnel enrichi .................................................................... 98
Figure 9 – Nos choix méthodologiques ......................................................................... 113
Figure 10 – Chantal décision # 1.1 (T1) ........................................................................ 172
Figure 11 – Chantal décision # 1.2 (T2) ........................................................................ 174
Figure 12 – Chantal décision # 1.3 (T3) ........................................................................ 175
Figure 13 – Chantal décision # 1.4 (T4) ........................................................................ 176
Figure 14 – Chantal décision # 1.5 (T5) ........................................................................ 177
Figure 15 – Chantal décision # 2.1 (T1) ........................................................................ 180
Figure 16 – Chantal décision # 2.2 (T2) ........................................................................ 182
Figure 17 – Chantal décision # 2.3 (T3) ........................................................................ 183
Figure 18 – Chantal décision # 2.4 (T4) ........................................................................ 185
Figure 19 – Chantal décision # 2.5 (T5) ........................................................................ 186
Figure 20 – Chantal décision # 2.6 (T6) ........................................................................ 188
Figure 21 – Chantal décision # 2.7 (T7) ........................................................................ 190
Figure 22 – Roger décision # 1.1 (T1) .......................................................................... 208
Figure 23 – Roger décision # 2.1 (T1) ........................................................................... 213
Figure 24 – Alain décision # 1.1 (T1) ............................................................................ 228
Figure 25 – Alain décision # 1.2 (T2) ............................................................................ 230
Figure 26 – Alain décision # 2.1 (T1) ............................................................................ 234
Figure 27 – Alain décision # 2.2 (T2) ............................................................................ 235
Figure 28 – Marcel décision # 1.1 (T1) ......................................................................... 253
Figure 29 – Marcel décision # 1.2 (T2) ......................................................................... 255
xv
Figure 30 – Marcel décision # 1.3 (T3) ......................................................................... 256
Figure 31 – Marcel décision # 2.1 (T1) ......................................................................... 259
Figure 32 – Marcel décision # 2.2 (T2) ......................................................................... 261
Figure 33 – Gabrielle décision # 1.1 (T1) ...................................................................... 276
Figure 34 – Gabrielle décision # 2.1 (T1) ...................................................................... 281
Figure 35 – Brigitte décision # 1.1 (T1) ......................................................................... 300
Figure 36 – Brigitte décision # 1.2 (T2)......................................................................... 301
Figure 37 – Brigitte décision # 1.3 (T3) ......................................................................... 303
Figure 38 – Brigitte décision # 1.4 (T4) ......................................................................... 305
Figure 39 - Interrelation des trois décisions ................................................................... 308
Figure 40 – Brigitte décision # 2.A ................................................................................ 310
Figure 41 – Brigitte décision # 2.B ................................................................................ 312
Figure 42 – Brigitte décision # 2.C ................................................................................ 313
Figure 43 – Éloïse décision # 1.1 (T1) ........................................................................... 335
Figure 44 – Éloïse décision # 1.2 (T2) ........................................................................... 337
Figure 45 – Éloïse décision # 1.3 (T3) ........................................................................... 339
Figure 46 – Éloïse décision # 1.4 (T4) ........................................................................... 340
Figure 47 – Éloïse décision # 1.5 (T5) ........................................................................... 341
Figure 48 – Éloïse décision # 2.1 (T1) ........................................................................... 344
Figure 49 – Éloïse décision # 2.2 (T2) ........................................................................... 345
Figure 50 – Éloïse décision # 2.3 (T3) ........................................................................... 346
Figure 51 – Éloïse décision # 2.4 (T4) ........................................................................... 348
Figure 52 – France # 1.1 (T1) ........................................................................................ 359
Figure 53 – France # 1.2 (T2) ........................................................................................ 361
Figure 54 – France # 2.1 (T1) ........................................................................................ 364
Figure 55 – France # 2.2 (T2) ........................................................................................ 365
Figure 56 – Louis décision # 1.1 (T1) ............................................................................ 380
Figure 57 – Louis décision # 1.2 (T2) ............................................................................ 381
Figure 58 – Louis décision # 1.3 (T3) ............................................................................ 382
Figure 59 – Louis décision # 1.4 (T4) ............................................................................ 383
Figure 60 – Louis décision # 1.5 (T5) ............................................................................ 384
xvi
Figure 61 – Louis décision # 1.6 (T6) ............................................................................ 385
Figure 62 – Louis décision # 2.1 (T1) ............................................................................ 390
Figure 63 – Martine décision # 1.1 (T1) ........................................................................ 404
Figure 64 – Martine décision # 1.2 (T2) ........................................................................ 405
Figure 65 – Martine décision # 1.3 (T3) ........................................................................ 406
Figure 66 – Martine décision # 1.4 (T4) ........................................................................ 408
Figure 67 – Martine décision # 2.1 (T1) ........................................................................ 412
Figure 68 – Martine décision # 2.2 (T2) ........................................................................ 413
xvii
xviii
À Michel, mon compagnon de tous les
instants, pour sa patience, son amour et
son appui inconditionnel. À mes sœurs,
France et Suzanne, mes grandes
complices, pour leurs encouragements.
Quelle aventure!
xix
xx
REMERCIEMENTS
Bien que le cheminement doctoral soit en bonne partie vécu seul face à soi-même, cette
thèse n’aurait pu être menée à terme sans la générosité et le soutien que m’ont témoigné
de nombreuses personnes. La parole écrite ne sauraient refléter que très partiellement
l’ampleur de ma reconnaissance.
Je remercie mes codirecteurs de thèse, les professeurs Linda Rouleau et Georges
Legault, pour leur patience et leurs encouragements tout au long de ce processus et la
qualité de leur accompagnement. Le sérieux avec lequel ils prennent leur rôle envers
leurs étudiants, la générosité dont ils ont fait preuve à mon égard et la rigueur de pensée
qu’ils ont su m’inculquer sont autant de cadeaux que je m’efforce de dispenser à mon
tour à mes propres étudiants. Je remercie également les deux autres membres de mon
comité de thèse, les professeures Véronika Kisfalvi et Mary Dean Lee, qui ont contribué
à l’amélioration de ma thèse grâce à leurs remarques et leurs suggestions. Plusieurs
professeurs ont également marqué mon parcours doctoral, tant à HEC Montréal qu’à
l’Université McGill. Je tiens tout particulièrement à remercier la professeure Ann
Langley pour son soutien au tout début de mon parcours, ainsi que pour la rigueur et
l’intégrité professionnelle qu’elle tente d’insuffler aux étudiants, qualités qui m’ont
beaucoup marquée.
Merci également aux gestionnaires participants, sans qui cette étude n’aurait pas été
possible. La confiance qu’ils m’ont témoigné, le temps qu’ils ont consacré à nos
rencontres malgré leurs horaires déjà fort chargés et le fait qu’ils aient accepté de
partager leurs expériences dans les moindres détails ont permis d’obtenir un aperçu de
leur vécu décisionnel quotidien.
Le personnel de HEC Montréal, et plus particulièrement les employées du bureau de la
direction des programmes de 2e et 3e cycle, ainsi que celui de la bibliothèque, méritent
également tant ma reconnaissance que mon admiration. Le soutien qu’ils apportent aux
xxi
candidats au doctorat nous permet de naviguer plus facilement parmi les nombreux
écueils qu’un tel parcours est susceptible de présenter.
Je dois beaucoup aux membres de ma famille, dont le soutien inconditionnel m’a permis
de tenir le coup, année après année. Mon conjoint Michel a fait preuve de patience,
d’écoute, de compréhension et surtout de beaucoup d’amour tout au long de ce
cheminement : il fut l’un des piliers sur lesquels repose cet ouvrage. Il a également
consacré de nombreuses heures à faire la révision linguistique de ce volumineux
document. Je le remercie du fond du cœur. À mes deux sœurs, mes complices, qui ont
cru plus que je ne le croyais moi-même en ma capacité de réussir cette aventure, je dis
également merci pour votre soutien indéfectible tout au long de ce cheminement. Mes
parents nous ont quittés pendant ce parcours : je sais néanmoins qu’ils seraient fiers de
cet aboutissement. Je les remercie d’avoir encouragé, dès mes jeunes années, ma
curiosité intellectuelle et ma détermination, lesquels ont tous deux contribué à
l’achèvement de cet ouvrage.
En terminant, je ne saurais oublier mes collègues du Réseau d’éthique organisationnelle
du Québec, ceux du Ethics Practitionners Association of Canada et les divers autres
praticiens et enseignants en éthique, qui ont manifesté un intérêt soutenu tant pour ma
question de recherche que pour mon cheminement au fil de toutes ces années, et qui
n’ont cessé de m’encourager.
Je remercie finalement le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture
(FQRSC) et HEC Montréal pour le financement qu’ils m’ont accordé, lequel a
grandement facilité la poursuite de ce projet doctoral.
xxii
CHAPITRE 1 – INTRODUCTION
L’objectif principal de cette thèse est de comprendre comment les gestionnaires
intègrent le souci pour le bien-être d’autrui dans leur prise de décision. Cette question
revêt une importance cruciale, tant pour les organisations que pour la société dans son
ensemble. D’une part, sur le plan social, les décisions des gestionnaires peuvent avoir
des conséquences considérables sur les employés, les clients et les fournisseurs, leurs
familles, la communauté dans laquelle ils opèrent, l’environnement et les actionnaires.
D’autre part, les organisations doivent répondre à des attentes accrues à ce sujet, que ce
soit sous le vocable d’éthique des affaires, de responsabilité sociale ou de
développement durable. À défaut de limiter leurs conséquences négatives sur autrui et de
répondre à ces attentes, le développement et le maintien des liens de confiance internes
et externes nécessaires avec les diverses parties prenantes de l’organisation pourront en
être affectés, la confiance étant étroitement corrélée avec la bienveillance perçue chez
l’organisation et ses gestionnaires (Schoorman, Mayer, Davis, 2007; Mayer, Davis et
Schoorman, 1995).
Or, les scandales ayant vu le jour au cours des dernières décennies ont mis en lumière les
impacts négatifs importants sur autrui de décisions où des gestionnaires et des dirigeants
ont privilégié leur bien-être et celui de leur organisation au détriment de celui de
d’autres personnes. Ainsi, par exemple, le scandale d’Enron a eu des impacts négatifs
majeurs sur les employés de la compagnie, qui perdirent leur emploi et la presque
totalité de leur fonds de pension, de même que sur ses retraités et ses actionnaires,
incluant des particuliers qui virent fondre la valeur de leurs actions (Sridharan et al.,
2002; Culpan et Trussel, 2005).
Quant à la crise financière de 2008, attribuable
principalement à des décisions de certains gestionnaires et dirigeants du milieu financier,
les impacts monétaires et personnels sur les institutions et les individus, tant aux ÉtatsUnis qu’à travers le monde, continuent encore de se faire sentir (Scalet et Kelly, 2012;
Mogielnicki et Jeffers, 2010).
D’autres types de scandales où les décisions de
gestionnaires et de dirigeants ont engendré des impacts négatifs importants sur autrui
incluent des situations où la sécurité des produits s’est avéré insuffisante, la sécurité des
employés a été mis en péril ou l’environnement a été menacé : le bien-être d’autrui fut
ignoré, ou mis de côté, au profit des intérêts de l’organisation.
Ces circonstances, et leur médiatisation, ont entraîné une perte de confiance importante à
l’égard des gestionnaires et des dirigeants d’entreprise. Même la publication
relativement libérale The Economist soulignait que les gestionnaires devaient accorder
davantage d’attention à l’éthique lorsque le bien-être d’autrui vient rivaliser avec leurs
intérêts personnels et ceux de l’organisation (édition du 22 janvier 2005).
Intégrer le souci d’autrui dans la prise de décision peut s’avérer difficile pour les
gestionnaires. Les pressions du marché financier, la vision à court terme qui en découle,
les objectifs ambitieux des organisations et les systèmes de rémunération axés sur
l’atteinte de ces objectifs, facteurs directement mis en cause dans les scandales précités,
peuvent inciter des comportements ayant des impacts négatifs sérieux sur autrui
(Berenson, 2003; Sims et Brinkmann, 2003; Cori, 2005; Graafland et van de Ven, 2011).
Les gestionnaires affirment d’ailleurs devoir, à l’occasion, mettre de côté leurs standards
personnels de comportement pour atteindre les objectifs organisationnels ou assurer leur
avancement de carrière (Lincoln et al., 1982; Vitell et Festervand, 1987; Jose et
Thibodeaux, 1999).
Dans un tel contexte, comment les gestionnaires intègrent-ils le souci d’autrui dans leurs
décisions? La littérature actuelle ne nous fournit que des réponses très partielles à ce
sujet. Ainsi, la littérature classique en gestion laisse entendre que les gestionnaires qui
agissent de façon « rationnelle » doivent prioriser dans leurs décisions les intérêts de
l’organisation, de façon à permettre sa pérennité et son développement (Simon, 1945,
1997; March et Simon, 1958). Nous n’avons retrouvé aucune indication, dans la
littérature en gestion, nous éclairant sur la façon dont le souci d’autrui pouvait être
intégré à la prise de décision. La littérature sur la prise de décision morale laisse
cependant entrevoir qu’un tel souci pour le bien-être d’autrui existe. En effet,
questionnés dans le cadre de deux études empiriques effectuées dans les années 1980 sur
le type de situations qui les troublent ou leur semblent porteurs d’enjeux moraux, des
2
gestionnaires mentionnent des cas où ils se préoccupent du bien-être d’autrui (Toffler,
1986; Waters, Bird et Chant, 1986). Ils indiquent que de telles situations surviennent
assez régulièrement.
Malheureusement, ces études ne nous fournissent pas une idée précise du processus de
prise de décision ayant pu être utilisé dans de tels cas, ni de la façon dont le souci
d’autrui a pu y être intégré. Les études subséquentes ont été principalement causales,
visant à expliquer les déterminants de l’action morale plutôt que de chercher à
comprendre le contenu du processus de décision ou la façon dont les préoccupations
concernant autrui y étaient intégrées. De plus, ces études présupposent que la décision
porte sur l’application d’obligations morales, limitant ainsi le souci d’autrui à ce type de
raisonnement. Ils adoptent pour ce faire des modèles théoriques tels que ceux de Rest
(1986) ou de Jones (1991) pour représenter le processus de prise de décision (Treviño,
Weaver et Reynolds, 2006; Woiceshyn, 2012), malgré le fait que l’adéquation de ces
modèles n’ait pas été démontrée empiriquement. Des auteurs récents contestent
d’ailleurs la pertinence de ces modèles, niant notamment que le décideur réfère à des
obligations morales pendant la prise de décision (Sonenshein, 2007; Haidt, 2001).
C’est donc dire que la littérature sur la prise de décision en contexte organisationnel est
insuffisante pour comprendre comment les gestionnaires intègrent le souci d’autrui dans
leur prise de décision, mais également le processus réflexif à l’intérieur duquel il
pourrait être intégré. Bien plus, elle limite le souci d’autrui pouvant être intégré à la prise
de décision à l’application d’obligations morales, alors qu’il peut exister d’autres façons
de tenir compte du bien-être d’autrui (par exemple, Legault, 1999, Boisvert et al., 2003).
Il importe donc de réfléchir sur la manière dont ces autres formes du souci d’autrui sont
intégrées à la prise de décision. Au-delà de cette faiblesse théorique, il faut chercher à
comprendre ce phénomène pour faire en sorte que les organisations puissent s’assurer de
répondre en pratique aux attentes à leur égard en matière de souci d’autrui.
Plus précisément, notre question de recherche s’articule ainsi : « Comment les
gestionnaires intègrent-ils le souci d’autrui dans leur prise de décision? ». Nous avons
3
opté pour un cadre constructiviste, où la « réalité » n’est pas considérée objective, mais
bien construite, et dans lequel les problèmes, alternatives et solutions sont considérés
subjectifs (Mintzberg et al., 1998). Nous avons cherché à comprendre ce phénomène
« de l’intérieur », c'est-à-dire de la perspective du décideur (Burell et Morgan, 1979).
Pour les fins de notre étude, nous considérons que le souci d’autrui est quelque
chose « que l’on fait » dans le cadre de la prise de décision, soit « se soucier d’autrui »,
et non quelque chose que l’on « est », telle une prédisposition ou une attitude, bien que
celles-ci puissent évidement influencer le degré de souci d’autrui et la façon dont le
gestionnaire manifestera celui-ci. Ce faisant, nous adoptons une perspective de ce
phénomène dite « de la pratique » (practice), perspective récente mais néanmoins
partiellement instaurée dans divers domaines de la gestion (par ex. Johnson, Melin et
Whittington, 2003; Johnson et al., 2007; Rouleau et al., 2007) et ayant fait son apparition
dans la littérature en éthique (Clegg et al., 2007).
La méthodologie retenue est de nature qualitative. Elle a comme particularité de miser
sur la réflexivité des participants sur leurs décisions passées, ainsi que proposé par
Argyris et Schön (1974), de façon à nous permettre de reconstruire le processus
décisionnel suivi dans certaines décisions, puis d’y examiner ensuite comment ils y
avaient intégré le souci d’autrui.
Il s’agit plus précisément de décisions au cours
desquelles ils estiment avoir été tiraillés quant aux impacts négatifs possibles sur autrui.
L’autre particularité de notre méthodologie est que nous avons tenu compte de toutes les
décisions successives, ou simultanées, qui se sont avérées nécessaires pour résoudre la
situation problématique, plutôt que d’une seule d’entre elle, élargissant ainsi le champ
d’étude habituel en matière de prise de décision éthique.
Les données ont été recueillies en utilisant quatre techniques de collecte de données
différentes. D’abord, trois entretiens semi-dirigés réalisés avec chacun des 10
participants (30 entretiens). Chacun d’entre eux nous a également remis un résumé écrit
de sa façon de résoudre chacune des deux situations problématiques avant d’être
interrogé en détail à ce sujet. Nous avons également analysé des documents concernant
ces décisions, lorsqu’il en existait, ce qui était néanmoins rare, les décisions
4
quotidiennes des gestionnaires intermédiaires générant peu d’écrits. Finalement, nous
avons eu recours à la méthode du dessin pour, d’une part, tenter d’amener les
participants à une plus grande réflexivité et, d’autre part, nous permettre de confirmer
leurs dires lors des entretiens. À partir de ces données, nous avons étudié en profondeur
vingt situations, comportant un total de cinquante-huit décisions distinctes.
Nos résultats démontrent que les gestionnaires ont eu recours à plusieurs types de souci
d’autrui dans les diverses décision étudiées. Chacun des gestionnaires a intégré l’une ou
l’autre forme de souci d’autrui dans au moins une des décisions prises pour résoudre les
situations problématiques qu’ils nous ont soumises. Rappelons que les cas soumis
portaient sur des situations où ils se disaient avoir été tiraillés en raison de conséquences
possibles sur autrui. Dans la moitié des décisions étudiées, le souci d’autrui apparaît dès
le début de la prise de décision; le type de souci varie alors selon la qualification que le
gestionnaire donne au problème auquel il fait face. Le souci d’autrui a également été
intégré à l’un ou l’autre des étapes subséquentes du processus décisionnel, soit
l’évaluation, le choix de la solution ou l’implantation, dans une proportion significative
des décisions. Nos données nous permettent également de confirmer que la prise en
compte de l’ensemble des décisions prises à travers le temps pour résoudre une situation
problématique donnée est essentielle pour bien comprendre comment le souci d’autrui
est intégré à la prise de décision.
La thèse comporte huit chapitres, incluant celui-ci. Le chapitre 2 de la thèse comporte
une recension des écrits portant sur deux domaines distincts. Dans un premier temps,
nous explorons comment les auteurs de différentes disciplines ont abordé le souci que
l’être humain peut avoir pour le bien-être de ses semblables lors de ses décisions et de
ses actions. Cela nous permet de cerner les principaux éléments du concept de souci
d’autrui qui a servi pour cette étude. Puis, dans un deuxième temps, nous effectuons une
revue de la littérature sur la prise de décision en organisation, de façon à circonscrire les
principaux éléments du processus au sein duquel le souci d’autrui peut s’intégrer. Nous
avons retenu pour ce faire deux angles disciplinaires qui s’intéressent à la prise de
5
décision, soit la littérature en gestion et celle en éthique. Cette dernière s’avère
particulièrement pertinente puisque le souci d’autrui y est au cœur de la décision.
Nous présentons au chapitre 3 le cadre conceptuel élaboré pour nous aider à structurer
notre recherche et pour l’analyse subséquente des résultats. Nous y présentons notre
conception du souci d’autrui, dans le contexte de la prise de décision. Nous y précisons
également notre conception du processus de prise de décision et ses diverses
composantes, mettant l’accent sur l’importance des facteurs contextuels et des émotions
dans ce processus. Nous insistons sur le caractère réflexif de la prise de décision,
quoique cette réflexivité puisse être implicite, et y précisons comment il semble possible
d’y avoir accès. Finalement, nous élargissons la notion de prise de décision à la
démarche de résolution de problème dans son ensemble, laquelle est souvent constituée
de plusieurs décisions successives.
Le chapitre 4 précise la stratégie de recherche à laquelle nous avons eu recours et nos
choix méthodologiques, lesquels sont intimement liés à notre objet de recherche et à nos
concepts clés. Nous expliquons également les assises théoriques de notre stratégie de
recherche, ainsi que la procédure de collecte, d’analyse et d’interprétation des données.
Au chapitre 5, nous présentons le récit des situations problématiques qui nous ont été
soumises par les participants. Pour chacune de celles-ci, nous détaillons les décisions
successives ayant permis de le résoudre, selon notre reconstitution, accompagnées d’un
schéma de celles-ci, puis suivies de l’analyse de chacune des décisions prises. Le
chapitre 6 se compose quant à lui des résultats consolidés obtenus de l’analyse de
l’ensemble des cas, précisant en quoi ils nous permettent de répondre à notre question de
recherche. Outre nos constats concernant les facteurs contextuels d’importance, ce
chapitre porte sur le processus de prise de décision lui-même, sur les formes de souci
d’autrui qui ont été relevées et sur la façon dont ce souci a été intégré dans chacune des
composantes de la prise de décision et dans les décisions successives qui se sont avérées
nécessaires pour résoudre la situation problématique. Ces résultats sont approfondis et
discutés au chapitre 7, en faisant référence à la littérature actuelle. Nous y traitons des
6
similitudes et des différences constatées concernant les caractéristiques personnelles et
contextuelles, et nous approfondissons en quoi nos résultats contribuent à la littérature,
sur comment le souci d’autrui est intégré à la prise de décision des gestionnaires. Nous
reformulons par la suite notre conception du souci d’autrui à partir de nos constats
empiriques, pour nous attarder ensuite sur les aspects émotifs et réflexifs de la prise de
décision. Puis, au chapitre 8, nous étayons en conclusion les contributions théoriques,
empiriques, méthodologiques et pratiques de notre thèse, et nous identifions ses limites
ainsi que des pistes de recherche future.
7
8
CHAPITRE 2 – RECENSION DES ÉCRITS
La perte de confiance des dernières années envers les entreprises, les gestionnaires et les
dirigeants, ainsi que des attentes accrues en termes d’éthique et de responsabilité sociale
à leur égard de la part de diverses parties prenantes, accentuent l’importance de
comprendre comment les gestionnaires intègrent le souci d’autrui dans leurs décisions.
Ceci nécessite au départ de bien comprendre en quoi ces deux notions consistent. Que
signifie « se soucier d’autrui » ? Y a-t-il différentes façons de le faire ? Varient-t-elles
selon les gestionnaires ou les situations? Souvent évoqué, le souci d’autrui demeure
peu compris et conceptualisé. Quant à la prise de décision, comment se produit-elle ?
Son processus doit être circonscrit avant de chercher à comprendre comment le souci
d’autrui y est intégré.
La première section de la recension des écrits a pour objectif d’explorer comment les
auteurs de différentes disciplines ont abordé le souci que l’être humain peut avoir pour le
bien-être de ses semblables au moment de ses décisions et de ses actions. Cela nous
permettra de cerner les principaux éléments du concept de souci d’autrui qui nous
serviront pour notre étude.
Ceux-ci précisés, nous poursuivrons avec l’examen de diverses perspectives sur la prise
de décision en organisation. Nous pourrons ainsi circonscrire les principaux éléments
dont il faut tenir compte pour comprendre en quoi consiste un processus de décision au
sein duquel le souci d’autrui peut s’intégrer. L’ensemble des éléments retenus de cette
recension seront présentés en conclusion de chacune des sections.
2.1 LE SOUCI D’AUTRUI
Le souci d’autrui est une notion polysémique à laquelle plusieurs disciplines font
référence sans nécessairement en faire un objet d’étude central, outre la littérature sur le
développement moral ou psychologique des enfants ou des adolescents (par exemple,
Hastings et al. 2000 ; Singer, 1999). Cette première partie de la recension des écrits a
pour but de faire état des différentes manières dont diverses disciplines ont abordé le
souci d’autrui.
Notre recension des écrits permet de constater l’existence de trois positionnements
théoriques majeurs en regard du souci d’autrui (Tableau I). Chacun propose une vision
différente de ce qui amène le gestionnaire à se soucier du bien être des autres et de la
manière dont ce souci opère. Ces regroupements recoupent diverses disciplines.
Toutefois, nous avons cru bon de classifier les représentations du souci d’autrui que l’on
retrouve dans la littérature en fonction de leurs fondements théoriques plutôt que par
discipline, afin d’éviter certains recoupements inutiles et de renforcer la cohérence
théorique de nos propos.
Le premier positionnement théorique, que l’on retrouve dans la littérature en
psychologie et en gestion, repose sur l’idée que le souci pour autrui résulte des
croyances inculquées aux individus sur ce qui devrait être valorisé, lors de leur
socialisation. Certaines valeurs, appelées valeurs transcendantes, ont trait spécifiquement
à la préservation et à l’amélioration du bien-être d’autrui. Ces valeurs constituent une
variable individuelle susceptible d’influencer, généralement inconsciemment, la
perception et les actions des gestionnaires.
Le deuxième positionnement théorique provient d’une portion importante de la
littérature classique en prise de décision morale et de celle concernant le développement
moral cognitif. Il émane également, bien qu’accessoirement, de la littérature en éthique
appliquée, dans la mesure où celle-ci fait des distinctions entre droit, déontologie,
morale et éthique appliquée. Ces littératures présentent le souci pour le bien-être d’autrui
comme étant l’application d’obligations imposées à l’être humain pour réguler son
comportement, dans le but de limiter sa capacité de faire du tort à autrui.
Ces
obligations peuvent être de nature légale, déontologique ou morale. Le gestionnaire fera
preuve de souci d’autrui en appliquant la règle édictée.
10
Tableau I – Trois positionnements théoriques liés au souci d’autrui
Concept
Lien avec le souci d’autrui
Principaux auteurs et disciplines
Les valeurs transcendantes provenant de la
socialisation du décideur l’amènent à tenir compte
du bien-être d’autrui. Elles influencent,
généralement inconsciemment, la perception, les
décisions, les comportements et le style de
gestion.
Gestion
Guth et Taguiri, 1965
Andrews, 1987
McMurry, 1963
Le souci d’autrui est dicté par une obligation
venant restreindre les possibilités d’action que la
personne croit devoir appliquer à la situation, soit
par conviction quant à sa justesse ou par crainte
de sanctions.
Prise de décision morale
Hunt et Vitell, 2006
Ferrell et Gresham 1985, Treviño, 1986
théorique
Valeurs
transcendantes
Obligation
juridique,
déontologique
morale
ou
Psychologie
Rokeach, 1973
Schwartz et Bilsky 1987, 1990
Schwartz, 1992
Développement moral cognitif
Kohlberg, 1981
Kohlberg et al, 1984
Rest, 1983; Rest et al., 1999a
Obligation
juridique
ou
déontologique vs éthique appliquée
Legault, 1999 ; Boisvert et al., 2003
Préoccupation quant
aux conséquences
sur autrui
Le souci d’autrui provient de la capacité
d’empathie de la personne et de celle de se soucier
réellement de ce qui pourrait arriver à l’autre,
ainsi que de son désir de faire le mieux possible
pour protéger ou améliorer le bien-être de l’autre,
ou du moins ne pas lui nuire. La préoccupation
ressentie dans une situation donnée entraine une
réflexion à ce sujet.
Éthique de la sollicitude
Gilligan, 1977, 1982
Noddings, 1984, 2002
Maihofer, 2000
Développement moral affectif
Hoffman, 1985, 2000
Éthique appliquée
Fletcher, 1966
Legault, 1999
Boisvert et al., 2003
Le troisième positionnement nous vient de la littérature en éthique de la sollicitude, une
théorie contemporaine qui se distingue de façon significative des autres dans la
discipline de la philosophie morale, ainsi que de la littérature contemporaine en éthique
appliquée et de celle portant sur le développement moral affectif. Celles-ci présentent
généralement le souci pour l’autre comme étant un malaise, voir une préoccupation
11
qu’éprouve l’individu lorsqu’il constate qu’une situation ou une décision a des
conséquences possibles sur autrui, suscité par sa capacité à ressentir de l’empathie et de
la compassion ou de la sympathie. Ce malaise l’amène à chercher à faire le mieux
possible dans les circonstances pour ne pas nuire au bien-être d’autrui et, dans certains
cas, pour l’améliorer.
2.1.1
LE
SOUCI
D’AUTRUI
EN
TANT
QUE
VALEUR
TRANSCENDANTE
En psychologie et en gestion, nombre d’auteurs ont tendance à présenter le souci de
l’autre comme résultant de l’influence de certaines valeurs, telles la justice, le respect et
l’équité, sur le comportement. La littérature en psychologie nous permet d’enrichir
notre compréhension du lien entre les valeurs et le souci d’autrui. La définition de «
valeur » la plus utilisée en psychologie (Agle et Cladwell, 1999) est la suivante :
« A value is an enduring (and relatively stable) belief that a specific mode of
conduct or end-state of existence is personally or socially preferable to an
opposite or converse mode of conduct or end-state of existence (Rokeach, 1973:
5). »
Les valeurs résultent de la socialisation et des expériences personnelles (Rokeach, 1973;
Schwartz, 1994). Elles deviennent, avec le temps, intégrées plus ou moins profondément
à l’identité personnelle (Liedtka, 1989b; Kelly, 1955; Argyris, 1957). Une valeur donnée
peut donc avoir beaucoup d’importance pour un gestionnaire, mais en avoir peu pour un
autre (Bardi et Schwartz, 2003).
Certains gestionnaires, par exemple, valorisent
principalement le succès, la compétition et le pouvoir alors que d’autres valorisent
davantage, ou au même titre, la coopération, la compassion, la tolérance et le bien-être
d’autrui (England, 1967). Des recherches empiriques visant divers niveaux
hiérarchiques, fonctions et organisations démontrent une diversité significative de
valeurs entre les personnes (England, 1967, 1978; Clare et Sanford, 1979; Posner et
Schmidt 1984; Posner, Randolf et Schmidt, 1987; Lincoln, Pressley et Little, 1982;
Frederick 1992; Frederick et Weber, 1987). Il en est de même, dans une certaine mesure,
12
des valeurs généralement priorisées d’un pays à l’autre (Hofstede, 1980, 1983; Schwartz
et Bilsky, 1987, 1990; Schwartz, 1992, 1994a, 1994b; Smith, Dugan, Trompenaars,
1996).
Les valeurs transmises par la socialisation sont nombreuses. Le souci d’autrui est au
cœur de la littérature portant sur un certain type d’entre elles, dites « morales » ou
« transcendantes » (self-transcendant) : chercher à les mettre en œuvre est clairement lié
à un certain souci pour les intérêts et le bien-être d’autrui. Citons, par exemple, les
valeurs que Rokeach (1973) présente comme étant des « social terminal values», telles
l’égalité, la liberté, la paix sur terre, et celles qu’il qualifie de « moral instrumental
values », lesquelles visent les interactions avec autrui ou les actes qui pourraient les
affecter, telles la responsabilité, l’honnêteté et l’entraide (Rokeach, 1973). La typologie
de Schwartz et Bilsky’s (1987, 1990; Schwartz, 1992) prévoit que les valeurs telles la
loyauté, l’entraide, l’honnêteté, la justice sociale, l’égalité et la protection de
l’environnement visent nommément à « préserver et améliorer le bien-être des personnes
avec qui nous sommes en contact régulier au quotidien », et à « protéger le bien-être de
tous les êtres vivants et de l’environnement » (Schwartz, 1992). Elles sont regroupées
sous le qualificatif de valeurs qui transcendent le soi, ou « transcendantes » (selftranscendent ) (Schwartz, 1992).
D’autres valeurs visant à restreindre les actions
susceptibles de nuire à d’autres et à préserver la sécurité et la stabilité sociale (Schwartz,
1992) peuvent également être considérées, selon les circonstances, être reliées au souci
d’autrui. Dans un but de concision et de clarté, nous référerons dans les pages qui
suivent à l’ensemble de ces valeurs porteuses de souci d’autrui comme étant des
« valeurs transcendantes ».
La recherche empirique sur les valeurs en psychologie s’est principalement attardée à
examiner les liens de causalité entre les comportements et les valeurs (par exemple,
McClintock et Allison, 1989; Smith, Peterson et Schwartz, 2002; Connor et Becker,
2003; Fritzsche, 1995). Certaines études ont tenté de faire des liens plus spécifiques
entre certaines valeurs liées directement au souci pour le bien-être des autres et le
comportement (Meglino et Korsgaard, 2006; Meglino et Korsgaard 2004; McNeely et
13
Meglino, 1994; Korsgaard, Meglino and Lester, 1996; Ravlin and Meglino, 1987a,
1987b). Cette littérature indique de quelle façon ces croyances issues de la socialisation,
notamment les valeurs transcendantes, peuvent amener le gestionnaire à se soucier
d’autrui et à agir à ce sujet.
L’évaluation initiale de toute situation est fortement influencée par les caractéristiques
personnelles de l’individu (Lazarus et Folkman, 1984), incluant ses valeurs personnelles,
dès le départ. Les valeurs influencent tant la perception et l’évaluation d’une situation
(Kahneman et Tversky, 1984) et peuvent être une source de motivation à agir. Ainsi, les
valeurs expliquent en partie le phénomène de perception sélective : elles constituent en
quelque sorte une lentille à travers laquelle une situation est perçue, filtrant l’information
et mettant l’accent sur ce qui est important (Postman, Bruner et McGinnies, 1948;
Khaneman et Tversky, 1984; voir aussi la notion de schéma de Gioia, 1986, Gioia et
Poole, 1984). Les valeurs servent de référence pour évaluer une situation comme étant
souhaitable ou non, préférable ou non. Alors que certains considèrent la situation
problématique, voir inacceptable, d’autres ne s’y attardent pas (Schwartz, Sagiv et
Boehnke, 2000).
Les situations perçues comme allant à l’encontre des valeurs d’une personne sont
généralement considérées plus importantes que d’autres par cette dernière (Sharfman,
Pinkston et Sigerstad, 2000), justifiant qu’elle s’accorde du temps pour y réfléchir. De
plus, ces situations engendrent une dissonance cognitive, entraînant un certain malaise
psychologique (Festinger, 1957). Plus la dissonance sera importante, plus le gestionnaire
sera motivé de la réduire, que ce soit en tentant de modifier la situation ou, lorsque cela
ne s’avère pas possible, en modifiant son comportement ou en altérant ses croyances
quant à ce qui est approprié afin de justifier ses actions (Festinger, 1957; Lowell, 2012).
Les valeurs servent également de principes guidant l’action, ainsi qu’à évaluer la
justesse des actions prises par d’autres (Rokeach, 1973, Kluckhohn, 1951, Schwartz,
1992, Schwartz et Bilsky 1987, 1990; Khaneman et Tversky, 1984). Elles peuvent
également agir comme des buts à atteindre, avec plus ou moins d’importance, dans les
14
diverses situations auxquelles une personne peut faire face, et ont en ce sens une force
de motivation (Klukhohn, 1951; Rokeach, 1973; Schwartz et Bilsky, 1987, 1990).
Ainsi, des recherches effectuées dans le secteur de l’éducation, principalement au moyen
de scénarios hypothétiques, démontrent que la prise en compte de valeurs telles la
collaboration et d’autres valeurs pouvant être associées à un certain souci pour le bienêtre d’autrui fait souvent partie intégrante de l’évaluation et de la prise de décision des
gestionnaires de ce secteur dans les situations qu’ils considèrent problématiques
(Langlois, 2004; Lazaridou, 2002, 2007; Leithwood, Steinbach et Raun, 1993; Raun et
Leithwood, 1993; Leithwood et Steinbach, 1991, Leithwood et Steinbach, 1995).
L’existence chez un gestionnaire de valeurs transcendantes n’est toutefois pas garante de
leur primauté dans l’action : le gestionnaire peut en effet se trouver dans une situation où
il fait face à un conflit de valeurs et se sent tiraillé entre la solution que lui dicte ses
valeurs transcendantes et celles que lui dictent d’autres types de valeurs, notamment
celles de succès personnel et celles relatives au succès organisationnel telles l’efficacité,
la performance et la rentabilité (Schwartz, 1992). Le type de valeur qu’il choisit de
prioriser dans cette situation détermine alors la solution retenue. Outre la littérature sur
la dissonance cognitive (Festinger, 1957; Lowell, 2012), la littérature en psychologie
s’est peu attardée à la façon dont ce conflit de valeur sera résolu par le décideur, c'est-àdire le raisonnement qu’il utilisera pour le résoudre. Cette omission est toutefois
compréhensible compte tenu de l’angle d’approche habituelle des travaux sur les valeurs
en psychologie, axé principalement sur l’influence causale des valeurs sur le
comportement.
De tels conflits de valeurs peuvent constituer une source d’émotions négatives et de
stress pour les gestionnaires (Lietdka, 1991). La colère, l’indignation, la compassion, la
tristesse, l’anxiété, la honte et la culpabilité, ou l’anticipation de ces deux dernières, sont
les émotions les plus susceptibles d’être ressenties (Rokeach, 1973). Ce malaise peut
toutefois s’avérer bénéfique puisqu’il attire l’attention du gestionnaire sur une situation
qui n’est pas souhaitable, selon ses valeurs (Schwartz, 1996).
15
Le concept de valeurs est également utilisé dans la littérature en gestion, principalement
concernant les décisions stratégiques et les styles de gestion. En ce qui a trait aux
décisions stratégiques, le concept de valeurs a été utilisé pour expliquer pourquoi, face à
une situation similaire, deux dirigeants peuvent prendre des décisions stratégiques ou de
gestion différentes (Guth et Taguiri, 1965; Andrews, 1987; McMurry, 1963). Les valeurs
y ont été définies comme étant « un concept, explicite ou implicite, de ce qu’un individu
ou un groupe considère souhaitable, au moyen duquel il sélectionne, parmi diverses
options possibles, les fins qu’il désire poursuivre et les moyens qu’il désire adopter pour
y parvenir » (Guth et Taguiri, 1965 :125, notre traduction). Selon cette littérature, les
valeurs personnelles des dirigeants influencent, généralement sans qu’ils en soient
conscients, leurs décisions stratégiques. Elles servent en fait « as the basic ends or goals
toward which an executive would like to see company activity directed, they also affect
his decisions concerning implementing policies » (Guth et Taguiri, 1965 : 128).
Andrews précise qu’on ne peut dissocier les décisions stratégiques cherchant des
orientations viables et profitables pour l’entreprise des valeurs personnelles de ceux qui
font ces choix (1987 : 53). Les dirigeants ne considèrent pas seulement les données
économiques et les forces et faiblesses de l’entreprise : « they sometimes seem heavily
influenced by what they personnally want to do » (1987 : 53).
Trois exemples illustrent bien cette influence. Ainsi, lorsque les valeurs économiques
dominent, le dirigeant aura tendance à privilégier les options stratégiques favorisant la
croissance et la profitabilité, et sera disposé à encourager l’acquisition d’autres
ressources à ces fins (Guth et Taguiri, 1965 : 128). S’il valorise le pouvoir,
l’accroissement de celui-ci sera au centre de ses préoccupations, au détriment parfois des
considérations de croissance et de rentabilité (Guth et Taguiri, 1965 : 128). Si les valeurs
dites « de nature sociale » revêtent une grande importance, le dirigeant pourra être prêt à
sacrifier une certaine part de profitabilité en choisissant, face à une compétition accrue,
de ne pas augmenter drastiquement les objectifs de performance ni forcer une croissance
rapide, afin de s’assurer du bien-être de ses employés (Guth et Taguiri, 1965 : 128). Mis
en contexte pour le souci d’autrui, ces exemples signifient que les valeurs personnelles
transcendantes peuvent amener un gestionnaire, consciemment ou non, à se soucier
16
davantage des impacts négatifs sur autrui qu’un autre et donc à privilégier les solutions
qui affectent moins les autres.
Le concept de valeurs a également servi à catégoriser les divers styles de gestion dans la
littérature en gestion. Ces styles sont dits refléter les valeurs et les croyances des
gestionnaires concernant la façon souhaitable de traiter les autres (Blake et Mouton,
1964), quoique
certaines variables contextuelles et la personnalité du gestionnaire
peuvent également les influencer. Blake et Mouton (1964, 1985) suggèrent une
typologie élaborée sur deux axes, soit la préoccupation pour la production (axé sur la
tâche) et la préoccupation pour les personnes (orienté sur la personne), reflétant la façon
dont un gestionnaire, dans sa façon habituelle de gérer, concilie la préoccupation pour
les personnes et la préoccupation pour la tâche. Ainsi, à un extrême, la performance et
le profit passent avant tout chose et le gestionnaire s’assure que les aspects humains ne
viennent pas interférer avec l’atteinte de ces objectifs (Blake et Mouton, 1964 :18). Les
relations avec les employés sont alors dictées par l’obligation d’obéissance hiérarchique.
À l’autre extrême, le gestionnaire tient compte de l’avis des employés, utilise la
persuasion plutôt que la coercition, reconnait le travail bien fait tout en encourageant
l’amélioration, et évite de mettre trop de pression pour l’atteinte des objectifs de
production (Blake et Mouton, 1964 : 57-58). Lorsque ces objectifs sont trop ambitieux,
il tente d’en minimiser les conséquences sur ses employés.
Finalement, les conflits de valeurs ont été reconnus comme étant à la source de plusieurs
problèmes de gestion qualifiés de « people problems » (McMurry, 1963). L’intolérance
face aux valeurs des autres constitue une source de conflits interpersonnels importante.
Ainsi, par exemple, certains peuvent accorder beaucoup d’importance à l’autonomie
professionnelle des employés et à leur participation à la prise de décision alors que
d’autres croient préférable d’adopter une vision plus autoritaire, hiérarchique et
comportant moins de responsabilités pour les employés (McMurry, 1963 : 132).
Ce tour d’horizon des écrits en psychologie et en gestion sur les valeurs indique que
certaines d’entre elles, qualifiées de « transcendantes » et héritées de la socialisation,
17
agissent sur la perception d’une situation,
son évaluation et la motivation du
gestionnaire, pour l’amener à se soucier du bien-être des autres et à agir de façon à le
préserver ou l’améliorer. Sa socialisation lui a inculqué qu’il est préférable ou
souhaitable de tenir compte de ces valeurs. Cette littérature précise également qu’il
existe une diversité dans les valeurs de référence d’une personne à l’autre, ainsi que dans
l’importance accordée à chacune, laquelle peut parfois être une source de tensions.
Finalement, l’existence de valeurs transcendantes dans les valeurs de référence d’un
gestionnaire n’est pas garante de leur primauté dans l’action : il n’agira pas
nécessairement pour autant avec souci d’autrui. En effet, l’importance accordée à
d’autres types de valeurs, tel le succès personnel et organisationnel, ainsi que divers
facteurs contextuels, peuvent en atténuer l’importance.
Quoique cette littérature porte principalement sur les valeurs personnelles, les valeurs
professionnelles et organisationnelles auxquelles un gestionnaire souscrit et qu’il fait
siennes peuvent avoir une influence similaire. Nous référerons à ces trois types de
valeurs agissantes comme étant les « valeurs de référence ».
2.1.2 LE SOUCI D’AUTRUI EN TANT QU’OBLIGATION
Le deuxième positionnement théorique sur le souci d’autrui le présente comme étant
l’application d’obligations imposées à l’être humain pour limiter le tort qu’il pourrait
faire à autrui. La philosophie morale et les travaux sur le développement moral cognitif
précisent qu’il existe des obligations morales ayant pour but de tenir compte du bien-être
de l’autre que tout individu se doit de respecter. Jumelées à certaines précisions dans la
littérature contemporaine, qui apporte des distinctions entre droit, déontologie, morale et
éthique appliquée, ces travaux nous permettent d’identifier trois principales sources
d’obligations visant à tenir compte du bien-être de l’autre : l’obligation juridique
imposée par le législateur, l’obligation déontologique imposée par son ordre
professionnel ou son employeur, et l’obligation morale.
18
Le droit vise la régulation des rapports entre les humains, et entre eux et leur
environnement (Legault, 1999). Il impose différentes limites à l’agir afin de circonscrire
ce qu’un être humain peut faire à un autre, et le pouvoir qu’il peut avoir sur un autre, par
exemple pour prévoir les droits des parties en matière contractuelle, fixer des normes
minimales du travail, obliger la prise en compte de la santé et de la sécurité des
travailleurs, assurer une certaine protection de l’environnement, et sanctionner les actes
considérés inacceptables posés envers des tiers, tels la fraude, le vol et le meurtre. La
législation permet donc, d’une certaine façon, d’assurer un minimum de souci de l’autre.
Souci forcé, certes, imposé par des tiers, et dont le pouvoir de motivation vient du sens
du devoir du gestionnaire, comportant l’obligation de respecter ces législations, ou, pour
certains, de la crainte des sanctions. Mais il permet néanmoins de préserver, en autant
qu’il soit possible de le faire par le mécanisme des obligations, le bien-être d’autrui.
Le souci d’autrui du gestionnaire peut également provenir des obligations prévues à son
code de déontologie professionnel ou du code de conduite et des politiques de
l’organisation, visant à interdire certains gestes qui pourraient nuire à autrui, ou rendre
obligatoires certains gestes envers lui. Ainsi, par exemple, plusieurs codes de
déontologie obligent le professionnel à prioriser les intérêts de son client, à protéger son
droit au secret professionnel et à s’assurer d’avoir les compétences et les ressources
nécessaires avant d’accepter un mandat, afin d’être en mesure de bien remplir celui-ci.
Quant au code de conduite et aux politiques organisationnelles, on y retrouve souvent,
par exemple, des dispositions exigeant que l’on traite ses collègues, les employés et les
clients avec respect et considération, et que l’on évite certaines pratiques dangereuses
ainsi que les abus de pouvoir, la discrimination et le harcèlement. Suivant une logique
similaire à celle du droit (Boisvert et al, 2003), la déontologie constitue un souci d’autrui
imposé dont les paramètres, généralement édictés par des tiers, doivent être appliqués
par les gestionnaires, et dont les manquements sont susceptibles de sanctions. Ceci dit,
un gestionnaire pourrait être motivé à suivre cette règle pour d’autres raisons que la
crainte de sanction, par exemple compte tenu de l’importance et de la légitimité qu’il
accorde à cette règle (Boisvert et al, 2003).
19
Les obligations juridique et déontologique comportent toutefois une limitation
importante concernant le souci d’autrui : ces normes visent ce qui est défendu ou
obligatoire, et non ce qui est souhaitable dans la situation précise devant laquelle se
trouve le gestionnaire. Il y a donc un certain nivellement vers le bas, occultant le fait que
certaines décisions, sans aller à l’encontre des normes juridiques ou déontologiques,
pourraient ne pas être souhaitables, pour diverses raisons, dans une perspective de souci
d’autrui.
Le gestionnaire peut toutefois se soucier d’autrui en vertu d’obligations autres que
juridiques ou déontologiques. Il peut se référer à des normes de nature morales, qui
imposent certaines obligations devant être appliquées afin de faire « le bien » et éviter
« le mal » (Boisvert et al., 2003), obligations que l’on retrouve par exemple en
philosophie morale, dans les préceptes religieux et dans les normes mises de l’avant au
nom de certaines croyances spirituelles. La littérature en management fait d’ailleurs
allusion au fait que les organisations et leurs dirigeants sont assujettis à certaines
obligations morales, qui distinguent le « bien » du « mal », et se reflètent dans les
attentes sociales à leur égard (Andrews 1987 : 65).
Certains modèles théoriques cherchant à expliquer la prise de décision dans des
situations où se posent des problèmes de nature morale suggèrent que les individus
déduisent ce qu’ils doivent faire de ce qu’ils considèrent être leurs obligations morales
ou leur idéal moral (Hunt et Vitell, 2006; Ferrell et Gresham, 1985, Treviño, 1986;
Rest, 1986). Les travaux de ces auteurs se fondent sur diverses théories en philosophie
morale et en psychologie du développement moral, lesquels présentent le souci d’autrui
comme une obligation devant être appliquée à la situation. Basé sur des conceptions
diverses de bien et de mal, du désirable et de l’indésirable, le souci du bien-être de
l’autre est au cœur de la plupart de ces théories.
Nous présentons ici succinctement les principales catégories de théories classiques de
philosophie morale à ce sujet : le conséquentialisme, l’éthique kantienne, l’éthique des
droits et la justice distributive. Celles-ci sont dites « universelles », en ce sens qu’elles
20
suggèrent qu’elles doivent être appliquées à l’action humaine peu importe les
circonstances.
Les théories conséquentialistes considèrent qu’une action est bonne ou mauvaise selon
les conséquences qu’elle produit : l’obligation morale qui en résulte est donc de tenir
compte des conséquences sur les autres avant d’entreprendre une action. La plus connue
des théories conséquentialistes, l’utilitarisme, mise de l’avant par les philosophes Jeremy
Bentham et John Stuart Mill au 18e et 19e siècle, prévoit qu’une action est bonne
lorsqu’elle produit, ou tend à produire, le plus grand bien pour le plus grand nombre des
personnes qui pourraient être affectées (De George, 1999).
Un principe fondamental en éthique kantienne, théorie élaborée par le philosophe
allemand Immanuel Kant au 18e siècle, est de ne pas considérer les personnes
simplement comme un moyen pour atteindre ses fins, mais plutôt comme une fin en soi.
Toute personne a donc le devoir d’agir d’une façon qui n’instrumentalise pas autrui (De
George, 1999). Les théories de philosophie morale concernant les droits, initiées par le
philosophe John Locke au 17e siècle, comportent, quant à elles, l’obligation morale de
respecter les droits humains fondamentaux, et de ne pas laisser des considérations
purement utilitaires enfreindre ces droits (De George, 1999).
La littérature sur le développement moral propose quant à elle un développement
graduel par stades, à compter de l’enfance, des schèmes cognitifs utilisés pour structurer
l’information perçue dans une situation sociale, l’interpréter, l’évaluer et déterminer
l’action à prendre. Les obligations morales appliquées dans la décision proviennent de
ces schèmes cognitifs. Les deux théories de développement moral cognitif les plus
citées, celles de Kohlberg (1981) et de Rest (1983; Rest et al., 1999a, 1999b), suggèrent
que l’habileté cognitive à tenir compte d’autrui et de nos obligations à leur égard se
développe progressivement à partir de la petite enfance : le cercle des « autruis »
considérés comme dignes d’attention s’élargit progressivement, et notre façon d’en tenir
compte devient progressivement plus adéquate.
21
Chaque stade de développement a son schème cognitif propre, définissant ce qui est
« bien » et les raisons pour bien faire (Kohlberg 1981; 1984). Chaque stade fournit des
balises permettant à l’individu d’identifier quoi prioriser et dicte comment une personne
doit réagir face à une situation comportant des enjeux moraux (Rest, 1983:563; Rest et
al, 1999a : 297). Ces structures cognitives sont donc prescriptives de nature : elles
indiquent une obligation qui doit être appliquée dans la situation (Kohlberg et al, 1983;
Rest, 1983).
Le jugement moral, dit Kohlberg, est basé sur la sympathie pour autrui et comporte une
préoccupation pour les conséquences pouvant être causées à autrui (Kohlberg, 1981 :
141). Partant du stade primaire, très égocentrique, de l’enfance, l’individu en vient
progressivement à se soucier d’autrui et à se préoccuper davantage des conséquences
pouvant être causées aux autres (Kohlberg, 1981 : 141), préoccupation qui se développe
de façon concentrique pour englober d’abord sa famille et ses amis proches, pour
s’étendre ensuite à ses pairs, puis à la société en général. L’application de principes
moraux de justice est la façon la plus adéquate de résoudre les confits moraux : il en fait
donc la pierre d’assise du stade supérieur de développement moral de son modèle
(Kohlberg, 1981).
Rest (1983; Rest et al.1999a; 1999b) propose une définition de la moralité différente de
celle de Kohlberg, axée principalement sur les modes de coopération entre individus et
les droits et responsabilités de chacun dans leurs interactions sociales. Pour Rest, c’est
donc la façon de concevoir les obligations morales liées à la conciliation des intérêts de
chacun, l’entraide et la coordination des actions en vue de la réalisation d’aspirations
communes qui se transforment graduellement (Rest, 1983:600). Dans le stade supérieur
de développement présenté par Rest, les droits et les responsabilités sont déduits de ces
aspirations communes et valeurs de coopération (Rest et al., 1999a; 1999b). L’action qui
en résulte ne favorise pas les intérêts du décideur au détriment de ceux des autres; elle
reflète un respect d’autrui, sert les intérêts du groupe ou de la collectivité et donc le bien
commun, et encourage la collaboration.
22
Selon des études empiriques, la plupart des gestionnaires raisonnent aux stades médians
de développement moral (Weber, 1990; Weber and Wasieleski, 2001), tout comme c’est
le cas pour la plupart des adolescents et des adultes (Kohlberg, 1984). À ces stades, le
schème cognitif comporte une certaine obligation de démontrer un souci pour les intérêts
d’autrui et leur bien-être (Kohlberg, 1984:178; 1981:410), de faire preuve de
considération, et de respecter les pratiques établies, obéissant aux lois et à l’autorité
(Rest et al, 1999b: 38). Ainsi, selon Kohlberg, les intérêts égocentriques cèdent ici la
place aux attentes de ceux avec qui il est en relation et à leurs attentes vis-à-vis
quelqu’un qui a un rôle comme le sien (Kohlberg 1981). « Faire le bien » signifie, à ces
stades, être bien intentionné, démontrer un souci pour le bien-être d’autrui et agir de
sorte à préserver la confiance et le respect (Kohlberg, 1984:178; voir aussi 1981:410).
Toujours aux stades médians, mais à un niveau un peu plus avancé, bien agir devient
moins une question de conformité aux attentes du groupe qu’une nécessité pour
préserver la cohésion sociale. Le souci d’autrui y est motivé davantage par l’anticipation
de culpabilité pour le tort causé à autrui, ainsi que l’anticipation de honte en cas de
blâme (Kohlberg, 1981). Pour Rest, alors qu’au premier niveau de développement
l’individu ne considère que ses intérêts personnels et ceux de ses proches, au stade
médian il en vient à reconnaître la nécessité de collaborer avec le groupe et détermine
son obligation selon ce qui est nécessaire pour bien s’entendre avec les autres, puis
élargit ses préoccupation au respect de l’ordre social établi, incluant le respect des lois,
des normes et des pratiques en place (Rest et al, 1999b) .
Notons que le fait d’avoir atteint un certain stade de développement moral ne signifie
pas que ce mode de raisonnement, et donc l’obligation prescrite qui y est associée, est
toujours celui utilisé : il s’agit plutôt d’un niveau d’habileté accessible et généralement
préféré (Kohlberg 1981; Rest, 1983; Rest et al, 1999a). Divers facteurs d’influence
personnels ou contextuels (relevant de l’organisation ou de la situation elle-même)
pourront faire en sorte que les individus raisonnent à un niveau inférieur que celui qu’ils
ont atteint dans une situation donnée (Treviño, 1986; Jones, 1991; Treviño, Weaver et
Reynolds, 2006) ou n’appliquent pas, dans les faits, l’obligation morale préconisée.
Ainsi, par exemple, un gestionnaire peut être amené à raisonner à un niveau plus bas,
23
donc plus égocentrique, ou centré davantage sur les intérêts de son propre groupe ou de
son organisation sans tenir compte des autres personnes affectées, par l’effet de la
pression des pairs et des normes informelles présentes dans son environnement
(Kohlberg 1981; Rest, 1983; Rest et al, 1999a). Il peut également être amené à le faire
par les systèmes de récompense ou de punition formels et informels de l’organisation,
les pressions de temps ou de compétition et la rareté des ressources, pour n’en nommer
que quelques-uns (Treviño, 1986; Treviño, Weaver et Reynolds, 2006; Butterfield,
Treviño et Weaver, 2000). La situation elle-même peut également être porteuse de
divers éléments d’influence. Ainsi, l’intensité morale de la situation, qui réfère à la
sévérité possible des conséquences, la probabilité qu’elles surviennent et la proximité du
décideur des personnes affectées, est reconnue comme étant un facteur d’influence
d’importance (Jones, 1991).
Notons finalement que les obligations morales qu’un gestionnaire croit devoir appliquer
peuvent également provenir de l’adhésion aux règles ou principes d’une religion ou de
certains préceptes spirituels. Celles-ci constituent des normes imposées par des tiers
qu’ils s’estiment obligés d’appliquer. Certaines d’entre elles peuvent interdire certains
gestes qui pourraient nuire à autrui ou rendre obligatoires certains gestes visant à
protéger ou assurer son bien-être. Les ressemblances entre ces divers édits sont parfois
frappantes. Ainsi, tant le christianisme, l’hindouisme, le bouddhisme, le judaïsme et le
confucianisme, pour n’en citer que quelques-uns, prévoient la nécessité de veiller à ne
pas faire à autrui ce que nous n’aimerions pas qu’autrui nous fasse (Crane et Matten,
2010).
Nous retenons donc de l’examen des écrits en philosophie morale et en développement
moral cognitif, ainsi que de certaines distinctions faites dans la littérature en éthique
appliquée, que le gestionnaire peut se soucier du bien-être d’autrui lorsqu’il se croit
obligé d’appliquer une obligation légale, déontologique ou morale qui circonscrit ce
qu’il peut faire à un autre. Ces littératures précisent également que divers facteurs
contextuels peuvent s’interposer entre l’identification de l’obligation appropriée et son
application, et de ce fait venir contrer le souci pour le bien-être de l’autre.
24
Nous retenons également qu’il peut exister, pour des gestionnaires faisant face à des
situations similaires, différentes façons d’envisager l’obligation morale applicable et la
façon de l’appliquer, ce qui pourra entraîner une diversité dans les solutions qui seront
apportées. D’une part, selon la littérature en développement moral cognitif, ils peuvent
avoir atteint des niveaux différents de développement moral, utiliser un niveau inférieur
à celui qu’ils ont atteint à cause de pressions contextuelles ou, même s’ils raisonnent au
même niveau, interpréter différemment la manière dont l’obligation morale doit être
appliquée. D’autre part la littérature en philosophie morale présente divers types
d’obligations pouvant être applicables à une même situation.
2.1.3 LE SOUCI D’AUTRUI EN TANT QUE PRÉOCCUPATION
« Puisque toutes les éthiques visent à “réguler les rapports à autrui’’, elles
présupposent toutes l’attitude morale minimale : le souci d’autrui. Jusqu’où
s’étend ce souci de l’autre? Quelles personnes font partie des Autres? »
(Legault, 1999 : 239)
Le troisième positionnement que l’on retrouve sur le souci d’autrui est relié à une
préoccupation concernant le bien-être des autres, compte tenu des conséquences que la
situation ou sa décision pourrait avoir sur eux. En effet, diverses perspectives suggèrent
que le souci d’autrui peut être vécu comme une préoccupation pour le bien-être de
l’autre : l’éthique de la sollicitude, l’éthique appliquée et les théories portant sur le
développement moral affectif.
L’éthique de la sollicitude (ethics of care), est une perspective contemporaine en
philosophie morale qui se distingue de façon significative de celles dont il était fait
mention à la section précédente sur le souci d’autrui comme obligation. Elle est axée sur
la sollicitude envers autrui, la sympathie et le besoin universel de compassion, de respect
et de compréhension (Gilligan, 1977, 1982; Maihofer, 2000; Noddings, 2002). Selon
cette littérature, le désir de faire le mieux possible pour protéger ou améliorer le bienêtre de l’autre est au cœur de ce qui devrait motiver l’action ou le refus d’agir
25
(Noddings, 1984 : 23). L’éthique de la sollicitude insiste sur la nécessité d’assumer
activement, et même proactivement, la responsabilité de prioriser l’empathie et le
maintien de relations harmonieuses, et d’éviter de nuire aux autres (Gilligan, 1982;
Maihofer, 2000). Loin de viser simplement l’altruisme, cette théorie suggère de tenter
d’obtenir les meilleures conséquences possibles pour toutes les personnes affectées par
une décision éventuelle, y compris le décideur lui-même (Gilligan, 1982). On y précise
également que les dilemmes éthiques ne se vivent pas en vase clos : ils se situent au
coeur d’un réseau complexe d’interrelations sociales dont il faut tenir compte (Gilligan,
1982; Maihofer, 2000).
L’éthique de la sollicitude suggère que la capacité de se soucier ainsi d’autrui se
développe graduellement, d’abord pour ses proches puis, progressivement, pour
d’autres. Encourager le développement de cette capacité de sympathie et de compassion
est donc, selon cette école de pensée, crucial. Ce développement graduel d’une capacité
affective de se soucier de l’autre a également été constaté dans les études sur le
développement moral affectif. Selon cette littérature, il y a un développement graduel à
partir de l’enfance de l’habilité de ressentir de l’empathie, soit la capacité à constater
comment une autre personne se sent dans une situation donnée et à ressentir un
« malaise empathique » face à cette situation si la personne souffre (Hoffman, 1985,
2000). Dans les stades plus avancés de développement, l’individu en vient à pouvoir
ressentir de l’empathie envers un autre pour sa situation de vie générale, plutôt que
seulement pour un incident isolé, et également pour des groupes de personnes plutôt que
seulement des individus.
Le malaise empathique ressenti peut entraîner diverses émotions, selon la situation,
comme de la colère vis-à-vis la personne responsable de la souffrance de l’autre, de la
sympathie ou de la compassion envers la personne qui souffre, amenant ainsi souvent
l’individu à vouloir l’aider, de la tristesse ou de la culpabilité s’il ne peut agir pour
modifier la situation ou si ses efforts ne portent pas fruit (Hoffman, 2000; Batson, 1987,
1991; Batson, Early et Salvarani, 1997; Batson et al., 2007). Ces émotions pourront
26
susciter, chez le gestionnaire qui ressent ce malaise empathique, un désir d’agir pour
corriger la situation.
Les gestionnaires pourront avoir plus ou moins de facilité à ressentir de l’empathie,
selon le niveau de développement moral affectif qu’ils auront atteint. Pour les mêmes
raisons, certains ressentiront difficilement de l’empathie, de la compassion ou de la
sympathie pour des personnes autres que celles qui leur sont proches. À défaut d’un tel
malaise empathique, les émotions de compassion ou de sympathie qui pourraient amener
le gestionnaire à tenir compte des conséquences négatives sur autrui ne pourront
survenir. Par ailleurs, le degré de malaise ressenti peut varier d’une personne à l’autre.
Une autre perspective pouvant contribuer à cette conception du souci d’autrui comme
préoccupation pour l’autre est celle du théologien Joseph Fletcher, pour qui l’agir moral
est de faire ce qui est le plus aimant (« for love’s sake ») dans une situation
donnée (Fletcher, 1966 :127). Dans la pensée de Fletcher, « l’amour de l’autre… passe
par la compassion » et « s’incarne concrètement dans ce souci de l’autre comme moteur
de l’éthique et dans l’évaluation des conséquences à la lumière de ce critère de valeur
très général qu’est l’amour » (Legault, 2012 : 5). Fletcher insiste sur le caractère
essentiellement contextuel de la décision morale et la nécessité de tenir compte des
conséquences possibles de sa décision sur autrui, réfutant la nécessité absolue
d’appliquer diverses obligations morales. La seule règle vraiment obligatoire, selon
Fletcher, est d’aimer Dieu à travers son prochain : toute autre règle morale ne sert qu’à
guider la réflexion, et peut être mise de côté si elle ne contribue pas à faire ce qui est le
plus « aimant » dans la situation précise à laquelle le décideur fait face (Fletcher, 1966).
Certains auteurs contemporains en éthique appliquée proposent également une
conception du souci d’autrui comme préoccupation pour le bien-être d’autrui (Legault,
1999; Boisvert et al, 2003). Ces auteurs présentent l’éthique comme ayant pour but de
faire le mieux possible, et de prendre une décision qui peut être justifiée comme étant
27
raisonnable, dans les circonstances, dans une société démocratique1. Ce sont les valeurs
et les conséquences possibles sur autrui qui constituent les critères premiers de référence
pour la prise de décision, tenant compte des dimensions personnelles, institutionnelles et
sociales de la situation (Legault, 1999; Boisvert et al, 2003). « La capacité d’une
personne de se soucier réellement de ce qui arrive à l’autre suite à son action » constitue
pour Legault le « cœur de la base émotionnelle de l’éthique » (2012 : 4). Avoir du souci,
précise-t-il, c’est être dans un « état d'inquiétude, de trouble, au sujet de quelque chose
ou de quelqu'un ».
Dans la littérature en éthique appliquée, l’éthique constitue l’exercice d’une autonomie
responsable, une autorégulation choisie des conduites plutôt que simplement
l’obéissance à des obligations morales, déontologiques ou légales (Legault, 1999;
Boisvert et al, 2003). Le conflit de valeurs se situe au cœur de cette vision de l’éthique :
il constitue « l’élément central du dilemme en éthique » et l’individu, tiraillé, doit choisir
entre deux valeurs qui le motivent dans une situation donnée mais qui conduisent à poser
des actions contradictoires (Legault, 1999 :94). L’idéal que représente une certaine
valeur est donc la raison pour laquelle un gestionnaire décide d’agir de telle ou telle
façon : on parlera dans de tels cas « d’actualisation » d’une valeur donnée (Legault,
1999 :73; Boisvert et al., 2003).
La notion de conflit de valeurs présentée en éthique appliquée est cohérente avec celle
de la littérature en psychologie, sur les valeurs, discutée brièvement dans la première
section. Cette dernière littérature détaillant de façon plus précise la notion de conflits de
valeurs, sans toutefois indiquer de quelle façon un tel conflit est résolu, nous y référons
ici plus en détail pour expliquer en quoi les conflits de valeurs sont liés au souci d’autrui.
1
Éthique appliquée : « Éthique dans laquelle la situation occupe la première place. Les questions éthiques
y apparaissent toujours dans le feu de l’action, au cœur de la pratique, c'est-à-dire en situation. C’est dans
une situation complexe - personnelle, institutionnelle et sociale - que se pose le choix d’agir. Il faut choisir
une solution et la décision prise aura des conséquences sur soi, sur les autres et sur l’environnement. La
question éthique s’énonce alors ainsi : « Est-ce la meilleure chose à faire dans les circonstances ? »
(Legault, 1999 :282). Les motifs ne sont donc pas universels mais universalisables : ils ont la prétention
d’être acceptables par toute personne qui prend part au dialogue. (Legault, 1999 :264)
28
Le conflit de valeurs surgit lorsque les actions pouvant être prises au nom d’une certain
type de valeurs peuvent avoir des conséquences psychologiques, pratiques et sociales
venant en contradiction ou incompatibles avec celles qui seraient prises au nom d’un
autre type de valeurs, créant ainsi une tension (Schwartz, 1992; Rokeach, 1973, Legault,
1999). De tels conflits peuvent survenir entre une valeur transcendante, axée sur le
souci d’autrui, telles le respect, le bien-être de l’autre ou l’équité, et une autre axée sur le
succès personnel ou celui de l’organisation (Schwartz, 1996; Sagiv et Schwartz, 2000)
telles l’efficacité, la rentabilité, ou la performance. Un conflit de valeurs peut également
survenir, dans une situation donnée, entre deux valeurs transcendantes (Rokeach, 1973),
par exemple l’équité entre les employés de l’équipe et la compassion envers un employé
particulier qui traverse une situation difficile.
Des études empiriques ont démontré l’existence de tels conflits de valeurs, appelés
dilemmes dans le vécu des gestionnaires (Toffler, 1986). Ainsi, par exemple, des conflits
entre les valeurs personnelles et celles préconisées par l’organisation surviennent à une
fréquence assez significative en gestion (Liedtka 1989a, 1989b; Posner et Schmidt,
1993; Raun et Leithwood, 1993) et dans l’administration de programmes publics
(Wagenaar, 1999). Des conflits de valeurs peuvent également surgir entre les valeurs
personnelles ou professionnelles, ces dernières étant héritées de la socialisation
secondaire professionnelle, et celles véhiculées par la culture organisationnelle ou la
sous-culture du secteur d’appartenance (Schein, 2004), même s’il ne s’agit pas de
valeurs officiellement préconisées par l’organisation. Les conflits de valeurs surviennent
également dans le cadre de la prise de décisions stratégiques, notamment lorsque le
choix que lui dicterait certaines de ses valeurs personnelles vient en contradiction avec la
priorisation de la performance et du profit auquel on s’attend de la part d’un haut
dirigeant (Guth et Taguiri, 1965). Par exemple, lors de la prise de décision entourant la
réduction ou non d’effectifs, le gestionnaire pourrait vivre un conflit de valeurs entre le
bien-être des employés et la maximisation de la performance et des profits (Anderson,
1997).
29
Ces trois perspectives, l’éthique de la sollicitude, l’éthique situationnelle de Fletcher et
l’éthique appliquée nous indiquent que, lorsque le souci d’autrui est vécu comme une
préoccupation quant aux conséquences que la situation ou sa décision pourra avoir sur le
bien-être d’autrui, le gestionnaire ressent de l’empathie puis se sent interpellé,
affectivement, notamment par des sentiments de sympathie ou de compassion. Malgré
cette préoccupation, le gestionnaire peut se retrouver en situation de conflit de valeurs,
auquel cas il se sentira tiraillé et aura à choisir entre celles-ci. Cette préoccupation
empathique pour les conséquences sur autrui, l’objectif de ne pas lui nuire et l’exercice
d’un choix réfléchi à ce sujet représentent ici des différences importantes entre cette
façon de se soucier d’autrui et les autres approches examinées précédemment.
2.1.4 EN CONCLUSION, SUR LE SOUCI D’AUTRUI
La première section de ce chapitre de la recension des écrits avait pour objectif de mieux
comprendre comment le souci d’autrui est défini et représenté dans les écrits
académiques. Trois principaux positionnements théoriques ressortent de notre
recension : le souci d’autrui résultant de l’application généralement inconsciente de
certaines valeurs transcendantes, celui provenant de l’application de certaines
obligations légales, déontologiques ou morales et le souci d’autrui comme préoccupation
pour le bien-être de l’autre, compte tenu des conséquences possibles. Bien qu’ils se
distinguent, ces positionnements ne sont pas contradictoires. Comme ils proviennent de
disciplines et de positionnements théoriques différents, ils présentent plutôt un aspect,
une dimension spécifique du souci d’autrui.
Diverses caractéristiques communes semblent ressortir de ces trois positionnements
théoriques. D’abord, chacun a comme prémisse implicite que le gestionnaire ait d’abord
constaté que la situation actuelle ou la décision qu’il prendrait pourrait avoir des
conséquences négatives sur les autres. La littérature recensée permet également de
conclure que le souci d’autrui pourra varier sensiblement d’un gestionnaire à l’autre au
sein de la même organisation, ce qui sera attribuable, selon la perspective, à ses valeurs
30
personnelles, à son niveau de développement moral ou au degré de capacité d’empathie
atteint. Par ailleurs, divers facteurs contextuels, ainsi que l’importance accordée à
d’autres types de valeurs ou obligations, pourront venir affecter le souci d’autrui sous
toutes ses formes. Finalement, diverses émotions pourront être ressenties à ce sujet, par
exemple de la compassion ou de la sympathie à l’égard d’autrui, de la colère à l’égard
des divers facteurs contextuels, ou de la peur ou de l’anxiété par rapport aux
conséquences possibles sur soi si on fait défaut de répondre aux attentes à ce sujet ou si,
au contraire, on y accorde « trop » d’importance. Notons également que tant la littérature
sur le souci d’autrui comme valeur transcendante que celle où il s’agit d’une
préoccupation concernant les conséquences sur autrui évoquent la possibilité que le
décideur vive un conflit de valeurs qu’il aura à résoudre.
Cette recension nous permet donc de circonscrire trois éléments qui nous serviront à
concevoir la notion de souci d’autrui que nous utiliserons dans notre étude. Le souci
d’autrui fait suite au constat que la situation actuelle ou la décision qui pourrait être prise
à ce sujet pourrait avoir des conséquences négatives sur les autres. Il résulte soit de la
socialisation à certaines valeurs transcendantes, de la croyance que certaines obligations
juridiques, déontologiques ou morales liées à la protection du bien-être d’autrui doivent
être appliquées, ou de la préoccupation suscitée par l’empathie face aux conséquences
possibles sur autrui. Finalement, les raisonnements générés par le souci d’autrui peuvent
être accompagnés de diverses émotions. Dans la prochaine section de ce chapitre, nous
passerons en revue la littérature sur la prise de décision en contexte organisationnel.
2.2 LA PRISE DE DÉCISION
Puisque nous cherchons à comprendre comment les gestionnaires se soucient d’autrui
dans leurs décisions, il importe de mieux comprendre en quoi consiste la prise de
décision en organisation. Les modèles proposés dans les travaux sur la prise de décision
sont nombreux. Selon les auteurs, le processus décisionnel est généralement conçu
comme étant soit linéaire et plutôt rationnel, soit quelque peu désordonné, itératif et
31
empreint d’émotion. Le contexte y prend plus ou moins d’importance selon les modèles
présentés. Le but de cette section est de recueillir, dans la littérature sur la prise de
décision en contexte organisationnel, les éléments nécessaires pour nous aider à préciser
la manière dont nous aborderons ce phénomène dans cette recherche. 2 Nous avons
retenu pour ce faire deux angles disciplinaires qui s’intéressent à la prise de décision,
soit les travaux en gestion et ceux qui relèvent de l’éthique.
Nous examinerons d’abord comment la littérature en gestion conçoit la prise de décision
en privilégiant deux modèles décrivant ce processus, ceux de Simon (1945, 1960, 1979,
1997) et de Mintzberg et al. (1976). Ceux-ci reflètent une conception largement
répandue de la prise de décision en gestion. Similaires à première vue, ils présentent
toutefois des différences dans le processus qu’ils suggèrent, principalement quant à la
complexité de celui-ci, les variations possibles d’une décision à l’autre et la possibilité
d’interactions entre les diverses étapes de celle-ci.
Nous soulignerons également
quelques éléments additionnels suggérés par d’autres auteurs pouvant permettre une
vision élargie de la prise de décision. Ensuite, nous examinerons comment les modèles
de prise de décision dite « éthique » proposés par diverses littératures, notamment celle
en « behavioral ethics », peuvent contribuer à notre compréhension de la prise de
décision. Nous terminerons cette section par une synthèse détaillant les caractéristiques
communes et les éléments spécifiques à certains modèles qui pourraient s’avérer utiles
pour justifier le modèle de la prise de décision que nous utiliserons pour notre étude.
2.2.1 LA PRISE DE DÉCISION EN GESTION
La littérature classique en gestion propose différentes visions de la décision en contexte
organisationnel. Une première perspective, dite de « l’homme économique », explique
2
Ainsi, nous avons fait le choix de ne pas nous attarder à la littérature en psychologie concernant la prise
de décision, puisqu’elle porte principalement sur des variables causales pouvant expliquer ou prédire la
décision (ex. : attribution, stéréotypes, biais systématiques, position de pouvoir voir Tenbrunsel et al,
1996 et Neale et al., 2006 pour une synthèse de la littérature à ce sujet), ce qui n’est pas le but de notre
étude.
32
l’action en affirmant que l’être humain décide de façon égocentrique, visant à maximiser
ses chances d’obtenir le résultat désiré pour lui-même (Cooksey, 2000) et ce, non pas
par choix, mais parce que c’est dans sa nature (Simon, 1979; Sen, 1993) : le bien-être
d’autrui ne fait tout simplement pas partie des considérations. Dans la théorie des jeux,
qui constitue une extension de cette première perspective, on considère la coopération
comme une aberration, présumant également qu’il est dans la nature de l’être humain
d’agir de façon égocentrique (Ekeland, 1999). Cette vision du décideur a toutefois été
contestée par divers auteurs. Ainsi, par exemple, les économistes Sen (1993) et Etzioni
(1988a, 1988b) suggèrent que, loin d’être purement égocentriques, les décideurs tiennent
souvent compte des buts et des intérêts des autres, ainsi que de leur interdépendance
mutuelle.
2.2.1.1 Le modèle de Simon
La perspective de la prise de décision qui semble la plus retenue en gestion, encore à ce
jour, est celle présentée par Simon (1945, 1960), basée sur la notion de « rationalité
limitée ». Simon affirme que les gestionnaires cherchent à prendre des décisions qui
seront dans l’intérêt de l’organisation, afin de permettre sa pérennité et son
développement (Simon, 1945; March et Simon, 1958). Il explique leurs décisions ainsi :
lorsqu’il examine diverses alternatives pour solutionner un problème, le gestionnaire
vise à en trouver une pouvant atteindre les objectifs préétablis de l’organisation. Ces
objectifs organisationnels, tels la rentabilité, l’efficacité, la performance et la
compétitivité, guident l’évaluation puis la décision. La décision du gestionnaire, selon
cette perspective, porte uniquement sur les moyens d’atteindre efficacement les objectifs
prédéterminés par l’organisation. Trouver une solution satisfaisante pour atteindre ces
objectifs, même si elle n’est pas optimale, suffit généralement : ce n’est que dans des
« cas exceptionnels » que le décideur cherchera la solution optimale (March et Simon,
1958; Simon, 1979). Par conséquent, à moins que la protection ou l’amélioration du
bien-être des autres soit un objectif organisationnel reconnu, il n’y a aucune raison pour
33
le gestionnaire d’en tenir compte, ni de s’en inquiéter, sauf si l’atteinte des objectifs
organisationnels peut en être affectée, et seulement dans la mesure où elle le serait.
Simon reconnait toutefois, dans ses écrits plus récents, que les gestionnaires peuvent,
dans certains cas, décider d’une façon qui vient en contradiction avec la réalisation des
objectifs de l’organisation, en priorisant les intérêts de leur groupe ou leurs intérêts
personnels et que leur décision demeure néanmoins rationnelle (Simon, 1997:88).
D’autres auteurs en gestion ont ainsi proposé, par exemple, que les individus peuvent
chercher à promouvoir leurs intérêts et ceux de leur groupe d’appartenance
dans
l’organisation (Cyert et March, 1963), en ayant recours à la négociation et aux
coalitions, et à un raisonnement essentiellement politique (Eisenhardt et Zbaracki, 1992).
Ces objectifs peuvent s’accompagner d’une volonté de mettre de l’avant leur propre
vision de ce que l’organisation devrait être (Simon, 1997 : 88). Simon précise qu’est
considérée irrationnelle l’action où : « their goals are not our goals, or that they are
acting on the basis of invalid or incomplete information, or that they are ignoring future
consequences of their actions, or that their emotions are clouding their judgments or
focusing their attention on momentary objectives ». La décision empreinte de souci
d’autrui semble donc, selon cette littérature, marginalisée, ou à défaut, irrationnelle.
Quant au processus de prise de décision lui-même, Simon (1945, 1960) le présente
comme une séquence logique de processus cognitifs rationnels se résumant à la
définition du problème, à la recherche de solutions possibles et à l’évaluation de ces
alternatives, suivie d’un choix d’une d’entre elles et de son implantation (Simon, 1945,
1960). Il s’agit toujours de la perspective dominante en gestion (Langley et al., 1995).
Ces diverses phases étaient toutefois, jusqu’à récemment, peu expliquées, situation à
laquelle remédia Simon en 1997. Elles sont résumées à la Figure 1.
34
Figure 1 – Le processus de prise de décision selon Simon (1945, 1960, 1997)
Une
situation
attire
l’attention
Définition du
type de
problème
Reconnaitre
qu’il s’agit d’un
problème
Définir le
type de
problème
Recherche
de solutions
Recherche de
solutions
existantes
suffisantes
Si aucune,
création de
nouvelles
solutions
possibles /
alternatives
Évaluation
des
alternatives
Décision
&
Implantation
Analyse des
conséquences
possibles de
chaque
alternative
Influence du contexte
organisationnel et social
La définition du problème, indique-t-il, inclut deux étapes. Tout d’abord, le décideur
reconnaît qu’il existe un problème, ce qui survient généralement lorsqu’une situation
attire son attention, parce qu’elle ne correspond pas à ce à qui est attendu (Simon, 1997:
123). Dans un deuxième temps, le décideur doit définir de quel type de problème il
s’agit :
« Problem representations, like the problems themselves, are not presented to
us automatically. They are either retrieved from memory, when we recognize a
situation as being of a familiar kind, or discovered through selective search.
Formulating a problem is itself a problem-solving task. » (Simon, 1997: 125).
Le gestionnaire doit ainsi, par exemple, déterminer s’il s’agit d’un problème de contrôle
de qualité, de motivation des employés ou d’efficacité de production (Simon, 1997:126).
35
Cette étape est importante : Simon (1997) précise que les alternatives considérées
pourront varier selon le type de problème auquel le décideur croit faire face.
Quant à la recherche de solutions possibles, il s’agit parfois de simplement retracer des
solutions existantes; à défaut, celles-ci devront être crées ou des solutions existantes
modifiées. En ce qui a trait à l’évaluation des alternatives, Simon précise que le décideur
en entreprise privée doit surtout considérer les conséquences possibles sur
l’organisation, ajoutant toutefois que certains dirigeants estiment devoir également
considérer les conséquences sur la société. Dans le secteur public, diverses valeurs liées
au service public ou sociales doivent également être considérées (1997: 79). Ces
mentions concernant l’évaluation des alternatives semblent toutefois plus prescriptives
que descriptives.
March et Simon mettent l’emphase sur le « caractère subjectif » de la prise de décision
et l’influence du contexte sur celle-ci :
« Le milieu organisationnel et social dans lequel se trouve la personne qui
prend une décision détermine les conséquences auxquelles elle s’attendra,
celles auxquelles elle ne s’attendra pas; les possibilités de choix qu’elle prendra
en considération et celles qu’elle laissera de côté ». (March et Simon, 1958, tel
que traduit dans Rouchy et Prunier, 1969 : 136)
Les décisions ne sont toutefois pas toujours le résultat d’un tel processus de réflexion
(Simon, 1960; March et Simon, 1958). Selon ces auteurs, dans des situations qui ont été
vécues à plusieurs reprises dans le passé « le stimulus provoquera, avec un minimum
d’activité résolutoire ou computative, une définition bien structurée de la situation qui
comprendra un répertoire des schémas de réponse et des schémas permettant la sélection
d’une réponse appropriée et spécifique dans le répertoire » (March et Simon, 1958, tel
que traduit par Rouchy et Prunier. 1969 : 137). Le stimulus entraîne alors le recours à un
schéma d’exécution préétabli, ou programme d’action, indiquant à l’individu comment
réagir : la quête de solutions et le choix y sont donc très simplifiés, se limitant
principalement à choisir quel est le programme d’action approprié (March et Simon,
36
1958)3. C’est le cas lorsque le gestionnaire a appris que la réaction adéquate dans une
situation X est Y ou qu’il a lui-même élaboré cette réaction pour faire face
précédemment à un tel type de situation. Plus fréquente aux niveaux supérieurs de la
hiérarchie, les décisions stratégiques nécessitent le recours à un processus décisionnel
beaucoup plus réfléchi, car les situations se caractérisent davantage par leur complexité,
leur nouveauté ou l’importance des conséquences possibles (Miller, Hickson, et Wilson,
1996). Quant aux gestionnaires intermédiaires et aux professionnels, on peut faire
l’hypothèse que leur travail comporte les deux types de décisions sur une base régulière.
Lorsque la situation est relativement nouvelle, ou non répétitive, elle « provoquera une
activité résolutoire » visant tout d’abord à l’établissement d’une définition de la
situation. Puis, ayant définit de quel type de problème il s’agit, le gestionnaire pourra
développer la réponse appropriée, suivant le modèle général de prise de décision
reproduit à la Figure 1 (March et Simon, 1958, traduit dans Rouchy et Prunier 1969:
137).
Certains aspects du processus du modèle classique de prise de décision mis de l’avant
par Simon (1945, 1960) sont toutefois contestés. D’une part, selon certains auteurs, le
processus de prise de décision dans les organisations est en réalité moins linéaire et
beaucoup plus complexe que ce que Simon propose (March et Olsen, 1976; Mintzberg et
al., 1976 ; Langley et al, 1995; Mintzberg et Westley, 2001). Certains vont jusqu’à
proposer que le processus décisionnel dans les organisations est, en fait, chaotique
(Cohen, March et Olsen, 1972), du moins à l’occasion (Langley et al., 1995). D’autre
part, certains allèguent que le contexte, l’intuition et les émotions doivent recevoir
davantage de considération (Langley et al. 1995) et déplorent le peu d’autonomie
décisionnelle attribuée au gestionnaire (Crozier et Friedberg, 1980; Langley et al., 1995).
Puisque chacun de ces aspects peut avoir un impact sur la conception du processus de
3
Ces conclusions sont compatibles avec la littérature en psychologie, laquelle indique que la réflexion
délibérée et approfondie constitue l’exception, plutôt que la règle, pour les gestionnaires (Bargh et
Chartrand, 1999; Stanovich and West, 2000; Kahneman, 2003, 2011; Bazerman, 2006). Le rythme de
travail souvent effréné encourage ce recours à une prise de décision plus intuitive (Chugh, 2004; Sayles,
1979), sauf lorsqu’un problème revêt pour eux une certaine complexité.
37
prise de décision que nous retiendrons pour notre étude, nous nous y attarderons dans les
deux prochaines sections.
2.2.1.2 Le modèle de Mintzberg et al. (1976)
Plusieurs chercheurs ont inscrit leurs travaux sur la prise de décision en organisation
dans la foulée du modèle de Simon (voir le résumé de leurs travaux dans Langley et al.,
1995). Ainsi, Mintzberg et al. (1976) semblent souscrire implicitement à la vision de
Simon selon laquelle la décision du gestionnaire porte sur les moyens d’atteindre
efficacement les objectifs préétablis par l’organisation, visant principalement sa
pérennité et son développement.
La
rentabilité, l’efficacité, la performance et la
compétitivité seront donc au cœur de leurs préoccupations.
La contribution principale de Mintzberg et al. (1976), pour les fins de notre étude, se
trouve dans leur description du processus décisionnel.
Quoiqu’ils proposent, tout
comme Simon, un modèle de prise de décision en trois phases, tout en définissant cellesci de façon un peu différente, ils se distinguent de Simon par le caractère moins linéaire
et plus complexe de ce processus.
Ces auteurs précisent que dans les trois phases, le processus peut être plus ou moins
itératif, plus ou moins analytique, et même devenir quelque peu chaotique lorsque des
éléments contextuels, telles par exemple des pressions politiques internes, viennent le
perturber. Les trois phases proposées par Mintzberg et al. (1976), résumées à la Figure 2,
sont : l’identification du problème, le développement de solutions et la sélection de la
solution appropriée.
38
Figure 2 – Le processus de prise de décision selon Mintzberg et al. (1976)
Une
situation
attire
l’attention
Identification
Développement
Sélection de la
du problème
de solutions
solution
Reconnaître un
écart avec la
norme
Diagnostic/
clarification des
enjeux
Recherche de
solutions existantes
suffisantes
Si aucune,
développement de
modifications
possibles ou de
nouvelles
solutions
Décision
Évaluation
des
alternatives
plus ou
moins
structurée
(avec
possibilité
de présélection)
Recherches /
réflexions
additionnelles
Influence du contexte
La reconnaissance de l’existence d’un problème consiste à reconnaître en premier lieu
un écart entre la situation telle que perçue et ce qu’elle devrait être, de l’avis du
gestionnaire : « the need for a decision is identified as a difference between information
on some actual situation and some expected standard » (Mintzberg et al, 1976 :253). Par
la suite, le décideur effectue un diagnostic plus ou moins formel de la situation, afin d’en
clarifier les enjeux. Cette étape constitue, de l’avis de Mintzberg et al. (1976 :274),
l’étape la plus importante, puisqu’elle orientera en grande partie, quoique généralement
implicitement, les choix qui seront faits par la suite.
39
Dans la phase de développement des solutions, le gestionnaire cherche, en y mettant plus
ou moins d’efforts, des solutions existantes; à défaut d’en trouver une qui lui semble
acceptable, il cherche à en créer une nouvelle ou modifie des solutions existantes pour
résoudre le problème (Mintzberg et al, 1976 : 255). Dans ce deuxième cas, le processus
devient plus complexe et peut être itératif, le décideur partant d’une vague idée de ce
que pourrait être la solution et incorporant graduellement divers éléments de solution
provenant de recherches ou de réflexions additionnelles, opération qui peut être répétée
plusieurs fois avant que la solution désirée soit atteinte (Mintzberg et al, 1976 : 256).
La dernière phase est la sélection de la solution appropriée, à partir de l’analyse des
diverses alternatives. Toutefois, dans le cas où un processus itératif aura été utilisé pour
développer une nouvelle solution ou en adapter une existante, une certaine sélection aura
déjà été faite à chaque répétition et diverses alternatives auront déjà été écartées 4. Par
ailleurs, plutôt que d’analyser toutes les alternatives en détail, le décideur peut effectuer
une présélection rapide, éliminant les alternatives qui lui semblent non réalisables, avant
de se consacrer à une analyse plus approfondie des autres alternatives (Mintzberg et al,
1976: 256).
Dans la prise de décision stratégique, la sélection de la solution se fait, dans certains cas,
sans analyse très structurée de la part du décideur, ce dernier choisissant celle qui lui
semble la plus appropriée sans nécessairement pouvoir expliquer les raisons exactes de
sa décision (Mintzberg et al, 1976). Dans d’autres cas, une évaluation selon certains
critères précis est effectuée, mais l’analyse détaillée est souvent effectuée par des
subalternes (Mintzberg et al, 1976). C’est généralement également à ce stade que le
décideur sollicitera les autorisations nécessaires avant de procéder, s’il y a lieu
(Mintzberg et al, 1976).
4
Notons tout de même que dans un ouvrage plus récent (1997), Simon reconnait la possibilité de ce
caractère itératif, précisant que certaines phases du processus décisionnel peuvent effectivement se
produire de façon non linéaire et rétroagir les unes sur les autres. De plus, il reconnaît une certaine
complexité du processus en précisant qu’un problème peut engendrer des « sous-problèmes » qui
requièrent eux aussi le recours aux diverses phases du processus (1960, 1977 : 39).
40
Cette étude de Mintzberg et al. démontre le caractère possiblement complexe et non
linéaire du processus de prise de décision. Elle corrobore très généralement, tout en
l’enrichissant, le modèle de Simon. Sa contribution principale, pour les fins de notre
étude, réside dans l’analyse détaillée des vingt-cinq décisions étudiées, soulignant les
variations du processus pour chacune de celles-ci. Les auteurs en concluent que le
modèle de base demeure essentiellement le même pour tous mais que des variations
importantes existent d’une décision à l’autre dans le déroulement du processus et le
niveau de complexité de celui-ci. Ceci est dû notamment à des éléments contextuels, tels
des impasses ou des complications inattendues, ou au degré de développement de
nouvelles solutions qui s’avère nécessaire. Quoique leur étude porte sur la prise de
décision stratégique, une partie significative de leurs résultats, riches en détails quant au
processus suivi pour en arriver à une décision, peut se généraliser à divers types
décisions en contexte organisationnel.
2.2.1.3 Une décision contextuelle, volontaire et empreinte d’émotions
Des contributions additionnelles de la littérature en gestion méritent d’être soulignées
pour nous permettre de bien comprendre en quoi consiste le processus de la prise de
décision.
Elles attirent notre attention sur trois éléments : l’interrelation entre une
décision en cours et d’autres décisions, le caractère volontaire des décisions, et
l’importance du volet émotionnel de celles-ci, que nous discuterons successivement.
Langley et al, (1995) soulèvent un autre élément contextuel d’importance : les décisions
sont souvent liées plus ou moins étroitement à d’autres décisions. Cela peut être soit des
décisions passées prises par soi ou par d’autres, ou des décisions qui se prennent de
façon concomitante relativement à d’autres problèmes, par exemple lorsqu’il y a
compétition pour les mêmes ressources (temps, argent, support politique), ou encore des
décisions futures qui seront influencées par celle qui se prennent présentement (Langley
et al., 1995). Il en est de même pour les liens entre les décisions successives qui mènent
éventuellement vers une décision finale sur un enjeu précis (Langley et al., 1995). Passé,
41
présent et futur sont ainsi interreliés : bien comprendre une décision donnée nécessite de
comprendre le contexte spécifique dans lequel elle a été prise, incluant ces autres
décisions. Ainsi que l’expriment plus largement ces auteurs : « no decision can be
understood de novo or in vitro apart from the perceptions of the actors and the mindsets
and the cultures of the context in which they are embedded » (Langley et al., 1995 :
261). Ces éléments du contexte ne sont toutefois généralement pas pris en considération
dans les théories et les recherches empiriques portant sur la prise de décision, celle-ci
étant généralement considérée isolément (Langley et al, 1995).
Quant au caractère volontaire des décisions, Crozier et Friedberg (1980) précisent que
l’action humaine dans les organisations est l’expression de l’autonomie du décideur,
quoique celle-ci puisse être limitée, parfois de façon importante, par le contexte et les
contraintes qui lui sont liées. Le décideur se voit souvent obligé, par exemple, de faire
des compromis et de s’écarter des fins qu’il voudrait poursuivre compte tenu du contexte
organisationnel (Crozier et Friedberg, 1980 : 22). Le gestionnaire doit également parfois
tenir compte du contexte « politique » dans l’organisation et de divers éléments telles
des négociations en cours avec différentes personnes ou divers groupes (Sayles, 1979).
Langley et al. (1995) ont souligné la nécessité de tenir davantage compte du caractère
volontaire et relativement autonome de la prise de décision (1995 : 268).
En ce qui a trait au volet émotionnel des décisions, les perspectives classiques, telle celle
de Simon (1945,1960), limitent généralement le processus décisionnel à ses aspects
cérébraux. Selon certains auteurs (Langley et al., 1995), cela a pour effet de
« déshumaniser » la prise de décision (1995 : 268). L’interrelation des émotions et des
cognitions dans la prise de décision est maintenant davantage reconnue dans la
littérature en gestion (Kisfalvi et Pitcher, 2003; Kisfalvi, 2000).
Cette section de notre recension cherchait à comprendre en quoi consiste la prise de
décision, dans la littérature en gestion. Une des limites importantes de cette littérature
pour les fins de notre étude est le fait que, selon celle-ci, la décision du gestionnaire
porte en principe uniquement sur les moyens d’atteindre efficacement les objectifs
42
prédéterminés par l’organisation (Simon, 1945, 1997; March et Simon, 1958), lesquels
mettent généralement l’accent sur la rentabilité, la croissance et la pérennité de
l’organisation. Par conséquent, à moins que la protection ou l’amélioration du bien-être
des autres soit un objectif organisationnel reconnu, il n’y a aucune raison pour le
gestionnaire d’en tenir compte dans la résolution d’un problème de gestion, ni de s’en
inquiéter, sauf si l’atteinte des objectifs organisationnels peut en être affectée, et ce
seulement dans la mesure où elle le serait et pour ces fins. L’examen d’une autre
littérature dans la section suivante, celle sur la prise de décision éthique, nous permettra
d’élargir notre compréhension de ce concept en examinant des modèles où le souci
d’autrui est au contraire au cœur de la prise de décision des gestionnaires.
Les deux modèles étudiés dans la littérature en gestion ont en commun de mettre
l’accent sur les opérations cognitives menant à la décision, qu’ils regroupent en trois
grandes phases distinctes assez similaires : l’identification du type de problème, le
développement de solutions, puis l’évaluation de celles-ci et la sélection de celle qui sera
retenue. Nous retenons en particulier que la première phase, celle d’identification du
type de problème, s’avère d’importance cruciale dans les deux modèles : pour Simon, les
alternatives considérées peuvent varier selon le type de problème, alors que Mintzberg et
al. (1976) précisent qu’elles orientent en grande partie, quoique généralement
implicitement, les choix qui sont faits par la suite. Notons toutefois qu’ils ne retiennent,
pour les fins de leur modèle, que des types de problèmes relatifs à la gestion.
L’importance accordée au contexte retient également l’attention. Ainsi, pour Simon
(1997), le milieu organisationnel et social influence les conséquences dont il est tenu
compte, de même que les alternatives prises en considération. Pour Mintzberg et al.
(1976), le contexte explique en partie les différences dans la complexité du processus
décisionnel et son déroulement, d’une situation à l’autre. Langley et al. (1995)
soulignent pour leur part l’interrelation entre d’autres décisions, contemporaines,
antérieures ou à venir, et celle qui est en train d’être prise.
43
Le processus décisionnel décrit par Simon (1945, 1960) a longtemps été considéré
comme étant linéaire, et contesté à ce titre (Langley et al., 1995), alors que celui de
Mintzberg et al. (1976) illustre la possibilité d’un processus davantage désordonné et
d’itérations lors de la recherche de solutions, menant à l’interrelation entre le
développement de solutions et leur évaluation. Simon reconnait toutefois, dans ses écrits
plus récents, en réaction aux propos de Langley et al. (1995), que le processus
décisionnel permet de telles itérations et interrelations.
Nous retenons également de la littérature plus contemporaine en gestion qu’il s’avère
important de considérer l’interrelation entre les cognitions et les émotions dans l’analyse
de la prise de décision (Langley et al., 1995; Kisfalvi et Pitcher, 2003; Kisfalvi, 2000),
malgré le caractère assez cérébral des opérations représentées dans les modèles de
Simon et de Mintzberg et ses collègues.
2.2.2 LA PRISE DE DÉCISION ÉTHIQUE
La littérature sur la prise de décision éthique s’avère particulièrement importante à
considérer pour les fins de notre étude, puisque le premier positionnement théorique lié
au souci d’autrui dans la littérature se rattache aux valeurs à connotation morale, et les
deux autres directement à l’éthique, soit le souci d’autrui comme obligation morale et la
préoccupation quant aux conséquences d’une situation ou d’une décision sur l’autre.
Plusieurs modèles ont été suggérés dans la littérature en prise de décision éthique (PDE).
Pour les fins de cette étude, nous nous référerons principalement aux modèles les plus
souvent cités dans les recherches empiriques publiées, que nous qualifierons de modèles
classiques de PDE, soit : Rest (1984, 1986), Treviño (1986), Ferrell et Gresham (1985,
1989), Hunt et Vitell, (1986, 1993, 2006). Nous examinerons également certaines
caractéristiques de certains modèles plus récents, dans la mesure où elles peuvent
contribuer à notre recherche.
44
Deux grands types de modèles dits de « prise de décision éthique » ont été élaborés :
ceux axés sur l’explication causale de l’action morale au moyen de diverses variables,
donc visant l’explication et la prédiction du comportement (Treviño, 1986; Ferrell et
Gresham, 1985), et ceux cherchant à comprendre comment le processus de décision se
déroule et quel raisonnement y est utilisé lorsqu’un problème est considéré être de type
moral (Hunt et Vitell, 1986; Rest, 1984, 1986). La recherche empirique sur le sujet s’est
également campée dans l’un ou l’autre de ces positionnements.
2.2.2.1 Les modèles et les études visant l’explication et la prédiction du
comportement
Les modèles d’explication causale tels ceux de Treviño (1986) et de Ferrell et Gresham
(1985) expliquent l’action du décideur par l’interaction de diverses variables. Pour
Treviño, par exemple, l’action est déterminée par le niveau de développement moral
cognitif atteint par la personne, tel que développé par Kohlberg (1981), mais cette
interaction est influencée par diverses variables individuelles et des variables
contextuelles dont la culture organisationnelle et les caractéristiques du rôle tenu par le
décideur.
Une littérature abondante s’est développée, depuis, concernant les liens de causalité
entre divers types de facteurs personnels ou contextuels (relevant de l’organisation ou de
la situation) et la décision considérée morale (voir les revues de littérature de Treviño,
Weaver et Reynolds, 2006; O’Fallon et Butterfield, 2005; Loe, Ferrell et Mansfield,
2000; Collins, 2000; Ford et Richardson, 1994). La majorité des études empiriques sur
l’éthique sont d’ailleurs de nature causale : la récente méta-analyse de Kish-Gephart,
Harrison et Treviño (2010) a dénombré quelques centaines d’études à ce sujet entre 1990
et 2008. Parmi les facteurs individuels les plus étudiés, citons le genre, l’âge,
l’éducation, l’expérience de travail, la nationalité, la religion et le niveau de
développement moral.
Quant aux facteurs relevant de l’organisation, citons, par
exemple, les normes informelles de l’organisation, incluant l’existence d’un code de
45
conduite, la culture organisationnelle et les normes informelles qui l’accompagnent
incluant les récompenses et punitions y étant associées, et la taille de l’organisation.
Quant à la situation, c’est principalement le concept d’intensité morale, déterminée
notamment par l’étendue des conséquences possibles et la proximité des personnes
pouvant être affectées (Jones, 1991), qui a retenu et retient toujours l’attention
(Valentine et Holligworth, 2012). Certaines interactions entre ces divers types de
variables ont également été étudiées (Ashkanasy, Windsor et Treviño, 2006; Forte, 2005,
2004).
Ces modèles et les recherches empiriques centrées sur l’explication et la prédiction du
comportement contribuent de façon significative à la littérature en énonçant divers
facteurs tant personnels que contextuels qui peuvent influencer le comportement, de telle
sorte qu’il soit davantage orienté vers la protection ou le maintien du bien-être d’autrui
ou vers d’autres considérations morales. L’utilité de ces modèles et de ces recherches
empiriques s’avère toutefois limitée pour nous aider à comprendre comment le souci
d’autrui pourrait être intégré, dans la pratique, dans la prise de décision des
gestionnaires, pour quatre raisons principales.
Premièrement, puisque nous cherchons à savoir comment le gestionnaire « tient
compte » du souci d’autrui dans sa prise de décision, nous nous intéressons à l’ensemble
de ce processus et au raisonnement pratique qui y a cours, à l’évaluation et aux choix qui
y sont faits, et non seulement au comportement qui suivra. Or, malgré l’appellation
généralement utilisée de « ethical decision making », ces modèles et ces études
empiriques ont concentré leurs efforts sur le lien causal entre divers facteurs personnels
ou contextuels et le comportement moral ou non issu de la prise de décision, ou
l’intention d’action, plutôt que sur le raisonnement effectivement utilisé pour y parvenir,
limitant ainsi leur contribution à ce titre.
De plus, l’intention déclarée du participant à une recherche a été généralement présumée
équivalente à l’action qu’il entreprendrait, et considérée comme telle pour fins d’études
46
causale, présomption qui a été questionnée dans la littérature plus contemporaine (KishGephart, Harrison et Treviño, 2010; Gupta et al., 2009).
Deuxièmement, ces études se sont généralement attardées aux comportements ou
intentions dits « unethical », c'est-à-dire « action that violates widely accepted (societal)
moral norms » (Kish-Gephart, Harrison et Treviño, 2010 : 2) ou encore « a decision that
is either illegal or morally unacceptable to the larger community » (Jones, 1991 : 367),
et cette orientation semble toujours encouragée à ce jour (De Cremer, Mayer et
Schminke, 2010; De Cremer et al., 2011. Reynolds, Leavitt et De Celles, 2010). Dans les
faits, ils se sont donc intéressés aux comportements généralement considérés comme ne
répondant pas aux normes morales de la société. Peu de recherches causales se sont
intéressées au comportement moral (Treviño et Weaver, 2003 : 300), en partie parce que
les recherches causales sont considérées plus appropriées pour expliquer les
manquements aux normes morales que leur respect (Treviño et Weaver, 2003 :15). « In
focusing on narrow subsets (i.e. wrongdoing, unethical decisions) we have impoverished
our understanding of ethical decision making and possibly distorted it (Elm et Radin,
2012).
Troisièmement, les méthodes utilisées pour ces recherches peuvent difficilement refléter
ce qui se produit réellement dans le milieu de travail des gestionnaires. La plupart de ces
études ont été réalisées au moyen de questions hypothétiques ou de scénarios cherchant
à simuler des situations réelles, les données étant recueillies en laboratoire, en salle de
classe ou encore par sondage (DeCremer, Mayer et Schminke, 2010; O’Fallon et
Butterfield, 2005; Treviño et Weaver, 2003; pour des exemples récents de telles études,
voir Litschka et al., 2011- sondage électronique avec scénarios hypothétiques; Pearce,
2013 – scenarios rédigés à partir de comportements discutables ayant fait l’objet de
couverture médiatique; Coughlan et Connolly, 2008 - scénarios hypothétiques soumis à
des étudiants des 1ier et 2e cycles en classe), plutôt que d’utiliser des problèmes
réellement vécus par les gestionnaires. Cette tendance semble contredire le fait que cette
même littérature insiste sur l’influence causale de divers facteurs contextuels et
situationnels spécifiques sur l’action. Or, même si de tels facteurs sont ajoutés au
47
scénario hypothétique soumis pour étude,
rien ne démontre qu’ils affectent les
participants de la même façon que dans une situation réellement vécue. « Certainly
there are issues and situations which they confront in their everyday work lives which
would enlighten researchers and enrich our understanding of moral reasoning » (Derry,
1989 : 856).
Quatrièmement, cette littérature présente une vision quasi-mécaniste du décideur,
laquelle a dominé la recherche empirique des dernières décennies : « Empirical business
ethics is not necessarily committed to explaining responsible and autonomous action in
terms of the agent’s choices, as opposed to other potential factors» (Treviño et Weaver,
2003 : 15). Cela explique en partie pourquoi l’autonomie décisionnelle, tout comme le
raisonnement utilisé, y ont généralement été ignorés (Treviño et Weaver, 2003).
Nous reconnaissons néanmoins que certaines variables causales personnelles ou
contextuelles pourront avoir une influence sur la décision.
2.2.2.2 Les modèles et les études portant sur le processus décisionnel
Le deuxième type de modèle dit « de prise de décision éthique » vise à mieux clarifier le
processus de prise de décision, et en particulier le raisonnement utilisé, sans toutefois
nier ces variables causales. Dans cette littérature, la prise de décision est conçue comme
étant la résolution de problèmes identifiés comme étant de nature morale, incluant ceux
où le bien-être d’autrui est concerné.
Les deux principaux modèles sont celui de Hunt et Vitell (1986, 2006) et celui de Rest
(1983, 1984, 1986). Dans les deux cas, l’application d’obligations morales est au cœur
du raisonnement présenté. Nous reproduisons à la Figure 3 la version plus récente du
modèle de Hunt et Vitell (2006), qui reprend essentiellement les mêmes composantes
que la version originale, si ce n’est l’ajout de diverses variables personnelles.
48
Figure 3 – Modèle de Hunt et Vitell (2006)
Hunt et Vitell (1986) décrivent le processus de décision comme débutant avec la
perception d’un problème de nature éthique, suivi de la perception d’alternatives
d’action et des conséquences possibles. Ces trois éléments sont influencés par divers
facteurs
contextuels
provenant
de
l’environnement
culturel,
professionnel,
organisationnel et de l’industrie (Hunt et Vitell, 1986), de même que par diverses
caractéristiques personnelles tels les valeurs personnelles, les croyances et le niveau de
développement moral (Hunt et Vitell, 2006).
Les étapes suivantes décrivent les grandes lignes du raisonnement utilisé selon ce
modèle. L’individu procède à deux types d’évaluation : déontologique et téléologique.
Lors de la première l’individu évalue le caractère moralement acceptable ou
inacceptable de chaque alternative les comparant avec des principes et des règles de
49
conduite auxquelles il croît devoir s’astreindre, par exemple en matière d’honnêteté,
d’équité et de sécurité des produits. L’évaluation téléologique, quant à elle, consiste à
évaluer les conséquences possibles de chaque alternative et à considérer leur caractère
souhaitable ou non, tout en tenant compte de l’importance relative de chacune des
parties prenantes pouvant être affectées. Certains individus peuvent cependant raisonner
de façon principalement déontologique, et d’autres principalement conséquentialiste
(Hunt et Vitell, 1986; Brady et Gougoumanova, 2011). Hunt et Vitell (1986) soumettent
que les intentions du décideur viendront par la suite influencer s’il adopte ou non
l’alternative que son évaluation morale lui a désignée comme étant appropriée. Un
gestionnaire peut ainsi choisir de ne pas appliquer ses obligations morales, notamment
parce qu’il préfère voir advenir des conséquences qui lui sont plus favorables que celles
qui surviendraient à la suite de l’application de l’obligation morale (Hunt et Vitell,
1986). Des contraintes contextuelles peuvent également faire en sorte qu’il ne puisse
appliquer la solution qu’il avait évaluée comme étant moralement souhaitable. Hunt et
Vitell prévoient également une boucle de rétroaction, à la suite de la décision, par
laquelle les conséquences de celle-ci peuvent venir actualiser certaines variables
personnelles, dont les croyances du décideur, son niveau de développement moral et sa
sensibilité à l’éthique.
L’autre modèle descriptif, fréquemment utilisé comme fondement pour les études
empiriques en éthique (Treviño, Weaver et Reynolds, 2006; Woiceshyn, 2012) est celui
de Rest (1983, 1984, 1986). Rest suggère que la prise de décision éthique consiste en
quatre processus psychologiques, qu’il présente comme comportant des interrelations de
cognitions et d’émotions. Une faiblesse dans l’un ou l’autre de ces processus peut
entraîner ce qu’il qualifie de « moral failure » (Rest, 1984 : 27). Rest précise que
certaines variables contextuelles peuvent occasionner des variations dans la façon dont
les quatre composantes seront exercées par l’individu d’une situation à l’autre (1984). Le
contenu des quatre composantes de son modèle est résumé au Tableau II qui suit, nous
donnant des indications précises sur le raisonnement qui est effectué dans chacun. Le
processus est schématisé à la Figure 4.
50
Tableau II – Les quatre composantes du modèle de Rest
1.
2.
3.
4.
Sensibilité morale : Interpréter la situation en termes des conséquences possibles de ses
actions sur les autres. Tirer des conclusions de cause à effet à ce sujet. Ressentir de
l’empathie (Hoffman) ou d’autres émotions à l’égard de l’autre. Être conscient qu’il
s’agit d’un problème moral, lorsque tel est le cas (même si une norme morale spécifique
ne lui vient pas à l’esprit).
Jugement moral : Formuler en quoi consisteraient une alternative morale et l’idéal
moral dans une telle situation, à partir du schème fourni par son niveau de
développement moral. Ce schème ne génère pas nécessairement une solution unique –
plusieurs alternatives peuvent être considérées. Déterminer quelle action serait la plus
justifiable moralement.
Motivation morale : Décider si l’on agit selon son idéal moral ou non. Résoudre au
besoin les conflits entre les valeurs morales et les autres valeurs, assumant la
responsabilité des conséquences.
Implantation : Implanter la décision en faisant preuve de persévérance, en contournant
les difficultés (Rest,1983; 1984; 1986).
Figure 4 – Le processus non linéaire de Rest
Une
situation
attire
l’attention
n
Sensibilité
morale
Reconnaître les
conséquences
possibles sur
autrui
Empathie ou autre
émotion
Jugement
moral
Motivation
morale
Déterminer les
critères d’une action
morale selon ce que
lui indique le
schème moral utilisé
Décider si
l’on agit
selon son
idéal moral
ou non.
Déterminer quelle
alternative serait
la plus justifiable
moralement
Résoudre
les conflits
de valeurs
Identifier le
problème
comme étant
de nature
morale
Émotions
Influence du
contexte
51
Implantation
La première composante du modèle de Rest est d’importance capitale : ce n’est qu’à la
suite de la reconnaissance de conséquences possibles sur autrui, à laquelle peut se
jumeler de l’empathie ou une autre émotion, puis à l’identification du problème comme
étant de type « moral », que le raisonnement moral s’enclenche. Il est maintenant
reconnu dans la littérature qu’à défaut d’une telle sensibilité, il est peu possible que le
processus de prise de décision moral soit engagé (Drumwright et Murphy 2004;
Butterfield, Treviño et Weaver, 2000; Treviño et Brown, 2004; Swenson-Lepper, 2005).
C’est donc dire que, dans un tel cas, la décision se prendra suivant d’autres types de
rationalité, dont la rationalité économique (Jones, 1991).
Quant à la deuxième composante, le jugement moral, Rest considère que chaque stade
de développement a son « schème » cognitif propre, une représentation mentale de la
société et des relations humaines qui fournissent au décideur des balises permettant de
déterminer assez rapidement comment réagir face à une situation comportant des enjeux
moraux (Rest, 1983 : 563; Rest et al, 1999a : 297, 1999b : 136). Le schème cognitif de
chaque niveau de développement présente une façon différente de concevoir les
obligations morales liées à la conciliation des intérêts de chacun, l’entraide et la
coordination des actions en vue de la réalisation d’aspirations communes (Rest, 1983 :
600).
Selon Rest, le décideur formule, lors du jugement moral, en quoi consistent une
alternative morale et l’idéal moral dans une telle situation, à partir du schème fourni par
son niveau de développement moral. Ce schème ne génère toutefois pas nécessairement
une solution unique – plusieurs alternatives peuvent être considérées. Le décideur
détermine par la suite quelle action, parmi les différentes alternatives possibles, serait la
plus justifiable moralement. Rest précise qu’il existe, conséquemment, une certaine
subjectivité dans la prise de décision morale, puisque divers gestionnaires peuvent se
référer potentiellement à des schèmes différents et qu’il y a différentes façons
d’appliquer un schème donné à une situation (Rest, 1986 : 12).
52
Dans la troisième composante de son modèle, la motivation morale, Rest précise que la
décision repose sur le choix que fait l’individu de prioriser ou non son idéal moral dans
sa décision, ce qui comporte souvent de faire un choix entre ce qui est préconisé par le
schème du niveau moral auquel il se réfère et des valeurs qui entrent en compétition
avec ceci, suggérant d’autres avenues. Souvent, indique-t-il, d’autres valeurs ont une
telle importance pour le décideur qu’elles sont priorisées au détriment de celles qui
représentent son idéal moral (Rest, 1983 : 564).
Le modèle de Rest contribue de plusieurs façons à notre compréhension du processus de
prise de décision moral. Les cinq contributions les plus importantes, pour les fins de
notre recherche, sont les suivantes : sa réfutation d’un processus linéaire de PDE,
l’importance qu’il accorde à la « sensibilité morale » et à l’identification de la situation
comme étant de type moral, l’emphase qu’il met sur la subjectivité de la décision, le rôle
crucial des valeurs comme idéaux moraux et de la résolution des conflits de valeurs dans
le choix qui sera fait par le décideur et, finalement, l’interrelation des cognitions et des
émotions dans chaque composante.
La première contribution de Rest a trait au caractère non linéaire du processus
décisionnel. Il insiste sur le fait que chacune des quatre composantes interagit avec et
influence les autres « through feedback and feedforward loops » (Rest et al.1999 : 102;
Rest, 1983; Rest, 1984). Par exemple, si le décideur constate, lors des deuxième et
troisième composantes, que l’action morale pourrait avoir des conséquences non
souhaitables à son égard, il pourrait retourner à la première composante et, de façon
défensive, modifier son interprétation de la situation, lui permettant alors de justifier le
recours à des alternatives qui auraient moins d’impact sur lui ou le fait de ne pas agir
dans cette situation (Rest, 1986 : 18; Rest, 1983). Dans la plupart des cas, cependant, les
auteurs et les études empiriques utilisant le modèle de Rest comme base théorique
semblent ignorer ou implicitement mettre de côté cet aspect non linéaire du modèle.
La deuxième contribution de Rest concerne la « sensibilité morale » et l’identification
de la situation comme étant de type « moral ».
53
Rest note que des différences
substantielles peuvent exister, d’une personne à l’autre, quant à leur sensibilité aux
besoins et au bien-être d’autrui (Rest, 1983), ce que confirment des recherches
empiriques (par exemple, Drumwright and Murphy, 2004; Swenson-Lepper, 2005,
Simga-Mugen et al., 2005). Cette sensibilité peut varier selon les parties prenantes
pouvant être affectées par la situation, par exemple les collègues, les clients,
l’organisation (Blodgett et al., 2001) ou la perception de ces personnes comme étant des
sujets moins dignes de considération (Opotow, 1990; Bandura 1996). Ainsi, une
sensibilité moindre pourrait exister à l’égard d’employés de pays en voie de
développement, de clients difficiles ou de compétiteurs (Treviño, Weaver et Reynolds,
2006) ou encore relativement à des employés dits « problématiques ». Par ailleurs, la
sensibilité à l’égard des employés est généralement plus grande qu’à l’égard d’enjeux à
portée sociale, le niveau de sensibilité à l’égard des autres parties prenantes se situant
quelque part entre les deux (Waters, Bird et Chant, 1986; Drumwright et Murphy,
2004). Ces différences peuvent être attribuables notamment à divers facteurs
contextuels, tels que l’utilisation ou non de langage moral ou l’intensité morale de la
situation (Sigma-Mugan et al., 2005, Drumwright et Murphy, 2004; May et Pauli, 2002;
Butterfield, Treviño, et Weaver, 2000; Flannery et May, 2000; Frey, 2000; Sparks et
Merenski, 2000; Sparks and Hunt, 1998; Singhapadki, Vitell et Kraft, 1996).
L’importance que Rest accorde aux valeurs comme idéal moral préconisé par le niveau
de développement moral de référence, plutôt que simplement comme variable causale
comme le font certains autres modèles (Ferrell et Gresham, 1985), constitue une autre
contribution importante à la littérature. Peu d’auteurs ont pris cette position, constat qui
peut surprendre compte tenu que deux des trois façons de vivre le souci d’autrui
impliquent des valeurs, soit le souci d’autrui comme valeurs transcendantes et la
préoccupation pour le bien-être d’autrui où le conflit de valeurs prend une place
importante. D’autres auteurs qui l’ont fait considèrent les valeurs soit comme la variable
principale (Fritzsche, 1991), soit comme étant au coeur de la prise de décision éthique
(Liedtka, 1989a, 1989b; Legault, 1999; Boisvert et al., 2003).
54
La dernière contribution du modèle de Rest auquel nous nous attarderons est que les
émotions jouent un rôle important tout au long du processus de décision. Rest met
l’accent sur l’interrelation des composantes cognitives et émotives dans le processus de
décision (Rest, 1983) : « there are no pure cognitions without affects, nor pure affects
without cognitions » (Rest, 1984 : 29). Par exemple, l’émotion peut avoir un impact sur
la mémoire (Rest, 1983), mettre l’emphase sur certains faits saillants de la situation ou
motiver l’individu à faire le mieux possible, notamment lorsqu’il ressent de l’empathie
(Rest, 1983). La position de Rest sur la contribution des émotions à la prise de décision
diffère de façon significative de la présomption classique en psychologie à l’effet que les
émotions sont distinctes des cognitions et qu’elles nuisent à l’exercice de la rationalité
(voir à ce sujet les propos de Sayegh, Anthony et Perrewe, 2004; Cacioppo, Gardner et
Bernston, 1999; Pitcher, 1999; Kahneman, 2003; Bazerman, 2006). Elle est toutefois
cohérente avec certains développements en psychologie cognitive, où cette interaction
dynamique bidirectionnelle est reconnue (par ex. Blascovich et Mendes, 2001; Smith et
Kerby, 2001; Forgas, 2001; Izard et Ackerman, 2000), quoique qualifiée de complexe et
pouvant être influencée par le contexte. Des études en neuropsychologie affirment
également que la prise de décision peut être difficile, voire parfois impossible, pour les
personnes ayant souffert d’un traumatisme affectant les régions du cerveau responsables
des émotions (Damasio, 1994; Ledoux, 1995). Même Simon (1997), dans ses écrits plus
récents, reconnaît que les émotions peuvent, dans certaines circonstances, contribuer aux
décisions et non seulement nuire au jugement.
La présence d’émotions, notamment la sympathie, l’empathie, la culpabilité et la honte,
ou l’anticipation des deux dernières, est considérée comme pouvant influencer la
conduite morale (Fineman 1993; Eisenberg, 2000; Gaudine et Thorne 2001; Bandura,
1977; Bandura et al., 2001). Elles peuvent générer une attention sélective lors de la
perception de la situation et affecter la mémoire (Izard et Ackerman, 2000; Faucher et
Tappolet, 2002), influencer l’évaluation des besoins d’autrui (Oatley, 1992; Moberg et
Seabright, 2000) et la motivation morale, et amener le décideur à privilégier les
alternatives qui causent moins de tort aux autres (Tangney et Dearning, 2002). Par
ailleurs, la peur peut contribuer à l’évitement d’alternatives nécessitant une
55
confrontation ou favoriser celles qui permettent de contourner le problème (Izard et
Ackerman, 2000).
Malgré l’importance possible de cette interrelation cognitions/émotions au sein du
processus, il est difficile de savoir comment elle se vit réellement lors de la prise de
décision éthique, peu d’études ayant porté sur ce sujet (Treviño et Weaver, 2003). Les
études empiriques portent plutôt sur le lien causal entre les émotions et la prise de
décision (par ex. Connelly, Helton-Fauth and Mumford, 2004; Mencl et May, 2005).
Toutefois, le pouvoir d’influence de plusieurs variables causales suggérées par les
modèles classiques de prise de décision morale, telles l’obéissance à l’autorité ou aux
normes formelles ou informelles, la pression des pairs et la crainte de sanctions, ne peut
être envisagé sans contrepartie affective. Il en est de même des variables causales
proposées depuis, telle l’intensité morale de la situation, où la proximité des personnes
qui seraient affectées peut générer une réaction émotive (Jones, 1991). C’est le cas
également de l’approbation morale (Jones et Ryan, 1997), soit le désir d’être considéré
une « bonne personne » par les personnes dont on veut la considération, où l’anticipation
de culpabilité ou de honte peut jouer un rôle important.
Tout comme certains modèles, tels ceux de Hunt et Vitell (1986, 2006) et de Rest (1983,
1984, 1986), se sont davantage intéressés au contenu et au processus de prise de décision
éthique, certaines études empiriques se sont écartées de la voie majoritaire d’études sur
les variables causales pour prendre celle moins fréquentée visant à comprendre la prise
de décision. Ces études se sont attardées davantage à ce qui se passe « dans la tête » du
décideur pendant la prise de décision. Cette perspective de recherche présume que les
actions significatives en matière d’éthique sont normalement le résultat de l’exercice de
l’autonomie du décideur, résultant de ses choix, quoique ces choix puissent avoir été
influencés en partie par diverses variables causales (Treviño et Weaver, 2003). Cette
perspective est cohérente avec les travaux de Bandura (1997, 2001) en psychologie,
selon lesquels les individus sont les agents de leur propres expériences, agissant
intentionnellement et capable de s’autoréguler. Les méthodes de recherche utilisées pour
ce genre d’études sont généralement les entrevues sur leur vécu organisationnel ou sur
56
des problèmes de nature éthique qu’ils ont eu à résoudre, contrairement à l’utilisation de
situations hypothétiques en laboratoire ou de sondages privilégiés dans les études visant
à déterminer les variables causales. Nous résumons ici leurs contributions les plus
pertinentes pour notre étude.
Les enjeux que les gestionnaires considèrent avoir un contenu moral, et donc qui les
amènent à avoir recours à la prise de décision éthique, varient du respect de leurs
engagements, à la possibilité de causer du tort à autrui, à la croyance que certaines
obligations morales sont en jeu, à des préoccupations d’équité et de bienveillance
(Toffler, 1986; Waters, Bird et Chant, 1986; Derry, 1989). Dans plusieurs de ces
situations, les gestionnaires vivent un conflit de valeurs entre deux de leurs valeurs ou
entre leurs valeurs et celles de l’organisation ou d’une autre personne, un conflit entre
l’application de diverses normes qui leur apparaissent contradictoires, ou un tiraillement
entre les intérêts de diverses parties prenantes (Toffler, 1986 : 17; Waters, Bird et Chant,
1986). Toffler (1986) a qualifié ces situations de « dilemmes éthiques », caractérisés tant
par l’ambigüité que la complexité. Ces situations surviennent assez fréquemment en
gestion, notamment dans l’accomplissement de tâches liées à la gestion du personnel
ainsi que les relations avec les pairs, les supérieurs hiérarchiques, les clients, les
fournisseurs et les actionnaires (Toffler 1986 : 14; Waters, Bird et Chant, 1986; Power et
Lundsten, 2005). Toffler (1986) s’est également attardée à certains facteurs
organisationnels pouvant contribuer aux dilemmes éthiques, soit les politiques et
procédures en vigueur ainsi que la culture organisationnelle et les valeurs qu’elle
véhicule.
D’autres chercheurs ont tenté de comprendre le raisonnement utilisé en prise de décision
éthique. Ainsi, par exemple, Derry (1989) a cherché à savoir, au moyen d’entrevues
semi-structurées concernant leur évaluation et la façon dont ils ont résolu un « conflit
moral » spécifique qu’ils ont vécu au travail, si les gestionnaires référaient davantage à
des principes de justice ou à des préoccupations de bienveillance (éthique de la
sollicitude) : le premier s’est avéré plus fréquent que le deuxième. Bartlett (2004) a
démontré que les valeurs auxquelles les gestionnaires se réfèrent pendant le processus de
57
prise de décision éthique étaient « différentes mais pas nécessairement en
contradiction » avec celles qu’ils disent publiquement épouser. Bird et Waters (1987;
Waters, Bird et Chant, 1986) ont cherché à comprendre les principales normes morales
implicites et explicites auxquelles référent naturellement les gestionnaires et dirigeants
lorsqu’ils considèrent qu’une situation présente des préoccupations éthiques et les
raisons pour lesquelles ils agiraient ou non selon ces normes. Barraquier (2011) a
démontré que, dans une industrie fortement réglementée, les choix entre la profitabilité
et la conformité à la réglementation ou aux normes morales sont fortement contextuels :
l’environnement compétitif, les attentes concernant la profitabilité et les capacités
financières de l’organisation y revêtent une grande importance.
Dans le cours de ces recherches, plusieurs gestionnaires ont admis que certaines de leurs
pratiques, principalement à l’égard des clients, vont à l’encontre des normes morales
qu’ils considèrent importantes, parce qu’ils se sentent obligés d’agir ainsi pour
différentes raisons liées à la pérennité de l’organisation (Waters, Bird et Chant, 1986 :
380). Des préoccupations similaires furent évoquées dans d’autres études. Par exemple,
des gestionnaires admettent que la crainte ressentie quant aux conséquences qu’ils
subiraient s’ils ne se soumettent pas aux pressions contextuelles, notamment
commerciales, influence assez souvent leurs décisions, de même que les règles
informelles de survie et d’avancement à l’intérieur de l’organisation (Bartlett, 2004 ;
Jackall, 1983,1988). Par ailleurs, les raisons pour lesquelles les gestionnaires mettent de
côté les implications morales d’une situation peuvent également inclure une variété de
rationalisations, comme se dire qu’il s’agit d’une pratique courante dans leur
organisation ou secteur d’activité (Drumwright et Murphy, 2004; Waters et Bird, 1987).
Plusieurs gestionnaires croient que leur organisation priorise la rentabilité, au détriment
de l’éthique (Falkenberg et Herremand, 1995).
Par ailleurs, les gestionnaires font part de leurs réticences à soulever des enjeux moraux
en utilisant des termes moraux (Bird, Westley et Waters, 1989) ou de partager leurs
opinions concernant les conduites appropriées (Waters et Bird, 1987). Lorsque les
gestionnaires ont des préoccupations reliées au bien-être d’autrui, ils utilisent
58
généralement les arguments les plus facilement acceptés dans ce milieu, tel l’équité
(Derry, 1989) ou des arguments d’affaires (Watson, 2003) pour résoudre le problème,
même si leurs préoccupations sont d’une autre nature.
Quoique ces études contribuent à notre compréhension de divers éléments liés à la prise
de décision éthique, elles s’avèrent insuffisantes pour bien comprendre le processus
décisionnel réel des gestionnaires, incluant le raisonnement pratique effectué, lorsqu’ils
tiennent compte du souci d’autrui comme obligation morale ou comme préoccupation
concernant les conséquences sur autrui. Ce processus correspond-il à celui proposé par
Rest ou des ajouts ou des clarifications s’avèrent-ils nécessaires pour bien comprendre
ce processus décisionnel en pratique?
La majorité des études empiriques effectuées en éthique à ce jour présument que le
modèle de Rest représente le processus décisionnel en éthique (Kish-Gephart, Harrison
et Treviño, 2010). Toutefois, comme ces recherches ont porté sur les liens de causalité
entre divers facteurs et des comportements dits « éthiques » ou « contrevenant à
l’éthique », et non sur le processus décisionnel lui-même et le raisonnement qui y est
utilisé, la littérature actuelle ne nous permet pas de conclure que le modèle de Rest
représente fidèlement ce processus.
2.2.2.3 La littérature récente en prise de décision morale
Les recherches empiriques des dernières décennies acceptent généralement d’emblée le
modèle de prise de décision morale à quatre composantes suggéré par Rest (1986), où
les modèles qui en ont été dérivés (par ex. Jones, 1991), comme reflétant le processus de
prise de décision morale (O’Fallon et Butterfield, 2005; Loe Ferrell et Mansfield, 2000).
Elles se consacrent plutôt à l’explication des facteurs individuels et contextuels
influençant l’action morale, ou l’une ou l’autre des composantes du processus y menant,
ou encore à démontrer les relations causales entre chacune des composantes.
59
Les modèles classiques, et plus particulièrement ceux de Rest (1986) et de Jones (1991),
ont toutefois été contestés dans la littérature récente, particulièrement celle en
psychologie sociale, également désignée sous le vocable « behavioral ethics »
(Tenbrunsel et Smith-Crowe, 2008), et celle touchant le domaine neuro-cognitif. Ils ont
notamment été qualifiés de trop rationnels, et critiqués à ce titre (Sonenshein, 2007 ;
Reynolds, 2006; Haidt, 2001; Ternbrunsel et Smith-Crowe, 2008). Précisons que
l’expression « rationnel » a pour signification, dans cette littérature récente, le recours à
un raisonnement délibéré et approfondi au moment de la prise de décision (Sonenshein,
2007). Ces auteurs contestent que ce soit uniquement de cette façon que le décideur
puisse en arriver à une action moralement acceptable (Sonenshein, 2007 :1025). Le
raisonnement délibéré et approfondi, exigeant un certain effort, constitue à leur avis
l’exception plutôt que la règle : il intervient le plus souvent seulement après la décision
pour en justifier la concordance avec les obligations morales (Sonenshein, 2007;
Bazerman et Banaji, 2004; Haidt, 2001).
Plus précisément, l’action morale serait causée par « l’intuition morale», décrite comme
étant « the sudden appearance in consciousness of a moral judgment, including an
affective valence (good-bad, like-dislike), without any conscious awareness of having
gone through steps of searching, weighing evidence, or inferring a conclusion » (Haidt,
2001). Cette intuition morale provient de l’intégration de leçons apprises suite à diverses
expériences et de la socialisation (Sonenshein, 2007 ; voir aussi Barraquier, 2011),
notion qui se rapproche de celle suggérée par Argyris et Schön (1974) concernant les
théories d’actions auxquelles se réfèrent implicitement les décideurs.
Sonenshein propose un modèle de prise de décision morale intégrant l’intuition morale.
Faisant référence à la théorie de « sensemaking », il substitue à la première composante
de reconnaissance d’un enjeu moral objectif proposé par Rest (1986) une étape initiale
qu’il qualifie de « construction du problème » à partir du sens donné par l’individu à la
situation. Cette construction pourra comporter, ou non, pour le décideur, un enjeu moral.
Il n’élabore pas davantage sur le raisonnement utilisé pour effectuer cette construction,
ni sur ce qui se produit si un enjeu moral n’en fait pas partie. Il mentionne cependant
60
divers facteurs causaux pouvant expliquer les différences, d’un individu à l’autrui, dans
cette construction du problème face à des situations similaires. C’est à la deuxième étape
de son modèle qu’intervient la réaction dite instantanée d’intuition morale, amenant le
décideur à qualifier la situation de « bonne » ou « mauvaise ». Cette réaction sert alors
de « jugement moral » (Sonenshein, 2007 : 1032) : elle cause le décideur à éviter ce qui
est « mauvais » et à poursuivre la voie qui lui semble « bonne ». L’intuition morale
comporte également un volet affectif, un ressenti : on « sent » que la situation est
souhaitable, ou non (Sonenshein, 2007 : Haidt, 2001). La troisième étape du modèle de
Sonenshein est l’explication et la justification de la décision après que le choix ait été
fait. Tout comme Haidt (2001), il propose que c’est habituellement la seule étape où
l’individu réfère délibérément à des obligations morales de façon réflexive et explicite:
« Because intuitions occur rapidly and subconsciously, individuals are
unaware of the process of how they reached a determination about an ethical
issue (Haidt, 2001) ...individuals infer that they must have reasoned in some
logical and rational way to reach their assessment of that issue—even if no
such reasoning occurred. In addition to explaining their judgments using moral
reasoning, individuals may also justify that judgment (to themselves and/or to
others) using moral reasoning ». (Sonenshein, 2007:1034)
Reynolds (2006) propose, pour sa part, un modèle neurocognitif en deux temps pour
expliquer comment se produit l’action morale, basé également sur cette réaction intuitive
du décideur. Fait à noter, il précise qu’il ne cherche pas à comprendre « what the ethical
agent thinks », tel que nous cherchons à le faire dans cette étude, mais bien « how he
thinks ». C’est donc dire qu’il s’attarde au mécanisme neurocognitif menant à l’action
morale, et non à la pensée réflexive et au « sensemaking » dans le cadre de la prise de
décision. Selon ce modèle, le décideur compare inconsciemment, dans un premier
temps, la situation problématique avec des « prototypes d’action » qu’il a intégrés avec
le temps. Si la situation correspond à un de ces prototypes ses « intuitions morales »,
l’équivalent de ce qui est qualifié de « scripts » dans la littérature en gestion, lui
indiquent quoi faire (Reynolds, 2006). L’application d’obligations morales peut donc
avoir été intégrée dans les pratiques habituelles adoptées par le décideur, et ne pas
requérir de délibération approfondie à ce sujet (Reynolds, 2006). Cette première étape a
donc des ressemblances avec ce que proposent Haidt (2001) et Sonenshein (2007) à titre
61
d’intuition morale, et également avec les propos d’Argyris et Schön (1974) concernant
les théories d’actions auxquelles se réfèrent implicitement les décideurs.
Par contre, si la situation problématique ne correspond pas à un des prototypes existants,
un raisonnement plus complexe sera enclenché, dans un deuxième temps, en vue d’en
venir à l’application de l’obligation morale pertinente (Reynolds, 2006). Ce constat est
le même, quoique présenté de façon moins détaillée, chez Sonenshein, qui reconnaît que
le décideur aura recours à un raisonnement plus complexe en situation d’incertitude où
lorsque le décideur est un « novice » dans ce secteur, situations où il dispose de peu de
« scripts » intégrées auxquelles il peut faire appel (Sonenshein, 2007 :1036; voir aussi
Baraquier 2011 et Tenbrunsel et Smith-Crowe, 2008). De même, Haidt (2001) nuance sa
contestation du caractère réflexif des modèles classiques en précisant que le
raisonnement moral explicite et délibéré n’est « généralement pas » ce qui entraîne
l’action morale, et des auteurs de la discipline récente de « neuroethics » précisent
qu’ils n’excluent pas la possibilité que le décideur ait recours à des processus plus
explicitement réflexifs et approfondis au besoin (Greene et Haidt, 2002; Salvador et
Folger, 2009).
Cette littérature récente confirme donc en quelque sorte les propos déjà bien établis de
d’autres auteurs, en gestion, à l’effet que l’action ne résulte pas toujours d’un processus
réflexif explicite et approfondi (Simon, 1960; March et Simon, 1958) : plusieurs actions
quotidiennes sont davantage spontanées, guidées par les habitudes ou les scripts (Gioia
1992; Argyris et Schön, 1974). Ce n’est généralement que lorsque la situation est
considérée différente, nouvelle ou plus complexe que celles auxquelles s’appliquent
habituellement ces scripts décisionnels, ou encore lorsqu’il y a un certain niveau
d’ambiguïté ou d’incertitude, que le décideur aura recours à une réflexion plus délibérée,
explicite et approfondie (Miller, Hickson, et Wilson, 1996). Ce deuxième type de
raisonnement semble donc être l’exception plutôt que la règle (Stanovich and West,
2000; Kahneman, 2003, 2011), particulièrement chez les gestionnaires, dont le rythme
de travail est souvent effréné (Bargh et Chartrand, 1999; Chugh 2004; Mintzberg, 1975).
62
De même, lorsqu’une situation présente un enjeu moral, si la solution qui vient à l’esprit
du gestionnaire ne présente pas de problème particulier, sa résolution ne nécessite pas de
processus réflexif approfondi (Gioia 1992; Gioia and Manz 1985; Dane et Pratt, 2007).
Par contre, si la situation présente un dilemme éthique pour le gestionnaire, les habitudes
ou les scripts ne suffisent pas : le gestionnaire peut alors avoir recours à un raisonnement
plus explicitement réflexif et structuré (Legault, 1999; Toffler, 1986; Waters, Bird et
Chant, 1986).
Cette littérature récente, quoiqu’importante, est d’une pertinence limitée pour les fins de
notre recherche, principalement parce ses contributions s’inscrivent principalement dans
une perspective causale de la prise de décision morale, peu adaptée à notre objet de
recherche, tel que nous en discuterons plus en détail au chapitre portant sur notre cadre
conceptuel. Soulignons toutefois trois contributions pertinentes pour les fins de notre
étude. Premièrement, l’insistance de Sonenshein (2007) sur le fait que la perception d’un
problème moral est une construction du décideur, à partir de son interprétation des
stimuli environnementaux. Ainsi, les situations ne se présentent pas de façon objective,
et la sensibilité à leur contenu moral n’est pas aussi binaire que l’allèguent certains
modèles classiques de prise de décision morale (ex : le décideur reconnait ou non l’enjeu
moral, Jones, 1991). L’interprétation que fait le décideur de la situation est plus
subjective, et c’est cette interprétation qui détermine s’il considérera qu’il s’agit d’un
enjeu moral ou non (Sonenshein, 2007, référant à la littérature sur le « sensemaking »).
Cette « construction » du problème par le décideur tend à se substituer progressivement
à la vision positiviste : « Given the large literature on construal and interpretation in
management decision making, studies that deviate from that assumption now carry the
burden of proof » (Martin et Parmar, 2012).
Deuxièmement, il en découle que si l’existence d’un problème moral est subjectif et
construit par le décideur, le recours à des scénarios avec une interprétation préconstruite,
jugés comme étant moraux ou non, devrait être évité (Sonenshein, 2007 : 1035). Or, il
s’agit d’une méthode fréquemment utilisée dans la recherche empirique sur l’action
morale (O’Fallon et Butterfield, 2005). Sonenshein (2007) suggère de partir de plutôt de
63
l’interprétation que fait le décideur de la situation à laquelle il fait face, et d’examiner
comment cette interprétation influence la prise de décision.
La troisième contribution a trait au recours à la littérature sur le « sensemaking »
(Weick, 1995) pour mieux expliquer comment l’individu interprète l’information et
recherche des informations complémentaires lors de la prise de décision, soit pour
enrichir le modèle proposé par Rest (O’Fallon et Butterfield, 2005) ou pour en remplacer
certaines composantes (Sonenshein, 2007). La prise en compte de cette littérature pour
éclairer davantage le processus de prise de décision semble une avenue intéressante.
En terminant, précisons que certains auteurs reprochent également à Rest, et aux autres
auteurs de modèles classiques de prise de décision morale, d’avoir basé leurs modèles de
prise de décision morale uniquement sur la raison, négligeant ainsi le rôle des émotions
(Tenbrunsel et Smith-Crowe, 2008 : 586; Haidt, 2001; Sonenshein, 2007). Ces reproches
surprennent, concernant le modèle de Rest, compte tenu de l’importance qu’il accorde
au rôle des émotions dans son modèle, tel que discuté plus tôt dans ce chapitre. Elles
confirment toutefois notre allégation que sa contribution à ce sujet a généralement été
passée sous silence par ceux qui ont fait usage de son modèle, à l’exception du modèle
causal suggéré par Gaudine et Thorne (2001) sur l’influence des émotions sur la prise
de décision morale.
2.2.3 EN CONCLUSION, SUR LA PRISE DE DÉCISION
La deuxième section de ce chapitre de la recension des écrits avait pour objectif
d’explorer divers modèles de la littérature en gestion et en prise de décision éthique
pouvant nous donner des indications utiles pour comprendre la prise de décision.
Une des limites importantes de la littérature en gestion est le peu de place accordée à la
possibilité de tenir compte de considérations autres que les objectifs de l’organisation ou
ses intérêts personnels. La décision porte sur l’atteinte des objectifs organisationnels et
64
vise à assurer son développement et sa pérennité. Rien ne semble y permettre, à
première vue, que le gestionnaire choisisse de façon rationnelle de se soucier du bienêtre d’autrui.
Notre recension sur la prise de décision dite « éthique » nous permet de contrer en partie
cette limite et, par conséquent, d’élargir notre compréhension de la prise de décision des
gestionnaires en contexte organisationnel. En effet, dans cette deuxième littérature, la
prise de décision est conçue comme étant la résolution de problèmes identifiés comme
étant de nature morale, incluant ceux où le bien-être d’autrui est concerné. Le souci
d’autrui y est donc au cœur de la décision. Il s’agit généralement de situations où le
gestionnaire reconnaît que la situation, ou sa décision, peut entraîner des conséquences
sur autrui, puis identifie que le problème est de type « moral ». C’est dans ces
conditions, selon cette littérature, que la prise de décision dite « éthique » s’enclenche.
Il s’agit ici d’une distinction essentielle avec la littérature en gestion : lorsque le
problème est identifié comme étant de nature morale, possibilité que ne prévoit pas la
littérature en gestion, cette littérature s’avère plus appropriée.
Quatre autres éléments de la littérature en prise de décision éthique sont retenus pour les
fins de notre étude : ils ont trait au processus décisionnel et sont similaires à ceux
discutés pour la littérature en gestion, y apportant toutefois certaines nuances. Il s’agit de
la complexité et possible non linéarité du processus décisionnel, de l’importance de
l’identification du type de problème comme étant de nature morale et de son influence
sur la décision qui sera prise, de l’influence de divers facteurs contextuels sur l’ensemble
du processus décisionnel et de l’interrelation entre les cognitions et les émotions.
Le tableau III qui suit présente les principales caractéristiques communes pertinentes à
notre étude que l’on retrouve dans la littérature en gestion que nous avons examinée et
dans celle sur la prise de décision éthique. Nous retenons également certaines
différences de raisonnement entre les deux littératures, que nous préciserons dans les
paragraphes suivants.
65
Tableau III – Caractéristiques communes aux littératures
GESTION
CARACTÉRISTIQUE
Simon (1945, 1997)
March et Simon
1958
Mintzberg
(1976)
Identification du
type de
problème
Définir quel type de
problème de gestion les alternatives
considérées peuvent
varier selon le type de
problème
Principal
critère
d’évaluation et de
sélection
Caractère
contextuel
Processus
Interrelations des
cognitions
et des
émotions
PRISE DE DÉCISION « ÉTHIQUE »
Hunt et Vitell (1986,
2006)
Rest
1986)
Clarifier le type de
problème - ceci
orientera en grande
partie, quoique
généralement
implicitement, les
choix qui seront faits
par la suite
Le processus de
décision débute avec
la perception d’un
problème de nature
morale
Identifier le problème
comme étant de nature
morale donne ouverture
à la prise de décision
dite « éthique »
Solution suffisante
pour atteindre les
objectifs de
l’organisation
Solution suffisante
pour atteindre les
objectifs de
l’organisation
L’application de ses
obligations morales et
l’intention d’agir en
conséquence
L’application des
obligations
correspondant à son
idéal moral et la
motivation d’agir en
conséquence
Le milieu
organisationnel et
social détermine les
conséquences
possibles perçues et
les alternatives
considérées
Le contexte explique
en partie les
différences dans la
complexité du
processus décisionnel
et son déroulement,
d’une situation à
l’autre
Les facteurs
contextuels provenant
de l’environnement
culturel,
professionnel,
organisationnel et de
l’industrie affectent la
perception du
problème, des
alternatives et des
conséquences
Les facteurs contextuels
peuvent occasionner des
variations dans la façon
dont les quatre
composantes seront
exercées par l’individu
d’une situation à l’autre
Non linéaire
Interrelations possible
entre l’étape de
développement de
solutions et celle de
sélection
Linéaire
Non linéaire
Processus cognitif
seulement, mais
Langley et al. (1995)
soulignent
l’importance des
émotions, aussi
Kisfalvi et Pitcher
(2003) et Kisfalvi
(2000)
Processus cognitif
seulement
Linéaire
Processus cognitif
seulement, mais
Simon (1997)
reconnaît que les
émotions peuvent,
dans certaines
circonstances,
contribuer aux
décisions
et
al.
66
(1983,
1984,
La diversité dans la
sensibilité morale peut
être attribuable à divers
facteurs contextuels
Interrelations possibles
entre toutes les
composantes du
processus
Interrelations des
cognitions et des
émotions possibles à
toutes les étapes
Dans la littérature en gestion, Mintzberg et al. (1976) et Langley et al., 1995, considèrent
le processus décisionnel comme pouvant être complexe, parfois même désordonné, et
comporter des boucles itératives. De même, dans celle en prise de décision éthique,
quoique le modèle de Hunt et Vitell (1986, 2006) et les modèles centrés sur l’explication
et la prédiction du comportement représentent le processus comme étant linéaire, Rest
(1983, 1984, Rest et al., 1999) considère qu’il ne l’est pas et qu’au contraire chacune des
quatre composantes peut interagir avec et influencer les autres, provoquant de telles
boucles. C’est la position de Rest que nous retiendrons à ce sujet.
Tout comme la littérature en gestion, celle portant sur la prise de décision morale met
l’accent sur l’importance de l’identification du type de problème en début de processus,
laquelle influencera le raisonnement par la suite. Si le problème n’est pas identifié
comme étant un problème moral, le gestionnaire n’aura pas recours à la prise de décision
éthique : les modèles développés dans la littérature en gestion s’appliqueront alors.
Les étapes suivantes du processus diffèrent toutefois de celles de la littérature en gestion.
Cette dernière prévoit le développement de solutions, l’évaluation de celles-ci et la
sélection d’une d’entre elles, de façon à atteindre les objectifs organisationnels. La
littérature en prise de décision éthique prévoit la référence à une obligation morale que
le décideur cherche ensuite à appliquer à la situation précise, de façon à déterminer
l’alternative qui serait la plus acceptable moralement, référence suivie de la décision de
suivre ou non ce que dicte l’obligation morale (Hunt et Vitell, 1986, 2006; Rest, 1983,
1984, 1986). Selon Rest, la décision de ne pas faire ce que dicte l’obligation morale
vient souvent du fait que d’autres valeurs ont une telle importance pour le décideur
qu’elles sont priorisées au détriment de celles qui représentent son idéal moral (Rest,
1983 : 564).
La littérature sur la prise de décision morale accorde de l’importance au contexte, tout
comme le fait la littérature en gestion. Selon Hunt et Vitell (1986), divers facteurs
contextuels provenant de l’environnement culturel, professionnel, organisationnel et de
l’industrie affecteront la perception du problème, des alternatives et des conséquences.
67
De tels facteurs pourront également empêcher le décideur d’appliquer la solution qu’il
avait évaluée comme étant moralement souhaitable. Rest précise que certaines variables
contextuelles peuvent occasionner des variations dans la façon dont les quatre
composantes seront exercées par l’individu d’une situation à l’autre (1984). La diversité
dans la sensibilité morale d’un gestionnaire à l’autre, première composante de son
modèle, peut également être attribuée à divers facteurs contextuels, tant organisationnels
que relatifs à l’intensité morale de la situation, en plus de certains facteurs personnels :
c’est donc dire qu’une même situation pourrait représenter un problème de nature
éthique pour un gestionnaire et non pour un autre. Les modèles et les recherches
empiriques centrés sur l’explication et la prédiction du comportement apportent
également une contribution en explicitant divers facteurs contextuels qui peuvent
influencer les diverses étapes de la prise de décision éthique, telles les normes
informelles et formelles et les récompenses ou punitions. Toffler (1986) s’est également
attardée à certains facteurs organisationnels pouvant contribuer aux dilemmes éthiques,
soit les politiques et procédures en vigueur ainsi que la culture organisationnelle et les
valeurs qu’elle véhicule.
L’interrelation entre les cognitions et les émotions dans le processus de prise de
décision, soulignée dans la littérature en gestion par Langley et al. (1995), Kisfalvi et
Pitcher (2003) et Kisfalvi (2000), est également soulignée par Rest (1983, 1984) et par
diverses études empiriques contemporaines sur la prise de décision éthique (par ex.
Connelly, Helton-Fauth et Mumford, 2004; Anand, Ashforth et Joshi, 2004; Mencl et
May, 2005). Rest précise également que l’étape initiale de sensibilité morale peut
amener à ressentir de l’empathie ou d’autres émotions à l’égard de l’autre.
Nous retenons donc de cette littérature, pour les fins de notre conception de la prise de
décision, les éléments suivants. Deux littératures différentes se sont développées, issues
de disciplines distinctes, s’intéressant chacune à un type de problème différent. La
première porte sur la résolution de problèmes qualifiés de « gestion » et conçoit la
décision comme étant la recherche et l’application de moyens d’assurer l’atteinte des
objectifs organisationnels. La deuxième, axée sur la prise de décision éthique, vise la
68
résolution de problèmes identifiés comme étant de nature morale par l’application
d’obligations morales lors du raisonnement, possibilité que ne prévoit pas la littérature
en gestion. C’est donc dire que l’identification du type de problème aura une incidence
cruciale sur le type de raisonnement adopté. Quant au processus décisionnel, nous
considérons qu’il peut être complexe et assorti d’interactions entre les phases et de
diverses itérations. Différents facteurs contextuels sont susceptibles d’influencer
diverses parties de la prise de décision. Finalement, diverses émotions peuvent interagir
avec les cognitions pendant ce processus.
Nous constatons toutefois les insuffisances suivantes à l’ensemble de ces travaux.
Premièrement, il n’est pas certain que le raisonnement en prise de décision éthique porte
effectivement, ou uniquement, sur l’application d’une obligation morale. Ainsi, par
exemple, dans leurs écrits plus récents, Hunt et Vitell (2006) soulignent que leur modèle
reflète davantage un processus idéal et formel plutôt qu’une représentation du processus
réel, et que des variations peuvent se produire dans la considération d’obligations
morales. Treviño (1986) suggère que les décisions des gestionnaires sont rarement
fondées sur une considération détaillée des obligations morales philosophiques, tout en
suggérant qu’elles le sont sur des obligations morales liées à leur niveau de
développement moral. Sonenshein (2007) et Haidt (2001) estiment pour leur part que la
référence aux obligations morales, lorsqu’elle existe, se fait davantage après que la
décision ait été prise, afin de justifier la décision face aux autres. Les recherches
empiriques menées à ce jour sont toutefois insuffisantes pour prendre clairement
position à ce sujet.
Deuxièmement, si le raisonnement utilisé selon la littérature en gestion ne laisse pas
place au souci d’autrui, et que celui en prise de décision éthique se limite aux obligations
morales, qu’en est-il des situations où le souci d’autrui résulte d’obligations juridiques
ou déontologiques, ou d’une préoccupation quant aux conséquences possibles sur
l’autre? Comment sont-ils intégrés au processus de prise de décision? La littérature en
gestion et en prise de décision éthique ne tiennent présentement pas compte de telles
possibilités.
69
Ces limites nous amènent à proposer une première sous-question de recherche:
 Comment le souci d’autrui (sous toutes ses formes) est-il intégré aux
diverses composantes de la prise de décision?
Cette recension des écrits nous a permis de constater l’existence d’une multiplicité de
conceptions du souci d’autrui et de la prise de décision et d’expliquer les contributions et
les limites de la littérature actuelle à ce sujet. Il convient maintenant de préciser les
concepts qui en ont été retenus et comment ils ont été modifiés, au besoin, pour nous
permettre de bien cerner notre objet de recherche et structurer notre étude. Ce sera
l’objet du prochain chapitre.
70
CHAPITRE 3 – CADRE CONCEPTUEL
Le chapitre précédent nous a permis de présenter l’état de la littérature concernant le
souci d’autrui et la prise de décision en contexte organisationnel. Le présent chapitre a
pour but de mettre en place les fondations théoriques de notre projet de recherche en
précisant les concepts retenus pour son élaboration et pour l’analyse subséquente des
résultats.
3.1 QUESTIONS DE RECHERCHE
La recension des écrits que nous avons présentée précédemment nous a permis de
constater qu’il existe différentes formes de souci d’autrui dans la prise de décision.
Toutefois, tant la littérature sur le souci d’autrui que celle sur la prise de décision en
contexte organisationnelle s’avèrent insuffisantes pour nous permettre de bien
comprendre comment ces diverses formes de souci d’autrui sont intégrées aux décisions
des gestionnaires, et les différences selon le type de souci d’autrui. Ainsi, par exemple,
si elles nous donnent certaines indications théoriques concernant l’application
d’obligations morales, elles sont insuffisantes pour comprendre l’intégration du souci
d’autrui dans la décision lorsqu’il résulte d’obligations juridiques ou déontologiques, ou
d’une préoccupation quant aux conséquences possibles sur l’autre, soit les autres formes
de souci d’autrui possibles recensées dans la littérature.
Notre objectif de recherche est donc de combler en partie ces insuffisances et de mieux
comprendre le phénomène du souci d’autrui dans la prise de décision des gestionnaires.
Il se distingue ainsi notamment des recherches ayant généralement cours en prise de
décision morale, qui cherchent à expliquer et prédire l’action dans des situations où le
bien-être d’autrui est en cause au moyen de diverses variables causales. Nous désirons
pour notre part plonger au cœur de la prise de décision pour comprendre comment le
souci d’autrui y est intégré et ce, tant lorsque le gestionnaire identifie un problème que
lorsqu’il procède à sa résolution, jusqu’à la décision finale et à son implantation.
Notre question de recherche principale est donc la suivante : « Comment les
gestionnaires intègrent-ils le souci d’autrui dans leur prise de décision? »
Elle
s’accompagne de la sous-question suivante, pour laquelle la littérature actuelle s’avère
insuffisante : Comment le souci d’autrui est-il intégré aux diverses composantes de la
prise de décision?
3.2 CADRE CONCEPTUEL
Bien que notre étude fasse appel à des approches inductives et qu’elle soit exploratoire,
compte tenu des contraintes de ressources inhérentes à une thèse de doctorat nous avons
choisi d’élaborer un cadre conceptuel pour nous aider à structurer notre recherche tel que
suggéré par Miles et Huberman (1994). Puisque nous souhaitions étudier l’intégration du
souci d’autrui dans la prise de décision, il nous fallait d’abord préciser la conception de
souci d’autrui et de prise de décision que nous retenions pour cette étude afin de bien
cerner notre objet de recherche. Ces concepts seront présentés dans le présent chapitre.
Ils serviront également à nous permettre de faire les choix appropriés quant à la stratégie
de recherche et les méthodes à utiliser, tel que nous le verrons dans le chapitre suivant,
portant sur le cadre méthodologique. D’autres assises théoriques, portant sur notre
conception de l’être humain et sur sa capacité à faire preuve de réflexivité y seront
ajoutés à ce stade.
Précisons toutefois que notre recherche ne vise pas à simplement appliquer ou valider
ces concepts, tel que le ferait une étude de nature déductive. Ce cadre conceptuel se veut
plutôt un outil permettant une certaine lecture et interprétation du phénomène étudié. Il
ne se prétend ni exhaustif, ni le reflet d’une « réalité » objective. Ce cadre conceptuel
sera complété ou modifié au besoin à la suite des résultats de notre recherche.
Compte tenu de notre question principale de recherche, « Comment les gestionnaires
intègrent-ils le souci d’autrui dans leurs prise de décision? », il nous apparaît opportun
72
d’opter pour un cadre constructiviste, où la « réalité » n’est pas considérée objective,
mais bien construite. Nous le ferons notamment en soulignant le caractère subjectif des
problèmes, des alternatives et des solutions appropriées, ainsi que des divers éléments
contextuels pertinents :
« For the interpretative or constructionist view, what is inside the human mind
is not a reproduction of the external world. All that information flowing in
through those filters, supposedly to be decoded by those cognitive maps, in fact
interacts with cognition and is shaped by it. The mind, in other words, imposes
some interpretation on the environment—it constructs its world» (Mintzberg et
al, 1998 : 165).
Nous souhaitons par ailleurs comprendre ce phénomène « de l’intérieur », c'est-à-dire de
la perspective du décideur :
« … the social world is essentially relativistic and can only be understood from
the point of view of the individuals who are directly involved in the activities
which are to be studied - reject the standpoint of the observer as a valid
vantage point for understanding human activities - maintain that one can only
“understand” by occupying the frame of reference of the participant in action.
One has to understand from the inside rather than the outside. … social science
is seen as being essentially a subjective rather than an objective enterprise. »
(Burell et Morgan 1979 : 5)
Notre cadre conceptuel comporte deux sections principales. Dans la première, nous
préciserons notre conception du souci d’autrui, dans le contexte spécifique de notre
question de recherche, la prise de décision. Dans la deuxième, nous élaborerons une
conception du processus de prise de décision enrichie, suffisante pour permettre l’étude
du phénomène que nous cherchons à comprendre en tenant compte des diverses formes
que peut prendre le souci d’autrui. Nous y préciserons notamment le contenu des
grandes étapes de ce processus : la qualification, l’évaluation, le choix et l’implantation.
Nous examinerons également la démarche décisionnelle dans son ensemble, puisqu’il
existe souvent, entre la qualification initiale du problème et la décision finale implantée,
plusieurs tentatives de résolution du problème, donc plusieurs processus décisionnels
successifs.
73
3.2.1 LE CONCEPT DE SOUCI D’AUTRUI
Notre recension des écrits nous a permis de circonscrire les trois principaux
positionnements théoriques concernant le souci d’autrui : l’application de certaines
valeurs transcendantes, l’application de certaines obligations légales, déontologiques ou
morales, et le souci d’autrui comme préoccupation pour le bien-être de l’autre compte
tenu des conséquences possibles. Notre définition de ce concept doit donc tenir compte
de cette variété de façons de se soucier d’autrui, et du contexte spécifique dans lequel
nous proposons d’étudier la prise de décision. En effet, la littérature recensée permet de
conclure que le souci d’autrui pourra varier sensiblement d’un gestionnaire à l’autre et
d’une situation à l’autre, en raison de divers facteurs personnels et contextuels.
Pour les fins de notre étude, nous considérons que le souci d’autrui est quelque
chose « que l’on fait » dans le cadre de la prise de décision, soit « se soucier d’autrui »,
et non quelque chose que l’on « est », telle une prédisposition ou une attitude, bien que
celles-ci puissent évidement influencer le degré de souci d’autrui et la façon suivant
laquelle le gestionnaire manifestera celui-ci. Ce faisant, nous adoptons une perspective
dite « de la pratique » (practice) de ce phénomène. Cette perspective, en développement
depuis au moins une décennie, trouve écho dans divers domaines de la gestion tels que
la stratégie (Johnson, Melin et Whittington, 2003), le leadership (Carroll, Levy et
Richmond, 2008), la technologie (Orlikowski, 2002) et même la comptabilité (Ahrens et
Chapman, 2007).
En stratégie, cette perspective est relativement bien instaurée
(Johnson et al., 2007). La stratégie y est conçue non pas « comme ce qu’une entreprise a,
mais plutôt comme étant ce que les individus font » (Rouleau et al., 2007a : 16;
Jarzabkowski, Balogun et Seidl, 2007). La recherche, dans cette perspective, cherche
donc à « comprendre ce que font les gestionnaires », par exemple lorsqu’ils prennent des
décisions stratégiques, lorsqu’ils exercent leur capacité de leaders, lorsqu’ils
conceptualisent, adoptent ou implantent une technologie ou même lorsqu’ils font du
contrôle de gestion. Elle examine également « comment ils font ces différentes activités
managériales au quotidien » (Rouleau et al., 2007b : 191), tenant compte des relations
74
sociales, politiques et économiques dans lesquelles leurs actions s’insèrent (Hendry,
2000).
La perspective de la « pratique » a également ses partisans en éthique : l’éthique y est
conçue comme « something one does rather than something one has » (Clegg
Khornberger et Rhodes, 2007 : 117). Par conséquent, plutôt que de chercher à trouver
« qui est éthique et qui ne l’est pas », et pourquoi (Clegg, Khornberger et Rhodes, 2007 :
118), ces partisans suggèrent que la recherche devrait s’interroger davantage sur la façon
dont l’éthique se vit en pratique, considérant que l’exercice de l’éthique est souvent
constitué de choix difficiles entre des alternatives d’actions, en présence de divers
impératifs organisationnels et contextuels (Clegg, Khornberger et Rhodes, 2007 : 118) et
de tensions entre diverses valeurs, ou encore entre des valeurs et certaines règles (Carter
et al., 2007 : 2).
Nous définissons donc comme suit, pour les fins de notre recherche, le souci d’autrui
dans le contexte de la prise de décision, comme schématisé à la figure 5 :
« Considérer les intérêts, les droits et/ou le bien-être physique, psychologique
et/ou matériel d’autrui dans sa prise de décision, que ce soit par l’application
d’obligations juridiques, déontologiques ou morales visant la protection
d’autrui, ou en se préoccupant des conséquences qu’une décision ou une
situation pourrait avoir sur eux.»
Figure 5 – Le concept de souci d’autrui
75
C’est donc dire que, alors que notre recension des écrits au chapitre précédent illustre
une multiplicité des conceptions du souci d’autrui selon la discipline, nous considérons
pour notre part qu’il s’agit de divers types de souci d’autrui distincts. Nous qualifions de
« souci d’autrui juridique » celui par lequel le gestionnaire considère le bien-être
d’autrui vu certaines obligations légales auxquelles il se croit tenu, et de « souci d’autrui
déontologique » celui où ces obligations proviennent d’un code de conduite ou de
politiques organisationnelles. Le « souci d’autrui moral » est celui qui provient
d’obligations morales : il correspond, dans le chapitre précédant de la recension des
écrits, à la littérature sur le souci en tant que « devoir » d’appliquer certaines obligations
morales. Finalement, le « souci d’autrui éthique » est celui centré sur la préoccupation
pour le bien-être d’autrui, que la littérature recensée au chapitre précédant associe à des
situations où l’empathie et le désir de nuire le moins possible à autrui prenennt beaucoup
d’importance.
Suivant ce modèle, nous considérons que lorsque le gestionnaire considère uniquement
les intérêts, les droits, la réputation et/ou le bien-être matériel ou financier de
l’organisation dans sa prise de décision (souci pour l’organisation), il n’y a aucun souci
d’autrui. Lorsqu’il ne se soucie que de ses intérêts personnels, de ses droits et/ou de son
propre bien-être physique, psychologique et/ou matériel dans sa prise de décision (souci
pour soi), le souci d’autrui y est également absent. Dans certaines situations, toutefois, le
gestionnaire pourra être préoccupé des conséquences possibles sur autrui tout en l’étant
également pour les conséquences possibles sur l’organisation, et même possiblement sur
lui-même, et tenir compte des deux, ou des trois, dans sa prise de décision. Il effectue
alors une pondération l’amenant à privilégier l’un ou l’autre de ces types de
conséquences : ce faisant, même si le souci d’autrui n’est pas priorisé dans la décision
ultime, nous pourrons dire qu’il en a tout de même tenu compte dans sa prise de
décision. Nous discuterons plus en détail ce dernier type de décision lorsque nous
examinerons ce que nous qualifierons de « normativité éthique » dans la section sur le
processus décisionnel.
76
Une dernière précision s’impose concernant le concept de souci d’autrui. Le lecteur
remarquera que nous n’avons pas traité directement de la perspective théorique
concernant les « valeurs transcendantes » dans la définition du souci d’autrui. La notion
de valeurs transcendantes demeure très importante pour les fins de notre recherche,
puisqu’il s’agit du type de valeurs associé au bien-être d’autrui. Nous présumons
toutefois que c’est à l’intérieur de l’exercice des autres types de souci d’autrui précités
que nous constaterons leur présence dans la prise de décision. Ainsi, par exemple, tant
les valeurs transcendantes que les autres types de valeurs (ex. performance, rentabilité)
seront sous-jacentes au degré d’importance qu’accorde le gestionnaire à certaines
obligations juridiques, déontologiques et morales, et à sa motivation à les appliquer.
Quant à la préoccupation pour le bien-être d’autrui, elle fait appel directement aux
valeurs transcendantes. Bien plus, elle émerge souvent lorsque ces valeurs sont en
conflit avec les valeurs de succès, d’efficacité ou de rentabilité organisationnelles ou
personnelles. C’est donc dire que, loin d’être écartées, les valeurs transcendantes seront
souvent au cœur du souci d’autrui.
Notre conception du souci d’autrui étant précisée, nous nous attarderons maintenant à
celle portant sur la prise de décision, qui peut également prendre diverses formes. Nous
y clarifierons divers aspects de son processus afin de pouvoir comprendre comment le
souci d’autrui peut y être intégré.
77
3.2.2 UNE PERSPECTIVE « PRATIQUE » DE LA PRISE DE DÉCISION EN
CONTEXTE ORGANISATIONNEL
Notre conception de la prise de décision doit pouvoir tenir compte des diverses formes
que peut prendre le souci d’autrui. Or, selon notre recension, la littérature actuelle
souffre d’insuffisances pour comprendre le processus décisionnel auquel peut s’intégrer
chacune de ces formes de souci d’autrui. La littérature sur la prise de décision en gestion
ignore l’intégration du souci d’autrui à la prise de décision. Celle sur la prise de décision
morale, c'est-à-dire l’application ou non d’obligations morales, souffre quant à elle d’un
manque de vérification empirique. Quant aux situations où le souci d’autrui prend la
forme de l’application d’obligations juridiques ou déontologiques, plutôt que morales,
ou d’une préoccupation pour le bien-être d’autrui compte tenu des conséquences
possibles, la littérature ne fournit pas de résultats empiriques suffisants pour permettre
de comprendre le processus décisionnel qui y a cours. Il s’avère donc nécessaire de
développer une conceptualisation de la prise de décision qui soit plus appropriée pour
étudier la prise en compte du souci d’autrui sous ses diverses formes possibles.
Dans le contexte d’une perspective de la pratique, notre conception de la prise de
décision comporte six volets importants qui feront chacune l’objet d’une sous-section
spécifique dans les pages qui suivent, nous permettant de clarifier ce qui a servi à
structurer notre recherche. Le premier volet d’importance est le caractère contextuel de
la prise de décision. La prise en compte de certaines caractéristiques spécifiques à la
situation ou au gestionnaire peut s’avérer utile pour bien situer et comprendre comment
il résout un problème spécifique, et comment il y intègre, s’il y a lieu, le souci d’autrui.
Le deuxième est le rôle des émotions : la décision n’est pas que cognitive.
Troisièmement, la décision peut présenter des niveaux variables de réflexivité, allant des
décisions spontanées avec une réflexion rapide et implicite à un des extrêmes, aux
décisions exigeant une réflexion critique approfondie et explicite, incluant une
pondération fastidieuse de divers éléments, à l’autre. Quatrièmement, la qualification
donnée au problème par le gestionnaire peut influencer sa façon de le résoudre de
manière importante. En cinquième lieu, le processus décisionnel est complexe et il peut
78
varier selon le type de problème auquel on croit avoir affaire, et le type de souci
d’autrui, s’il y a lieu. Notre sixième volet a trait à la démarche globale d’un gestionnaire
face à une situation problématique, laquelle peut comporter plusieurs décisions
successives, ou simultanées : il n’est pas possible de bien comprendre la décision sans
considérer l’ensemble de celles-ci.
3.2.2.1 Les facteurs contextuels
La prise en compte de certaines caractéristiques spécifiques à la situation ou au
gestionnaire peut s’avérer utile pour bien situer et comprendre comment il résout un
problème spécifique, et comment il y intègre, s’il y a lieu, le souci d’autrui. En effet, la
décision est contextuelle de nature : elle a pour but de résoudre un problème particulier
auquel le décideur fait face dans une situation tout aussi particulière.
La littérature, principalement celle sur la prise de décision dite « éthique », s’est
beaucoup attardée aux facteurs contextuels pouvant influencer la décision, dans une
perspective causale. Cette influence peut provenir tant de l’environnement culturel,
professionnel, organisationnel que de l’industrie (Hunt et Vitell, 1986). Les normes
formelles de l’organisation, la culture organisationnelle et les normes informelles,
incluant les récompenses (Kerr, 1995) et les punitions qui y sont associées sont quelques
facteurs organisationnels dont l’influence sur la prise de décision a été démontrée par
des études empiriques (par ex. Dean et al., 2010; Valentine, 2012; voir aussi les
recensions de Thiel, 2012 ; Treviño, Weaver et Reynolds, 2006; O’Fallon et Butterfield,
2005; Loe, Ferrell et Mansfield, 2000 à ce sujet ). Il en est de même de l’environnement
compétitif et des capacités financières de l’organisation (Barraquier, 2011). L’intensité
morale de la situation, en ce qui a trait notamment à l’étendue des conséquences
possibles et la proximité des personnes pouvant être affectées (Jones, 1991), a également
retenu et retient toujours l’attention (Valentine et Holligworth, 2012). Finalement
l’environnement social plus général peut également influencer les décideurs : ainsi, par
exemple, un milieu des affaires où l’individualisme et la compétition priment, comme
79
c’est le cas aujourd’hui, peut encourager des décisions égoïstes et intéressées (Gonin et
al., 2012).
Cette littérature contribue à notre étude en nous indiquant divers types de facteurs
contextuels d’intérêt. Cependant, comme nous ne nous y intéressons pas dans une
perspective causale, mais bien en tant qu’éléments nous permettant de comprendre
davantage le processus décisionnel des gestionnaires, elle nous est d’une utilité
restreinte.
Le contexte peut apporter divers éclairages sur la prise de décision. Précisons toutefois
qu’il est subjectif et construit par le décideur, selon sa perception et le sens qu’il donne à
ses diverses composantes. C’est donc dire qu’il pourra être perçu de façon très différente
par différents gestionnaires. Pour les fins de notre étude, nous entendons par
« contexte » autant les caractéristiques de la situation spécifique posant problème que
celles propres à l’organisation et au secteur d’industrie, ainsi que, plus généralement, le
contexte socio-économique dans lequel l’organisation et les divers acteurs de la situation
évoluent (Palazzo et al., 2012 : 327).
Ainsi, sachant que la façon dont un gestionnaire perçoit son rôle au sein de
l’organisation peut influencer sa décision (Salancik et Pfeffer, 1978; Rozuel, 2011;
Treviño, 1986), notamment dans quelle mesure il croit pouvoir faire place au souci
d’autrui dans l’exécution de ses fonctions, nous pourrons mieux comprendre pourquoi il
hésite parfois à le faire. La perception que le gestionnaire a de la mission de son
établissement et des valeurs qui y sont priorisées pourra également nous éclairer sur la
qualification qu’il donne à un certain type de situation, l’évaluation qu’il en fait et les
raisons de ses choix. Les critères d’évaluation et de récompense (bonis) de
l’organisation, et l’importance que le gestionnaire semble y accorder, pourront
également permettre de bien situer certaines craintes dont il nous fait part et de mieux
comprendre les pondérations qu’il apporte entre ses intérêts et ceux d’autrui. Ces
facteurs contextuels procurent des informations sur les normes et les attentes du milieu,
et aident à mieux comprendre pourquoi le gestionnaire donne plus de poids à certains
80
faits que d’autres dans une situation donnée (Salancik et Pfeffer, 1978). Ils aident
également à comprendre pourquoi certaines alternatives sont écartées, ainsi que certains
choix d’action (March et Simon, 1958; Mintzberg et al., 1976; Hunt et Vitell, 1986,
2006; Rest, 1983, 1984).
À titre d’exemple, « certain alternatives found to be
acceptable in some organizations may be considered unacceptable in others »
(Fritzsche, 1991 : 846).
3.2.2.2 Le rôle des émotions dans la prise de décision
Le rôle des émotions dans le processus décisionnel doit être clarifié, afin d’avoir une
représentation plus complète de celui-ci. L’influence des émotions sur la prise de
décision et la possibilité d’interrelations entre les cognitions et les émotions dans ce
processus a été reconnue tant dans la littérature en gestion (Langley et al., 1995; Simon,
1997; Kisfalvi et Pitcher, 2003; Kisfalvi, 2000) qu’en psychologie cognitive (ex.
Blascovich et Mendes, 2001; Smith et Kerby, 2001; Forgas, 2001; Izard et Ackerman,
2000) et que dans la littérature en prise de décision éthique (Rest, 1983, 1984; Legault,
1999). Des études en neuropsychologie démontrent que les parties du cerveau régissant
les émotions sont généralement davantage sollicitées lorsque l’individu fait face à un
stimulus à connotation morale, mais les conséquences exactes sur la prise de décision ne
sont pas encore claires (voir la recension de Salvador et Folger, 2009; Greeene et Haidt,
2002). Néanmoins, il a été démontré que les personnes ayant subi des lésions causant
une perte de capacité des fonctions reliées aux émotions peuvent éprouver des difficultés
à agir suivant les édits moraux de leur société (Damasio, 1994).
Par ailleurs, les
émotions peuvent générer une attention sélective lors de la perception de la situation et
influencer ce qui sera amené en mémoire (Rest, 1983;
Izard et Ackerman, 2000;
Faucher et Tappolet, 2002). Elles peuvent également influencer l’évaluation de la
situation, par exemple en ce qui a trait à l’importance accordée aux besoins d’autrui
(Oatley, 1992; Moberg et Seabright, 2000).
81
La présence d’émotions, notamment la sympathie, l’empathie, la culpabilité et la honte,
ou l’anticipation des deux dernières, est considérée pouvoir influencer la « conduite
morale », rejoignant ainsi une de nos formes de souci d’autrui (Fineman 1993;
Eisenberg, 2000; Gaudine et Thorne 2001; Bandura et al., 2001; Haidt, 2001; et les
études empiriques de Connelly, Helton-Fauth and Mumford, 2004; Mencl et May, 2005;
Mencl et May, 2009). Toutefois, le rôle des émotions dans la prise de décision a
principalement été étudié sous une forme causale. L’attention que nous portons aux
émotions dans notre étude est différente : elle ne s’inscrit pas dans l’explication causale.
Nous cherchons plutôt à voir dans quelle mesure les émotions vécues par le gestionnaire
dans sa prise de décision peuvent nous aider à bien comprendre l’intégration du souci
d’autrui à celle-ci.
Les émotions traduisent, dans le corps physique, ce qui se passe au niveau cognitif.
Ainsi, lorsque des émotions telles la colère, l’indignation ou la compassion surgissent à
la suite d’une évaluation rapide, et souvent inconsciente, d’une situation, elles alertent le
décideur au fait que la situation ne correspond pas à ce qui est souhaitable, à ce qu’il
valorise (Cornelius, 1996; Lazarus, 1984; Arnold, 1960; Rokeach, 1973). Les émotions
peuvent également être le reflet d’un conflit de valeurs chez le gestionnaire en situation
de décision : « plus une personne éprouve de regrets, de remords et de culpabilité devant
un choix, plus cette personne véhicule des valeurs qui lui interdisent certaines
conduites » (Legault, 1999 : 124). Il s’avère donc utile, dans le cadre de notre analyse,
de chercher à comprendre ce que manifestent les émotions en présence dans le processus
décisionnel, s’il y a lieu.
Finalement, les émotions peuvent constituer un facteur de motivation (Izard et
Ackerman, 2000; Mencl et May, 2004, 2005). Si l’émotion est suffisamment forte, elle
pourra motiver le gestionnaire à prendre le temps de s’arrêter pour analyser davantage la
situation ou mettre les efforts nécessaires pour y apporter des correctifs. Certaines
émotions peuvent également l’amener à tenir compte davantage d’autrui, telles
l’anticipation de culpabilité ou de honte, l’empathie et la sympathie (Tangney et
Dearning, 2002; Hoffman, 2000; Batson, Early et Salvarani, 1997; Batson, 1987, 1991;
82
Rest, 1983). Nous avons vu dans notre recension des écrits, lors de la discussion du
souci sous forme de préoccupation pour le bien-être d’autrui lorsque le gestionnaire
constate qu’autrui pourrait subir des conséquences indésirables, que l’empathie et la
compassion sont au cœur de cette préoccupation. Par ailleurs, la peur peut contribuer à
l’évitement d’alternatives nécessitant une confrontation ou permettre de contourner le
problème (Izard et Ackerman, 2000).
Nous nous attarderons, pour les fins de notre étude, davantage aux émotions liées plus
directement à notre objet de recherche, soit celles qui peuvent motiver à, ou témoigner
de l’intégration du souci d’autrui dans la prise de décision.
3.2.2.3 Une réflexivité à degrés variables
Dans leur revue de littérature de 2005, O’Fallon et Butterfield concluent que la
littérature des dernières années a amélioré notre compréhension du processus de prise de
décision morale. Dans les faits, toutefois, tant leur revue de littérature et celle de Loe et
al. (2000) démontrent une des principales limites de la recherche empirique des
dernières décennies. Celle-ci a été de nature essentiellement causale, cherchant soit à
expliquer les facteurs individuels et contextuels influençant l’action morale ou les
diverses composantes du processus de prise de décision suggéré par Rest (1986) et les
modèles qui en ont été dérivés (ex. Jones, 1991), ou encore à démontrer les relations
causales entre chacune des composantes. Qualifiée de « behavioral ethics » (Tenbrunsel
et Smith-Crowe, 2008), l’attention des chercheurs de cette perspective est également
limitée à « individual behavior that is subject to or judged according to generally
accepted moral norms of behavior » (Treviño, Weaver et Reynolds, 2006: 952 ; De
Cremer, Mayer et Schminke, 2010). Cette littérature souffre de lacunes, de par la portée
même de ces recherches. L’une d’entre elles est que sans nier explicitement l’autonomie
décisionnelle et la réflexivité du décideur, elle a généralement ignoré ces aspects
(Treviño et Weaver, 2003). Ainsi, la validité du modèle de Rest pour représenter le
83
processus réflexif au cours de la prise de décision, et le type de raisonnement qui peut y
avoir cours, restent à être vérifiés empiriquement.
La littérature récente en prise de décision morale (Sonenshein, 2007 ; Reynolds 2006 ;
Haidt, 2001) critique le modèle de Rest. La prise de décision quotidienne, indiquent-ils,
résulte rarement d’un processus réflexif délibéré, explicite et approfondi, processus
qu’ils qualifient de « rationnel » (Sonenshein, 2007 ; Reynolds, 2006). L’intuition
morale s’y substitue au raisonnement délibéré, explicite et approfondi, via l’existence de
scripts ou prototypes moraux auxquels est intégrée l’application d’obligations morales
(Haidt, 2001; Bazerman et Banaji, 2004; Reynolds, 2006; Sonenshein, 2007; Baraquier,
2011). Les options jugées « mauvaises » en fonction de ces scripts sont évitées, et celles
considérées
comme
« bonnes »
sont
« neuroethics » abonde dans un sens
poursuivies.
La
littérature
récente
en
similaire (voir les recensions de Salvador et
Folger, 2009 et de Tenbrunsel et Smith-Crowe, 2008).
Les scripts ou prototypes moraux auxquels réfère cette littérature récente rappellent le
concept de « theories in use » proposé dans la littérature en apprentissage
organisationnel. Ces théories d’action, considérées normatives par le décideur, sont
développées avec le temps à partir de leurs expériences (Argyris et Schön, 1974). Elles
sont crées, mémorisées, bien intégrées avec le temps, puis ramenées en mémoire pour
préciser au décideur quoi faire dans une situation donnée (Argyris et Schön, 1974), sans
effort important, de façon spontanée (Argyris, 1995). Les présomptions du décideur
concernant les autres, le contexte (par ex. l’organisation, la compétition, le marché) et
soi-même jouent un rôle clé dans la construction des ces théories (Argyris et Schön,
1974).
La littérature récente en prise de décision morale présume qu’il n’y a aucune réflexivité
dans les décisions où le raisonnement n’est pas de nature explicite, délibéré et
approfondi , sauf dans les rares cas où aucun script ne permet de résoudre le problème :
il n’y a qu’une application du script et la réflexivité n’y existe qu’à postériori, pour
expliquer et justifier l’action (Reynolds, 2006; Sonenshein, 2007; Haidt, 2001; voir aussi
84
Greene et Haidt, 2002; Salvador et Folger, 2009). Toutefois, Argyris et Schön soulignent
que les théories-in-use ayant été utilisées implicitement peuvent être rendues explicites
au moyen de certaines techniques, notamment les entretiens structurées à cette fin
(1974 :12). C’est donc dire que, contrairement aux postulats de la littérature récente,
toute décision recèle une dimension réflexive, qui se reflètera dans les diverses
composantes du processus décisionnel que nous préciserons plus en détail dans les pages
qui suivent. Cette réflexivité est plutôt explicite dans la décision délibérée et
approfondie. Elle existe également, sous forme implicite, dans la décision spontanée, et
peut être explicitée par la suite, quoique la capacité à le faire pourra varier d’un individu
à l’autre. Toutefois, peu d’efforts ont été consacrés à ce jour, dans la littérature, pour
rendre explicites les « theories-in-use » implicites qui gouvernent les pratiques des
professionnels (Argyris et Schön, 1974 : 8), tout comme pour celles des gestionnaires.
Tel que le soulignent des auteurs récents « the debate about the predominance or
priority of fast versus slow decision making prevents scholarship from looking under the
hood of both of these mechanisms and examining the meanings and construals that
shape decision making» (Martin et Parmar, 2012). Notre recherche vise au contraire à
étudier ce qui ce produit « under the hood », soit à comprendre le contenu réflexif du
processus de prise de décision et comment le souci d’autrui y est intégré. Elle se
distingue ainsi nettement de la littérature traditionnelle et récente sur l’action et la
décision considérées morales.
3.2.2.4 La qualification des problèmes et les normativités associées
Toute prise de décision commence par une situation qui attire l’attention du gestionnaire
et sa désignation comme problème ou opportunité (Simon, 1997; Weick, 1995), moment
qualifié de « bracketing », ou « mise entre parenthèses », par Weick (1995 : 35). Les
problèmes n’ont pas d’existence objective : ce n’est qu’une fois la situation identifiée
comme étant problématique par le gestionnaire qu’un problème existe (Weick, 1995 :
90, 1984 : 48). Par conséquent, certaines personnes voient un problème là où d’autres
85
n’en voient pas; ceci peut varier selon leur sensibilité, leur interprétation de leur
environnement, leurs expériences passées et leurs prédispositions (Weick, 1995). Les
valeurs du décideur (Rokeach, 1979; Schwartz, Sagiv et Boehnke, 2000), ainsi que ses
croyances concernant son rôle (Weick, 1995 : 42, 53), font partie de ses prédispositions.
Le gestionnaire procède ensuite à la qualification du problème, c'est-à-dire la
détermination du type de problème auquel il fait face (Simon, 1997). Selon la littérature
en gestion, la qualification que le gestionnaire accorde au problème influence le
raisonnement qu’il utilise, notamment les alternatives considérées (Simon, 1997 : 126) et
les choix qui sont faits par la suite (Mintzberg et al., 1976 : 274).
Plusieurs qualifications sont possibles, outre la qualification de « problème de gestion »
généralement associée aux gestionnaires. Ainsi, la littérature en prise de décision morale
soumet que le décideur qui qualifie de « moral » le problème auquel il fait face aura
recours à un raisonnement basé sur l’application d’obligations morales (Rest, 1986 ;
Jones, 1991). À défaut de qualifier le problème ainsi, il sera « aveugle » aux
considérations morales (Bird, 1996; Palazzo, Krings et Hoffrage, 2012 ; Tenbrunsel et
Smith-Crowe, 2008) et aura recours à d’autres façons de raisonner, par exemple en
fonction de critères économiques (Jones, 1991 : 380). C’est le sens donné à une situation
qui détermine si elle comporte, pour le décideur, un enjeu moral (Sonenshein, 2007). Un
raisonnement similaire pourrait être appliqué aux problèmes de nature légale. La
littérature en éthique appliquée prévoit, quant à elle, qu’un problème est reconnu comme
étant de nature « éthique » lorsque, préoccupé par les conséquences négatives que
pourrait subir un tiers, le décideur se demande ce qu’il pourrait faire de mieux, dans les
circonstances, plutôt que de se questionner uniquement sur ses obligations morales ou
juridiques à ce sujet.
Comprendre à quel type de problème le décideur croit faire face, et le lien entre cette
qualification et le type de raisonnement qui en découle, est essentiel à la compréhension
de la prise de décision elle-même (Tenbrunsel et Smith-Crowe, 2008 : 553; Messick,
1999). En effet, la qualification du problème entraîne chez le décideur le recours à des
86
normes, formelles et informelles, spécifiques à ce genre de situation. Ces normes lui
indiquent ce qu’il doit considérer dans son évaluation et ce qu’il doit y prioriser. Elles
sont qualifiées de « decision making schemata » à suivre pour ce genre de problème :
« If the decision maker recognizes the decision as a moral one, the decision
maker employs what is termed a moral decision-making schemata…
(Tenbrunsel et al., 2008 : 580)
If the decision is not perceived through an ethical frame, but rather is viewed
through another type of frame (e.g., a legal frame or a business frame), the
processing that occurs is what we have termed “amoral decision making”, with
the type of amoral decision-making processing dependent upon the type of
“non-ethical” frame that has been adopted ». (Tenbrunsel et al. 2008 : 564;
voir aussi Jones, 1991)
La qualification d’un problème est donc subjective : elle pourra varier d’un gestionnaire
à l’autre pour une situation similaire. Ceci est cohérent avec la littérature en
sensemaking selon laquelle chaque individu est susceptible de donner un sens différent
au stimulis environnementaux auxquels il fait face (Weick, 1995 ; Sonenshein, 2007).
Un problème donné pourrait, par exemple, être qualifié de « moral » par un gestionnaire
et de « gestion » par un autre, entrainant l’application de deux
schemata » (schémas décisionnels) différents,
« decision making
ce qui à son tour entraînera un
« processing » différent du problème (raisonnement). Ceci peut avoir pour conséquence
un aveuglement involontaire par rapport à certains aspects du problème : « Frames guide
how information is processed, controlling what information is attended to and, just as
important, what is obscured» (Palazzo, Krings et Hoffrage, 2012).
Afin de s’assurer de ne pas limiter indûment notre recherche, notre conception de la
prise de décision doit être suffisamment large pour permettre l’étude de la prise en
compte du souci d’autrui sous toutes ses formes, peu importe la qualification donnée à
un problème. Compte tenu que cette qualification semble entraîner le recours à un
schéma décisionnel, donc à un raisonnement spécifique, il nous a paru opportun de
préciser davantage en quoi consiste ce schéma décisionnel pour chacune des
qualifications pouvant être donnée à des problèmes en contexte organisationnel. Cette
87
orientation vise à nous permettre d’analyser plus facilement, dans notre étude, de quelle
façon le souci d’autrui y est intégré. Nous avons eu recours, pour ce faire, à la notion
de « normativité » que l’on retrouve dans la littérature contemporaine en éthique
appliquée, et plus particulièrement chez Bégin (1995), Legault (1999) et Boisvert et al.
(2003), qui permet de préciser davantage les diverses qualifications que les gestionnaires
peuvent donner aux problèmes qu’ils rencontrent en organisation.
La normativité est un « mode d’agir conformément à des normes implicites, acquises par
l’expérience professionnelle, institutionnelle et sociale et réglant spontanément la
conduite des personnes ou des groupes dans une situation donnée » (Legault, 1999 :
284). La normativité à laquelle un gestionnaire se réfère dans une situation donnée a une
influence déterminante sur la conception qu’il a de « ce qui devrait être », donc sur ce
qui lui cause problème et qu’il cherchera à corriger. La normativité lui indique
également sur quoi doit porter son raisonnement dans la résolution de ce problème et ce
qui doit y être priorisé (Bégin, 1995). Elle lui indique finalement quelles actions sont
normalement entreprises pour régler un tel type de problème.
Similaire au « decision schemata » mentionné précédemment par Tenbrunsel et SmithCrowe (2008), le concept de normativité est cependant beaucoup plus précis quant au
raisonnement pratique qui a cours pendant le processus de prise de décision, selon la
qualification adoptée. Le tableau IV résume ces normativités et leur impact sur le
processus décisionnel.
88
Tableau IV – Les normativités agissantes dans le raisonnement pratique
NORMATIVITÉ
STRATÉGIQUE
PROFESSION
-NELLE
JURIDIQUE
( incl. relations de
travail,
contractuel..)
DÉONTOLOGIQUE
MORALE
ÉTHIQUE
BUT VISÉ
Atteinte des
objectifs de
l’organisation et
maximisation des
profits
Atteinte des
objectifs de
l’organisation
par de bonnes
pratiques de
gestion, telles
l’encadrement
du personnel, le
développement
de leurs
compétences, le
maintien d’un
bon climat de
travail et la
qualité du
service aux
clients
Respect des
obligations
juridiques,
incluant
celles prévues
aux contrats
commerciaux
et aux
contrats de
travail
Respect des
normes que
l’organisation
s’est fixées
(politiques,
code de
conduite, et
valeurs
considérées
obligatoires)
Respect des
obligations
morales
auxquelles
souscrit le
décideur ou le
groupe
Résolution du
conflit de
valeurs, de la
meilleure
façon
possible dans
les
circonstances
ÉVALUATION
Quels moyens
permettraient
d’atteindre les
objectifs
organisationnels
de rentabilité, de
performance, de
croissance, de
pérennité et de
compétitivité
Quels moyens
permettraient de
bien gérer tout
en atteignant les
objectifs
organisationnels
Quels moyens
permettraient
l’application
de
l’obligation
juridique
pertinente
Quels moyens
permettraient
l’application de
l’obligation
déontologique
pertinente
Quels moyens
permettraient
l’application
de
l’obligation
morale
pertinente
Réflexion
critique et
pondération
concernant
les
conséquences
sur les
diverses
parties
prenantes et
les valeurs en
jeu, tout en
tenant compte
de diverses
normes
Performance
Productivité
Efficacité
Rentabilité
Compétitivité
Selon le cas :
Climat de
travail
Motivation
Développement
des
compétences
Qualité du
service
Conformité
aux
obligations
juridiques
Conformité aux
normes
organisationnelles
Conformité
aux
obligations
morales
Pas de
priorisation
prédéterminée
Protection des
droits et des
intérêts de
l’organisation
Protection de la
réputation et des
intérêts de
l’organisation
Correction des
pratiques et des
procédés en vue
de l’atteinte des
objectifs
organisationnels
Mesures pour
assurer le
respect des
obligations
légales
(incluant
procédures
judiciaires au
besoin)
Mesures visant
le respect des
normes
déontologiques
(incluant
sanctions au
besoin)
CARACTÉRISTIQUE
Ce sur quoi
porte
l’évaluation
CHOIX
Ce qui est
priorisé
IMPLANTATION
Actions
habituelles
pour ramener la
situation à ce
qu’elle devrait
être
Correction des
pratiques et des
procédés en vue
de l’optimisation
89
Choix selon
la
pondération
effectuée
dans ce cas
particulier
Mesures
visant le
respect de
l’obligation
morale
Minimiser les
conséquences
négatives sur
autrui en
autant que
possible dans
les
circonstances
Bégin suggère comme premier type de normativité la normativité « administrative »,
laquelle a pour finalité l’efficacité de l’organisation (Bégin, 1995 : 36). Les règles,
normes et principes de référence lors de l’utilisation de ce mode de raisonnement
prennent leur source dans une vision économique et bureaucratique de l’organisation.
Elles mettent l’accent sur les considérations financières et la participation à la réalisation
de la mission de l’organisation, au détriment des considérations éthiques (Bégin, 1995 :
36), dont celles liées au souci d’autrui. Boisvert et al. (2003) proposent un mode de
raisonnement similaire, qu’ils qualifient de « stratégique », et dont les principaux
critères de décision sont la faisabilité et l’efficacité, cette dernière visant à trouver « le
moyen qui produit le maximum de résultats, le plus près de l’objectif visé, avec le
minimum de coûts en argent, en énergie, en temps, en ressources ». Ce type de
raisonnement exclut donc en principe la prise en compte de l’impact de la décision sur
d’autres (Boisvert et al, 2003 : 67), donc le souci d’autrui. Pour les fins de notre étude,
nous retiendrons le qualificatif « stratégique » pour cette normativité. Les processus
décisionnels proposés par Simon (1945) et par Mintzberg et al. (1976) dans la littérature
en gestion, axés sur l’atteinte des objectifs de l’organisation, lesquels priorisent
généralement la rentabilité, la croissance, l’efficacité, la performance et la compétitivité,
nous semblent principalement associés à cette forme de normativité.
La deuxième normativité proposée par Bégin est la normativité « professionnelle », qui
vise les savoir-faire professionnels. S’intéressant dans ses écrits au milieu médical,
Bégin précise qu’il s’agit des normes médicales et des critères « qu’il incombe au
médecin de respecter afin d’être un « bon » médecin, un médecin remplissant
adéquatement sa mission » (Bégin, 1995 : 41). Ces normes et critères « guident le
jugement médical lors de l’établissement d’un diagnostic, d’un pronostic ou encore d’un
plan de traitement » (Bégin, 1995 : 39). Cette normativité inclut non seulement des
savoirs et une expertise, mais également des façons de faire, des attitudes et des
valeurs visant à permettre l’atteinte de la finalité de l’action du professionnel (Bégin,
1995 : 42). Dans le cas de professionnels de la santé, cette finalité est le mieux-être du
public.
90
Si l’on transpose cette normativité professionnelle à la réalité des gestionnaires, nous
pourrions dire qu’il s’agit des normes, critères, façons de faire, attitudes et valeurs qu’il
incombe au gestionnaire de respecter pour être un « bon » gestionnaire. Contrairement à
la normativité stratégique mentionnée plus haut, qui vise la maximisation des profits,
dans la normativité professionnelle des considérations autres que simplement
économiques et stratégiques sont prises en compte.
Afin de mieux circonscrire cette normativité professionnelle de gestion, nous nous
sommes référés aux compétences professionnelles mises de l’avant par l’Ordre des
administrateurs agréés du Québec dans sa Charte des compétences. Parmi les éléments
constitutifs de la bonne gestion que nous y avons recensés, mentionnons ceux liés à la
gestion des ressources humaines, afin d’assurer la productivité et le bon fonctionnement
de l’entreprise. Ceux-ci incluent, par exemple, d’encadrer le personnel afin de faciliter le
développement de leurs compétences. Ils incluent également de bonnes pratiques de
gestion qui permettent le maintien d’un bon climat de travail, notamment en
encourageant la communication et la coopération entre les individus, en reconnaissant
leurs contributions et en mettant en place des conditions de travail dites « facilitantes ».
La « bonne gestion » inclut également d’avoir une « orientation client », donc de
s’assurer de la qualité du service à la clientèle, laquelle s’avère cruciale pour la pérennité
et la rentabilité de l’organisation à moyen et long terme. Le recours à ces « bonnes
pratiques » de gestion dans un processus décisionnel permet donc de tenir compte, dans
une certaine mesure, du bien-être des individus dans la poursuite des objectifs de
l’organisation, qu’ils soient employés ou clients.
La littérature en gestion traite également de diverses pratiques qui, quoiqu’elles visent
avant tout à assurer la performance au travail, permettent de tenir compte dans une
certaine mesure du bien-être des employés, que ce soit en améliorant le climat de travail,
en reconnaissant leur contribution, en prévenant le harcèlement psychologique, en
réduisant le stress négatif ou en tenant compte de leurs préoccupations lors de
changements organisationnels (par ex. Pronovost, 2007 ; Bareil, 2004 ; Pépin, 2000).
91
Les trois prochaines formes de normativités que nous discuterons font appel aux
obligations. Ce sera le cas lorsque le gestionnaire croit qu’il doit appliquer une
obligation juridique, déontologique ou morale à la situation. Dans ces trois normativités,
le raisonnement aura pour but d’identifier l’obligation applicable, puis de déterminer
comment l’appliquer ou la faire appliquer (Boisvert et al, 2003; Legault, 1999).
Lorsque l’individu utilise la normativité juridique, il se réfère aux lois, aux règlements et
à la jurisprudence comme étant le cadre à l’intérieur duquel doit être pensée et débattue
la situation, et ceux-ci serviront de justification à la décision qui sera prise afin de lui
accorder une légitimité (Bégin, 1995 : 44). La conformité à la loi constitue la priorité
dans le cas de normativité juridique, ainsi que la protection des intérêts de l’organisation.
Toutefois, la généralité des lois et règlements, qui vise à en permettre une application
assez universelle, les rend souvent insuffisants pour faire les choix appropriés dans des
situations particulières complexes, où divers droits, intérêts et normes viennent en conflit
(Bégin, 1995 : 47; Legault, 1999). Malgré cela, ces règles juridiques sont généralement
considérées incontournables, une référence obligée (Bégin, 1995), et les gestionnaires
s’y limitent souvent, malgré leurs déficiences, pour décider de situations problématiques
en organisation ayant trait à autrui.
Les règles contenues dans les politiques, les directives et le code de conduite de
l’organisation constituent, quant à elles, les références pour ce que nous qualifierons,
dans le contexte organisationnel, de normativité « déontologique » (Boisvert et al.,
2003). La conformité aux normes édictées par l’organisation s’y trouve priorisée, ainsi
que la protection de la réputation et des intérêts de cette dernière, généralement à
l’origine de ces règles. Lorsque surgit un problème avec un tiers, généralement un
employé, de la nature d’un manquement à l’obligation déontologique, la contrainte,
l’avis et la sanction constituent les actions privilégiés pour y remédier. Le gestionnaire
espère ainsi un changement des pratiques et le retour à « ce qui devrait être », c'est-à-dire
le respect de la règle. Le gestionnaire peut également faire face lui-même à un problème
de nature déontologique, concernant sa propre application de la règle.
92
Dans le cas de la normativité dite « morale », l’obligation morale de se soucier d’autrui
peut provenir de diverses sources, telle la religion ou d’autres croyances concernant ce
qu’il faut faire pour « faire le bien et éviter le mal » (Boisvert et al, 2003 : 30). La
littérature en philosophie morale, dont nous avons fait la synthèse dans notre recension
lorsque nous avons discuté du souci comme obligation morale, fournit certains exemples
d’obligations morales. Une personne cherchera à appliquer une obligation morale pour
deux raisons : sur la base de ses convictions ou par crainte de la sanction (Boisvert et al,
2003). Les modèles proposés par Rest (1983, 1984, 1986) et par Hunt et Vitell (1986,
2006), également discutés dans notre recension des écrits, illustrent des modes
d’application de la normativité morale.
Une dernière normativité, la normativité éthique, permet de comprendre le raisonnement
utilisé lorsque le souci d’autrui reflète une préoccupation de tenir compte des
conséquences qui pourraient advenir à autrui. C’est la réalisation des conséquences qui
résulteraient pour autrui, jumelée à la capacité d’une personne de se soucier réellement
de ce qui arrive à l’autre à la suite de son action (Legault, 2012), qui amènent le
gestionnaire à avoir recours à la normativité éthique. Elle est généralement sollicitée
lorsque le gestionnaire vit un tiraillement ou une incertitude face à diverses façons
possibles de résoudre le problème, que le recours aux normativités décrites
précédemment s’avère insuffisant à résoudre (Boisvert et al., 2003 :79; Duhamel et
Mouelhi, 2001 : 172-173), et qu’il cherche à déterminer ce qui serait le mieux à faire.
C’est alors qu’il a recours à la qualification « éthique » et à la normativité qui lui est
associée.
Ce tiraillement ou cette incertitude, qualifié dans la littérature de « dilemme éthique »
(Legault, 1999; Boisvert et al., 2003), provient généralement d’un conflit de valeurs.
Celui-ci surgit lorsque l’action pouvant être prise pour résoudre le problème, au nom
d’une certaine valeur ou d’un type de valeurs (par exemple les valeurs transcendantes
telles le respect ou la protection du bien-être d’autrui), pourrait avoir des conséquences
psychologiques, pratiques ou sociales venant en contradiction ou incompatibles avec
93
l’action qui serait prise au nom d’un autre type de valeurs (par exemple les valeurs
d’efficacité, de rentabilité ou de performance) (Legault, 1999; Boisvert, 2003). Cette
définition est cohérente avec celle présentée par la littérature en psychologie à ce sujet
(Schwartz, 1992; Rokeach, 1973).
Quant au raisonnement lui-même, la normativité éthique fait appel à, et priorise, des
éléments différents des autres normativités dans la résolution de ce dilemme :
« Dans une perspective éthique, décider d’agir, c'est tenir compte de soi, de ses
valeurs et de son désir …en les pondérant par l’ensemble des conséquences que
cette action pourrait avoir sur soi et sur les autres, délibérant ainsi sur la
meilleure conduite à suivre en tant qu’être humain dans une société. Décider, en
éthique, c’est aussi prendre en compte les intérêts, les valeurs et les besoins des
autres, afin que notre action ne soit pas inéquitable pour l’une ou l’autre des
personnes impliquées dans la situation (Boisvert et al, 2003 : 78).
Cette pondération est un aspect essentiel du raisonnement éthique. S’il y a conflit de
valeurs, c’est qu’elles ont toutes de l’importance aux yeux du décideur. Pour trancher, il
évaluera les conséquences de chacune des actions possibles « à la lumière des valeurs
visées, sans qu’aucune d’elles n’ait de préséance absolue, et ce dans le but d’obtenir un
jugement bien pesé, juste et équilibré » (Boisvert et al., 2003 : 79). Le raisonnement s’y
vit donc comme une réflexion critique sur les choix d’action possibles et leurs
conséquences sur soi et sur autrui, ainsi que sur les valeurs qui leur correspondent, de
façon à choisir les conséquences souhaitées (Legault, 1999).
Ainsi, par exemple, le gestionnaire pourra choisir dans une situation donnée d’accorder à
un employé dont l’enfant est malade un congé au-delà de ce que permettent les
politiques organisationnelles, compte tenu qu’il priorise le bien-être de cet employé et de
sa famille, ou lui refuser parce qu’il priorise la performance ou encore l’équité entre tous
les employés de l’équipe concernant les congés. C’est donc dire qu’ultimement le choix
porte sur la valeur qu’il désire prioriser, parmi celles qui se trouvent en conflit dans la
situation, quoique son choix ne soit pas nécessairement énoncé explicitement en ces
termes.
94
Cela exige généralement un certain détachement des considérations purement de gestion
et des obligations juridiques, déontologiques et morales, afin de réfléchir sur leur
signification éthique (Bégin, 1995 : 53) et juger de leur pertinence. Précisons que si une
plus grande importance est accordée, dans une situation précise, à une valeur qu’à une
autre, cela ne signifie pas nécessairement que cette autre valeur soit totalement écartée.
En effet, même lorsque le gestionnaire désire ne voir advenir que des conséquences
positives pour tous, rares sont les dilemmes qui peuvent se résoudre aussi positivement;
les conséquences négatives qui demeurent seront généralement liées à la valeur qui a
hérité de la seconde place. Le gestionnaire pourra alors chercher à atténuer le plus
possible les conséquences négatives que son choix occasionnerait, de telle sorte que
cette autre valeur joue tout de même un rôle dans sa décision (Legault, 1999 : 156).
Précisons également que, bien qu’elle puisse exiger une période de réflexion plus ou
moins longue, la résolution du problème qualifié d’éthique peut également se faire sans
grand malaise ni réflexion, lorsqu’elle fait partie des schèmes de référence usuels du
décideur pour de telles situations.
La normativité éthique se distingue des autres normativités : le raisonnement n’y est pas
limité au choix des moyens pour réaliser une fin prédéterminée, soit l’atteinte des
objectifs de l’organisation ou l’interprétation puis l’application ou non d’une obligation,
qu’elle soit juridique, déontologique ou morale (Boisvert et al, 2003 : 78). Dans le
raisonnement éthique, c’est le décideur qui détermine, par le choix de la valeur qu’il
priorisera, la fin poursuivie par son action, tant en termes de conséquences qu’il veut
voir se réaliser que de valeur priorisée, et les moyens les plus propices à atteindre ces
fins. L’autonomie décisionnelle exercée par le gestionnaire et ce sur quoi porte sa
décision varient donc selon la normativité à laquelle il se réfère, tel que schématisé à la
Figure 6.
95
Figure 6 – Autonomie décisionnelle et nature des choix
Normativité stratégique
Normativité juridique
Normativité
et professionnelle
déontologique ou morale
éthique
Prendre les moyens nécessaires
Appliquer l’obligation
Faire le mieux possible
pour atteindre les objectifs
de nature universelle
dans les circonstances
déterminés par l’organisation
déterminée par une « autorité »
- Choix des conséquences
– Choix des moyens à cette
limitant ce que nous pouvons
qu’on désire voir advenir
fin
faire à autrui – Choix des moyens
et des valeurs qu’on désire
à cette fin
prioriser (fins), ainsi que des
moyens
Nous avons souligné en début de ce chapitre l’importance de circonscrire certains
facteurs contextuels pour comprendre la prise de décision. Cette dimension sera
possiblement encore plus importante pour comprendre le processus utilisé pour résoudre
les problèmes de type éthique, lequel est considéré éminemment contextuel (Legault,
1999, Fletcher, 1966). N’ayant aucune finalité prédéterminée à rencontrer dans un tel
cas, puisque divers éléments dont les obligations morales et l’atteinte des objectifs
organisationnels sont considérés mais ne constituent pas une fin obligée, les
caractéristiques de la situation posant problème selon la perception qu’en a le
gestionnaire seront au cœur de la décision. « Décider, nous dit Legault (1999 : 93), c’est
opter pour une action dans un contexte donné ». Les alternatives seront donc évaluées à
la lumière de divers éléments du contexte, incluant les valeurs du milieu, le rôle
professionnel, les normes formelles et informelles guidant habituellement l’action et les
conséquences possibles, dans cette situation particulière, sur soi et les autres.
L’existence ou non de souci d’autrui dans la décision varie selon la normativité à
laquelle le gestionnaire se réfère, comme schématisé à la Figure 7. La normativité
96
stratégique ne laisse pas de place au souci d’autrui, le souci n’y étant que de nature
organisationnelle, axé sur l’atteinte des objectifs de performance, de rentabilité, de
croissance, de pérennité et de compétitivité de l’organisation. Dans la normativité
professionnelle, le souci du gestionnaire pourra être un souci pour autrui, ou du moins
être partagé entre celui-ci et un souci pour l’organisation, lorsque les principes de
« bonne gestion » auxquels le gestionnaire se réfère tiennent compte dans une certaine
mesure d’autrui et de son bien-être.
Lorsqu’il se réfère aux normativités juridique, déontologique ou morale dans sa prise de
décision, le gestionnaire se soucie d’autrui. Il le fait en visant à se conformer aux
obligations limitant l’impact négatif qu’il peut avoir sur autrui, ou protégeant son bienêtre. Finalement, s’il se réfère à la normativité éthique dans sa prise de décision, il se
soucie également d’autrui, cherchant à faire le mieux possible pour toutes les parties
concernées, et à minimiser les conséquences négatives possibles de ses gestes sur autrui.
Dans ce dernier cas, il existe un souci affectif réel pour le bien-être d’autrui.
Figure 7 – Degré de souci d’autrui dans la prise de décision
0
Indirect
Normativité
Normativité
Normativité juridique,
Normativité éthique
stratégique
professionnelle
déontologique ou morale
Aucun
Tient compte
Dans les limites prévues
Souci affectif réel pour le
souci d’autrui
de l’autre
par l’obligation applicable
bien-être d’autrui
-dans l’atteinte des
Préoccupation des conséquences
objectifs organisationnels
sur autrui - Désir
& dans la mesure où l’exigent
de minimiser les
les bonnes pratiques de gestion
conséquences négatives
sur autrui
97
Pour les fins de notre recherche, les normativités stratégique, professionnelle, juridique,
déontologique, morale et éthique sont considérées les plus usuelles chez les
gestionnaires.
Dans un souci de cohérence, nous utiliserons les mêmes désignations
pour nommer les diverses qualifications qu’ils peuvent donner aux problèmes survenant
en contexte organisationnel.
3.2.2.5 Un processus décisionnel complexe
Nous avons clarifié les divers éléments qui nous semblent essentiels à circonscrire avant
de conceptualiser le processus de prise de décision, soit son caractère contextuel, le rôle
que peuvent y jouer les émotions, les niveaux variables de réflexivité qui peuvent y
exister et, finalement, l’importance de la qualification donnée au problème et les
normativités qui y sont associées.
Nous clarifierons maintenant l’ensemble du processus décisionnel, tenant compte de ces
précisions, en soulignant quelques caractéristiques pouvant varier selon la qualification
donnée au problème et donc la normativité de référence. Ce processus peut être résumé
au moyen d’un canevas général comportant cinq composantes, applicable peu importe le
type de problème et de normativité de référence : la perception d’un problème, sa
qualification, l’évaluation, le choix et, finalement, l’implantation de ce choix. La figure
8 illustre de façon sommaire ce processus, selon la qualification donnée au problème,
processus qui ne doit pas être considéré linéaire. Comme l’indiquent les flèches menant
d’une composante à l’autre, il peut être plus complexe, parfois même chaotique, et
comporter diverses itérations entre les diverses phases ou interactions entre celles-ci
(Mintzberg et al, 1976; Simon, 1997; Rest et al.1999 : 102; Rest, 1983; 1984).
Figure 8 – Le processus décisionnel enrichi
98
Contexte
Émotions
QUALIFICATION DU
TYPE DE PROBLEME :
BRACKETING :
UNE
SITUATION
ATTIRE
L’ATTENTION:
C
É
V
A
L
U
A
T
I
O
N
Stratégique
Professionnel
Juridique
Déontologique
Moral
ou
elle ne
correspond
pas à ce qui
« devrait
être »
Éthique
STRATEGIQUE
ou PROFESSI0NNEL
H
O
I
X
I
M
P
L
A
N
T
A
T
I
O
N
OBLIGATION
Quels moyens
permettraient
d’atteindre les
objectifs
organisationnels rentabilité, performance, pérennité
et compétitivité
(+ si
professionnel, en
tenant compte des
bonnes pratiques
de gestion)
Déterminer
les critères
d’une action
morale/légale/
déontologique
selon ce que
lui indique
l’obligation
identifiée +
Quelle
alternative
serait la plus
justifiable
selon cette
obligation?
ÉTHIQUE
Pondération
des
conséquences
sur soi et
autrui des
solutions
possible,
tenant compte
des valeurs en
jeu
STRATÉGIQUE
ou
PROFESSIONNEL
Choisir parmi
les alternatives
une qui est
satisfaisante
pour atteindre
les objectifs
organisationnels
Autres décisions
liées
99
OBLIGATION
: Choisir
d’appliquer ou
non
l’obligation
juridique,
déontologique
ou morale
ÉTHIQUE
Choisir
quelle (s)
valeur (s)
prioriser
puis
déterminer
les
moyens
pour les
mettre en
application
Le processus décrit par Simon (1945, 1960, 1997) et Mintzberg et al. (1976) nous
semble une base adéquate pour préciser un peu plus le processus décisionnel dans les cas
où le problème est qualifié par le gestionnaire comme étant de nature stratégique. Le
gestionnaire cherche alors à trouver une solution satisfaisante pour atteindre les objectifs
organisationnels (Mintzberg et al, 1976; Simon 1945, 1960, 1997).
Il évalue les
solutions possibles en ce sens, choisissant celle qui lui semble la plus appropriée, et
l’implante. Nous faisons l’hypothèse d’un processus similaire lorsque le problème est
qualifié par le gestionnaire de professionnel, sauf que s’y ajoute, lors de l’évaluation, la
prise en compte de ce que dictent les « bonnes pratiques de gestion », telles qu’elles sont
comprise par le gestionnaire.
Quant aux problèmes qualifiés par le gestionnaire comme étant de nature morale, le
processus proposé par Rest (1983 1984, 1986), lorsqu’on lui ajoute l’importance
accordée par Hunt et Vitell à divers éléments du contexte tout au long du processus,
semble pour l’instant constituer une représentation adéquate pour y illustrer le processus
de prise de décision. À la suite de l’identification du problème comme étant de type
« moral », le décideur identifie l’obligation morale appropriée, puis, l’appliquant à cette
situation précise, détermine en quoi consisterait une alternative morale. Plusieurs
alternatives possibles peuvent alors lui venir à l’esprit et il détermine laquelle serait la
plus justifiable moralement, évaluation pouvant inclure une prise en compte des
conséquences sur les diverses personnes impliquées. Il décide par la suite s’il agira
réellement suivant l’alternative jugée la plus morale. En effet, si agir selon celle-ci peut
générer des conséquences indésirables pour lui ou pour l’organisation, allant à l’encontre
par exemple de la rentabilité, de la performance ou de son succès personnel, il pourrait
choisir de ne pas appliquer cette alternative et donc de ne pas agir moralement (Rest,
1983 : 564 ; Hunt et Vitell, 1986). Il implante par la suite la décision qu’il aura prise.
Nous faisons l’hypothèse que le processus décisionnel pour les problèmes qualifiés de
« juridique » et de « déontologique », ayant également trait à l’application d’obligations,
sera similaire au processus suggéré dans le cas d’un problème qualifié de « moral »,
puisqu’il s’agit là aussi de l’application d’obligations.
100
Quant au processus de décision associé aux problèmes qualifiés d’éthique, les grandes
étapes du processus (qualification du problème, évaluation et choix de la solution, suivi
de son implantation) s’y retrouveront, mais des différences importantes doivent être
notées aux étapes d’évaluation et de choix de la solution. L’évaluation pour un problème
stratégique ou concernant l’application d’une obligation juridique, déontologique ou
morale vise uniquement à trouver une solution au regard d’une finalité prédéterminée
(atteinte des objectifs organisationnels ou application de l’obligation). Au contraire, dans
les cas d’un problème éthique, l’évaluation constitue la pondération des conséquences
sur soi et autrui des différentes solutions possibles, tenant compte des valeurs en jeu
(Legault, 1999; Boisvert et al., 2003). Le choix de la solution se fera alors en deux
temps : le gestionnaire choisit d’abord les fins qu’il veut prioriser, en fait de valeurs et
de conséquences associées, à la suite de quoi il détermine les moyens à prendre pour les
atteindre (Legault, 1999; Boisvert et al., 2003).
Deux précisions additionnelles s’imposent avant de terminer cette section. La première a
trait aux corrélations possibles entre les types de souci d’autrui et les diverses
normativités. Le recours à la normativité éthique nécessite l’existence préalable d’un
souci d’autrui sous forme de préoccupation face aux conséquences négatives possibles
sur l’autre. Quant à la normativité morale, elle s’accompagne nécessairement d’un souci
d’autrui axé sur les obligations morales, celles-ci visant s’assurer que l’individu tiennent
compte d’autrui en faisant « le bien » et en évitant « le mal » (Boisvert et al., 2003). Il y
a donc corrélation ici entre ces types de souci d’autrui et des normativités spécifiques.
De même, lorsque le gestionnaire se soucie d’autrui en vertu d’obligations juridiques ou
déontologiques qu’il croit devoir appliquer, il y aura une corrélation avec les
normativités du même nom. Le gestionnaire pourrait toutefois qualifier un problème de
juridique ou déontologique sans nécessairement que les lois, règlements ou politiques
organisationnelles auxquelles il réfère aient pour but la protection du bien-être d’autrui,
donc sans qu’il n’y ait souci d’autrui inhérent au moment de la qualification.
Précisons dans un deuxième temps que les notions « éthique » et « moral » ont été
généralement confondues jusqu’à présent dans la littérature en prise de décision, ayant
101
souvent été considérées équivalentes (ex. Reynolds, 2006), tout en étant rarement
définies, particulièrement dans la littérature anglo-saxonne, dominante en la matière
(Jones, 1991 : 367; Tenbrunsel et Smith-Crowe, 2008 : 548), y compris dans la nouvelle
discipline de « neuroethics » (Salvador et Folger, 2009). Lorsqu’elle est définie, la
« décision éthique » l’est en termes de moralité, soit « a decision that is both legally and
morally acceptable to the larger community » (Jones, 1991 ; Reynolds 2006 : 738) , et
celle manquant d’éthique comme étant « a decision that is either illegal or morally
unacceptable to the larger community » (Jones, 1991: 367). « L’action éthique » est
également définie en termes de moralité, soit « those acts that reach some minimal
(generally accepted) moral standard and therefore are not unethical, such as honesty or
obeying the law » (Treviño, Weaver et Reynolds, 2006 : 952).
Tel que nous l’avons vu dans ce chapitre, la littérature contemporaine en éthique
appliquée a établi des distinctions importantes entre les normativités « morale » et
« éthique ». Ayant établi l’importance de ces distinctions pour pouvoir bien comprendre
les schèmes décisionnels guidant le raisonnement utilisé par le gestionnaire, nous
distinguerons ces deux termes dans la suite de ce document. Nous réserverons, dans
notre recherche, le terme « éthique » pour le type de qualification du problème et de
raisonnement faisant appel à la normativité éthique, et le terme « moral » pour les cas où
le gestionnaire fait appel à la normativité morale.
Le processus décisionnel ayant été clarifié, et les distinctions appropriées apportées
selon la qualification donnée au problème et le type de souci d’autrui, nous nous
attarderons plus particulièrement dans la section suivante à la complexité de la démarche
du gestionnaire qui fait face à une situation problématique.
3.2.2.6 La démarche décisionnelle dans son ensemble
Notre conceptualisation du processus décisionnel présente une schématisation du
raisonnement effectué par le gestionnaire lors de la prise de décision. Force toutefois est
102
de constater que la démarche du gestionnaire face à un problème donné est parfois, voire
souvent, beaucoup plus complexe que ce que la Figure 8 nous permet d’illustrer.
D’une part, le caractère non linéaire du processus décisionnel a été maintes fois discuté.
Ainsi, Mintzberg et al. (1976) soulignent que le processus peut être plus ou moins
itératif, plus ou moins analytique, et même devenir quelque peu chaotique lorsque des
éléments contextuels, telles des pressions politiques internes ou des complications
inattendues viennent le perturber. Il peut même y survenir une impasse obligeant une
réorientation du processus décisionnel ou la reprise du processus en entier. Par ailleurs,
lors de l’étape d’évaluation, s’il n’existe pas déjà une solution satisfaisante au problème,
le gestionnaire en créera une nouvelle ou modifiera des solutions existantes, ce qui
pourra occasionner un va-et-vient entre les étapes d’évaluation et de choix au fur et à
mesure que des essais de solution seront rejetés au profit de nouvelles créations
(Mintzberg et al, 1976). Rest a également souligné, dans la littérature en prise de
décision éthique, le caractère non linéaire du processus décisionnel. Il insiste sur le fait
que chacune des quatre composantes de son modèle interagit avec et influence les autres
« through feedback and feedforward loops » (Rest et al.1999 : 102 ; Rest, 1983; Rest,
1984). Par exemple, si le décideur constate, lors des deuxième et troisième composantes,
que l’action morale pourrait avoir des conséquences non souhaitables à son égard, il
pourrait retourner à la première composante et, de façon défensive, modifier son
interprétation de la situation, lui permettant alors de justifier le recours à des alternatives
qui auraient moins d’impact sur lui ou le fait de ne pas agir dans cette situation (Rest,
1986 : 18; Rest, 1983).
La complexité de la démarche du gestionnaire face à une situation problématique peut
également se présenter sous forme de nouveaux faits venant remettre en question la
perception que le gestionnaire avait de la situation, ou son évaluation de celle-ci, au
point même d’amener parfois la requalification du problème sous une autre désignation,
et donc de modifier la normativité à laquelle le gestionnaire se réfèrera pour prendre sa
décision. Chaque problème peut également présenter à son tour des sous-problèmes que
le gestionnaire devra régler avant, ou en sus, de résoudre le problème principal (Simon,
103
1960). Finalement, le gestionnaire peut prendre une première décision sans que le
problème se règle de façon satisfaisante, et devoir procéder à une nouvelle prise de
décision, et même plusieurs, avant que le problème ne se règle définitivement. Cette
succession de décisions fait partie d’une même démarche de résolution du problème, et
la décision ultime ne peut être comprise correctement sans étudier chacune des décisions
prises au cours de cette démarche. Pour les fins de notre étude, nous considérons que
l’ensemble des décisions sur une situation problématique, séparés dans le temps de la
décision ultime ou portant sur divers sous-problèmes, constituent l’ensemble de la
démarche décisionnelle applicable à cette situation. Ce n’est donc pas une, mais
plusieurs décisions qui devront parfois être étudiées afin de bien comprendre comment
le souci d’autrui est intégré, ou non, dans la prise de décision du gestionnaire.
Compte tenu de ce qui précède, une deuxième sous-question de recherche doit être
ajoutée à la première:
 Comment le souci d’autrui évolue-t-il à travers l’ensemble de la démarche de
résolution du problème?
Ce chapitre avait pour but de présenter les fondations théoriques de notre projet de
recherche, en précisant les concepts retenus pour son élaboration et pour l’analyse
subséquente des résultats. Nous y avons précisé notre conception du souci d’autrui dans
le contexte spécifique de la prise de décision. Nous y avons également présenté une
conception de la prise de décision permettant de tenir compte des diverses formes que
peut prendre le souci d’autrui, ainsi que de l’ensemble de la démarche de résolution du
problème.
Ces éléments faciliteront l’exploration de ce phénomène relativement peu étudié et
l’interprétation des données ainsi recueillies. Ils permettront également de suggérer, à
l’aboutissement de cette recherche, une conceptualisation du souci d’autrui dans la prise
de décision, et un aperçu des différentes formes que ce souci peut prendre dans la prise
de décision des gestionnaires.
104
Si la précision des concepts théoriques ayant servi à cerner notre objet de recherche et à
structurer cette dernière s’avère importante pour bien en saisir les contributions et les
limites par la suite, des précisions similaires s’avèrent nécessaires concernant nos choix
concernant la stratégie de recherche et la méthodologie à laquelle nous avons eu recours.
Notre prochain chapitre traitera de ces questions, ainsi que des moyens que nous avons
pris pour assurer la qualité de nos résultats.
105
106
CHAPITRE 4 – CADRE MÉTHODOLOGIQUE
Le cadre conceptuel permettant de structurer notre recherche ayant été établi, nous
préciserons dans ce chapitre notre stratégie de recherche et nos choix méthodologiques,
lesquels tiennent compte du but de notre recherche et de ses concepts clés (Patton,
2002). Le but de notre étude est de comprendre comment les gestionnaires intègrent le
souci d’autrui dans leur prise de décision. Plus précisément, nous cherchons à
comprendre quelle(s) forme(s) prend le souci d’autrui dans les décisions des
gestionnaires, comment se déroule le processus décisionnel lorsqu’il y a souci d’autrui et
comment ce souci y est intégré. Il s’avère important de rappeler que, ce faisant, nous
cherchons à comprendre ce qui se passe dans la tête du gestionnaire pendant le processus
de prise de décision, à la fois sur les plans cognitif et émotif. La stratégie de recherche
que nous avons retenue et nos choix méthodologiques tiennent compte de cette
spécificité de notre objet de recherche (Patton, 2002). Nous avons opté pour une
démarche de type qualitative, puisqu’elle est considérée la plus appropriée lorsque le but
visé par la recherche est de comprendre un phénomène en profondeur et d’obtenir à ce
sujet des données riches et détaillées, plutôt que de chercher à établir des relations de
cause à effet ou des relations entre certaines variables causales (Trudel, Simard et
Vonarx, 2007; Robson, 2002; Cresswell, 1998; Patton, 2002).
Ce chapitre regroupe cinq sections. La première vise à présenter les assises théoriques de
notre stratégie de recherche, en ce qui a trait à notre position ontologique et
épistémologique ainsi qu’à la conception de l’être humain gouvernant certains de nos
choix. Dans la deuxième section, nous précisons et justifions notre stratégie de recherche
et les choix méthodologiques correspondants, notamment en ce qui a trait à l’unité
d’analyse, l’échantillonnage et nos méthodes de collecte des données. La troisième
résume notre procédure d’analyse et d’interprétation des données. Dans la quatrième
section, nous expliquons les moyens pris pour assurer la qualité de cette recherche. La
cinquième section, finalement, traite de certains enjeux éthiques reliés à notre stratégie
de recherche et aux moyens pris pour les gérer pro-activement le mieux possible.
4.1 LES ASSISES THÉORIQUES DE NOTRE STRATÉGIE DE RECHERCHE
« Questions of method are secondary to questions of paradigm, which we define
as the basic belief system or worldview that guides the investigator, not only in
choices of method but in ontologically and epistemologically fundamental
ways» (Guba et Lincoln, 1994 : 105).
Notre stratégie de recherche se distingue de celle généralement adoptée dans les études
ayant touché au souci d’autrui dans un contexte décisionnel, sous le vocable « prise de
décision éthique », et ce, à quatre niveaux : le but visé par l’étude, la conception de
l’être humain, la position ontologique et l’épistémologie. Ces études avaient
principalement pour but d’expliquer et de prédire le comportement de l’être humain
faisant état de considérations morales, dont notamment un certain souci d’autrui, par
l’influence de diverses variables causales. Notre étude vise plutôt à « comprendre
comment » le souci d’autrui est intégré dans la prise de décision tout au long de la
démarche décisionnelle du gestionnaire, à compter de l’identification d’une situation
problématique jusqu’à l’implantation de la décision finale.
La conception de l’être humain que nous avons retenue, et qui a influencé nos choix
méthodologiques, est celle généralement présente en droit, en morale, en déontologie et
en éthique : l’être humain dispose d’une certaine autonomie décisionnelle, d’où la
responsabilité qui lui est imputée pour ses actions. Les activités des êtres humains sont
l’exercice de leur volonté, quoique celle-ci puisse être influencée par diverses variables
contextuelles (Burell et Morgan, 1979 : 6). L’être humain a donc la capacité d’agir avec
des intentions précises et en vue d’atteindre certains buts, et d’influencer son monde,
plutôt que de simplement être influencé par divers facteurs situationnels (Bandura, 2001,
1997; Johnson et al., 2007 : 33). Cette conception de l’être humain se distingue de celle
généralement adoptée dans les études sur la prise de décision morale à ce jour. La
grande majorité de ces études, de par leur perspective causale, adoptent une vision de
l’être humain selon laquelle ses actions sont déterminées par diverses variables
individuelles ou situationnelles. Elles ignorent, sans toutefois la nier, la possibilité
d’autonomie décisionnelle (Treviño et Weaver, 2003).
108
Ces études ont également généralement adopté une ontologie plutôt positiviste (Brand,
2008), considérant la réalité comme une donnée objective pouvant être observée de
l’extérieur par le chercheur (Giordano, 2003). Notre posture ontologique est, au
contraire, constructiviste : la réalité y est vue comme une « construction de sujets
connaissants qui expérimentent le monde » (Giordano, 2003). Cette réalité ne peut être
appréhendée qu’en prenant le point de vue du sujet, « by occupying the frame of
reference of the participant in action. One has to understand from the inside rather than
the outside. » (Burell et Morgan 1979 : 5)
Nous avons donc pris les mesures nécessaires, dans notre stratégie de recherche, pour
comprendre l’intégration du souci d’autrui dans la prise de décision « from the inside »,
donc du point de vue du gestionnaire lui-même. Nous avons également porté attention
au sens que le gestionnaire attribuait au contexte spécifique entourant la situation
problématique qu’il cherchait à résoudre, au contexte général dans lequel il exerce ses
fonctions, aux alternatives possibles, à son rôle et à ses choix (Giordano, 2003 : 20;
Weick, 1995).
Quant à notre position épistémologique, nous avons choisi une posture interprétative de
la réalité, plutôt qu’une posture positiviste. L’interprétativisme s’avère cohérent avec la
conception de l’être humain que nous avons décrite précédemment, puisqu’elle rejette
« le déterminisme au profit de l’hypothèse intentionnaliste » (Perret et Séville, 2003 :
20). Les principaux écrits explicatifs concernant cette position épistémologique sont
généralement attribués à Denzin (ex. 1989, 2002), qui l’appréhende d’un point de vue
sociologique, visant la compréhension de situations problématiques telles l’alcoolisme et
la violence conjugale. Son utilisation réelle est toutefois plus large.
Les quatre principales caractéristiques de cette posture sont résumées comme suit. En
premier lieu, l’objectif de la recherche interprétative est de comprendre cette réalité et
non pas de l’expliquer : « ask not why but how » (Denzin, 2002 : 351). Deuxièmement,
cet effort de compréhension se fait « au travers des interprétations qu’en font les
acteurs », lesquelles seront à leur tour interprétées par le chercheur (Perret et Séville,
109
2003 : 23, 24). Cette posture interprétative réfute donc la possibilité d’avoir une
connaissance objective de la réalité, soutenue par les tenants du positivisme. La
troisième caractéristique de cette posture est que les phénomènes sont étudiés « en
situation » et que leur compréhension est dérivée en grande partie du contexte (Perret et
Séville, 2003 : 29). Paillé et Mucchelli (2005) résument ainsi l’importance du contexte
dans la reconstitution d’une situation :
« Le sens naît toujours d’une confrontation d’un phénomène remarqué à des
éléments dits « contextuels » dans lequel il prend place. Aucun phénomène ne
peut exister en lui-même, dans le vide environnemental » (Paillé et Mucchelli,
2005 : 11).
Les données à interpréter doivent donc provenir de situations réelles : « this can occur
only when the interpretation is based on materials that come from the world of lived
experience » (Denzin, 2002 : 362).
En quatrième lieu, la recherche interprétative
requiert une capacité empathique du chercheur, de façon à lui permettre d’étudier la
réalité telle qu’elle est vécue par le participant (Perret et Séville, 2003 : 29).
Les tenants de la position interprétative « remettent en cause la primauté de la logique
déductive », laquelle teste des prémisses ou des hypothèses afin de conclure à la véracité
ou non de celles-ci « en usant de règles d’inférence », et ce dans le but d’expliquer un
phénomène (Perret et Séville, 2003 : 28, 29). Ils lui préfèrent la logique inductive, qui
part de faits particuliers établis par l’observation pour en tirer des énoncés plus
généraux. Notre étude a également un caractère inductif, même si elle ne relève pas de la
« grounded theory » sans aucun a priori. En effet, même si nous avons élaboré un cadre
conceptuel nous permettant de structurer notre recherche, comme le suggèrent Miles et
Huberman (1994), notre intention n’était pas de tester ces concepts théoriques pour en
démontrer la véracité et ainsi expliquer le phénomène sous étude. Nous désirions plutôt
nous doter d’éléments suffisants pour voir au-delà des limites des recherches réalisées
précédemment sur la prise de décision morale, tout en partant des données relevées lors
de notre étude pour comprendre comment les gestionnaires intègrent le souci d’autrui
dans leur prise de décision. Le cadre conceptuel proposé ne doit donc pas être considéré
« ni prédictif, ni prévisionnel, ni même véritablement normatif, mais plutôt suggestif et
instrumental…car l’idée n’est pas de vérifier la théorie, mais d’y faire appel » (Paillé et
110
Mucchielli, 2005). Il constitue plutôt un guide flexible informant les choix
méthodologiques, facilitant la préparation du guide d’entretien ou des séances
d’observation, ainsi que l’élaboration provisoire de certains repères interprétatifs (Paillé
et Mucchielli, 2005 : 45).
Un dernier élément clé de notre stratégie de recherche doit être précisé pour que celle-ci
soit bien comprise. Partant des travaux d’Argyris and Schön (1974; Argyris, 1995), nous
avons précisé dans notre cadre conceptuel que toute décision recèle de la réflexivité, qui
se retrouve dans les diverses composantes du processus décisionnel (qualification,
évaluation, choix et implantation). Il s’agit ici d’un élément central de notre stratégie de
recherche : nous cherchons à rendre explicites la réflexivité implicite, soit les « theories
in use » auxquelles se sont référés les gestionnaires. Lorsqu’elle est implicite, cette
réflexivité peut être rendue explicite au moyen de certaines techniques, notamment des
entretiens conçus spécifiquement à cette fin, car le décideur possède une connaissance
tacite des « theories-in-use » auxquels il s’est référé (1974:12). Ainsi, s’il est questionné
habilement à ce sujet il peut aller au delà de la version officielle qu’il donnerait des
raisons de sa décision (justification correspondant à la désirabilité sociale de sa
décision), et expliquer les intuitions, les valeurs et les présomptions auxquelles il a fait
appel. C’est donc dire que les propos des gestionnaires peuvent nous fournir
suffisamment d’indications pour pouvoir reconstruire, du moins en bonne partie, les
opérations mentales de qualification, d’évaluation et de choix opérées lors de leur prise
de décision, ainsi que des réflexions qu’ils ont pu avoir au moment de l’implantation de
ce choix.
Notre stratégie pourrait être questionnée quant à la correspondance entre la prise de
décision réelle et celle qui aura été ainsi reconstituée. Toutefois les autres méthodes de
collecte de données, telles les données d’archive et l’observation, recèlent également des
faiblesses similaires quant à la reconstitution de décisions (Schwenk, 1985). Référant
aux travaux d’Argyris et Schön (1974), Legault (1997) promeut la crédibilité des
participants à de tels entretiens :
« L’écart entre le discours sur l’action et les motifs de l’action conduit-il
nécessairement au discrédit du discours sur l’action ? ...L’attitude en recherche
111
dépendra de la position initiale face au discours de l’autre…Les travaux qui
partent de la parole de l’autre, de son discours sur son action et d’entrevue
visant à clarifier l’implicite du discours, de confronter théorie déclarée et
discours en pratique participent de cette réhabilitation de la parole… » (Legault,
1997 : 238)
Nos méthodes de collecte de données, qui seront précisées dans les pages qui suivent,
visent justement à rendre explicites les éléments de réflexivité implicites dans la prise de
décision des gestionnaires participants. Argyris et Schön (1974:39) suggèrent néanmoins
d’éviter les questions pouvant être répondues en faisant appel à des généralisations, et de
concentrer l’entretien plutôt sur ce qui a été fait et dit lors de la prise de décision, et
comment celle-ci a été implantée, ce que nous avons fait. Nous y avons même tenté, par
certaines questions et l’utilisation de la méthode du dessin lors du troisième entretien,
d’encourager une réflexivité plus poussée par le gestionnaire lui-même sur sa décision.
Nous réalisons également que cette façon de procéder peut entraîner un certain biais de
convenance sociale (social desirability biais) : nous décrivons, dans la section sur les
critères de qualité de notre recherche, les mesures prises pour contrer ce type de biais, ou
du moins en minimiser l’importance.
Les assises de notre stratégie de recherche ayant été présentées, nous préciserons
maintenant les éléments clés de celle-ci.
4.2 STRATÉGIE DE RECHERCHE ET CHOIX MÉTHODOLOGIQUES
« …there are no perfect research designs. There are always trade-offs. Limited
resources, limited time, and limits on the human ability to grasp the complex nature of
social reality necessitate trade-offs. » (Patton, 2002 : 223)
Cette section vise à préciser notre stratégie de recherche, l’unité d’analyse, ainsi que la
stratégie d’échantillonnage et les méthodes de collecte de données utilisées pour cette
étude. Parmi les méthodologies qualitatives possibles, l’étude de cas s’avèrerait la plus
appropriée. En effet, nous désirons décrire le phénomène de l’intégration du souci
112
d’autrui dans la prise de décision dans toute sa complexité, comprendre en profondeur le
phénomène, et tenir compte du contexte, puisqu’il peut s’avérer fort pertinent pour
l’analyse de nos données : il s’agit des critères usuels pour le choix de la méthode
d’étude de cas (Yin, 1994; Giroux, 2003).
4.2.1 STRATÉGIE DE RECHERCHE
La Figure 9 résume les choix méthodologiques qui ont été faits dans le cadre de cette
stratégie de recherche, lesquels sont détaillés aux sous-sections suivantes. Notre stratégie
de recherche se distingue des études classiques en prise de décision éthique qui utilisent
généralement des expériences basées sur des situations hypothétiques ou des sondages
(ex. Swenson-Lepper, 2005; Watley et May, 2004; Paolillo et Vitell, 2002). Or, comme
l’explique Yin, l’expérience « deliberately divorces a phenomenon from its context, so
that attention can be focused on only a few variables », alors que les sondages limitent
beaucoup la possibilité de tenir compte du contexte (1994 : 13). Ayant conceptualisé la
prise de décision comme étant contextuelle, il s’avère essentiel d’avoir des données
suffisantes à ce sujet pour éclairer notre analyse des données. Par ailleurs, l’étude de cas
a été jugée appropriée lorsqu’on cherche à enrichir des théories existantes au moyen de
ce qui émergera de la recherche, comme nous avons l’intention de faire (Yin, 1994;
Eisenhardt, 1989); le cadre théorique développé au préalable guide la collecte de
données et l’analyse subséquente de celles-ci (Yin, 1994 : 13). Les résultats permettront
d’enrichir, voire même de transformer ce cadre.
Le niveau d’analyse que nous avons retenu est individuel, plutôt qu’organisationnel,
compte tenu de notre objet d’étude. Nous avons eu recours à des cas multiples de
gestionnaires, afin de pouvoir recueillir des données sur les diverses formes de souci
d’autrui, les variations possibles dans les processus décisionnels et les façons d’y tenir
compte du souci d’autrui, d’une situation à l’autre et d’un gestionnaire à l’autre.
Figure 9 – Nos choix méthodologiques
113
UNITÉ D’ANALYSE
Gestionnaires intermédiaires en situation de prise de
décision, où cette dernière peut avoir des conséquences sur
le bien-être physique, psychologique ou financier d’autrui
ÉCHANTILLON
10 gestionnaires intermédiaires, provenant de deux organisations différentes
COLLECTE DE DONNÉES
Recherche
documentaire
Objectifs :
Comprendre
le
contexte
général dans
lequel opère
chacun
des
gestionnaires
et la mission
respective de
leur
organisation.
Méthode :
Étude de leurs
lois
constitutives,
leurs rapports
annuels
et
leurs rapports
de
responsabilité
sociale
récents, ainsi
que de leur
site internet.
Entretien #1
Résumé écrit
de la décision
(x 2)
Objectifs :
Comprendre
le
sens
que
le
gestionnaire donne
à la mission de son
organisation, son
rôle, et le contexte
général
à
l’intérieur duquel
sa décision a été
prise.
Ce
fut
également
l’occasion
d’instaurer un lien
de confiance avec
le gestionnaire.
Méthode :
Entretien
structuré #1.
semi-
Objectif :
Obtenir une
première
version
des
éléments clés
de
leur
processus de
décision pour
deux décisions
distinctes.
Méthode:
Récit écrit à
préparer entre
le 1er et le 2e
entretien,
à
partir
de
questions clés
assez
générales,
à
transmettre au
chercheur
avant le 2e
entretien.
Entretien #2
Objectifs :
Recueillir
des données
détaillées sur
leur
processus
décisionnel et
les émotions
ressenties
pendant
celui-ci, afin
de
comprendre
comment ils
y ont intégré
le
souci
d’autrui.
Méthode :
Entretien
semistructuré #2
et obtenir si
possible des
documents
confirmant
leur récit.
Dessin
et
entretien #3
Objectifs :
(1) Avoir une
3e source de
données, et (2)
confirmer (ou
infirmer)
et
compléter les
données
recueillies.
Méthode:
Dessin suivi du
récit de celuici, puis de
questions
d’entretien
semistructurées
pour
clarifications et
compléter les
informations
obtenues aux
entretiens #1 et
#2.
ANALYSE




Codage des données par étape du processus décisionnel, plus les éléments du contexte,
les émotions et d’autres éléments, en utilisant le logiciel NVivo.
Écriture d’un court résumé du récit du gestionnaire pour chacun des cas.
Analyse du processus décisionnel et de la démarche pour les deux cas de chaque
gestionnaire, ainsi que de la façon dont y est intégré le souci d’autrui, s’il y a lieu.
Analyse inter-cas, de façon à identifier les similitudes et les différences entre
gestionnaires dans le processus décisionnel et la démarche globale de résolution du
problème, dans les formes de souci d’autrui et dans la façon dont le souci d’autrui est
intégré aux différentes étapes de prise de décision.
114
Finalement, nous avons choisi d’étudier deux décisions passées de chaque gestionnaire,
plutôt que des décisions en cours, et ce, pour deux raisons. D’abord, nous désirions
examiner toute la démarche de résolution d’un problème, et non seulement une décision
isolée en faisant partie, afin d’être cohérent avec le cadre conceptuel que nous avons
élaboré. Notre étude nous a effectivement confirmé que, dans plusieurs des cas, la
démarche complète pour résoudre un problème de la nature recherchée s’étendait
souvent sur quelques semaines, voire quelques mois ou années, et qu’elle comportait
souvent trois ou quatre décisions distinctes, ou même plus, échelonnées dans le temps.
Le fait d’avoir accès à l’ensemble de cette démarche a procuré une richesse de données
additionnelles que nous n’aurions pu obtenir en étudiant des décisions en cours.
Par ailleurs, si nous avions opté pour des décisions en cours, comme nous cherchions à
avoir accès à ce qui se passait dans la tête du gestionnaire, il nous aurait fallu soit
rencontrer régulièrement ce dernier ou lui demander de tenir de façon assidue un journal
où il noterait ses réflexions, évaluations et gestes posés. Il nous semblait irréaliste de
penser que les gestionnaires, dont le temps est très chargé, auraient pu répondre à cette
exigence.
4.2.2 UNITÉ D’ANALYSE
L’unité d’analyse se doit d’être cohérente avec notre question de recherche (Yin, 1994 :
22; Patton, 2002 : 229). Puisque nous désirons comprendre comment les gestionnaires
tiennent compte du souci d’autrui dans leur prise de décision, l’unité d’analyse retenue
est celle de gestionnaires en situation de prise de décision. Il nous a semblé préférable de
limiter notre unité d’analyse aux gestionnaires intermédiaires, plutôt que de viser tous
les niveaux de gestion, compte tenu des différences dans le type de problèmes auxquels
ils font face, leur degré de proximité avec les « autrui » pouvant être affectés, leur
niveau de préoccupation usuel en matière d’éthique et le degré d’autonomie
décisionnelle dont ils bénéficient.
115
En effet, le type de décisions effectuées par les dirigeants et les cadres supérieurs est
généralement de nature stratégique ou économique, lié à une vision plus « macro » de
l’organisation et à l’allocation très générale des ressources. Ils ont généralement peu ou
pas d’interactions quotidiennes avec les diverses parties prenantes d’une décision, et
plus précisément les personnes pouvant subir les conséquences négatives de celles-ci.
Leurs préoccupations en matière d’éthique concernent principalement les enjeux visant
la protection de l’entreprise et de ses actionnaires, telles la fraude et les conflits
d’intérêts, ou les questions très controversées pouvant nuire à la réputation de
l’organisation, telles que le travail des enfants et la sécurité des produits (Waters et Bird,
1989). Leur degré d’autonomie décisionnelle est généralement substantiel.
Il en est tout autrement pour les gestionnaires intermédiaires. Ils se retrouvent souvent
pris au centre de situations où les intérêts des dirigeants, de l’entreprise ou des
actionnaires, d’une part,
sont en conflit avec ceux des employés, des clients, des
fournisseurs ou du public, d’autre part (Balogun et Johnson 2004, 2005; Currie et
Proctor 2005; Dutton et al., 2001). Leur proximité avec ce deuxième groupe de parties
prenantes dans leur travail quotidien facilite le constat de conséquences néfastes
possibles à leur égard, et peut donc les amener à vivre plus d’incertitude ou de conflits
de valeurs dans l’exercice de leurs fonctions.
Quant à leurs préoccupations en matière d’éthique, elles concernent davantage la
résolution pratique de ces conflits de valeurs, ainsi que des enjeux tels que l’équité
envers leurs employés, la transparence dans leurs communications et l’honnêteté
(Waters et Bird 1989; Waters, Bird et Chant, 1986). Elles surviennent également lors de
décisions opérationnelles quotidiennes où ils tentent de concilier l’atteinte des objectifs
qui leur ont été fixés par les dirigeants avec les ressources disponibles (Quy, 2002;
Raman, 2009). Les gestionnaires intermédiaires détiennent également moins
d’autonomie décisionnelle que les dirigeants. Même lorsqu’ils détiennent une certaine
marge d’autonomie, ils perçoivent souvent qu’ils n’ont pas d’autre choix que de
favoriser les intérêts de leurs supérieurs et de l’entreprise au détriment de ceux des
autres parties prenantes (Toffler, 1986; Liedtka, 1991). Ils font également souvent
116
l’objet de pressions importantes pour atteindre les objectifs corporatifs, lesquelles
peuvent avoir pour effet d’étouffer leur souci pour le bien-être d’autrui, malgré le
malaise qu’ils ressentent à ce sujet.
Quelle que soit la discipline, la littérature sur la prise de décision s’est peu attardée aux
gestionnaires intermédiaires comme unité d’analyse distincte. Ainsi, par exemple, la
littérature en gestion s’est intéressée davantage à la prise de décision stratégique par les
dirigeants (ex. Eisenhardt et Zbaracki, 1992; Mintzberg et al., 1976). Toutefois, certains
chercheurs en gestion se sont intéressés au rôle spécifique des gestionnaires
intermédiaires dans le processus de changement organisationnel (ex. Balogun, 2003;
Quy 2002, 2007; Luscher et Lewis, 2008), ainsi qu’aux pratiques de « sensemaking » et
de « sensegiving » par lesquelles ils interprètent le changement stratégique en cours et
convainquent les autres d’y contribuer (ex. Rouleau, 2005; Rouleau et Balogun, 2011).
Les études empiriques sur la prise de décision en psychologie semblent, pour leur part,
rarement faire de distinction entre les divers niveaux de gestion (ex. Bazerman, 2006). Il
en est de même dans les recherches en prise de décision éthique, où les participants sont
souvent de divers niveaux hiérarchiques (ex. Simga-Mugan et al., 2005; Dukerich et al.,
2000), sans qu’il soit tenu compte de ces différences dans l’analyse des données.
Compte tenu des différences soulignées plus haut entre les dirigeants et les gestionnaires
intermédiaires, il nous a semblé préférable d’étudier les décisions de gestionnaires
appartenant à un seul de ces deux niveaux de gestion, soient celles des gestionnaires
intermédiaires. Cela permettra d’obtenir des données plus probantes sur le phénomène
d’intégration du souci d’autrui à leur prise de décision, lesquelles seront plus facilement
comparables entre elles que si nous avions ciblé les deux niveaux hiérarchiques. À ce
sujet, nous nous sommes référés à la définition de gestionnaire intermédiaire suggérée
par Quy (2001) : « ... managers at least two levels below the CEO and one level above
line workers and professionals », laquelle reflète bien la réalité de la position « coincés
au centre » des gestionnaires intermédiaires.
117
Notre unité d’analyse étant précisée, il nous faut maintenant expliquer l’échantillon
spécifique qui a servi à réaliser cette étude, soit le nombre de cas de gestionnaires
intermédiaires, les critères qui ont été utilisés pour les sélectionner et comment cette
sélection a été effectuée.
4.2.3 ÉCHANTILLONNAGE
L’échantillon doit permettre « de bien observer » le sujet qui nous intéresse et offrir « à
la fois de la similitude et de la variance entre les situations observées » (Giroux, 2003).
Nous avons utilisé ce que Patton qualifie d’échantillonnage intentionnel (purposeful
sampling), choisissant de nous arrêter sur un nombre relativement petit de cas riches en
information desquels nous pourrions tirer une compréhension approfondie du
phénomène sous étude (Patton, 2002 : 230). Il nous a semblé préférable de cibler plus
précisément des gestionnaires intermédiaires ayant pris des décisions pouvant avoir des
conséquences négatives sur le bien-être physique, psychologique ou financier d’autrui,
auquel cas le souci d’autrui peut se manifester suffisamment clairement pour être étudié.
Compte tenu des contraintes de temps et de ressources d’un projet de recherche doctoral,
nous nous en sommes tenus à un échantillon de dix (10) gestionnaires intermédiaires, ce
qui s’avère suffisant pour couvrir le phénomène sous étude de façon raisonnable, compte
tenu de nos objectifs de recherche (Patton, 2002 : 246). Yin précise que six (6) à dix (10)
cas peuvent s’avérer suffisants pour montrer à la fois des similitudes entre les cas et pour
établir les distinctions théoriques nécessaires (1994 : 46). Chaque gestionnaire nous a
présenté deux exemples de décisions. Compte tenu que nous avons conceptualisé la prise
de décision comme étant contextuelle, nous avons cherché à obtenir des participants de
deux milieux différents, tout en conservant un certain degré d’homogénéité, pour
permettre des comparaisons et éliciter les convergences et les divergences dans leur
façon d’intégrer le souci d’autrui dans leurs décisions, tout en facilitant l’analyse intercas. Nous avons misé sur les similitudes de contexte en choisissant des gestionnaires
provenant tous d’organisations du secteur de la finance et opérant dans des grandes
118
villes. Les participants proviennent de deux types d’institutions financières différents :
cinq d’entre eux sont directeurs d’une succursale bancaire alors que les cinq autres sont
directeur généraux d’une caisse d’une coopérative financière. Nous avons également
cherché à recruter des participants des deux sexes, puisque certains auteurs en prise de
décision morale affirment que le genre peut être un facteur de différenciation (voir les
revues de littérature de O’Fallon et Butterfield, 2005; Loe, Ferrell et Mansfield, 2000) :
40% de nos participants sont des hommes, 60% des femmes.
Finalement, nous avons cherché à recruter des gestionnaires détenant un minimum de
deux ans d’expérience en gestion. Nous voulions qu’ils aient acquis une certaine
expérience dans ces fonctions, car un gestionnaire récemment entré en fonction pourrait
nous soumettre des exemples de décisions où le problème provient surtout de son
manque d’expérience comme gestionnaire, situation qui ne s’avérerait aucunement
problématique pour un gestionnaire expérimenté. Le tableau V résume ces
caractéristiques des participants. Nous précisons au lecteur que l’âge de chacun des
participants, leur nombre d’années d’expérience et la taille de leur établissement n’ont
pas été précisés de sorte à préserver leur anonymat. Six des gestionnaires étaient âgés
entre 50 et 54 ans, deux avaient plus de 55 ans, et deux autres moins de 45 ans. Tous les
gestionnaires, sauf un, avaient dix ans ou plus d’expérience en gestion.
Tableau V – Les participants
Nom fictif
Organisation
Genre
Fonction
Chantal
Coop
F
Directrice générale de caisse
Roger
Coop
M
Directeur général de caisse
Alain
Coop
M
Directeur général de caisse
Marcel
Coop
M
Directeur général de caisse
Gabrielle
Coop
F
Directrice générale de caisse
Brigitte
Banque
F
Directrice de Succursale
Éloïse
Banque
F
Directrice de Succursale
France
Banque
F
Directrice de Succursale
Louis
Banque
M
Directeur de succursale
Martine
Banque
F
Directrice de Succursale
119
Ces gestionnaires occupent le plus haut niveau de gestion de chacune des organisations
locales. Ils sont toutefois tous soumis à l’autorité d’une instance supérieure. Dans le cas
des directeurs de succursales bancaires, ils relèvent de la vice-présidence régionale de la
banque. Quant aux directeurs généraux de caisses, puisque celles-ci constituent des
entités juridiques distinctes, ils relèvent en premier lieu de leur conseil d’administration.
Ils sont toutefois également soumis à diverses directives de leur Fédération de
coopératives financières, notamment en matière de gestion financière, de conformité à la
réglementation financière et de gestion des ressources humaines. Les caisses font
également l’objet de vérifications et de rapports d’évaluation de la Fédération
concernant leur conformité aux normes financières.
Les tâches des participants des deux types d’organisation sont similaires : ils doivent
assurer la rentabilité, la performance et la pérennité de leur organisation locale, la qualité
du service à la clientèle et la conformité aux diverses règles en matière financière et de
gestion du personnel adoptées par l’instance supérieure. Ils constituent l’instance d’appel
pour les clients insatisfaits de la décision d’un de leurs subalternes et ils viennent en aide
aux directeurs qui relèvent d’eux ou, dans les organisations plus petites, aux employés,
lors de cas plus complexes ayant trait aux employés ou aux clients. Nos données
indiquent toutefois que les directeurs de caisse ont un rôle plus important en matière de
planification stratégique et de changements organisationnels que les directeurs de
succursale, et qu’ils bénéficient d’une plus grande autonomie à ce sujet.
Un des principaux défis de la recherche « terrain » menée auprès de gestionnaires en
exercice est la difficulté d’accès à ceux-ci et leur peu de disponibilité à l’extérieur de
leurs fonctions. De plus, dans notre projet, il pouvait s’avérer difficile de recruter des
participants en raison de la nature quelque peu délicate du sujet, soit la prise en compte
du souci d’autrui (Treviño et Weaver, 2003: xviii), et la nature potentiellement délicate
et personnelle des informations qu’ils auraient à partager avec nous. Afin d’atteindre nos
objectifs de recherche en temps utile, et malgré ces contraintes, nous avons adopté la
stratégie d’échantillonnage suivante. Le recrutement des participants a été effectué, à
120
une exception près, avec la coopération de personnes clés de chacune des organisations,
soit des cadres supérieurs de niveau provincial et régional.
L’accès à ces cadres
supérieurs avait été obtenu à la suite d’une demande auprès des responsables de
l’éthique et de la conformité de ces établissements avec lesquels nous entretenions des
contacts privilégiés, compte tenu de nos antécédents professionnels en éthique. La
référence au dixième participant a été fournie par une tierce partie, toujours suivant les
critères de sélection retenus.
Ceux-ci nous ont fourni une liste de candidats potentiels à partir des critères mentionnés
ci-dessus, avec lesquels nous avons communiqué directement par la suite pour discuter
de notre projet et obtenir, s’il y a lieu, leur consentement. Plus précisément, pour les
gestionnaires des caisses, un participant a été sélectionné après avoir été suggéré par une
de nos collègues. Trois cadres supérieurs de la Fédération des coopératives financières,
auxquels la fédération avait transmis notre demande, nous ont suggéré des participants
potentiels. Un total de seize participants potentiels a été ainsi recueilli. Nous avons
communiqué avec neuf d’entre eux avant d’atteindre le nombre de participants souhaité
de ce milieu, puisque cinq d’entre eux ont refusé de participer. Les cadres supérieurs de
la Fédération n’ont pas été informés de l’identité des gestionnaires ayant accepté de
participer à la recherche, afin de préserver la confidentialité à ce sujet. En ce qui a trait à
la Banque, le cadre supérieur a préféré informer lui-même les directeurs de succursale de
notre projet et nous transmettre le nom de cinq directeurs qui souhaitaient participer. Il
était entendu que si ces participants ne répondaient pas aux exigences ou ne pouvaient
participer malgré tout, nous communiquerions avec lui pour d’autres suggestions. Nous
pouvions cependant inviter d’autres directeurs qui nous auraient été suggérés par
d’autres personnes parmi nos connaissances.
Quant à l’approche utilisée auprès des participants éventuels, ceux-ci étaient avisés à
l’avance que le projet comporterait trois entretiens distincts d’environ une heure et
demie chacun. Ils étaient également informés que le projet nécessitait qu’ils soient
disposés à discuter avec nous de deux décisions complexes qu'ils avaient eu à prendre au
cours des deux ou trois dernières années, dans lesquelles ils étaient préoccupés ou
121
inconfortables au regard des conséquences possiblement néfastes de leur décision sur
d'autres personnes (employés, clients, fournisseurs, collègues...).
4.2.4 SOURCES DES DONNÉES ET MÉTHODES DE COLLECTE
Nous avons eu recours à quatre méthodes distinctes pour recueillir les données
nécessaires à notre étude : l’entretien semi-dirigé rétrospectif, le dessin, le témoignage
écrit et la recherche documentaire. Quoiqu’il s’avère impossible d’obtenir une image
exacte du processus décisionnel réel, la combinaison de ces diverses méthodes nous a
permis de nous rapprocher davantage de la pratique réelle des gestionnaires que les
méthodes empiriques utilisées précédemment pour étudier la prise de décision morale.
Celles-ci se résument en effet généralement à l’utilisation de scénarios hypothétiques et
sont effectuées au moyen de sondages ou d’études en laboratoire (O’Fallon and
Butterfield, 2005; pour des exemples récents voir DeCremer, Mayer and Schminke,
2010; Barraquier 2011).
De telles méthodes ne peuvent permettre une analyse en
profondeur des processus de prise de décision, ni de tenir compte de ce qu’ils évaluent et
ce qu’ils pondèrent au cours de celle-ci (Barraquier, 2011). Les entrevues sont beaucoup
plus rarement utilisées dans ce type d’étude (Collins, 2000).
Nous avons demandé à chacun des participants de choisir deux décisions prises dans
l’exécution de leurs fonctions de gestionnaire, dans lesquelles ils se sentaient tiraillés en
raison des impacts négatifs que leur décision pourrait avoir sur le bien-être physique,
psychologique ou financier d’un ou plusieurs clients, employés, collègues de travail ou
fournisseurs. Nous leur avons précisé que nous entendions, par l’expression « tiraillé »,
des situations où ils ont eu de la difficulté à prendre une décision, ont hésité, ont éprouvé
un grand malaise à les prendre ou encore se sont demandés par la suite s’ils avaient pris
la bonne décision. En vue de favoriser, en autant que faire se peut, le rappel en mémoire
des faits associés à ces situations, et également minimiser les différences de contexte
social entre les situations étudiées, nous avons demandé aux participants de s’en tenir à
des évènements ayant eu lieu au cours des deux ou trois dernières années. Nous avons
122
également demandé à ce que, si possible, un de leurs cas porte sur une décision
concernant une personne à l’interne (employé ou collègue) et l’autre, quelqu’un de
l’externe (ex. : client ou fournisseur), puisque nous avons vu dans notre recension des
écrits que la proximité de la personne affectée peut influencer la décision (Jones, 1991).
Nous avons évité toutefois de préciser, tant dans cette question qu’ailleurs au cours de
l’entretien, que nous cherchions à comprendre comment ils avaient intégré le souci
d’autrui dans ces décisions, afin d’éviter le plus possible de créer un biais de convenance
sociale (social desirability) à ce sujet.
Notre méthode principale de collecte de données fut l’entretien semi-dirigé. La méthode
d’entretien permet au chercheur d’avoir accès à des données qui ne sont pas observables
directement (Patton, 2002), ce qui se traduit, dans notre étude, par ce qui se passe dans la
tête du gestionnaire, tant au niveau cognitif qu’émotif, lors de décisions où le souci
d’autrui peut ou non être intégré. En effet, quoique le résultat final de la prise de
décision puisse être observable, l’ensemble des diverses opérations constituant le
processus décisionnel ne l’est pas : l’entretien constitue une méthode efficace d’y avoir
accès (Patton, 2002 : 341). La méthode d’entretien rend également possible, par
l’intimité qui y est créée, l’accès à de l’information plus significative, ce que Johnson
qualifie de « deep information and knowledge » (2002 : 104).
Elle a permis, par
l’observation de différents indices visuels, de déceler la présence d’émotions et, lorsque
tel était le cas, d’inviter le participant à élaborer sur celles-ci. Le recours à la méthode
d’entretien a rendu possible l’accès au sens que le gestionnaire donne à divers éléments
du contexte, ainsi qu’à son évaluation des options qui se présentaient à lui et des
conséquences possibles de chacune. Finalement, cette méthode nous a permis de
bénéficier de la capacité du gestionnaire de reconstruire le processus décisionnel qu’il a
utilisé à l’époque, et plus particulièrement ce à quoi il s’est référé pour évaluer la
situation et faire son choix, « with minimal conscious distortion » (Argyris et Schön,
1974 : 39).
L’utilisation de questions de base standardisées et préparées à l’avance sous forme
d’entretien semi-dirigé nous a permis de nous assurer de rencontrer les objectifs visés
123
pour chaque entretien, ainsi que de poursuivre la même lignée de questionnement avec
tous les participants afin d’obtenir des résultats possiblement comparables. De plus, cette
approche nous a accordé une flexibilité suffisante pour ajouter spontanément des
questions qui semblaient nécessaires pour obtenir les données requises. Nous avons
cherché à éviter dans notre guide d’entretien, ainsi que suggéré par Argyris et Schön
(1974 : 39), les questions « that could be answered by generalizations drawn from
espoused theory », c'est-à-dire celles où le gestionnaire pouvait répondre simplement ce
qu’il croit devoir faire dans une situation de ce type. Nous nous sommes efforcée de
plutôt circonscrire ce que le participant a réellement fait, par exemple en lui demandant
ce qu’il a dit, à qui il a parlé, comment il a évalué la situation, ce qu’il a fait pour obtenir
de l’information additionnelle et comment il a implanté sa décision.
Trois entretiens semi-dirigés avec chacun des participants ont été jugés nécessaires pour
obtenir des données suffisamment détaillées, sans toutefois excéder le temps que nous
pouvions raisonnablement demander à chacun des participants en raison de leurs
horaires chargés. Le fait de réaliser les entretiens en trois temps distincts nous a
également permis d’insérer un récit écrit entre les deux premiers, afin d’obtenir des
données additionnelles, et une analyse préliminaire des résultats entre la deuxième et le
troisième, afin de permettre de mieux compléter nos données.
Lors du premier entretien, nous avons recueilli des données sur les facteurs contextuels
pouvant être utiles dans l’interprétation des données, afin de bien comprendre la
décision, comme précisé à la dernière section de notre cadre conceptuel. Ce fut
également l’occasion d’instaurer un lien de confiance avec le gestionnaire, créant ainsi
des conditions favorables pour obtenir, lors des prochaines étapes de l’étude, de
l’information la plus détaillée possible, incluant les émotions qu’ils ont vécues lors de
ces prises de décision. Le deuxième entretien fut rétrospectif : il visait à obtenir le plus
de détails possibles sur les deux situations de prise de décision de chaque gestionnaire,
selon leur perspective (Burell et Morgan 1979 : 5; Patton, 2002 : 341), à compter du
constat de l’existence d’un problème jusqu’à l’implantation de la décision. Le troisième
entretien, également rétrospectif,
fut réalisé après la transcription et l’analyse
124
préliminaire des données des deux premiers.
Il avait pour objectif de clarifier et
compléter, au besoin, les informations obtenues lors des deux premiers entretiens. Les
guides d’entretien de chacun des entretiens semi-dirigés peuvent être consultés à
l’annexe A.
La deuxième méthode utilisée, par ordre d’importance, fut le dessin, suivi du récit du
dessin par son auteur. Nous l’avons utilisée de façon à assurer une certaine triangulation
des données. En effet, l’utilisation de données visuelles, de concert avec des données
verbales telles celles obtenues en entretien, a été reconnue comme constituant une
méthode pertinente de triangulation (Meyer, 1991; Kearney et Hyle, 2004). Cette
triangulation se serait avérée difficile autrement, puisque nous cherchions à comprendre
ce qui se passait dans la tête du participant, à partir de sa propre perspective. De plus, le
dessin permet l’émergence de données en faisant appel à un hémisphère du cerveau qui
code et traite les informations de façon différente que l’hémisphère régissant la parole,
sollicité lors des entretiens (Meyer, 1991; Edwards, 1999). Ces dessins peuvent être
consultés à l’annexe B.
Le dessin a été utilisé à plusieurs reprises comme méthode additionnelle de recherche,
quoiqu’il s’agit d’une méthode émergente et qu’elle soit peu utilisée dans les études en
gestion (Kearney et Hyle, 2004; Vince et Broussine, 1996; Stiles, 1998). Ainsi, par
exemple, le dessin fut utilisé pour comprendre la résistance, l’indifférence, la résignation
ou l’enthousiasme des personnes visées par un changement organisationnel, lorsque
celles-ci
éprouvaient de la difficulté à exprimer verbalement ce qu’elles vivaient
(Zuboff, 1988). Il fut aussi utilisé pour faire ressortir les faits les plus saillants lors
d’études sur les perceptions (Nossiter et Biberman, 1990; Stiles, 1998). D’autres
chercheurs y ont eu recours pour faire émerger les émotions de gestionnaires (Vince et
Broussine, 1996; Bryans et Mavin, 2006), notamment leurs émotions paradoxales
concernant un changement organisationnel.
Les instructions suivantes ont été données aux participants pour chacun des dessins :
« Je vais vous demander de me faire un dessein de la première situation dont
nous avons discuté lors de la dernière rencontre. Svp y représenter à la fois cette
125
décision, le contexte dans lequel vous l’avez pris, les personnes impliquées,
vous inclus, et ce que vous viviez à ce moment (i.e. les émotions s’il y en
avait). Vous pouvez faire le dessin que vous voulez et ne vous inquiétez pas de
vos aptitudes ou non au dessin : la qualité technique du dessin importe peu. Je
vous demanderai par la suite de me décrire votre dessin et ses divers
éléments...
Je vais vous demander maintenant de me faire le dessin de la deuxième
situation… »
La troisième méthode utilisée fut le récit écrit. Cette méthode avait pour objectif
d’obtenir de la part des participants, entre le premier et le deuxième entretien, une courte
version écrite des éléments clés de leur processus décisionnel pour les deux décisions
qui seraient étudiées. Le recours à cette troisième méthode pouvait également permettre
une certaine triangulation des données. Ces récits se retrouvent à l’annexe C. Les
instructions suivantes furent données à ce sujet à chacun des participants :
« Je vais vous demander de m’écrire un court résumé de chacune de vos deux
décisions et comment elle s’est déroulée (environ une page chacune), en
utilisant comme canevas les questions prévues plus bas, afin que nous puissions
en discuter par la suite en détail lors de notre deuxième rencontre :
1. Qu’est-ce qui vous a fait dire, au départ, « il y a quelque chose qui ne va
pas », il y a un problème? Que s’était-il passé ?
2. Indiquez moi les diverses étapes que vous avez suivies pour résoudre ce
problème.
3. À qui en avez-vous parlé?
4. Quelle a été votre décision finale et pourquoi?
5. À qui et comment avez-vous justifié votre décision? »
Je vous suggère, si vous le pouvez, de retracer s’il y a lieu certains documents
clés entourant cette situation (ex. : formulaires complétés, notes de réunion,
procédures de l’organisation applicables à ce cas, …), pour vous aider à vous
remémorer certains faits, et de les apporter avec vous lors de notre rencontre. »
La quatrième méthode utilisée a été la recherche documentaire. Cette méthode, utilisée
avant de commencer les entretiens, visait à nous permettre de comprendre le contexte
général dans lequel opérait chacun des gestionnaires et la mission officielle respective de
chaque organisation, sans présumer toutefois de l’interprétation qu’en ferait chacun des
126
gestionnaires. Cette recherche documentaire nous a également permis de discuter de
façon plus éclairée avec chacun des participants de leurs situations problématiques et des
décisions qu’ils y ont prises. Nous avons principalement étudié les lois constitutives de
chacune des organisations dont provenaient les participants, leurs rapports annuels et
leurs rapports de responsabilité sociale récents, ainsi que leurs sites web.
Les méthodes de collecte de données ayant été élucidées, nous préciserons maintenant la
démarche selon laquelle elle fut effectuée. Cette démarche de collecte des données a été
réalisée en six étapes distinctes : la recherche documentaire, le premier entretien, le récit
écrit, le deuxième entretien, l’analyse préliminaire des résultats et, finalement, le dessin
et le troisième entretien.
Étape no 1 : Recherche documentaire
Dès l’acceptation formelle de chacune des deux organisations de participer à notre étude,
en signant le formulaire de consentement à ce sujet dont copie est présentée à l’annexe
E, nous avons procédé à une recherche documentaire sur chacune des organisations.
Étape no 2 : Premier entretien
Ce premier entretien, d’une durée moyenne d’une heure et demie, avait pour objectif de
comprendre le sens que le gestionnaire donne à la mission de son organisation, à son
rôle et au contexte général à l’intérieur duquel sa décision a été prise. Ces entretiens
nous ont fourni des données contextuelles qui se sont avérées cruciales pour bien situer
et comprendre comment il a résolu les problèmes dont il nous a fait part et comment il y
a intégré, s’il y a lieu, le souci d’autrui.
Ce premier entretien s’est terminé par une discussion exploratoire des décisions qui
seraient étudiées plus en détail lors des prochaines étapes de l’étude.
127
Étape no 3 : Récit écrit des deux décisions par le participant
À la fin du premier entretien, nous avons demandé à chacun des gestionnaires de nous
faire un résumé écrit des deux décisions dont il allait nous entretenir. En plus de nous
procurer un récit écrit pour fins de triangulation, cette étape permettait aussi de s’assurer
qu’ils puissent retracer la documentation pertinente avant le deuxième entretien,
lorsqu’il en existait. Elle permettait également à la chercheure de s’assurer que les
situations proposées par les participants répondaient aux exigences énoncées : il a été
nécessaire de demander à deux gestionnaires, France et Chantal, de suggérer un autre
exemple de décision, un de ceux proposés ne répondant pas aux exigences. En effet, le
résumé laissait entrevoir qu’il ne s’agissait pas de situations où elles s’étaient senties
« tiraillés en raison des impacts négatifs que leur décision pourrait avoir sur le bien-être
physique, psychologique ou financier d’un ou plusieurs clients, employés, collègues de
travail ou fournisseurs », ce qu’une vérification auprès de ces gestionnaires a permis de
vérifier.
Étape no 4 : Deuxième entretien
Ce deuxième entretien, d’une durée moyenne d’une heure et demie, nous a permis de
faire relater en détail le processus l’ayant amené à prendre la décision pour chacun des
deux exemples que nous proposait le gestionnaire. Un délai de trois à six semaines en
moyenne a séparé la première et la seconde entrevue, compte tenu des disponibilités des
participants et de manière à leur donner suffisamment de temps pour réaliser le récit
écrit de leurs cas.
Considérant que ces deux entretiens portaient sur des aspects
différents, cela n’a pas eu d’impact sur les données.
Étape no 5 : Analyse préliminaire des résultats des deux premiers entretiens
À la suite de la transcription des deux premiers entretiens, nous avons procédé à une
analyse sommaire de ces transcriptions afin de déceler s’il y avait des points sur lesquels
nous désirions obtenir un complément d’information, ou encore des contradictions que
128
nous désirions éclaircir. Cette analyse nous a permis d’ajouter aux questions
standardisées déjà prévues pour le troisième entretien des questions spécifiques pour
combler ces lacunes.
Étape no 6 : Dessin par le participant de chaque suivi du troisième entretien semistructuré
Cette sixième étape de notre collecte de données s’est tenue en deux temps distincts.
Nous avons d’abord demandé à chaque participant de réaliser un dessin représentant les
diverses étapes de leur processus de prise de décision, pour le premier cas qu’ils nous
avaient soumis. Nous leur avons ensuite demandé de nous « raconter l’histoire » de leur
dessin et de le compléter au besoin. Nous avons répété l’exercice pour le deuxième cas.
L’utilisation de la méthode du dessin a permis à certains de nos participants de mettre
l’emphase sur certains faits saillants et de faire émerger certaines émotions qui n’avaient
pas ou peu été exprimées auparavant.
Suivant les dessins et les récits à leur sujet, nous avons procédé à la deuxième partie de
la rencontre, sous forme d’entretien semi-dirigé. Cet entretien avait pour but de clarifier
et de compléter, au besoin, les informations obtenues lors des deux premiers entretiens,
y compris les cas possibles de contradictions d’un entretien à l’autre. Les récits des
participants ont été, dans l’ensemble, très cohérents d’une rencontre à l’autre. Le
troisième entretien nous a également permis de faire place à une certaine réflexivité chez
nos participants, à la suite de la reconstitution de leurs décisions. Ainsi, nous leur avons
demandé notamment s’ils prendraient la même décision aujourd’hui, dans les mêmes
circonstances, et ce qu’ils croyaient avoir appris de ces deux situations.
Cette sixième étape a eu lieu en moyenne de cinq à sept semaines après le deuxième
entretien, de manière à permettre la transcription des deux premières entrevues et leur
analyse sommaire avant de finaliser la préparation de la troisième rencontre. Compte
tenu que nous désirions confirmer ou compléter les données obtenues lors des étapes
précédentes, ce délai, loin d’être préjudiciable, nous a permis d’accorder plus de
129
crédibilité aux réponses des participants qui confirmaient leurs dires des premiers
entretiens et du récit écrit.
Notre collecte de données a résulté en approximativement 120 pages de transcription
d’entretiens par participant, soit un total d’environ 1,200 pages de données, en plus de
leurs résumés écrits et de leurs dessins. Nous avons également pu obtenir, dans certains
cas, des documents produits dans le cadre de la résolution de leurs problèmes. Toutefois,
comme pour bien d’autres processus organisationnels, les décisions quotidiennes des
gestionnaires intermédiaires laissent peu souvent des traces écrites (Schwenck, 1985).
Nous avons ainsi recueilli des données détaillées concernant vingt situations
problématiques, représentant au total cinquante-huit décisions différentes, lesquelles ont
été utilisées pour comprendre comment le souci d’autrui a été intégré à la prise de
décision de ces gestionnaires intermédiaires et rendre compte de la complexité et de la
subjectivité de la prise de décision dans de tels cas. L’étape suivante de notre stratégie
de recherche, l’analyse des données recueillies, fera l’objet de la prochaine section.
4.2.5 L’ANALYSE ET L’INTERPRÉTATION DES DONNÉES
L’analyse de données est une partie cruciale du projet de recherche, permettant au
chercheur de circonscrire, dans l’ensemble des données recueillies, ce qui est pertinent
pour répondre à nos questions de recherche (Patton, 2002). Patton résume bien les défis
que représente un tel travail :
« The challenge of qualitative analysis lies in making sense of massive amounts
of data. This involves reducing the volume of raw information, sifting trivia
from significance, identifying significant patterns, and constructing a
framework for communicating the essence of what the data reveal ». (Patton,
2002 : 432)
Nous présentons donc, dans un premier temps, les modalités de notre codage de
données. Nous ferons état, dans une deuxième section, de la façon dont nous avons
procédé pour leur analyse. Puis, dans notre troisième section, nous expliquerons les
130
mesures prises pour assurer la qualité de nos données, alors que la quatrième traitera des
enjeux éthiques de notre stratégie de recherche et des moyens pris à ce sujet.
Le lecteur est prié de noter que, tout en respectant le plus possible le récit des
participants, certaines modifications mineures ont parfois été apportées aux extraits
d’entretiens, soit pour faciliter la lecture du texte ou encore pour préserver l’anonymat
du participant. Des noms fictifs ont également été donnés à chacun des participants et
aux personnes dont ils faisaient mention, s’il y a lieu, afin de préserver leur anonymat.
4.2.5.1 Le codage des données
La première étape d’analyse suivant la transcription des données est celle du codage des
données recueillies. Elle sert à structurer cette importante quantité d’informations d’une
façon permettant de produire une version descriptive condensée la plus riche possible de
chacun des cas, à évacuer les parties estimées non pertinentes pour les fins de notre
étude, et à procéder par la suite aux interprétations nécessaires afin de répondre à nos
questions de recherche pour chacun des cas. Le codage a également été utilisé pour
effectuer des comparaisons entre les cas afin d’établir les similitudes et les différences
significatives, que le lecteur retrouvera au chapitre sur l’analyse inter-cas. Le logiciel
NVivo fut utilisé à cette fin.
L’accès direct à ce qui se passe dans la tête des participants lorsqu’ils intègrent le souci
d’autrui dans leurs décisions n’étant pas possible, c’est à partir des données recueillies
auprès des participants à travers trois des méthodes utilisées (récit écrit, entretiens semidirigés et dessin) que nous en avons reconstitué le contenu. Cette reconstitution a été
réalisée en utilisant, comme repères interprétatifs (Paillé et Mucchielli, 2005 : 42, 45),
divers éléments théoriques a priori, concernant notamment les types possibles de souci
d’autrui et le processus de prise de décision, que nous avions précisés dans le cadre
conceptuel élaboré pour cerner plus précisément notre objet de recherche et structurer
notre étude (Miles et Huberman, 1994). Paillé et Mucchielli précisent que ces « repères
131
interprétatifs » permettent de préciser « les éléments initiaux de la posture du
chercheur » provenant de sources diverses, par exemple d’un modèle théorique, de
constats ontologiques ou épistémologiques, ou de conclusions issues de recherches
antérieures (2005 : 45). Il s’agit toutefois d’un guide flexible et suggestif, facilitant la
préparation du guide d’entretien et attirant l’attention du chercheur sur « des
interprétations potentielles auxquelles il devrait être sensible », et non d’un cadre rigide
(2005 : 45). Les repères interprétatifs qui suivent ont été utilisés pour structurer la
collecte de données, puis par la suite pour procéder au codage des données et à
l’identification des parties pertinentes de celles-ci, afin de répondre à nos questions de
recherche.
Notre premier ensemble de repères interprétatifs a trait au souci d’autrui. Nous avons
conceptualisé celui-ci, dans le contexte de la prise de décision, comme étant le fait de
considérer les intérêts, les droits ou le bien-être physique, psychologique ou matériel
d’autrui dans sa prise de décision, que ce soit par l’application d’obligations juridiques,
déontologiques ou morales visant la protection d’autrui, ou encore en se préoccupant des
conséquences qu’une décision ou une situation pourrait avoir sur eux.
Pour les fins de l’analyse, nous avons considéré qu’il y avait application d’obligations
légales, déontologiques ou morales lorsque le gestionnaire faisait état de l’existence de
telles normes formelles et de son sentiment d’avoir à les appliquer. Quant au souci
d’autrui sous forme de « préoccupation », nous avons constaté son existence lorsque le
récit du gestionnaire intermédiaire démontrait, par les propos tenus, par les réflexions
qu’il dit avoir faites ou par ses actions ou les émotions dont il nous a fait part, qu’il
valorisait le bien-être physique, psychologique ou matériel de l’autre, qu’il réalisait que
sa décision pouvait avoir un impact négatif sur ceux-ci, et qu’il était tiraillé, inquiet ou
incertain quant à la décision à prendre. Cette préoccupation peut s’accompagner d’un
certain niveau de « détresse empathique » et de diverses émotions (sympathie,
compassion, tristesse, culpabilité, honte, colère…).
132
Notons à ce sujet que cette valorisation du bien-être d’autrui peut se présenter, en
pratique, sous diverses formes dans les propos, les actions et les réflexions des
participants. Elle peut, par exemple, « aller de soi », puisqu’elle est partie intégrante de
leur conception de leur rôle dans l’organisation, des caractéristiques qu’ils associent au
« bon gestionnaire » ou de leurs « scripts » habituels en contexte professionnel. Il peut
en être ainsi, par exemple, lorsqu’ils conçoivent qu’une partie significative de leur rôle
consiste à aider leurs employés, à se développer professionnellement ou à veiller à leur
bien-être. Il en sera de même lorsqu’ils considèrent que leur rôle face à leurs employés,
leurs clients ou d’autres parties prenantes comporte l’application de certaines valeurs
transcendantes telles le respect, l’équité, la justice ou, de façon générale, le bien-être
d’autrui.
Ce faisant, ces éléments font partie de leur cadre de référence professionnel concernant
ce qui est préférable de faire dans une situation donnée, et nous avons tenu compte de
leur manifestation, de manière spontanée ou réflexive, dans l’analyse du processus de
décision. Le souci d’autrui peut également être partie intégrante de la culture
organisationnelle, de par les valeurs qui y sont préconisées et vécues, et en raison des
règles ou autres mesures élaborées pour en assurer l’application. Si le gestionnaire y
souscrit, cela peut constituer un des éléments auquel il fait référence en prenant une
décision. À ce sujet, nous avons tenu compte, lorsqu’il était approprié de le faire, de ce
que les participants considéraient être les valeurs organisationnelles, la philosophie de
gestion, les règles formelles ou informelles ou simplement ce qui « allait de soi » dans
leur organisation.
Notre deuxième groupe de repères interprétatifs vise la reconstitution du processus
décisionnel suivi par les participants. Nous avions qualifié ce processus, dans notre
cadre conceptuel, de complexe, contextuel et subjectif, où les émotions et les cognitions
peuvent être inter-reliées. Pour effectuer cette reconstitution, nous avons utilisé les cinq
composantes du processus que nous avons suggérées plus tôt dans notre cadre
conceptuel : la présence d’une situation qui attire l’attention et qui est jugée
problématique ; la qualification du problème comme étant de nature stratégique,
133
professionnelle, légale, déontologique, morale ou éthique ; l’évaluation ; le choix d’une
solution ; puis son implantation. Nous avons également cherché à reconstituer la
démarche décisionnelle globale, puisque pour bien comprendre comment le souci
d’autrui est intégré dans la prise de décision du gestionnaire, il s’avérait nécessaire de
considérer l’ensemble des décisions en rapport avec une même situation problématique,
qu’elles soient séparées dans le temps ou qu’elles portent sur divers sous-problèmes.
Nous avons donc cherché à bien distinguer chacune de ces décisions et les diverses
étapes du processus décisionnel pour chacune d’entre elles, et ce aux diverses étapes de
notre analyse.
Afin de reconstituer la première étape d’identification d’un problème, nous avons retenu
les propos du gestionnaire concernant les faits l’ayant amené à s’arrêter et à les
considérer comme problématiques. La qualification que les gestionnaires ont accordée à
leurs problèmes était souvent évidente dans leurs propos. Lorsqu’elle ne l’était pas, nous
avons eu recours à une interprétation de leurs propos basée, d’une part, sur ce qui
semblait réellement poser problème pour le participant dans cette situation et, d’autre
part, sur la normativité à laquelle il semblait faire référence. En effet, comme nous
l’avons vu dans notre cadre conceptuel, chaque type de qualification du problème
comporte implicitement une référence à une normativité, soit un « mode d’agir
conformément à des normes implicites acquises par l’expérience professionnelle,
institutionnelle et sociale (et) réglant spontanément la conduite des personnes ou des
groupes dans un contexte donné » (Legault, 1999 : 284). Lorsqu’une personne isole une
situation comme étant problématique, c’est que la situation ne correspond pas à ce
qu’elle suppose devoir se passer en fonction de la normativité à laquelle elle se réfère
dans cette situation. Cette normativité guide ensuite son évaluation de la situation et lui
indique ce qui doit y être priorisé, et comment régler la situation. Ainsi, par exemple, si
le gestionnaire met l’emphase uniquement sur les obligations juridiques respectives des
parties, en fait le point de mire de son évaluation et du développement de solutions et
accorde la priorité à la protection des intérêts de l’employeur afin d’éviter les poursuites,
ou des griefs, nous avons déduit qu’il avait qualifié le problème de « juridique ».
134
En ce qui a trait à la composante « évaluation » dans le processus décisionnel, nous
avons analysé les données suivantes pour la reconstituer. À quels faits le décideur s’estil attardé? Quelles alternatives a-t-il considérées? Lesquelles nous indique-t-il avoir mis
de côté? Quelles alternatives nous semblent avoir été ignorées ? Quelles valeurs, règles
ou conséquences sur autrui ont été considérées? Quelle pondération a été apportée, s’il y
a lieu, entre les diverses conséquences possibles, règles ou valeurs dans le cadre de son
évaluation?
Quant à la reconstitution du choix de la solution, nous nous sommes posée les questions
suivantes : quelle a été la priorisation, implicite ou explicite, faite par le participant à ce
moment, et pour quelles raisons. Dans les cas où le participant vit un conflit de valeurs,
donc un dilemme éthique, nous avons également identifié la « valeur prioritaire »
(Legault, 1999 : 286) qu’il a choisie de mettre en application.
Pour la dernière composante, l’implantation de la décision prise, nous avons cherché à
comprendre non seulement comment le participant a mis en œuvre sa décision, mais
aussi quels autres choix y avaient été faits, s’il y a lieu, notamment pour minimiser
certaines conséquences négatives possibles de sa décision.
Vu l’interrelation possible de la dimension cognitive et de la dimension émotionnelle
dans le processus de prise de décision et l’importance que peuvent prendre les émotions
dans le vécu du souci d’autrui, nous avons porté particulièrement attention aux émotions
que les participants disaient avoir ressenties à chaque étape du processus décisionnel
(sympathie, compassion, tristesse, culpabilité, honte, colère…). Nous avons également
tenu compte des émotions ressenties et exprimées pendant nos entretiens avec les
participants.
Le troisième groupe de repères interprétatifs a trait au contexte dans lequel la décision se
prend. La compréhension de ce contexte peut s’avérer utile pour bien situer et
comprendre comment le gestionnaire résout un problème spécifique, et comment il y
intègre, s’il y a lieu, le souci d’autrui. Nous retenons de notre cadre conceptuel que ce
135
contexte est subjectif, puisqu’interprété et socialement construit par le gestionnaire.
Nous avons considéré comme faisant partie du contexte les propos du gestionnaire
concernant la perception qu’il a du contexte général de l’industrie, des pratiques usuelles
qui y ont cours et de la culture qui y est propre. Nous avons également tenu compte de
l’interprétation qu’il donne à la mission de l’organisation, aux valeurs qui y sont
véhiculées, aux pratiques usuelles et normes informelles qu’on y retrouve, et à son rôle
au sein de l’organisation. Sa perception du contexte socio-politico-économique et de la
concurrence a également été considérée, lorsque pertinente.
Le contexte de la décision inclut également le contexte spécifique de la situation au cœur
de laquelle se situe la situation problématique. Il comporte plusieurs éléments, dont les
relations entre le décideur et les personnes affectées par la situation (Hendry, 2000;
Johnson et al., 2007), les décisions qui l’ont précédée et, dans certains cas, celles qui
suivront et qui auraient un lien avec la décision à prendre (Langley et al., 1995).
S’ajoutent également les caractéristiques de la situation qui en déterminent « l’intensité
morale », telles l’ampleur des conséquences possibles, la probabilité que ces
circonstances surviennent et la proximité entre le décideur et les personnes qui subiront
ces conséquences (Jones, 1991).
Les divers repères interprétatifs mentionnés précédemment, qui sont directement liés à
nos questions de recherche et à notre cadre conceptuel, nous ont permis d’élaborer nos
catégories de codage initiales, lesquelles furent adaptées au besoin par la suite. Ainsi,
par exemple, nous avons constaté en cours de route que nous avions prévu trop de souscatégories pour chacune des étapes du processus décisionnel, ce qui avait pour effet de
créer trop de duplication et nous faisait perdre le rythme et le sens global de ce qui s’y
était produit : nous en sommes donc revenue à une catégorie générale par étape du
processus, pour les cinq processus. Nous avons également créé au besoin des souscatégories additionnelles en cours de codage. Ainsi, par exemple, nous avions
initialement une catégorie globale pour la perception du gestionnaire du contexte
organisationnel, mais avons cru bon de créer des sous-catégories spécifiques pour
certains éléments, tels leur perception de leur mission, de la culture organisationnelle
136
locale (incluant les valeurs et les pratiques usuelles), de la culture organisationnelle
pancanadienne, des attentes des clients et de celles de leurs supérieurs et, finalement, des
systèmes formels et informels de récompense et de punition.
Soulignons en terminant que, puisque chaque personne s’exprime de façon très
personnelle et subjective en dessin, et que le sens de celui-ci se trouve « …in the eye of
the beholder » (Malchiodi, 2006), nous n’avons pas cherché à coder et à interpréter les
dessins eux-mêmes. Nous avons toutefois codé le récit que les gestionnaires en ont fait,
notant toutefois les données visuelles pouvant s’avérer pertinentes.
4.2.5.2 L’analyse intracas et intercas
L’analyse des données a été inspirée des méthodes d’analyse proposées par Miles et
Huberman (1984) pour les recherches utilisant des méthodes qualitatives. À la suite du
codage, une matrice par thème mentionné dans nos repères interprétatifs a été utilisée,
comme suggéré par Miles et Huberman (1984 : 79), pour représenter visuellement les
données saillantes, de façon schématique et ordonnée, de façon à nous permettre d’en
tirer des conclusions valides.
Chaque cas fut par la suite analysé de façon distincte, et une description détaillée en a
été produite, qualifiée de « thick description » dans la littérature (Geertz, 1973; Denzin,
2001), afin de bien refléter la richesse des données obtenues, la complexité du processus
décisionnel et le contexte dans lequel la décision a été prise. Les deux cas de chaque
gestionnaire ont été décrits un à la suite de l’autre avec, en introduction, une description
de leur perception du contexte organisationnel et de leur rôle, éléments qui se sont
avérés utiles pour l’interprétation subséquente des données.
Cette description détaillée nous a permis, par la suite, de procéder à l’interprétation de
ces données, cas par cas, de façon à répondre à nos questions de recherche en
démontrant les formes de souci d’autrui présents dans chacun des cas, le processus
137
décisionnel suivi et la façon dont le souci d’autrui y a été intégré. Chaque cas a
également fait l’objet d’une schématisation de la démarche décisionnelle globale du
gestionnaire, de manière à illustrer sa complexité, les différentes décisions qui la
composent et les particularités du souci d’autrui et du processus décisionnel lors de
chacune de ces décisions.
À la suite de cette analyse intra-cas, nous avons procédé à une analyse comparative
inter-cas des données, cherchant à en circonscrire les différences et les similitudes.
Nous avons référé pour ce faire tant à nos descriptions et interprétations de l’analyse
intra-cas qu’à nos données brutes, au besoin, et à la fonction « queries » du logiciel
NVivo. Miles et Huberman mettent en garde les chercheurs à ce sujet : « Before this
amount of data can be analyzed, it must be managed. If it is managed poorly, it will be
analyzed poorly » (1984 : 151). Nous avons donc eu recours à nouveau à des matrices
(meta-matrix), tel qu’ils le suggèrent, pour bien représenter les données saillantes pour
chacun des thèmes pour lesquels nous voulions effectuer des comparaisons entre
gestionnaires, afin de pouvoir en tirer des conclusions comparatives valides.
4.2.6 LES CRITÈRES DE QUALITÉ DE LA RECHERCHE
La stratégie de recherche et les choix méthodologiques présentés précédemment sont
ceux qui s’avéraient les plus appropriés pour rencontrer nos objectifs de recherche et
ainsi contribuer aux connaissances actuelles à ce sujet. Chercher à reconstituer les
décisions des gestionnaires, pour ensuite comprendre comment ils y intègrent le souci
d’autrui, s’avérait une entreprise audacieuse. En effet, d’une part, nous avons choisi
d’aller à l’encontre des objectifs de recherche usuels, généralement de nature causale, en
matière de prise de décision morale, le principal champ disciplinaire qui ait cherché à
élucider un type de décisions lié au souci d’autrui.
Ce choix nous semblait
incontournable. En effet, tant en droit, en morale, en déontologie qu’en éthique, la
responsabilité de l’être humain pour ses actions est indissociable de son autonomie
138
décisionnelle. Sa décision ne saurait donc être résumée à la causalité de certaines
variables, quoique celles-ci puissent avoir une certaine incidence.
Nous avons, d’autre part, également fait des choix méthodologiques assez différents de
ceux qui sont coutumiers dans ce domaine, lesquels nous ont permis d’aller examiner en
profondeur ce qui se passe dans la tête des gestionnaires lorsqu’ils prennent des
décisions, plutôt que d’en avoir simplement un cliché rapide ou de s’attarder uniquement
à la décision finale qu’ils ont prise. Nous avons eu recours à des problèmes réels qu’ils
ont eu à résoudre, et non à des situations hypothétiques artificiellement isolées des
influences contextuelles réelles auxquelles ils sont soumis. Notre méthodologie nous a
également permis de reconstruire l’ensemble de leur démarche de résolution de
problème pour un problème donné, plutôt que d’en examiner seulement une décision
isolée. Cette stratégie de recherche nous semblait essentielle afin de comprendre
comment le souci d’autrui est intégré à travers les diverses décisions composant la
démarche du gestionnaire et, plus précisément, dans chacune des étapes du processus
décisionnel de chacune d’entre elles.
Cette stratégie comportait des défis méthodologiques particuliers en ce qui a trait à la
qualité de la recherche, compte tenu de l’objet de notre recherche mais aussi de notre
posture ontologique constructiviste et de notre position épistémologique interprétative,
nous ayant conduit à tenter de comprendre « from the inside » comment les gestionnaires
intègrent le souci d’autrui dans leurs décisions. Nous avons donc exercé une grande
vigilance pour assurer la qualité de la recherche selon les critères généralement
reconnus. Nous ferons part des mesures prises à ce sujet dans les paragraphes qui
suivent, tout en soulignant les limites obligées que nous ont imposé nos objectifs de
recherche et notre posture ontologique à ce sujet. Patton souligne d’ailleurs que la
pertinence des choix méthodologiques, compte tenu de l’objet de la recherche, constitue
« the primary criterion for judging methodological quality » (Patton, 2002 : 72).
Il existe différentes perspectives concernant les critères de validité d’une recherche
(Creswell, 1998). Celles généralement retenues pour les études de cas sont tirées des
écrits de Yin (1994), soit la validité de construit, la validité interne, la validité externe et
139
la fiabilité. La validité interne étant un critère réservé aux études explicatives causales
(Yin, 1994 : 35), nous n’en ferons pas état dans ce chapitre. Le tableau VI résume les
mesures que nous avons prises pour rencontrer les trois autres critères.
Tableau VI – Tactiques pour assurer la qualité de la recherche
Critère de
qualité
Tactiques possibles
Sources multiples de données
(Yin, 1994)
Validité de
construit
Chaine de preuves Yin (1994)
Vérification du rapport (Yin,
1994)
Contrer le biais de convenance
(Treviño et Weaver, 2003;
Treviño, 1992)
Contrer le biais de rappel
Validité
externe
Fiabilité
Mesures entreprises dans notre recherche
Trois entretiens semi-structurés par participant
Un résumé écrit
Un dessin suivi d’un récit
Dans certains cas, des documents relatifs aux cas
Recherche documentaire sur les organisations
Triangulation des données
Touts nos entretiens ont été enregistrés et
retranscrits. Des notes en temps réel ont été prises
lors des entretiens.
Les enregistrements, les transcriptions, les résumés,
les documents et les dessins ont tous été conservés
et ont servi aux étapes subséquentes de l’étude.
Texte des cas soumis aux participants pour s’assurer
de son exactitude
Anonymat assuré
Ne pas mentionner que l’étude portait sur le souci
d’autrui
Décisions prises il y a trois ans ou moins
Décisions où ils étaient tiraillés : plus facilement
rappelées en mémoire
Cas multiples (20 situations problématiques)
Même processus de collecte de données pour tous
les participants
Entretiens semi-dirigées, instructions précises pour
le résumé écrit et le dessin
Repères interprétatifs précis pour le codage et
l’analyse des données
140
4.2.6.1 La validité de construit
Le premier critère, la validité de construit, vise à s’assurer que les méthodes utilisées
pour étudier l’objet de recherche sont appropriées et qu’elles permettent de récolter des
informations suffisantes pour bien refléter le phénomène sous étude (Yin, 1994 : 34).
Yin suggère, comme première tactique à ce sujet, d’utiliser des sources de données
multiples pendant la collecte de données.
À cette fin, nous avons obtenu de trois participants des documents confirmant certaines
données relatives à leurs cas, lorsque ceux-ci existaient. Toutefois, contrairement aux
décisions stratégiques des cadres supérieurs et dirigeants, les décisions courantes des
gestionnaires intermédiaires laissent généralement peu de traces écrites, ce qui a limité la
possibilité d’obtenir d’autres documents. La nature des données que nous cherchions à
obtenir nécessitait cependant de s’en remettre aux participants pour y avoir accès : elles
ne pouvaient provenir d’une tierce personne. Par conséquent, sauf dans les cas où nous
avons obtenu des documents et pour les renseignements généraux recueillis lors de notre
recherche documentaire sur les deux organisations, le gestionnaire a été notre seule
source de données.
La deuxième tactique suggérée par Yin (1994) est d’établir la chaîne de preuves (chain
of evidence) de nos données. Touts nos entretiens ont été enregistrés et retranscrits et
nous avons pris des notes en temps réel lors des entretiens lorsque nécessaire. Les
enregistrements, les transcriptions, les résumés, les documents et les dessins ont tous été
conservés et ont servi aux étapes ultérieures de notre étude.
La troisième tactique suggérée par Yin (1994) est de faire vérifier le rapport d’étude de
cas par les « informateurs clés », soit dans notre cas les participants. Le texte résumant
les propos des participants au cours des trois entretiens, leur résumé écrit et leur récit
concernant le dessin leur a été soumis afin de s’assurer qu’il constituait une
représentation fidèle de leurs propos et, à défaut, de les inviter à apporter les corrections
141
requises. Neuf des dix participants ont donné suite à notre demande en ce sens, et
seulement un d’entre eux a suggéré des corrections, qui se sont avérées mineures.
Néanmoins, la crédibilité des résultats pourrait être questionnée, compte tenu de la
possibilité d’un biais dit de convenance sociale (social desirability). Ce type de biais est
fréquent lors de recherches sur des thèmes sensibles, tels l’éthique (Randall et
Fernandez, 1991) et ce, peu importe la méthode utilisée (Treviño et Weaver, 2003).
Parmi les méthodes suggérées pour minimiser ce biais, mentionnons la garantie
d’anonymat, l’utilisation de situations beaucoup plus complexes que nécessaires pour
éviter que le participant porte trop d’attention à ce qui est étudié, et le fait d’induire
volontairement le participant en erreur quant à l’objet exact de la recherche (Treviño,
1992). Nous leur avons effectivement expliqué, dès leur recrutement, les divers moyens
qui seraient pris pour assurer leur anonymat. Nous n’avons pas cherché à « utiliser des
situations plus complexes » puisque nous utilisions, en fait, des situations vécues. Quant
à la recommandation d’induire le participant en erreur sur l’objet exact de l’étude, nous
avons opté plutôt pour leur indiquer que notre recherche portait sur des décisions où ils
se sentaient tiraillés à cause des impacts négatifs que leur décision pourrait avoir sur le
bien-être des autres. Ainsi, nous ne leur avons pas précisé que nous nous intéressions
plus particulièrement à leur façon d’intégrer le souci d’autrui à ces décisions, ce qui
aurait sans doute généré un biais assez important.
La crédibilité des résultats pourrait également être questionnée parce que nous
reconstituons une décision passée à partir des propos du gestionnaire, ce qui pourrait
créer un biais de rappel (recall bias). Effectivement, toute méthode référant à des
évènements passés est sujette à un tel biais, les participants étant susceptibles de
« réarranger » quelque peu leur histoire, pour diverses raisons, ou d’en avoir oublié
certains aspects entretemps. Afin de minimiser la possibilité d’un tel biais, ou ses effets
s’il survient, nous avons demandé aux participants de se limiter à des décisions
relativement récentes, datant de trois ans ou moins. Nous leur avons également demandé
de nous produire des documents pouvant corroborer leurs dires, s’il en existait.
142
Rappelons de plus notre prémisse fondamentale à l’effet que les individus peuvent, de
façon tout à fait crédible, expliciter les faits, valeurs, intuitions et stratégies auxquels ils
se sont référés pendant leur prise de décision, comme l’indiquent Argyris et Schön
(1974 :12), et de ce fait nous donner accès au processus décisionnel suivi. Finalement,
en précisant que nous désirions discuter de décisions qu’ils avaient trouvées difficiles,
nous bénéficions du fait que de telles situations génèrent souvent des émotions, et que
les décisions et actions chargées d’émotions sont plus facilement ramenées en mémoire
(Bower, 1981). Quoiqu’il en soit, à défaut de pouvoir obtenir un instantané de ce qui se
produit dans leur « boîte noire » pendant la prise de décision, reconstruire celle-ci avec
eux par la suite de façon réflective par la suite semble la meilleure façon de procéder.
4.2.6.2 La triangulation des données
La littérature en méthodologie de recherche qualitative suggère d’avoir recours à la
triangulation pour démontrer la fiabilité et la validité des résultats. La triangulation sert à
confirmer, préciser ou infirmer les données obtenues (Miles et Huberman, 1994 : 267).
Elle peut être effectuée de diverses façons, notamment en variant la source des données,
la méthode de collecte, le chercheur qui recueille les données, ou le type de données
(Miles et Huberman, 1994 : 267; Yin, 1994; Patton, 2002). Nous avons donc cherché à
trianguler nos données, tout en restant fidèles à notre objet de recherche et à notre
posture ontologique constructiviste.
Pour ce faire, nous avons eu recours à des méthodes de collecte de données diversifiées.
La première fut les entretiens semi-dirigés, la seconde, le résumé écrit produit par
chaque participant sur ses deux décisions avant de les rencontrer pour en discuter, et la
troisième, le dessin, qui nous a permis d’obtenir des données visuelles suivies du récit
détaillé de leur dessin. La méthode du dessin, suivie de l’explication du dessin par son
auteur, a été considérée comme constituant une triangulation efficace des données
recueillies lors d’entretiens (Meyer, 1991; Kearney et Hile, 2004). Nous avons
également obtenu de trois participants des documents confirmant certaines données
143
relatives à leurs cas, lorsque ceux-ci existaient. Compte tenu que la présente recherche
était effectuée pour fins d’obtention d’un doctorat, la triangulation au moyen de
plusieurs chercheurs s’avérait impossible.
Notons en terminant que Miles et Huberman précisent que la variation des sources de
données, pour fins de triangulation des données, « can include persons, times, places,
etc. » (1994 : 267). Il ne précise cependant pas en quoi le temps peut permettre la
triangulation des données. Nous suggérons que, dans notre étude, un élément temporel
favorise la triangulation des données. Les trois entretiens ont été séparés dans le temps
de plusieurs semaines : lorsque les propos ou le dessin du gestionnaire confirment ce qui
a été dit lors d’un autre entretien, ou dans son récit écrit, nous pouvons considérer qu’il y
a triangulation.
4.2.6.3 La validité externe
Le critère de validité externe vise à s’assurer de la possibilité de généralisation des
résultats obtenus au-delà du cas particulier (Yin, 1994 : 35). Yin précise que le fait
d’effectuer une étude comportant plusieurs cas, comme nous l’avons fait, équivaut à
effectuer plusieurs fois l’étude : si deux cas ou plus démontrent des résultats similaires,
la possibilité de généralisation est considérée démontrée (1994 : 31). La validité externe
de notre recherche pourrait cependant être considérée limitée aux entreprises du secteur
privé. D’autres études, effectuées avec des échantillonnages différents, seraient
éventuellement souhaitables pour permettre une plus grande généralisation des résultats.
4.2.6.4 La fiabilité
Le dernier critère, la fiabilité, est décrite par certains comme nécessitant de s’assurer
qu’un autre chercheur pourrait effectuer la même recherche, avec les mêmes cas et en
utilisant les mêmes procédures que celles utilisées dans notre étude, et qu’il obtiendrait
144
des résultats similaires (Yin, 1994 : 36). Nous avons conçu un guide d’entretien
structuré pour les trois entretiens distincts, rédigé des instructions détaillées pour la
préparation du résumé écrit de leurs cas et donné des instructions identiques à chaque
participant pour la réalisation du dessin. La procédure de collecte de données a donc été
la même pour tous les participants. De plus, les repères interprétatifs mentionnés
précédemment dans ce chapitre ont été utilisés pour le codage et l’analyse de toutes les
données, afin d’assurer une certaine uniformité dans l’analyse. Ces repères ont été en
partie élaborés ayant recours à certains a priori théoriques concernant les types de souci
d’autrui, le processus de prise de décision, notre conception de l’être humain et la
capacité réflexive de celui-ci, tels qu’explicités dans notre cadre conceptuel et dans les
assises théoriques de notre stratégie de recherche au chapitre portant sur la
méthodologie. Nous nous sommes également assurée de conserver, dans une base de
données, tous les documents, enregistrements, transcriptions et dessins recueillis dans le
cadre de notre étude, comme suggéré par Yin (1994).
Ceci dit, il nous semble difficile d’en conclure avec certitude qu’un autre chercheur
pourrait effectuer la même recherche, avec les mêmes cas et qu’il obtiendrait les mêmes
résultats, malgré le fait que nous avons pris les mesures suggérées par Yin à ce sujet.
D’une part, la relation développée entre le chercheur et les personnes rencontrées, lors
des entretiens, pourrait influencer les données recueillies (Alvesson, 2003, 2011).
Cependant l’utilisation d’un guide d’entretien semi-structuré, tel que nous l’avons fait,
et le fait que les questions sur les situations problématiques soient axées principalement
sur des actes posés, plutôt que sur des opinions ou justifications, contribue à minimiser
la possibilité de telles variations. D’autre part, tout chercheur porte avec lui un certain
nombre de référents théoriques et de repères interprétatifs, même lorsque ceux-ci sont
peu exposés à priori (Paillé et Muchelli, 2005 : 44). Des interprétations différentes, ou
des nuances à celles que nous avons faites, pourraient possiblement émerger suite au
recours à d’autres points de vue théoriques. Ceci nous semble être de la nature même
d’une position interprétative : suggérer une interprétation possible d’un phénomène,
visant à mieux comprendre celui-ci.
145
Toutefois, partant des mêmes cas, du même cadre conceptuel et des données que nous
avons recueillis, un chercheur utilisant les mêmes repères interprétatifs en arriverait à
reconstruire les décisions de façon assez similaire à ce que nous l’avons fait. La structure
que nos a prioris théoriques confère à notre étude élimine en effet, en grande partie, la
pure subjectivité dans l’analyse effectuée.
4.2.7 PRÉOCCUPATIONS ÉTHIQUES
« The value of the best research is not likely to outweigh injury to a person
exposed. Qualitative researchers are guests in the private spaces of the world.
Their manners should be good and their code of ethics strict. …Those whose
lives and expressions are portrayed risk exposure and embarrassment, as well
as loss of standing, employment, and self-esteem. Something of a contract exists
between researcher and the researched: a disclosing and protective covenant,
usually informal but best not silent, a moral obligation. » (Stake, 2005 : 459)
Quoique nous cherchions à contribuer au bien-être de la communauté par nos
contributions aux connaissances théoriques et pratiques concernant notre objet de
recherche, la participation à notre recherche aurait pu avoir des conséquences
indésirables sur les participants et leurs organisations, si nous n’avions pas pris soin de
les contrer.
Le bien-être d’un participant à une étude scientifique, particulièrement une étude portant
sur des décisions pouvant causer du tort à autrui, donc des données potentiellement
sensibles, pourrait être affecté de diverses façons. Il peut en effet s’avérer désagréable,
voire même embarrassant que d’autres puissant l’identifier comme étant la personne
ayant témoigné d’un cas spécifique, particulièrement si sa façon de le résoudre est jugé
par des tiers comme ne pas avoir été la meilleure chose à faire dans les circonstances.
Bien plus, certains participants peuvent mentionner, dans leurs récits, des faits qui
ajoutent au caractère sensible des données obtenues, notamment en précisant des
éléments de culture organisationnelle ou des pressions subies de la part de leurs pairs ou
de leurs supérieurs les ayant encouragé de mettre de côté leur souci d’autrui. Bien que
ces données puissent être d’un grand intérêt pour notre recherche, si elles sont portées à
146
la connaissance de leurs pairs ou de leurs supérieurs, ces participants pourraient subir un
certain ostracisme.
Ces risques sont accrus lorsqu’un projet de recherche porte sur un petit nombre
d’organisations, puisque les participants et leurs organisations sont alors plus faciles à
identifier, et ce malgré les précautions qui pourraient être prises pour conserver leur
anonymat dans tout rapport, article ou thèse portant sur les résultats de l’étude (Johnson
et al, 2007). Ces risques sont également accrus du fait que, pour s’assurer de la
participation d’un nombre suffisant de gestionnaires de chacune des deux organisations,
nous avons demandé à recevoir une liste de participants potentiels avec lesquels nous
sommes entrée en contact. En procédant ainsi, même si seulement un gestionnaire sur
deux ou trois participe effectivement à l’étude, la personne nous ayant fourni ces noms
peut plus facilement identifier ceux qui ont participé et, de ce fait, faire le lien entre un
des cas rapportés et un gestionnaire en particulier.
Nous considérions « essentiel de prendre les mesures nécessaires pour éviter de nuire à
ces gestionnaires et à ces organisations qui, comme le mentionnent Johnson et al.
(2007), « willingly and trustingly gave their time to the researchers ». Nous avons
adopté quatre mesures spécifiques pour s’assurer de protéger le mieux possible, dans les
circonstances, le bien-être des participants et leur droit à la vie privée, et d’obtenir de
leur part un consentement éclairé (Fontana et Frey, 2005; Énoncé de politique des trois
conseils pour l’éthique de la recherche des êtres humains, 2005).
En premier lieu, nous nous sommes assurée de préserver l’anonymat des participants et
de leurs organisations d’appartenance, de façon à rendre leur identification difficile, et
ferons de même si des articles devaient être publiés à ce sujet. Les trois cadres
supérieurs nous ayant fourni une liste préliminaire de participants potentiels n’ont pas
été informés de l’identité de ceux qui ont effectivement participé. Quant aux
gestionnaires de la Banque, le cadre supérieur ayant recueilli le nom des volontaires ne
pouvait pas être certain que nous nous étions limitée aux cinq gestionnaires qu’il nous
avait suggéré. Deuxièmement, tous les participants ont été informés que nous ne
147
pouvions pas garantir un anonymat à toute épreuve, et ce avant qu’ils acceptent de
participer au projet (Johnson et al., 2007). Chaque participant et chacune des deux
organisations ont signé un formulaire de consentement précisant, entre autres, les
mesures prises pour protéger les renseignements personnels (voir les annexes D et E).
Notre troisième mesure a été de transmettre le résumé des données recueillies pour
chaque participant, tel qu’il apparaît dans la thèse, à chacun d’entre eux, leur donnant
l’occasion de nous transmettre leurs préoccupations s’il y a lieu (Stake, 2005; Johnson et
al., 2007). Finalement, nous nous sommes également assurée de préserver la sécurité des
données obtenues par divers moyens, et les personnes ayant effectué les transcriptions
des entretiens ont signé un engagement de confidentialité, tout comme l’ont fait nos
directeurs de recherche.
Nous avons cherché, dans ce chapitre, à présenter notre stratégie de recherche et nos
choix méthodologiques en prenant soin de les justifier par rapport à nos objectifs de
recherche et nos positions ontologique et épistémologique, ainsi qu’à la conception de
l’être humain gouvernant certains de nos choix. Nous avons présenté notre unité
d’analyse, notre échantillon ainsi que les méthodes de cueillette, de codage et d’analyse
des données. Nous avons également expliqué les moyens pris pour assurer la qualité de
cette recherche.
Les prochains chapitres présenteront les résultats obtenus au moyen de notre stratégie de
recherche, soit notre analyse intra-cas, puis l’analyse inter-cas, suivie de la discussion
des résultats et de leur pertinence.
148
CHAPITRE 5 – PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ET
ANALYSE INTRACAS
Dans le chapitre précédent, nous avons présenté la méthodologie à laquelle nous avons
eu recours pour tenter de répondre à notre question de recherche. Nous avons également
précisé que notre étude était de nature exploratoire et descriptive et qu’elle visait à
comprendre « de l’intérieur » (from the inside - Burell et Morgan, 1979 : 5), c’est-à-dire
de la perspective du décideur, comment celui-ci vit le souci d’autrui et comment il
l’intègre dans sa prise de décision. Ce chapitre expose nos résultats de recherche.
Nous commencerons par décrire le contexte organisationnel formel des deux
organisations d’où proviennent les participants à notre étude, à partir d’informations
tirées de documents officiels et de leur site internet. Cette étape nous paraît importante
compte tenu de la nature contextuelle de la prise de décision, telle que nous l’avons
définie. En effet, le sens que chaque participant donne aux situations qu’ils nous ont
soumises provient, du moins en partie, de la confrontation de ces phénomènes aux
éléments contextuels dans lequel ils prenaient place (Paillé et Mucchielli, 2005 : 11). Le
contexte est également porteur de normes, d’attentes, de pressions de conformité et de
croyances concernant le comportement à adopter dans diverses situations (Salancik et
Pfeffer, 1978).
Nous poursuivrons par le récit, pour chacun des dix participants, des « éléments
phénoménologiquement les plus probants » recueillis lors de nos entretiens avec eux,
quant aux décisions qu’ils ont pris pour résoudre leurs deux situations problématiques,
en prenant soin de rendre compte le plus fidèlement possible de leurs propos (Paillé et
Mucchielli, 2005 : 75). Ce récit inclut les données que nous possédons sur le contexte
spécifique dans lequel chaque décision s’est prise. La description de chaque décision est
enrichie de plusieurs extraits d’entretien afin de permettre au lecteur de bien saisir la
diversité des façons dont les gestionnaires intermédiaires rencontrés intègrent le souci
d’autrui dans les décisions qu’ils prennent, qu’il s’agisse des décisions concernant des
employés ou des clients. Ce récit est suivi de l’analyse des décisions prises, à partir des
repères interprétatifs décrits précédemment dans notre cadre méthodologique.
Ce chapitre présente donc l’ensemble des éléments que notre recherche a permis de
mettre à jour pour répondre à notre question de recherche : « Comment les gestionnaires
intègrent-ils le souci d’autrui dans leur prise de décision? ». Les chapitres suivants
présenteront les résultats consolidés de notre recherche et, finalement, notre discussion
de ce qu’elle nous a permis de comprendre sur le souci d’autrui dans la prise de décision
de nos participants.
5.1 LE CONTEXTE DES DEUX ORGANISATIONS
Les participants à la recherche proviennent de deux types d’organisations différentes,
mais du même secteur d’activité, le secteur financier. La première organisation est une
banque alors que la seconde est une fédération de coopératives de services financiers.
Leur environnement de travail est similaire en ce qu’ils sont « gestionnaire de
succursale » ou « directeurs généraux de caisse » dans une grande région urbaine
canadienne.
5.1.1 LA BANQUE
La Banque cherche à être parmis les plus importantes au Canada et à bien s epositionner
au plan mondial5. Elle offre des services bancaires aux particuliers et aux entreprises,
des services de gestion de patrimoine, des services d’assurance, des services à la grande
entreprise et de banque d’investissement ainsi que des services de traitement des
opérations. Elle valorise d’être à la hauteur des attentes des clients, de sorte à mériter
d'être leur premier choix.
5
Le texte exact et la source précise des documents consultés ne sont pas mentionnés, afin de préserver la
confidentialité quant à l’identité de l’organisation.
150
Un accent important est mis sur le rendement financier de la Banque. Elle précise
d’ailleurs viser à maximiser le rendement pour les actionnaires (Rapport annuel, 2010).
Les diverses succursales de la Banque sont entièrement soumises aux politiques et
priorités du siège social. Les orientations stratégiques et les politiques de crédit sont
déterminées par la direction de l’entreprise, puis communiquées aux diverses
succursales. Les directeurs de succursales, relèvent d’un vice-président régional. Les
succursales offrent une gamme plus ou moins étendue de services, selon leur taille et
leur envergure.
Les valeurs affichées de cette institution bancaire, dans ses documents officiels, sont la
qualité du service aux clients, la collaboration, la responsabilité de chacun dans l’atteinte
d’un rendement élevé, la diversité, l'innovation et l'intégrité. Lors de nos entretiens,
certains participants ont également mentionné le respect de la diversité culturelle parmi
les valeurs présentes dans la culture organisationnelle de cette banque, leur clientèle et
leur personnel étant d’ailleurs le reflet d’une telle diversité.
L’importance accordée au service client vient-elle équilibrer ou atténuer, à titre de
finalité visée, l’accent mis sur le rendement financier? Ou la qualité de service est-elle
perçue par les gestionnaires et employés des banques comme simplement un moyen
pour arriver à ces fins? Nous avons tenté de faire expliciter ce point par les participants à
notre étude. Tel que le démontrent les extraits suivants de trois des cinq gestionnaires de
la banque, la qualité de service est perçue pour le moins comme un avantage compétitif
essentiel, sinon comme un moyen d’atteindre les objectifs de rendement, plutôt qu’une
fin en soi:
« La qualité des services aux clients, dans le marché financier,
tel qu’on la mesure, vise la probabilité qu’un client nous
recommande à un proche ou à un ami. Ça, c’est la définition de
la banque. Ma définition, c’est de voir mes chiffres monter.
Parce que, ultimement, le client peut te dire : « Oui, tu es bien
151
fine, tu as un beau sourire, tu es super gentille » mais si ça ne
m’amène pas de la business en bout de ligne… C’est beau de se
faire aimer mais ça me donne quoi ? » (Éloïse)
« Toutes les banques offrent la même chose, les produits sont
tous similaires à quelques détails près, alors c’est vraiment la
qualité de service et la qualité des conseils qui va faire la
différence. Ce qu’on s’est fixé comme objectif, au niveau
régional, c’est un client sur deux qui se dit prêt à recommander
notre institution, donc qui nous donnent une cote de 10 sur 10
dans le sondage client : on est mesuré là-dessus. On a travaillé
très fort pour augmenter la qualité de service, et ça paraît dans
les sondages : on se démarque de beaucoup par rapport à la
compétition. » (Brigitte)
La Banque dispose également d’un code de déontologie dont quelques dispositions sont
d’intérêt pour notre recherche sur le souci d’autrui. Ainsi, on y retrouve des dispositions
concernant la confidentialité et la protection des renseignements personnels des clients,
et également de courtes mentions concernant la nécessité de traiter les gens de manière
équitable, le professionnalisme, le respect de la dignité des personnes et la responsabilité
sociale de l’entreprise.
5.1.2 LA COOPÉRATIVE DE SERVICES FINANCIERS
L’autre moitié de nos participants proviennent de caisses, soit des coopératives de
services financiers réunis au sein d’une fédération, constituant ainsi un réseau de
coopératives de services financiers. Ces caisses sont des institutions bancaires dont la
mission est déterminée par la loi.
Cette loi intègre de façon statutaire le souci pour les membres des caisses ainsi que pour
la communauté dans laquelle chaque caisse fait affaire, dans son énoncé de la mission de
celles-ci. D’autres articles vont également en ce sens : la loi prévoit que toute
coopérative de services financiers doit suivre de saines pratiques commerciales, informer
adéquatement les personnes à qui elle offre un produit ou un service, agir équitablement
dans ses relations avec celles-ci (art 66.1), et agir dans l'intérêt des membres (art. 117).
152
Elle prévoit également les obligations et les pouvoirs de la fédération. Celle-ci doit
notamment protéger les intérêts des caisses coopératives de services financiers, favoriser
la réalisation de leur mission, promouvoir leur développement, et leur fournir divers
services, tout en agissant comme organisme de surveillance et de contrôle à leur égard.
Les documents officiels de la fédération de coopératives de services financiers indiquent
l’importance qu’elle accorde au bien-être économique et social de tous ses membres et à
la protection de leurs intérêts via l’offre de produits et de services financiers rentables et
sécuritaires.
La structure de l’entité fédérative est fort complexe. Il s’agit d’un groupe financier
intégré regroupant notamment un vaste réseau de caisses et des regroupements de
services, ainsi que d’autrees entités. Les administrateurs de chaque caisse sont élus
parmi les membres de celle-ci. Une bonne partie des membres du Conseil
d’administration de la fédération sont élus parmi ces administrateurs de caisses. Par
ailleurs, ses orientations stratégiques relatives aux caisses sont déterminées par les
délégués des diverses caisses qui se réunissent régulièrement en congrès. Cette structure
permet, du moins théoriquement, que les administrateurs des caisses et de l’entité
fédérative se soucient du bien-être et des préoccupations des membres des caisses.
Chacune des caisses dont nos participants sont les directeurs constitue toutefois une
entité légale autonome, avec son propre conseil d’administration. Par conséquent, les
priorités stratégiques de la coopérative financière sont parfois appliquées de manière
différente d’une caisse à l’autre. Ainsi, par exemple, chacune des caisses met un accent
plus ou moins prononcé sur la rentabilité financière et la croissance, et sur le bien-être
du milieu, selon la culture spécifique de la caisse et de ses administrateurs.
Les caisses offrent des services à la fois aux particuliers et, de concert avec les centres
financiers aux entreprises auxquels ils sont alliés, des services aux entreprises. La
satisfaction des clients est primordiale, puisque les caisses rendent des comptes à leurs
« membres-propriétaires », plutôt qu’à des actionnaires.
153
Ces membres propriétaires attendent également un retour sur leur participation, sous
forme de ristournes en fin d’année. Productivité et rentabilité financière sont donc des
préoccupations incontournables, d’autant plus que la compétition est féroce, les produits
des caisses se distinguant peu de ceux des banques qui partagent leur territoire au dire
des gestionnaires eux-mêmes. Mais les membres des caisses s’attendent néanmoins à
payer moins que dans les banques pour les services qui leur sont rendus. De plus, les
caisses ont comme principe de ne pas exercer de discrimination à l’encontre de leur
clientèle de sorte qu’elles acceptent comme clients même les plus démunis, malgré que
ceux-ci génèrent peu de revenus pour l’organisation. Ceci engendre une tension entre le
bien-être des membres et la rentabilité inhérente aux activités quotidiennes des
gestionnaires des caisses, comme nous le verrons lors de l’analyse des cas.
Les caisses sont régies par une panoplie de normes, sans cesse mises à jour, et ont
adopté, via leur fédération, différentes politiques pour renforcer l’encadrement en
matière financière et de gestion des risques. L’entité fédérative a par ailleurs adopté un
code d’éthique et de déontologie auquel sont assujettis tous les dirigeants et les
employés. L’entité fédérative y énonce son engagement envers les valeurs
fondamentales de l’Alliance coopérative internationale, soit la prise en charge et la
responsabilité personnelles et mutuelles, la démocratie, l'égalité, l'équité et la solidarité
et une éthique fondée sur l'honnêteté, la transparence, la responsabilité sociale et
l'altruisme. Elle prévoit également les valeurs du regroupement, lesquelles incluent que
l’argent soit au service des personnes, l'action démocratique, l'intégrité, la rigueur et la
solidarité avec le milieu.
Divers principes et règles énoncés à ce code sont pertinents dans le cadre de cette
recherche, tels agir avec honnêteté, intégrité et transparence, subordonner ses intérêts
personnels à ceux des membres et des clients, traiter chaque personne avec respect et
courtoisie, observer le devoir de confidentialité et de discrétion, répondre le mieux
possible aux besoins et fournir des informations exactes, utiles et compréhensibles.
154
Les prochaines sections présenteront les résultats de notre recherche, pour chacune des
vingt situations problématiques étudiées. Puisque chaque gestionnaire nous a soumis
deux situations problématiques, les résultats seront regroupés par participant de sorte à
nous permettre à faire certains recoupements, au besoin, mais chaque situation fera
l’objet d’une sous-section qui lui est propre.
155
5.2 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION DE CHANTAL
5.2.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION
Chantal occupe les fonctions de directrice de caisse depuis plusieurs années et a
consacré la majeure partie de sa carrière au financement coopératif. Ce qui la rejoint
particulièrement dans la culture de leur fédération de coopératives de services financiers,
c’est l’importance accordée à la qualité du service aux membres (clients) par la
fédération, quoique ce mot d’ordre ne soit pas toujours repris avec la même vigueur dans
l’ensemble des caisses. Leur fédération valorise également la croissance, la rentabilité
des caisses et leur conformité aux normes, ce qu’elle décrit comme étant d’obtenir « un
beau rapport d’inspection ». Ces priorités se reflètent en partie dans les modes
d’évaluation et de rémunération de la fédération, puisque ses dirigeants se fixent, en
début d’année, des objectifs en matière de service à la clientèle, de satisfaction des
membres, de croissance des prêts, de rentabilité et de productivité des effectifs et que
leur régime d’intéressement prévoit la possibilité de remise d’un bonus aux gestionnaires
et aux employés, selon le résultat obtenu en fin d’année.
En ce qui a trait à la caisse spécifique dont elle est la directrice, Chantal nous la décrit
comme étant une entité de petite taille, qui maintient des relations d’affaires très étroites
avec ses clients. Contrairement à la majorité des caisses regroupées en fédération, la
sienne est « dédiée à un groupe », en ce sens qu’elle dessert uniquement les employés
d’une entreprise spécifique, qu’ils soient actifs, ex-employés ou retraités. Les employés
ne sont cependant pas obligés de faire affaire avec la Caisse. C’est donc dire que la
compétition avec d’autres établissements financiers existe tout de même. La qualité du
service au client est un enjeu stratégique de taille car, selon Chantal, c’est ce qui leur
permet de se différencier de leurs compétiteurs.
La mission particulière, la petite taille de la caisse et leur proximité physique avec les
principaux bureaux de l’entreprise font en sorte de créer des relations étroites avec leurs
membres. Les relations de proximité avec leurs membres et l’écoute qu’ils ont à l’égard
156
de ceux-ci y sont très valorisées. D’ailleurs, les membres témoignent régulièrement des
efforts de la Caisse à ce sujet dans les sondages de satisfaction de la clientèle. Le taux de
satisfaction global moyen de cette caisse se révèle d’ailleurs beaucoup plus élevé que
dans la plupart des caisses de la même fédération.
Selon Chantal, son équipe de travail se caractérise par l’existence d’une communication
aisée entre les personnes. Quant à leur conseil d’administration, Chantal en décrit les
directeurs comme étant souples et principalement préoccupés par la qualité du service
aux membres et la protection des intérêts de ces derniers, ainsi que par le bien-être des
employés. Fait important, des représentants syndicaux siègent sur leur conseil
d’administration, vu leur vocation de caisse rattachée à une entreprise particulière, ce qui
les distingue de la majorité des caisses de leur fédération. Selon Chantal, la présence de
représentants syndicaux contribue à ce que le conseil d’administration accorde une
grande importance à la protection des droits des membres et se préoccupe d’aider ceux
qui éprouvent momentanément des difficultés financières – comme nous le verrons plus
loin dans l’analyse du cas client de Chantal.
Dans ce contexte, Chantal voit son rôle comme étant principalement de s’assurer d’une
bonne qualité de service à la clientèle, de la satisfaction de leurs membres : « c’est ma
priorité et ce sera toujours ma priorité jusqu’à ma retraite, et mes employés le savent »,
nous dit-elle. Elle prend d’ailleurs soin d’être disponible en tout temps, tant pour ses
employés que pour les clients de la caisse, qu’ils aient ou non un rendez-vous, puisqu’à
défaut de le faire, elle estime que la satisfaction des membres pourrait en souffrir.
La rentabilité est également au cœur de ses préoccupations. Ainsi, elle questionne les
pratiques de certaines caisses d’offrir parfois des taux d’intérêt qui ne sont pas rentables,
simplement pour attirer ou conserver un client, et se refuse à les imiter. Chantal accorde
également de l’importance à l’équité dans les services aux membres, se refusant
d’accorder à l’un ce qu’elle n’accorderait pas à l’autre. Elle s’assure toutefois de justifier
ses refus et en profite, lorsque l’occasion se présente, pour sensibiliser le client à ses
excès de consommation et à la nécessité pour lui de rétablir sa santé financière.
157
Chantal valorise également, en tant que gestionnaire, d’être à l’écoute de ses membres et
de ses employés. Ainsi, si un employé manifeste une insatisfaction par rapport aux
façons de faire, elle verra avec lui comment résoudre ce malaise. Elle valorise aussi
l’ouverture d’esprit et la flexibilité. Ainsi, elle se dit prête à modifier sa position dans un
dossier lorsqu’un employé lui suggère une autre façon de faire. Elle n’hésite pas à
déléguer et à laisser à ses employés une bonne marge de manœuvre. Elle précise
toutefois qu’elle tient à un degré de rigueur élevé dans le travail et s’assure d’un suivi et
d’un contrôle adéquat des tâches effectuées par ses employés.
Chantal prend également le temps de questionner un employé qui ne semble pas bien
aller, et d’écouter au besoin les problèmes personnels de celui-ci. Elle indique qu’elle le
fait même lorsque le problème n’est pas directement lié au travail. Selon elle un
problème, peu importe sa source, peut influencer leur prestation de service. Ainsi, elle
considère que si un employé peut parler de son problème, cela peut l’aider à se sentir
mieux. C’est pourquoi, elle se montre à l’écoute des problèmes des employés.
5.2.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS
5.2.2.1 La décision de Chantal concernant la terminaison de l’emploi d’une
employée
Le cas que nous présente Chantal concernant un employé fait suite à l’embauche de cette
personne comme agente au service à la clientèle. A l’époque, Chantal cherche à combler
ce poste avec une personne qui, en plus d’aider les conseillères au service à la clientèle
dans leur travail, peut les aider à revoir leurs pratiques afin d’implanter les mesures de
conformité maintenant exigées par la fédération.
La candidate retenue, que nous
appellerons Corinne, possède de bonnes habiletés en matière de conformité, tel que le
démontrent les tests de pré-embauche. De plus, Chantal a déjà travaillé avec elle dans
une autre caisse, il y a plusieurs années et sait qu’elle fournit une bonne prestation de
travail.
158
Le problème surgit dès les premières semaines de travail de Corinne à la caisse. Elle est
brusque avec les autres conseillères et critique vivement leurs pratiques de travail, qui
lui semblent ne pas être conformes aux normes, malgré le fait qu’elle est leur subalterne
et qu’elle est là pour les aider. Ceci déplait aux employés qui se plaignent de la situation
à Chantal.
Chantal attribue ces premières difficultés au fait que Corinne provient d’une caisse où
les mesures de conformité sont déjà solidement implantées, ce qui n’est pas le cas dans
sa caisse, où il reste beaucoup à faire. Le problème à ce moment lui semble être dans la
façon qu’a l’employée de communiquer. Chantal nous résume ainsi son évaluation de la
situation à l’époque : « C’était une personne trop directive pour notre équipe, elle ne
demande pas, elle cherche à imposer … Il faut se faire accepter, et non faire le
bulldozer».
Chantal demande à ses autres employés de « laisser la chance au coureur » et de faire
preuve de compréhension : « soyez un petit peu plus ouverts et essayez d’accepter
qu’elle soit peut-être différente de vous dans sa façon de demander des choses, dans sa
façon de faire », leur dit-elle. Chantal intervient également auprès de Corinne pour lui
demander de faire attention à sa façon d’interagir avec les autres employés et lui indique,
pour ralentir ses ardeurs : « on va y aller graduellement ».
Peu de temps après, Chantal part en vacances pour quelques semaines. A son retour, rien
ne va plus : « le mal était fait », nous indique-t-elle, « personne ne voulait parler à
Corinne et encore moins la subir ». Les deux employés seniors qui remplaçaient Chantal
pendant ses vacances l’apostrophent dès son retour et lui lancent un ultimatum : si
Chantal ne règle pas la situation avec Corinne, ces employés ne la remplaceront plus lors
de ses absences. Chantal prend le temps de recueillir leur version de ce qui s’est passé
pendant son absence, puis rencontre le représentant syndical pour connaître sa position
sur la situation. La position du représentant syndical concorde avec celle des employés.
Par ailleurs un des dirigeants de la caisse, étant passé à la succursale récemment, lui
indique que Corinne ne lui semble pas heureuse dans son travail.
159
Avec le recul, Chantal regrette deux choses. D’abord, de ne pas avoir accordé plus
d’importance à la qualité des relations interpersonnelles lors de la sélection des
candidats pour ce poste : son attention était fixée sur le résultat des tests en matière de
conformité. D’autre part, elle regrette ne pas avoir mis fin à l’emploi de Corinne pendant
sa période de probation, avant de partir en vacances. L’avoir congédié à ce moment
aurait simplifié ses démarches par la suite. Mais elle n’y a pas pensé, considérant à ce
moment-là ne pas avoir suffisamment d’éléments pour le faire. Or à son retour de
vacances, la période de probation de Corinne était terminée.
« Dans une petite équipe de huit personnes, il est difficile d’avoir une ressource qui ne
s’intègre pas », nous indique Chantal, « on ne peut fonctionner avec deux clans».
Chantal rencontre donc par la suite Corinne pour lui faire part des plaintes des autres
employés à son égard. Elle nous résume la rencontre, qui a duré plus d’une heure, en ces
termes :
« Je lui fais part de comment ça avait été vécu par les autres
employés, comment elles se sont senties dans tout ça, et je lui ai
demandé comment est-ce qu’elle se sent dans ce poste là. Elle
me répond qu’elle y est bien, qu’elle est très heureuse, que tout
fonctionne bien... On discute de l’importance de l’attitude,
parce qu’à mon avis 20% du travail c’est la tâche comme tel,
mais 80% c’est l’attitude et le travail d’équipe quand on est
dans du service à la clientèle. »
L’employée démontre peu d’ouverture lors de cette rencontre, nous dit Chantal. « Elle
m’explique qu’elle a toujours fonctionné comme cela et que ce n’est pas parce qu’elle
est rendue ici qu’elle va pouvoir faire autrement », nous rapporte-t-elle. Chantal lui
demande néanmoins de faire certains ajustements au niveau de son attitude au travail, et
plus particulièrement de « cesser de dénigrer l’équipe » et de « s’ouvrir aux autres
membres de l’équipe ». Elle offre également son soutien à Corinne, lors de cette
rencontre, en ces termes : « Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider là-dedans? ».
Chantal nous explique que c’est sa façon usuelle de procéder dans de tels cas : elle offre
toujours son aide à l’employée qui a des problèmes de fonctionnement.
160
Dans les jours qui suivent, Chantal remarque que l’employée fait certains efforts, mais
sans que cela améliore de beaucoup le travail d'équipe et qu’il y ait une meilleure
cohésion entre les employés. L’attitude de Corinne demeure problématique. Chantal
garde espoir : « je me suis dit peut-être bien qu’à un moment donné ça va aboutir ».
Néanmoins, elle rencontre à nouveau Corinne à ce sujet quelques semaines plus tard,
puisqu’elle considère ses progrès insuffisants.
Deux mois plus tard, un peu avant la mi-décembre, Chantal reçoit, au cours de la même
journée, deux plaintes de clients concernant cette employée. Dans le premier cas,
Corinne aurait manqué de respect à une cliente au téléphone, au point où celle-ci se
serait sentie « comme une moins que rien » à ses yeux. Dans le deuxième cas, elle
exigeait d’un client qu’il se déplace pour signer un formulaire alors que depuis des
années il transmet ses documents à la caisse par télécopieur, puisqu’il demeure loin de la
caisse. Chantal nous indique qu’elle avait précisé à Corinne, en début d’emploi, la
priorité accordée à la qualité du service à la clientèle et l’importance d’avoir une attitude
accueillante et agréable envers les membres. Elle lui avait également indiqué que,
compte tenu que leur clientèle était géographiquement dispersée, il fallait continuer à
servir par télécopieur les clients qui en avaient l’habitude.
« J’étais de plus en plus de bonne humeur », nous dit Chantal, en repensant à sa colère la
journée où elle a reçu les plaintes. Les propos de Chantal lors de l’entrevue démontrent
bien la colère et la frustration qu’elle ressentait face à ces incidents:
« Quand je reçois des plaintes des membres par rapport à une
personne de l’équipe, ce qui est très rare, ça me fait bouillir.
Parce que c’est tellement important pour moi le service aux
membres. J’étais hors de moi d’entendre les commentaires que
j’ai entendus de ces membres sur l’attitude de Corinne à leur
égard. J’étais frustrée, j’étais choquée, je me disais que
l’employée ne prend pas les moyens nécessaires.»
Chantal décrit en ces termes les gestes qu’elle décide de poser suite aux plaintes et ses
raisons pour le faire:
« Je lui rédige alors un avis disciplinaire écrit, parce que selon
moi ce sont des éléments qui sont trop importants. Je ne laisse
161
jamais tomber des membres qui me sollicitent pour améliorer
nos pratiques…Je ne peux pas laisser passer ça. J’aurais fait
de même si je n’avais eu qu’une plainte, mais là j’en avais
deux. »
Elle rencontre donc Corinne à nouveau pour lui remettre cet avis disciplinaire écrit, en
présence du représentant syndical. Chantal nous résume ses propos lors de cette
rencontre et le contenu de l’avis disciplinaire, et nous remet copie de celui-ci, qui
corrobore tout à fait ses dires. L’avis mentionne les rencontres précédentes avec
l’employée, et les changements d’attitude qui lui avaient déjà été demandés. Il relate les
détails des deux plaintes de clients et mentionne également certaines insuffisances
concernant son attitude en général, particulièrement dans ses relations avec les autres
employés de la caisse. L’avis précise que l’employeur s’attend à ce que Corinne modifie
son attitude de sorte à répondre aux attentes de l’employeur à ce sujet et précise
spécifiquement les changements exigés. L’employée réagit assez mal suite à la réception
de l’avis, et lui revient quelques jours plus tard pour lui dire qu’elle conteste l’avis
disciplinaire, puisque selon cette dernière cet avis est basé sur des plaintes verbales de
clients. Chantal maintient toutefois l’avis au dossier de l’employée.
L’attitude de l’employée ne s’améliore toujours pas au cours des prochaines semaines.
Au contraire, un nouvel incident se produit avec un client, quelques jours avant le congé
des Fêtes. Chantal entend des bribes de conversation téléphonique entre Corinne et ce
client, qui la laissent estomaquée. « La finesse n’y était vraiment pas, ce n’était pas fait
de façon à rassurer le membre. Je me disais Mon Dieu, comment peut-on parler comme
ça à un membre, ça me dépassait un peu », nous dit-elle. « Je n’admets pas qu’on
manque de respect aux membres, et c’est ce que j’entendais ».
Chantal décide sur le champ que la situation ne peut plus durer : « Ça a été mon
déclencheur. C’était clair pour moi, à ce moment, que malgré les rencontres qu’on avait
eues et l’avis disciplinaire qui lui avait été donné, le message ne passait pas et il ne
passerait jamais. Je me suis dit ‘‘on arrête ça là.’’» Elle ressent encore une fois de la
colère et de la frustration, mais également de la déception : elle était persuadée que
162
l’employée allait améliorer son attitude suite à l’avis disciplinaire. Il est clair pour
Chantal que Corinne doit quitter. Elle hésite toutefois à mettre fin à l’emploi de Corinne
à quelques jours seulement de la période des Fêtes, et nous explique ainsi ses raisons :
« Je ne pense pas qu’elle aurait passé un bon moment en famille et pour moi, la famille,
c’est important. Je voulais qu’elle passe un temps des Fêtes agréable ». Elle avise
toutefois les dirigeants de la Caisse, lors de leur réunion de fin décembre, que
l’employée devra quitter.
La situation continue toutefois à la préoccuper pendant la période des Fêtes, au point où
elle y pense souvent et est moins présente avec ses proches. Les conséquences pour
Corinne sont importantes, particulièrement quant aux pénalités qu’elle pourrait subir
relativement à son régime de pension, et elles préoccupent Chantal. De plus elle ressent
de la culpabilité pour avoir accepté d’embaucher Corinne pour ce poste, ce qui a eu pour
effet de la « déraciner » de son environnement de travail à l’autre caisse où elle
travaillait depuis une trentaine d’années, rendant son adaptation plus difficile. Elle se
sent également coupable de ne pas avoir cherché à évaluer l’attitude de celle-ci lors de
l’entrevue, ce qui aurait pu avoir pour effet de ne pas l’embaucher. Elle s’est en effet
fiée beaucoup sur ce qu’elle connaissait précédemment sur cette employée, qu’elle avait
côtoyée professionnellement plus de quinze ans auparavant. Elle nous exprime ainsi son
tiraillement :
« Je me sentais mal parce que c’est quelqu’un que je
connaissais, avec qui j’avais travaillé pendant 12-13 ans.
J’avais accepté qu’elle vienne travailler chez nous et je sentais
que je l’avais déracinée… Mais ce n’était plus la Corinne que
j’avais connue. Elle avait 30 années de service à l’autre caisse,
et je la mettais face à rien si je lui disais écoute, ça ne
fonctionne pas : son fond de pension, ses autres avantages, pour
quelqu’un à qui il reste trois ou quatre ans à travailler…C’était
délicat. »
Cette période de réflexion permet à Chantal d’examiner différentes façons de mettre fin
à la relation d’emploi avec Corinne. Elle préfère suggérer à Corinne de se trouver un
autre emploi au sein de la fédération ou ailleurs, plutôt que de lui monter un dossier
menant au congédiement. « Cela paraît mieux sur un cv », nous dit-elle. De plus, si
163
Corinne se trouve un autre emploi au sein de la fédération, cela lui permettrait de
conserver son fonds de pension et ses autres avantages. Elle décide donc d’offrir cette
option à Corinne au retour du congé des Fêtes, mais si celle-ci n’accepte pas, elle
procédera au congédiement. « Je ne voyais pas d’autre solution », indique Chantal,
« elle ne s’intégrait pas à l’équipe, qui mettait tout en œuvre pour avoir un niveau de
satisfaction des membres élevé, alors que ses gestes avaient l’effet contraire».
Chantal en vient à penser qu’il serait préférable de suggérer à Corinne qu’elle demande
un transfert à l’équipe de remplacement de la fédération, plutôt que de postuler dans une
autre caisse, compte tenu qu’il ne lui reste que quelques années à travailler avant sa
retraite. « Parce que si elle s’en allait dans une autre caisse en tant qu’employée à
temps plein avec l’attitude au travail qu’elle a », nous confie Chantal, « cela risque ne
pas fonctionner. Quand on est sur une équipe de remplacement, les gens se sentent
moins impliqués dans la caisse donc s’ils s’intègrent moins bien, c’est moins grave. »
Une autre option possible serait que Corinne postule dans une plus grande caisse. « Elle
y serait en appui aux conseillers uniquement, et aurait peu d’interactions avec les
membres, ce qui faciliterait peut-être son intégration», selon Chantal.
Un autre élément important amène Chantal à privilégier l’option selon laquelle Corinne
se chercherait un emploi ailleurs : si elle la congédie, la facture risque d’être salée pour
la caisse. En effet, la prime de séparation à laquelle Corinne aurait droit serait alors
calculée en fonction du nombre total d’années qu’elle a travaillé au sein de la fédération,
et non seulement en fonction des quelques mois passés dans ses nouvelles fonctions.
« Ça aussi, ça a pesé dans la balance », nous avoue Chantal, « je pensais
principalement à l’employée mais quand tu t’assoies dans la chaise de l’administrateur,
tu te dis ‘‘financièrement, ai-je les moyens de débourser ce montant-là’’? ».
Chantal rencontre donc Corinne environ une semaine après son retour au début de
janvier. Voici comment elle nous résume ses propos à l’employée lors de cette
rencontre :
« Je ne te sens pas heureuse dans ce que tu fais, les autres
employés ne sont pas heureux en termes de chimie et de
164
collaboration, il y a de la friction tout le temps et l’atmosphère
est exécrable. Il faut qu’on fasse quelque chose, autant pour ton
bien que celui des autres employés, et pour le fonctionnement de
la caisse. Il faut que tu te trouves un emploi ailleurs.
Je ne te mets pas à la porte, je te donne plutôt le temps de te
trouver un emploi ailleurs, en autant que cela ne prenne pas six
mois. Pendant ce temps, je vais te maintenir en poste. Si tu
trouves quelque chose et que tu as besoin de temps pour aller
passer une entrevue, pour aller passer des tests, je vais te
libérer pour cela.
Va voir au niveau de l’équipe de remplacement s’ils ont des
ouvertures, ton choix de vacances va pouvoir être respecté, tu
gardes ton ancienneté et tous tes avantages sociaux, tu gardes
ton fonds de pension… »
Chantal trouve cela difficile d’annoncer sa décision à l’employée. « Ce n’est pas évident
à recevoir pour l’employée », nous dit-elle, « cela veut dire qu’elle ne fait pas l’affaire,
c’est un choc ». Elle considère toutefois qu’elle a fait tout ce qu’elle pouvait dans les
circonstances. Elle s’explique ainsi :
« Je voulais lui donner la chance de se ressaisir, de s’intégrer à
l’équipe, d’adopter l’attitude qu’il fallait pour pouvoir bien
cadrer avec nos membres et l’équipe, alors je l’ai rencontré à
quelques reprises pour essayer de la faire évoluer en ce sens,
mais j’ai fait face à un mur. »
Un mois plus tard Corinne lui remet sa lettre de démission, s’étant trouvé un emploi
dans l’équipe de remplacement de la Fédération, tel que Chantal lui avait suggéré.
5.2.2.2 La décision de Chantal concernant la reprise de possession de
l’immeuble d’un client
Le deuxième cas que soumet Chantal concerne un client qui s’est vu accorder un prêt
hypothécaire de près de 100,000$ par la caisse pour consolider ses diverses dettes et qui
fait défaut de respecter les conditions prévues au contrat de prêt. L’immeuble à revenu
qui fait l’objet du prêt hypothécaire constitue la garantie de la caisse en cas de défaut sur
165
cet emprunt. Le client habite un des logements de cet immeuble et sa mère âgée en
habite également un; les autres logements sont loués à des tiers.
Afin de protéger la créance de la caisse, et plus particulièrement que celle-ci puisse
récupérer l’immeuble donné en garantie en cas de non remboursement du prêt, le contrat
d’emprunt stipule que les taxes doivent être payées selon les dates d’échéance prévues et
que les comptes de services publics (électricité et gaz) doivent être acquittés dans les 45
jours suivant la réception de la facture. Cette clause s’avère importante puisque les
créanciers pour taxes et pour comptes publics ont légalement priorité sur la caisse en cas
de difficulté financière du client. A défaut de respecter cette clause du contrat, le client
s’expose à voir le prêt rappelé par la caisse.
Le prêt hypothécaire fut consenti pour aider cette personne, déjà client à la caisse, à
sortir d’une mauvaise passe financière suivant son divorce. Au moment de l’octroi du
prêt, sa capacité de remboursement, quoique peu reluisante, est estimée suffisante. La
première année suivant l’octroi du prêt, les taxes et les comptes publiques sont payés à
temps. La deuxième année, quoique le client s’acquitte des versements pour son
emprunt, le paiement des taxes accuse du retard. Chantal tolère ce manquement, compte
tenu qu’elle sait que le client vient de perdre son emploi, jusqu’au jour où elle reçoit de
la municipalité un préavis de vente de l’immeuble donné en garantie, pour non paiement
des taxes. Chantal s’empresse alors de payer les taxes dues pour éviter la vente de
l’immeuble, de sorte que la caisse puisse conserver un premier rang sur l’immeuble
donné en garantie. Le montant payé par la caisse est alors ajouté au solde du prêt
hypothécaire.
L’année suivante le client s’acquitte encore des versements pour son emprunt mais les
taxes sur l’immeuble demeurent impayées. La caisse acquitte à nouveau les taxes, en
ajoutant le montant au solde du prêt hypothécaire. Chantal sait qu’elle aurait l’appui de
son conseil d’administration à ce sujet, puisque les administrateurs ne sont pas trop
rigides, selon elle, en ce qui a trait à l’application des clauses contractuelles et qu’il lui
reste une marge suffisante d’équité sur l’immeuble pour donner une autre chance au
166
client. « Je n’aurais pas été aussi tolérante si on avait eu moins d’équité sur la
propriété », nous indique-t-elle. De plus certains administrateurs sont représentants
syndicaux et priorisent donc généralement la protection des intérêts du membre en
difficulté.
La quatrième année, le client ne s’est toujours pas trouvé d’emploi stable, il n’a que des
contrats occasionnels. Il éprouve donc encore des difficultés financières.
Pour la
première fois depuis que le prêt lui a été accordé, le client ne réussit pas toujours à
acquitter les versements sur le prêt à temps. Chantal reçoit à nouveau de la municipalité
un préavis de vente de l’immeuble donné en garantie, pour non paiement des taxes. Elle
fait effectuer des vérifications additionnelles sur la solvabilité du client et apprend qu’il
doit plus de $5 000 à son fournisseur de gaz naturel, que d’autres sommes sont dues
pour l’électricité et que les primes d’assurances sur l’immeuble n’ont pas été acquittées.
Chantal estime à ce moment que, malgré ses difficultés, le client pourrait honorer ses
engagements. « Il a quand même des revenus de loyer, son chômage et des revenus
d’appoint avec son travail d’appoint, je me disais qu’il aurait pu tout de même réussir à
faire ses paiements, en structurant bien ses finances personnelles », nous dit-elle.
Chantal convoque donc le client à son bureau pour discuter avec lui de la situation. Elle
lui offre de l’aider à préparer un budget pour lui permettre de dégager les sommes
nécessaires pour respecter ses engagements, ce que le client refuse.
Chantal lui fait alors part des diverses sommes qu’il doit tant à la caisse qu’à divers
fournisseurs, puis lui relit l’acte de prêt en lui indiquant les diverses clauses qu’il n’a pas
respectées du fait de ces défauts de paiement. Elle lui demande alors quelles mesures il
entend prendre pour respecter ses engagements à l’avenir, mais le client est incapable de
lui dire.
Chantal indique donc au client que trois options s’offrent à lui dans les circonstances :
vendre l’immeuble, refinancer sa dette ailleurs pour rembourser la caisse, ou ne rien
faire. Cette dernière option aurait, bien sûr, pour conséquence que la caisse reprenne
167
l’immeuble en paiement de sa créance. Le client refuse catégoriquement de vendre
l’immeuble. Le refinancement est illusoire : le client n’a pas une capacité suffisante de
remboursement. Elle lui indique donc qu’elle ne peut pas tolérer que la situation perdure,
et que la caisse n’aura pas d’autre choix que d’intenter les procédures judiciaires
nécessaires pour reprendre l’immeuble et de le vendre pour se rembourser de sa créance.
« Nous faisions face à un cul de sac », nous indique Chantal, «il n’avait pas de capacité
de remboursement, c’était un éternel recommencement». Elle décide donc de procéder
au rappel du prêt et justifie ainsi sa décision :
«Il y avait eu à quatre reprises défaut de respecter les
conditions de ce contrat de prêt alors qu’un seul cas de défaut
peut justifier le rappel d’un prêt. Il y a bien des institutions
financières qui auraient fait le rappel du prêt bien avant cela.
Quant à moi, je ne pouvais plus rien faire. Nous ne sommes pas
l’armée du salut, nous sommes une institution financière et nous
faisons du financement. Cela faisait plusieurs fois que je le
rencontrais et que je capitalisais ses taxes, je lui avais donné
des chances.
Je veux bien aider des gens mais je ne veux pas le faire au
détriment des autres membres et risquer des pertes à la caisse.
Parce que lorsqu’on fait une perte, je puise directement dans les
poches de mes autres membres : si je ne l’ai pas dans mes
excédants, je ne peux pas faire de ristourne. Pourquoi est-ce que
je pénaliserais mes autres membres, alors qu’il y a un moyen de
récupérer le montant du prêt ? »
Chantal avise le client de sa décision, malgré le mécontentement de ce dernier. « Ça me
mettait un peu mal », nous avoue Chantal, « parce que c’est une personne qui avait
perdu son emploi il y a deux ans, et plus ça allait, plus il s’embourbait, mais que voulezvous qu’on fasse ?» Malgré ce malaise, Chantal dit n’avoir aucune hésitation, à ce
moment, à initier les procédures pour prendre possession de l’immeuble.
« C’est
strictement une décision d’affaires », nous indique-t-elle. « Ce n’était pas par rapport à
l’être humain que la démarche était effectuée, c’était par rapport au dossier financier ».
Les procédures légales débutent par un préavis avisant le client que compte tenu de son
défaut de s’acquitter de sa dette, la caisse demande de prendre possession de
168
l’immeuble, pour le vendre pour rembourser son prêt et payer ses autres dettes. Le
préavis indique également que le surplus de la vente lui sera remis. La caisse obtient un
jugement de la cour permettant la reprise de l’immeuble pour fins de vente dans les
trente jours.
Quoiqu’elle détienne ce jugement lui permettant d’évincer le client et de mettre
l’immeuble en vente, Chantal espère toujours que le client se ravisera et vendra luimême l’immeuble ou trouvera d’autre financement ailleurs. Elle communique d’ailleurs
avec le client, qui lui indique qu’il avait trouvé du financement de la part d’un particulier
et que c’était notaire Untel qui s’occupait du dossier. Chantal avise alors son avocat de
mettre le dossier en suspens, estimant préférable de ne pas l’évincer et reprendre
l’immeuble, puisque le refinancement se ferait sous peu. « Pourquoi faire toute cette
démarche-là si pour la personne ça se conclut de façon favorable », nous indique-t-elle.
« S’il veut garder son immeuble et qu’il a trouvé quelqu’un qui a accepté de prendre le
risque, tant mieux pour lui! Question humaine, tout simplement » De plus, l’hiver n’était
pas encore fini, et elle ne voulait pas mettre le client à la rue tant que les températures
n’étaient pas clémentes. « Et puis, je me disais qu’il faut lui donner une chance de se
trouver un autre logement, peut-être de se trouver un emploi d’été ou un emploi dans
une autre sphère d’activité, je ne sais pas…. ».
La situation est d’autant plus complexe que la mère du client, âgée de plus de quatrevingt ans, a un logement dans l’immeuble de son fils depuis plusieurs années. Cette
dame a appelé Chantal une quinzaine de fois au cours des deux mois précédant
l’éviction pour la supplier de ne pas continuer les procédures, car elle ne voulait pas
déménager mais n’était pas en mesure d’aider son fils financièrement. « Elle me disait
que le tout était pour la rendre malade ou la tuer. Cela ne pouvait pas avoir d’impact
sur ma décision comme telle, parce qu’un cas de défaut c’est un cas de défaut, mais ça
venait me chercher humainement», nous dit Chantal. « J’ai essayé de trouver avec le
client d’autres solutions mais il n’y avait rien à faire, il n’avait pas d’argent, et sa mère
n’était pas fortunée, elle ne pouvait pas l’aider financièrement. Je ne pouvais pas faire
de miracle. »
169
Chantal décide donc d’accorder un mois de plus au client avant de procéder à l’éviction.
Peine perdue : malgré que le client lui avait indiqué être en pourparlers pour le
refinancement de sa dette, il n’en est rien. Chantal vit alors de la colère face à l’inaction
et aux fausses représentations du client, qu’elle nous exprime ainsi :
« Je ne recevais rien, même pas une demande du notaire de lui
confirmer le solde dû. J’ai alors communiqué avec le notaire,
lequel m’indique qu’il n’avait aucun dossier en cours à ce sujet.
Il (le client) m’a menti à plusieurs reprises, c’est le sentiment
que j’ai eu. C’est insultant de se faire niaiser comme cela et de
se faire raconter n’importe quoi. Nous, on le respectait
beaucoup plus que lui, il ne nous respectait. Je lui avais donné
30 jours de délai supplémentaire mais à un moment donné, il
faut qu’il y ait quelque chose qui se passe. »
Malgré tout, même après ce délai additionnel d’un mois et la réalisation que le client lui
faisait de fausses représentations, Chantal hésite à procéder à l’éviction. Elle nous avoue
avoir dit à son avocat « je me sens mal de l’évincer, je trouve ça radical comme moyen,
de mettre quelqu’un à la rue». Chantal parle de son inconfort face à l’éviction dans les
termes suivants :
« Se faire sortir de chez-soi, pour moi, c’était comme le point
ultime. C’était là mon inconfort, mon ambivalence, dans le sens
où humainement, ça ne se fait pas. Par contre, si tu prends juste
ton côté gestionnaire, oui, c’est la chose à faire, tu n’as pas le
choix. Mais j’avais toujours mon petit côté humain qui me
fatiguait. Pour moi, le respect de l’individu, c’est important. Et
je trouvais que, même s’il m’avait menti, même s’il m’avait
niaisée, j’avais quand même du respect pour cette personne-là.
Je me disais également que sa mère, qui a un logement dans le
même immeuble, peut vivre des choses importantes à cause de
l’éviction de son fils. Côté humain, est-ce que ça peut
provoquer chez elle une crise de cœur ou quelque chose comme
ça? C’est quelque chose qui me fatiguait. Je lui avais parlé
nombre de fois à cette dame-là…. Mais quand je regardais le
dossier froidement, je me disais qu’il fallait faire les démarches
légales.»
Chantal nous indique ce que l’avocat lui a répondu à ce moment: « tu n’as pas le choix,
c’est le seul moyen que tu as, c’est le seul moyen si tu veux récupérer ton immeuble, car
sans cela il ne fera rien. Tu lui as déjà donnée trente jours de plus que ce qu’indiquait le
170
jugement, arrête de donner des extensions, il faut procéder». Chantal se résigne donc
finalement à suivre la recommandation de son avocat, puisqu’elle doit récupérer les
fonds de la caisse. « Je me suis dit, s’il le faut, il le faut ! C’est dommage, mais c’est
comme cela, et c’est la fin de mai, il n’y a plus de neige. C’était rendu une décision
d’affaires»», nous précise-t-elle, « mais quand on pense qu’on met quelqu’un sur le
trottoir c’est fatiguant ». Elle n’avait jamais pensé devoir aller jusqu’à l’éviction. « Je
pensais qu’il aurait accepté de sortir de lui-même », précise-t-elle, « mais il s’est obstiné
et ne tenait pas compte du jugement. Que voulez-vous qu’on fasse ? »
Chantal a donc entamé les procédures avec un huissier pour faire évincer le client de son
logement, et sortir ses meubles et ses effets personnels. « Ils mettaient ça sur le trottoir
et après ça il y avait un camion de la municipalité qui passait pour récupérer ça et
envoyer ça à quelque part », nous précise-t-elle. « Il s’est retrouvé sur le trottoir. Je ne
me sentais pas bien avec cela, mais je n’avais pas d’autre alternative. Est-ce que je
l’aurais toléré dans son appartement pendant des années ? Il ne voulait pas sortir…. »
Le lendemain de son éviction, alors que les biens personnels du client sont à la rue, le
notaire avise Chantal que le client vient tout juste d’obtenir un financement hypothécaire
d’un particulier. Le client a donc pu réintégrer son immeuble, avec ses biens. Il est
regrettable, selon Chantal, que le client ait attendu si tard pour se trouver un
refinancement : « il a fallu que la caisse se rende jusqu’à cette étape pour que
l’emprunteur se décide à faire des démarches pour pouvoir garder son immeuble. Il a dû
payer tous les frais judiciaires et autres ainsi que notre solde hypothécaire ».
Chantal termine ses propos en nous indiquant que si une situation similaire se produit à
nouveau avec un autre client, elle ne donnerait pas trois ans de grâce au client en
capitalisation de taxes, pas plus que deux. « Cela n’a pas donné grand-chose d’être
tolérante », nous dit-elle. « Ça n’a fait que reporter la décision, reporter l’échéance. Je
pensais que cela permettrait au client de se remettre sur pied et de trouver des moyens
de s’en sortir, mais ce ne fut pas le cas ».
171
5.2.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT DE CHANTAL
5.2.3.1 Le souci d’autrui de Chantal dans sa décision concernant la
terminaison d’emploi d’une employée
La qualité du service à la clientèle et la satisfaction des clients sont au cœur des priorités
de Chantal et de son idéal de gestionnaire de caisse. Elles sont également au cœur de la
situation qu’elle nous décrit concernant le congédiement d’une employée.
Le cas débute peu de temps après l’entrée en fonction de l’employée à la caisse (T1).
Des employés déjà en place viennent se plaindre du fait que la nouvelle employée est
trop directive et qu’elle critique leurs pratiques (bracketing). À ce moment, Chantal n’y
voit qu’un problème de type « professionnel » (qualification), relatif à la gestion de la
communication entre les employés, problème qu’elle attribue à la personnalité un peu
brusque de Corinne, et ne s’en inquiète pas outre mesure.
Figure 10 – Chantal décision # 1.1 (T1)
DÉCISION
BRACKETING
Plaintes
d’employés :
Corinne
critique leurs
pratiques
QUALIFICATION
Problème
« professionnel » :
climat de travail ,
intégration &
communication entre
les employés
ÉVALUATION
Conformité importante,
mais bien être de ses
employés & collaboration
aussi
Sensibiliser les
deux parties à plus
de souplesse, de
compréhension
mutuelle et une
meilleure
communication
Corinne communique trop
brusquement pour
l’implantation des
nouvelles normes
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être des autres employés –
climat de travail
Bien-être de Corinne - l’aider à
s’intégrer
Priorités : Communication,
climat de travail et respect
IMPLANTATION
Médiation :
Demande aux
employés de « laisser
la chance au
coureur »,
et demande à
Corinne d’y aller plus
graduellement
SOUCI pour ORGANISATION
Fonctionnement de l’équipe Bonne communication &
coopération
172
Quoiqu’il lui tient à cœur d’améliorer les pratiques en matière de conformité, elle
valorise aussi le climat de travail et le bien-être de ses employés. Chantal évalue qu’il
faudra y aller plus graduellement pour changer les pratiques en vue d’une meilleure
conformité, pour qu’il y ait une meilleure communication et collaboration dans l’équipe.
Elle évalue également que Corinne devra adoucir son approche si elle veut bien
s’intégrer à l’équipe (évaluation).
Chantal décide, à cette fin, de tenter de rapprocher les parties et de les amener à mieux
communiquer entre eux, avoir plus de souplesse et mieux s’entendre (décision). Elle
rencontre les deux parties à ce sujet, demandant à Corinne d’avoir une approche plus
graduelle et moins brusque, et aux autres employés de faire preuve de plus de
compréhension et « laisser la chance au coureur », puisque Corinne n’est en poste que
depuis peu (implantation).
La situation s’envenime quelques semaines plus tard pendant l’absence de Chantal pour
les vacances. À son retour (T2), c’est la crise : les employés de la caisse lui indiquent
clairement qu’ils ne veulent plus subir la présence de Corinne (bracketing). Après avoir
recueilli plus d’informations de la part des employés séniors et du représentant syndical
sur ce qui s’est passé pendant son absence, Chantal constate qu’il s’agit plus que d’un
simple problème de communication entre les employés. Le bon fonctionnement de son
équipe est perturbé vu l’attitude de Corinne envers ses collègues : l’esprit d’équipe et la
collaboration sont sérieusement affectés (qualification). Il s’agit donc toujours d’un
problème de type « professionnel », concernant la gestion efficace de son équipe, mais il
est devenu plus sérieux.
Quoiqu’elle veut laisser la chance à la nouvelle venue de s’adapter progressivement, et
qu’elle comprend qu’il est difficile de changer d’environnement et de s’acclimater,
Chantal accorde beaucoup d’importance au fonctionnement efficace de l’équipe et au
climat de travail : elle évalue qu’elle doit intervenir dès maintenant pour corriger la
situation (évaluation).
173
Figure 11 – Chantal décision # 1.2 (T2)
BRACKETING
L’attitude de
Corinne nuit au bon
fonctionnement de
l’équipe & doit
changer
Problème
« professionnel » :
fonctionnement de
l’équipe
Nouvelles
plaintes
d’employés : la
situation s’est
envenimée
DÉCISION
ÉVALUATION
QUALIFICATION
Exiger que
Corinne modifie
son attitude
envers ses
collègues
Priorité : efficacité
dans le
fonctionnement de
l’équipe et climat de
travail
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être des autres
employés – climat de travail
Bien-être de Corinne - l’aider
à s’intégrer
IMPLANTATION
Rencontre Corinne et
lui demande de
modifier son attitude
envers ses
collègues, tout en lui
offrant son aide pour
faciliter son
intégration
SOUCI pour ORGANISATION
Fonctionnement de l’équipe Efficacité
Chantal décide donc d’aviser Corinne que son attitude envers ses collègues de travail ne
correspond pas à ce qui est nécessaire pour maintenir un esprit d’équipe sain et un
fonctionnement efficace, et qu’elle doit faire les ajustements nécessaires (décision). Elle
la rencontre à ce sujet. Cependant puisque Chantal demeure soucieuse d’aider Corinne à
s’intégrer à l’équipe, et elle lui offre aussi son aide si elle juge en avoir besoin
(implantation).
Suite à cette rencontre, Chantal note une légère amélioration dans l’attitude de Corinne
(bracketing- T3), mais juge celle-ci insuffisante pour permettre le niveau d’intégration
de cette dernière à l’équipe nécessaire au bon fonctionnement de la caisse : elle a
toujours
un
problème
de
fonctionnement
d’équipe
(qualification :
problème
professionnel). Elle sait toutefois que l’adaptation à une nouvelle équipe peut prendre du
temps, mais croît que Corinne doit faire plus d’efforts (évaluation). Elle décide d’exiger
un plus grand effort de sa part (décision) et la rencontre à nouveau à ce sujet
(implantation).
174
Figure 12 – Chantal décision # 1.3 (T3)
DÉCISION
ÉVALUATION
QUALIFICATION
BRACKETING
Amélioration
insuffisante
de l’attitude
de Corinne
L’adaptation
nécessite du
temps mais aussi
des efforts
Problème
« professionnel » :
fonctionnement de
l’équipe
Exiger que
Corinne modifie
davantage son
attitude envers
ses collègues
Priorité : efficacité
dans le
fonctionnement
de l’équipe et
climat de travail
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être des autres
employés – climat de travail
Bien-être de Corinne - l’aider
à s’intégrer
IMPLANTATION
Rencontre Corinne et
lui demande de
modifier son attitude
envers ses collègues
SOUCI pour ORGANISATION
Fonctionnement de l’équipe
Alors qu’elle s’est montrée relativement tolérante jusqu’à ce point, l’attitude de Chantal
envers cette nouvelle employée change radicalement lorsque celle-ci fait l’objet,
quelques semaines plus tard, de deux plaintes de clients le même jour (T4). Il s’agit,
dans les deux cas, de plaintes ayant trait à l’attitude négative et à l’intransigeance de
Corinne à l’égard de ces clients. Or la qualité du service à la clientèle constitue une des
valeurs fondamentales de l’organisation, et Chantal y souscrit entièrement. Ainsi, par
exemple, l’attitude envers les clients doit toujours être accueillante et agréable. Le
problème change alors de nature à ses yeux et devient déontologique, puisqu’il y a eu
manquement aux normes de l’organisation (qualification).
Ces incidents provoquent chez Chantal une grande colère, vu l’importance qu’elle
accorde à la qualité du service. Elle ressent également de la frustration parce que
l’employée a déjà été avisée à trois reprises de la nécessité d’ajuster son attitude, et
qu’elle ne semble pas mettre les efforts nécessaires pour s’améliorer à ce sujet. Chantal
conçoit son rôle comme étant principalement de s’assurer de la qualité du service à la
clientèle et de la satisfaction de leurs membres. Elle évalue que les deux situations
faisant l’objet de plaintes constituent des manquements importants aux normes de
l’organisation (évaluation).
175
Figure 13 – Chantal décision # 1.4 (T4)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Deux plaintes
de clients
ÉVALUATION
Problème
déontologique :
Manquement à une
valeur prioritaire, la
qualité du service
au client
Normes élevées de
qualité de service –
valeur importante
Avis
disciplinaire
Deux cas successifs
Manquements
importants
Sanction habituelle :
avis disciplinaire
Colère
Priorité : Assurer le
respect des normes
élevées de service
client
Frustration
SOUCI pour ORGANISATION
Qualité du service aux clients
IMPLANTATION
Avis disciplinaire
écrit exigeant un
changement
d’attitude
CONTEXTE
Valeurs de la Caisse &
Perception de son rôle :
Importance de la qualité
du service client
Suivant la logique habituelle rattachée à des problèmes de nature déontologique, Chantal
décide qu’il y a lieu d’appliquer une sanction (décision) face aux manquements
survenus. Elle impose donc à Corinne un avis disciplinaire écrit, la sommant de modifier
son attitude afin de répondre aux exigences de l’employeur en la matière (implantation).
Le souci d’autrui de Chantal envers Corinne qui la porte à « laisser la chance au
coureur » s’efface donc, pendant cette quatrième étape de la démarche décisionnelle,
pour laisser place à un souci essentiellement organisationnel, lié à la valorisation de la
qualité de service à la clientèle et aux standards élevés que l’organisation préconise à ce
sujet.
Un cinquième moment critique (T5) survient lorsque, peu de temps après cet avis
disciplinaire écrit, Chantal surprend l’employée à manquer de respect à un client au
téléphone (bracketing). Colère, frustration et déception font surface chez Chantal face à
ce nouveau manquement à la valeur fondamentale de qualité du service client, malgré
l’avis disciplinaire : le problème demeure de nature déontologique, mais sa gravité s’est
accentuée (qualification).
176
Figure 14 – Chantal décision # 1.5 (T5)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Nouveau
manquement
important à la
qualité de
service au
client constaté
par Chantal
Problème
déontologique :
manquement
additionnel à la
qualité du
service client
ÉVALUATION
Manquement important à la
qualité de service = menace la
satisfaction des membres,
stratégiquement cruciale à
leurs pérennité & rentabilité
Mettre fin à
l’emploi
Le changement d’attitude
nécessaire est peu probable
La gradation des sanctions
est respectée : Corinne a déjà
reçu un avis verbal et un avis
écrit re son attitude -Congédiement envisageable
Colère
Frustration
Déception
SOUCI pour ORGANISATION
Priorité : Qualité service
client, rentabilité
IMPLANTATION
Attendre après le
congé des Fêtes
pour lui
annoncer
Qualité du service aux clients
Rentabilité
CONTEXTE
Valeurs de la Caisse
& Perception de son
rôle : Importance de
la qualité du service
client
ÉVALUATION
Réflexions
additionnelles
pendant le
congé
Conséquences importantes
si congédiement
(1) sur Corinne re réputation,
fonds pension et avantages
si elle n’obtient pas un autre
poste à la Fédération
(2) sur la caisse re paiement
prime de séparation si elle ne
prend pas un autre poste à la
Fédération
(rentabilité)
Chantal se sent responsable
d’avoir « déraciné »
l’employée en lui accordant
le poste
Empathie
IMPLANTATION
Offre un départ
volontaire plutôt
qu’un
congédiement.
Lui offre un
maximum de 6
mois pour
trouver un autre
emploi,
idéalement
ailleurs à la
Fédération
Priorité : Qualité service
client & rentabilité, tout en
causant le moins de tort
possible à l’employée
Compassion
Culpabilité
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être de Corinne
Démission
de Corinne
un mois
plus tard
La situation ne peut plus durer. Chantal ne croit plus à la possibilité d’un changement
d’attitude suffisant de la part de Corinne, ni pouvoir intégrer Corinne de façon
satisfaisante à l’équipe. De plus, son comportement menace la satisfaction des clients à
177
l’égard de la caisse. La faute est considérée d’autant plus grave que l’employé a déjà
bénéficié de plusieurs avis, verbaux et écrits, concernant son attitude (évaluation).
Chantal décide donc sur le champ de mettre fin à l’emploi (décision). Ayant respecté le
principe de gradation des sanctions, elle considère être en droit de congédier l’employée.
Compte tenu de la période des Fêtes, elle décide toutefois de l’annoncer à l’employée
seulement au retour du congé, pour ne pas porter atteinte à la qualité de son congé
(implantation).
La situation tiraille toutefois Chantal pendant la période des Fêtes. Quoiqu’elle
n’entende pas garder Corinne à l’emploi de la Caisse, dans l’intérêt de celle-ci, elle se
soucie suffisamment du bien-être de l’employée pour réaliser qu’un congédiement
nuirait non seulement à ses possibilités d’emploi futures, mais aussi à son bien-être
puisqu’elle serait alors pénalisée concernant son régime de pension et perdrait des
bénéfices importants que la caisse offre à ses employés. Empathie et compassion font en
sorte qu’elle s’interroge sur la meilleure façon de procéder. Son sentiment de culpabilité
pour avoir engagé Corinne sans évaluer ses capacités relationnelles et les impacts de son
« déracinement » semblent lui faire adopter une position de responsabilité partagée pour
cette situation. La caisse subirait également de lourdes conséquences si Corinne était
congédiée, la prime de séparation à payer dans un tel cas étant importante, vu le nombre
de ses années d’ancienneté. Or la rentabilité est très valorisée par Chantal, tout comme
par la fédération. Tant le souci pour l’organisation et le souci d’autrui sont donc présents
lors de cette étape (évaluation en vue de l’implantation).
Quoique le problème demeure de nature déontologique, Corinne fait preuve de
réflexivité éthique dans le cadre de l’implantation. Elle ne questionne pas la validité de
sa décision de mettre fin à l’emploi de Corinne, mais cherche à faire le mieux possible
dans l’implantation de celle-ci pour atténuer le plus possible les conséquences négatives.
Après avoir pondéré les considérations relatives aux conséquences, de part et d’autre,
Chantal décide d’offrir à Corinne de la garder à l’emploi pour un maximum de six mois,
à la condition qu’elle se cherche un emploi ailleurs, plutôt que de prendre des procédures
178
formelles de congédiement (décision). Elle rencontre Corinne et lui soumet sa décision,
tout en lui suggérant des endroits où postuler qui répondraient davantage à sa
personnalité et lui permettraient de conserver ses avantages sociaux (implantation).
Corinne démissionne un mois plus tard, ayant trouvé un autre emploi à la Fédération, tel
que Chantal lui a suggéré. Avec le recul, elle considère avoir été très tolérante dans cette
situation, sans doute à cause de la culpabilité qu’elle ressentait d’avoir accordé le poste à
Corinne. Elle estime toutefois qu’elle a fait tout ce qu’elle pouvait, dans les
circonstances.
Précisons en terminant que le dessin réalisé par Chantal lors de la 3e entrevue est plutôt
sommaire, mais que le récit qu’elle nous en fait confirme les propos tenus trois semaines
plus tôt lors du deuxième entretien, concernant cette décision. Tant le déroulement des
faits que ses raisons de mettre fin à l’emploi, les émotions ressenties aux deux dernières
étapes du processus, le souci qu’elle se fait pour l’employé et son souci pour
l’organisation s’y trouvent corroborés. Le dessin lui-même s’avère particulièrement
éloquent quant au fait que les clients sont très satisfaits avant l’arrivée de Corinne, puis
insatisfaits par la suite, ce qu’elle représente par des sourires (avant) et des grimaces
(après). L’attitude de Corinne dans son travail est également représentée par une
grimace, que Chantal décrit par la suite comme étant « un air de bois ». Le récit
concernant le dessin permet également à Chantal d’ajouter certaines précisions, tel que
le fait que le service à la clientèle est beaucoup plus exigeant dans une caisse de groupe,
rattachée à une seule entreprise, que dans une caisse de type usuel, ce qui peut expliquer
en partie les difficultés d’adaptation de Corinne, qui n’avait travaillé que dans ce
deuxième type de caisse.
Le témoignage écrit effectué par Chantal entre le premier et le deuxième entretien, pour
résumer les principaux faits entourant cette décision, corrobore également les propos
tenus lors des entretiens, y compris son sentiment de culpabilité. De plus, tel que
mentionné plus haut, l’avis disciplinaire dont elle nous a remis copie corrobore son
témoignage quant aux manquements reprochés à l’employée aux étapes T2 et T3.
179
5.2.3.2 Le souci d’autrui de Chantal dans sa décision concernant la reprise
de possession de l’immeuble d’un client
Ce cas débute plusieurs années avant que ne survienne le problème que Chantal expose.
Au début, (T1) le client se retrouve en situation financière précaire suite à son divorce et
il fait appel à la caisse, où il est déjà membre et client pour un emprunt personnel, pour
du financement additionnel au moyen d’une hypothèque sur son immeuble à revenus
(bracketing). Il s’agit alors pour Chantal d’un simple problème de saine gestion
financière, visant à accorder un prêt seulement si la capacité de payer et les garanties
sont suffisantes (qualification : problème de type professionnel).
Figure 15 – Chantal décision # 2.1 (T1)
DÉCISION
BRACKETING
Demande de
financement
QUALIFICATION
ÉVALUATION
Problème
professionnel
(accorder ou non
l’emprunt)
Le client fait déjà affaires
avec la caisse.
Sa situation financière
actuelle est peu
reluisante vu le divorce
mais il a un emploi et un
immeuble, donc capacité
de remboursement
suffisante.
SOUCI D’AUTRUI
Priorité : Bien-être du
client dans la mesure où
la créance est
suffisamment garantie.
Aider client en difficulté
Rentabilité
Intégrées aux valeurs du
CA
IMPLANTATION
Contrat de prêt
hypothécaire assorti
d’une garantie sur
l’immeuble
SOUCI pour ORGANISATION
Empathie & Compassion
Accorder le
financement
additionnel
CONTEXTE
Valeurs du CA : Aider ceux
qui sont momentanément
en difficulté & protéger
leurs droits
Chantal procède donc à l’examen de la demande selon les façons et les critères habituels
applicables à une demande de financement. Elle considère que le client passe
simplement un mauvais moment, vu son divorce, et que même si sa solvabilité actuelle
180
est tout juste suffisante, sa capacité de remboursement est adéquate puisqu’il a un
emploi et un immeuble à revenus qui peut être donné en garantie (évaluation).
Son souci pour le bien-être du client l’emporte, et elle accepte de lui consentir une
hypothèque pour la somme additionnelle demandée (décision), lui permettant ainsi de
consolider l’ensemble de ses dettes. Sa décision est cohérente avec les valeurs du conseil
d’administration, qui se préoccupe généralement d’aider ceux qui sont momentanément
en difficulté. Le prêt consenti est néanmoins assorti d’une prise de garantie hypothécaire
sur l’immeuble à revenus du client (implantation), comme il est coutume de la faire dans
de tels cas, pour protéger les intérêts financiers de la caisse.
La deuxième année suivant l’octroi de ce prêt (T2), le client perd son emploi et,
subséquemment, il ne respecte pas l’engagement prévu au contrat de payer ses taxes
foncières à échéance (bracketing). La façon habituelle des institutions financières de
procéder dans un cas de manquement aux obligations contractuelles est de prioriser le
respect du contrat, afin de s’assurer de protéger le mieux possible les intérêts de
l’institution, donc de prendre des mesures juridiques. Ils ont donc généralement recours
à la normativité juridique dans de tels cas.
Cette façon de procéder ne concorde toutefois pas avec la culture des membres de son
conseil d’administration, à laquelle Chantal souscrit. Ceux-ci favorisent davantage la
protection des intérêts du client et l’aide à ceux qui sont momentanément en difficulté,
ce qui entraine généralement une application souple des clauses contractuelles, à moins
que la créance de la caisse soit réellement menacée.
Le souci d’autrui, en tant que préoccupation des conséquences qu’une décision ou une
situation pourrait avoir sur leurs clients, est donc inscrit ici dans la culture même de
l’organisation. Entamer des recours juridiques contre le client, à ce moment où il est
particulièrement vulnérable ayant perdu son emploi, lui causerait des préjudices. Par
contre, la solvabilité du client était tout juste suffisante pour répondre aux critères de la
181
caisse au moment de l’octroi du prêt, alors qu’il avait encore son emploi : sa situation
financière est présentement très instable.
La situation se transforme, pour Chantal, en un problème éthique. Elle doit déterminer
ce qui est le mieux à faire dans les circonstances: accorder la priorité au bien-être du
client ou au respect des dispositions du contrat de prêt pour protéger les intérêts
financiers de la caisse (qualification).
Figure 16 – Chantal décision # 2.2 (T2)
BRACKETING
1ier Non
paiement des
taxes
foncières
DÉCISION
QUALIFICATION
Problème éthique :
Conflit de valeurs Protéger intérêts
caisse &
rentabilité vs bienêtre du client
ÉVALUATION
Non respect des clauses du
contrat visant à protéger la
garantie
Ne pas rappeler
le prêt
Le client a perdu son emploi
donc sa situation financière
s’est aggravée.
SOUCI pour ORGANISATION
Protéger les intérêts de la
caisse & rentabilité
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être du client
Prendre un recours
judiciaire nuirait au bien-être
du client, qui traverse une
période difficile
Vu la garantie sur
l’immeuble et le respect des
autres clauses du contrat, la
créance de la banque n’est
pas menacée.
IMPLANTATION
Ne pas rappeler le
prêt ni prendre de
procédures
judiciaires
Priorité : Bien-être du client :
lui laisser une chance
additionnelle.
CONTEXTE
Valeurs du CA : Aider
ceux qui sont
momentanément en
difficulté & protéger
leurs droits
Chantal évalue que la créance n’est pas sérieusement menacée pour l’instant, puisque le
client peut se trouver un autre emploi et que la caisse détient une garantie sur
l’immeuble qui protège sa créance. De plus, le client respecte les autres engagements
prévus au contrat de prêt. Par contre, prendre des procédures judiciaires causerait un
préjudice important au client
(évaluation). Elle décide donc de laisser au client
l’opportunité de reprendre la situation en mains (décision et implantation).
182
Quelques mois plus tard cependant (T3), comme le client n’a toujours pas acquitté le
paiement de ses taxes foncières, n’ayant toujours pas trouvé d’emploi, la municipalité
décide de procéder à la vente de l’immeuble pour taxes et en avise la caisse (bracketing).
Figure 17 – Chantal décision # 2.3 (T3)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Avis de vente
pour non
paiement des
taxes
Problème éthique :
Conflit de valeurs Protéger intérêts
caisse &
rentabilité vs bienêtre du client
ÉVALUATION
Ne pas rappeler
le prêt
Le client n’a toujours pas
d’emploi
Vente pour taxes =
désavantageux
financièrement pour le
client. Mais sinon caisse
doit payer les taxes pour
empêcher la vente
SOUCI D’AUTRUI
La garantie hypothécaire
demeure suffisante pour
garantir la créance.
Bien-être du client
Priorité : Bien-être du
client (lui laisser une
chance additionnelle).
IMPLANTATION
Payer les taxes et
ajouter le montant au
prêt
SOUCI pour ORGANISATION
Protéger les intérêts de la
caisse & rentabilité
CONTEXTE
Valeurs du CA : Aider
ceux qui sont
momentanément en
difficulté & protéger
leurs droits
Opérant toujours en fonction d’une qualification éthique du problème (qualification), vu
l’importance accordée par les membres de son conseil d’administration à la protection
des intérêts du client (même dans les cas de non-respect des clauses du contrat de prêt),
Chantal fait face à deux choix. D’une part, elle peut laisser la vente pour taxes se faire
tout en procédant de son côté au rappel du prêt hypothécaire, ce qui lui permettra de se
faire rembourser en entier sur le solde de la vente pour taxes et de clore le dossier.
Cependant les ventes pour taxes génèrent généralement un montant moindre que les
ventes usuelles : le client y perdra de façon importante. D’autre part, elle peut payer les
taxes dues et en ajouter le montant au solde du prêt hypothécaire, pour laisser une
chance additionnelle au client.
183
Chantal évalue que la somme due à la municipalité ne représente qu’une fraction de la
valeur de l’immeuble et que la valeur actuelle de l’immeuble suffit amplement pour bien
garantir la créance hypothécaire de la caisse (évaluation). Elle choisit donc de prioriser
le bien-être du client, et de lui donner une autre chance, compte tenu que les intérêts de
la caisse sont encore bien protégés. Elle décide donc de procéder au paiement des taxes
afin d’éviter la vente de l’immeuble pour taxes (décision) et d’en ajouter le coût à
l’emprunt hypothécaire (implantation).
L’année suivante (T4), les vérifications faites par le personnel de la caisse démontrent
que le client n’a toujours pas trouvé d’emploi et qu’il a à nouveau fait défaut d’acquitter
ses taxes (bracketing), quoiqu’il effectue régulièrement ses versements sur le prêt.
Chantal fait donc face de nouveau à un problème de nature éthique (qualification). Que
faire face au non-respect du contrat de prêt pour protéger les droits de la caisse tout en se
souciant du bien-être du client?
Chantal évalue que la différence positive entre la valeur de l’immeuble donné en
garantie et la valeur de l’emprunt (équité) est encore suffisante pour bien protéger la
créance de la caisse (évaluation). Elle sait que les administrateurs du conseil de la caisse
se soucient du bien-être des clients et préfèrent que le personnel de la caisse ne soit pas
trop sévère dans l’application des clauses contractuelles, en autant que les intérêts de la
caisse soient suffisamment protégés.
184
Figure 18 – Chantal décision # 2.4 (T4)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
2e non
paiement des
taxes par le
client
Problème éthique :
Conflit de valeurs Protéger intérêts
caisse & rentabilité
vs bien-être du client
SOUCI pour ORGANISATION
Protéger les intérêts de la
caisse & rentabilité
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être du client
Ne pas rappeler
le prêt
ÉVALUATION
Le client n’a toujours pas
d’emploi et n’a pas
respecté les conditions du
contrat re paiement des
taxes. La Caisse doit les
payer si elle veut protéger
sa créance
Le client continue
cependant de faire ses
versements sur l’emprunt.
Vente pour taxes =
désavantageux pour le
client- pertes financières
IMPLANTATION
Payer les taxes et
ajouter le montant au
prêt
La garantie hypothécaire
demeure suffisante pour
garantir la créance.
CONTEXTE
Valeurs du CA : Aider ceux
qui sont momentanément
en difficulté & protéger
leurs droits
Priorité : bien-être du
client (lui laisser une
chance additionnelle)
Chantal décide donc de prioriser à nouveau le bien-être du client et de lui donner une
autre chance (décision). Elle procède donc à nouveau au paiement des taxes, dont le
montant vient s’ajouter au solde de l’emprunt hypothécaire (implantation).
Toutefois, l’année suivante (T5), la situation avec ce client s’aggrave. Pour la première
fois depuis l’octroi du prêt hypothécaire, il n’acquitte pas toujours ses versements à
temps.
Lorsqu’elle reçoit à nouveau de la municipalité un préavis de vente de
l’immeuble donné en garantie, pour non paiement des taxes (bracketing), Chantal
procède à d’autres vérifications. Or, le client reçoit quand même des revenus de loyer,
des prestations de chômage et des revenus d’un travail d’appoint, même s’il n’a toujours
pas d’emploi à temps plein. De l’avis de Chantal, il devrait être capable de réussir à
faire face à ses obligations.
Cette aggravation de la situation, en plus du fait que la situation dure depuis plusieurs
années, et qu’elle a donné plusieurs chances au client, entrainent une modification de la
185
nature du problème chez Chantal. C’est la normativité juridique qui se met alors en
branle pour elle (qualification). Elle se doit alors de prendre les moyens nécessaires pour
assurer le respect des obligations juridiques liées au contrat de prêt, de sorte à protéger
les intérêts de la caisse.
Figure 19 – Chantal décision # 2.5 (T5)
QUALIFICATION
BRACKETING
Avis de vente
pour taxes
+ le client ne fait
pas ses
versements sur
le prêt
+ retard de
paiement des
services publics
Problème
juridique :
protection de la
Caisse & de ses
membres vu non
respect du contrat
SOUCI pour ORGANISATION
Protéger les intérêts de la
ÉVALUATION
Rencontre du
client
Situation financière du
client s’est aggravée
Manquements importants
aux engagements
contractuels
(assurances, services
publics) en plus du non
paiement des taxes.
Le client refuse
de vendre
immeuble mais
dit qu’il ne peut
pas refinancer
ailleurs
Client a d’autres revenusdevrait pouvoir honorer
ses engagements
caisse & rentabilité
ÉVALUATION
Capacité de remboursement
du client trop réduite
Créance de la caisse
menacée
Une perte pénaliserait les
autres membres.
DÉCISION
IMPLANTATION
Rappel du prêt
Début des
procédures
judiciaires
La caisse lui a donné
suffisamment de chances.
Priorité : Protection des
intérêts de la Caisse
& des autres membres
SOUCI D’AUTRUI
Protections des
intérêts des autres
membres (ristourne)
Des vérifications additionnelles sur la solvabilité du client démontrent que celui-ci a
également fait défaut, au cours de la dernière année, de payer les comptes de services
publics afférents à l’immeuble détenu en garantie pas la caisse. Or, comme la
municipalité et les services publics détiennent des créances privilégiées selon la loi, elles
186
sont les premières à se faire rembourser en cas de faillite du client ou de vente pour
taxes. L’équité que détenait la caisse sur l’immeuble s’en trouve amoindrie et le non
paiement des services publics constitue un autre manquement aux engagements
contractuels du client. De plus, le client n’a pas payé les assurances sur l’immeuble, ce
qui met en péril la créance s’il y avait incendie ou autre calamité. Le client n’a toujours
pas trouvé d’emploi: sa capacité de remboursement est donc de plus en plus affaiblie
(évaluation).
Chantal exige alors que le client vienne la rencontrer à ce sujet. Ce dernier lui avoue ne
pas avoir de solutions de refinancement, mais refuse d’examiner avec Chantal la
possibilité d’établir un budget serré permettant le remboursement de ses dettes, ni de
mettre l’immeuble en vente. Chantale estime que la créance de la caisse se trouve
menacée par ces refus du client et son niveau d’endettement. Elle sait que toute perte
encourue dans ce dossier pénaliserait tous les membres de la caisse, puisque la ristourne
auxquels ils ont droit en serait diminuée. Son souci d’autrui par rapport à cette situation
s’élargit donc pour inclure, en sus du client, les autres membres de la caisse. Elle estime
qu’elle a donné suffisamment de chances au client et qu’il est temps de prioriser l’intérêt
des autres membres de la caisse (évaluation).
Chantal décide donc d’exercer le droit que lui accorde le contrat de procéder au rappel
du prêt, malgré les conséquences de cette décision sur le client (décision). Il s’agit alors,
nous dira-t-elle, strictement d’une décision d’affaires. Elle demande donc à l’avocat de
la caisse d’entreprendre les procédures légales (implantation).
Malgré que la caisse ait obtenu quelques mois plus tard un jugement en faveur de la
caisse (T6), lui permettant d’évincer le client et de mettre l’immeuble en vente pour
rembourser l’emprunt, le client refuse de libérer les lieux. Chantal a alors le droit de
l’évincer, à l’aide d’un huissier, mais elle hésite cependant à le faire (bracketing).
Cette façon juridique de procéder après l’obtention d’un jugement la met mal à l’aise :
elle va à l’encontre du bien-être du client. Le tiraillement qui s’installe chez Chantal à
187
ce moment fait en sorte que la situation passe, pour elle, d’une qualification de problème
juridique à celle de dilemme éthique (qualification). Elle se retrouve à nouveau face à un
conflit de valeurs. En effet, Chantal est tiraillée entre faire ce que lui dicte le jugement
obtenu pour la protection des intérêts de la caisse et des autres membres et son souci
pour le bien-être du client et de sa mère. Dans le premier cas, elle procéderait à
l’éviction du client puis à la vente de l’immeuble, alors que le deuxième lui dicte
d’accorder une dernière chance au client de s’en sortir.
Figure 20 – Chantal décision # 2.6 (T6)
EMPATHIE & COMPASSION
Client lui
indique
qu’un
refinancement est en
cours
MALAISE/ TIRAILLEMENT
BRACKETING
Jugement
obtenu par la
caisse
Client refuse
de quitter
Jugement permettrait
éviction et
vente de
l’immeuble
QUALIFICATION
Problème
éthique -- Conflit
de valeurs :
protection des
intérêts de caisse
& des membres
vs bien-être du
client et de sa
mère
ÉVALUATION
Si pas d’éviction :
Risque de perte qui
pénaliserait les autres
membres (ristourne)
-----------Éviction et vente de
l’immeuble seraient
durs pour le client et
la mère, et risques
pour la santé de la
mère
SOUCI D’AUTRUI
Client lui promet un
refinancement
Protections des autres membres
Bien-être du client et de sa mère
DÉCISION #4
Délai additionnel
d’un mois avant
l’éviction
Maintenant que le
jugement a été
obtenu, la créance est
moins menacée dans
l’immédiat
SOUCI pour ORGANISATION
Protéger les intérêts de la caisse
Priorité : Bien-être du
client et de sa mère.
IMPLANTATION
CONTEXTE
Dit à l’avocat de
surseoir à l’exécution
du jugement pour un
mois
Mère âgée du client habite
immeuble et supplie
Chantal d’arrêter les
procédures
188
Chantal espère toujours que le client se ravise et qu’il décide de vendre lui-même
l’immeuble, ce qui serait plus avantageux et sans doute moins souffrant pour lui. Elle
hésite à le « mettre à la rue » avant la fin de l’hiver, alors qu’il fait froid. Par ailleurs, le
souci d’autrui de Chantal subit une nouvelle modification : en sus de se préoccuper des
conséquences sur le client et sur les autres membres de la caisse, Chantal se préoccupe
maintenant également des impacts d’une éviction du client sur la santé et le bien-être de
la mère du client, qui angoisse et l’a appelée à plusieurs reprises pour la supplier de
cesser les procédures, même si cette dernière ne sera pas évincée.
C’est donc avec soulagement qu’elle apprend de la part du client qu’il est en pourparlers
pour obtenir le refinancement de sa dette de la part d’un particulier. La deuxième option,
accorder un délai additionnel au client, devient alors plus envisageable. Même si cette
solution serait moins efficace à court terme, elle permettrait à Chantal d’agir au mieux
des intérêts du client et de sa mère, dans les circonstances, tout en ne portant pas atteinte
de façon indue aux intérêts de la caisse, puisque le refinancement se fera sous peu
(évaluation).
Chantal décide donc d’accorder un mois de plus au client avant de
procéder à l’éviction (décision) et avise l’avocat de la caisse de surseoir à l’exécution du
jugement (implantation).
Cependant, le client lui a menti, aucune démarche de refinancement n’est en cours.
Lorsqu’elle l’apprend (T7-bracketing), Chantal vit de la colère mais malgré tout, plutôt
que de s’emporter et de procéder sans délai à l’éviction, ce qu’elle aurait le droit de faire
en vertu du jugement qu’elle a obtenu pour la caisse, elle hésite toujours. Elle considère
que l’éviction constitue, de par sa nature même, un manque important de respect envers
un autre être humain. De plus, les conséquences possibles sur le bien-être, voire même la
santé de la mère du client, même si elle a le droit de conserver son logement, l’inquiètent
toujours. Elle se dit tiraillée entre ces valeurs, qui l’incitent à accorder un délai
additionnel, et l’efficacité et les intérêts financiers de la caisse, qui la feraient procéder à
l’éviction (qualification : problème éthique).
189
L’avocat de la caisse réussit toutefois à convaincre Chantal de prioriser l’efficacité et les
intérêts financiers de la caisse, en lui faisant comprendre que le client ne fera rien sans
éviction, et qu’il s’agit de la seule façon de protéger la créance de la caisse (évaluation).
Chantal se résigne donc, quoique à contrecœur, considérant qu’elle lui a déjà donné une
autre chance depuis le jugement et qu’il fait maintenant plus chaud à l’extérieur
(décision) et elle demande à l’avocat de procéder à l’éviction par huissier (implantation).
Au lendemain de son éviction, le client réussit à obtenir un refinancement de la part d’un
particulier, évitant ainsi de justesse la vente de l’immeuble par la caisse.
Figure 21 – Chantal décision # 2.7 (T7)
COLÈRE envers le client
INQUIETUDE/COMPASSION
pour la mère
ÉVALUATION
L’éviction constitue un
manquement important
au respect d’autrui
DÉCISION #4
QUALIFICATION
BRACKETING
Chantal
apprend le
mensonge du
client : pas de
refinancement
en vue
Conséquences possibles
sur santé de la mère
------------
Problème éthique - Conflit de
valeurs :
protection des
intérêts de caisse
& des membres vs
respect d’autrui et
bien-être de la
mère
Client a bénéficié de
plusieurs chances
Vu le refus de vendre du
client, son mensonge et
son impossibilité de se
refinancer ailleurs,
l’éviction est essentielle
pour protéger la créance
de la caisse : pas de
délai additionnel
Éviction et vente
de l’immeuble
donné en
garantie
IMPLANTATION
Éviction par
huissier
Priorité : Protection des
intérêts de la Caisse
SOUCI D’AUTRUI
Priorité : Protection des
intérêts de la caisse et
de ses membres.
Bien-être des autres membres
Respect du client
Bien-être de sa mère
SOUCI pour ORGANISATION
Protéger les intérêts de la
caisse
Refinancement
par le client
après éviction
– client évite la
vente
190
Précisons en terminant que le dessin réalisé par Chantal lors de la 3 e entrevue pour cette
décision est très sommaire, mais que le récit qu’elle nous en fait confirme les propos
tenus trois semaines plus tôt lors du deuxième entretien, concernant cette décision. Ses
raisons de procéder à la reprise de l’immeuble et les émotions ressenties aux deux
dernières étapes quant à la situation de la mère, qui était âgée et s’inquiétait de tout cela,
s’y trouvent
particulièrement bien
corroborés.
Le dessin lui-même s’avère
particulièrement éloquent quant au fait que pour Chantal la reprise de possession est une
« décision d’affaires » rendu inévitable.
Le témoignage écrit effectué par Chantal entre le premier et le deuxième entretien, pour
résumer les principaux faits entourant cette décision, corrobore également les propos
tenus lors des entretiens, notamment les diverses étapes de la démarche qui s’est avérée
nécessaire pour résoudre ce cas et le fait qu’elle sentait qu’elle n’avait pas le choix
d’entamer les procédures nécessaires («nous faisions face à un cul de sac et que la seule
issue aurait été de refinancer à nouveau sans qu’aucune capacité de remboursement ne
soit au rendez-vous »). Il corrobore également son malaise face à la mère du client (« Le
malaise était que cette dame, qui était sans avoir ou épargne, voyait le tout se dérouler
sans pouvoir aider son fils. Elle m’appelait à la Caisse pour me supplier de ne pas
l’obliger à déménager et d’arrêter les procédures. Elle me disait que le tout était pour
la rendre malade ou la tuer »).
5.3 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION DE ROGER
5.3.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION
Roger occupe les fonctions de directeur de caisse depuis plusieurs années. La caisse
qu’il dirige présentement a vécu, il y a plus de dix ans, des moments difficiles : elle
résulte en fait de la fusion de deux caisses qui étaient en très mauvaise situation
financière. « Il a fallu travailler très fort, à l’époque, sur la performance
191
organisationnelle et financière pour s’en sortir et être en mesure de ristourner »,
explique-t-il,
« et
cet
historique
a
manifestement
imprégné
la
culture
de
l’organisation ». C’est lors de cette restructuration que Roger a pris la direction de la
caisse.
Roger explique ainsi la différence qu’il perçoit entre une coopérative financière et une
banque :
« Une coopérative appartient à ses membres donc elle doit
mettre de l’avant des solutions qui permettent aux gens de
s’enrichir, mais aussi d’être capable de faire face aux coups
durs. La notion de performance, à la Fédération, c’est tant la
performance financière que la satisfaction de nos membres. La
façon de fonctionner d’une coopérative est très similaire à celle
des banques, mais il y a trois aspects sur lesquels nous nous
distinguons : les ristournes aux membres, la non-discrimination
envers la clientèle – nos membres se retrouvent autant des
membres chez les assistés sociaux que chez les dirigeants de
grands entreprises - et l’implication dans le milieu. »
Toujours selon Roger, la nature coopérative influence certaines des pratiques de la
coopérative financière avec les clients.
Ainsi, par exemple, lorsque pour diverses
raisons personnelles telles un divorce, une maladie ou la perte de son emploi une
personne ne peut rencontrer ses obligations sur un prêt hypothécaire, un plan de
remboursement différent peut être convenu avec la personne afin de lui donner une
chance, en autant qu’elle soit de bonne volonté et s’engage à rembourser. « Alors que les
banques ont une approche plus expéditive en matière de crédit », précise Roger. « En
autant que nos vérificateurs et inspecteurs voient au dossier que la personne a convenu
d’une entente de remboursement et qu’elle la respecte, même si c’est sur une plus
longue période, ce sera toléré : ça fait partie de notre mission de l’aider ».
La rentabilité a néanmoins beaucoup d’importance pour Roger. « Notre mission, préciset-il, c’est être la coopérative financière la plus performante pour ses membres dans le
respect des valeurs de la Fédération ». La performance visée est tant en termes de
rentabilité financière que de rétention des membres, d’où la nécessité de s’assurer de la
qualité des services. La mission de la Caisse comporte donc certaines nuances par
192
rapport à celle énoncée par la Fédération, laquelle est centrée sur la contribution au
mieux-être économique et social des personnes et des collectivités par le développement
d’un réseau coopératif intégré de services financiers sécuritaires et rentables, propriété
des membres et administré par eux.
Compte tenu de l’importance qu’il accorde à la performance financière, Roger éprouve
certaines frustrations avec les attentes de certains membres de la caisse:
« Certains membres semblent avoir de la difficulté à
comprendre que pour qu’ils aient des ristournes, il faut être
rentable. Ils voudraient payer moins pour tout. C’est comme s’il
fallait être coupable de faire de l’argent, parce qu’on appartient
à nos membres ! Moi je dis toujours, à qui veut l’entendre, que
je ne ferai jamais trop d’argent, parce que j’ai la capacité d’en
redonner aux membres. C’est une question d’affaires : si je fais
de l’argent je vais t’en redonner, si je n’en fais pas, je ne peux
pas. C’est vrai que la caisse appartient à ses membres, dans une
perspective collective, mais cela ne doit jamais sublimer le fait
qu’il faut qu’elle soit rentable ».
Roger se sent appuyé par son conseil d’administration, qui comprend bien l’importance
d’être rentable dans la mesure, précise-t-il, qu’il y ait un équilibre et que la caisse
« s’implique dans le milieu, innove, et réinvestisse ».
Roger souligne d’autres éléments de la culture organisationnelle de la caisse tels
l’innovation, le respect de l’autre, et le « professionnalisme ». Roger précise, en ce qui a
trait à l’innovation, que leur caisse valorise le caractère entrepreneurial, et qu’il « aime
beaucoup créer de la valeur ajoutée pour se distinguer par rapport à leurs
concurrents ». Il explique avec beaucoup de fierté différentes innovations que la caisse
a implantées au cours des dernières années, dont certaines ont été adoptées par la suite
par d’autres caisses et même par la Fédération dans son ensemble. Quant au
« professionnalisme », il le définit comme « représenter une valeur ajoutée dans la vie,
le projet ou la constitution du patrimoine financier des clients au moyen de leurs
compétences relationnelles et financières ».
193
Dans ce contexte, Roger voit son rôle comme étant principalement de faire la
planification stratégique et les plans d’affaires, de « s’assurer que les résultats souhaités
sont obtenus, de procéder aux corrections en cours de route » et de « mobiliser » ses
directeurs de service, leurs gestionnaires et les membres de son conseil d’administration
en vue de la réalisation de leur mission.
Il précise avoir de la rigueur, tenir à respecter ses engagements et faire preuve de
courage managérial. « Comme gestionnaire, dit-il, il faut être capable d’initier des
projets, de prendre les décisions qui s’imposent, et de vivre avec par la suite ». Il dit
également valoriser la communication ouverte avec ses employés : « tu as toujours le
droit de dire ce que tu penses en autant que tu respectes les autres ».
5.3.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS
5.3.2.1 La décision de Roger concernant l’optimisation de la prestation
conseil
Le premier cas que présente Roger a trait à un changement opérationnel qu’il qualifie
d’« optimisation de la prestation conseil aux particuliers ». Le cas s’échelonne sur une
durée de près de deux ans, entre le moment où il commence à réfléchir au besoin de
changement et sa décision à ce sujet. « J’avais des flashs, de temps en temps, jusqu’au
moment où les signes ont été suffisants pour que je me dise que c’est assez, il faut faire
des changements ».
La caisse que dirige Roger obtenait, au début du cas, « des résultats bien dans la
moyenne et même parfois bien en bas de la moyenne » comparativement aux autres
caisses ce qui, explique Roger, s’avérait problématique. « Ce fut l’élément déclencheur.
Le volume d’affaires n’était pas à la hauteur de la performance attendue, on ne générait
pas assez de résultats par rapport au potentiel de l’organisation ». Au fil de ses
réflexions sur la façon d’améliorer la performance des ventes de la caisse, Roger
194
s’attarde à deux considérations qui lui semblent contribuer à la situation : le manque de
synergie entre les deux équipes de services conseils et la nécessité d’offrir aux employés
de ces équipes un plus haut niveau de coaching, afin d’augmenter le niveau d’affaires
généré.
Avant le changement organisationnel faisant l’objet du présent cas, le personnel des
services conseils de la caisse était divisé en deux équipes, comme dans les autres
caisses de la Fédération:
l’équipe de la gestion des avoirs, qui s’occupe de la
planification financière, dont la planification à la retraite et planification successorale, et
l’équipe de placement/financement qui s’occupe de « l’accumulation, l’épargne en mode
d’accumulation et toutes les activités de financement ». La première équipe, constituée
de planificateurs financiers,
dessert des gens fortunés, alors que la deuxième,
traditionnellement constituée de conseillers en finance personnelle qui n’ont ni la
formation ni le titre de planificateur financier, se retrouve avec la clientèle grand public.
Cette situation a pour conséquence, de l’avis de Roger, que « ceux qui s’occupent des
membres riches étaient mis sur un piédestal, ce qui avait créé un clivage entre cette
équipe là et l’équipe placement/financement, et qu’il manquait de synergie entre les
deux groupes». Chacune des équipes a son gestionnaire et elles sont, dans les faits, en
compétition sur certains plans. « Chacun dessert ses clients dans une perspective
d’exclusivité – c’est mon client – alors que dans le fond, ce n’est pas le client de
personne, c’est un membre de la caisse qui lui a besoin d’être accompagné selon ses
besoins », explique Roger. Ceci a pour conséquence que les employés ne réfèrent pas
leur client à un collègue de l’autre équipe lorsque cela s’avère nécessaire pour mieux
répondre à ses besoins. « Comme on leur donne un portefeuille qu’ils doivent développer
s’ils veulent atteindre leurs objectifs, ils n’ont pas d’intérêt à référer un de leurs clients
à un collègue », précise-t-il. « Or, cette situation ne tient pas compte des besoins
globaux des membres ».
Par ailleurs, au fil des ans la caisse avait encouragé les conseillers en finance personnelle
qui le désiraient à retourner aux études pour obtenir le titre de planificateur financier, et
195
avait payé leurs études. Roger se retrouve donc avec plusieurs conseillers de l’équipe de
placement/financement qui étaient prêts à passer l’examen pour obtenir leur titre de
planificateur financier, ce qui n’était pas le cas lorsque les deux équipes distinctes
avaient été mises sur pied jadis. Ce fait, ainsi que le manque de synergie constaté entre
les deux équipes amènent Roger à s’interroger, dans un premier temps, sur la nécessité
réelle d’avoir deux équipes distinctes et la possibilité de les fusionner.
Au cours de la même période, Roger s’intéresse à l’amélioration du coaching dont
bénéficient ces deux groupes d’employés à l’interne, parce qu’ils génèrent un volume
d’affaires en deçà de celui de leurs concurrents. « Le coaching est la pierre angulaire de
la vente », explique-t-il, et je voulais leur donner accès à un plus haut niveau de
coaching». Il s’interroge toutefois sur la meilleure façon d’atteindre cet objectif.
Commence alors pour Roger une période assez longue de réflexion concernant le
développement d’un nouveau modèle d’opération des services conseil et du coaching
afférent pour la caisse. Au cours de cette période, il a des échanges avec un conseiller en
stratégie d’affaires de la Fédération ainsi qu’avec le vice-président marketing de la
Fédération. Il procède également à diverses recherches concernant des modèles
d’affaires performants et des structures organisationnelles efficaces et discute avec des
gestionnaires de d’autres établissements concernant leur approche de coaching. Il se
questionne également sur les facteurs de succès des concurrents.
Roger élabore par la suite un nouveau modèle organisationnel dont il nous explique les
trois grands objectifs: réaliser un
meilleur volume de ventes, rehausser l’image
professionnelle des conseillers et planificateurs de la caisse auprès des membres de la
Caisse, et rendre plus évidente pour ces derniers la valeur ajoutée de faire affaires avec
leur caisse, plutôt qu’avec une autre institution financière.
Les quatre principaux moyens qu’il propose pour réaliser ces objectifs sont les suivants.
D’abord, il entend effectuer la fusion des deux équipes en une « équipe de vente
unifiée », afin d’augmenter la synergie et de prioriser l’offre complète de services et de
196
produits à chaque membre, tout en faisant du référencement à d’autres conseillers et
planificateurs une composante de la tâche de chacun. Puis, il songe à créer à l’intérieur
de cette équipe des fonctions spécialisées permettant à certains employés de développer
un créneau d’expertise en lien avec une clientèle particulière afin de bien répondre aux
besoins spécifiques de celle-ci. Ainsi, par exemple, la personne attitrée à la clientèle des
personnes âgées développera des contacts privilégiés avec des notaires et acquerra de la
visibilité en donnant des conférences sur les mandats d’inaptitudes et la planification
successorale. Ceci permettra, de l’avis de Roger, de « maximiser la contribution de
chacun» :
« J’ai donc des planificateurs financiers qui œuvrent auprès des
entrepreneurs, des professionnels et des travailleurs autonomes,
d’autres qui interviennent uniquement auprès des personnes
non-actives financièrement, donc des personnes retraitées qui
sont en mode de décaissement, j’ai deux conseilleurs qui
travaillent auprès de la clientèle jeunesse et j’ai le
développement du marché hypothécaire où l’on travaille avec
les entrepreneurs en construction. Bref, j’ai spécialisé
l’organisation. »
Il projette également de modifier l’équipe de direction pour ce secteur :
il passera de
deux directeurs (un pour chaque équipe) et un directeur adjoint à un seul directeur pour
l’ensemble de l’équipe. Celui-ci sera par contre assisté de deux directeurs adjoints, soit
un pour l’offre aux membres et l’autre pour les opérations de placement et de
financement.
Finalement, Roger veut modifier le système de coaching, qu’il considère comme étant
un « facteur de succès essentiel » pour stimuler la croissance des ventes et le
développement des compétences. Le nouveau modèle qu’il envisage octroie au directeur
et aux directeurs adjoints chacun un rôle spécifique: le développement des habilités
relationnelles de vente au directeur, le développement des habiletés de développement
des affaires, négociation et conclusion de contrats à un des directeurs adjoints, et le
coaching relatif à l’encadrement des opérations de placement et de financement ainsi
qu’à la conformité, à l’autre.
197
Cette nouvelle façon d’opérer devrait, à son avis, améliorer le développement des
affaires, permettre un meilleur encadrement des employés et augmenter leur capacité à
rencontrer leurs objectifs. Elle serait également à l’avantage des membres puisque le fait
d’encourager des références entre professionnels de la caisse ferait en sorte que le
membre est servi par le conseiller le plus en mesure de répondre à ses besoins. De plus,
le volet tripartite du coaching augmentera la qualité du service et réduira le nombre
d’erreurs, ce que les clients apprécieront également. Leur satisfaction et leur fidélisation
devrait alors être plus élevées.
Avant de soumettre son projet au conseil d’administration, Roger cherche à le valider en
le présentant à une équipe de conseillers en organisation du travail, ressources humaines,
gestion des ventes et relations de travail de la Fédération, lors d’une rencontre spécifique
à cette fin qui dure près d’une journée. Ceux-ci questionnent certaines facettes de son
modèle, lui permettant ainsi d’en bonifier certains aspects, particulièrement au niveau
de l’équipe de direction de ce secteur, mais les grands axes et les objectifs demeurent
les mêmes.
Puis il en discute avec les directeurs de chacune des deux équipes concernées pour avoir
leur point de vue. Le directeur de l’équipe placement/financement se montre plus ouvert
à sa proposition que celui de l’équipe de gestion des avoirs. Ce dernier conçoit
difficilement que la caisse n’ait plus une équipe « un peu plus élite ».
Ces validations faites, Roger présente son « modèle d’optimisation de la prestation
conseil aux particuliers » au conseil d’administration pour faire autoriser ces
changements. Il est à la fois enthousiaste, parce qu’il croit au modèle qu’il propose, et un
peu nerveux, car il « joue gros » : si le changement ne donne pas les résultats escomptés,
il aura des comptes à rendre. « C’était un pari pas facile, je m’attaquais à une façon de
faire bien établie au sein de la Fédération ». Ses propos en entretien sont corroborés par
le document synthèse qu’il dépose au conseil d’administration pour faire approuver le
projet, document qu’il nous remet lors de notre rencontre. Il y précise notamment que
« le volume d’affaires généré (en placement) est en deçà de la production de nos
198
concurrents », que la spécialisation de l’offre des produits entre deux équipes n’a plus sa
raison d’être et qu’il y a des insuffisances de performance dans ce secteur. Faisant état
des facteurs clés de succès de leurs concurrents, il y identifie les priorités qu’il suggère
pour « accroître la satisfaction des membres et les volumes d’affaires », les principaux
moyens devant être pris à ce sujet et les avantages de ceux-ci. Le document traite
également, dans la section « Impacts humains », du profil recherché pour ces postes de
gestionnaire et gestionnaires adjoints, et de l’évaluation sommaire par Roger des
gestionnaires actuellement en poste à ce sujet.
Son conseil d’administration lui fait confiance et lui donne l’autorisation de poursuivre,
même s’il ne peut encore leur préciser exactement comment se ferait l’implantation de
son modèle. «Je ne pouvais tout prévoir à ce stade », précise-t-il. « La vision était assez
claire pour être en mesure de dire qu’avec ça on devrait arriver à des résultats
probants. Mais comment ça allait se concrétiser l’était moins. Inutile de tout prévoir
sans savoir si le conseil d’administration approuverait le projet».
L’autorisation obtenue du conseil d’administration, Roger passe à la phase
d’implantation. Il rencontre d’abord les deux directeurs de service. Comme il ne reste
qu’un poste de directeur Roger doit choisir lequel des deux directeurs garder. « J’étais
prêt à travailler avec les gens qui partagent ma vision », dit-il. « Les gens me
connaissent, ils connaissent ma détermination ». Or, le directeur de l’équipe gestion des
avoirs ne croit pas au nouveau modèle de fonctionnement proposé. De son côté, Roger
évalue qu’il n’a pas les capacités souhaitées pour le nouveau poste de directeur et il en
avait déjà fait part à son conseil d’administration dans le document qu’il leur avait remis.
Ce directeur indique à Roger qu’il préfère être relocalisé ailleurs, dans une localité plus
près de sa famille, ce qui est fait avec l’aide du service des ressources humaines. Le
directeur de l’équipe placement/financement obtient donc le poste pour l’ensemble de
l’équipe.
199
Quant aux professionnels concernés, la première étape est de leur présenter les
changements, « ce qui n’a pas été facile, entre autres parce je ne pouvais pas encore
leur préciser exactement comment le tout allait fonctionner », indique Roger :
« Ils me connaissent, ils savent que lorsque j’embarque dans un
processus de changement je vais aller au bout des choses, je ne
reculerai pas. Mais pour eux, c’était l’inconnu. Il y a des gens
qui ont l’adhésion facile et pour d’autres c’est plus lent, il y a
un peu plus de résistance. Il a fallu revenir à la charge plus
d’une fois, réexpliquer aux gens, les convaincre que ce serait
mieux ainsi. Mais j’ai déjà fait changements à la caisse, et ça a
donné de bons résultats, alors ils m’ont éventuellement fait
confiance ».
Aucune mise à pied ne s’avère nécessaire pendant ce changement : il y a même quelques
promotions. Roger fait effectuer une évaluation de chaque employé concerné par la
Fédération, via une firme externe spécialisée. Chaque employé reçoit sa copie des
résultats de son évaluation, indiquant ses forces et ses faiblesses. L’évaluation permet
de répartir les employés parmi les diverses fonctions spécialisés de façon à « mettre
chacun à la bonne place, selon leurs talents ». « Nous avons dû négocier certains cas »,
précise Roger, « mais il n’y a pas eu de cas déchirants, et personne n’a fait de
burnout ».
Roger s’estime, avec le recul, très satisfait des résultats obtenus. La performance au
niveau du développement des affaires s’est accrue, ils sont maintenant parmi les plus
performants sur le territoire de la Fédération des caisses, et même les employés ne
reviendraient pas en arrière, à son avis. La collaboration de la caisse à ce projet pilote a
permis à la Fédération d’adapter le modèle pour qu’il soit déployé dans l’ensemble du
réseau des caisses.
5.3.2.2 La décision de Roger de fermer un des points de service
Le deuxième cas que soumet Roger concerne la fermeture d’un de leurs points de
service. Le contexte historique de ce dossier s’avère particulièrement important. La
200
caisse résulte de la fusion, il y a plus de dix ans, de deux caisses qui éprouvaient des
difficultés. Un point de service a été fermé quelques années plus tôt: il ne reste plus que
deux points de service, dont un est l’ancien siège social d’une des deux caisses
fusionnées. Le territoire que dessert la caisse, au moment du cas, se situe en milieu
urbain, comporte plusieurs guichets automatiques, et les caisses avoisinantes ne sont
qu’à quelques kilomètres.
Le point de service qui était jadis le siège social d’une des deux caisses fusionnées
connait une baisse d’achalandage importante depuis quelques années, dû à divers
facteurs. La reconfiguration routière et commerciale de la ville ont fait en sorte que
l’activité commerciale s’est déplacée : ce point de service se retrouve dans un quartier
dorénavant principalement résidentiel, avec une population vieillissante, et donc peu de
potentiel de développement des affaires. La caisse a également, au cours des dernières
années, beaucoup encouragé chez ses membres le recours aux services automatisées
pour faire leurs transactions (guichet, internet, interac, dépôt direct de salaires), ce qui a
également contribué à la baisse d’achalandage au comptoir. La proportion du nombre de
transactions au comptoir provenant de clients d’autres caisses (inter caisse) est
progressivement devenue plus importante que celles effectuées par leurs propres
membres.
Au cours des dernières années, la caisse avait déjà commencé à réduire les activités de
ce deuxième point de service, compte tenu de la baisse d’achalandage, en transférant
graduellement les services conseil et en délaissant un des deux étages qu’ils occupaient
dans cet immeuble. « Il ne restait plus que deux conseillers : c’était vraiment seulement
pour garder le patient en vie là, parce que dans les faits on était rendu à une autre
étape », précise Roger. « Le volume d’affaires ne justifiait pas les montants que nous
devions investir à cet endroit pour l’opération et l’entretien de l’immeuble».
Roger se dit alors que la caisse pourrait utiliser les sommes présentement affectées au
point de service en baisse d’achalandage pour réaménager le local de leur autre point de
service. Cela permettrait d’être plus fonctionnels et d’y ajouter d’autres services en plus
201
d’y transférer ceux présentement offerts au point de service en baisse d’achalandage. Ce
transfert de fonds constituerait alors une « valeur ajoutée » pour les membres.
Après en avoir discuté avec son comité de direction, Roger fait effectuer une analyse
sommaire de la situation, exposant les « tendances lourdes » de baisse d’achalandage. Il
discute de la situation avec le président du conseil d’administration et les membres de
l’exécutif de la caisse, en leur demandant s’il pouvait préparer un dossier exhaustif sur le
sujet pour décision par le conseil d’administration. Le comité exécutif se dit d’accord.
Il fait donc effectuer une analyse des statistiques d’achalandage, du profil de la clientèle
et des divers services utilisés. Il fait également effectuer l’analyse des coûts reliés à
l’opération et l’entretien de l’immeuble, dont ils sont propriétaires. L’ensemble de ces
analyses lui permettent d’élaborer, avec son comité de direction, cinq scénarios soit : le
statu quo, le maintien des services actuels tout en vendant l’immeuble, deux scénarios de
maintien de niveaux différents de service moindre tout en vendant l’immeuble, et la
fermeture complète de cette place d’affaires, avec vente de l’immeuble, tout en y
maintenant des guichets automatisés.
« Bref, on a regardé différents scénarios et on en est venus à la
conclusion qu’une fermeture pure et simple avec un maintien de
services automatisés – les guichets automatiques – était la
solution la plus viable à long terme et celle qui permettait aussi
de dégager le plus de retombées financières pour permettre de
réaliser le réaménagement puis l’ajout des services ici. Il vient
un temps où tu laisses tellement peu de services à un endroit que
tu crées plus d’insatisfaction que de valeur ajoutée, alors il vaut
mieux procéder à la fermeture.
Ma stratégie dans ce dossier c’était de dire : on ne ferme pas
que pour économiser, on ferme parce qu’on veut aussi créer de
la valeur ajoutée pour nos membres, on veut réinvestir les
économies réalisées, puisqu’on est une coopérative. Donc faire
l’aménagement ici, offrir des services additionnels etc., etc.,
nous avions un plan de match assez bien ficelé.»
Roger est confiant de pouvoir mener à terme l’opération de fermeture, ayant déjà
effectué la fermeture d’un autre point de service pour cette caisse quelques années plus
tôt. « Je l’abordais comme un dossier administratif avec certaines variantes
202
particulières, comme les communications et la réaffectation de certaines personnes,
mais sans plus », dit-il. « Ça ne m’empêchait pas de dormir, ça faisait partie de ce que
j’avais à faire comme travail, en tant que décideur. Pour mes directeurs de service et
moi, c’était une belle occasion de réfléchir au type d’aménagement qu’on voulait pour
notre organisation future : c’était un projet stimulant. On voulait créer ici quelque
chose de particulier, pour une plus grande proximité des conseillers aux membres et un
meilleur accueil des membres qui viennent nous voir. Alors je me disais : oui, on enlève,
mais on redonne d’une certaine façon».
Roger sait toutefois que la partie n’est pas gagnée d’avance et l’exprime en ces termes:
« Ça prenait un certain courage managérial car fermer le
siège social d’une caisse c’est un peu comme fermer une
église. C’était la plus vieille caisse des environs. Dans le
monde bancaire quand on décide de fermer une
succursale, on met simplement une pancarte indiquant
qu’à compter de telle date les services seront rendus à tel
endroit. Ce n’est pas le cas pour nous. Les caisses sont
généralement très intimement liées avec la paroisse ou le
village, donc faire une fermeture d’une place d’affaires
ne se fait pas aussi facilement.
Sachant cela, il faut élaborer l’information de telle sorte
qu’elle devienne irréfutable, au moyen de statistiques, de
calculs des coûts d’exploitation, afin que les
administrateurs puissent dire qu’ils ont vraiment fait le
tour de la question et envisagés divers scénarios ».
Roger et ses directeurs procèdent alors à la préparation d’un document faisant état des
diverses analyses effectuées et des scénarios possibles pour présentation au conseil
d’administration deux mois plus tard. « La production d’un document bien étoffé était
requise tant pour la prise de décision du conseil que pour aider les dirigeants à
répondre aux questions des membres s’ils étaient interpellés. Il ne faut pas oublier que
dans une coopérative les membres peuvent convoquer une assemblée spéciale sur une
décision du conseil », précise Roger.
Le document précise les forces et les faiblesses, pour la caisse, de chaque scénario.
Quoiqu’on n’y retrouve pas d’analyse explicite des conséquences de chaque option sur
203
les membres, le document précise, dans le profil de la clientèle, que 72% d’entre eux
sont âgés de plus de 60 ans et que la plupart de ceux qui demandent de rencontrer un
conseiller ont plus de 65 ans. Leur mobilité réduite fait en sorte qu’ils utilisent de plus en
plus le téléphone pour avoir accès aux services de la caisse. Le document mentionne
également que le fait qu’on leur ait offert qu’un conseiller se déplace pour les rencontrer
chez eux a eu peu d’impact sur le développement des affaires. Finalement, on y précise
que « malgré les activités d’accompagnement soutenus » offerts pour aider les membres
de ce point de service à adopter un mode plus automatisé pour effectuer leurs
transactions, les membres qui continuent d‘utiliser les services au comptoir « n’ont pas
modifié leur comportement au détriment des autres membres de la caisse qui ont fait le
virage ».
Roger fait valider le document par le conseiller en management de la Fédération qui les
accompagne à l’occasion, « histoire de donner une crédibilité encore plus grande au
document », souligne-t-il. Il fait ensuite la présentation, au conseil d’administration, de
la problématique, des cinq scénarios examinés et de celui qu’il recommande, la
fermeture complète de ce point de service sauf pour le maintien de guichets automatisés
et leur remet son document synthèse à ce sujet, dont il nous a remis copie confidentielle.
Le document présenté mentionne que « l’échéancier de réalisation et la mise en place
des solutions d’accompagnement aux membres seront présentés ultérieurement ». Roger
précise toutefois, lors de notre entrevue, avoir mentionné aux membres du conseil
d’administration, la possibilité de fournir un certain service de navette aux personnes
âgées pour réduire l’impact du changement sur eux. Les membres du conseil de
surveillance, dont le rôle est de voir aux intérêts des membres, sont invités à assister à la
présentation faite au conseil d’administration, jusqu’au moment où les discussions sur le
projet ont lieu.
Le conseil d’administration approuve la recommandation de fermeture de ce point de
service. « L’objectif du conseil c’est de faire en sorte que la caisse présente un
maximum de profitabilité avec un maximum de services à ses membres », précise Roger.
« Or, une bonne partie des sommes récupérées lors de la fermeture ont été réinvesties
204
pour procéder à l’optimisation de l’accueil et de créer des services additionnels tels le
guichet de devises étrangères et l’implantation d’une équipe dédiée à la prise en charge
téléphonique de la clientèle : on offrait aux gens une alternative à valeur ajoutée à la
fermeture d’une place d’affaires ». Roger se dit heureux que plusieurs membres de son
conseil d’administration soient des gens d’affaires, car « ils ne laissent pas la
préoccupation de la clientèle les dominer. On est des administrateurs, on a une décision
à prendre, il faut faire face à la musique ». Ceci dit, il y a au conseil d’administration
quelques anciens administrateurs de la caisse qui avait fusionné jadis. La fermeture du
point de service, anciennement leur siège social, signifie que les derniers vestiges de
cette caisse disparaissent. « Ils comprenaient très bien la situation, dit Roger, mais ça
les touche un peu plus : le sentiment d’appartenance y est toujours, et c’est correct ».
La fermeture, et le réaménagement de l’autre site, sont par la suite autorisés par la
Fédération, étape exigée par ses règlements avant que la fermeture puisse avoir lieu. Le
conseiller en management de la Fédération accompagne Roger dans ces démarches.
La décision prise, Roger tourne son attention vers son implantation. Il fait préparer un
plan de communication tant pour les employés à l’interne, que « pour faire en sorte que
les membres et la population de cette paroisse adhèrent à la décision ». Des rencontres
sont organisées avec des « gens d’influence », qui ont été jadis dirigeants de la caisse ou
qui ont des commerces près du point de service qui sera fermé et qui sont membres de la
caisse, « pour leur faire part de la situation et leur vendre l’idée d’un réaménagement
dans un meilleur environnement avec un meilleur service. »
Chacune des équipes de travail du point de service affecté par la fermeture est
rencontrée pour les informer de la décision : ils reçoivent presque toute l’information
présentée au conseil d’administration. « Personne n’est tombée en bas de sa chaise, tout
le monde voyait bien la baisse d’achalandage », indique Roger. Les deux conseillers de
l’ancien point de service peuvent facilement être intégrés à l’équipe du seul point de
service restant, vu l’augmentation du volume d’affaires qui résulterait de la fermeture.
Ils connaissent bien les autres conseillers pour les avoir rencontrés aux réunions semi205
mensuelles de vente, donc Roger n’entrevoit aucun problème à ce sujet. Quant aux
employés qui faisaient les transactions assistées au comptoir, il se demande s’il aura à
faire « de la rationalisation d’effectifs ». « Toutefois, je savais que certains employés
pensaient à la retraite, la fermeture nous amenait plus de volume et les transactions
assistées c’est un service où le taux de roulement est assez élevé. Je n’avais donc pas
trop d’inquiétude : l’annonce de la décision ferait cheminer les personnes ». Certains
employés décident effectivement de prendre leur retraite, car ils ne veulent pas avoir à
vivre ce changement pour diverses raisons, et les autres sont intégrés dans les équipes de
l’autre point de service. Aucune mise à pied ne s’avère donc nécessaire.
Lorsque la décision est présentée en assemblée générale avec les résultats des analyses
effectuées, la plupart des membres comprennent et acceptent, malgré leur attachement
sentimental à leur point de service, qu’il n’est pas possible d’opérer à perte. Le fait qu’ils
soient en milieu urbain, l’automatisation des services et la proximité de guichets
automatiques et des caisses avoisinantes aide également à atténuer les résistances.
Quant aux impacts de la fermeture sur la clientèle âgée, majoritaire a l’ancien point de
service, Roger décide de mettre en place un service de navette pour les atténuer:
« Les membres les plus affectés par la fermeture étaient
forcément les gens plus âgés. Alors pour diminuer les impacts
on a créé une navette. On a engagé un transporteur qui, avec un
petit autobus, se présentait tous les quinze jours au
stationnement de l’ancien point de service et les amenaient ici
jusqu’en fin d’après – midi, puis les ramenaient. Ils pouvaient
même en profiter pour faire des petites courses.
On a fait ça pendant quelques mois, mais les gens se sont
éventuellement réorganisés autrement, parce qu’aujourd’hui on
n’a plus que deux personnes, alors on leur paie plutôt le taxi, où
sinon le planificateur va les rencontrer chez eux. Mais cette
mesure de transition a quand même été appréciée ».
206
5.3.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT DE ROGER
5.3.3.1 Le souci d’autrui de Roger dans sa décision « d’optimisation de la
prestation conseil »
L’optimisation de l’utilisation des ressources, l’innovation et la performance financière
revêtent une grande importance pour Roger, et sont au coeur du présent cas. Préoccupé
par la performance financière insuffisante de la caisse au niveau du développement des
affaires dans le secteur des services conseils financiers depuis un certain temps, il en
arrive un jour à la conclusion que ce n’est plus acceptable (bracketing).
Il s’agit
clairement pour Roger d’un problème stratégique : il doit trouver une façon de mieux
utiliser les ressources de la caisse dans ce secteur et d’optimiser la synergie entre les
deux équipes qui y travaillent, dans le but de maximiser les ventes, et donc la
performance financière de ce secteur (qualification).
Sa première évaluation de la situation l’amène à constater que l’insuffisance est sans
doute attribuable, du moins en partie, à deux facteurs. D’une part, l’absence de synergie
entre les deux équipes de ce secteur nuit au développement des affaires car les
professionnels qui s’y trouvent gardent leurs clients pour eux, afin de développer leur
propre portefeuille de clientèle, plutôt que de les référer à un collègue plus spécialisé
concernant certains de leurs besoins si nécessaire. Cette façon de faire ne permet pas de
bien répondre aux besoins de leurs clients. D’autre part, le coaching présentement offert
aux employés des deux équipes par leur directeur respectif semble insuffisant pour leur
permettre de développer l’ensemble des habilités nécessaires à une performance
optimale : sans coaching suffisant l’atteinte d’objectifs de vente plus ambitieux est
impossible. Ces constats amènent Roger à s’interroger sur la nécessité de continuer avec
deux équipes distinctes, malgré le fait que les autres caisses aient tous cette structure
(évaluation). Roger entreprend, au cours de l’année qui suit, plusieurs démarches pour
tenter de développer une solution à ces insuffisances et discute de divers aspects avec
divers autres gestionnaires et conseillers (démarches).
207
Figure 22 – Roger décision # 1.1 (T1)
DÉMARCHES
QUALIFICATION
Problème
stratégique :
augmenter la
performance
BRACKETING
Performance
financière et
niveau de
développement
des affaires
insuffisants
ÉVALUATION
L’absence de synergie
entre les deux
équipes, compétition
entre elles et
l’insuffisance du
coaching sont les
principales causes de
l’insuffisance du
développement des
affaires et de la
performance
insuffisante
Se familiarise
avec divers
modèles
d’affaires
performants.
Discute avec
des conseillers,
le VP marketing
et ses
directeurs
d’équipe
Priorité : Performance
CONTEXTE
Mission de cette caisse :
être la coop financière la
plus performante pour
ses membres, dans le
respect des valeurs de la
Fédération
Enthousiasme
Priorité : Rentabilité et
pérennité de la caisse
SOUCI pour ORGANISATION
Performance : améliorer le
développement des affaires
Améliorer coaching, la « pierre
angulaire de la vente »
STRESS &I INQUIETUDE re
impacts sur sa carrière si cela
ne fonctionne pas
NOUVELLE
ÉVALUATION
Fusion des deux
services et
spécialisation des
fonctions sont
essentiels pour bien
répondre aux besoins
des clients et donc
vendre davantage .
Coaching doit être
divisé en trois
dimensions,
assumées par trois
personnes différentes,
pour développer
toutes les habiletés
nécessaires
SOUCI pour SOI
Réputation professionnelle &
carrière si échec
SOUCI D’AUTRUI
Rassurer & Bien-être
professionnelle des
employés
DÉCISION
IMPLANTATION
Fusionner les
deux équipes +
abolir un poste
de directeur +
spécialiser les
fonctions
Présentation pour
approbation par le
conseil d’administration
Relocaliser un directeur
Informer les employés,
les convaincre
d’adhérer, leur assigner
chacun une fonction
spécialisée
Priorité : Performance
Implanter le coaching en
3 dimensions
208
Suite à toutes ces démarches, Roger en vient à la conclusion qu’il faut fusionner les deux
équipes, créer dans la nouvelle entité ainsi constituée des fonctions spécialisées pour
mieux répondre aux besoins de divers types de clientèle et répartir les employés entre
ces fonctions, et restructurer l’équipe de direction de ce secteur de sorte à y avoir un seul
directeur, plutôt que deux, et deux directeurs adjoints. Cette nouvelle structure permettra
également de mettre en place un coaching plus complet, à trois dimensions, où chaque
gestionnaire aura un rôle attitré (évaluation). Il décide d’aller de l’avant avec cette
solution (décision). Le défi l’emballe, mais il sait que le changement sera important et
qu’il « joue gros » à vouloir changer un mode d’opération que toutes les autres caisses
utilisent, ce qui lui cause un peu d’inquiétude quant aux conséquences sur sa réputation
professionnelle si le projet ne livre pas les résultats escomptés.
Roger présente son modèle « d’optimisation de la prestation conseil aux particuliers » au
conseil d’administration, qui l’approuve. Dans le cadre de l’implantation de son modèle,
le choix entre les deux directeurs présentement en poste pourrait s’avérer problématique.
Il se résout toutefois facilement : celui des deux qui ne croit pas tellement aux
changements annoncés décide de demander à être relocalisé dans une autre caisse, ce qui
est accepté.
Roger est satisfait de la tournure des évènements puisque lorsqu’il
entreprend un changement il maintien le cap, et il s’attend à ce que les gens,
particulièrement ses gestionnaires, adhèrent au projet. Il annonce également le
changement aux employés concernés, puis fait évaluer leurs forces et faiblesses par une
firme externe de sorte à pouvoir décider à quel poste spécialisé chacun sera affecté et
pour que les gestionnaires puissent déterminer les besoins de coaching (implantation).
Le principal souci de Roger dans ce cas est organisationnel, orienté vers l’amélioration
de la performance en ce qui a trait aux ventes (développement des affaires). Il demeure
tout au long du cas dans la normativité de stratégique, même lorsqu’il réfléchit à
l’amélioration de la synergie entre les deux équipes et du coaching pour les employés :
c’est dans la perspective précise d’améliorer les ventes qu’il considère ces
problématiques. Il se soucie également de ses propres intérêts, et vit un certain stress et
209
un peu d’inquiétude à cause des impacts possibles sur son cheminement de carrière si le
projet ne réussit pas.
Quant à son souci d’autrui, celui-ci semble émerger seulement lors de l’implantation de
sa décision, dans les modalités d’application de celle-ci et ce, uniquement pour les
employés. Ses propos lors des entrevues, le document présenté au conseil
d’administration pour l’approbation du projet et le résumé de sa démarche décisionnelle
qu’il nous remet entre les deux premiers entretiens ne comportent aucune mention
relative à sa prise de conscience ou prise en compte des conséquences des changements
préconisés sur le bien-être des employés des deux équipes concernées. Rien ne permet
de croire qu’il s’est attardé aux impacts des changements préconisés sur ces employés
lorsqu’il élabore son projet, qu’il mène ses consultations auprès de personnes de
l’extérieur ou qu’il prend sa décision. Roger réalise toutefois, lors de l’implantation, que
les employés concernés peuvent vivre une certaine insécurité face à l’inconnu que
représente ce changement, et leur adhésion aux changements est importante pour assurer
le succès de son projet. Il désire également que ses employés soient motivés au travail.
Son souci pour le bien-être des employés, dans ce cas, est axé sur leur contribution au
succès de son projet et à l’atteinte des objectifs de l’organisation. Il prend donc le temps
d’en discuter avec eux à quelques reprises au cours de l’implantation, pour les
convaincre que ces changements les aideront à atteindre leurs objectifs et discute avec
ceux qui ont des réticences face à la spécialisation qui leur est assignée afin d’obtenir
leur adhésion. D’autre part, plutôt que de faire postuler les employés pour les nouveaux
postes, ce qui pourrait créer un esprit de compétition malsain et en insécuriser certains, il
détermine, pour chacun, le poste qui convient le mieux à leurs habilités, en fonction de
l’évaluation de celles-ci par des experts externes.
L’impact des changements sur le bien-être des deux directeurs de service actuels, vu
l’abolition d’un des deux postes, ne semble pas être considéré dans sa prise de
décision non plus : aucune mention n’en est faite lors de nos entretiens ni dans le
document qu’il présente au conseil d’administration pour l’approbation du projet ou
dans le résumé de sa démarche décisionnelle. Le fait que le directeur qui ne partage pas
210
sa vision, et que Roger considère ne pas avoir les habilités nécessaires pour le nouveau
poste de directeur, préfère être muté ailleurs plutôt que de s’adapter aux changements
permet à Roger de ne pas avoir à gérer cet aspect lors de l’implantation.
La fusion des deux équipes et la création subséquente de fonctions spécialisées ont
potentiellement des conséquences négatives sur le bien-être d’un des deux directeurs et
sur celui des employés auxquels cette fusion est imposée. Ainsi, par exemple, le fait de
devoir se spécialiser dans un secteur de clientèle déterminé a pu s’avérer très démotivant
pour certains. Le fait d’avoir dorénavant trois coachs supervisant leur travail pourrait
aussi causer de l’anxiété chez certains. La valeur de performance, certes importante
pour assurer la pérennité de l’organisation est ici, du moins théoriquement, en conflit
avec celle du bien-être de ses directeurs et de ses employés. Roger ne mentionne
toutefois aucun conflit de valeurs ou tiraillement lié aux conséquences sur autrui à ce
sujet : la performance est l’unique valeur considérée. Puisqu’il ne ressent pas de
dilemme éthique à ce sujet, Roger n’élargit pas sa recherche de solutions à des moyens
d’améliorer le développement des affaires et la synergie entre les équipes tout en visant
à préserver, en autant que faire se peut, le bien-être de ses directeurs et de ses employés.
Précisons en terminant qu’outre les corroborations importantes fournies par le document
présenté au conseil d’administration pour l’approbation du projet mentionnées plus haut,
celui-ci corrobore et enrichi de plusieurs détails les propos de Roger en ce qui a trait aux
faiblesses de la caisse et aux moyens qu’il entend prendre pour corriger cette situation.
Le résumé de la décision réalisé par Roger corrobore également bien ses propos quant
aux différentes étapes suivies par Roger pour résoudre ce problème. Le dessin réalisé au
début du 3e entretien, quoiqu’assez sommaire, est composé en fait deux dessins distincts
de groupes de personnes en opposition. Le premier, nous dit-il, représente les deux
équipes travaillant jadis en compétition, ce qui occasionnait une performance moindre
pour les ventes. Le deuxième indique que suite à la fusion des deux équipes ils
collaborent maintenant et sont ainsi plus forts vis-à-vis la concurrence. Leur
développement des affaires en a bénéficié, ce qui est l’objectif principal visé, dont il
nous a fait part en entretien. Son récit concernant le dessein confirme également
211
l’importance qu’il accorde, lors de l’implantation, à mettre chacun dans le poste où il
performera le mieux.
5.3.3.2 Le souci d’autrui de Roger dans sa décision de fermer un point de
service des clients
Roger valorise l’utilisation optimale des ressources de la caisse, une valeur qui est au
cœur du cas qu’il soumet concernant la fermeture d’un des points de service de la caisse.
Le cas débute graduellement (T1) : d’année en année l’achalandage d’un des deux points
de service de la caisse est en baisse, et il y a peu de potentiel de développement
d’affaires à cet endroit vu la reconfiguration routière et commerciale de la ville au fil des
ans et la moyenne d’âge élevée des clients de ce point de service. Il n’y a pas
d’évènement déclencheur spécifique dans ce cas-ci. La fermeture est plutôt d’une étape
de l’évolution graduelle de la caisse et de la planification stratégique de l’équipe de
direction pour obtenir une meilleure performance financière et favoriser le
développement des affaires. En effet, le virage vers l’automatisation de plusieurs
services ayant été effectué avec succès, Roger désire maintenant entreprendre divers
projets de développement de nouveaux services et réaménager leur local principal du
point de service B pour le rendre plus fonctionnel, ce qui nécessite des investissements.
Au même moment l’achalandage continue de baisser au point de service A, ce qui lui
semble problématique vu les coûts d’opération reliés à ce site (bracketing). Il s’agit
clairement pour Roger d’un problème de nature stratégique (qualification).
La référence à une normativité stratégique emporte la priorisation de l’utilisation
optimale des ressources humaines et financières, en vue de l’atteinte des objectifs de
l’organisation. Une première évaluation sommaire de Roger l’amène à conclure que les
revenus générés par le point de service A ne justifient plus les dépenses encourues pour
le garder en opération, que cette situation ne peut pas continuer, et que cet argent serait
mieux utilisé en l’affectant à leurs nouveaux projets de développement (évaluation).
212
Figure 23 – Roger décision # 2.1 (T1)
DÉMARCHES
QUALIFICATION
Problème
stratégique
BRACKETING
Achalandage
du point de
service A en
baisse depuis
plusieurs
années.
ÉVALUATION
Revenus générés ne
justifient plus les
dépenses encourues
pour le garder –la
situation ne peut plus
durer
Cet argent serait mieux
utilisé en l’affectant
aux nouveaux projets
de développement
CONTEXTE
Mission de cette caisse :
être la coop financière la
plus performante pour
ses membres, dans le
respect des valeurs de
la Fédération
Priorité : Utilisation
optimale des
ressources de la caisse
Évaluation
sommaire des
coûts & baisse
d’achalandage
Obtenir
l’autorisation de
l’exécutif à
amener le point
au CA
Analyses
statistiques
achalandage etc
& calcul des
couts
d’opération du
point de service
A
Analyses de 5
scénarios
possibles, dont
la fermeture, et
de leurs
impacts pour la
caisse
SOUCI pour ORGANISATION
Utilisation optimale des
ressources & rentabilité
Valeur ajoutée pour la plupart
des membres = fidélisation
ÉVALUATION
ADDITIONNELLE
Le scénario le plus viable à
long terme & celui
permettant de dégager le
plus d’argent pour les
nouveaux projets = la
fermeture du point de
service A, en laissant
seulement des guichets
automatiques
IMPLANTATION
DÉCISION
Recommander la
fermeture du
point de service A
Obtention de l’autorisation du
CA de fermer le point de service
A en maintenant seulement les
guichets automatiques
L’ajout de nouveaux
services au point de service
B et son réaménagement
représenterait une « valeur
ajoutée » pour les membres
Priorité : Utilisation optimale
des ressources de la caisse
Préparation de preuves
irréfutables : document avec les
résultats des analyses et les 5
scénarios possibles, dont la
fermeture, et de leurs impacts
pour la caisse
Autorisation de la Fédération de
procéder
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être des personnes
âgées - navettes
Rencontre des employés pour
annoncer la décision. Ceux qui
ne partent pas à la retraite sont
réaffectés au point de service B
Mise en place d’une « navette »
bimensuelle pour les clients
âgés du point de service A, vers
le B
213
Conséquemment, tel qu’il est d’usage lorsqu’on se réfère à une normativité de gestion,
Roger cherche à corriger la situation de sorte à s’assurer de l’utilisation optimale des
ressources, ce qui l’amène à entreprendre diverses démarches. Roger rencontre d’abord
le président du conseil d’administration, puis les membres de l’exécutif, pour leur faire
part de ses préoccupations et leur demander de pouvoir soumettre le point au conseil
d’administration, ce qui est accepté.
Roger fait procéder ensuite à diverses analyses statistiques du profil des membres, de
l’achalandage et du type de services utilisés, ainsi qu’à l’évaluation des coûts
d’opération du point de service problématique. Puis il élabore différents scénarios, allant
du statu quo à la fermeture du point de service A, en passant par diverses autres options
de réduction des services, et il évalue les forces et les faiblesses, pour la caisse, de
chaque scénario (démarches).
Le scénario qui lui semble le plus viable pour la caisse à long terme, et qui permettrait
de dégager le plus d’argent pour financer les nouveaux projets qu’il souhaite
entreprendre, est la fermeture complète du point de service A, laissant seulement des
guichets automatiques dans l’immeuble, lequel serait mis en vente. Ceci permettrait
l’ajout de nouveaux services au point de service B et son réaménagement, ce qui
représenterait de l’avis de Roger une « valeur ajoutée » pour les membres (évaluation).
Cette évaluation l’amène à décider de recommander la fermeture complète du point A au
conseil d’administration (décision).
Roger sait toutefois qu’il est difficile, au sein de la Fédération, de fermer un point de
service, particulièrement lorsqu’il fut jadis un siège social de caisse. Il sait également
que les membres de la caisse peuvent convoquer une assemblée spéciale concernant une
décision du conseil, s’ils la considèrent injustifiée. Roger décide donc de préparer un
dossier à la lecture duquel la fermeture du point de service A sera une conclusion
irréfutable, que les administrateurs pourront justifier par la suite en disant qu’ils ont
vraiment fait le tour de la question et envisagés divers scénarios au moyen de statistiques
et de calculs des coûts d’exploitation. Roger présente le dossier au conseil
214
d’administration, qui entérine sa recommandation de fermeture et de vente de
l’immeuble, en y maintenant seulement des guichets automatiques. Il obtient par la suite
l’autorisation de la Fédération de procéder à la fermeture (implantation).
Roger rencontre par la suite les équipes de travail du site qui fermera, pour leur annoncer
la décision, en leur fournissant la majorité des informations fournies au conseil. Il craint
devoir procéder à certaines coupures de postes, qu’il qualifie de « rationalisation
d’effectifs » mais, tel qu’il l’espérait, un nombre suffisant d’employés choisissent de
partir à la retraite plutôt que de subir les changements, ce qui fait en sorte qu’aucun
poste n’a à être coupé. Ceux qui ne partent pas à la retraite sont réaffectés au point de
service B. Puis, compte tenu des impacts de la fermeture sur les membres plus âgés, il
met en place une « navette » qui effectuera le trajet aller-retour entre le stationnement de
l’ancien point de service et la place d’affaires qui reste deux fois par moi (implantation).
Roger se soucie manifestement de la performance financière de l’organisation et de sa
pérennité. C’est pourquoi il désire offrir des « services à valeur ajoutée » à la majorité
des clients, qui constituent une source potentielle intéressante de développement
d’affaires.
Quant à son souci d’autrui dans cette prise de décision, et plus particulièrement quant
aux clients et aux employés qui seront négativement affectés par cette décision de
fermeture, son souci d’autrui est peu présent lors de la prise de décision. Ceci est
particulièrement le cas pour les clients âgés qui se présentaient régulièrement au point de
service A pour des transactions courantes : il leur attribue la responsabilité de ne pas
avoir modifié leur comportement « au détriment des autres membres de la caisse qui ont
fait le virage » de l’automatisation des services. Le document présenté au conseil
d’administration pour l’approbation de la fermeture, comportant une synthèse des
analyses qu’il a fait effectuer pour évaluer la pertinence des cinq scénarios possibles, ne
comporte aucune mention des impacts possibles de ceux-ci sur la clientèle âgée du point
de service A, qui représentent 72% des membres fréquentant ce point de service. Rien,
dans les propos de Roger lors de nos entretiens ou dans son résumé écrit de son
215
processus de résolution de ce problème, ne permet de croire que ces conséquences ont
été prises en compte lors de sa décision de recommander la fermeture.
Dans le cadre de l’implantation de la décision de fermeture, il examine toutefois
comment atténuer ces impacts sur les personnes âgées de sorte à minimiser les
objections à la fermeture et opte pour la mise en place d’une navette bimensuelle vers le
point de service B. Cette possibilité avait été soulevée brièvement par Roger lors de sa
rencontre avec le conseil d’administration. Roger ne fait cependant aucune mention, lors
de nos entretiens ou dans son résumé écrit, d’une analyse préalable de l’adéquation de
cette solution avec les besoins réels de cette clientèle. Cette mesure d’atténuation
s’avère, trois ans plus tard, avoir progressivement été délaissée par cette clientèle, ce qui
amène Roger à conclure qu’ils ont dû se trouver d’autres moyens. Il annule donc la
navette et la remplace, pour les deux seuls membres qui désirent encore ce service, par le
paiement du taxi.
Quant aux employés du point de service A, le document présenté au conseil
d’administration ne comporte aucune mention des impacts possibles des divers scénarios
sur eux. C’est en discutant de l’implantation de la décision de fermeture, lors de nos
entretiens, que Roger en parle brièvement. Il mentionne toutefois qu’il espérait ne pas
avoir à faire de « rationalisation d’effectifs »; le fait que certaines personnes ont préféré
prendre leur retraite plutôt que de s’adapter aux changements lui permet de ne pas avoir
à effectuer de telles « rationalisations ».
La fermeture a diverses conséquences sur le bien-être de la clientèle âgée du point de
service qui sera fermé. D’une part, elle affectera l’autonomie de ceux d’entre eux qui ne
peuvent se prévaloir d’une voiture : ils ne pourront plus aller à la caisse lorsqu’ils le
veulent, la navette étant en opération seulement une fois aux deux semaines.
La
fermeture peut également avoir des conséquences sur le bien-être affectif et
psychologique de certains d’entre eux. Ceux qui ne peuvent se rendre au comptoir de
l’autre point de service et qui n’utilisent pas les services automatisés peuvent souffrir
d’insécurité financière, voir d’anxiété. De plus, comme l’expliquait une autre
216
participante, le lien affectif avec leur caisse et son personnel ainsi que les visites
périodiques qu’ils y font constituent pour certaines personnes âgées, autrement isolées,
un contact social important. La valeur d’utilisation optimale des ressources vient donc
ici directement en conflit avec celle du bien-être de cette clientèle âgée. Il en est de
même pour les conséquences sur les employés du point de service faisant l’objet de la
fermeture. Le fait que certaines personnes ont préféré prendre leur retraite de façon
anticipée plutôt que de devoir s’adapter aux changements et aller travailler au point de
service B laisse présumer que ce changement peut avoir eu des impacts sur leur bien-être
tant psychologique que financier. Roger ne mentionne toutefois pas la présence d’un
conflit de valeurs ou d’un tiraillement compte tenu des conséquences sur autrui dans
cette prise de décision : il demeure dans la normativité stratégique.
Le principal souci de Roger dans cette prise de décision demeure donc organisationnel,
orienté vers l’optimisation de l’utilisation des ressources en vue d’une bonne
performance financière et de la pérennité de la caisse. Son souci d’autrui y est minimal.
Ne pouvant réaliser ses projets sans l’approbation du conseil d’administration,
l’adhésion des membres et la collaboration des employés, il gère les impacts les plus
visibles sur la clientèle âgée et laisse partir à la retraite les employés qui craignent trop
ce changement.
Précisons en terminant qu’outre les corroborations importantes fournies par le document
présenté au conseil d’administration pour l’approbation de la fermeture, mentionnées
plus haut, ce document confirme les principaux arguments qu’il soulève pour justifier sa
recommandation de fermeture. Le résumé de la décision réalisé par Roger corrobore
également bien ses propos quant aux différentes étapes suivies pour résoudre ce
problème. Le dessin réalisé au début du 3e entretien illustre bien sa perception de la
situation, à l’effet que l’argent « s’envole » du point de service A, qui n’est pas rentable.
Il illustre aussi, au moyen de personnages et d’une bâtisse, que certains membres ont
choisi de rester confinés au point de service A, mais que ceux qui ont choisi d’en sortir
pour aller vers le point de service B en sont heureux.
217
5.4 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION D’ALAIN
5.4.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION
Alain occupe des fonctions de directeur de caisse depuis de nombreuses années. Il
précise que leur mission, en tant que caisse, est « de rendre des services financiers,
d’aider les gens à réaliser leurs projets, et en même temps contribuer au mieux être du
milieu, contribuer au dynamisme du milieu puis à l’éducation à la coopération et
financière ». Il accorde personnellement beaucoup d’importance au développement des
affaires de la caisse qu’il gère.
Au moment où surviennent les deux cas dont il nous fait part, il vient tout juste d’entrer
en poste dans une nouvelle caisse, dans une région géographique différente de celle où il
a exercé ses fonctions pendant plusieurs années. Il s’agit pour lui d’une période
particulièrement « très stimulante mais aussi très challengeante » parce qu’il n’avait
aucun réseau professionnel dans la région et aussi, nous précise-t-il, parce qu’il arrivait
« dans un endroit où j’étais considéré comme un intrus ».
La culture de la nouvelle caisse s’avère assez différente de celle qu’il dirigeait
auparavant, ce qui représente pour lui certains défis :
« J’étais autrefois dans une caisse où le développement des
affaires était une valeur importante : on était là pour faire des
affaires avec les membres, il fallait que ce soit rentable. Ici la
caisse a une approche très sociale, le conseil d’administration
est très social démocrate, le profit ce n’est pas si important que
ça : l’important c’est de jouer notre rôle coopératif. Un de mes
défis, c’est de leur faire voir l’incohérence entre ce qu’ils
désirent et ce qu’ils peuvent faire s’ils ne sont pas rentables. Je
voudrais que les résultats soient davantage valorisés.»
L’adaptation à cette nouvelle culture se poursuit sans trop de problèmes pour Alain. Il
reconnait toutefois que son ambition personnelle l’amène à vouloir faire évoluer les
orientations de la caisse. « J’aime bien me situer dans les « top ten » de la Fédération,
les dix caisses les plus performantes. C’est ma personnalité, je suis un compétiteur,
218
j’aime être dans les premiers, et c’est bon pour la carrière. Alors je dois voir avec mon
conseil d’administration s’ils ont la même ambition que moi, parce que si c’est le cas, il
va y avoir des gestes à poser ». Il précise qu’il a passé des tests de la Fédération pour
pouvoir accéder éventuellement à un poste supérieur.
Quant à la Fédération, Alain résume en ces termes les valeurs qui lui semblent y être
importantes, auxquelles il souscrit :
«Quelque chose qui ne changera pas à la Fédération, c’est
l’importance de l’humain et l’argent au service des gens et
jamais le contraire. Fais attention à comment tu traites les gens,
c’est fondamental, l’humain c’est une valeur importante. De
plus, même s’il faut faire de l’argent, surtout maintenant en
pleine crise économique, on n’agira pas comme les banques.
C’est une réalité l’argent au service des gens, tant pour les
membres que pour les employés ».
Alain mentionne également l’importance de l’équité comme valeur coopérative, mais le
sens qu’il donne à cette valeur semble différer de celui que lui accorde le conseil
d’administration de la caisse qu’il gère présentement. « Ici la caisse a une approche très
sociale, donc ce n’est pas parce qu’un membre nous apporte des affaires qu’on lui en
donne plus. À mon avis, cependant, le membre qui est très rentable pour la caisse
devrait retirer plus que celui qui fait des choses qui ne sont pas payantes pour nous :
c’est une question d’équité. »
Alain perçoit son rôle de directeur général de caisse comme étant de s’assurer que la
caisse performe, qu’elle donne de bons résultats : « il ne faut pas être déficitaire, il faut
faire du bon crédit, il faut rendre un bon service ». Il précise qu’à la caisse qu’il gère
présentement il doit également s’assurer de mettre les valeurs coopératives bien en
évidence dans les façons de faire, compte tenu des priorités de son conseil
d’administration.
Il privilégie un style de gestion moins hiérarchique et directif que celui qui existe à la
caisse lorsqu’il y entre en fonction, et il tente d’apporter des changements à ce sujet. Il
désire jouer davantage le rôle d’un coach que d’être directif, laisser plus de marge de
219
manœuvre aux employés et « les amener à développer leur plein potentiel plutôt que
d’être très directif ». Il dit valoriser une approche participative et vouloir être facile
d’approche, de sorte que les gens puissent lui dire, au besoin, « telle affaire là, je ne suis
pas tellement à l’aise avec ça ». « J’aime consulter, indique-t-il, m’entourer de
consultants, valider mes idées : je suis rarement convaincu d’avoir la meilleure idée, ou
la meilleure option tout le temps ». Il dit valoriser également l’écoute, ainsi que
l’intégrité. Il fait particulièrement attention de ne pas s’accorder des privilèges, que ce
soit par l’acceptation de cadeaux de fournisseurs ou des dépenses injustifiées. « Quand
je dis intégrité c’est dans ce sens là, c’est une valeur extrêmement importante pour moi,
je ne profite pas de mon statut», précise-t-il. Il cherche également à être conciliant
envers les membres qui se disent insatisfaits pour une raison ou une autre, en autant
qu’ils soient de bonne foi.
5.4.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS
5.4.2.1 La décision d’Alain concernant la terminaison de l’emploi d’un
gestionnaire
Le premier cas que nous présente Alain a trait à la terminaison du lien d’emploi d’un des
gestionnaires à l’emploi de la caisse. Dès son entrée en poste, la relation avec ce
gestionnaire s’avère difficile. Il nous décrit ainsi la situation :
« À mon arrivé je sentais déjà une tension entre ce directeur
et moi. J’avais également des informations à l’effet que les
choses ne se passaient pas très bien avec son équipe. Il
réagissait parfois avec agressivité à mes questions de
compréhension et me disait qu’il était persuadé que j’avais
quelqu’un d’autre en tête pour le remplacer. Bref il me faisait
beaucoup de reproches alors que je ne le connaissais que
depuis quelques semaines. Je ne sais pas s’il y avait des
choses dans sa vie qui le rendaient plus sensible. Il était très,
très fragile et se sentait vite menacé dès que je posais une
question ou que je remettais en question une de ses décisions.
Tout de suite j’ai vu que c’était une personne qui résistait
beaucoup et je ne comprenais pas pourquoi ».
220
Alain se demande comment aborder ce gestionnaire pour désamorcer la situation. « Mais
en même temps, précise-t-il, je n’avais pas l’intention d’agir différemment, c’était moi le
directeur général et j’avais des attentes différentes du directeur général précédant ». Il
s’interroge également sur le fait que l’évaluation de rendement de ce gestionnaire
l’année précédente était très positive : « je me demandais pourquoi il avait autant
changé ».
Alain précise en ces termes ce qu’il vit, personnellement, pendant cette période. « Sur le
coup c’était de l’incompréhension et de la frustration parce que je me dis que je ne
mérite pas ça, je n’ai pas à vivre ça, je n’ai rien fait pour ça. Puis je n’aimais pas son
attitude culpabilisante : à son avis c’était moi le problème, je n’étais correct et je le
harcelais».
Un mois après son arrivée en poste, Alain s’apprête à prendre ses vacances annuelles. Il
s’interroge sérieusement sur la possibilité de continuer à travailler avec ce gestionnaire.
« J’avais un problème parce que ce gestionnaire ne partageait pas mon point de vue sur
le développement des affaires, ça n’allait pas bien dans son équipe et il a fait quelques
erreurs. Je me demandais s’il était capable d’être un bon gestionnaire et je ne voyais
pas comment je pouvais travailler avec lui ». Il ne veut toutefois pas agir de façon
précipitée vu le sérieux de la situation. « Une décision concernant un être humain, à
moins que ce soit un cas de fraude, de vol, de violence, d’harcèlement, ou autre chose
grave, je donne plus qu’un mois. Tant que l’entreprise n’est pas en péril et que ça va
bien, je donne des chances aux gens. Même si je sentais que ça ne s’arrangerait
probablement pas, un mois c’était bien trop court». Alain indique que son intention était
de lui demander, à son retour, de faire certains ajustements. «Ce n’était pas des raisons
suffisantes, à mon avis, pour un congédiement », indique-t-il. « Mais pour ça il fallait
qu’il reconnaisse qu’il avait des choses à travailler et qu’il ne soit plus en mode défensif
en disant que c’est moi le problème. S’il avait gardé la même attitude de confrontation,
en continuant à me blâmer, ça n’aurait pas duré longtemps ».
Alain croit que ce gestionnaire vit des problèmes personnels ou de santé, peut-être un
burnout, ou qu’il s’agissait « d’une personne foncièrement paranoïaque qui vivait une
221
mauvaise période. Je ne savais pas vraiment ». Il décide de discuter de la situation avec
ses deux coachs, un premier, de la Fédération, qui l’assiste dans son développement de
carrière, et un second qu’il consulte en privé depuis plusieurs années. « Ce qui
m’embêtait c’était tout l’aspect politique, je suis assez prudent dans mes actions, je ne
suis pas du genre à agir comme un bulldozer, mais en même temps, j’étais conscient que
ça ne pouvais pas durer longtemps. Je me questionnais sur comment gérer le dossier »,
indique-t-il. Alain discute également à quelques reprises avec le président de la caisse à
ce sujet : « c’était important, les membres du conseil viennent de m’embaucher mais ils
ne me connaissent pas, il fallait que je me protège. Puisque je viens d’arriver le conseil
peut facilement douter des décisions que je prends, je n’ai pas leur appui inconditionnel.
Ça ajoutait à la pression dans cette situation, je devais mesurer mes appuis avant de
prendre une décision ».
Alain décide finalement de demander à ce gestionnaire de prendre ses vacances en
même temps que lui, de sorte que chacun se donne un temps de réflexion. « Je lui ai
indiqué clairement qu’il devait se demander s’il avait le goût de travailler pour moi, en
lui précisant mes attentes, en lui disant que moi aussi j’allais regarder si je pense qu’on
peut travailler ensemble.
Mais il fallait régler cette situation ».
Alain offre au
gestionnaire de lui payer une période de vacances additionnelles au besoin puisque ce
dernier devait prendre ses vacances un peu plus tard. Lorsqu’il quitte pour ses vacances,
Alain croit que le gestionnaire fera de même.
Toutefois le gestionnaire choisit de ne pas prendre ses vacances pendant cette période.
Alain apprend d’une tierce personne que le gestionnaire a convoqué les membres de
l’exécutif de la caisse, à son insu et en son absence, pour leur faire part qu’il avait
beaucoup de difficulté à travailler avec Alain, ainsi qu’avec une autre gestionnaire de la
caisse, et qu’il désirait quitter. Le gestionnaire propose au comité exécutif de prendre un
congé sabbatique d’un an puis de démissionner par la suite, et demande une lettre de
référence.
Alain considère que le geste du gestionnaire a occasionné entre eux un bris de confiance
irréparable. « Lorsque j’ai appris ce qu’il avait fait, j’ai décidé que c’était fini. Ma
222
décision était prise. C’état inacceptable de me trahir comme ça », précise-t-il. Alain se
met donc à réfléchir à la façon d’implanter sa décision. « Je me suis mis à penser aux
coûts, à comment régler ça et à comment protéger mes arrières. C’était délicat, je
venais tout juste d’arriver, le conseil allait se demander ce qui se passe. J’étais donc
davantage en mode stratégique ». Alain s’empresse de communiquer avec le président,
qui lui indique qu’il désapprouve l’acte posé par le gestionnaire : il dispose donc d’un
solide appui. Il en discute par la suite avec le vice-président de la caisse, dont l’appui est
plus mitigé à son égard.
Alain se demande s’il doit ou non accepter la proposition du gestionnaire de prendre un
congé sabbatique, suivi d’une démission. « Est-ce que j’accepte ou je le mets dehors tout
de suite ? J’aurais pu faire cela, vu le bris de confiance, et refuser sa demande, parce
qu’en prenant d’abord un congé puis en démissionnant il partait la tête haute ». Alain
hésite, inquiet. « Je me disais que c’est trop facile. C’était trop beau pour être vrai.
Qu’est-ce qu’il cache? Il pourrait me faire beaucoup plus de problèmes que ça, lui qui
m’a tant critiqué, tant blâmé. De plus, il n’avait pas d’emploi ailleurs qui l’attendait, ça
ne tenait pas la route. Je me suis dit qu’il est peut-être en difficulté, que son jugement est
peut-être altéré ».
Alain consulte ses deux coachs et discute avec son président avant de prendre sa
décision. Le premier coach lui suggère de congédier le gestionnaire sur le champ, pour
« camper son autorité ». L’autre coach lui recommande une réaction plus modérée. Il
opte pour la modération, afin de prendre un recul. Alain décide de consentir au congé
sabbatique d’un an, à la condition que le gestionnaire signe immédiatement sa lettre de
démission, laquelle serait applicable à la fin du congé. Le président et le conseil
d’administration acceptent sa recommandation. Il accepte également d’écrire une lettre
pour le gestionnaire, « mais ce n’était pas une lettre de référence positive, c’était
seulement une confirmation qu’il avait travaillé ici ».
Alain nous explique ainsi les raisons de sa décision à l’époque :
« C’est sûr que sur le coup, mon orgueil, mon égo en a pris un
coup là, mais avec le recul je me disais que l’important c’est le
223
résultat, qu’il parte et que je puisse le remplacer. Je ne voyais
pas en quoi ce serait payant d’en faire une guerre d’egos. Ce
qui est important pour moi c’est l’entreprise, et l’entreprise en
sortait gagnante. Les employés étaient également gagnants
parce qu’ils n’avaient pas à vivre de drame. Ils perdaient un
gestionnaire qui ne faisait pas bien son travail, que j’ai pu
remplacer par quelqu’un de plus solide. Et le gestionnaire en
question partait la tête haute, ce n’était pas une mise à pied,
c’était comme sa décision. Il devait être gagnant puisque c’est
ce qu’il avait demandé. Et ça n’a rien couté à la caisse. »
Alain rencontre ensuite le gestionnaire, en présence du président afin de discuter de la
situation. Alain précise qu’il a demandé à son président d’assister à la rencontre « pour
qu’il voie que je n’étais pas rentré avec l’intention de couper des têtes ». Il avise le
gestionnaire qu’il ne peut accepter que ce dernier ait rencontré le comité exécutif en son
absence et à son insu, qu’il s’agit « d’une trahison qui a pour conséquence un bris de
confiance ». Il indique toutefois au gestionnaire qu’il l’avisera plus tard de sa décision à
ce sujet, même si celle-ci était déjà prise : « J’étais en colère, je trouvais que je ne
méritais pas ça, je n’avais rien fait pour mériter ça. Je n’avais pas l’intention de lui dire
tout de suite, je voulais lui faire manger du pain noir un petit peu». Il considère
cependant que « c’était assez clair, savoir lire entre les lignes ça voulait dire tu sais bien
qu’on ne peut plus travailler ensemble ».
Alain communique par la suite avec son conseiller en ressources humaines et lui
demande de lui préparer les documents nécessaires pour un congé sabbatique d’un an et
une lettre de démission « béton », de sorte à s’assurer que le gestionnaire ne puisse pas
revenir sur sa décision plus tard. Il avise par la suite le gestionnaire de sa décision
d’accepter son congé sabbatique, à la condition que la lettre de démission soit signée
immédiatement. « Je sentais qu’il était un peu déçu de la tournure des évènements, et
lui ai dit que c’était dommage, mais qu’il a fait ses choix, c’est lui qui a décidé ça ».
Alain décide toutefois, lorsque tout est réglé, juste avant le départ du gestionnaire, de lui
suggérer de rencontrer un psychologue industriel : « Il était probablement en burnout. Je
lui ai donc suggéré, mais c’était à lui de décider ce qu’il ferait ». Alain décrit ainsi ce
224
qu’il ressent suite au départ du gestionnaire : « J’étais content, ça m’a permis d’aller
chercher quelqu’un d’autre, avec qui j’étais à l’aise ».
5.4.2.2 La décision d’Alain concernant son insatisfaction avec un employé
de la Fédération
Le deuxième cas que nous soumet Alain débute peu de temps après son entrée en
fonction à cette nouvelle caisse. Il concerne un employé de la Fédération, responsable de
conseiller, sur demande, divers directeurs généraux de caisses en matière de gestion et
de développement de leur caisse. Alain espère lors de sa mutation pouvoir continuer de
travailler avec son conseiller habituel, mais comme il dessert une région différente cela
ne s’avère pas possible. Or, il constate rapidement, après son entrée en fonction, que le
conseiller qui lui a été attribué ne rencontre pas ses attentes :
« Je vois vite que ce n’est pas solide. Il n’a pas d’expérience
réelle en gestion, et cherche davantage à vendre des services de
conseillers pour atteindre ses quotas qu’à m’aider dans mes
démarches. Il n’a pas l’air de saisir les enjeux stratégiques ni
politiques des dossiers que je lui présente. D’autres directeurs
de caisse m’avisent qu’il n’est pas très efficace et qu’il coûte
cher ».
Alain trouve cette situation frustrante. « Je me suis dit qu’ils m’ont mis entre les pattes
une personne très limitée par rapport à mes besoins, qu’ils m’empêchent d’avoir
quelqu’un que je sais solide, et ils veulent que je fasse performer la caisse », indique-til. Il en vient à la décision, après quelques mois, qu’il ne veut plus faire affaires avec ce
conseiller.
Il considère toutefois qu’étant nouveau dans cette région, et ne connaissant ni les
gestionnaires de la Fédération, ni l’influence de cette personne dans le réseau, il serait
prématuré d’agir. « Pour moi c’était comme de gérer la politique, l’informel. Il a fallu
quelques mois avant que j’établisse ma stratégie », nous indique-t-il, ce qui n’a pas
d’incidence majeure puisqu’il n’en avait pas besoin pour l’instant. Ses propos sont
confirmés par son résumé écrit des faits : « Il faut savoir que la Fédération est une
225
grande famille et que certaines demandes sont délicates. J’ai donc donné la chance au
coureur, une année, pour me permettre de connaître le réseau de ma nouvelle région
d’appartenance ».
Près d’un an après son entrée en fonction, il décide d’entreprendre des changements à la
caisse et veut développer un nouveau modèle d’affaires à ce sujet, qu’il présentera par la
suite au conseil d’administration pour approbation. Les modèles d’affaires se
développement généralement avec l’aide d’un conseiller spécialisé de la Fédération. Or,
les services du conseiller qui lui a été attitré ne lui semblent pas avoir de plus value pour
les changements qu’il envisage. « C’est quand j’ai commencé à travailler sur le modèle
d’affaires que je me suis dit qu’il ne sera pas capable de me donner le soutien dont j’ai
besoin. Ça me prend quelqu’un de plus solide », précise-t-il. « Il n’a pas les capacités
nécessaires pour répondre à mes besoins, il n’a pas de vision stratégique et pas
d’écoute, il n’est pas orienté client. Il peut sans doute faire l’affaire de certains
dirigeants de caisse, mais pas moi ». Il décide alors d’entreprendre des démarches pour
changer de conseiller. Il en discute alors avec son comité de gestion interne et avec son
ancien conseiller et choisit d’user de stratégie pour parvenir à ses fins. Il nous décrit
ainsi ses démarches :
« J’ai rencontré le premier vice-président de la région pour
l’informer de mon souhait : mon objectif était qu’il comprenne
mes intentions. Il m’a référé au vice-président responsable de ce
groupe de conseillers, à qui j’ai expliqué mon intention et mes
raisons. Il aurait aimé être informé avant, mais je voulais
m’assurer qu’il ne pourrait pas refuser ma requête».
Alain nous précise qu’il a pris soin, lors de ces démarches, de ne pas dénigrer le
conseiller avec lequel il ne désirait plus faire affaires. « S’ils m’avaient demandé de
l’évaluer, je l’aurais fait sincèrement, mais je ne voulais pas le démolir pour avoir
l’autre. Je préférais expliquer mes besoins et simplement dire qu’elle ne répondait pas à
mes besoins». Suite à ces démarches ils lui ont proposé un conseiller d’expérience, qui
lui a plu.
226
5.4.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT D’ALAIN
5.4.3.1 Le souci d’autrui d’Alain dans sa décision de mettre fin à l’emploi
d’un gestionnaire de la caisse
Le contexte de ce cas a une portée importante sur son déroulement.
Malgré de
nombreuses années d’expérience dans des postes similaires, Alain se retrouve en terre
inconnue : il ne connait pas la région et n’y a aucun contact professionnel. Puisqu’il
vient d’arriver en poste il doit faire ses preuves auprès des membres de son nouveau
conseil d’administration et gagner leur confiance. Sa vision de la caisse et des objectifs à
prioriser diffère sensiblement de celle des membres de son conseil d’administration, ce
qui représente à son avis son principal défi. De plus, il a des objectifs de carrière
importants : il valorise la réussite, veut être parmi les dix meilleures caisses de la
Fédération, et aspire à des tâches supérieures éventuellement. Il ne peut donc pas se
permettre d’échouer dans ses nouvelles fonctions. Alain précise qu’il est important pour
lui de s’assurer d’avoir l’appui de son président et de se protéger, compte tenu que le
conseil d’administration pourrait facilement se mettre à douter de la justesse de ses
décisions, puisqu’ils ne le connaissaient pas, ce qui lui crée de la pression.
Ce cas débute (T1) dès qu’Alain entre en fonction comme directeur général d’une caisse.
Dès son arrivée, et pendant tout le premier mois, la relation avec un de ses principaux
gestionnaires s’avère difficile. Celui-ci « résiste » à sa vision de ce qu’il faut
entreprendre pour rehausser le développement des affaires de la caisse et il se sent
menacé dès qu’Alain remet en question certaines de ses décisions (bracketing). De plus,
le gestionnaire semble croire qu’Alain a déjà l’intention de le remplacer par quelqu’un
d’autre et il dit à Alain que ce dernier le harcèle, reportant sur lui la responsabilité de
l’impasse dans laquelle ils se retrouvent. Alain ressent de la colère et de la frustration à
ce sujet : il lui semble que ces reproches ne sont pas fondés. Il dit chercher à désamorcer
la situation. Par ailleurs, il constate pendant cette période des problèmes dans l’équipe de
ce gestionnaire et des départs d’employés qu’il attribue à des faiblesses de gestion, ainsi
que quelques erreurs d’opération, alors que l’année précédente ce même gestionnaire
227
avait eu une excellente évaluation. Alain constate également que le gestionnaire est
« très fragile », et croit qu’il souffre possiblement de burnout.
Figure 24 – Alain décision # 1.1 (T1)
BRACKETING
QUALIFICATION
DÉMARCHES
Problème
professionnel :
encadrement du
gestionnaire
Consulter ses
deux coachs re
comment gérer le
dossier & ses
aspects
politiques
Résistance du
gestionnaire X aux
changements
proposés par Alain
Discuter avec le
président pour
s’assurer de son
appui
Attitude négative &
accusatrice : croit
qu’Alain veut le
remplacer
Colère & Frustration
Faiblesses de gestion
récentes –
Le gestionnaire
semble être en
burnout
Inquiétude – impact sur la
confiance du CA
SOUCI pour SOI
Bien-être & succès
personnels
SOUCI pour ORGANISATION
Efficacité organisationnelle
NOUVELLE ÉVALUATION
Situation ne peut pas
durer :
l’attitude du gestionnaire
doit changer
CONTEXTE
Il vient
d’entrer en
poste
Le gestionnaire devra se
rallier aux positions d’Alain,
améliorer ses lacunes de
gestion et cesser son
attitude négative s’il veut
rester
---Le congédier serait
prématuré car pas de faute
grave
DÉCISION
IMPLANTATION
Donner une
chance mais
l’aviser de ses
attentes
Donne une période
de réflexion au
gestionnaire- Veut-il
vraiment travailler
avec Alain ?
Projette de refaire le
point avec ce
gestionnaire au
retour des vacances
Priorités : Efficacité
organisationnelle et bienêtre personnel
Alain identifie le problème à résoudre comme étant l’attitude du gestionnaire envers lui,
lequel ne partage pas son point de vue quant au développement des affaires. Il pense
228
également que certaines faiblesses de gestion doivent être corrigées. Il s’agit donc pour
lui d’un problème d’encadrement du gestionnaire afin de permettre l’efficacité
organisationnelle, à défaut de quoi cela pourrait affecter l’atteinte des objectifs de
l’organisation (qualification). Les priorités sous la normativité professionnelle étant
d’adopter de bonnes pratiques de gestion, de sorte à poursuivre les objectifs de
l’organisation, Alain se demande comment redresser la situation, tout en se demandant
s’il pourra continuer à travailler avec ce gestionnaire.
Compte tenu de ces priorités, les premières démarches d’Alain au cours de ce premier
mois sont de consulter ses deux coachs pour déterminer comment gérer cette situation,
compte tenu des implications « politiques ». Il discute également avec son président
pour s’assurer de son appui : compte tenu qu’il vient tout juste d’entrer en fonction, il a
le souci de « se protéger ».
À la fin du premier mois, avant de quitter pour ses vacances, Alain évalue que cette
situation ne peut pas durer beaucoup plus longtemps, mais il a peu d’espoir que le
gestionnaire réponde à ses attentes. Cependant, puisqu’il n’est pas dans une situation où
une faute grave a été commise, il croit qu’il serait prématuré de procéder à un
congédiement : il veut donner la chance au gestionnaire de se rallier, d’améliorer ses
lacunes de gestion et de corriger son attitude envers lui. Il nous précise toutefois que
l’attitude du gestionnaire devra changer, à défaut de quoi il lui faudra mettre fin à son
emploi (évaluation). Alain décide donc de demander au gestionnaire de prendre ses
vacances au même moment que lui et d’utiliser cette période pour déterminer s’il désire
réellement continuer à travailler avec lui, en lui précisant ses attentes à ce sujet
(décision), et il avise le gestionnaire de sa décision (implantation).
Pendant ses vacances (T2), le gestionnaire convoque les membres de l’exécutif de la
caisse, à son insu et en son absence, pour discuter de la difficulté qu’il éprouve à
travailler avec Alain, et les informer qu’il désire quitter. Le gestionnaire leur propose
qu’il prenne un congé sabbatique d’un an puis qu’il démissionne par la suite. Alain est
avisé de cette situation par une tierce partie (bracketing).
229
Figure 25 – Alain décision # 1.2 (T2)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Le gestionnaire
rencontre
l’exécutif à
l’insu d’Alain,
pendant ses
vacances, pour
discuter de
leurs difficultés
et offrir sa
démission s’il
obtient un
congé
sabbatique au
préalable
ÉVALUATION
Problème
juridique :
manquement à
l’obligation de
loyauté
Manque de loyauté
inacceptable
(trahison)- le lien de
confiance est rompu
Mettre fin à
l’emploi
Il n’est pas possible
de continuer à
travailler avec ce
gestionnaire
Le CA risque de
douter de lui
Colère (Trahison)
Priorité : Protéger les
intérêts de
l’organisation et ses
intérêts personnels
Inquiétude – impact sur la
confiance du CA
DÉMARCHES
Consulte ses
deux coachs sur
les aspects
« politiques » de
la situation
Rencontrer le
président et le
vice-président
pour obtenir leur
appui
SOUCI ORGANISATION
Efficacité- remplacer ce
gestionnaire
CONTEXTE
Il vient
d’entrer en
poste
SOUCI pour SOI
Se protéger
SOUCI ORGANISATION
Protéger l’organisation re
poursuites possibles
Ressentiment
ÉVALUATION EN VUE DE
L’IMPLANTATION
SOUCI D’AUTRUI :
Bien-être des
employés de ce
gestionnaire
Le gestionnaire a offert de
démissionner dans un an s’iI obtient
entretemps un congé sabbatique
La situation doit se régler rapidement,
pour permettre de le remplacer avec
quelqu’un plus efficace
IMPLANTATION
Accepte le congé sabbatique pour
ce gestionnaire si la démission se
Il est préférable pour les employés de
ce secteur que cela se fasse sans
heurts
Changer de gestionnaire facilitera ses
projets personnels
Toutefois, s’il obtient un congé
sabbatique, le gestionnaire part « la
tête haute » malgré ce qu’il a fait.
Il faut s’assurer que le gestionnaire
part définitivement et qu’il n’ait aucun
recours contre la caisse
Priorités: Protection de la Caisse & des
ses intérêts, poursuite de ses projets
personnels
230
signe immédiatement
Fait entériner sa décision par le
conseil d’administration
Rencontre le gestionnaire avec le
président (sans lui annoncer sa
décision vu son ressentiment)
Demande au service de GRH de
préparer les documents pour
éviter tout recours éventuel
Avise par la suite le gestionnaire
de sa décision
Suggère au gestionnaire de
consulter un psychologue, lors
de son départ
Le problème devient alors de nature juridique (qualification). Alain évalue que le geste
du gestionnaire constitue une trahison inacceptable, et qu’il a occasionné entre eux un
bris de confiance irréparable. Il n’est plus possible pour lui de travailler avec ce
gestionnaire. Il s’agit d’un manquement trop grave pour pouvoir être corrigé : le lien de
confiance ne pourra pas être rétabli (évaluation).
Alain décide donc de mettre fin à l’emploi de ce gestionnaire (décision). Il entreprend
diverses démarches pour s’assurer de l’appui de son conseil d’administration à ce sujet
là, pour se protéger : il en discute avec le président et le vice-président de la caisse.
Il examine par la suite la meilleure façon de procéder à la cessation du lien d’emploi.
Puisque le gestionnaire a proposé au comité exécutif de prendre un congé sabbatique
d’un an, suivi d’une démission, il tente de déterminer ce qui serait préférable : accepter
sa proposition, ou le congédier immédiatement. Quoique ses émotions lui dictent de le
congédier sur le champ, il examine les risques et les coûts possibles pour l’organisation,
et consulte à nouveau ses coachs pour avoir leur avis. Il évalue qu’il est dans l’intérêt de
l’organisation et du succès de ses projets que la situation se règle rapidement, pour qu’il
puisse remplacer ce gestionnaire.
Il évalue également qu’il est dans l’intérêt des
employés de ce secteur que ce changement de gestionnaire se fasse « sans drame ». Pour
ces raisons, il accepte que le gestionnaire parte « la tête haute », en alléguant un congé
sabbatique, malgré le ressentiment qu’il ressent encore à son égard. Il lui semble
toutefois risqué de reporter l’acte de démission à la fin du congé: il est préférable que la
lettre de démission soit signée dès maintenant pour clore définitivement cette affaire et
s’assurer du départ définitif du gestionnaire (évaluation en vue de l’implantation).
Alain décide donc de consentir au congé sabbatique d’un an, à la condition que le
gestionnaire signe immédiatement sa lettre de démission, laquelle serait applicable à la
fin du congé. Le conseil d’administration entérine sa décision à ce sujet. Il rencontre par
la suite le gestionnaire, en présence de son président, pour l’aviser que le geste qu’il a
posé est inacceptable, que le lien de confiance entre eux est rompu et qu’il lui annoncera
dans quelque temps la décision qu’il prendra à ce sujet. Cette rencontre lui permet
231
également de montrer au président qu’il n’était pas de son intention de congédier le
gestionnaire dès son arrivée, tel que celui-ci le prétend. Son ressentiment apparait
toutefois dans sa décision de ne pas aviser le gestionnaire tout de suite du fait qu’il
acceptera sa demande de congé sabbatique avec démission : il préfère qu’il vive de
l’anxiété à ce sujet. Il demande par la suite au service des ressources humaines de lui
préparer les documents nécessaires pour le congé et la démission, de sorte à éviter tout
recours éventuel, puis il avise le gestionnaire de sa décision. Les documents sont signés
et le gestionnaire quitte quelque temps plus tard (implantation). Alain procède par la
suite a la nomination d’un nouveau gestionnaire.
Alain constate à nouveau, lors de cette deuxième étape du cas, que le gestionnaire
semble être en difficulté. Il lui semble déraisonnable que le gestionnaire offre de quitter
sans avoir d’autre emploi en vue, et Alain soupçonne que son jugement est peut-être
altéré pour cause de burnout ou autre maladie psychologique.
Alain évalue qu’il est dans l’intérêt de l’organisation et du succès de ses projets que la
situation se règle rapidement, pour qu’il puisse remplacer ce gestionnaire. Il évalue
également qu’il est dans l’intérêt des employés de ce secteur que ce changement de
gestionnaire se fasse « sans drame ». Pour ces raisons, il accepte que le gestionnaire
parte « la tête haute », en alléguant un congé sabbatique, malgré le ressentiment qu’il
ressent encore à son égard.
Alain se soucie beaucoup de son propre bien-être dans cette décision, compte tenu qu’il
vient d’arriver dans ce poste. Son insécurité à ce sujet ressort à de nombreuses reprises
pendant nos entretiens. Un souci pour l’organisation se manifeste également par son
insatisfaction avec la performance de ce gestionnaire et le fait qu’il considère que les
employés gagnent suite au départ de celui-ci, en se voyant assigner un gestionnaire plus
« solide ». Il manifeste également accessoirement un certain souci à l’égard des
employés de ce gestionnaire lors de l’implantation de sa décision : il veut leur épargner
les malaises qui pourraient être occasionnées si la fin d’emploi du gestionnaire ne se fait
pas sans heurts.
232
Quant au souci d’autrui pour le gestionnaire concerné, nous ne trouvons aucune trace
dans son témoignage, son résumé écrit des faits ou son dessin qu’il ait cherché à
considérer ses intérêts ou son bien-être, malgré le fait qu’il mentionne à quelques
reprises que dès le début de cette situation il croit que celui-ci a des problèmes
psychologiques, ou fait un burnout, ce qui altère sans doute son jugement. Alain ne nous
fait part d’aucune démarche ou réflexion visant à tenir compte de l’impact que pourrait
avoir sa décision sur l’état de santé du gestionnaire, ni d’en avoir tenu compte comme
facteur d’atténuation, si ce n’est que de lui avoir mentionné, lors de sa rencontre finale
avec lui pour lui annoncer sa décision, qu’il devrait sans doute consulter un
psychologue.
Le résumé de faits produit par Alain corrobore son témoignage concernant les
principales étapes de sa décision mentionnées en entretien. Il y précise également qu’il
est « sur ses gardes » compte tenu qu’il vient d’arriver en poste. Quant au dessin, il
représente trois personnages, lui, le président et le gestionnaire. Le récit qu’il en fait
explique la raison des trois personnages : il voulait rétablir les faits devant son président,
afin de conserver sa crédibilité auprès de celui-ci intacte. Son récit concernant le dessin
corrobore également que l’élément clé de sa décision de mettre fin à l’emploi est la
« trahison » du gestionnaire, le fait qu’elle lui avait « fait un coup bas »
et
« sournoisement mis dans l’eau chaude ».
5.4.3.2 Le souci d’autrui d’Alain dans la décision concernant son
insatisfaction avec un employé de la Fédération
Alain valorise le développement des affaires, la performance et l’impact positif que
ceux-ci peuvent avoir sur son succès professionnel. Il veut faire cheminer son conseil
d’administration pour les amener à valoriser davantage les résultats, et se classer parmi
les dix meilleures caisses de la Fédération. Ces valeurs sont au cœur du cas qu’il nous
soumet concernant un employé de la Fédération.
233
Le cas débute (T1) peu de temps après son entrée en fonction. Le conseiller que la
Fédération lui attribue, pour le supporter dans sa gestion et le développement de sa
caisse, ne rencontre pas ses attentes en termes d’expérience, d’orientation stratégique et
d’approche client (bracketing). Il s’agit clairement pour Alain d’un problème
stratégique : cette situation n’est pas optimale pour l’atteinte des objectifs de
l’organisation (qualification) et il cherche à apporter les correctifs nécessaires.
Il évalue toutefois que, malgré sa frustration, il serait prématuré de demander à changer
de conseiller. En effet, il vient tout juste d’arriver dans la région et il ne connait pas
encore les personnes clés et les coutumes régionales, ni l’influence que pourrait avoir
cette personne dans le réseau (évaluation).
Figure 26 – Alain décision # 2.1 (T1)
BRACKETING
Le conseiller de
la Fédération
manque
d’expérience et
ne répond pas
à ses attentes
Frustration
DÉCISION
QUALIFICATION
Problème
stratégique
ÉVALUATION
Le conseiller ne
convient pas
Continuer avec ce
conseiller pour
l’instant, attendre
de connaître le
réseau avant d’agir
Il est prématuré de
demander à changer
conseiller puisqu’il
vient d’arriver et ne
connait pas les
personnes influentes ni
les pratiques
régionales
SOUCI pour
ORGANISATION :
Efficacité
Le conseiller a peutêtre une certaine
influence dans le
réseau (et pourrait
donc lui nuire)
SOUCI pour SOI :
Se protéger
Priorité : Prudence,
protection de ses
intérêts personnels
CONTEXTE
IMPLANTATION
Donner quelques
mandats à ce
conseiller
Il vient d’entrer
en poste dans
cette région
Il décide donc de continuer avec ce conseiller pour l’instant, ce qui pourrait donner la
chance à ce dernier de faire ses preuves (décision), et il fait appel à cette personne de
temps à autre au cours des mois suivants (implantation).
234
Quelques mois plus tard (T2), Alain décide de développer un nouveau modèle d’affaires
pour la caisse, qu’il présentera par la suite au conseil d’administration. Il lui faut pour
cela l’aide d’un conseiller spécialisé de la Fédération (bracketing). Il s’agit toujours pour
Alain d’un problème stratégique : le conseiller actuel ne peut pas l’aider à atteindre les
objectifs qu’il vise pour l’organisation (qualification).
Il évalue que le conseiller qui lui est présentement attitré n’a pas l’expérience ni la
compétence nécessaire pour répondre à ses attentes, particulièrement pour un projet de
cette importance. Il lui faut changer de conseiller, malgré le fait que cette pratique ne
soit pas encouragée, pour être en mesure de bien réaliser son projet (évaluation).
Figure 27 – Alain décision # 2.2 (T2)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Problème
stratégique
ÉVALUATION
Projet important
de changement
du modèle
d’affaires
Demander un
changement de
conseiller
Le conseiller ne
convient pas,
particulièrement pour
un projet de cette
importance
Le conseiller de
la Fédération n’a
pas les
compétences
nécessaires pour
ce projet et n’a
pas fait ses
preuves
Le changement de
conseiller n’est pas
une pratique
encouragée à la
Fédération
SOUCI pour
ORGANISATION
Efficacité
Le changement de
conseiller est important
pour le succès de son
projet de changement
du modèle d’affaires de
la caisse
CONTEXTE
Il vient d’entrer
en poste dans
cette région
Priorité : Efficacité
organisationnelle
IMPLANTATION
Discussion avec comité
de gestion interne et
conseiller précédent
Démarches auprès du
1ier vice-président
régional puis du viceprésident dont relèvent
les conseillers
Évite de dénigrer le
conseiller dont il ne veut
plus
SOUCI D’AUTRUI :
Ne pas nuire indûment
au conseiller
235
Alain décide alors d’entreprendre des démarches pour changer de conseiller (décision).
Il en discute alors avec son comité de gestion interne et avec son ancien conseiller. Afin
de s’assurer que sa demande ne serait pas refusée, il discute de la situation avec le
premier vice-président de la région avant de s’adresser vice-président responsable de ce
groupe de conseillers (implantation). Il obtient le changement demandé.
Alain se soucie de l’efficacité de sa démarche de changement organisationnel. Quant à
son souci d’autrui, particulièrement vis-à-vis le conseiller concerné, il émerge après sa
décision finale, lors de l’implantation de celle-ci. Sans remettre en question sa volonté
d’effectuer ce changement, il prend soin toutefois de ne pas nuire indûment au conseiller
en le dénigrant, considérant que ses services pouvaient convenir à d’autres dirigeants de
caisses.
Le dessein d’Alain reproduit l’importance du contexte dans cette décision et corrobore
ses propos à ce sujet.
Il y dessine d’abord des bâtiments imposants, entourés de
plusieurs personnes : cela représente, nous dit-il, le réseau de la Fédération dans cette
région qu’il ne connaît pas encore. Puis il dessine un autre personnage, à l’air inquiet,
qui le représente.
Il nous confirme que c’est cela qui était au cœur du problème, puisque dans son
ancienne région, où ses contacts étaient bien établis, il aurait réglé la question en un rien
de temps. Son résumé écrit des faits menant à sa décision confirme également ce fait, et
la prudence qu’il s’impose au cours de la première année.
236
5.5 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION DE MARCEL
5.5.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION
Marcel occupe les fonctions de directeur général de caisse depuis plusieurs années. Il a
consacré la majeure partie de sa carrière à travailler dans une institution financière
coopérative. Tout en étant très conscient de l’importance du caractère coopératif de leur
institution financière, c’est la rentabilité et l’efficacité qui sont au cœur de ses
préoccupations, de la conception de son rôle, et de ses propos. « La rentabilité »,
précise-t-il, « s’avère essentielle pour assurer la pérennité de l’organisation. Si je n’ai
pas de rentabilité, je ne paie pas les salaires, ni le compte d’électricité. Les membres
veulent des ristournes et sans rentabilité je ne serai plus capable de leur en donner.
Donc ça nous oblige à être efficaces. » Ainsi, il nous indique qu’il n’hésite pas à
questionner certaines orientations de la Fédération qu’il estime ne pas être dans l’intérêt
de la rentabilité de la caisse et, dans un tel cas, à suggérer au conseil d’administration
d’agir autrement s’ils en ont le pouvoir, même si son geste pourrait être considéré
comme allant à l’encontre des valeurs coopératives. « Il n’y a personne qui a dit que
pour être coopératif, il fallait être en déficit », s’exclame-t-il, « notre responsabilité,
c’est de s’assurer que notre coopérative puisse vivre longtemps. »
Marcel estime que l’aspect coopératif constitue de moins en moins un avantage
concurrentiel vis-à-vis les banques, et c’est pourquoi il met davantage l’accent sur la
rentabilité. Il explique cette position en ces termes:
« On offre tous les mêmes services. La notion de coopération,
par laquelle on pourrait se différencier, la majorité de gens s’en
fiche complètement. Que la caisse donne 200 000$ par année
aux organismes charitables du coin, c’est bien, mais cela ne fait
pas que vous allez vouloir faire affaires avec la caisse plutôt
qu’avec la banque. Il y a probablement quelques personnes
pour qui c’est important mais la majorité, en fait, viennent
chercher du service au meilleur prix, au meilleur coût et c’est
tout. Si vous demandez à des gens quelle est la différence entre
la caisse et une banque, ils vont simplement vous dire que c’est
la ristourne. »
237
En ce qui a trait à sa caisse, Marcel nous en décrit la culture comme valorisant à la fois
la rentabilité et le bien-être des employés. Il précise que de nombreux programmes et
avantages existent pour les employées, dont plusieurs sont élaborés par la Fédération, et
que les horaires de travail tiennent davantage compte de leurs besoins qu’ailleurs dans le
secteur financier. Il précise également que ses employés, comme ailleurs chez
Desjardins, ont un sentiment d’appartenance assez important envers la Fédération et
qu’ils valorisent le service aux membres sous sa forme coopérative.
Les autres valeurs qu’il considère importantes et qu’il tente d’inculquer à son personnel,
dès leur entrée en fonction, sont la rigueur, la qualité du service à la clientèle,
l’honnêteté et la conformité aux règles. Concernant cette dernière il précise qu’il existe
une grande quantité de lois, normes, politiques et règlements régissant leurs activités.
Elles sont importantes, vu la nature de leur organisation, et il est essentiel d’assurer la
qualité des processus de contrôle internes. « Moi, je joue avec l’argent du monde », nous
explique-t-il, « je ne joue pas avec mon argent. Si je jouais avec mon argent, je ferais
bien ce que je veux mais ce n’est pas mon argent donc j’accepte que d’être suivi d’une
manière plus intense. »
Selon lui, son rôle de directeur général exige qu’il connaisse très bien les opérations et
qu’il soit toujours à l’écoute, à l’affut des problèmes. Il doit également s’assurer de faire
les liens entre les divers services de la succursale et assurer une certaine cohésion.
Marcel voit son rôle comme étant principalement celui d’un chef d’orchestre, qu’il nous
décrit comme suit :
« Je vais me comparer en fait à un chef d’orchestre dans le sens
où chaque personne a son instrument à jouer, qu’elle soit
employée ou gestionnaire, qu’elle soit le premier ou le troisième
violon. Le directeur général doit s’assurer que ça joue dans le
bon temps, au bon moment, dans les règles de l’art et en
essayant d’apporter toute la qualité possible. Donc ça veut dire
qu’il faut respecter les rôles, tout en maintenant une main de fer
dans un gant de velours.
Le chef d’orchestre doit parfois donner deux ou trois coups de
baguette parce que celui qui est dans le fond ne suit pas, ou
avoir avec le premier violon une petite conversation en lui
238
disant qu’il doit mieux assumer ses responsabilités. Il doit être
capable d’entendre le troisième violon dans le coin qui lui vient
de faire un grincement et comprendre pourquoi ça grince. Il y a
donc cette responsabilité de s’assurer que le travail se fait
correctement, suivant les orientations et les valeurs que notre
conseil d’administration nous a données. »
Marcel qualifie son style de gestion d’à la fois souple et rigoureux. Souple, nous dit-il,
« pour permettre aux gens d’avancer, d’évoluer et leur donner la chance de réaliser ce
qu’ils veulent réaliser. Les gens sont toujours en train d’apprendre ». Mais cette
souplesse n’enlève rien à l’importance qu’il accorde à la rigueur. « Je deviens impatient
lorsque les gens n’ont pas mis la rigueur qu’ils devaient mettre dans leur travail »,
précise-t-il. « Ce n’est pas parce que je suis patient que je ne suis pas rigoureux et que
je ne fais pas mes suivis en conséquence ».
Finalement, Marcel précise qu’il valorise la franchise dans ses relations avec les autres,
tout en s’assurant de ne pas faire de tort à la personne à qui il parle. « Ça fait partie de
mes valeurs », nous dit-il, « d’être capable de dire aux gens les bonnes choses pour leur
permettre d’avancer, de leur dire ce qui en est, mais sans les écraser ».
La
transparence va pour lui de pair avec cette franchise : « les employés doivent savoir ce
qui se passe dans l’organisation, comment ça va. Mais le problème, c’est que ça met
souvent de la pression ». Ainsi il ne leur cache pas les problèmes de la succursale, et le
besoin d’être plus efficaces et performants s’il y a lieu.
« Une des valeurs que j’ai, c’est de préserver l’emploi de mes employés », nous dit
Marcel. « Sauf que tu as beau vouloir le faire, ce n’est pas toujours facile. Ces temps-ci
je joue beaucoup dans l’efficacité opérationnelle pour qu’on redresse des choses parce
que je préfère couper un processus ou le changer et l’améliorer plutôt que de couper un
poste. »
239
5.5.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS
5.5.2.1 La décision de Marcel concernant le congédiement d’une employée
pour vol
Le premier cas que nous présente Marcel concerne une employée qui travaille depuis
plus de six ans comme planificatrice financière à la caisse. Le problème surgit lorsqu’un
de ses gestionnaires, supérieur immédiat de cette employée, l’informe d’une irrégularité
qui semble avoir été commise par cette personne, soit un changement de codification sur
un dépôt. Il semble que cette employée ait manipulé des données informatiques pour
pouvoir profiter de certaines ventes qui ne lui revenaient pas, augmentant ainsi ses
ventes nettes et, en conséquence, le boni qui lui serait attribué en vertu du régime
d’intéressement. Une telle manipulation aurait également pour conséquence de diminuer
proportionnellement le boni du collègue de travail ayant réellement effectué la vente.
Au moment de l’incident, l’employée jouit d’une bonne crédibilité à la caisse, n’ayant
jamais commis, à leur connaissance, de geste inapproprié. Sa performance est correcte et
elle fait de bonnes ventes. Marcel se demande donc s’il a pu y avoir une erreur dans le
système. « Je connais l’imperfection de nos systèmes, il faut faire attention pour ne pas
nuire à l’employée », précise-t-il. « Il peut s’agir simplement d’une erreur d’entrée de
données ».
Marcel se dit préoccupé dès le départ par les conséquences possibles d’un tel geste sur
cette planificatrice financière, si les doutes de la gestionnaire s’avèrent fondés. Elle
s’expose en effet à perdre son emploi à la caisse et, bien plus, à se faire retirer le droit de
travailler dans cette profession, ce qui aurait sur elle des conséquences personnelles,
professionnelles et familiales. Il veut donc s’assurer qu’il n’y a pas de doute possible
avant de faire quoi que ce soit envers l’employée.
« Tout au long du processus
d’enquête et de vérification », nous dit-il, « ma volonté a toujours été de m’assurer
d’avoir tous les faits en mains afin de ne pas créer de préjudice à cette personne. Je me
préoccupe qu’elle puisse poursuivre sa carrière, tout en me demandant si elle mérite de
la poursuivre. Parce que nous allons appliquer un châtiment juste par rapport à la
240
faute qui a été commise. » Par ailleurs, les employées de la caisse étant syndiqués,
Marcel doit s’assurer de disposer de toutes les preuves nécessaires avant de prendre des
mesures à l’égard de l’employée, faute de quoi un grief sera surement déposé à ce sujet.
Marcel demande donc au supérieur immédiat de l’employée de faire des vérifications
additionnelles sur une plus longue période, sans toutefois informer l’employée qu’elle
est sous enquête. Vu la complexité du système informatique de la caisse, relié à celui de
la Fédération, des vérifications détaillées peuvent s’avérer longues et coûteuses. En
effet, s’ils doivent faire une requête de vérifications informatiques et d’enquête à la
Fédération, le délai de réponse peut être d’un à deux mois et les frais sont de 2,500$ par
requête. Marcel demande donc au gestionnaire de s’en tenir, pour l’instant, à des
vérifications au moyen des documents accessibles directement à la caisse. Toutefois, si
d’autres cas sont décelés lors de ces vérifications, des vérifications plus poussées seront
entreprises en faisant appel aux services spécialisés de la Fédération.
Quelques jours plus tard, le supérieur immédiat de l’employée revient voir Marcel et lui
apprend qu’il y a au moins un autre cas où l’employée semble avoir manipulé des
données informatiques pour pouvoir profiter de certaines ventes qui ne lui revenaient
pas. « Ça fragilise les piliers du temple », nous dit-il. Lorsque le gestionnaire a interrogé
l’employée concernant ces deux cas, l’employée lui a répondu qu’il devait faire erreur,
parce qu’elle n’avait pas effectué ces opérations. Avec deux manipulations possibles
repérées, le supérieur immédiat indique à Marcel qu’il a des doutes sérieux sur ce que
l’employée allègue.
Marcel communique alors avec le directeur du service de sécurité à la Fédération, pour
lui demander conseil sur la procédure à suivre dans un tel cas. Il décide de faire une
requête formelle d’enquête par la Fédération, tel que lui suggère ce directeur. Il laisse
toutefois encore le bénéfice du doute à l’employée, qu’il nous justifie en ces termes :
« Dans ma tête et dans ma démarche mentale, tant que ce n’est pas fini, ce n’est pas fini.
Alors l’employée n’est pas dans une situation de congédiement ou de départ tant qu’on
n’est pas dans une situation où j’ai la certitude qu’elle a mal agi. Je veux que justice
241
soit faite, mais qu’elle soit faite de façon correcte. Je ne veux pas prendre une mauvaise
décision, et douter de celle-ci par la suite. »
En attendant l’arrivée des enquêteurs de la fédération, d’autres vérifications internes sont
effectuées par le supérieur immédiat : elles révèlent l’existence d’autres cas similaires.
Au total, cinq ou six cas sont découverts avant que Marcel juge cela suffisant pour les
fins de l’enquête en cours. La seule chose qui semble pouvoir expliquer autant
d’irrégularités, c’est que l’employée change les codes dans le système informatique pour
en retirer un bénéfice.
Les enquêteurs de la Fédération viennent alors rencontrer l’employée. Suite à cette
entrevue, qui dure près de trois heures, ils vérifient certains faits avec le supérieur
immédiat de l’employée, après que celui-ci en ait écouté l’enregistrement. Ils émettent
par la suite leur rapport écrit, qui confirme en partie les doutes de Marcel et du supérieur
immédiat de l’employée à l’égard de cette dernière. Toutefois le rapport n’est pas aussi
formel que Marcel l’aurait voulu. L’employée a admis certains faits lors de cette
entrevue, mais pour d’autres, elle a plaidé l’erreur en disant que c’est son gestionnaire
qui a mal transmis ses instructions faisant en sorte qu’elle ait agi par méconnaissance.
« Ses propos étaient truffés de tiraillements, de mensonges, de nuances partout », nous
indique Marcel. « Quand tu es là depuis six ou sept ans, alléguer la méconnaissance ce
n’est pas crédible. On l’a répété aux employés à des fréquences régulières qu’il ne
fallait pas faire ce genre de choses-là. »
Marcel reçoit à la même époque la réponse de la Fédération à une demande de
vérification informatique relative au tout premier cas, celui qui a déclenché la situation :
il est prouvé que l’opération a bel et bien été effectuée à partir de l’ordinateur de
l’employée, ce que cette dernière avait nié. Marcel est donc convaincu qu’il y a eu de sa
part faute professionnelle volontaire, en plus d’avoir menti « effrontément » à son
gestionnaire.
242
« L’employée se devait de suivre les règles de son code d’éthique professionnel de
planificateur financier et le code de déontologie de la caisse. Ceux-ci ont été
transgressés, il y a eu manque d’intégrité et le lien de confiance s’est effritée », nous
indique Marcel. Or, pour Marcel, le lien de confiance est essentiel. « On est dans un type
d’entreprise où la confiance est importante. C’est comme de l’acier trempé et quand tu
brises ça, tu perds ton employabilité avec la caisse », nous indique-t-il. Marcel discute
entretemps de la situation avec quelques collègues directeurs de caisse ainsi qu’avec sa
conjointe. Il veut que « justice soit faite » mais veut s’assurer de prendre la bonne
décision.
Marcel nous précise son évaluation de la situation à ce moment en ces termes :
« J’attendais que les preuves soient là, que les faits soient
vérifiés et qu’il n’y ait plus de doute raisonnable. Je trouve ça
très triste qu’une personne ait pu se mettre dans une telle
situation pour quelques milliers de dollars mais à partir de là,
c’est fini. Dans ma tête de gestionnaire, la priorité passe de la
personne vers l’entreprise. Il y a trop d’enjeux d’entreprise pour
laisser tomber ce genre d’affaires. S’il n’y avait eu qu’une seule
faute, et que la personne avait admis avoir changé les données,
je lui aurais peut-être laissé une chance : la personne a pu avoir
une petite faiblesse et elle s’est fait pincer. Mais quand
l’employée en fait plusieurs, à un moment donné, tu prends ton
chapeau de gestionnaire, tu le cales jusqu’aux oreilles et c’est
tant pis.
Sinon, si je ne fais pas ça, quel sera l’impact sur les autres
employées? Parce que tout se sait dans une organisation. Alors
ils se diront que même si elle a joué dans les comptes, nous ne
nous en sommes pas mêlés. Méchants bons gestionnaires! Toute
la crédibilité que tu peux avoir face à tes employées et face au
conseil d’administration est à risque. Alors, à partir du moment
où la preuve est suffisamment solide, la décision devient très
simple à prendre. Sans remords! C’est le couperet qui tombe et
c’est tout. »
Marcel nous précise qu’à ce stade son souci initial quant aux conséquences que pourrait
subir l’employée est mis de côté. Après deux mois de vérifications où les preuves se sont
accumulées, les mensonges de celle-ci et le constat final que l’employée est coupable, le
lien de confiance est définitivement rompu. Marcel décide donc que l’employée doit
243
quitter la caisse, malgré les conséquences que son départ aura tant sur elle que sur la
caisse. « Moi, je pense à ça comme du vol, et du vol, dans notre métier, ce n’est pas
acceptable. Donc je n’ai pas de remords, même si je sais que ça peut avoir des impacts
sur cette personne-là. Ce vol-là, c’est elle qui l’a commis, elle doit en assumer les
conséquences, nous précise-t-il ». Même si environ 300 membres devront être référés à
un autre planificateur financier, ce qui créera temporairement un surcroît de travail pour
certains autres employés, et les résultats de l’équipe de planification financière seront
moins élevés que prévus pour un certain temps, ce qui aura un impact sur leurs bonis, la
faute est trop grave.
« Ensuite », nous dit Marcel, « la partie humaine remonte et je me suis demandé
comment faire pour m’assurer de faire cette coupure-là sans faire de dommages
collatéraux auprès des autres employées ». Il veut également éviter, si possible un grief
ou un procès. Il laissera donc le choix à l’employée: soit qu’elle démissionne, ou elle est
congédiée. Ceci correspond à ce qui se fait habituellement à la Fédération dans de tels
cas. Il communique alors avec la directrice du service des ressources humaines et le
service des relations de travail de la Fédération pour les informer de sa décision, et
connaître la meilleure façon de procéder. « Il faut trouver un mécanisme pour faire en
sorte que son départ soit le plus élégant possible, même si on sait que cette personne a
eu tort d’agir ainsi. »
La directrice des ressources humaines et le supérieur immédiat de l’employée
rencontrent l’employée par la suite pour lui indiquer que, compte tenu des circonstances,
elle avait 72 heures pour démissionner, faute de quoi elle serait congédiée. Or, en cas de
congédiement elle perdrait ses assurances avec la Fédération et la caisse déposerait une
plainte à son égard à l’Institut des planificateurs financiers du Québec. L’employée a
choisi de démissionner. Après son départ, les autres employés sont simplement avisés
qu’elle a démissionné sans donner de préavis.
244
5.5.2.2 La décision de Marcel concernant le congédiement d’un gestionnaire
Le deuxième cas que nous soumet Marcel concerne un gestionnaire de la caisse,
embauché comme planificateur financier quelques années plus tôt, puis promu il y a un
an. Le gestionnaire est responsable du maintien et du développement des relations
d’affaires avec les membres les plus fortunés de la caisse et gère une équipe d’une
quinzaine de personnes. « Très axé sur la vente et très performant, il démontre une
connaissance et une expertise très pointues, appréciées de ses collègues, des membres et
de la direction générale », précise Marcel.
Un jour, une des employées de longue date vient rencontrer Marcel et lui fait part de son
malaise face à certains gestes que ce gestionnaire demande à ses employés de poser
relativement aux comptes de dépenses, et également face avec son comportement et ses
propos envers les employées de sexe féminin. L’employée lui explique que le
gestionnaire avait des propos sexistes et inconvenants à l’égard de certaines employées,
notamment concernant leur tenue vestimentaire. Marcel nous fait part d’un des exemples
des propos du gestionnaire donnés par l’employée: « Écoute, j’aime bien comment tu
étais habillé hier, ton décolleté était beaucoup plus intéressant que ce que tu portes
aujourd’hui, tu ne devrais plus porter ça ».
L’employée précise également que le gestionnaire, qui est son supérieur immédiat, lui
demande de présenter des comptes de dépenses qu’elle considère excessifs et qu’elle
n’aime pas avoir à le faire « parce que j’ai à cœur la caisse », lui dit-elle. Ainsi, par
exemple, lorsque qu’un membre ou plus de leur équipe participe avec le gestionnaire à
un repas au restaurant, ce dernier demande a l’employé de payer la facture, alors que la
politique de la caisse prévoit spécifiquement que lors d’un repas pouvant être réclamé, la
personne présente détenant le plus haut poste doit la payer, ce qui permet en principe de
restreindre les abus. Cela permettait au gestionnaire d’autoriser cette dépense via le
compte de dépense de l’employé par la suite, alors que ses propres comptes de dépenses
devaient être autorisés par son supérieur, soit Marcel.
245
Or, s’étant octroyé ainsi une plus grande marge de manœuvre, ce gestionnaire
encourageait alors des dépenses déraisonnables, alors qu’en principe celles-ci se
devaient d’être modestes, puisqu’il s’agit de l’argent de la caisse. De plus, selon la
politique de la caisse, les remboursements de repas sont généralement réservés aux cas
où un employé invite un membre à diner : les repas entre employés ne sont généralement
pas couverts. L’employée indique à Marcel que ce gestionnaire demande aux employés
de réclamer à l’occasion de tels repas entre employés, et d’indiquer sur la facture que le
repas avait été pris avec un membre. L’employée ne sait plus comment réagir face à ces
situations, ce qui l’amène à faire part à Marcel de son inconfort. Elle lui indique que les
employés, pensant qu’il est au courant, se demandent ce que la direction attend pour
bouger.
La première réaction de Marcel en est une de surprise face aux allégations concernant
les comptes de dépense, qu’il nous résume en ces termes : « Je me suis dit voyons, ça ne
se peut pas qu’il fasse une telle niaiserie, c’est le deuxième plus gros salarié de la boîte.
Ça n’a pas de bon sens. Pourquoi fait-il ça? En agissant ainsi, il transgresse une
politique importante et connue à la caisse. Il est inacceptable qu’un gestionnaire se
mette à dépenser sur le bras de la caisse : cet argent ne nous appartient pas et nous
avons le devoir de préserver ces sommes-là pour le bénéfice de nos membres.»
En ce qui a trait aux allégations de propos déplacés envers les employées de sexe
féminin, sa surprise est moins grande. En effet, quelque temps après son entrée en
fonction comme planificateur financier, Marcel avait dû intervenir à ce sujet. « Ses
comportements vis-à-vis des femmes n’étaient pas toujours appropriés », nous explique
Marcel. « Il était très chauvin, très sexiste, et avait des propos déplacés. J’avais avisé
son supérieur immédiat à l’époque pour qu’il lui en parle, et la situation semblait s’être
réglée, avant qu’il ne soit promu. »
Marcel prend la situation au sérieux. Il accorde beaucoup de crédibilité aux propos de
cette employée, qu’il connait depuis de nombreuses années. Il est déçu de voir que le
gestionnaire semble avoir repris ses comportements inappropriés à l’égard de la gent
246
féminine, mais serait prêt à lui donner une dernière chance à ce sujet. Cependant les
allégations relativement aux comptes de dépenses le font réagir plus fortement. Une
simple entorse à la politique de remboursement des dépenses entraîne, dans le cas d’un
employé, au moins un avertissement puis des mesures plus sérieuses s’il y a récidive,
pouvant aller jusqu’au congédiement. Marcel assimile de tels manquements à du vol : or
dans une institution financière, le vol est inacceptable. Cependant, si les allégations
envers ce gestionnaire s’avèrent fondées, la situation est beaucoup plus grave. Non
seulement le gestionnaire ne respecte pas les politiques de la caisse à ce sujet, mais il
incite ses employés à le faire également. Il s’agit de deux fautes graves pour une
personne en situation de gestion, qui entrainent inévitablement un bris du lien de
confiance.
Ce gestionnaire est cependant la « superstar » de la caisse. Marcel doit donc se montrer
prudent avant de prendre quelque mesure que ce soit à son égard, avoir des preuves
solides en mains et bien préparer son dossier. Il décide donc de faire discrètement
enquête, ce qui constitue à son avis une procédure normale pour résoudre de tels
problèmes. Il demande le lendemain à sa directrice administrative de procéder
discrètement à des vérifications dans les comptes de dépenses et l’agenda du
gestionnaire, pour pouvoir s’assurer que les allégations de l’employée sont justifiées et
tenter de reconstituer les faits.
Les démarches de la directrice administrative s’effectuent sur une période d’environ dix
jours, le temps d’aller chercher les pièces, de faire les vérifications puis soumettre son
rapport.
Les vérifications et certains croisements effectués entre les comptes de
dépenses et l’agenda du gestionnaire permettent de constater que les allégations de
l’employée sont fondées : il y a effectivement eu production de comptes de dépenses
contenant des faussetés. Pendant ce temps, Marcel rencontre deux autres employées
qu’il connait bien afin de procéder à des vérifications additionnelles. Il nous résume ces
rencontres en ces mots : « Je leur demande si leur patron a des comportements qu’ils
jugent inappropriés. Au début, c’est bien sûr qu’elles me répondent non. Mais je leur
demande de me faire confiance et leur promets que leurs propos resteront confidentiels
247
et que personne ne saura qu’elles m’ont parlé. Alors tranquillement elles s’ouvrent et
me confirment le magouillage des chiffres et les comportements inacceptables. »
Marcel est très préoccupé en procédant à ces vérifications, et également déçu. Ce
gestionnaire est en quelque sorte son bras droit, en plus d’être une de leurs ressources
clés. « Je me demande ce qui va se passer, je pense aux impacts sur les ventes, aux
impacts sur cette personne… », nous confie-t-il. Il partage ses préoccupations avec un
des ses collègues directeur de caisse.
Marcel communique par la suite avec un représentant du service des ressources
humaines de la Fédération afin de discuter de la situation. C’est alors qu’il apprend que
le gestionnaire avait eu des comportements similaires à la caisse où il travaillait
auparavant, ce qui a occasionné son départ. Marcel est outré : avant de l’embaucher
comme planificateur financier, il avait pourtant fait des vérifications auprès de son
ancien employeur pour comprendre les raisons de son départ. Mais ce dernier lui avait
indiqué qu’il n’y avait eu qu’un malentendu sur un dossier et que tout s’était bien réglé.
Disposant maintenant de preuves solides, Marcel doit prendre une décision concernant
ce gestionnaire. Il nous résume ainsi ses réflexions à ce moment:
« Je ne pouvais accepter qu’une personne, un gestionnaire de
surcroit, ait ce genre de comportements. Notre système est basé
sur la confiance. Les dés étaient jetés, les preuves étaient sur la
table. Il avait transgressé une politique écrite, une valeur de
l’organisation et un principe de base. On ne joue pas avec
l’argent qui ne nous appartient pas, on ne le vole pas. Et, de
surcroît, lui, il avait incité les employés à le faire. Je ne pouvais
pas tolérer ça, c’était impossible.
J’avais toutefois des préoccupations de développement des
affaires : je savais que s’il quittait demain matin, mon volume
d’affaires baisserait de près d’une dizaine de millions de
dollars, ce qui affecterait de façon mes objectifs annuels, les
objectifs de l’équipe, le régime d’intéressement de l’équipe et
celui de l’ensemble des employés. Puis je me demandais
comment il ferait pour se trouver un autre emploi : c’est la
deuxième fois qu’il quitte une caisse après un peu plus de deux
ans. »
248
N’eut été des manœuvres frauduleuses en matière de comptes de dépenses, et de
l’incitation aux employées de faire de même, Marcel aurait donné une chance ultime au
gestionnaire après lui avoir « brassé la cage » et exigé qu’il présente ses excuses aux
employées concernées. Mais la faute est trop grave. Le fait qu’il s’agit d’un gestionnaire
aggrave encore plus la situation. De l’avis de Marcel, un gestionnaire doit absolument
refléter les valeurs d’intégrité et d’honnêteté.
Marcel considère brièvement la possibilité de simplement rétrograder le gestionnaire à
son ancien poste de planificateur financier, ce qui pourrait faire en sorte d’éviter les
pertes financières suite à son départ. « Il avait une très grande crédibilité face aux
employés par rapport à son domaine d’expertise, les gens de son équipe le respectaient
tous et il avait une valeur ajoutée », nous dit Marcel. Mais il écarte rapidement cette
solution et nous explique ainsi ses raisons :
« La mangeuse de chair était déjà installée. Tu ne peux pas
seulement mettre un cataplasme dessus, l’abcès est là. Si tu
penses à voler 10 $, peut-être que dans cinq ans tu vas en voler
10 000 $ ou 100 000 $. La pomme est pourrie, la confiance n’y
est plus.
Et puis cela équivaudrait à dire aux employés qu’ils peuvent
frauder la caisse et que la seule punition serait la
rétrogradation. Je préfère assumer une perte possible de 10,000
à 100,000$ de bénéfices bruts que de causer l’impact qu’aurait
sur les employés le fait de garder ce gestionnaire. Le principe
de la confiance est plus important : à long terme, c’est plus
gagnant. Et de toute façon, il peut décider de nous quitter six
mois plus tard ».
La décision qu’il a à prendre lui apparait claire, nous dit Marcel. Il opte pour mettre fin à
l’emploi sans indemnité de départ et nous justifie sa décision en ces termes :
« Tes valeurs remontent très rapidement à la surface, quand tu
veux les écouter. C’est l’intégrité, l’honnêteté, et le fait que ça
prend un minimum de confiance entre deux personnes pour
pouvoir travailler ensemble. La décision n’est pas facile à
prendre mais c’est clair, parce que tes bases sont là. Je savais
qu’il y aurait des impacts importants pour la caisse : une perte
249
de volumes d’affaires probable d’environ 10 millions$, qui se
traduirait par des pertes de revenus bruts de 10,000$ à
100,000$, des impacts correspondants sur le régime
d’intéressement de tous les employés de la caisse, ainsi qu’une
perte d’expertise importante dans l’équipe. Mais la crédibilité
de la caisse et la mienne étaient en jeu, le lien de confiance était
rompu, et certains employés s’attendaient à ce que je réagisse à
cette situation».
Ses préoccupations initiales à l’égard du bien-être du gestionnaire font alors place à la
conviction que ce dernier est responsable de ce qui se passe : « quand quelqu’un commet
délibérément un tel geste, il doit en supporter les conséquences ». Marcel explique donc
la situation au président du conseil d’administration, puisqu’il ne peut congédier un
gestionnaire sans lui en parler. « Il était évidemment déçu parce que ce gestionnaire
passait pour une superstar partout ». La présentation du dossier se fait au comité
exécutif et au conseil d’administration par la suite.
Marcel communique alors avec le directeur des ressources humaines de la Fédération
pour déterminer comment procéder et bénéficier de son expertise à ce sujet. Compte
tenu que le gestionnaire a plusieurs années d’emploi à l’intérieur de la Fédération, ils
conviennent de procéder avec soin, pour éviter des poursuites suite à la fin d’emploi. « À
la Fédération, on prend plus de précautions que dans d’autres types d’organisations à
ce sujet, mais généralement ça paie de le faire », précise Marcel. Tout en sachant qu’il a
suffisamment de preuves pour procéder au congédiement, et ayant déjà pris sa décision à
ce sujet, Marcel décide de concert avec le directeur des ressources humaines de la
Fédération de procéder d’abord à une suspension, afin de permettre au gestionnaire de
réaliser la gravité de la situation.
Ils rencontrent donc le gestionnaire pour l’informer qu’il est sous enquête et qu’il serait
suspendu jusqu’à ce qu’une décision soit prise. Lors de cette rencontre, Marcel lui
précise qu’il est passible de congédiement, mais qu’il lui reste toujours le choix de
démissionner. Cette stratégie porte fruit puisque lors de leur deuxième rencontre avec le
gestionnaire, une semaine plus tard, celui-ci leur dit en entrant : « Donnez-moi votre
250
papier, je vais vous le signer ». Conformément aux procédures usuelles en la matière,
Marcel et le directeur lui indiquent tous les manquements qu’ils lui reprochent. Ils lui
remettent par la suite un document de projet d’entente qui précisant qu’en échange de sa
démission, la caisse lui versera six semaines de préavis et renoncera à prendre d’autres
mesures à son égard. Le gestionnaire se dit prêt à signer le document sur le champ mais
ils n’acceptent pas puisque cela fragiliserait leur dossier sur le plan juridique : ils doivent
s’assurer que le gestionnaire a eu le temps d’y penser. Marcel lui précise donc de
revenir dans trois jours tout en lui indiquant « dis-toi que le lien de confiance est brisé et
que tu ne reviendras pas à la caisse ».
Le tout s’est donc finalisé quelques jours plus tard. Les employés sont avisés par la suite
de son départ « pour raisons de santé et de réorientation de carrière ». Marcel se doute
toutefois que les vraies raisons leur ont été données par l’employée qui était venue le
rencontrer. Les employés sont mécontents de la perte de revenus mais, nous dit Marcel,
« ça n’a pas démoralisé les troupes ».
Marcel est satisfait de la façon dont les choses se sont passées, et il dit ne pas éprouver
de remords. « Au début, tu fais confiance à une personne, tu mets toute ta confiance en
elle, et toi tu as été élevé dans l’honnêteté. Je me suis dit qu’il avait trahi ma confiance.
Je ne l’avais pas vu venir. Mais lorsque j’ai des preuves solides, la peine n’est plus là :
c’est le gestionnaire qui gère; point à la ligne.»
Tout au plus trois semaines se sont passées entre la rencontre initiale avec l’employée
ayant déclenché la situation et le départ du gestionnaire concerné. Malheureusement la
perte de revenus escomptée s’est produite. « On a perdu en revenus », nous dit Marcel,
« mais on a gagné en crédibilité » »
251
5.5.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT DE MARCEL
5.5.3.1 Le souci d’autrui de Marcel dans la décision de congédier une
employée pour vol
Trois éléments valorisés par Marcel sont au cœur de ce premier cas: le bénéfice du doute
tant que les preuves contre une employée ne soient suffisantes, afin d’éviter de lui nuire
inutilement, la conformité aux nombreuses normes et politiques, et le maintien du lien de
confiance entre l’organisation et ses employés. Le cas concerne une personne qui agit
comme planificatrice financière à la caisse depuis plus de six ans. Il commence
(T1) lorsque son supérieur immédiat, gestionnaire à la caisse, vient faire part à Marcel
de ses doutes sur l’honnêteté de cette employée. Il croit que l’employée a apporté un
changement de codification dans le système informatique concernant un dépôt,
changement qui lui a permis de hausser son montant net de ventes et, par conséquent, de
l’avantager lors de l’octroi de bonis à venir, au détriment du collègue qui a fait la vente
(bracketing).
Si ce doute s’avère fondé, il s’agit clairement pour Marcel d’un manque d’intégrité et
d’un manquement important aux règles de l’organisation. Un manquement aux règles
entraîne généralement le recours à la normativité déontologique, qui vise à ramener
l’individu à se comporter selon les normes, quitte à se référer par la suite en dernier
recours à la normativité juridique pour mettre fin au lien d’emploi si le mode
déontologique s’avère insuffisant. Dans ce cas-ci, cependant, le manquement allégué est
trop grave : Marcel l’assimile au vol et le vol ne peut être toléré dans un établissement
financier. S’il est prouvé, le lien d’emploi peut être rompu.
Il se réfère donc immédiatement à la normativité juridique, qui vise à protéger les droits
et les intérêts de l’employeur (qualification), et son premier réflexe est de se demander si
la preuve de l’infraction est suffisante. Après tout, l’employée travaille à la caisse
depuis plusieurs années et n’a jamais fait l’objet de doutes quelconques concernant son
honnêteté ; peut-être y a-t-il simplement eu une erreur d’entrée de données. Par ailleurs,
252
les employés étant syndiqués, toute mesure entreprise envers l’employée doit être
appuyée par de solides preuves afin d’éviter un grief ou une poursuite pour
congédiement injustifié.
Figure 28 – Marcel décision # 1.1 (T1)
DÉCISION
QUALIFICATION
Problème juridique :
possibilité de vol
BRACKETING
Gestionnaire
informe Marcel
d’une manœuvre
douteuse
possible de la
part d’une
planificatrice
financière
Faire des
vérifications
additionnelles
Surprise
EVALUATION
Employée n’a jamais eu de
problèmes. Il s’agit peut-être d’une
erreur d’entrée de données
SOUCI D’AUTRUI –
Présomption d’innocence pour
l’employée
Protéger employés dont ventes
ont peut-être été détournées
Présomption d’innocence &
justice
Conséquences possibles
importantes pour employée si
fondé
Ne veut pas nuire à l’employé tant
que le doute demeure
----------------
SOUCI pour ORGANISATION
Protection de l’employeur
IMPLANTATION
Demande au
gestionnaire de
faire discrètement
d’autres
vérifications
Ne pas impliquer
la Fédération
pour l’instant, vu
les délais et les
coûts
Si prouvé, faute grave---assimilé
au vol-- Conséquence possible :
congédiement
CONTEXTE
Protéger les droits de l’employeurrisque de grief ou poursuite—
preuves doivent être solides
Intégrité = une
valeur très
importante à la
Caisse
Priorité : Protéger les intérêts de
l’employeur, mais sans nuire à
l’employée
Marcel se préoccupe que justice soit rendue correctement. Il veut éviter de nuire
indûment à l’employée, ce qui signifie notamment pour lui d’honorer la présomption
d’innocence. Il se soucie également des conséquences possibles sur l’employée si
l’accusation s’avère fondée : celle-ci y risque son emploi, et même la possibilité de
poursuivre sa carrière dans ce domaine. Il accordera le bénéfice du doute à l’employée
253
tant qu’il ne sera pas prouvé de façon assez certaine qu’elle a contrevenu aux règles.
Ceci dit, s’il y a eu manquement la faute est grave, et il doit agir rapidement. De plus, il
ne s’agit peut-être pas d’un incident isolé et chaque entrée erronée porte préjudice à
l’employé qui a réellement conclu la vente, ce qui ne peut être toléré. Il juge que des
vérifications additionnelles sont nécessaires (évaluation).
Marcel décide donc de commencer à enquêter sur cette employée (décision). Il demande
au supérieur immédiat de celle-ci d’effectuer discrètement des vérifications
additionnelles sur une plus longue période, sans toutefois informer l’employée qu’elle
est sous enquête interne. Si d’autres cas sont décelés lors de ces vérifications, il fera
appel aux services spécialisés de la Fédération pour faire effectuer une enquête plus
poussée, mais pour l’instant les délais de réponse et les coûts reliés à une telle démarche
l’incitent à restreindre son enquête à l’interne (implantation).
Quelques jours plus tard (T2), le gestionnaire revient voir Marcel et lui apprend qu’il y a
au moins un autre cas où l’employée semble avoir manipulé des données informatiques
pour pouvoir profiter de certaines ventes qui ne lui revenaient pas. Elle lui indique avoir
demandé des explications à son employée sur ces deux situations, mais celle-ci nie avoir
posé ces gestes (bracketing).
Marcel voit sa confiance en l’employée commencer à s’effriter. Il continue à se référer à
la normativité juridique dans cette situation : il doit agir de sorte à préserver les intérêts
de l’employeur dans cette situation (qualification). Marcel veut des preuves solides car il
tient à éviter un grief ou une poursuite s’il doit mettre fin à l’emploi de la planificatrice
financière. Il tient néanmoins à continuer à accorder le bénéfice du doute à l’employée
tant qu’il n’aura pas des preuves plus solides, afin de s’assurer d’être juste envers elle et
de ne pas lui nuire indûment (évaluation).
254
Figure 29 – Marcel décision # 1.2 (T2)
DÉCISION
BRACKETING
QUALIFICATION
Gestionnaire
informe Marcel
d’une 2e
manœuvre
douteuse
possible
Problème juridique :
possibilité de vol
Faire enquête
formelle plus
poussée avec la
Fédération
SOUCI pour ORGANISATION
EVALUATION
Protection de l’employeur
SOUCI D’AUTRUI
Présomption d’innocence pour
l’employée
Protéger employés dont ventes
ont peut-être été détournées
CONTEXTE
Intégrité = une
valeur très
importante à la
Caisse
Deux cas : probabilité plus
grande qu’il y a eu
manquement
IMPLANTATION
Si prouvé, faute grave--assimilé au vol
Conséquence possible :
congédiement
Demande au
directeur du
service de sécurité
de la Fédération de
faire faire une
enquête
Protéger les droits de
l’employeur- risque de grief
ou poursuite— preuves
doivent être solides
------Présomption d’innocence &
justice-- ne pas nuire à
l’employé tant que le doute
demeure
Priorité : Protéger les droits
de l’employeur, mais ne pas
nuire à l’employée
Marcel décide donc de faire une enquête plus poussée afin d’obtenir une confirmation
irréfutable qu’il y a bien eu manquement par l’employée (décision). Il fait alors appel au
directeur du service de sécurité de la Fédération pour faire effectuer une enquête
formelle (implantation).
Quelques semaines plus tard, le rapport d’enquête formel émis par le service de sécurité
de la Fédération confirme les doutes de Marcel et du gestionnaire. Entretemps, les
preuves s’accumulent : des vérifications additionnelles par le gestionnaire ont permis de
mettre d’autres cas similaires à jour. De plus, une vérification informatique faite par la
Fédération, à la demande de Marcel, a permis de prouver que l’employée a menti
255
lorsqu’elle a déclaré ne pas avoir fait la première opération douteuse : l’opération a bel
et bien été faite de son poste de travail (bracketing). Marcel continue toujours à se
référer à la normativité juridique pour déterminer ce qu’il doit faire (qualification). Sa
priorité est de s’assurer de préserver les droits et les intérêts de l’employeur et de
pouvoir justifier un congédiement, s’il s’impose.
Figure 30 – Marcel décision # 1.3 (T3)
QUALIFICATION
Problème juridique : vol
BRACKETING
DÉCISION
Rapport d’enquête –
l’employée a menti
Mettre fin à
l’emploi
Rapport informatique :
le premier
manquement a été fait
de son poste
D’autres manquements
similaires sont
découverts
EVALUATION
Le rapport est moins formel qu’il
aurait voulu, mais prouve que
l’employée a menti
Plusieurs manquements, pas un cas
isolé.
SOUCI pour
ORGANISATION
Protection de
l’employeur
SOUCI D’AUTRUI
Protéger employés
dont ventes ont peutêtre été détournées
Culpabilité suffisamment prouvée –
Faute grave -assimilé au vol-- Lien
de confiance définitivement rompu :
ne peut plus travailler à la caisse
IMPLANTATION
Offrir à l’employée le
choix entre
démission ou
congédiement mais
l’inciter à
démissionner pour
réduire les risques
de grief/poursuite.
Procédure usuelle dans de tels cas :
offrir choix entre congédiement ou
démission.
Si démission moins de risques de
grief ou poursuite.
Priorité : Honnêteté et confianceBris du lien de confiance & gravité
de la faute = mettre fin à l’emploi
L’employée
choisit la
démission
Le rapport des enquêteurs laisse malheureusement toutefois planer un certain doute :
l’employée a admis certains faits, mais pour d’autres elle a allégué avoir commis des
erreurs dû à sa méconnaissance des procédures appropriées. Marcel et le gestionnaire
n’accordent cependant aucune crédibilité à cette excuse. De plus, la découverte d’autres
256
cas similaires et les preuves informatiques obtenues concernant le premier cas font
pencher définitivement la balance. Marcel évalue donc que l’employée est bel et bien
coupable des fautes professionnelles qui lui sont reprochées, en plus d’avoir menti à ce
sujet, même si la preuve n’est pas aussi irrévocable que ce qu’il aurait souhaité. Le lien
de confiance, essentiel aux yeux de Marcel pour conserver son emploi au sein d’une
institution financière, est définitivement rompu. Il ne peut tolérer de pareilles fautes,
qu’il assimile à du vol (évaluation).
Le souci de Marcel pour le bien-être de l’employée subit à ce stade un
revirement important: face à des preuves qu’il considère irréfutables, il considère que
l’employée doit assumer les conséquences de ses gestes. Elle ne mérite plus qu’il se
préoccupe de l’impact du congédiement sur elle.
Marcel décide donc de mettre fin à l’emploi de la planificatrice financière (décision). Il
se soucie toutefois pour le bien-être des autres employés : pour ne pas trop affecter
l’esprit d’équipe il opte pour faciliter un « départ élégant » à l’employée, malgré les
circonstances. Suivant la façon habituelle de procéder à la Fédération dans de tels cas, il
lui offre le choix entre un congédiement et une démission, mais tente de favoriser la
démission, diminuant ainsi les risques de grief ou de poursuite. Il fait donc préciser à
l’employée, lors de sa rencontre avec la directrice des ressources humaines, qu’en cas de
congédiement la caisse déposera également une plainte à son sujet à l’Institut des
planificateurs financiers, ce qui pourrait ultimement lui faire perdre son droit de pratique
(implantation). L’employée choisit de démissionner.
Le résumé écrit de Marcel concernant sa décision confirme ses propos en entrevues :
tout au long du processus, il a cherché à ne pas créer de préjudice à cette employée et de
s’assurer de faire preuve de justice. Ce résumé confirme également ses réflexions, à
l’époque, concernant les conséquences sur l’employée et sur les collègues de celle-ci, le
bris de confiance résultant de ses gestes, et les grandes étapes du processus de résolution
de ce problème.
257
Quant au dessin réalisé par Marcel concernant cette décision, il illustre autour de
l’employée d’une part les règlements et les normes, puis les autres personnes concernées
et, finalement, la balance de la justice. Le tout est suivi d’un processus qui se termine en
goulot d’étranglement : c’est l’enquête qui finit par permettre de déterminer s’il y a eu
manquement suffisant pour mener au congédiement. Son récit par la suite permet à
Marcel de réitérer la position qu’il avait prise lors du deuxième entretien : dès qu’il y a
fraude ou vol, compte tenu qu’il s’agit d’une institution financière, il n’y a pas de
pardon. Il précise de plus que dès qu’il en a la certitude, « c’est le congédiement, point à
la ligne ».
5.5.3.2 Le souci d’autrui de Marcel dans sa décision de congédier un
gestionnaire
L’honnêteté, la conformité aux nombreuses normes et politiques, et le maintien du lien
de confiance sont également au cœur du problème auquel Marcel fait face avec le
gestionnaire qui est son bras droit à la caisse. Le cas débute (T1) avec la dénonciation,
par une des employées qui travaille pour ce gestionnaire, des propos sexistes et des
manœuvres douteuses de ce dernier concernant les comptes de dépenses, incluant
l’incitation à ce que les employés contreviennent à la politique à ce sujet (bracketing).
Connaissant bien l’employée, Marcel accorde beaucoup de crédibilité à ses propos. Il est
à la fois surpris de la situation dont elle lui fait part, et déçu du comportement du
gestionnaire en qui il avait confiance. Tout comme dans le cas précédent, il réalise dès le
départ que le recours à la normativité déontologique risque d’être insuffisant dans ce
cas-ci : la gravité des gestes allégués est telle que s’il en obtient la preuve, il devra sans
doute avoir recours à la rupture du contrat de travail. Il se réfère donc immédiatement à
la normativité juridique (qualification) : sa priorité devient alors de protéger les droits de
l’employeur en matière contractuelle et d’éviter les poursuites.
258
Marcel est d’avis que les propos sexistes allégués sont tout à fait inappropriés, surtout
compte tenu que le gestionnaire avait déjà été sérieusement avisé à ce sujet dans le
passé. Il pourrait donner une autre chance au gestionnaire si les allégations s’étaient
limitées à cela. Les allégations relatives à la manipulation des comptes de dépenses et
l’incitation aux employés de faire de même constituent toutefois des manquements trop
graves aux politiques et aux valeurs de la caisse : cela équivaut, à son avis, à du vol et à
de l’incitation au vol. Si ces allégations s’avèrent fondées, Marcel ne pourra plus faire
confiance au gestionnaire.
Figure 31 – Marcel décision # 2.1 (T1)
QUALIFICATION
BRACKETING
Problème juridique :
manquement
assimilables à vol
Une employée
informe Marcel
des propos
sexistes du
gestionnaire &
de ses
comportements
douteux re
comptes de
dépenses
DÉCISION
EVALUATION
SURPRISE
DÉCEPTION
Employée qui rapport les faits est
très crédible : il doit agir
Faire enquête
Gestionnaire déjà avisé dans le
passé re propos sexistes
SOUCI pour ORGANISATION
Honnêteté
Protection re possibilité de
poursuite
INQUIÉTUDE vu
perte de revenus
probable
Manœuvres re comptes de
dépenses = inacceptables car
contraire aux politiques & valeurs +
assimilé au vol + a incité des
employés à faire de même
= Bris du lien de confiance, ne peut
plus lui faire confiance
Gestionnaire = Superstar
IMPLANTATION
Possibilité de poursuites si met fin à
l’emploi : besoin de preuves solides
Priorité : Intégrité, Protéger les droits
de l’employeur re risque de
poursuite- Nécessité de preuves
solides
259
Demande à la
directrice
administrative de
faire enquête
discrètement
Rencontre deux
autres employées
pour valider les faits
Ce gestionnaire jouit toutefois d’une grande popularité et fait beaucoup de ventes : c’est
la superstar de la caisse. Marcel doit donc agir avec précaution et avoir à sa disposition
des preuves solides avant de tenter quoique ce soit à son égard (évaluation).
Il décide donc de faire enquête à ce sujet (décision) et procède, aux cours des jours qui
suivent, à rencontrer deux autres employés pour valider les faits. Il demande également à
sa directrice administrative de faire discrètement les vérifications nécessaires aux
comptes de dépenses et de lui faire rapport par la suite (implantation).
Cette enquête interne permet de démontrer, quelques jours plus tard (T2), que les
manquements allégués par l’employée ayant dénoncé la situation se sont effectivement
produits (bracketing). Ces manquements sont suffisamment graves pour donner lieu à
un congédiement.
Cependant, Marcel hésite : le congédiement entrainerait des pertes de revenus et une
importante perte d’expertise : son souci des conséquences sur l’organisation, en termes
de rentabilité, l’incite à ne pas congédier le gestionnaire, quitte à le rétrograder à son
ancien poste de planificateur financier. Son souci pour les autres employés, qui subiront
une surcharge de travail et une baisse de boni s’il met fin à l’emploi du gestionnaire le
préoccupe également. Par contre, il considère que le respect de valeurs d’honnêteté et
d’intégrité est essentiel à la préservation du lien de confiance entre la caisse et les
employés : ces valeurs l’incitent à leur tour de mettre fin à l’emploi. Ces valeurs
différentes, toutes importantes pour Marcel, l’incitent donc à des actions
contradictoires : il vit un conflit de valeurs à ce sujet. Le raisonnement strictement
juridique ne peut lui permettre de régler cette question : il s’agit dès lors davantage d’un
problème de nature éthique (qualification).
La logique de la prise de décision suivant la normativité éthique amène Marcel à
pondérer l’importance des valeurs en conflit et les conséquences de prioriser l’une ou
l’autre, puis à déterminer laquelle il priorisera dans les circonstances. Le fait qu’il ait été
élevé dans une famille où l’honnêteté était prisée, le risque de commission d’actes plus
260
graves dans le futur, le désir de ne pas encourager les employés à commettre des actes
similaires et l’impossibilité de rétablir le lien de confiance avec ce gestionnaire font tous
pencher la balance dans le même sens (évaluation).
Figure 32 – Marcel décision # 2.2 (T2)
QUALIFICATION
BRACKETING
Problème éthique :
Conflit de valeurs entre
l’honnêteté et la rentabilité
Preuves solides
des
manquements
suite à l’enquête
interne
DÉCISION
Mettre fin à
l’emploi (sans
prime de
séparation)
TIRAILLEMENT – INQUIÉTUDE
re impacts si perd un tel expert
& les revenus qu’il génère
EVALUATION
Preuves solides des manquements
Faute suffisamment grave pour mériter
congédiement (=vol) : inacceptable
pour un gestionnaire
SOUCI pour ORGANISATION
Honnêteté
Rentabilité & productivité
Protection contre récidives
Mauvaise influence sur les
employés
Protection re possibilité de
poursuite
SOUCI D’AUTRUI
Conséquences sur les
autres employés: surcharge
travail et baisse de bonis de
rendement
IMPLANTATION
Honnêteté = aussi une valeur
personnelle importante
Bris du lien de confiance
Si congédiement, perte de revenus
probable, surcharge pour autres
employés et baisse des bonis, et
possibilité de poursuite
Si ne fait que rétrograder comme
planificateur financier, pour ne pas
perdre les revenus, risque de récidive
et peut être vu comme du laisser-faire
par les employés
Autorisation du CA
Élabore stratégie
avec directeur RH
Suspension pour 1
semaine puis
propose démission
en échange
d’aucune mesure
additionnelle
Priorité : Honnêteté
Démission
du
gestionnaire
Empathie
Il décide de prioriser l’intégrité et l’honnêteté et, par conséquent, de mettre fin à
l’emploi du gestionnaire (décision), après avoir obtenu l’autorisation de son conseil
d’administration pour le faire. L’implantation de sa décision se fera en concertation avec
261
le directeur du service des ressources humaines, afin de minimiser les risques de
poursuite, au moyen d’une courte suspension suivie de la démission, fortement
encouragée, du gestionnaire (implantation).
Le résumé écrit produit par Marcel confirme les manquements dont il nous fait part lors
des entretiens, les étapes suivies suite à la dénonciation de l’employée, et les impacts sur
la rentabilité de la Caisse suite au congédiement du gestionnaire. Par ailleurs, il revient
sur sa déception face au gestionnaire dans le récit qu’il fait suite à son dessin sur ce cas.
Il y rappelle également l’importance de ne pas oublier qu’ils gèrent l’argent des autres. Il
ajoute à ses propos lors des entretiens en soulignant qu’il ne comprend pas pourquoi le
gestionnaire a agi ainsi alors qu’il n’avait pas besoin de cet argent.
Son dessin lui permet également de mettre plus d’emphase sur les femmes victimes des
propos inconvenants du gestionnaire, qu’il qualifie alors de harcèlement; il représente
ces femmes comme étant derrière des barreaux dans l’immeuble de la caisse. Le dessin
représente la caisse sous la forme de deux immeubles : un premier, plus grand, la caisse
avant cette situation. Un deuxième, plus petit, représente la caisse après le départ du
gestionnaire, compte tenu des conséquences de ce départ, mais avec une petite fleur à la
fenêtre, signifiant que la situation allait s’améliorer dans le futur.
5.6 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION DE GABRIELLE
5.6.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION
Gabrielle occupe les fonctions de directrice de caisse depuis plusieurs années et a
consacré la majeure partie de sa carrière au financement coopératif. Deux aspects
principaux ressortent de ses propos lorsqu’elle nous parle de la Fédération: la culture
plutôt paternaliste qui y règne, à son avis, et leur obligation d’équité.
262
La « culture très familiale, voir paternaliste » de la Fédération la préoccupe. Il leur faut
absolument, à son avis, effecteur un virage vers ce qu’elle qualifie de « culture plus
marchande » s’ils veulent demeurer compétitifs, compte tenu de la mondialisation et de
la compétition de plus en plus féroce. Ce changement lui semble également important
pour qu’ils puissent bénéficier pleinement de l’avantage dont ils disposent actuellement,
à savoir la vente de divers produits sous le même toit, notamment des assurances en sus
des produits financiers. « Si on veut passer à travers ce qui s’en vient nous devons
développer chez nos gens une culture plus marchande, une culture d’entrepreneur à tous
les niveaux de l’organisation. Ce qui n’est pas seulement vendre des produits », préciset-elle, « il faut répondre aux besoins du client et développer un partenariat solide avec
lui pour développer un lien de confiance tel qu’il ait le goût de faire un bout de chemin
avec nous ». Dans ce contexte, Gabrielle voit son rôle comme étant principalement
d’encourager un tel changement de culture : il est au cœur de ses préoccupations.
Gabrielle accorde également beaucoup d’importance à l’obligation d’équité qui découle
du statut de regroupement coopératif de la Fédération. « Il faut que ce qu’on fait pour un
membre, on soit prêt à le faire pour tous. C’est très différent des banques », indique-telle.
Gabrielle valorise également, en tant que gestionnaire, le leadership authentique, qu’elle
définit comme étant « de donner l’heure juste, d’être capable de mobiliser ses gens et de
reconnaître leurs bons coups, et de les tenir informés de ce qui se passe. Plus les gens
sont informés de ce qui se passe, plus ça leur permet de comprendre, et plus ils se
sentent inclus dans les décisions ». La transparence lui semble également importante:
« Il n’y a pas de cachettes, tout se dit. C’est sûr que dans certains dossiers, il faut être
prudent mais à mon avis, il n’y a pas grand-chose qui ne se dit pas. Il est important que
les gens sachent les différents dossiers sur lesquels l’organisation se penche. » Gabrielle
nous précise qu’elle favorise également la transparence et l’authenticité envers les
clients.
263
Gabrielle accorde également beaucoup d’importance à l’atteinte des résultats :
« Lorsqu’on est à la tête d’une organisation, on est là pour avoir des résultats alors je
reviens là-dessus constamment », nous précise-t-elle. Ceci se reflète également dans son
attitude, qu’elle qualifie ainsi: « je suis expéditive, c’est ma marque de commerce.
Lorsqu’il y a un problème on le règle maintenant, on ne le met pas sur la pile, on bat le
fer pendant qu’il est chaud ». Elle qualifie son style de gestion de « participatif »,
particulièrement avec son équipe de direction : « si tu n’as pas été partie prenante à une
décision, tu vas avoir beaucoup plus de difficultés à l’accepter ou à y adhérer ». Elle se
préoccupe également de comprendre les préoccupations de ses employés. Ainsi, elle
rencontre tout nouvel employé dans les quelques jours suivant son arrivée pour leur
expliquer ce qu’est la caisse et aussi pour les connaître et savoir quelles sont leurs
attentes. « Quand je me promène par la suite, cela me permet d’échanger avec eux, de
connaître leurs préoccupations sur ce qu’ils vivent, et savoir si tout se passe bien. »
En ce qui a trait à la culture de la caisse dont elle est la directrice, Gabrielle nous indique
qu’elle est fonction de quatre valeurs qui ont été déterminées, il y a quelques années, par
l’ensemble des employés et des dirigeants de la caisse : professionnalisme, respect,
enthousiasme et travail d’équipe. « On ne placarde pas nécessairement les murs avec
ça, mais on se les rappelle souvent et ils apparaissent toujours dans notre ordre du jour
de réunions de direction », nous précise-t-elle. « La directrice des ressources humaines
s’assure également que ces valeurs soient discutées lors des entrevues de sélection. On
veut les faire vivre. »
5.6.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS
5.6.2.1 La décision de Gabrielle concernant un changement opérationnel
Le premier cas que nous présente Gabrielle a trait à un changement opérationnel
affectant un groupe d’employés de la succursale, les conseillers.
264
Afin de bien le
comprendre, il faut remonter à un an avant cette décision et aux décisions prises à
l’époque.
Dans un contexte où la compétition se fait de plus en plus difficile dans leur secteur
d’activité, avec l’arrivée de « nouveaux joueurs dans le marché », Gabrielle nous
explique qu’il devient de plus en plus difficile de générer de nouvelles affaires ainsi que
de rapatrier celles des membres qui font présentement affaires avec plus d’une
institution financière. La plupart des conseillers dans les institutions financières, chez
Desjardins comme ailleurs, sont de bons analystes professionnels et savent développer
une relation de confiance avec leurs clients lorsque ceux-ci sont dans leur bureau. Ils ont
cependant de la difficulté à appeler les clients pour les inviter à venir passer les
rencontrer pour leur présenter les produits de la caisse. Or, les clients passent de moins
en moins à la caisse, compte tenu des autres moyens à leur disposition pour faire leurs
transactions. A défaut de pouvoir les rencontrer, il devient beaucoup plus difficile de
leur faire connaître les produits de la Caisse et de faire valoir en quoi ceux-ci se
distinguent de ceux de leurs compétiteurs. Par conséquent, nous explique Gabrielle, le
fait que les conseillers ne soient pas particulièrement doués pour inciter par téléphone les
membres à venir les voir a une incidence sur le volume de développement d’affaires et
donc, à son avis, sur la pérennité de l’organisation. Cette faiblesse est ressortie de façon
très
claire
des
analyses
effectuées
dans
le
cadre
de
leur
planification
stratégique triennale: il fallait absolument trouver une solution.
La Fédération a développé, depuis quelques années, un service de sollicitation
téléphonique qu’ils mettent à la disposition des caisses. L’année précédant celle où se
déroule le présent cas, après avoir consulté une autre caisse ayant fait un projet de
sollicitation téléphonique, la caisse que dirige Gabrielle a fait un projet pilote avec cette
équipe de la Fédération. La caisse leur donnait des plages horaires où les conseillers
étaient disponibles, et l’équipe de la Fédération, constituée de personnes habilitées à
faire ce type d’appel, communiquait avec les membres pour les inciter à rencontrer un
conseiller et prenait des rendez-vous pour les plages horaires indiquées. L’équipe
transmettait par la suite ces données à la Caisse pour que les conseillers les intègrent à
265
leurs agendas. Les retombées de ce projet pilote se sont avérées positives en termes de
développement des affaires. « Il y a une corrélation claire entre le nombre de personnes
qui rencontrent les conseillers et les ventes », précise Gabrielle.
L’année suivante, lors de la planification stratégique, l’équipe de direction recommande
de continuer l’effort de sollicitation téléphonique, compte tenu des résultats positifs du
projet pilote et des résultats d’une étude de marketing sur les besoins de la clientèle et ce
qu’ils recherchent. « Contrairement à la perception de nos conseillers, qui craignaient
déranger les clients en les appelant à l’heure du souper, nos sondages démontrent que
les gens apprécient être appelés », précise Gabrielle. Compte tenu du coût important
que représenterait l’achat de l’équipement pour une organisation de la taille de leur
caisse, en particulier le système de générateurs d’appels et l’embauche des personnes
spécialisées en télémarketing nécessaires, l’équipe de direction suggère de continuer à
faire affaires avec la Fédération. Le conseil d’administration autorise qu’un contrat soit
donné à la Fédération à ce sujet et alloue le budget nécessaire.
Toutefois, plus de six mois après leur demande en ce sens la Fédération n’est toujours
pas en mesure de répondre à leur besoins. Elle éprouve de la difficulté à remplir ses
postes de sollicitation téléphonique et à répondre aux demandes de plus en plus
nombreuses de la part des caisses à ce sujet. Il est probable que la Fédération ne puisse
pas répondre à leur demande avant au moins un an, sinon plus. Gabrielle se demande
donc si la caisse ne devrait pas essayer de mettre sur pied son propre projet de
sollicitation téléphonique. Son équipe de direction partage son avis : compte tenu des
retombées positives du projet pilote l’année précédente, il leur faut trouver un moyen de
continuer la sollicitation téléphonique. Gabrielle réalise toutefois que le défi est de
taille : il leur faut convaincre le conseil d’administration de la faisabilité d’un tel projet
et obtenir leur autorisation à consentir les investissements nécessaires « dans une
économie difficile, où chaque piastre actuellement est comptée, et alors que la
Fédération recommande aux caisses de diminuer leurs coûts pour être plus compétitifs».
266
Leur première préoccupation dans la recherche d’une solution à ce sujet est donc le coût
de la technologie nécessaire. Gabrielle commence par constituer une équipe d’employés
qui connaissent un peu la technologie pour effectuer les vérifications nécessaires, afin de
trouver un système générateur d’appels qui ne coûterait pas trop cher, tout en étant
efficace, pouvant se marier avec les systèmes qu’ils ont déjà et pouvant éventuellement
prendre de l’expansion. « Quand nous avons réalisé que nous pouvions avoir des
systèmes presque identiques à celui de la Fédération, mais opérant à moins fort volume,
à un prix très abordable, et que l’amortissement possible sur une période de cinq ans
ainsi que les revenus additionnels qui serait générés permettaient de rentabiliser
largement la dépense, le projet est devenu envisageable », nous indique Gabrielle.
Ce premier obstacle franchi, Gabrielle et son équipe de direction se sont préoccupées des
impacts possibles d’un tel projet sur les employés et sur le service aux membres. « Nous
sommes actuellement dans une période où nous ne pouvons pas augmenter la masse
salariale », nous explique Gabrielle. « Si nous mettons des gens là-dessus, il faut en
couper ailleurs, mais sans nuire à la qualité du service aux membres ». Or, pour réaliser
le projet il fallait embaucher une équipe de quatre personnes, à temps partiel, dédiée à la
sollicitation téléphonique. Certains aménagements physiques de locaux devaient
également être entrepris pour loger cette nouvelle équipe.
Lors de l’exercice de planification stratégique de l’automne les gestionnaires chargés de
faire l’étude de faisabilité du projet présentent leurs recommandations à l’ensemble du
comité de direction. Leur étude démontre que même avec des prévisions pessimistes le
projet pouvait se rentabiliser dans les cinq ans. Afin de diminuer l’impact sur la masse
salariale, leur recommandation était de ne pas remplacer un employé qui avait
récemment quitté la caisse et de faire certains aménagements au temps de travail de deux
ou trois autres employés. L’augmentation de la masse salariale était donc raisonnable, et
pouvait être facilement récupérée via les revenus additionnels générés par la sollicitation
téléphonique. « Personne ne serait forcé de réduire ses heures», précise Gabrielle, « ce
sont des gens qui voulaient faire du 20 heures au lieu de 35 heures, cela faisait un
certain moment qu’ils en faisaient la demande. Nous avons été chanceux que cela se
267
produise ainsi, cela a minimisé les irritants lors de l’implantation du projet : personne
n’a eu le sentiment de se faire enlever des heures de travail au profit des nouveaux
employés.»
Gabrielle et son équipe de direction se sont alors prononcées en faveur d’en faire la
recommandation au conseil d’administration, pour que le tout soit mis en place au
printemps suivant. Compte tenu du diagnostic fait précédemment dans le cadre de la
planification stratégique quant au développement des affaires, de l’impact financier
raisonnable et des scénarios de rentabilisation présentés, le conseil d’administration
approuve les recommandations. D’autres options dans la façon d’implanter la
sollicitation téléphonique auraient été possibles, mais elles n’ont pas été retenus, puisque
considérées moins efficaces ou moins rentables.
Une fois l’approbation obtenue du conseil d’administration, Gabrielle et son équipe de
direction commencent l’implantation du projet. Ils informent les employés des
changements à venir, lors des rencontres habituelles de début d’année concernant les
grandes orientations choisies pour la prochaine année. Leur intention est initialement
que tout soit opérationnel à compter du début mars. Gabrielle nous explique ainsi ce qui
s’est passé à ce moment :
« Lorsque les réunions de groupe ont été tenues dans les
différentes directions, quand ils ont commencé à regarder les
impacts concrets pour les équipes, plusieurs questions et
préoccupations ont été soulevées. Nous avions mal envisagé la
gestion de changement pour les employés. Nous avons réalisé à
ce moment que les employés n’avaient pas tous été informés et
mobilisés de la même façon et qu’il faillait prendre du recul :
nous avions encore du travail à faire avant de mettre ce projet
en place. Il fallait travailler sur une compréhension commune
des enjeux et des raisons pour le changement proposé, et que
tous se l’approprient.»
L’impact pratique du changement sur les conseillers se révèle en effet substantiel. «C’est
un autre modus operandi, un changement culturel important », nous précise Gabrielle.
« Avec la nouvelle façon de faire certains de leurs rendez-vous seront pris directement
par une autre personne, selon l’heure et la date où le client veut venir. Ils perdent donc
268
l’exclusivité de la gestion de leur agenda, ce qui n’est pas un petit changement ».
Gabrielle nous précise que la situation est différente, à ce sujet, du projet pilote l’année
précédente, puisque c’est le conseiller qui gérait alors son agenda : « il indiquait des
plages-horaires où l’équipe de la Fédération pouvait lui prendre des rendez-vous, donc
il restait maître de son agenda ».
Un autre changement important pour les conseillers est la nécessité d’adopter certains
paramètres pour que la personne qui fait la sollicitation téléphonique de rendez-vous
puisse savoir combien de temps allouer pour chaque rendez-vous. Gabrielle nous précise
la portée de ce changement en ces termes :
« Pour certains un prêt hypothécaire se fait en une heure, alors
que pour d’autres cela prend une heure et demie. Donc tu viens
jouer dans le quotidien du conseiller qui avait l’habitude de
planifier son horaire un peu comme il le souhaitait. Il se donnait
par exemple une marge de manœuvre après chaque rendez-vous
pour retourner ses appels téléphoniques, plutôt que de les
retourner d’un seul coup en fin d’avant-midi et d’après-midi.
Donc ça demande une structure et une gestion de temps
beaucoup plus strictes, alors qu’avant ils avaient plus de
flexibilité. Ce sont des conseillers, des professionnels qui ont
l’habitude de gérer leurs trucs. Or ce projet créait de
l’ingérence là-dedans, les obligeait à s’organiser à l’intérieur
de du délai accordé pour ce rendez-vous. »
Par contre, de l’avis de Gabrielle cette nouvelle façon de fonctionner permettrait aux
conseillers d’atteindre plus facilement leurs résultats, puisqu’ils auraient ainsi plus de
rendez-vous. De plus, en rencontrant plus souvent leurs clients, les conseillers
garderaient une bonne relation avec eux, ce qui réduirait le risque qu’ils aillent ailleurs.
Or, dans les deux cas, leur boni en serait positivement affecté, puisque le régime
d’intéressement considère à la fois le volume d’affaires et la rétention de clients.
Toutefois, lors de l’annonce du projet, plusieurs employés ne comprennent pas cette plus
value.
Gabrielle nous confie les réflexions qu’elle s’est faite à ce moment :
« Je réalise alors qu’on a peut-être sauté des étapes. Même si
les gestionnaires donnaient de l’information à leurs employés,
269
nous n’avions pas de plan de communication formel. J’étais un
peu déçue de ne pas l’avoir constaté, de ne pas avoir pensé à ça
avant…je n’ai pas eu le réflexe de le faire. On pensait faire
pratiquement l’année complète avec le nouveau projet mais cela
venait nous retarder de trois mois. On avait deux choix : faire
l’implantation tout de même en mars, à la date prévue, pour
tenter de maximiser les revenus, auquel cas on risquait que ça
dérape, ou accepter d’attendre trois mois, de mieux faire les
choses. On perdrait les revenus additionnels projetés pour ces
trois mois, mais les résultats de l’année complète seraient
probablement meilleurs. Le calcul était assez facile à faire : il
n’était pas questions de risquer l’échec du projet pour quelques
mois. L’adhésion des conseillers au projet est cruciale pour en
assurer le succès. »
Gabrielle décide alors de retarder l’implantation du projet de quelques mois : « cela
nous a ralenti un peu dans le processus, mais c’était un trop gros morceau pour
l’ignorer ». Elle fait alors appel à un coach externe pour préparer un plan d’action à
court terme qui tient compte des préoccupations de chacune des directions et qui fait en
sorte que les gens s’approprient le projet. Un plan de communication est préparé à
l’intention de tous les employés pour les informer davantage et les rassurer. Sur les
conseils du coach, Gabrielle constitue également un comité « d’ambassadeurs »
d’employés d’expérience, ceux qui étaient les plus réfractaires au changement. Ceux-ci
ont été invités à s’impliquer pour préciser les impacts et les irritants du projet. Ils ont fait
des recommandations intéressantes pour minimiser ces « irritants » lors de son
implantation. Ces ambassadeurs ont également joué un rôle dans la communication
auprès des autres employés.
Il y a également eu toutes sortes d’activités pour créer des liens entre les gens de la
sollicitation téléphonique et les employés qui étaient touchés, l’ensemble des conseillers
des centres de services. Il y a eu une visite des locaux des membres de la nouvelle
équipe, par petits groupes, et ceux-ci ont expliqué comment fonctionnait leur générateur
d’appels et leur équipe. Gabrielle a également demandé aux gestionnaires de s’assurer de
toujours parler du projet comme étant un projet de l’ensemble de la caisse, et non
simplement un projet de sollicitation téléphonique.
270
« Ces efforts additionnels ont donné de bons résultats », nous indique Gabrielle. « Nous
sommes rendus presqu’en fin d’année et la chimie est bonne entre les gens, c’est positif.
Donc cela a valu la peine de prendre trois mois de plus. Je suis convaincue que si nous
étions allés de l’avant trop rapidement, nous aurions eu des problèmes. Les employés en
font présentement un projet commun. »
Gabrielle partage avec nous quelques dernières réflexions en fin d’entrevue : « Je suis
beaucoup axée sur les résultats et la rapidité d’exécution, et ce cas m’a fait prendre un
recul. Ce n’est pas parce que c’est transparent et que tu transmets de l’information sur
un projet comme celui-là que les employés en comprennent la nécessité et les impacts.
Moi, j’avais pris cela pour acquis. Alors ça me fait me dire que les résultats, c’est bon,
mais que je dois penser davantage aux impacts et réévaluer rapidement l’aspect
communication lors de tels changements. C’est un aspect qui est, pour moi, à
améliorer. »
5.6.2.2 La décision de Gabrielle concernant la demande d’augmentation de
prêt d’un client
Le deuxième cas que soumet Gabrielle concerne un client de longue date de la caisse qui
sollicite une augmentation du prêt hypothécaire sur un de ses immeubles, afin d’avoir les
liquidités suffisantes pour acquérir une autre propriété. Ce client fait également affaires
avec une autre institution financière, laquelle offre un taux d’intérêt préférentiel pour les
membres de son association professionnelle. Elle lui offre, pour le refinancement de son
immeuble, un taux d’intérêt sur son emprunt inférieur de 0.35% à ce que le gestionnaire
de ce service à la caisse peut lui offrir. De plus, cette autre institution financière se dit
prête à assumer une portion significative de la pénalité qu’il aurait à assumer s’il
transfère l’ensemble de ses affaires chez eux.
Le gestionnaire de ce service de la caisse vient rencontrer Gabrielle pour l’aviser que le
client est insatisfait du taux d’intérêt qu’il lui a proposé, et qu’il ne veut pas avoir à
271
assumer la pénalité qu’il aurait normalement à verser pour avoir modifié les modalités
de remboursement de son prêt. Le gestionnaire ne peut aller plus loin avec le client
compte tenu de son niveau de délégation d’autorité : il doit en référer à Gabrielle. De
plus, le retard occasionné par le départ du conseiller qui s’occupait initialement de la
demande du client a envenimé la situation en retardant le traitement de sa demande.
Presqu’au même moment, le directeur du Centre de financement aux entreprises (CFE)
régional, organisme qui s’occupe du financement corporatif pour plusieurs caisses des
environs, communique avec elle pour lui indiquer que le client, également client au CFE
pour ses transactions d’affaires, « n’est pas heureux de la situation et apprécierait
qu’on en fasse un peu plus pour lui ». Le dossier a une certaine importance pour le CFE
puisque ce client leur réfère d’autres clients à l’occasion.
Gabrielle demande dans un premier temps à son gestionnaire un bref historique du
dossier de ce client et son évaluation de la situation. Gabrielle discute par la suite avec le
directeur du CFE des retombées générées par les dossiers qui leur sont référés par ce
client. Elle nous explique ainsi ses réflexions concernant la situation, à l’époque :
« Le client est insatisfait, nous risquons de le perdre. Il a besoin
d’une réponse rapide pour ne pas qu’il perde son deal sur
l’offre d’achat qu’il a faite. Nous ne voulons jamais perdre de
client, et particulièrement pas celui-ci vu le volume d’affaires
qu’il nous amène lui-même et les clients additionnels qu’il nous
réfère dans le cadre de son travail. S’il se met à transiger
davantage avec l’autre institution financière, il sera peut-être
tenté de leur référer davantage de clients qu’à nous. Il y a donc
des conséquences financières possibles à moyen et à long terme
pour nous, nous sommes vulnérables.
Par contre, nous ne voulons pas créer de précédent non plus et
nous voulons être équitables avec l’ensemble de nos membres.
Considérant notre nature coopérative tout le monde doit être
traité, ou à peu près, sur le même pied d’égalité. De plus, il y
aura une perte pour la caisse si nous lui accordons le même
taux d’intérêt que l’autre institution. Je ne suis pas prête à le
garder à n’importe quel prix. Je peux toutefois tenir compte du
volume d’affaires qu’il est susceptible de nous apporter dans ma
décision, ainsi que du fait qu’il est un client de longue date, en
autant que je peux démontrer que si la même situation se
produit pour un autre membre avec le même profil, la décision
serait la même. »
272
Gabrielle prend le temps de vérifier l’importance réelle du client et la qualité de son
dossier et des références qu’il apporte à la caisse, ainsi qu’au CFE qui leur est associé.
Elle fait l’estimé de la perte de revenus possible si le client les quitte suite à un refus de
sa part.
Elle fait également l’estimé des coûts d’accéder aux demandes du client
concernant le taux d’intérêt et la pénalité. Compte tenu de la forte diminution des taux
d’intérêt au cours de la dernière année, la caisse subira une perte importante si elle ne
réclame pas au client à titre de pénalité l’écart entre le taux d’intérêt initial du prêt et le
taux présentement en vigueur. Elle tente d’évaluer le temps qu’il faudra pour récupérer
une telle perte à court terme compte tenu du volume d’affaires que génère ce client.
Gabrielle se dit consciente, pendant cette analyse, que sa propre évaluation de rendement
de fin d’année peut être affectée par la décision qu’elle va prendre. En tant que directrice
de caisse sa « moyenne au bâton » doit rester bonne lorsqu’elle prend des décisions qui
ont des impacts financiers possibles pour l’institution. « Si tu te trompes trop souvent et
que c’est coûteux pour l’organisation », nous précise-t-elle, « tu es à risque dans
l’organisation. Le conseil d’administration n’endurera pas ça longtemps ».
Gabrielle communique par la suite avec le client pour pouvoir évaluer la marge de
manœuvre dont elle dispose face à ses demandes. Elle déduit des propos du client que
ses attentes se situent davantage au niveau de la réduction de la pénalité que du taux
d’intérêt. Ce qui fait définitivement pencher la balance en faveur du client, nous dit
Gabrielle, « c’est le volume d’affaires qui a été généré grâce à lui dans les dernières
années et ce que la caisse peut anticiper avoir dans le futur comme revenus grâce à la
clientèle qu’il nous envoie. De plus, au-delà des calculs, nous avons toujours eu une
bonne relation avec cette personne, il faut en tenir compte dans notre décision». Pour ces
raisons, ainsi que son souhait de garder de bonnes relations avec le gestionnaire du CFE
auquel ils sont affiliés, Gabrielle décide d’offrir au client une diminution de 50% de la
pénalité qu’il aurait à payer. Elle maintient toutefois le taux d’intérêt que son
gestionnaire lui avait déjà proposé, même s’il est plus élevé que celui que lui offre
l’autre institution financière. Elle croit que le client sera tenté d’accepter cette offre,
273
puisqu’il semble vouloir lui aussi conserver sa relation avec la caisse, qui lui réfère à
l’occasion des clients.
Gabrielle communique avec le gestionnaire de ce service pour s’assurer qu’il est à l’aise
avec sa décision, ce qui est le cas. Elle lui demande alors de communiquer la décision au
client et de s’excuser auprès de lui du délai pour étudier son dossier, qui fut plus long
que d’habitude. Le client accepte leur offre.
Gabrielle s’assure également de bien documenter ce cas de sorte à pouvoir justifier sa
décision auprès du conseil d’administration, ainsi que lors de l’inspection des dossiers.
En effet, les membres du conseil d’administration sont également des membres de la
caisse : ils s’attendent à ce que tous soient traités équitablement. De plus, vu le sérieux
apporté à préserver leur nature coopérative, l’équité des décisions fait partie des critères
de vérification des dossiers de la Fédération afin d’éviter les cas de favoritisme.
5.6.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT DE GABRIELLE
5.6.3.1 Le souci d’autrui de Gabrielle dans sa décision concernant un
changement opérationnel
Le développement des affaires revêt une grande importance stratégique pour la
profitabilité de la succursale et Gabrielle y accorde beaucoup d’importance. Ce sera au
cœur du cas qu’elle nous présente concernant les employés. Les membres se présentant
de moins en moins à la caisse en personne, les analyses faites en vue de leur
planification stratégique ont démontré l’importance de communiquer avec eux par
téléphone pour les inciter à venir rencontrer les conseillers financiers, afin que ceux-ci
puissent leur présenter les produits de la caisse. Les conseillers s’avérant peu doués pour
faire ce genre de démarches téléphoniques, l’établissement a déjà effectué un projet
pilote avec la Fédération avec une équipe spécialisée en sollicitation téléphonique, avec
des résultats positifs. Gabrielle obtient l’autorisation de son conseil d’administration de
274
continuer en ce sens avec la Fédération. Le cas débute (T1) lorsque Gabrielle et son
équipe réalisent, six mois après leur demande, que la Fédération ne pourra pas répondre
aux besoins de leur caisse en sollicitation téléphonique avant au moins un an, sinon plus
(bracketing).
Il s’agit dès le départ, pour Gabrielle, d’un important problème stratégique pour la
caisse, auquel il doit rapidement être remédié (qualification). La normativité stratégique
à laquelle elle se réfère priorise l’atteinte des objectifs de l’organisation, soit plus
particulièrement la productivité, l’efficacité, la rentabilité et l’utilisation optimale des
ressources humaines et matérielles.
La visée d’atteinte des résultats et le fait de régler les problèmes sans tarder font partie
de sa façon d’être comme gestionnaire. Gabrielle se met donc immédiatement en mode
de recherche de solutions avec son équipe de direction. La sollicitation téléphonique
étant jugée essentielle pour faire face à la compétition et assurer la pérennité de la caisse,
elle cherche à voir si sa caisse ne pourrait pas la faire à l’interne.
La situation économique difficile et le coût possiblement élevé de l’équipement
nécessaire la préoccupent : sa première démarche est de nommer une équipe pour
vérifier la faisabilité financière du projet. L’équipe lui revient avec de bonnes nouvelles :
il est possible d’acquérir un équipement satisfaisant à un prix plus bas que prévu. Il
reste toutefois des coûts importants à assumer en termes de main d’œuvre, en
l’occurrence quatre postes de télémarketing à temps partiel, plus le coût du
réaménagement des locaux pour les loger. Or, dans la situation économique actuelle, elle
ne peut pas augmenter de façon importante la masse salariale de la caisse. Gabrielle
nous mentionne qu’elle ne veut pas couper des postes pour faire face à ces dépenses,
puisque cela pourrait affecter la qualité du service à la clientèle. Heureusement certains
employés ont déjà demandé, dans le passé, une réduction de leurs heures. En leur
accordant cette réduction, et en ne remplaçant pas un employé qui a quitté l’entreprise
récemment, l’augmentation nécessaire de la masse salariale avec l’instauration du projet
s’avère raisonnable.
275
Figure 33 – Gabrielle décision # 1.1 (T1)
DÉMARCHES
QUALIFICATION
BRACKETING
Problème
stratégique :
rentabilité &
pérennité de la
caisse
La Fédération
est incapable
de répondre à
leurs besoins
en
sollicitation
téléphonique
ÉVALUATION
Vérification du
coût de
l’équipement
La sollicitation
téléphonique est
essentielle pour
faire face à la
compétition et
assurer la
pérennité de la
caisse
Vérification des
heures de travail
à couper pour ne
pas trop
augmenter la
masse salariale
Priorité :
Rentabilité et
pérennité de la
caisse
CONTEXTE
Concurrence accruedifficulté à
développer les
affaires
SOUCI pour ORGANISATION
Rentabilité et pérennité
NOUVELLE
ÉVALUATION
Les coûts du
projet peuvent être
rentabilisés en
cinq ans ou
moins, même
selon des
prévisions
pessimistes
DÉCISION
Recommander
l’adoption du projet
de sollicitation
téléphonique au CA
La perte d’autonomie est
importante pour les
conseillers La gestion du changement
a été insuffisante à leur
égard
DÉCEPTION –
envers soi-même
Changement
annoncé aux
employés
Début de
l’implantation
ÉVALUATION
Résistances
lors du début
de
l’implantation
du projet
IMPLANTATION
Présenté au CAaccepté
Le projet est voué à
l’échec s’ils n’y adhérent
pas
Les mesures nécessaires
pour obtenir leur adhésion
nécessiteront un report de
l’implantation – donc une
baisse des revenus court
terme escomptés
Priorité : Rentabilité long
terme et pérennité de la
caisse
Succès du projet nécessite l’adhésion de
tous
276
SOUCI D’AUTRUI
Perte d’autonomie des
employés = une
préoccupation légitime
SOUCI pour ORGANISATION
Rentabilité si retard
Mais échec possible sinon
IMPLANTATION
Retarder implantation
de 3 mois
Mesures diverses pour
s’assurer de
l’adhésion des
conseillers en
minimisant les
« irritants »
Gabrielle est manifestement soulagée de constater qu’elle n’aura pas à forcer
quiconque à couper leurs heures pour rentabiliser le projet. Comme elle ne fait aucune
mention d’un risque de baisse de qualité du service aux membres suite à cette réduction
d’heures nous en concluons qu’elle juge l’impact négligeable à ce sujet. Gabrielle
s’estime satisfaite des résultats des vérifications entreprises. Même avec des prévisions
pessimistes, les dépenses occasionnées devraient se rentabiliser sur une période de cinq
ans (évaluation). Gabrielle et son équipe de direction s’entendent alors pour présenter le
projet pour approbation au conseil d’administration (décision et implantation), qui
accepte l’achat de l’équipement et l’embauche du personnel nécessaire.
Un problème surgit toutefois dès le début de l’implantation de cette décision : lors de
l’annonce du projet en début d’année par leurs gestionnaires respectifs les conseillers
émettent différentes préoccupations. Gabrielle constate dès lors qu’elle a sous-estimé la
résistance au changement des conseillers et que les mesures prises pour les informer et
les convaincre du bien fondé du changement sont insuffisantes. Elle regrette de ne pas
avoir prévu une telle réaction et de ne pas avoir géré le dossier en conséquence.
Gabrielle constate toutefois que le changement proposé représente pour les conseillers
une perte d’autonomie importante dans la gestion de leur temps et de leur agenda, d’où
leur résistance à l’implantation. Le conflit entre cette valeur chère aux professionnels et
la valeur de rentabilité que Gabrielle cherche à prioriser par la télécommercialisation
amène cette dernière à réfléchir aux conséquences associées à chacune de ces valeurs
dans le cadre de cette implantation. Elle reconnaît l’importance de l’autonomie
professionnelle pour ses employés, et évalue que le projet est voué à l’échec si les
conseillers s’y opposent. Par contre, si elle prend le temps de faire une meilleure gestion
du changement, afin d’amener les professionnels à souscrire au projet, le projet sera
retardé d’environ trois mois, occasionnant ainsi une perte de revenus à court terme par
rapport aux projections qui avaient été faites. Par contre, s’ils y adhèrent vraiment par la
suite, elle évalue que l’augmentation de revenus sur l’ensemble de l’année sera sans
doute suffisante pour rencontrer leurs objectifs. Elle conclue son évaluation en accordant
toujours la priorité à la rentabilité et la pérennité de l’organisation, donc l’implantation
277
du projet de télécommercialisation, tout en tenant compte de l’importance d’obtenir
l’adhésion des employés avant de poursuivre l’implantation, afin d’assurer le succès du
projet (évaluation).
Gabrielle décide donc de retarder l’entrée en vigueur du projet de sollicitation
téléphonique de trois mois afin de mieux gérer ce changement auprès des employés
(décision). Elle engage un coach pour les accompagner dans la gestion de ce
changement et met en place diverses mesures pour obtenir l’adhésion des conseillers au
projet et mieux tenir compte de leurs préoccupations concernant les aspects « irritants »
(implantation). Elle retient de cette expérience que la prochaine fois qu’elle voudra
implanter un tel changement, elle devra s’assurer de mieux en planifier la
communication aux employés.
Le principal souci de Gabrielle, dans cette décision, demeure organisationnel, orienté
vers la rentabilité et la pérennité de la caisse. C’est le cas même lorsqu’elle indique
désirer ne pas couper les heures de travail de ses employés : ses propos indiquent que sa
préoccupation est de ne pas affecter la qualité du service à la clientèle, et donc leur
satisfaction et fidélité envers la caisse.
Quant au souci d’autrui, plus spécifiquement ici vis-à-vis les employés visés par le
changement, il émerge lors de l’implantation du projet, non pas parce que Gabrielle
songe spontanément à mitiger les conséquences du changement sur eux, mais parce que
leur résistance au projet l’oblige à remettre en question le déroulement de l’implantation.
L’absence de propos spécifiques, dans les entretiens, concernant la prise en compte des
conséquences possibles des changements sur les employés concernées, porte à croire que
ces conséquences n’ont pas été considérées lors de la prise de décision sur la mise en
place de la télécommercialisation. Gabrielle l’avoue d’ailleurs elle-même lorsqu’elle
parle de sa déception envers elle-même de ne pas avoir pensé au fait qu’il pourrait y
avoir résistance de la part des employés. De même, le document de présentation au
conseil d’administration pour l’adoption du projet, dont elle nous a remis copie, ne fait
aucune mention des conséquences possibles sur les employés en place outre la
278
possibilité d’abolition de poste, laquelle sera évitée vu le non-remplacement d’un
employé ayant déjà quitté.
Le résumé écrit de Gabrielle concernant son processus décisionnel confirme ses propos
en entretien concernant les raisons pour lesquelles le projet de changement a été lancé,
les faiblesses de la caisse auxquelles elle tente ainsi de remédier, le contexte dans lequel
ce changement s’opère et les grandes étapes de sa prise de décision. Les entretiens nous
permettent toutefois de recueillir beaucoup plus de précisions concernant le processus
décisionnel, décrit schématiquement dans son résumé. Son dessin de cette décision et le
récit qu’elle en fait s’attardent surtout aux aspects de la planification stratégique
entourant la décision, aux enjeux concurrentiels et économiques, et à l’idée de
télécommercialisation pour contrer le fait que les membres viennent moins souvent à la
caisse vu l’usage des services en ligne, ce qui diminue les occasions de développement
d’affaires. Son récit concernant le dessein confirme également la nature de l’impact sur
les façons de faire des employés ayant été à la source des résistances rencontrées dans
cette affaire. Elle y mentionne également qu’il faut la confiance de toutes les personnes
impliquées pour mener à bien ce projet, ce qui explique bien sa décision à T2 de retarder
un peu l’implantation.
5.6.3.2 Le souci d’autrui de Gabrielle dans sa décision concernant la
demande de refinancement d’un client
Le cas débute (T1) lorsque Gabrielle est avisée par son gestionnaire et par le directeur du
centre financier aux entreprises qui leur est associé qu’un client de longue date est
insatisfait du taux d’intérêt qui lui est proposé pour un refinancement d’hypothèque, et
qu’il ne veut pas avoir à assumer la pénalité qu’il aurait normalement à verser pour avoir
modifié les modalités de remboursement de ce prêt (bracketing). Le client précise
qu’une autre institution avec laquelle il fait affaires lui offre un taux d’intérêt inférieur et
que celle-ci serait prête à assumer une bonne partie de la pénalité de refinancement de
son prêt s’il transfère l’ensemble de ses affaires chez eux.
279
Gabrielle est tiraillée : elle vit un conflit de valeurs entre la rentabilité et l’équité. Elle
ne veut jamais perdre de client, et particulièrement pas celui-ci qui, par les clients qu’il
leur réfère, contribue à la rentabilité de la caisse. Perdre ce client aurait des retombées
financières négatives importantes pour la caisse ce qui revêt, pour Gabrielle, une
importance cruciale. Par contre elle valorise la vocation coopérative de la caisse, et
l’équité entre les membres que sous-tend cette vocation. Cette valeur est suffisamment
importante à la Fédération pour que des vérifications de dossiers soient effectuées
périodiquement pour s’assurer de l’absence de favoritisme. Il s’agit donc, dès le départ,
pour Gabrielle, d’un problème éthique (qualification) : l’analyse purement financière de
la situation ne lui permettra pas de la régler de façon adéquate, compte tenu des valeurs
associées à la vocation de la caisse. La normativité éthique l’amène à chercher à
résoudre le conflit de valeurs de la meilleure façon possible dans les circonstances, en
minimisant les conséquences négatives sur autrui soit, en l’occurrence, sur l’équité entre
les membres.
Gabrielle procède d’abord à l’analyse financière du dossier, évaluant les coûts à moyen
terme associés à un compromis pour garder le client et ceux associés au risque de le
perdre s’ils ne font pas de compromis. Elle doit se montrer particulièrement vigilante
quant aux coûts à moyen terme que la caisse aura à assumer, compte tenu que sa propre
évaluation annuelle est basée en bonne partie sur la justesse de ses décisions et leur
impact sur la rentabilité de la caisse. Gabrielle n’est pas prête à garder le client à tout
prix. Elle évalue que de lui accorder des conditions préférentielles sur le taux d’intérêt
comporterait un coût financier trop important pour la caisse, mais qu’une diminution de
la pénalité n’aurait que des impacts à court terme, pouvant être comblés par le volume
d’affaires qu’il génère pour eux. Il demeure néanmoins qu’elle veut éviter de porter
atteinte au principe d’équité entre les membres.
Gabrielle réussit à résoudre son conflit de valeurs en faisant référence à ce que signifie
réellement pour elle l’équité. Il ne s’agit pas, à son avis, d’une égalité de conditions pour
tous les membres peu importe les circonstances. Cette valeur signifie plutôt, à son avis,
280
accorder des conditions à peu près similaires aux membres, dans des situations
similaires. Ainsi, deux membres qui apportent le même volume d’affaires à la caisse et
qui sont tous deux des clients de longue date devraient selon elle se voir accorder des
conditions similaires (évaluation).
Figure 34 – Gabrielle décision # 2.1 (T1)
DÉMARCHES
Calcul des coûts
afférents aux
demandes du
client et à la perte
de sa clientèle.
QUALIFICATION
Problème éthique :
conflit entre la
rentabilité et
l’équité entre les
membres
BRACKETING
Insatisfaction d’un
client important et
de longue date face
au taux de
refinancement
proposé & à la
pénalité inhérente
au refinancement
ÉVALUATION
Client contribue à la
rentabilité de la caisse :
il réfère plusieurs
clients
La vocation
coopérative sousentend l’équité entre
les membres
SOUCI pour
ORGANISATION
Rentabilité
SOUCI pour SOI
Conflit de valeurs entre
la rentabilité et l’équité
Impacts sur son
évaluation
SOUCI D’AUTRUI
Équité entre les
membres
ÉVALUATION
ADDITIONNELLE
CONTEXTE
Impact financier trop
important si réduit le
taux d’intérêt mais
réduction de la
pénalité possible
Vocation
coopérative =
équité
Que signifie l’équité ?
Tout membre
contribuant un
volume d’affaires
similaire devrait
bénéficier de
conditions similaires
IMPLANTATION
Réduction de la
pénalité compatible
avec l’équité
Priorité : Rentabilité
dans la mesure où
l’équité le permet
DÉCISION
Ne pas accorder un
taux d’intérêt réduit
mais diminuer la
pénalité de 50%
281
S’assurer que le
gestionnaire est d’accord
avec sa décision et lui
demander d’en aviser le
membre
Elle décide donc d’offrir une réduction de la pénalité que devrait payer le client pour le
refinancement de son hypothèque, mais de ne pas lui accorder de taux d’intérêt réduit
sur le nouveau prêt, jugeant que le volume d’affaires qu’il génère pour la caisse
permettra à celle-ci de récupérer cette perte a court terme assez rapidement, et qu’il
serait raisonnable pour elle d’offrir un tel compromis à tout autre membre dans une
situation similaire (décision). Elle s’assure que le gestionnaire de la caisse lui ayant
soumis le problème est d’accord avec sa décision, puis lui demande de communiquer
celle-ci au membre, qui accepte ce compromis (implantation).
Le souci d’autrui de Gabrielle, dans ce cas, se vit envers l’ensemble des membres de la
caisse et il est inhérent à la nature coopérative de l’organisation, à laquelle elle adhère:
elle considère donc qu’elle doit viser l’équité entre les membres. Il est accompagné d’un
souci pour la rentabilité de l’organisation et d’un souci pour elle-même, compte tenu des
impacts possibles de sa décision sur son évaluation annuelle de performance.
En se questionnant sur le sens réel qu’a pour elle la valeur de l’équité, Gabrielle réussit à
trouver une solution qui accorde la priorité à la valeur de la rentabilité sans pour autant
le faire au détriment de l’autre valeur qu’elle considère importante, l’équité.
Le résumé écrit qu’elle nous produit des étapes de sa prise de décision correspond bien à
ses propos en entretien. Bien plus, elle nous remet copie des échanges courriel entre le
gestionnaire du service concerné et le centre de financement aux entreprises qui est
intervenu au bénéfice du membre. On y retrouve une corroboration de l’offre initiale
faite par la caisse au membre, de l’intervention subséquente du centre de financement
aux entreprises, des considérations relatives aux références d’affaires que fait le membre
à l’avantage de la caisse et du centre de financement, puis de la décision finale.
Le dessin réalisé par Gabrielle pour représenter cette décision, et le récit qu’elle en fait
par la suite, confirment ses propos concernant l’environnement très concurrentiel dans
lequel se produit la situation et la différence entre les « règles du jeu » pour ces
concurrents et celles de la caisse, où l’on doit retrouver « une certaine équité entre les
282
membres ». Elle y précise également les impacts possibles en termes politique, soit le
maintien de bonnes relations avec le centre de financement aux entreprises, qui est
intervenu pour ce membre, en termes de rentabilité vu la perte de revenu à envisager
dans chacune des deux options, et en termes de la relation de confiance avec cet
individu. Ces données confirment ce qu’elle nous a relaté en entretien.
Son dessein ajoute toutefois à ses propos lors du deuxième entretien en soulignant
l’inquiétude qu’elle ressent par rapport aux impacts possibles de sa décision sur son
évaluation de performance annuelle, et donc sur sa propre carrière. Elle ajoute à son
dessein un « bat de baseball » et une balle, pour signifier que sa « moyenne au bâton »
doit être bonne pour conserver son poste : elle nous explique ensuite que si elle prend
souvent des décisions qui finissent par coûter cher à la caisse, le conseil d’administration
« ne le tolèrera pas longtemps ».
5.7 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION DE BRIGITTE
5.7.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION
Brigitte est directrice de succursale pour la Banque depuis plusieurs années. Elle perçoit
la Banque comme valorisant l’excellence du service aux clients, ce qui inclut à son avis
un accueil chaleureux, la précision dans l’exécution des transactions accomplies pour
eux et le fait de s’assurer de leur offrir les produits appropriés pour leurs besoins. La
concurrence dans le secteur financier est forte. Il est donc important de conserver les
clients actuels et d’être en mesure de se faire recommander à d’autres personnes. De
l’avis de Brigitte l’excellence de la qualité des conseils donnés aux clients fait toute la
différence en matière de compétitivité.
Le travail d’équipe, le respect et la diversité culturelle lui semblent également très
valorisés à la Banque.
Ces deux dernières caractéristiques sont particulièrement
283
importantes à son avis, puisque la clientèle de la Banque est d’origine multiethnique, de
même que l’équipe de travail de sa succursale. Un des cas qu’elle nous présentera sera
d’ailleurs axé sur ces valeurs. Cela rejoint également ses valeurs personnelles, nous
précise-t-elle : son cercle familial et d’amis inclut des personnes de diverses nationalités.
Son rôle à la Banque, nous explique Brigitte, est principalement celui d’agir comme
« coach » pour les employés et les directeurs de compte: elle y consacre environ les trois
quarts de son temps. Elle cherche à les aider à développer leurs compétences
professionnelles et à les motiver pour qu’ils rencontrent les objectifs financiers de la
succursale et « qu’ils soient heureux dans leur environnement de travail ». Sa vision à ce
sujet est à long terme : elle estime qu’elle doit aider les employés à progresser dans leur
carrière au sein de l’organisation. Le coaching vise également à s’assurer que les risques
de la succursale soient bien gérés et que la qualité des services et des conseils soit au
rendez-vous.
Ayant déjà occupée des fonctions de gestion des ressources humaines, Brigitte affirme
être particulièrement sensible à l’importance de ce volet dans ses tâches : « je me suis
toujours dit que j’allais traiter mes employés de la même façon que j’aimerais être
traitée, et faire attention au côté humain », indique-t-elle. Elle estime par ailleurs faire
preuve d’équité, d’écoute et d’engagement dans l’exécution de son travail, tout en étant
très exigeante envers ses employés, faisant des suivis rigoureux pour s’assurer de la
qualité du travail et insistant sur un haut niveau de professionnalisme de la part de son
équipe, en tout temps.
5.7.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS
5.7.2.1 La décision de Brigitte concernant une rétrogradation
Le premier cas que Brigitte présente concerne une employée qui fait l’objet de plaintes
de la part de clients concernant la qualité de ses services. L’employée en question avait
284
été promue à un poste de directrice de compte senior, ce qui signifie qu’elle gérait des
demandes de financement relativement importantes, pour des clients assez fortunés.
Un an environ après l’entrée en fonction de cette employée sur ce poste, Brigitte reçoit
une plainte d’un client. Ce dernier allègue que l’employée ne retourne pas ses appels et
ne fait pas le suivi nécessaire dans son dossier. Il lui explique qu’il a fait une demande
de crédit il y a près d’une semaine et qu’il n’avait toujours pas reçu de réponse, malgré
qu’il ait tenté à plusieurs reprises de rejoindre l’employée. Le client précise à Brigitte
qu’il aurait préféré ne pas la déranger avec cette situation, et qu’il ne veut pas nuire à
l’employée, mais qu’il a vraiment besoin d’une réponse à sa demande. Brigitte nous
résume ainsi sa réaction suite à l’appel du client : « Ce n’est pas acceptable. Si le client
a laissé trois messages pendant trois jours il n’y a aucune raison valable pour ne pas
avoir retourné son appel, à moins que la personne ne soit absente, ce qui n’était pas le
cas ». Brigitte prend la plainte au sérieux et s’excuse auprès du client, au nom de la
Banque. « Je ne veux pas perdre ce client », nous dit-elle, « et je constate que j’ai un
problème avec l’employée. Si elle n’est pas capable de retourner ses appels, je dois voir
avec elle quel est le problème et nous devons trouver rapidement une solution. Je vais
faire du coaching. ».
Brigitte rencontre donc l’employée à ce sujet, et lui demande ce qui a été fait dans le
dossier de ce client. L’employée lui indique qu’elle avait tenté de rejoindre le client mais
sans succès. Elle précise toutefois, suite à une question de Brigitte, ne pas lui avoir laissé
de message. Brigitte lui recommande alors de toujours laisser un message dans la boite
vocale du client dans un tel cas, de sorte que le client sache que le représentant de la
Banque a donné suite à son appel. Elle discute également avec l’employée des moyens
à prendre pour éviter qu’une telle situation se reproduise. Elles conviennent notamment
que l’employée s’assurera de faire ses retours d’appels à chaque fin de journée avant de
quitter. De plus, si elle n’a pas eu le temps de terminer le dossier ou qu’elle n’a pas
encore de réponse pour le client qui lui a laissé un message, elle reviendra tout de même
vers le client le jour même de son appel.
285
Au cours des semaines qui suivent, Brigitte revoit périodiquement l’employée pour
s’assurer qu’elle s’en tire bien avec son volume de travail et lui demander si elle est à
jour dans le traitement de ses dossiers. « Elle me dit que tout va bien alors je lui fais
confiance, je lui donne une chance. »
Brigitte croit donc que la situation a été corrigée.
Quelques semaines plus tard,
cependant, elle commence à recevoir d’autres plaintes, sur les mêmes sujets : pas de
retours d’appels, pas de suivis sur les dossiers. Un client lui indique qu’il attend une
réponse depuis deux semaines pour une marge de crédit, un autre qu’il n’a pas eu de
réponse à sa demande d’hypothèque qui date de plusieurs jours. « De tels délais sont
inacceptables », nous indique-t-elle.
« Ces plaintes m’indiquent qu’il y a un problème avec l’employée », dit Brigitte. « Elle
n’organise pas son travail comme il faut si elle n’est pas capable de retourner ses
appels : il faut qu’on trouve une solution ». La situation lui semble d’autant plus grave
que l’employée en question est directrice de comptes senior : elle gère donc les clients
les plus fortunés de la succursale.
Brigitte précise que la Banque ne peut pas se
permettre qu’une employée néglige les clients ainsi, car ces derniers ne voudront plus
faire affaire avec cette employée, et risquent de changer d’institution financière.
Brigitte rencontre donc à nouveau l’employée, et lui demande de lui montrer ses dossiers
en attente afin de procéder à certaines vérifications. Elle exige des explications de
l’employée pour chacun des dossiers pour lesquels une réponse tarde à être donnée.
L’employée lui répond pour chacun qu’elle n’a pas eu le temps, qu’elle est débordée.
« D’accord, on va regarder pourquoi tu es débordée », lui dit Brigitte, et elle examine
avec l’employée le nombre de clients vus par jour, ce qu’elle a fait et les messages qui
sont restés sans réponse dans sa boîte vocale.
En faisant ces vérifications, Brigitte réalise qu’une des sources du problème est que
l’employée rend plusieurs services aux clients qui ne relèvent pas de ses tâches, ce qui la
retarde dans son travail. Ainsi, par exemple, dans un des messages sur sa boîte vocale,
286
un client lui demandait de faire un transfert de fonds d’un des ses comptes bancaires à
l’autre, alors que la tâche de l’employée consiste à donner des conseils financiers. « Elle
avait gâté ses clients, et ne s’aidait pas en faisant cela parce qu’elle recevait plusieurs
appels de clients pour lui demander d’effectuer des transferts ou pour des choses
administratives qui ne relevaient pas de ses tâches.»
Brigitte nous explique ainsi comment elle perçoit son rôle à ce moment :
« Mon rôle à ce moment est d’essayer d’aider l’employée à
résoudre la situation pour qu’elle soit capable de faire son
travail correctement. Mais je ne peux pas tolérer qu’elle traite
les clients comme ça. Il faut absolument qu’on arrête d’avoir
des plaintes de clients parce que cela affecte non seulement
l’employée mais aussi toute la succursale. Nous sommes évalués
à partir des sondages de satisfaction de la clientèle, donc un
employé qui ne fait pas son travail correctement pénalise toute
la succursale puisque dans les évaluations, il y a une cote pour
la succursale et une cote personnelle. Ce n’est pas équitable
pour les autres membres de l’équipe, qui travaillent très fort. »
Compte tenu qu’il s’agit d’un type de plainte pour lequel l’employée a déjà été avisée
informellement de ses lacunes et des mesures à prendre pour corriger la situation,
Brigitte passe alors en mode plus formel. Selon le processus usuel de la Banque dans un
tel cas, elle avise l’employée que son comportement est inacceptable, qu’elle doit
retourner ses appels en temps utile, et que si elle reçoit d’autres plaintes de clients à ce
sujet elle devra lui donner un avis verbal formel qui sera déposé à son dossier. Une telle
mesure formelle implique que l’employée devra lui remettre un plan d’action résumant
les mesures spécifiques qu’elle prendra pour corriger rapidement la situation. « Parce
qu’on ne peut pas se permettre de perdre des clients à cause du comportement d’un
employé », indique Brigitte. Elle rappelle également à l’employée que lors de leur
rencontre précédente, cette dernière s’était engagée à faire les changements nécessaires
pour retourner ses appels avec célérité et respecter les délais de réponse. Rien, de l’avis
de Brigitte, ne justifie ces lacunes : le volume de travail de l’employée, si elle s’en tient
vraiment à ses tâches, est raisonnable.
287
Brigitte est consciente que l’employée vit présentement un stress important. « Si un
client me laissait par trois fois un message pour me dire que je ne l’ai pas encore
rappelé, je me sentirais tellement mal et j’aurais tellement peur de le rappeler : elle doit
vivre la même chose elle aussi. » Elle réalise également que l’avertissement qui vient de
lui être donné engendrera à son tour du stress, puisqu’elle craindra de nouvelles plaintes,
surtout si elle n’est pas capable de régler la situation. Elle avoue cependant être quelque
peu frustrée d’avoir à rencontrer une employée d’expérience concernant de telles
plaintes : « si tu gères des clients, tu es là pour les servir, il faut que tu aimes ça et que
tu sois capable de faire le travail, sinon tu n’es pas à la bonne place.»
Malgré cette deuxième rencontre plus formelle avec l’employée, quelques temps plus
tard Brigitte reçoit deux autres plaintes de clients. Le premier se plaint de ne pas avoir de
retour d’appels. Quant au deuxième, qui avait demandé une importante augmentation de
sa marge de crédit, il n’avait toujours pas eu de réponse deux mois plus tard. En faisant
des vérifications au dossier, Brigitte réalise que l’employée n’avait pas pu faire
approuver la demande du client par leur département de crédit à cause de la valeur de
l’évaluation de l’immeuble donné en garantie. « Et là, il fallait qu’elle dise au client
qu’on ne pouvait pas lui donner les fonds », nous dit Brigitte. « Mais elle était mal à
l’aise, elle ne savait pas comment faire cela, alors elle n’a pas tout simplement pas
rappelé le client. »
Brigitte fait alors des vérifications additionnelles, et découvre que l’employée a tendance
à mettre les problèmes de côté. « À chaque situation où elle n’était pas confortable,
plutôt que de venir demander de l’aide, elle laissait traîner la situation », nous précise
Brigitte. « Ce n’est pas acceptable d’agir ainsi avec les clients ».
Brigitte évalue donc que la situation ne s’est guère améliorée, malgré les engagements
que l’employée avait pris lors de leurs deux rencontres précédentes. Elle décide qu’elle
doit entamer un processus plus formel de mesures correctives afin d’amener l’employée
à prendre davantage conscience de la gravité de la situation et à régler ce problème.
Conformément au processus usuel à la Banque, qui prévoit une gradation de la sévérité
288
des mesures dans de tels cas, Brigitte émet donc un avis formel verbal à l’employée,
qu’elle consigne à son dossier, après avoir validé sa décision avec le service des
ressources humaines. Elle exige que l’employée lui remette un plan d’action détaillant
les mesures qu’elle s’engage à prendre pour que la situation se règle dans les meilleurs
délais. L’employée est également avisée que si la situation ne se corrige pas de façon
satisfaisante, l’employeur devra passer à l’étape formelle suivante, un avis écrit à son
dossier.
Brigitte trouve cela difficile de recourir à de telles mesures. « C’est stressant », nous ditelle, « ce n’est pas agréable ni pour l’employée, ni pour le gestionnaire. Dans de telles
situations tu pars le soir et cela continue à te préoccuper. Tu te dis que tu lui as donné
une chance, que tu as essayé de l’aider, mais la situation ne s’améliore pas ». Ce cas-ci
en particulier lui semble encore plus difficile à cause de la situation familiale de
l’employée : « je sais qu’elle est monoparentale avec deux enfants, mais si la situation
continue, je ne pourrai pas la laisser sur son poste ».
La situation se détériore dans les mois qui suivent.
L’employée n’atteint pas ses
objectifs de rendement au cours des six mois qui suivent, et n’arrive toujours pas à
corriger ses lacunes en termes d’organisation de son travail. D’autres plaintes de clients
sont reçues. Entre-temps, Brigitte suit de plus près le travail de cette employée. Elle
s’aperçoit que celle-ci ne respecte pas toujours les procédures de la Banque et qu’à deux
reprises elle a outrepassé son niveau d’autorité dans un dossier de client. Un superviseur
lui indique entretemps que cette personne a demandé à ses employés d’accorder une
dispense de frais d’opérations pour les comptes de ses clients, pour parfois jusqu’à six
mois. « Elle n’a pas le droit de faire ça, il n’y avait pas de raison valable pour le faire »,
mentionne Brigitte. Sommée de corriger la situation dans les comptes de ses clients,
l’employée apporte les corrections au système informatique, mais elle y retourne par la
suite pour en exonérer quelques uns à nouveau. Selon Brigitte, elle désirait sans doute
éviter que les clients déposent une plainte à son égard pour le changement apporté.
289
« Donc nous avons commencé à gérer la performance de l’employée, et plus ça allait,
plus on découvrait des choses. Il y avait beaucoup de lacunes dans son travail. Ces
lacunes n’étaient probablement pas nouvelles, mais généralement nous ne vérifions pas
en détail ce que les employés font, nous leur faisons confiance. Nous faisons seulement
des vérifications au hasard, de temps à autre, à moins d’un problème. » Brigitte
découvre également qu’il y a beaucoup plus de clients insatisfaits que ce qu’elle pensait.
En effet, lorsque les plaintes étaient reçues par des employés qui avaient un lien d’amitié
avec l’employée en question, ceux-ci évitaient d’en parler à Brigitte pour éviter que
l’employée soit sanctionnée. Elle est consternée. Des employés commencent à lui faire
part « que le moral descend un peu à cause des plaintes ».
« C’est donc devenu une situation de gestion de performance globale, parce que la
personne n’atteignait pas ses objectifs, elle ne suivait pas les procédures, elle dépassait
son niveau d’autorité et les plaintes de clients continuaient », indique Brigitte. « Ce qui
me préoccupe à ce moment, c’est qu’elle n’est pas capable de régler la situation. Nous
lui avons donné du coaching, nous lui avons fait faire des plans d’action, nous l’avons
aidée et la situation ne s’améliore pas. Nous ne pouvons pas laisser traîner cela. Nous
allons devoir la retirer de son poste et moi, je n’aime pas faire ça. Mais je n’ai pas le
choix en tant que gestionnaire. Je n’ai pas le choix parce que j’ai des plaintes de clients
et elle ne rencontre pas ses objectifs. » Brigitte doit alors, conformément au processus
habituel de la banque, donner à l’employée un avis écrit formel lui enjoignant de
corriger la situation d’ici trois mois, à défaut de quoi d’autres mesures plus sévères
seront prises à son égard.
Ces mesures plus sévères incluent la possibilité pour la
Banque d’aviser formellement l’employée qu’elle a 90 jours pour se trouver un autre
emploi ailleurs, sinon elle sera congédiée pour cause de non performance. « Mais
heureusement », commente Brigitte, « il y avait d’autres options et nous n’avons pas été
obligés de nous rendre jusqu’à cette étape ».
Brigitte rencontre alors à nouveau l’employée pour lui remettre l’avis formel écrit. Elle
résume en ces termes leur conversation :
« Je lui fais prendre conscience que ça ne s’améliore pas
malgré nos nombreuses rencontres à ce sujet, et qu’elle est de
290
plus en plus stressée. Elle était préoccupée elle aussi, je le
voyais même si elle essayait de ne pas le laisser paraître. Ce qui
est important dans de tels cas c’est de dire à l’employée ce qu’il
risque d’arriver. L’employée pouvait craindre de se faire
congédier, alors qu’elle a deux enfants, sans compter que son
père était décédé cette année là. C’était comme mon Dieu,
qu’est-ce qu’elle va faire? Je lui précise donc tout de suite que
je ne recommandais pas son congédiement, parce que je pense
qu’elle a de belles compétences et qu’elle peut contribuer
quelque chose d’autre à la banque, dans un autre genre de
poste. Je lui précise qu’il va falloir qu’on regarde ensemble quel
autre poste elle pourrait occuper, avec les compétences qu’elle
a, qui serait plus convenable. Je lui dis que j’allais essayer de
l’aider à trouver un autre poste au sein de la Banque. »
Le dossier est prioritaire pour Brigitte et ce, pour deux raisons. D’abord, il lui faut régler
le plus rapidement possible le problème de rendement et d’insatisfaction des clients. Par
ailleurs, elle considère inutile de continuer plus longtemps : « Cela ne donnait rien de
continuer encore pendant six mois, parce que nous n’aurions pas eu plus de résultats.
Donc plus vite on règle la situation, mieux c’est pour l’employée, parce que cela lui
permettra de réduire son niveau de stress. C’est très stressant pour l’employée de vivre
ça, et lorsque cela ne va pas au travail cela affecte aussi la vie personnelle. »
La situation préoccupe Brigitte. D’une part, elle doit s’assurer que, si l’employée est
mutée, le nouveau poste corresponde à ses compétences et que cela n’entrainera pas
d’autres plaintes de clients: « il ne faut pas simplement changer le problème de place ».
D’autre part, les conséquences pour l’employée, tant sur le plan financier que sur sa
carrière, peuvent être importantes, puisqu’elle sera sans doute mutée à un poste de
niveau inférieur. Il lui sera difficile de revenir par la suite dans un poste comme celui
qu’elle détient actuellement. Elle précise davantage ses préoccupations en ces termes :
« Parce que tu sais, c’est tout de même une bonne personne. Je
peux imaginer ce qu’elle doit vivre en ce moment, ça doit être
extrêmement stressant. Elle voit qu’elle n’est pas capable de
redresser la situation, mais elle a deux jeunes enfants, alors si
elle perd son emploi… C’est le côté humain qui me préoccupe :
qu’est-ce qui va lui arriver? Je me questionne, je ressens de
l’inquiétude, cela m’occasionne beaucoup de stress. Ça
m’empêche de dormir cette affaire-là parce que je suis
préoccupée.»
291
Compte tenu que l’employée a des mesures correctives à son dossier concernant ses
problèmes de gestion de performance, Brigitte réalise que si elle ne l’aide pas à trouver
un autre poste, aucun autre gestionnaire n’acceptera de la prendre dans son secteur. Elle
nous précise que si elle avait évalué que l’employée ne devait pas continuer à travailler
pour la Banque, elle n’aurait pas entrepris de tels efforts, et elle aurait procédé au
congédiement. Mais parfois, nous dit-elle, « la personne n’est simplement pas dans une
poste qui correspond à ses compétences, mais elle peut apporter une très belle
contribution ailleurs ».
Brigitte demande alors à l’employée de réfléchir au type de poste qu’elle aimerait
occuper. Elles ont éliminé dès le départ les postes à horaires irréguliers ou de soir, à
cause de sa situation monoparentale. Brigitte lui offre de l’envoyer en « job
shadowing », qui consiste à lui permettre de passer quelques heures à observer une
personne qui occupe un type de poste souhaité, afin de voir si cela correspond réellement
à l’idée qu’on s’en fait. L’employée effectue deux séjours d’observation de ce genre
dans deux secteurs à la recherche d’employés.
Brigitte communique par la suite avec des gestionnaires des secteurs où l’employée
désire postuler, pour les rassurer concernant les problèmes de performance de
l’employée. Elle veut être honnête avec eux et leur donner l’heure juste, tout en leur
indiquant que les faiblesses de l’employée peuvent être corrigées par du coaching, pour
que l’employée ait une chance. « Je leur dis qu’elle a bien performé antérieurement,
selon ce que je vois dans son dossier. Elle a également bien performé la première année
qu’elle était sur son poste actuel, mais cette année ça n’a pas bien été. Elle a de belles
compétences et pourrait être un « plus » pour votre équipe. Je leur dis même que nous
étions prêts à leur envoyer l’employée pour un essai de trois mois tout en assumant son
salaire, afin qu’ils puissent voir s’ils sont confortable avec elle. » Cela suffit pour que
l’employée soit convoquée en entrevue, et sa candidature est retenue pour un des postes.
Quoique qu’il s’agisse dans les faits d’une rétrogradation à un poste de niveau inférieur,
Brigitte recommande que l’employée conserve le même salaire, compte tenu que cela ne
292
dépassait pas le maximum de l’échelle salariale de son nouveau poste, ce qui a été
accepté.
Au moment de l’entretien avec Brigitte, l’employée a quitté la succursale depuis deux
ans, et la transition semble s’être effectuée avec succès. « Dans le fond, nous n’avons
pas eu à nous rendre à la solution finale, et nous avons trouvé une solution gagnante »,
nous dit Brigitte. « Oui, la mutation s’est faite à un niveau inférieur, mais nous n’avons
pas touché à son salaire ».
5.7.2.2 La décision de Brigitte concernant les propos racistes d’une cliente
Le deuxième cas que présente Brigitte est celui d’une cliente ayant eu des propos jugés
inacceptables à l’égard d’une employée de la succursale. Le problème se pose lorsque
Brigitte est avisée par un de ses directeurs de comptes qu’une cliente a proféré des
propos racistes à l’égard d’une employée mulâtre qui travaille à l’accueil à la succursale.
En arrivant à la succursale ce jour là, la cliente est accueillie par cette employée, qui la
reconduit au bureau du directeur de comptes qu’elle désirait rencontrer. C’est à ce
moment que se produit l’incident. À son arrivée au bureau du directeur de comptes, la
cliente lui fait un commentaire sur l’employée qui vient de la reconduire. « Je ne me
souviens plus exactement des propos que l’employée m’a rapportés mais elle lui avait
dit quelque chose à l’effet que nous avions beaucoup de noirs ou que nous embauchions
seulement des noirs, ou quelque chose comme ça. L’employée à l’accueil a entendu ces
propos. Le directeur de comptes était estomaqué d’entendre ça de la part de la cliente.»
Le directeur de comptes, perturbé, fait patienter la cliente dans son bureau et s’éclipse
pour venir voir Brigitte, en lui disant qu’il « est sous le choc » et lui demandant de
« faire quelque chose », vu les propos racistes émis. Brigitte lui indique qu’en effet de
tels propos ne sont pas acceptables, et qu’elle en fera part à la cliente. Elle lui demande
de procéder à son rendez-vous avec la cliente d’abord, puis de demander à celle-ci de
293
venir la voir par la suite. « J’étais déçue et choquée que la cliente ait eu de tels propos.
Je n’en revenais pas. La cliente ne regarde que la couleur de la peau. C’est pourtant
une employée très compétente, très souriante, qui est aimée de nos clients. »
Brigitte réalise qu’elle doit réagir rapidement à la situation, pendant que la cliente est sur
place, car attendre qu’elle revienne en succursale quelques semaines plus tard pour
réagir ne sera pas aussi efficace. Elle dispose donc de moins d’une heure pour décider
comment aborder cette situation si elle veut rencontrer la cliente à sa sortie du bureau du
directeur de comptes. « C’était stressant parce qu’il fallait que je règle cela tout de
suite, mais si je veux en parler avec la cliente il faut d’abord que j’aie validé les faits,
parce que la cliente pourrait me dire que ce n’était pas du tout ce qui était arrivé. Il
fallait que je prenne une décision rapidement »
Brigitte commence par rencontrer l’employée mulâtre qui avait accueillie la cliente, pour
lui indiquer qu’elle était désolée de ce qui venait de se produire et qu’elle allait soulever
le problème avec la cliente. « L’employée était bouleversée. Elle m’a dit que ce n’était
pas la première fois que la cliente émettait des propos désobligeants à ce sujet et que
plusieurs autres employés l’ont déjà entendu le faire», indique Brigitte. Elle lui apprend
que plusieurs employés ne sont pas à l’aise de servir cette cliente compte tenu justement
de ses propos racistes. Ce fait est particulièrement problématique pour Brigitte puisque
sa succursale compte une équipe très multiethnique, de différents pays et nationalités.
L’employée l’informe également que la cliente refuse de se faire servir par la directrice
de compte qui lui avait été assignée à l’origine, qui était de race noire : elle demande
toujours de rencontrer une autre personne à son arrivée en succursale. Surprise, Brigitte
demande alors à l’employée pourquoi elle et ses collègues ne lui ont pas fait part de la
situation avant. « Ce n’est pas acceptable et on ne tolère pas ça à la Banque », lui
indique-t-elle. Ce à quoi l’employée lui répond : « On était mal à l’aise, c’est une cliente
importante et on se disait qu’il y en a qui sont comme ça, on vit avec ça ».
Brigitte rencontre ensuite brièvement la directrice de comptes qui avait été initialement
désignée pour s’occuper de cette cliente. Cette dernière lui confirme les faits en lui
294
indiquant de plus que, compte tenu de l’attitude raciste de la cliente, elle demande à ne
pas avoir à la servir. Cette situation s’avère problématique pour Brigitte puisque qu’elle
veut assurer une bonne qualité de service à ses clients et qu’il s’agit de sa directrice de
comptes la plus expérimentée. Or, une cliente importante comme celle-ci, qui dispose
d’avoirs substantiels, se voit généralement assignée une directrice plus expérimentée.
Quoiqu’elle comprend les réticences de l’employée et ne tient pas trop à l’obliger à
servir cette cliente dans les circonstances, Brigitte hésite : « Nous, à la Banque, si un
client refuse de se faire servir par un employé à cause de sa nationalité, on n’accepte
pas ça, parce que ce n’est pas correct », explique-t-elle.
« On y va avec les
compétences et non avec la nationalité de la personne. Je ne voulais pas obliger
l’employée à servir cette cliente, mais par contre je ne voulais pas créer de précédent et
avoir des complications par la suite ».
Brigitte communique alors avec un représentant du service de la gestion des ressources
humaines de la Banque pour avoir son avis. Celui-ci lui recommande d’assigner la
cliente à un autre directeur de comptes, plutôt que de demander à la directrice de
comptes plus expérimentée qui lui avait été initialement désignée de la servir. Il ne sert à
rien d’obliger la personne plus expérimentée à entretenir une relation d’affaires vouée à
l’échec. « De toute façon, on n’aurait pas une relation gagnante entre ces deux
personnes : elles ne seraient pas confortables ni l’une ni l’autre », explique Brigitte, « et
c’est la cliente elle-même qui est responsable de cette situation ». Brigitte décide donc
de procéder ainsi.
Il reste maintenant à Brigitte à décider comment elle va aborder la situation avec la
cliente. Dès le départ, elle a considéré l’attitude de la cliente, ainsi que ses propos,
inacceptables. Mais comment réagir ? Elle nous résume ainsi ses réflexions à l’époque :
« C’est inacceptable : peu importe ta nationalité, tu as le droit
d’être traité d’une façon correcte. Nous, à la Banque, ça fait
partie de nos valeurs; on a des clients de toutes sortes de
nationalités, des clients qui ont des handicaps, et ils ont tous
droit au même traitement. C’est la même chose pour les
employés. La Banque ne tolère pas les propos racistes, les
menaces ou autres comportements inacceptables. Et même en
295
dehors du travail, ça fait aussi partie de mes valeurs. On ne
devrait pas avoir des propos racistes envers quelqu’un. »
Il est clair pour Brigitte qu’elle doit réagir et rencontrer la cliente. En vertu des façons
usuelles de procéder à la Banque, Brigitte peut soit dire à la cliente qu’elle met fin
immédiatement à la relation d’affaires et que la cliente dispose de trente jours pour se
trouver une autre banque, ou lui donner un avertissement en lui indiquant que si la
situation se reproduit, elle devra quitter. Brigitte est un peu préoccupée, compte tenu du
statut de la cliente, qui dispose d’avoirs substantiels et des conséquences possibles sur la
succursale. Elle nous résume ainsi ses réflexions à ce moment :
« Ce qui me préoccupait, c’était qu’il fallait régler la situation
parce que ce n’est pas acceptable que les employés subissent de
tels comportements. Et si je ne fais rien, les employés vont dire
que je tolère ce que fait la cliente, même si c’est inacceptable, et
donc que je ne leur accorde pas beaucoup d’importance. Or je
veux plutôt qu’ils voient que la direction prend action, que je les
supporte, et qu’ils soient contents de travailler ici parce qu’on a
de bonnes valeurs.
Mais cette cliente-là, c’est une personne fortunée. On ne veut
pas la traiter différemment, on l’a traitée en fait comme les
autres, mais elle connaît beaucoup de gens fortunés dans le
secteur. Quel sera l’impact sur la succursale si on met la cliente
dehors parce qu’elle recommence à avoir des propos racistes ?
On risque de perdre d’autres clients, des gens qui côtoient cette
dame-là. »
Toutefois, compte tenu de la position usuelle de la Banque dans de tels cas, Brigitte
n’hésite pas : elle décide de dire à la cliente que de tels comportements sont
inacceptables, que la Banque ne tolérera pas que ça se reproduise, et qu’advenant que ce
soit le cas la cliente devra changer d’institution financière. « On lui donnait une chance,
on donne toujours une chance au client si on le peut, à moins qu’il ait fait des
menaces », nous dit Brigitte. Brigitte tente en vain de rejoindre son vice-président
régional avant de rencontrer la cliente, pour valider sa décision, vu le statut de celle-ci.
Son vice-président lui confirmera toutefois par la suite qu’il appuie sa décision en ces
termes : « Je suis entièrement d’accord, on ne tolère pas ça et si ça se reproduit, elle se
trouvera une autre banque ».
296
Brigitte rencontre donc la cliente et lui fait part du caractère inacceptable de ses propos
envers l’employée mulâtre de l’accueil. Elle lui indique également que selon les faits
qu’elle avait recueillis, ce n’était pas la première fois que la cliente avait des propos
racistes envers des employés de la succursale. Elle l’avise que si la situation se
reproduit, elle devra changer de banque. Brigitte précise également à la cliente qu’en
refusant de se faire servir par la directrice de comptes plus expérimentée, parce qu’elle
était de race noire, elle s’était privée d’une bonne expertise, plus appropriée à la nature
de ses avoirs. Mais, lui dit-elle, cette directrice de comptes refuse maintenant de la
servir, compte tenu des circonstances, et Brigitte n’allait pas lui demander de le faire.
La cliente s’excuse pour ses propos, et lui demande de faire venir la préposée à l’accueil
pour qu’elle puisse également s’excuser auprès d’elle. Brigitte hésite un moment. « Ce
n’est pas évident », selon Brigitte, « je me disais que l’employée n’aimerait peut-être
pas que je la fasse rencontrer la cliente ». Elle décide néanmoins de le permettre,
puisque la cliente était prête à s’excuser. « C’est un pas dans la bonne direction », se ditelle alors. Elle fait venir l’employée, et la cliente s’excuse, puis l’employée repart : le
tout se passe assez rapidement. « La cliente était stressée », nous dit-elle, « obligée de
piler sur son orgueil. Je me sentais mal pour elle, dans un sens, mais je me suis dit que
j’avais pris la bonne décision ».
Mais Brigitte demeure un peu préoccupée pour l’employée. Elle nous explique sa
préoccupation en ces termes : « L’employée était mal à l’aise, parce qu’elle ne
s’attendait pas à ça et aussi sans doute parce que quand quelqu’un a eu des propos
racistes et que tu l’as encore sur le cœur, ce n’est pas facile. Comment cette employée se
sent-elle maintenant? Ça me trottait dans la tête. Peut-être allait-elle me dire que je
n’aurais jamais dû faire ça parce que ça l’avait mise encore plus mal à l’aise ? Je ne le
savais pas. » Lorsqu’elle revoit l’employée plus tard, toutefois, celle-ci semble contente
d’avoir eu des excuses.
297
Après le départ de l’employée, Brigitte continue son entretien avec la cliente. Elle lui
réitère le sérieux de la situation en lui indiquant qu’elle espère que cela ne se reproduira
plus, sinon elle devra lui donner trente jours pour changer de banque. La cliente
s’objecte et se met à pleurer, en lui disant qu’elle ne pouvait pas lui faire cela car elle est
une cliente de longue date, qu’elle est une personne âgée et qu’elle a beaucoup de
difficulté avec les personnes d’autres nationalités. Brigitte se rappelle l’essence des
propos de la cliente à ce sujet : « je suis une vieille personne, il faut me comprendre, j’ai
bien de la misère avec ça et je ne suis pas confortable avec ces autres races-là ». Tout
en étant irritée par les propos que lui tient la cliente, Brigitte lui répond que si elle tentait
de connaître ces autres personnes, elle pourrait en découvrir la richesse. « Au fond »,
nous dit Brigitte, « la cliente se sentait mal à l’aise ».
Par la suite Brigitte rencontre la directrice de compte qui lui a demandé de ne pas avoir à
servir cette cliente, lui indiquant que sa demande est acceptée. La directrice de compte
semble soulagée.
Puis elle convoque une réunion avec tous les employés de la
succursale. Elle leur relate ce qui s’est passé avec la cliente, et leur dit que la Banque
n’accepte pas de tels propos. « Nous, on traite les clients avec respect, peu importe leur
nationalité ou le fait qu’il soit fortuné ou non, ils sont tous traités de la même façon »,
leur dit-elle. « Alors on s’attend que les clients fassent la même chose avec les
employés ». Brigitte leur indique que si d’autres situations similaires se produisent elle
veut en être informée, pour que les clients soient rencontrés. « Les employées étaient
tous contents de la décision que j’avais prise », nous dit-elle, « contents d’avoir été
supportés, car ils pensaient que la cliente allait gagner, puisqu’elle avait beaucoup
d’argent, ce qui ne fut pas le cas. Ils sentaient que la décision que j’avais prise était la
bonne. Oui, on est prêt à perdre une cliente fortunée si elle n’a pas le bon comportement
et si elle n’a pas de respect envers les employés ». Finalement. Brigitte s’assure auprès
du gestionnaire qui gère les employés en succursale qu’il soit vigilant à ce sujet afin que
de telles situations soient réglées sans tarder « pour ne pas que les employés aient à
vivre ça ».
298
Avec le recul, Brigitte s’estime satisfaite de la façon qu’elle a réglé ce problème. « Ça a
pris un petit bout de temps avant que la cliente revienne en succursale, mais elle n’a
jamais recommencé. Donc tout a bien été », conclut-elle. « Parce que c’est quelque
chose qu’on n’accepte pas ici. Le respect de la diversité ça fait partie de nos valeurs,
autant pour les clients que les employés. Je pense que j’ai suivi les bonnes étapes, je suis
allée valider les faits, j’ai rassuré les employés, j’ai confronté la cliente et après, on a
partagé l’information avec les autres employés pour qu’ils sachent que la direction les
supporte et qu’on ne tolère pas ça, et aussi pour qu’on puisse savoir s’ils vivent d’autres
situations du genre dont ils n’osent pas parler ».
5.7.3 ANALYSE INTRACAS DE BRIGITTE
5.7.3.1 Le souci d’autrui de Brigitte dans sa décision concernant une
rétrogradation
L’excellence de la qualité du service à la clientèle et le professionnalisme sont des
valeurs primordiales pour Brigitte, essentielles au maintien de la compétitivité et du
succès de sa succursale. Elles sont au cœur de cette situation qu’elle décrit concernant
une des employées de sa succursale.
Le cas débute environ un an après que l’employée ait été promue directrice de compte
senior à la succursale (T1). Brigitte reçoit une plainte de client alléguant l’absence de
retours d’appels par cette employée et un suivi inadéquat dans son dossier (bracketing).
Brigitte considère cela inacceptable, et constate qu’il y a là un problème de nature
professionnel relatif à la gestion de la qualité de service à la clientèle (qualification).
Les attentes de la Banque en matière de qualité de service sont élevées, puisqu’elle
s’avère essentielle au maintien de la compétitivité et de la rentabilité de l’organisation.
Or, il semble que l’employée a manqué aux attentes de la succursale à ce sujet, dans ce
dossier. Il s’agit toutefois de la première plainte portée à la connaissance de Brigitte
299
(évaluation). Suivant sa façon habituelle de faire lors d’une première plainte de client
concernant une employée, vu la perception qu’elle a de son rôle, soit d’être un coach
pour aider ses employés à améliorer leurs compétences professionnelles, et son souci
d’aider ses employés à bien performer, Brigitte décide d’aider l’employée à corriger ses
lacunes (décision). Elle la rencontre à ce sujet et explore avec elle les améliorations
possibles. Le problème semble avoir été causé par une façon inappropriée de gérer les
retours d’appels, et Brigitte conseille l’employée à ce sujet. Elle entreprend également
un coaching un peu plus serré de l’employée au cours des semaines suivantes
(implantation).
Figure 35 – Brigitte décision # 1.1 (T1)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Plainte d’un
client
concernant les
retours
d’appels et
suivis
Problème
professionnel :
gestion de la
qualité du service
EVALUATION
Employée a
manqué aux
attentes re la
qualité du service
Donner une
chance
Aider l’employée
à mieux faire son
travail
La qualité est
essentielle à la
rentabilité et
compétitivité
SOUCI D’AUTRUI
lié au rôle de coach :
aider l’employé dans
son travail
1iere plainte
C’est
Priorité : Aider
l’employé dans son
travail re service
client
inacceptable!!
SOUCI pour ORGANISATION
Qualité de service clients =
rentabilité & compétitivité
IMPLANTATION
Coaching : Révision
de la façon de
retourner les appels
avec l’employée
+
Coaching plus serré
par la suite
CONTEXTE
Perception de son rôle :
Coach pour aider les
employés à développer
leurs compétences -Standards élevés de la
Banque re qualité de
service
Quelques semaines plus tard (T2) deux autres plaintes de clients sont portées à
l’attention de Brigitte, concernant la même employée, pour des raisons similaires. De
toute évidence, le problème n’est pas réglé (bracketing). Préoccupée par ce manque de
300
qualité de service à la clientèle (qualification) et le manque d’amélioration à ce sujet,
Brigitte procède à une vérification, avec l’employée, de ses dossiers et messages en
attente, pour mieux comprendre et évaluer la situation.
Cette vérification lui permet de constater que l’employée manque d’organisation dans
son travail, en partie parce qu’elle ne sait pas mettre ses limites avec ses clients et s’en
tenir à ses tâches. Or en plus de nuire à la qualité du service à la clientèle, ce qui pourrait
entrainer des pertes de clients, ces plaintes nuisent à l’ensemble de l’équipe de travail vu
leur impact sur l’évaluation de rendement de tous. La situation ne saurait être
tolérée (évaluation).
Figure 36 – Brigitte décision # 1.2 (T2)
BRACKETING
QUALIFICATION
Deux nouvelles
plaintes de clients
pour les mêmes
raisons
Problème
professionnel :
gestion de la
qualité du
service
DÉMARCHES :
Vérifications
pour mieux
comprendre la
situation
Constat : problème
non réglé
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être de l’employée re stress
EVALUATION
DÉCISION
Aider l’employée re sa performance
Bien-être de l’équipe re évaluation
de rendement (primes)
Manque d’organisation du
travail et ne s’en tient pas
à ses tâches
Donner une 2e
chance
Amener l’employé à
mieux s’organiser,
mais si d’autres
plaintes, un
processus formel
sera entrepris
Conséquence pour
l’employée : stress
Conséquence pour la
Banque : Risque de perdre
des clients importants
SOUCI pour ORGANISATION
Qualité de service clients =
rentabilité & compétitivité
Conséquences négatives
pour tous les employés re
évaluation de rendement
2e fois le même type de
plainte- pas d’amélioration
CONTEXTE
Perception de
son rôle : aider
les employés à
développer leurs
compétences ;
Standards élevés
de la Banque re
qualité de
service
Priorité : Aider l’employé
dans son travail re service
client
IMPLANTATION
Révision de
l’organisation du
travail avec
l’employée
Coaching plus serré
FRUSTRATION
car employée
d’expérience
Employée avisée que
mesures plus
formelles si le
problème perdure
301
Suivant la normativité professionnelle visant une bonne gestion de la qualité du service
client, Brigitte doit voir à faire corriger les pratiques de l’employé, afin de s’assurer que
les objectifs de la Banque à ce sujet soient atteints. Tout en étant frustrée d’avoir à faire
de tels rappels à l’ordre à une employée pourtant expérimentée, Brigitte se soucie du
stress que cette situation cause à l’employée. Elle désire l’aider à améliorer sa prestation
de travail. Compte tenu qu’il s’agit toutefois d’une deuxième occurrence, elle doit aussi
tenir compte des pratiques de la Banque voulant que dans un tel cas l’employée soit
sensibilisée au fait que des mesures correctives formelles pourraient être entreprises à
son égard si le problème ne se réglait pas.
Elle décide donc de lui donner à nouveau une chance d’améliorer son organisation du
travail, afin de corriger la situation (décision), et rencontre l’employée pour en discuter
avec elle, tout en l’avisant que si la situation perdure des mesures correctives plus
formelles devront être prises (implantation).
Malgré tout, quelques mois plus tard (T3), deux autres plaintes similaires surviennent
(bracketing). Préoccupée par cette absence d’amélioration, Brigitte entreprend des
vérifications additionnelles. Ces dernières l’amènent à réaliser qu’en plus de son
organisation de travail déficiente, l’employée éprouve de la difficulté à exécuter ses
tâches lorsqu’elle craint l’insatisfaction du client, par exemple lors d’un refus de
financement. Bien plus, elle ne sollicite pas d’aide dans de telles situations, choisissant
plutôt de mettre la situation de côté, ce qui a pour résultat de nouvelles plaintes de
clients. La situation apparait maintenant aux yeux de Brigitte comme étant plus grave
qu’une simple insuffisance ponctuelle à la qualité du service à la clientèle: il s’agit d’un
problème de conformité plus généralisé aux standards de qualité de l’organisation.
Brigitte passe ainsi d’une normativité professionnelle de gestion du service à la clientèle,
où elle faisait appel au coaching pour aider l’employée, à une normativité
déontologique, qui vise à amener l’employée, au moyen de sanctions, à se conformer
aux normes organisationnelles (qualification).
302
Figure 37 – Brigitte décision # 1.3 (T3)
QUALIFICATION
Vérification
des dossiers
client pour
mieux
comprendre
la situation
BRACKETING
Deux
nouvelles
plaintes de
clients pour
les mêmes
raisons
Problème
déontologique :
manquement aux
standards de qualité
EVALUATION
SOUCI pour ORGANISATION
Employée laisse trainer les
dossiers où elle se sent
inconfortable au lieu de
demander de l’aide + peu
d’amélioration suivi
dossiers
Qualité de service clients =
rentabilité & compétitivité ;
Piètre qualité = impacts négatifs
sur rendement & moral de l’équipe
Risque de perdre des clients
-- rentabilité et compétitivité
SOUCI D’AUTRUI
DÉCISION
Avis verbal formel
– l’employé doit
corriger
rapidement
3e manquement important
aux standards de qualité Sanction habituelle : avis
disciplinaire verbal
Bien-être de l’employée :
conséquences possibles si
pas d’amélioration
--------------
CONTEXTE
Standards élevés
de la Banque re
qualité de
service
Employée monoparentale :
si ne s’améliore pas risque
la perte de son poste
Priorité : Qualité de service
aux clients, rentabilité &
compétitivité
STRESS
IMPLANTATION
3e Rencontre de
l’employée
Avis verbal formel
déposé au dossier
Plan d’action exigé
de l’employée
PRÉOCCUPATION
Brigitte se soucie des conséquences possibles de cette situation sur l’employée,
particulièrement vu son statut monoparental, car si elle ne prend pas les moyens
nécessaires pour corriger la situation, de façon à respecter les standards de la Banque,
elle risque de perdre son emploi. Brigitte ne peut toutefois tolérer que l’employée
manque ainsi de façon répétée aux standards de qualité de la Banque. Le risque de
perdre des clients, et donc d’affecter la rentabilité de la banque, est trop important. De
plus, ces plaintes répétées ont un impact sur l’évaluation de rendement et sur le moral de
l’équipe, ce dont Brigitte se soucie également. La sanction habituelle à la Banque dans
de tels cas de manquement déontologique consiste en un avis verbal formel, déposé au
303
dossier de l’employée, et l’exigence de produire un plan d’action détaillant les mesures
qui seront prises pour corriger rapidement la situation, faute de quoi de nouvelles
mesures seront prises, pouvant aller éventuellement jusqu’au congédiement (évaluation).
Brigitte décide donc d’imposer à l’employée un avis verbal formel, ce qui constitue
l’action habituelle à la Banque prendre pour ramener un employé à se conformer aux
normes, sous la normativité déontologique (décision). Lorsqu’elle rencontre l’employée
pour l’en aviser, elle exige également de sa part un plan d’action détaillant les mesures
qu’elle s’engage à mettre en œuvre pour améliorer rapidement la situation, toujours
suivant les procédures usuelles de la Banque dans de tels cas (implantation). Brigitte
nous remet une copie de la note au dossier concernant l’avis verbal formel, dont copie a
été remise à l’employée, qui corrobore ses propos.
La situation continue toutefois à se détériorer au cours des mois qui suivent (T4). De
nouvelles plaintes sont soulevées, concernant le même type de lacunes, par d’autres
clients. Brigitte apprend également que d’autres plaintes lui ont été cachées par des
collègues de l’employée, pour protéger celle-ci. Par ailleurs, l’employée n’arrive pas à
rencontrer ses objectifs de rendement depuis six mois. De plus, des vérifications plus
poussées effectuées depuis l’avis formel verbal ont permis de mettre à jour diverses
autres lacunes importantes dans sa prestation de travail : il lui arrive notamment de
passer outre aux procédures de la Banque et également d’outrepasser son niveau
d’autorité (bracketing).
Cette aggravation significative de la situation entraîne un changement de perspective
pour Brigitte : elle ne croit plus que l’employée soit capable de régler la situation, et
doute de sa capacité à remplir ses fonctions. La normativité déontologique à laquelle elle
s’est référée dans la phase précédente s’est avérée insuffisante pour résoudre le
problème : Brigitte doit maintenant décider si elle maintient cette personne à l’emploi ou
non. L’employée s’expose à perdre son poste. Brigitte se retrouve donc maintenant face
à un problème de nature juridique (qualification).
304
Figure 38 – Brigitte décision # 1.4 (T4)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Problème
juridique :
respect du
contrat de
travail
Objectifs de
rendement non
atteints depuis 6
mois
Employée incapable
de régler la
situation donc
inapte à remplir le
poste
Non respect des
procédures & lacunes
importantes dans son
travail
Risque de perdre
des clients -rentabilité et
compétitivité
CONTEXTE
Standards élevés
de la Banque re
qualité de
service
Nouvelles plaintes de
clients pour les
mêmes raisons
Retirer
l’employée de
son poste
EVALUATION
Équité envers
autres employés
SOUCI pour
ORGANISATION
Qualité service =
rentabilité & compétitivité
Priorité : Qualité de
service aux clients,
rentabilité &
compétitivité
EVALUATION
Procédure usuelle : un dernier 3
mois pour corriger la situation,
sinon 3 mois pour se trouver un
autre emploi, sinon
congédiement. Rétrogradation
aussi envisageable.
Inutile de continuer encore 6
mois – pas d’amélioration
envisageable
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être de l’employée
re conséquences si
congédiement
--------------EMPATHIE COMPASSION
Conséquences importantes pour
l’employée si congédiement
surtout vu son statut
monoparental
INQUIÉTUDE & STRESS
Employée est une « bonne
personne » et pourrait
contribuer dans un autre poste
où elle aurait les compétences -Si elle ne l’aide pas, elle ne
pourra pas se replacer
IMPLANTATION
Propose à l’employée
une rétrogradation –
elle doit se trouver un
autre poste à la banque
et Brigitte l’aidera
Priorité : Qualité de service aux
clients, rentabilité &
compétitivité, mais de façon à
préserver le bien-être de
l’employée en autant que
possible
Job shadowing et
discussions avec des
gestionnaires pour
emplois potentiels –
Employée mutée
(rétrogradation)
en conservant le
même salaire
Démarches pour
conserver le taux
salarial de l’employée
La priorité habituelle lorsqu’un gestionnaire fait face à ce type de problème est de
trouver une façon de faire cesser le non-respect du contrat de travail tout en protégeant
305
les intérêts de l’employeur. Brigitte évalue que l’employée est incapable de remplir les
obligations de son contrat de travail, et aucune amélioration n’est prévue : elle est donc
inapte à remplir ce poste (évaluation).
La compétitivité, la qualité de service et l’équité envers le reste de l’équipe, touché
indirectement par les plaintes, amènent Brigitte à se dire qu’elle doit inévitablement
retirer l’employée de ses fonctions (décision).
Selon les procédures de la Banque dans un tel cas, l’employée a toutefois le droit de
recevoir un nouvel avis formel de trois mois, écrit cette fois, suivi d’un avis final par la
suite lui enjoignant de se trouver un autre travail dans les 90 jours. Brigitte lui remet
effectivement un avis formel écrit à ce sujet, dont elle nous remet une copie, qui
corrobore ses propos. Elle évalue toutefois qu’il ne sert à rien de prolonger indûment ces
circonstances fâcheuses : l’employée ne sera pas en mesure de corriger la situation et
cela sera inutilement stressant pour elle. Il est certain qu’elle la retirera de son poste à
l’échéance de ces délais. Brigitte se soucie toutefois des conséquences financières pour
l’employée, qui seront exacerbées vu son statut monoparental. Or, les pratiques usuelles
à la Banque permettent le replacement dans un autre poste des employés qui ont de telles
difficultés, si la Banque désire les garder à son emploi. Brigitte considère que
l’employée a tout de même des qualités intéressantes et des compétences qui pourraient
être utiles dans d’autres postes (évaluation en vue de l’implantation).
Ces réflexions amènent Brigitte à décider de passer immédiatement à l’étape finale, sans
attendre le délai habituellement prescrit, tout en recommandant une rétrogradation plutôt
qu’un congédiement et en aidant l’employée à se trouver un nouveau poste. Brigitte en
fait la proposition à l’employée, qui accepte. Sachant que l’employée a peu de chances
de se replacer ailleurs dans l’organisation sans son aide, compte tenu de ses problèmes
de performance, Brigitte multiplie les démarches auprès des gestionnaires de secteurs où
celle-ci serait intéressée à être replacée et réussi a lui obtenir des entrevues
(implantation). Ces démarches sont couronnées de succès, incluant la préservation du
taux salarial de l’employée malgré sa rétrogradation.
306
Le principal souci de Brigitte, dans cette décision, demeure organisationnel, orienté vers
la qualité du service à la clientèle et la compétitivité de la caisse. Elle intègre cependant
le souci pour le bien-être de l’employée à sa décision dans les deux premières étapes, lui
accordant deux chances tout en cherchant à l’aider à améliorer sa performance. Dans la
troisième étape, cependant, tout en se souciant des conséquences possibles sur
l’employée si elle ne s’améliore pas, la normativité déontologique l’amène à lui imposer
un avis verbal. Dans la quatrième étape, le souci organisationnel prime clairement dans
sa décision, mais le souci d’autrui pour l’employée concernée réapparaît au niveau de
l’implantation, et Brigitte optera pour une rétrogradation plutôt qu’un congédiement, et
l’aidera à se trouver un autre poste au sein de la Banque, de sorte à minimiser les
conséquences négatives pour l’employée. Brigitte se souci également, accessoirement,
des impacts possible des plaintes sur les autres employés lors de l’évaluation de
rendement servant aux bonis.
Soulignons en terminant que le résumé écrit de Brigitte concernant cette décision, assez
détaillé, reproduit en essence fidèlement le contenu des grandes étapes du processus
décisionnel qu’elle nous explique lors des entretiens. Son dessin représente
sommairement le problème initial avec l’employée, soit le fait qu’elle ne retournait pas
ses appels, les différentes personnes impliquées dans le processus de « gestion de la
performance » de cette employée puis le fait qu’elle l’ait aidée à se trouver un autre
poste. Elle ajoute à côté de sa représentation d’elle et de l’employée, dans cette dernière
phase, des « bulles » représentant les émotions qu’elles ont vécus.
Elle y ajoute des informations concernant son propre inconfort dans les deux dernières
étapes du processus. Elle indique dans son récit sur le dessin que si elle était stressée et
préoccupée, c’était en partie à cause des conséquences possibles sur l’employée, et parce
que « ce n’est pas l’fun de gérer la performance d’une employée ; c’est plate d’être
obligée de faire cela ». Mais elle ajoute un fait qui n’avait pas été mentionné en
entretien : elle ressent cet inconfort aussi parce que l’employée fait de la médisance à
son égard auprès de certaines autres employées avec qui elle est amie, leur disant que
Brigitte est injuste avec elle, et cela affecte l’attitude de ces employées envers Brigitte.
307
5.7.3.2 Le souci d’autrui de Brigitte dans sa décision concernant les propos
racistes d’une cliente
La décision de Brigitte concernant les propos racistes d’une cliente regroupe en fait trois
décisions autour de la même situation. Quoiqu’elles seront examinées de façon
successive, il y a lieu de noter que le deuxième problème survient en fait pendant qu’elle
tente de régler le premier, et le troisième pendant qu’elle implante la décision prise face
au premier problème, tel que l’illustre le schéma suivant. L’ensemble de la situation se
déroule rapidement : une heure tout au plus s’écoule entre le début et la fin, hormis une
réunion avec les employés le lendemain.
Figure 39 - Interrelation des trois décisions
DÉCISION #A
IMPLANTATION
Avis à la cliente
mais donner
une dernière
chance
Rencontre
cliente --Avis
que si récidive
fermeture de
ses comptes
BRACKETING
Propos racistes
d’une cliente
concernant
une employée
BRACKETING
DC initiale refuse
de servir la
cliente à l’avenir
vu son attitude
raciste
BRACKETING
Cliente
demande à
rencontrer
l’employée pour
s’excuser
DÉCISION #B
DÉCISION #C
Permettre à la DC
initiale de ne pas
servir cette
cliente
Permettre la
présentation
d’excuses à
l’employée
308
Décision quant aux propos racistes (2A)
Tout comme la Banque, Brigitte accorde beaucoup d’importance au respect et à la
diversité culturelle, lesquels sont au cœur de sa façon de résoudre le présent problème
avec un client. Le cas débute (T1) lorsqu’un de ses directeurs de compte lui apprend
qu’une cliente a émis des propos racistes concernant une des employées de la succursale
(bracketing).
Brigitte, dont le milieu familial et le cercle d’amis sont très multiethniques, considère un
tel comportement inacceptable : dès le départ, il est clair qu’elle ne fermera pas les yeux
sur l’incident. Les propos racistes de la cliente constituent, de l’avis de Brigitte, une
forme de discrimination qui va à l’encontre des droits de la personne, discrimination
interdite par la loi et reprise dans les normes de l’organisation. Les valeurs
fondamentales de l’organisation lui servent également de repère : le respect de la
diversité y est au premier plan. Cette forme de souci pour les employés fait donc ici
partie intégrante des normes et valeurs de la Banque. Or, tant les clients que les
employés ont le devoir de respecter ces normes : le problème en est donc un de manque
de conformité à ces normes, donc de nature déontologique (qualification).
Avant d’agir Brigitte procède à une vérification des faits en rencontrant deux employées
concernées, celle à l’accueil qui a fait l’objet des propos racistes et la directrice de
comptes initialement assignée à la cliente qui semble refuser de la rencontrer à cause de
motifs racistes. Brigitte se réfère à la façon usuelle de la Banque de procéder dans de
tels cas pour évaluer la situation : un tel manque de respect envers autrui est clairement
considéré inacceptable à la Banque. Conformément à la normativité déontologique
adoptée elle doit, pour ramener la situation à ce qu’elle devrait être, sanctionner le
manquement ou, à tout le moins, s’assurer qu’il n’y aura pas récidive. Par ailleurs,
comme gestionnaire, elle doit démontrer aux employés qu’elle applique les valeurs de la
Banque et qu’elle les protège des abus possibles des clients.
309
Figure 40 – Brigitte décision # 2.A
QUALIFICATION
BRACKETING
DÉMARCHES :
Problème
déontologique :
Manquement aux
valeurs
fondamentales de
l’organisation
Propos racistes
d’une cliente
concernant
une employée
Vérifications –
rencontre de
l’employée et
de la DC
initiale
IRRITATION –
Personne n’a parlé
des cas précédents
DÉCISION
SOUCI D’AUTRUI
Respect des employés &
de la diversité = norme
importante à la banque
SOUCI pour ORGANISATION
Rentabilité : Cliente fortunée –
ÉVALUATION
Manque de respect important :
comportement inacceptable –
Pas la première fois que cette
cliente a de tels propos
Avis à la cliente
mais donner une
dernière chance
Employés doivent être protégés
des clients abusifs & se sentir
supportés
CONTEXTE
Cliente fortunée- Risque de
perdre d’autres clients fortunés
si fermeture des comptes
Respect de la
diversité = norme
importante à la
Banque manquements non
tolérés
+ Milieu de Brigitte
Action habituelle : Sanction - la
banque ne conserve pas de tels
clients, mais peut donner une
dernière chance
très multiethnique
Priorité : Conformité aux
valeurs de respect & diversité et
protection des employés
INQUIÉTUDE car
cliente fortunéeimpacts possibles
IMPLANTATION
Rencontre cliente -Avis que si récidive
fermeture de ses
comptes
Convocation
rencontre de tous les
employés pour leur
rappeler la position de
la banque & réaffirmer
son support
Brigitte est tout de même inquiète due au fait que la cliente est fortunée. Ainsi, fermer
les comptes de cette dernière pourrait entraîner le départ d’autres clients de la banque.
Toutefois, elle ne s’attarde pas outre mesure à cette considération. Le manquement est
trop important, et la pratique de la Banque dans de tels cas est claire : ce n’est pas toléré.
Toutefois, la faute n’est pas grave au point de ne pas permettre de donner une chance à
la cliente. Contrairement aux cas où surviennent des proférations de menaces pour
lesquels la fermeture des comptes est automatique, les pratiques de la Banque permettent
à Brigitte, dans ce cas-ci, de donner un avertissement sévère à la cliente, tout en lui
310
intimant de ne pas recommencer. À défaut de quoi la relation commerciale sera rompue
et elle devra se trouver une autre institution financière (évaluation).
Brigitte décide donc d’accorder cette chance ultime à la cliente (décision) et la rencontre
pour l’aviser de sa décision dès qu’elle quitte l’autre directrice de compte. Elle l’avise
qu’en cas de récidive elle sera obligée de changer d’institution financière, et que la
directrice de compte plus expérimentée lui ayant été assignée initialement ne voulant pas
la servir, compte tenu des circonstances, une autre lui serait assignée (implantation).
Suit le lendemain la réunion avec tous les employés, pour leur réitérer le caractère
inacceptable de tout comportement raciste, l’importance de soulever ce genre de
situations, et le fait qu’elle réagira dans de tels cas.
Décision quant au refus de la DC de servir cette cliente (2B)
Alors que Brigitte effectue une vérification des faits dans le cadre du premier problème,
un deuxième surgit. La directrice de compte initialement assignée à la cliente lui
demande de ne plus avoir à servir celle-ci, compte tenu de son attitude raciste
(bracketing), ce qui pose pour Brigitte problème de type professionnel, lié à la gestion
des ressources humaines (qualification). Peut-elle exiger de l’employée qu’elle exécute
cette tâche ?
L’importance qu’elle accorde à la qualité du service à la clientèle amènerait
normalement Brigitte à préférer que cette directrice de comptes, plus expérimentée,
s’occupe de la cliente. De plus, elle hésite à créer un précédent en permettant à la cliente
de refuser de se faire servir par une personne pour des raisons de race, ce que la Banque
ne permet pas habituellement. Elle se soucie toutefois du bien-être de l’employée, pour
qui il serait clairement difficile de servir cette cliente, compte tenu des circonstances.
Afin de l’aider à prendre une décision Brigitte recourt à l’expertise du service de la
gestion des ressources humaines de la Banque. Le représentant de ce service avec qui
elle en discute lui recommande d’assigner la cliente à un autre directeur de comptes,
311
évaluant que la relation client ne pourra pas être rétablie de façon satisfaisante. La
cliente y perd en termes d’expertise mais la faute lui en revient (évaluation). Brigitte
décide donc de permettre cet écart à la façon habituelle de la Banque de procéder
(décision), et en avise la cliente et la directrice de compte (implantation).
Figure 41 – Brigitte décision # 2.B
QUALIFICATION
Propos
racistes d’une
cliente
concernant
une employée
BRACKETING
Problème
professionnel :
gestion
ressources
humaines
DC initiale
refuse de
servir la cliente à
l’avenir vu son
attitude raciste
Vérification
des faits
auprès de
l’employée &
la directrice
des comptes
initiale
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être de la DC initiale
si doit servir la cliente :
gestion des ressources
humaines
SOUCI pour ORGANISATION
Ne pas créer de précédent
Recours à
l’expertise
du service
des
ressources
humaines
ÉVALUATION
Manque de respect
important
Conséquences sur bien
être de la DC si doit la
servir
Service de qualité
amoindri et création
d’un précédent si
accepte demande de la
DC
DÉCISION
Permettre à la
DC initiale de
ne pas servir
cette cliente
Cliente responsable de
la situation et relation
client non récupérable
Priorité : Bien-être de la
DC initiale
IMPLANTATION
CONTEXTE
Aviser cliente que
DC initiale ne la
servira plus
Respect de la diversité
= important à la Banque
+ Milieu de Brigitte très
multiethnique
Aviser la DC que
sa demande est
acceptée
Décision quant à la demande de la cliente de s’excuser (2C)
Le troisième problème survient pendant la rencontre de Brigitte avec la cliente, lors de
l’implantation de la solution au premier problème. La cliente demande de pouvoir
s’excuser auprès de l’employée que visaient ses propos racistes une heure plus tôt
312
(bracketing). Brigitte considère ce revirement comme un problème de type professionnel
lié aux relations interpersonnelles (qualification).
De bonnes relations interpersonnelles entre les clients et les employés sont essentielles
au maintien d’un bon climat de travail et favorisent également une bonne qualité de
services aux clients. Brigitte se demande toutefois si l’employée sera à l’aise dans une
telle situation, vu les circonstances, ce qui la fait hésiter un instant. Elle décide de
prioriser la possibilité de rétablissement de bonnes relations, qui constitue à son avis un
pas dans la bonne direction (évaluation) et accepte de faire venir l’employée pour que la
cliente puisse s’excuser (décision).
Figure 42 – Brigitte décision # 2.C
QUALIFICATION
BRACKETING
Cliente
demande à
rencontrer
l’employée
pour
s’excuser
Problème professionnel :
gestion des relations
interpersonnelles et
qualité du service
DÉCISION
Permettre la
présentation
d’excuses à
l’employée
ÉVALUATION
Conséquences sur
bien être de
l’employée : malaise
possible
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être employée dans
la relation client
SOUCI pour ORGANISATION
Qualité de service clients
CONTEXTE
Importance de
bonnes relations
employés-clients pour
la qualité du service
Priorité : Rétablir les
bonnes relations
interpersonnelles
employés-clients pour
la qualité de service
Qualité de
service très
important à la
Banque
IMPLANTATION
Rencontre avec
cliente et
employée
INQUIÉTUDE re
bien-être employée
Les excuses présentées, l’employée repart (implantation), mais Brigitte ressent de
l’inquiétude : elle se soucie de l’impact qu’a pu avoir cette rencontre sur elle. Elle
313
apprend toutefois par la suite que l’employée a apprécié la démarche. Brigitte termine
alors sa rencontre avec la cliente.
Le résumé de ces décisions produit par Brigitte confirme l’essentiel de ses propos en
entretien. Elle y précise un peu plus les propos de la cliente lors de leur rencontre, mais
le sens demeure le même. Son dessin représente sommairement les personnes
impliquées dans chacune des trois décisions, la cliente qui pleure lorsqu’elle la rencontre
et, à la fin, un soleil signifiant que tout s’est bien terminé.
Le principal souci de Brigitte, dans cet ensemble de décisions, est vis-à-vis autrui. Dans
les deux premières décisions, le souci d’autrui provient de la normativité déontologique
de la Banque, à laquelle Brigitte adhère tout à fait, qui exige le respect des employés et
de la diversité. Provenant d’un milieu multiethnique, le respect de la diversité va de soi
pour Brigitte. On retrouve également, dans les deuxième et troisième décisions, un souci
sous forme de préoccupation quant aux conséquences possibles sur l’employée
concernée.
Un souci organisationnel se retrouve également dans chacune des décisions : le respect
des valeurs de la Banque dans les deux premières, la crainte de créer un précédent dans
la deuxième, et la préoccupation pour de bonnes relations, essentielles à un bon service
client, dans la troisième.
5.8 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION D’ÉLOÏSE
5.8.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION
Éloïse travaille pour la Banque depuis le début de sa carrière et manifeste sans détour la
fierté qu’elle ressent d’appartenir à cette organisation. Elle est directrice de succursale
pour la Banque depuis plusieurs années, et a été promue à la succursale dans laquelle
314
elle travaille au moment de nos entretiens il y a deux ans. Il s’agit d’une succursale assez
importante en termes de taille et de chiffre d’affaires.
Puisqu’elle gère une succursale de grande taille, son rôle est principalement de
conseiller, guider et superviser les gestionnaires et aussi de faire du « coaching » à leur
égard. Ainsi, par exemple, elle assiste à certaines de leurs rencontres avec leur équipe,
ou des employés particuliers, et leur donne de la rétroaction après la rencontre. Elle
s’implique également dans les opérations lors de situations qui excèdent l’autorité de ses
directeurs, de négociations de dossiers plus difficiles, de problèmes plus complexes pour
lesquels ses directeurs lui demandent son aide. Elle nous précise que même si elle ne
s’occupe pas des tâches quotidiennes des opérations, la responsabilité ultime lui revient,
particulièrement en matière de gestion des risques. Éloïse agit également à titre
d’instance d’appel lorsque des problèmes n’ont pu être réglés aux niveaux inférieurs que
ce soit avec des clients ou des employés.
Elle perçoit la Banque comme étant une organisation qui valorise tout particulièrement
l’intégrité. Selon elle, « c’est une des choses les plus importantes… l’intégrité dans ce
qu’on dit, dans ce qu’on fait ». La banque valorise également, nous indique-t-elle, le
respect de la personne, tant entre eux que vis-à-vis des clients, ainsi que de la diversité.
« Ça fait partie de la culture de la Banque », nous indique-t-elle. Le respect de la
diversité s’avère tout particulièrement important dans sa succursale, puisque tant ses
employés que ses clients proviennent de divers milieux culturels et ethniques.
« Le client avant tout », est également une des valeurs importantes préconisées par la
Banque. Ainsi, par exemple, un de leurs objectifs est d’assurer une « expérience-client »
assez standard, donc de s’assurer de « sensiblement les mêmes niveaux de qualité de
service » partout et en tout temps. « C’est une chose qui nous différencie et c’est
vraiment une priorité pour nous ici. » Elle précise que la satisfaction du client est
fortement liée au succès financier de l’entreprise : « Quelle est la probabilité qu’un
client va nous recommander à un proche ou à un ami ? Pas seulement qu’on reçoive la
315
référence mais que le client est conscient que c’est important pour nous …de voir mes
chiffres monter.»
Il ne faut pas croire cependant que le client y est roi : en effet, la Banque n’accepte pas
la malhonnêteté, ni les comportements abusifs de la part des clients et n’hésite pas à
prendre les mesures qui s’imposent dans de tels cas. Selon Éloïse :
«…si un client abuse d’un employé… verbalement,
physiquement ou autrement, on ne maintient pas de relation
avec ce client. Si on perd confiance avec un client parce qu’il a
tenté de faire une fraude ou s’il a tenté de faire quelque chose
d’illégal, on brise la relation. Si un client nous donne une
information fausse lors d’une demande de prêt, on brise la
relation. Il y a des points où on dit que nous ne voulons pas
transiger avec une personne… ça fait partie de qui on est.»
Éloïse dit souscrire aux valeurs organisationnelles décrites plus haut : « c’est facile de
travailler dans une organisation où les valeurs sont très semblables à tes valeurs
personnelles ». Éloïse précise également que cela fait partie de la culture de la Banque
de vouloir aider les employés qui ont des problèmes d’attitude ou de performance, plutôt
que de simplement chercher à s’en défaire :
« …on a une culture de toujours donner le bénéfice du doute à
l’employé et, deuxièmement, aider l’employé soit à s’améliorer
dans le contexte actuel ou à se trouver un endroit où il pourrait
connaître un succès. Nous, comme directeur, quand on a
quelqu’un qui est soit non performant ou qui a un problème
d’attitude, on trouve parfois qu’on est trop tolérant à la Banque.
Par contre, si on était assis dans la chaise de l’employé et que
quelqu’un nous trouvait non compétent, on serait fier de savoir
que notre employeur veut nous écouter, veut nous aider et qu’il
a l’intention de nous faire grandir. On ne ressent jamais
l’intention qu’il veut se débarrasser de nous. C’est la culture de
la Banque. »
Éloïse attache de l’importance au fait d’être une « bonne gestionnaire » et identifie
certaines valeurs clés à ce sujet, en particulier concernant les relations avec les
employés : la franchise, la transparence et « donner la chance au coureur ». Ainsi, ditelle :
316
« … Je veux être une bonne gestionnaire. Je pense que j’en suis
une. Mais qu’est-ce qui fait un bon gestionnaire? Je pense que
c’est d’être honnête même quand parfois, c’est difficile de l’être.
C’est facile parfois de dire à quelqu’un d’aller se trouver un
emploi ailleurs juste parce qu’on ne veut pas dealer avec lui, au
lieu de lui dire la vérité et de lui dire : « Tu n’es peut-être pas à
la bonne place. Voici pourquoi ». Ça fait mal sur le coup mais
je pense que la personne va être plus outillée pour mieux réussir
ailleurs.
Je m’attends de mes gestionnaires qu’ils aient une certaine
transparence. C’est important pour moi… Il faut choisir les
bons mots, il faut choisir le bon timing, il faut quand même
contrôler parce qu’on ne veut pas créer de chaos dans notre
environnement de travail. Mais si les gens ne performent pas, il
faut s’asseoir avec eux, il faut clairement communiquer aux
individus quelles sont nos attentes. Parce que d’arriver du jour
au lendemain et dire à la personne qu’elle ne fait pas l’affaire
sans avoir fait tout notre possible pour supporter l’employé, ce
n’est pas un bon gestionnaire… Si on ne fait pas ça, on n’a pas
donné la chance au coureur. Par contre, si face à ça, l’employé
ne fonctionne toujours pas bien, peut-être que c’est parce qu’il
n’est pas à la bonne place. »
Éloïse attache beaucoup d’importance au fait de gérer de façon cohérente avec ses
valeurs. Elle tient également à être juste, dans ses décisions, lorsque celles-ci auront un
impact sur ses employés. Elle nous parle par exemple d’une de ses décisions concernant
l’évaluation annuelle d’une de ses gestionnaires dont l’équipe a connu un taux de
roulement élevé au cours de la dernière année, ce qui ne lui a pas permis d’atteindre les
objectifs de rendement qui lui avaient été fixés, malgré tous ses efforts. Elle
indique qu’elle a tenté de rassurer cette gestionnaire, en cours d’année, mais qu’elle a
tenu compte des circonstances auxquelles cette gestionnaire a dû faire face dans son
évaluation de rendement.
Finalement, Éloïse nous indique qu’il lui importe de prioriser les intérêts de
l’organisation plutôt que les siens. Ainsi, par exemple, lors d’une restructuration récente,
elle a tenu à conserver certains postes alors que les employés qui les occupaient « selon
les mesures et les standards …n’étaient pas considérés productifs ». À son avis ses
postes étaient importants pour l’organisation. Elle fut défiée à ce sujet par un des
317
dirigeants de la Banque : « C’est ton évaluation de rendement parce que tu vas être
évaluée de cette façon-là l’année prochaine et tu te nuis en gardant ces postes-là ». Elle
lui répond alors : « Moi, je ne gère pas mon évaluation de rendement, je gère la
succursale. Si j’avais à gérer mon évaluation de rendement, il y aurait probablement
plus que la moitié des décisions que j’ai prises dans la dernière année que j’aurais faites
différemment. Mais en voulant gérer la business, des fois, oui, je vais me tirer dans le
pied à court terme. Mais à long terme, j’aurai accompli ce qu’on me paie pour
accomplir ».
5.8.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS
5.8.2.1 La décision d’Éloïse concernant la terminaison d’un emploi
La première décision qu’Éloïse présente concerne une employée qui a demandé à la
rencontrer peu de temps après son entrée en poste comme directrice générale à cette
succursale. Lors de cette première rencontre, l’employée lui dit : « Je ne sais pas si tu
connais l’historique avec moi ici mais tu sais, j’ai eu des problèmes déjà avec la
direction antérieure» et elle lui indique qu’elle était suicidaire il y a quelque temps et
que « c’est à cause du stress relié au travail ». La réaction spontanée d’Éloïse a été de se
dire : « Mon Dieu ! Dans quoi me suis-je embarquée? »
Éloïse tente de désamorcer la situation en disant à l’employée : « D’accord, mais c’est
réglé maintenant. Passons à ce qui se passe maintenant, à ce que tu vis maintenant ».
L’employée veut cependant continuer à lui parler de son « historique ». Éloïse refuse de
continuer, et l’employée le lui reprochera : « Elle m’accuse encore de ne pas avoir voulu
écouter son passé mais moi je voulais savoir ce qui se passe maintenant. Es-tu
heureuse? Qu’est-ce qui va? Qu’est-ce qui ne va pas ? »
Dès cette première rencontre, Éloïse dit avoir le pressentiment « que la fille avait des
troubles ». Selon elle, « c’était une personne qui était peut-être un peu instable mais ce
318
n’est pas à moi de juger ça… mais elle n’était vraiment pas bien dans cet
environnement ». « Et j’ai dû lui dire la vérité », nous indique-t-elle : « Regarde, quand
on sent que tout le monde aux alentours n’est pas correct, il faut vraiment revenir à
l’intérieur de soi-même et se poser la question : Est-ce que je suis correcte? Parce que
je ne peux pas croire que pendant trois ans, au nombre de gens qui travaillent ici, au
nombre de gestionnaires qu’il y a, que tu es la seule qui est correcte. À quelque part, ça
n’a pas de sens ce que tu me dis là. »
L’employée se met alors à pleurer et lui dit que dans son secteur, de toutes les
représentantes, c’est elle qui travaille le plus fort, c’est elle qui sert le plus de clients.
Elle lui dit : « Des fois, il y a un client qui attend et il y en a trois qui font rien et moi,
j’attends pour voir s’il y a quelqu’un qui va prendre le client mais personne ne le
prend ». Éloïse l’interrompt rapidement et nous résume ses propos à l’employée:
« On va apprendre à se connaître mais la première des choses,
c’est que je te paie pour servir des clients. Je m’attends à ce
que tu ne fasses pas attendre le client pour prouver ton point sur
qui est plus vite et sur qui est moins vite. En partant, je trouve
que c’est un grand manque de professionnalisme de ta part et un
manque d’intégrité envers le service à la clientèle.
Deuxièmement, toute personne qui vient dans mon bureau et qui
va commencer la discussion en disant qu’il y a seulement elle
qui travaille fort, que c’est juste elle qui a raison et que tous les
autres ont tort, laisse-moi te dire en partant que j’ai mes
doutes.»
Ayant mis ainsi fin à la rencontre, comme l’employée continue ses pleurs, Éloïse décide
de sortir, et elle ferme les stores de son bureau en quittant. Elle suggère à l’employée de
prendre une petite pause : « Quand tu vas te remettre de tes émotions, tu pourras partir
et tu pourras aller prendre une petite marche ». Malgré le fait qu’elle se doute que
l’employée a des problèmes psychologiques, et que s’occuper de ce problème prendra
beaucoup de son temps, Éloïse nous dit : « je ne suis pas capable d’ignorer la situation
et de dire que vu qu’elle a des troubles, on va la tolérer. Nonobstant les troubles, il faut
que je règle ça. Nonobstant le fait qu’elle est malheureuse, je ne peux pas m’attendre à
ce que ma directrice qui a moins d’expérience que moi le fasse. Je ne peux pas lui
relancer ça en lui disant de s’occuper de son problème. J’ai une patate chaude entre les
319
mains. »
Éloïse entreprend alors certaines démarches pour mieux saisir ce qui se passe avec cette
employée. Elle communique avec son prédécesseur à ce sujet qui lui dit : « Elle est
comme ça, laisse-la faire ». Elle comprend alors pourquoi la situation durait depuis
plusieurs années sans être réglée : « j’ai compris que lui, il avait choisi de ne pas régler
la situation. » Éloïse décide de ne pas faire de même : « Moi, je ne la laisse pas faire,
on règle ça une fois pour toutes ». Ignorer le problème équivaudrait, pour elle, à
compromettre ses attentes : « « Moi, je veux que quelqu’un soit performant dans son
poste, je veux qu’il soit respectueux envers les clients, envers les collègues et si
quelqu’un est aussi malheureux, je ne cacherai pas le problème».
Elle rencontre par la suite le directeur de l’employée pour un complément
d’informations. Celui-ci lui précise qu’il trouve la situation difficile et qu’ils ont eu
plusieurs situations problématiques avec cette employée. Éloïse résume ainsi les propos
de ce directeur :
« C’est déjà arrivé à une couple de reprises où elle sert les
clients et, en plein milieu de service, elle se met à pleurer parce
qu’elle est frustrée pour quelque chose et elle se lève et s’en va.
Elle ne dit rien au client et nous, on ne sait pas ce qui se passe.
Finalement, c’est le client qui nous dit que la fille est disparue et
n’est jamais revenue. Tu sais, ça nous met pas mal dans
l’embarras ».
La réaction d’Éloïse aux propos du directeur ne se fait pas attendre. À son avis, il faut
dans de tels cas « …gérer la performance, dire à l’employée les vraies choses... Si,
comme employé, je fais des choses pas correctes, il faut que mon boss me le fasse
comprendre ». Éloïse signifie clairement au directeur qu’elle entend mettre fin à ce
genre de comportement : « Si elle fait ça, il faut la tenir responsable pour ce genre de
comportement-là, parce que c’est inacceptable envers le client. Les clients n’ont pas à
subir ce genre de service ou ce genre d’attitude, ni ses collègues. »
« Tout cela me fatiguait », indique Éloïse. « Le problème était peut-être plus gros que
ce que je pensais au moment où elle était dans mon bureau ». Elle réalise que cette
320
situation ne peut plus durer « …parce que là, ça touche ma business. Je sais que je vais
m’embarquer dans une situation de longue haleine, dure, pénible. Je sais que ça me
coûter de l’argent, je sais tout ça. Et je sais que je ne peux pas accepter ça et ne rien
faire, ça touche les clients. Un coup que les clients sont touchés ou que le personnel est
touché, il faut prendre action. »
Pendant ce temps l’employée, qui s’est absentée en congé maladie pendant une semaine
après leur première rencontre, revient au travail. Le directeur de l’employée raconte par
la suite à Éloïse que l’employée lui a mentionné, à son retour, « qu’elle ne voulait plus
travailler dans cet environnement-là, qu’elle voulait se chercher un emploi à la banque
mais dans un centre ou quelque chose comme ça». Éloïse précise alors au directeur de
l’employée que « si à quelque part, un directeur d’un autre département nous appelle
pour nous demander l’historique de cette employée, on ne pourra pas mentir». Elle nous
précise : « on travaille tous pour la même organisation et une autre règle non écrite
c’est qu’on ne transfère pas des cas problèmes, on règle les problèmes. » Elle lui
suggère d’avoir une bonne discussion avec l’employée à ce sujet, ce que fait le directeur.
L’employée demande toutefois de rencontrer Éloïse en personne pour en discuter, et
Éloïse demande au directeur de celle-ci d’assister également à la rencontre. Éloïse nous
raconte en ces termes ce qu’elle a dit à l’employée lors de cette rencontre:
« Je comprends que tu veux appliquer ailleurs, tu as sûrement
de belles qualités dans tes six ans d’expérience ici. Moi, je ne te
connais pas assez mais par contre, quand tu appliques, il faut
que tu appliques sur des postes où tu es sûre que tu vas avoir du
succès, où tu es sûre que tu n’auras peut-être pas le niveau de
stress que tu as ici. Si quelqu’un nous appelle pour avoir l’heure
juste, il va falloir que je dise que tu as un peu de difficulté à
gérer le stress présentement… Et si moi, je peux t’aider, je vais
appeler les directeurs moi-même pour parler de toi en disant
que tu as besoin d’un changement d’environnement justement à
cause de ça. »
L’employée postule alors pour quelques postes, mais sans succès. Entretemps, elle fait à
nouveau quelques crises d’angoisse à son travail. Au bout d’un moment, elle demande à
revoir Éloïse, avec son directeur. Éloïse résume ainsi les propos de l’employée : « Moi,
321
je suis prête à laisser mon poste. Peux-tu me trouver quelque chose à l’intérieur de la
succursale ? Parce que je ne suis plus capable en bas.» Éloïse indique à l’employé
qu’elle ne peut créer un poste pour elle, mais qu’elle peut la dépanner pendant quelques
mois. Tout en voulant « l’enlever face aux clients », elle est toutefois préoccupée des
coûts inhérents à un tel déplacement, puisqu’elle devra remplacer le poste vacant. Elle
indique donc à l’employée ce qui suit : «
je suis prête à payer deux salaires pendant
une couple de mois mais pas pendant une couple d’années. En bout de ligne, si tu ne
trouves rien, il va vraiment falloir que tu cherches en dehors de la banque ».
La réponse d’Éloïse ne plaît pas à l’employée. Selon Éloïse, « elle était en état de choc
que je lui dise ça… sauf que moi, je ne peux pas la payer à rester chez elle ».
L’employée prend quelques semaines pour y penser puis indique à son directeur qu’elle
accepte de laisser son poste. Éloïse étant en vacances à ce moment là, le directeur de
l’employée prépare une lettre à ce sujet et la fait signer à l’employée sans la faire
approuver par le service des ressources humaines. Cette lettre indique des choses comme
« On va t’aider à trouver un emploi, en attendant tu laisses ton poste ». Lorsqu’Éloïse
prend connaissance du contenu de la lettre en revenant de vacances, elle refuse de
l’entériner. Elle réitère que la recherche d’un nouvel emploi relève de l’employée, et non
de l’organisation. Elle rencontre alors l’employée, accompagnée de son directeur et lui
explique l’erreur, lui précisant que normalement elle disposerait de 90 jours pour se
trouver un nouvel emploi, mais qu’elle lui accorde six mois pour le faire.
Cette décision est conforme aux pratiques de la Banque. Selon Éloïse : « Encore là, je ne
sais pas si ce sont des politiques ou la culture, mais on va difficilement décider de dire à
quelqu’un de quitter… de congédier quelqu’un tout simplement. Tant et aussi longtemps
qu’on a des options, on leur offre ». L’employée est toutefois désemparée et, en larmes,
elle lui dit, selon Éloïse : « …mais là, tu ne me protèges pas en faisant ça ». Éloïse lui
indique qu’elle fera une nouvelle lettre à ce sujet, qui sera plus claire, et que si
l’employée n’est pas d’accord elle peut retourner à son ancien poste. Cependant,
lorsqu’elle lui présente la nouvelle lettre le lendemain, l’employée refuse de la signer.
Éloïse lui dit donc de retourner à son ancien poste.
322
Trois semaines plus tard, l’employée accepte de signer la lettre. Éloïse lui consent donc
six mois pour se trouver un autre emploi et, entretemps, elle l’assigne à des tâches
administratives légères. Quatre mois plus tard, comme l’employée ne semble toujours
pas avoir obtenu de nouvel emploi, et que personne ne l’a appelée pour avoir des
références à son sujet, Éloïse demande des nouvelles à son directeur, qui lui indique
« Là, elle est en train de planifier son 25e anniversaire de mariage et il y a un petit
voyage qui s’en vient. Elle ne pense pas trop à ça. » Éloïse décide donc qu’une
rencontre entre l’employée, son directeur et elle-même s’impose : « Parce que, tu sais, à
quelque part, je suis quand même responsable de l’aider. Je peux peut-être ne pas
aimer la façon dont elle agit mais c’est une employée, et j’ai une responsabilité. »
Lors de cette rencontre, les propos de l’employée lui indiquent qu’elle ne fait pas de
démarches sérieuses pour se trouver un autre emploi, et que son attention est tourné
presqu’entièrement sur son 25e anniversaire de mariage et le voyage qui suivra. Elle dit
alors à l’employée qu’elle s’inquiète du fait qu’elle ne semble pas prendre le temps
nécessaire pour se chercher un emploi. Elle lui indique qu’elle demandera à son
superviseur de lui laisser du temps à chaque jour pour regarder les affichages, réviser
son curriculum vitae, ou d’autres démarches à cette fin. Elle lui offre son support, mais
lui précise qu’elle devrait peut-être élargir ses recherches. Éloïse lui suggère notamment
de postuler comme représentante au service de la clientèle, suite à quoi l’employée a des
propos désobligeants. Éloïse lui indique que ses commentaires ne sont pas acceptables.
La situation s’envenime alors, et Éloïse met fin à la rencontre:
« Elle a commencé quasiment à crier dans mon bureau et elle
pleure. Sa défense, c’est toujours de grandes larmes. Quarantecinq minutes plus tard, l’ambulance se retrouve ici… parce que
là, elle hurlait, elle criait, elle pleurait et elle ne pouvait plus
respirer. Une autre crise d’angoisse. On appelle l’ambulance,
ils viennent la chercher et elle s’en va. Je n’ai pas de nouvelles
d’elle pendant je ne sais trop… deux mois ... ».
Entretemps, Éloïse communique avec le service des ressources humaines de la Banque,
323
pour savoir comment doit se calculer le délai de six mois qu’a l’employée pour se
trouver un emploi, compte tenu de son absence maladie. Selon Éloïse : « Je n’ai jamais
eu une situation complexe comme celle-là parce qu’elle s’absente tellement souvent
… ». La représentante du service l’informe cependant que même si l’employée a
acceptée de signer la lettre à ce sujet, il serait difficile de la forcer à partir au bout de ce
délai et toute démarche en ce sens risquerait d’être contestée légalement. « J’étais
découragée », nous dit Éloïse, « parce que je me disais moi j’ai déjà comblé le poste et
j’ai cette fille-là qui ne va jamais s’en aller… ». À ce stade même les considérations
financières deviennent secondaires. Elle ressent de l’impuissance face à cette situation.
Ainsi, dit-elle : « Mais qu’est-ce que je fais? Je ne peux pas jouer au yoyo comme ça à
chaque fois. Elle part, elle revient, elle part, elle revient. On a fait le calcul et dans ses
six ans à la banque, elle a été absente pour maladie trois ans. »
Quelques mois plus tard, l’employée débute son retour progressif au travail. Deux de ses
directeurs, celui pour qui elle travaillait avant et celui qui la supervise dans ses tâches
administratives actuelles, l’accueillent à son arrivée, et rencontrent avec elle le
représentant de la compagnie d’assurance. Ce dernier est venu pour expliquer aux
représentants de l’employeur les modalités du retour progressif et évaluer les besoins de
l’employée.
Les directeurs rapportent à Éloïse que lors de cette rencontre, l’employée fait la
remarque suivante : « elle comprend pourquoi il y a des gens qui, lors de leur retour au
travail, sont tellement frustrés qu’ils prennent un fusil et qu’ils tirent tout le monde ».
Éloïse réagit sans tarder. « Quand j'ai su qu'est ce qui s’était passé », nous dit Éloïse, «
j'ai immédiatement pensé qu'elle n'était pas dans un état pour revenir au travail ». Il
s’agit pour Éloïse d’un point tournant dans cette affaire où, nous dit-elle « j’ai décidé
que je ne voulais plus la voir ici ». La sécurité des employés et des clients devient sa
préoccupation première.
Éloïse communique alors avec le service des ressources humaines pour solliciter leur
opinion concernant ce qu’elle devait faire face à cette situation :
324
« On m'a demandé si je croyais que l'employée serait vraiment
apte à faire une telle chose. C'est certain que je me suis posé la
même question avant de contacter les ressources humaines, par
contre après un peu d'hésitation, j'ai écouté mes sentiments qui
me disaient que de telles remarques ne devraient pas se faire
dans aucune situation et par le fait même qu'elle les a dites, je
dois les prendre au sérieux. De nos jours, nous entendons
tellement d'histoires d'horreur aux nouvelles et je ne voulais pas
que nous devenions une autre statistique… Je leur ai donc dit :
Là, c’est soit vous autres ou la police. Parce que moi, je
m’excuse, je trouve cela inconcevable, c’est une menace. Et
moi, j’ai une responsabilité de maintenir un environnement qui
est sécuritaire pour tous les autres employés, pour les clients,
pour moi. Je ne peux pas ignorer un commentaire comme ça. »
La représentante du service des ressources humaines confirme le caractère inacceptable
de la situation, et lui indique que leur responsabilité première est d’assurer la sécurité de
leur environnement. Elle la réfère à une entreprise qui peut la conseiller quant aux
mesures à prendre dans un tel cas. Selon Éloïse, ce conseiller spécialisé lui indique : «
Ce n’est absolument pas tolérable. Tu as le droit d’exiger qu’elle retourne à la maison.
Tu vas lui expliquer que pour son bien-être et pour le bien-être de tout le monde ici dans
cette place, elle ne peut pas rester et que nous exigeons, avant son retour, une
attestation d’un psychiatre pour dire qu’elle est prête à reprendre ses fonctions, qu’elle
ne pose pas de danger ». Éloïse se dit très soulagée d’avoir ces appuis, qui confirment
qu’elle ne s’inquiète pas inutilement. Elle avise son supérieur, le vice-président régional,
de la situation.
Éloïse demande donc aux deux directeurs d’aller voir l’employée et de lui dire que, suite
au commentaire qu’elle a fait lors de la rencontre, l’employeur n’est pas à l’aise et
qu’elle doit retourner chez elle, et attendre de leurs nouvelles le lendemain avant de se
représenter au travail. Éloïse relate la suite des événements dans les termes suivants :
« Et là, ça commence encore à hurler dans la succursale, au point où tout le monde, les
clients et tout le monde dans l’entourage, sont venus voir ce qui se passait. Et c’était
elle. L’ambulance encore, et tout ça. Elle s’en va. Et elle a été absente par la suite, je
pense que c’est trois mois. »
325
Au terme de cette nouvelle absence maladie, l’assureur lui confirme par écrit qu’ils ont
eu la validation du psychiatre qui dit qu’elle ne posait pas de danger. « Parfait, elle est la
bienvenue à revenir travailler », nous dit Éloïse. L’employée revient, et tout se passe
bien à son retour. Cependant Éloïse est toujours préoccupée par cette situation :
« J’appelle les ressources humaines pour leur dire : « Ok, c’est
beau, elle est revenue. Sauf qu’elle a dit ce qu’elle a dit… Je
suis contente et soulagée de savoir qu’elle ne pose aucun
danger mais il faut qu’elle comprenne que ça ne se dit pas. Il
faut qu’elle comprenne que moi, je ne tolérerai pas qu’elle
puisse littéralement faire des menaces quand elle veut, comme
elle veut, et que nous on la reprenne comme si de rien n’était. Je
veux donner des mesures correctives sévères… parce que nous,
on a des mesures correctives verbales, une première écrite, la
finale et ensuite le congédiement. Et à chaque fois, on a un plan
d’action pour aider l’employée à se corriger lentement. Je veux
donner l’avis final avant congédiement, qui dit que ce n’est pas
acceptable et que si elle fait d’autres commentaires semblables,
on va la congédier et je veux que ce soit clair dans sa tête ».
Le lendemain de son retour au travail, Éloïse convoque donc l’employée et son directeur
à son bureau. Elle fait part à l’employée qu’elle considère que ses propos étaient
inacceptables. L’employée se met alors à pleurer et lui dit qu’elle ne se sent pas bien,
n’ayant pas pris ses médicaments depuis quelques jours. Éloïse met fin immédiatement à
la rencontre et dit à l’employée de retourner chez elle. « Tu t’en vas chez toi, tu appelles
ton médecin et tu lui demandes conseil. Moi, je ne suis pas médecin sauf que si tu me dis
que tu n’as pas pris tes médicaments, moi, je ne sais pas quel est l’impact de ne pas les
avoir pris. Alors vas-t-en chez toi. Quand tu viens ici, je m’attends à ce que tu sois bien
pour travailler.»
Deux jours plus tard, Éloïse poursuit la rencontre avec l’employée, concernant le
caractère inacceptable de ses propos précédents, après s’être assurée toutefois qu’elle
prend sa médication. « J’ai tellement d’appréhension vis-à-vis de cette employée », nous
confie-t-elle. Elle lui répète à plusieurs reprises, pendant cette rencontre : « Si tu dis
quelque chose comme ça encore et moi, je te congédie, tu vas dire que je ne t’avais
jamais dit que je te congédierais…. C’est important que tu saches que c’est
inacceptable, c’est important que tu saches ce qui va t’arriver, si tu fais encore une
326
menace.» Éloïse tente par ailleurs de faire signer à l’employée une attestation à l’effet
qu’elle a bel et bien été avisée ainsi, ce que l’employée refuse de faire. Elle lui donne
congé pour le reste de la journée, pour qu’elle puisse préparer son plan d’action,
réfléchir sur ce qu’elle peut améliorer et sur l’aide dont elle a besoin pour le faire.
L’employée repart à nouveau en congé maladie par la suite. Elle entreprend également
diverses procédures judiciaires contre la Banque, dont Éloïse comprend encore mal les
détails au moment de notre dernier entretien. Éloïse ne croît pas que la réintégration de
l’employée soit possible, après tout ce qui s’est passé. La situation risque trop de vicier
le climat de travail. Elle demande donc à son avocat de faire une offre de règlement
hors cour à l’employée: « contrairement à d’autres cas, paie-lui un montant parce
qu’elle en a besoin». Éloïse nous explique sa décision en ces termes:
« On dirait que je me bats pour qu’elle ait de l’argent au lieu de
me battre pour protéger la banque contre la perte….Parce que
c’est mon côté humain. On ne paiera pas 100 000$, mais on va
payer un montant très raisonnable pour qu’elle soit satisfaite,
pour que nous, on soit satisfait et qu’elle puisse recommencer
une nouvelle vie ailleurs... Sa situation est très malheureuse. Je
ne pense pas qu’elle a choisi d’être comme ça. C’est ça qui fait
que, oui, on est prêt à lui donner une somme d’argent si ça peut
lui donner un peu de paix et lui permettre de vouloir
recommencer ailleurs.»
Le supérieur immédiat d’Éloïse est d’accord avec cette proposition de règlement. En
attendant que ce dossier se règle, Éloïse demeure toutefois préoccupée et nous en fait
part lors de l’entretien :
« Ce qui me fatigue, c’est toujours de dire… je ne suis pas sûre
que cette employée-là, si elle n’a pas ce qu’elle veut, est-ce
qu’elle peut encore être un danger? À quelque part, elle l’a dit à
plusieurs reprises dans nos discussions, qu’elle a été
suicidaire… Est-ce que je veux vivre, moi, avec ça, de dire que
c’est moi qui ai provoqué un autre être humain à se sentir
comme ça? Je vous en parle et ça me fatigue… ce n’est pas
facile... Oui, on veut prendre des décisions. Oui, j’ai un travail
à faire, et j’essaie de mettre mes émotions toujours à part…
Mais c’est une situation avec des émotions… Au fin fond de tout
ça, j’ai une grande pitié pour elle, parce que je me dis… avoir à
vivre comme ça, elle doit être très malheureuse. Et je ne perds
pas ça de vue, mais je ne laisse pas ça influencer les gestes que
327
je vais poser. Mais à l’intérieur de moi-même, ça me fatigue
énormément… parce que je me dis qu’elle n’est pas bien. Il n’y
a personne qui l’aide… à quelque part, on la pousse vers un
psychiatre, des psychologues… Elle a toutes sortes de gens dans
son entourage mais elle est malheureuse. »
Au moment de notre dernier entretien avec elle, Éloïse n’avait pas revu l’employée
depuis son départ en congé maladie et elle ne connaissait pas l’issue des poursuites
juridiques, puisque la proposition de règlement venait tout juste d’être transmise aux
avocats de la Banque.
Cette situation a été, pour Éloïse, éprouvante sur le plan émotif. « J’ai trouvé cette
situation très pénible…. Je ne le montre pas…mon boss, mes employés, ils n’en savent
rien, mais c’est vraiment venu me chercher à l’intérieur. » Son expression non verbale à
ce sujet est éloquent. Elle est visiblement émotive lorsqu’elle nous précise en ces termes
l’empathie et l’anticipation de culpabilité qui l’ont fait souffrir :
« Avec le temps, que tu réalises que tu as un individu tellement
malheureux devant toi… Tu vois que c’est quelqu’un qui souffre
quasiment toute sa vie alors tu t’investis quand même
émotionnellement. Ça ne devient plus seulement gérer un
problème de la banque pour moi. Ça devient gérer un problème
de la banque et en même temps, je ne veux pas que cette
personne se fasse du mal. Parce qu’elle parlait souvent qu’elle a
passé près du suicide une couple de fois …. C’est sûr que, oui,
je suis capable de regarder ça froidement, enlever les émotions
et tout, mais derrière ma tête il y a une petite voix qui me dit que
si elle se fait mal, je ne voudrais pas vivre avec ça….Cette
culpabilité, cette responsabilité. »
« Ça touche l’aspect humanité. Moi, je suis une gestionnaire.
L’empathie pour moi, c’est ce que j’utilise souvent pour m’aider
à comprendre des situations. Et je me mets dans sa peau et ça
fait mal dans sa peau… et je me dis : je n’aimerais pas vivre
comme cela. Je suis convaincue qu’elle ne choisit pas d’être
comme ça. Je la vois un peu comme une victime … »
Avec un certain recul, Éloïse indique qu’elle se sent maintenant en paix avec cette
affaire : « L’autre jour, je pensais à l’employée… ça m’a passé par l’idée, je ne sais pas
328
pourquoi… et je me suis seulement dit que j’espère qu’elle est heureuse. C’est la seule
chose qui m’a passé par l’esprit. »
5.8.2.2 La décision d’Éloïse concernant le cas d’un client abusif
Éloïse présente le cas d’un client qui a été abusif verbalement envers un de ses
employés. L’incident survient suite au départ à la retraite d’un employé de la banque,
qu’un autre employé, que nous appellerons Pierre, remplace dans ses fonctions. Quelque
temps après le départ de l’employé retraité, le client se présente à la banque et, apprenant
que Pierre occupe dorénavant le poste de l’employé en question, avec qui il transigeait
depuis des années, il se met subitement en colère. Il lève le ton, profère différentes
injures à l’égard de Pierre et l’accuse d’avoir provoqué la perte d’emploi de l’autre
employé pour avoir son poste. Par la suite, il avise Pierre qu'il fermera tous ses comptes
à la banque et qu'il s'assurerait que tous les membres de sa famille le suivent.
Éloïse apprend l’incident lorsqu’un troisième employé vient lui rapporter la chose. Elle
fait venir Pierre à son bureau pour en parler avec lui. Pierre lui indique qu’il ne s’en fait
pas trop avec cet incident, que c’est un client âgé et qu’il comprend qu’il ait pu être
incommodé par le changement. Éloïse lui indique cependant: « Je suis inquiète pour toi,
de la façon dont toi, tu t’es senti mais en même temps, de ce dont nous avons l'air devant
d’autres employés ou devant d’autres clients qui auraient entendu ces choses-là. On ne
peut pas, dans notre environnement, simplement ignorer des situations comme ça. Ce
n’est pas acceptable que le client agisse de cette façon-là ». Deux choses indisposent
Éloïse à ce moment, nous dit-elle. D’une part, et elle nous précise que c’est ce qui est
pour elle au cœur du problème, « c’est un manque de respect total envers un autre
humain ». D’autre part, le fait que Pierre soit prêt à en rester là, sans réagir l’irrite:
« Comment quelque chose comme ça pourrait se passer chez nous et qu’on laisse faire
ça comme si de rien n’était? », nous dit-elle. « Je ne veux pas accepter ce genre de
comportement-là, point. »
329
Sa réaction est assez vive. Elle nous indique avoir avisé Pierre en ces termes, sur le
champ, de la façon dont elle entendait réagir suite à cet incident :
« Le client t’a menacé de fermer ses comptes sauf que moi, je
vais m’assurer qu’il les ferme parce qu’on ne veut pas transiger
avec des clients qui abusent de nos employés de cette façon-là.
Si jamais toi, tu avais perdu patience avec un client, même un
dixième de ce que le client t’a dit, il faudrait que je réagisse.
Nous avons zéro tolérance pour le manque de respect de nos
employés envers nos clients, et c’est la même chose dans le cas
inverse.»
« Ma réflexion est simple », nous dit Éloïse, « je ne sais pas comment ça se passe dans
les autres banques, lorsqu’un client abuse d’un employé verbalement ou physiquement,
mais nous, on ne maintient pas de relation avec ce client. » Elle compare la situation
avec des cas où le client tente de faire une fraude, quelque chose d’illégal, ou leur donne
une information fausse lors d’une demande de prêt. « Il y a des situations où nous ne
voulons pas transiger avec une personne », nous dit-elle. « Ça fait partie de la culture
de la banque, de qui on est.»
Éloïse se prépare donc à appeler le client pour l’aviser que ses comptes seront fermés.
Elle consulte son dossier client pour avoir ses coordonnées et avoir plus d’information à
son sujet. Une mauvaise surprise l’attend. En voyant le profil du client, elle se dit : « Oh
my God, je n’ai pas attrapé le bon, c’est un gros client financièrement et c’est un client
de longue date ! Ça n’aurait pas pu être quelqu’un avec 50 $ dans son compte? ».
Éloïse admet être tiraillée après avoir pris connaissance du dossier du client. « C’est sûr
qu’il y a ce côté ambitieux qui m’incite à ne pas perdre ce client », nous indique-t-elle.
« J’étais déchirée parce que je sais que je perds un gros client, et que le client pourrait
me faire du mal dans la communauté, nuire à ma réputation». « Disons que le fait que
c’est un gros client, ça fait plus mal de prendre cette décision » nous indique-t-elle.
« Ça aurait été bien plus facile si ça n’avait pas eu d’impact financier, mais ça ne met
pas en doute ma décision. »
330
L’employé ayant subi l’affront, Pierre, lui suggère de ne pas mettre fin à la relation avec
le client vu l’importance de celui-ci pour la banque et son influence probable sur
d’autres clients. Éloïse lui indique toutefois qu’elle n’entend pas changer de cap. Elle se
garde toutefois la possibilité de réviser sa décision si la version du client était différente
de celle de ses employés. Mais pas question que le statut du client l’influence dans sa
décision de fermer ses comptes. « Alors j’ai pris mon courage », nous dit-elle, inquiète
qu’il ne se mette à crier après elle à son tour, et elle appelle le client.
La réaction du client n’est pas du tout celle à laquelle elle s’attendait. Éloïse nous dit
qu’il commence par lui indiquer qu’il s’était effectivement laissé emporter, mais qu’il
s’était calmé. Éloïse lui répond : « Écoutez, moi, les faits que j’ai, c’est que vous avez
été très abusif verbalement avec l’un de mes employés et vous savez qu’on ne peut pas
tolérer ça. C’est une décision difficile à prendre », lui avoue-t-elle, « parce que je sais
que vous êtes un client de longue date mais ce que vous avez fait est tellement
inacceptable... Je sais que vous avez menacé de quitter et moi, je vous encourage à le
faire, parce que nous ne pouvons pas maintenir ce genre de relation. »
Le client reste saisi suite aux propos d’Éloïse. Il lui indique qu’il veut rester avec la
banque. Éloïse nous résume ainsi les propos du client: « Je veux rester, je ne veux pas
recommencer à zéro après 30 ans avec la même institution financière. Tout le monde
me connaît ici, toute ma famille transige chez vous et je ne suis vraiment pas intéressé à
recommencer ailleurs à neuf. » Elle nous précise en ces termes l’impact de sa décision
sur le client :
« Pour certaines personnes de certaines générations, leur
relation avec leur banque est très importante, c’est très
personnel. Trente ans dans la même succursale, ça veut dire que
pendant 30 ans ce monsieur-là, une fois, deux fois ou trois fois
par semaine, il prend sa petite marche, il s’en vient à la banque
déposer ses sous, retirer ses sous, parler avec les gens. Ça fait
partie de sa vie communautaire…Il n’était pas fâché, il était
vraiment en état de choc et il ne s’attendait pas à ça. Il était
triste : sa relation avec la banque était bien plus importante
pour lui que je l’avais imaginée. »
331
C’est au tour d’Éloïse d’être surprise : elle s’était faite à l’idée que le client voulait
quitter et était prête à en assumer les conséquences, mais voilà qu’il lui demande de
rester! Malgré tout, Éloïse reste sur sa position. Elle indique au client que, malgré qu’il
soit un client important pour eux, « cela ne lui donne pas le droit d’abuser les employés.
Je ne peux pas défaire ce que vous avez fait et je ne l’aurais pas toléré à l’inverse --de la
part d’un employé-- non plus ». De plus, elle ne pouvait être certaine qu’il n’agirait pas
de cette façon à nouveau dans le futur. Elle maintient donc qu’en vertu de la nécessité de
« respect mutuel », et vu le « bris de confiance » engendré, il est préférable de mettre fin
à leur relation d’affaires.
Le client demande alors à la rencontrer en personne, ce à quoi elle lui répond cela ne
changera pas sa décision. Elle lui accorde alors 30 jours pour relocaliser ses avoirs,
« pour qu’il décide où il sera le plus à l’aise ». Le client dit alors à Éloïse combien il est
désolé et qu’il regrette son geste, mais accepte de faire tel qu’elle lui demande.
Éloïse, de son côté, se sent « un petit peu coupable » envers le client, nous dit-elle,
« parce que j’ai senti que le client était blessé, et qu’il était vraiment sincère lorsqu’il
disait regretter cette situation ». En retournant chez elle, en fin de journée, elle repense à
cette situation et se demande si sa décision de mettre fin à la relation avec ce client était
justifiée. Elle se dit que la décision était certes bonne pour ses employés et pour la
réputation et l’image de la banque. Cependant, « j’avais senti qu’il était sincère, qu’il
regrettait, et cela me fatiguait », nous dit-elle. Ce n’était pas la bonne décision que de
fermer ses comptes». Un moment, elle a pensé le rappeler, pour lui dire qu’il pouvait
rester comme client à la banque, mais elle décide de ne pas le faire. Ce qui la fait
hésiter ? « Si je rappelle le client pour lui dire qu’on laisse faire, quel est le message que
j’envoie à mes employés? » nous confie Éloïse, alors qu’elle avait insisté auprès de ses
employés pour leur dire qu’un tel comportement n’était pas acceptable. Il s’agit pour elle
d’une question de crédibilité, qu’elle nous explique en ces termes : « J’avais pris une
décision et je voulais vraiment que mon employé voit qu’on prend des choses comme ça
au sérieux, qu’on est là pour le supporter ».
332
Quelque jours plus tard, cependant, le client se présente à la banque et va rencontrer
Pierre. Il lui explique la situation, lui dit qu’il regrettait avoir eu des propos abusifs à son
égard, et s’engage à ne plus se comporter de cette façon. Pierre retourne voir Éloïse, lui
raconte ce qui vient de se passer et lui demande d’accorder une autre chance au client.
Éloïse lui demande s’il est vraiment à l’aise de le garder comme client. « Pour moi,
c’était important », nous dit-elle, « il fallait que l’employé se sente appuyé. Quand un
employé n’a pas tort, il faut que je lui démontre mon appui. » Pierre lui confirme qu’il
se sent tout à fait à l’aise, puisqu’il s’agit d’un incident isolé et que le client s’est excusé.
« Quand le client est allé voir mon employé, moi, j’étais soulagée », nous dit-elle,
« parce que de cette façon je ne me sentais pas coupable envers mon employé et je ne
perdais pas le client».
Elle accepte donc de maintenir les comptes du client avec la banque et en avise le client,
qui la remercie. « J’étais contente, contente que le client soit heureux, que mon employé
soit heureux. Et moi, je venais d’éviter d’avoir à poursuivre ça jusqu’à la fin. » En
rétrospective, nous confie-t-elle, « j’ai peut-être pris une décision trop sévère par
rapport à la situation. C’était noir ou blanc. Il a parlé comme ça à un employé et je ne
voulais pas, dans le fond, savoir pourquoi. On ne parle pas à des employés comme ça,
pour moi il n’y avait pas de zones grises là-dedans. »
5.8.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT D’ÉLOÏSE
5.8.3.1 Le souci d’autrui d’Éloïse dans sa décision de mettre fin à un emploi
Cette situation comporte plusieurs décisions successives à compter de l’entrée en poste
d’Éloïse comme directrice générale de la succursale. Le premier fait qui pose problème
pour Éloïse (T1) est l’attitude de l’employée lorsqu’elle vient la rencontrer, peu de
temps après son entrée en fonction (bracketing). Éloïse qualifie spontanément la
situation (qualification) de problème de type professionnel lié à la gestion des ressources
humaines : l’employée dénigre son équipe, elle doit corriger son attitude.
333
La normativité applicable, dans le cas d’un problème de type professionnel, implique de
trouver une solution qui puisse permettre de gérer selon de bonnes pratiques, tout en
s’assurant d’atteindre les objectifs de l’organisation. Éloïse se soucie de l’impact
possible de l’attitude de l’employée sur le service à la clientèle et les autres employés de
son équipe de travail. Elle note toutefois que cette personne a possiblement des troubles
psychologiques. La situation est complexe : trop pour laisser la directrice qui supervise
cette employée s’en occuper seule (évaluation).
Éloïse entreprend alors diverses démarches pour mieux comprendre la situation avant
d’agir. Elle communique avec son prédécesseur pour obtenir de l’information sur
l’historique de cette employée. Elle apprend alors que la situation perdure depuis
plusieurs années, et constate que son prédécesseur avait choisi de ne pas intervenir.
Selon son éthique professionnelle, elle lui semble qu’un bon gestionnaire n’ignore pas
une telle situation, il la règle. C’est ce qu’elle entend faire, malgré qu’elle soit consciente
que cela ne soit pas la solution la plus facile à adopter.
Elle communique alors avec le directeur qui supervise l’employée, pour un complément
d’informations. Elle apprend que la situation est plus complexe qu’elle ne le pensait,
puisque l’employée se met parfois à pleurer en servant les clients, qu’elle se lève et
quitte son poste, sans rien dire au client ou à son superviseur. La réaction d’Éloïse à ces
nouvelles est à la fois une certaine inquiétude face à la complexité de la situation, qui
sera pénible à gérer, et de l’indignation face au fait que les clients subissent de telles
situations, et que le problème perdure. Le problème demeure toujours de type
professionnel, mais il s’agit maintenant davantage de « gérer la performance »
concernant la qualité du service que de simplement chercher à améliorer l’attitude de
l’employée (qualification).
334
Figure 43 – Éloïse décision # 1.1 (T1)
DÉMARCHES
Discussion
avec son
prédécesseur
et le supérieur
immédiat de
QUALIFICATION
BRACKETING
Problème
professionnel :
gestion des
ressources
humaines
Rencontre
avec
employée :
attitude
négative &
pleurs & elle
lui dit qu’elle a
été suicidaire
jadis
ÉVALUATION
Attitude négative
peut affecter la
qualité du service
client et les autres
employés
Employée a peutêtre des problèmes
psychologiques
SOUCI D’AUTRUI
Impacts de l’attitude de X
sur les autres employés
+ le directeur
INQUIÉTUDE
Directrice n’a pas
l’expérience
nécessaire pour
régler un tel cas
INDIGNATION
SOUCI pour ORGANISATION
Qualité du service
CONTEXTE
Satisfaction clientèle
important à la
Banque
ÉVALUATION
ReQUALIFICATION
Problème
professionnel,
mais maintenant
re gestion de la
performance
qualité service
client
Qualité du service
client affecté de
façon
importante =
inacceptable
Qualité du service
= une priorité de
la Banque
Priorité : Qualité
service client
DÉCISION
Ne plus tolérer
ce type de
comportement
de la part de
l’employée
IMPLANTATION
Avise le
directeur de ne
plus les tolérer
et de mieux
encadrer
l’employée
La gravité de la situation lui apparait beaucoup plus grande à ce stade, parce qu’elle a
des conséquences sur les clients et sur l’entreprise. Or, la qualité du service constitue
une valeur institutionnelle importante à la banque et des normes élevées existent à ce
sujet. Le souci organisationnel d’Éloïse subit donc à ce moment une augmentation
d’intensité. Il est inacceptable que les clients soient traités de la sorte, cela doit
335
absolument cesser (évaluation). Éloïse décide donc de ne plus tolérer ces comportements
(décision) et avise le directeur de l’employée de ne plus le faire, de dire à l’employée
que ce n’est pas acceptable, et de mieux gérer sa performance à cet égard (implantation).
L’employée doit assumer la responsabilité de ses gestes, mais en retour le directeur doit
lui communiquer ses attentes d’amélioration.
L’employée décide cependant par la suite vouloir changer de poste. Par souci pour le
bien-être de l’employée, Éloïse lui suggère de postuler seulement sur des postes qui ne
lui occasionneront pas trop de stress. Le prochain fait marquant, dans cette situation,
survient lorsque, n’ayant pas pu obtenir de poste ailleurs après un certain temps, et
faisant toujours des crises d’angoisse au travail, l’employée indique à Éloïse qu’elle n’en
peut plus, qu’elle est prête à laisser son poste et lui demande de lui en trouver un autre à
l’intérieur de la succursale (bracketing - T2).
Éloïse fait alors face à l’insuffisance des solutions habituelles en matière de gestion de la
performance : elle aura beau exiger une amélioration de la part de l’employée, celle-ci
n’est plus capable de faire face à la situation. Cette insuffisance amène la requalification
du problème comme dilemme éthique (qualification), où son souci pour le bien être de
l’employée d’autrui se trouvera en conflit avec les exigences de rentabilité et de
productivité. La question qui se pose alors pour Éloïse, en vertu de la normativité
éthique, est « qu’est-ce que je peux faire de mieux dans les circonstances, tenant compte
à la fois des conséquences sur l’employée et des valeurs organisationnelles de
performance ? »
Éloïse évalue qu’elle doit retirer l’employée de tout contact avec la clientèle, tant pour le
bien-être ce celle-ci qui y souffre et multiplie les crises d’angoisse, que dans un souci de
qualité de service. Par contre, elle doit aussi composer avec les valeurs de performance
et de productivité de l’organisation : elle ne peut pas créer un nouveau poste ailleurs
pour l’employée et doit minimiser les coûts de tout déplacement. Elle priorise alors le
bien-être de l’employée, mais ce, dans la mesure que lui permettent les exigences de
productivité et de rentabilité. Il ne lui revient pas de lui trouver un autre emploi à la
336
Banque, tel que celle-ci le demande. L’employée doit assumer ses responsabilités à ce
sujet (évaluation).
Figure 44 – Éloïse décision # 1.2 (T2)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Employée
demande de
quitter son
poste et d’être
replacée
ailleurs à la
Succursale
car pas de
nouvel emploi
& fait encore
des crises
d’angoisse
Problème éthique :
conflit de valeurs entre
rentabilité/productivité &
bien-être de l’employée
ÉVALUATION
L’employée n’en peut
plus- crises d’angoisse
répétées
Permettre son
retrait de son poste
en attendant qu’elle
trouve un autre
emploi & l’assigner
temporairement à
des tâches
administratives
L’employée doit être
retirée de tout contact
avec la clientèle re
qualité de service
EMPATHIE &
COMPASSION
Ne peut pas créer de
nouveau poste & doit
minimiser les coûts si
déplacement
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être de l’employée
Priorité : Bien-être de
l’employée, dans le
mesure où les
exigences de rentabilité
& productivité le
permettent
SOUCI pour ORGANISATION
Qualité du service, Rentabilité
& productivité
IMPLANTATION
Durée maximale
de l’affectation
temporaire = 6
mois
Si ne trouve pas
d’emploi à la
Banque, elle doit
chercher ailleurs
CONTEXTE
Satisfaction clientèle
important à la
Banque
Éloïse décide donc d’accepter de la retirer de son poste en attendant qu’elle se trouve un
autre emploi à la Banque. Elle ne peut pas créer un nouveau poste pour l’employée mais,
par souci pour la santé de cette dernière, et pour permettre son retrait du poste, elle
décide de lui assigner temporairement des tâches administratives moins stressantes le
temps qu’elle se trouve un autre emploi (décision). Afin de s’assurer que les coûts ne
soient pas trop importants, et que la situation ne perdure indûment, elle décide toutefois
d’en limiter la durée. Ayant de l’empathie pour l’employée et du souci pour son bienêtre, elle lui accorde une période maximale de six mois pour se chercher un autre
emploi, au lieu des 90 jours usuels, et en informe l’employée. Cette décision est
conforme à ce qu’elle perçoit des us et coutumes de la Banque en cas de terminaison
d’emploi. Elle précise toutefois à l’employée que si elle ne trouve pas d’autre poste au
337
sein de la banque elle devra chercher à l’extérieur. Cela permet donc à Éloïse de
prioriser le bien-être de l’employée, sans toutefois porter trop atteinte aux intérêts de la
banque (implantation).
Quatre mois plus tard, l’employée n’a toujours pas obtenu de nouvel emploi et ne
semble pas s’en préoccuper. Elle repart en congé de maladie suite à une nouvelle crise
d’angoisse. En communiquant avec le service des ressources humaines dans ce dossier,
Éloïse apprend que même si l’employée a accepté de signer la lettre à ce sujet, il serait
difficile de la forcer à partir au bout de ce délai et toute démarche en ce sens risquerait
d’être contestée légalement.
Après quelques mois de congé de maladie, l’employée débute son retour progressif au
travail par une rencontre avec deux directeurs. La situation connaît alors un revirement
dramatique, lorsque l’employée y fait la remarque qu'elle « comprend pourquoi il y a des
gens qui, lors de leur retour au travail, sont tellement frustrés qu’ils prennent un fusil et
qu’ils tirent tout le monde » (bracketing).
Dans le contexte actuel où certains employés ici et là en Amérique du Nord ont posé de
tels gestes, Éloïse se demande si elle doit prendre ces paroles pour des menaces ou s’ils
représentent un danger quelconque. La sécurité des employés et des clients devient la
préoccupation première d’Éloïse, entraînant une modification de la qualification de la
situation vers le problème de nature juridique : l’organisation a l’obligation légale
d’assurer la sécurité de ses clients et de ses employés (qualification).
En même temps, Éloïse considère que les propos de l’employée sont inacceptables et
qu’elle doit agir : elle fait donc face au même moment à un problème déontologique,
mais celui-ci est temporairement mis de côté pour se consacrer au problème juridique,
plus urgent.
338
Figure 45 – Éloïse décision # 1.3 (T3)
BRACKETING
Retour au
travail de
l’employée
après congé
maladie
QUALIFICATION
DÉCISION
Problème
juridique :
sécurité
Employée ne peut
pas réintégrer son
emploi pour
l’instant – doit
retourner chez elle
ÉVALUATION
Propos inacceptables
Banque doit assurer
la sécurité des clients
et des employés
Employée
manifestement inapte
à revenir au travail si
elle émet de tels
propos
Propos
déplacésmenace ??
SOUCI pour ORGANISATION
Sécurité – Responsabilité
légale
SOUCI D’AUTRUI
Sécurité des clients &
des autres employées
Priorité : Sécurité des
clients & employés
DÉMARCHES
Discussion
avec service
ressources
humaines &
un consultant
spécialisé
CONTEXTE
Problèmes de santé
mentale probables
de l’employée
IMPLANTATION
Directeur avise
l’employée qu’elle doit
quitter et qu’elle ne
peut pas revenir sans
attestation d’un
psychiatre
L’importance d’assurer la sécurité des employés ou des clients et le fait que l’employée
lui semble manifestement inapte, vu ses propos, à revenir au travail (évaluation)
entraînent une décision quasi-spontanée : Éloïse ne veut pas que l’employée revienne au
travail (décision). Son souci pour l’employée s’efface, faisant place au souci pour le
bien-être des clients et des employés et, accessoirement, pour l’organisation aussi.
Après avoir consulté le service des ressources humaines et un consultant spécialisé pour
valider sa position, Éloïse avise l’employée, par l’entremise de son directeur, qu’elle doit
retourner chez elle sur le champ, compte tenu de ses propos, et qu’elle ne pourra revenir
que lorsqu’un psychiatre aura attestée qu’elle ne représente pas un danger
(implantation).
Quelque temps plus tard (T4), lorsque l’assureur lui confirme par écrit qu’ils ont eu la
339
validation du psychiatre qui dit qu’elle ne posait pas de danger, l’employée revient au
travail. Quoique l’employée ne présente pas de danger pour la sécurité des clients et des
employés, selon le psychiatre, Éloïse considère que le problème déontologique, lié au
caractère inacceptable des propos de l’employée lors du retour au travail précédant,
qu’elle a interprété comme une menace voilée, n’a toujours pas été résolu. Le
comportement ne doit pas se répéter (bracketing). Le problème vise donc la conformité
aux normes organisationnelles de comportement : il s’agit donc d’un problème de nature
déontologique (qualification).
Le correctif habituel, dans de tels cas, est une mesure disciplinaire. Le type de propos
émis est suffisamment grave, selon Éloïse, pour justifier un avis formel de type final :
en cas de récidive, l’employée sera passible de congédiement (évaluation).Éloïse prend
la décision de procéder ainsi (décision).
Figure 46 – Éloïse décision # 1.4 (T4)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Nouveau
retour au
travail de
l’employée
avec ok du
psychiatre.
Problème
déontologique :
comportement ne
respecte pas les
normes
ÉVALUATION
Propos
inacceptables
n’ont pas encore
été sanctionnés
Avis formel à
l’employée :
prochaine
occurrence
entrainera le
congédiement
Même si pas de
danger, selon le
psychiatre, il faut
éviter des
récidives de tels
propos
Priorité : Respect
des normes
organisationnelles
SOUCI pour ORGANISATION
Comportement appropriée
Sécurité
IMPLANTATION
Rencontre avec
l’employée
Avisée clairement que
congédiement si
récidive
Doit préparer un plan
d’action
APPRÉHENSION
340
Malgré l’appréhension qu’elle éprouve à l’idée de devoir à nouveau rencontrer
l’employée, compte tenu de tout ce qui s’est produit, Éloïse la convoque pour lui faire
part de sa décision. Par souci pour cette dernière, elle tente de s’assurer qu’elle a bien
compris le sérieux de la situation et les possibilités réelles de congédiement si elle
récidive. Tel que prévu aux procédures de l’organisation dans un tel cas, elle enjoint
l’employée de préparer un plan d’action pour corriger la situation (implantation).
L’employée repart à nouveau en congé maladie par la suite. Elle entreprend à ce
moment diverses procédures judiciaires contre la Banque (bracketing- T5). Éloïse se
retrouve prise entre les considérations qui lui dicte son souci pour le bien-être de
l’employée et la protection des intérêts de l’organisation : cela devient donc pour elle à
nouveau un problème éthique (qualification).
Figure 47 – Éloïse décision # 1.5 (T5)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Nouveau congé
maladie
Poursuites par
l’employée
EMPATHIE &
COMPASSION
ANTICIPATION
DE CULPABILITÉ
Faire une offre de
Problème éthique :
conflit de valeurs
entre protection des
intérêts de
l’organisation et
bien-être de
l’employée
ÉVALUATION
règlement hors
cour ($$)
Ne veut pas que
l’employée réintègre
son travail
SOUCI pour ORGANISATION
Protection juridique de
l’organisation
Productivité & climat de
l’équipe de travail
Eloïse doit protéger
l’organisation &
éviter de telles
poursuites
L’employée vit une
situation difficile :
elle est malade, une
victime de ce qui lui
arrive
IMPLANTATION
Instructions à
l’avocat
Priorité : Bien-être de
l’employée
Rentabil
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être de l’employée
Malgré le fait qu’elle ne veut pas que l’employée revienne au travail, dans l’intérêt de
l’organisation et de l’équipe de travail, et le fait qu’elle doit protéger les intérêts de
l’organisation face à de telles poursuites, Éloïse demeure empathique à la situation
difficile que vit l’employée : elle n’a pas choisi d’avoir ces problèmes psychologiques
341
là. Son souci pour le bien-être de cette dernière, et aussi sa crainte de ressentir de la
culpabilité si jamais les circonstances emmenaient l’employée à se suicider (évaluation),
l’amènent à proposer, après avoir obtenu l’accord de son supérieur immédiat, une offre
de règlement, pour qu’elle puisse « recommencer une nouvelle vie ailleurs» (décision et
implantation).
Les émotions d’Éloïse en fin de parcours illustrent bien comment sa perception de
l’employée s’est modifiée : d’employée problématique à l’origine, la voilà maintenant
un être humain qui souffre, malheureuse victime de ce qui lui arrive, d’où l’empathie
que ressent Éloïse.
Le récit d’Éloïse concernant son dessin confirme son changement d’attitude à l’égard de
l’employée, en fin de processus : « elle s’en va mais, à quelque part j’ai de la pitié pour
elle, du remords, et je ne sais pas comment refléter cela dans mon image. C’est triste de
voir quelqu’un qui vit une si grande colère, qui pleure tout le temps. » Son émotion
anticipée de culpabilité semble indiquer, par ailleurs, qu’elle prend maintenant plus au
sérieux les propos de l’employée concernant ses tendances suicidaires, craignant que
l’employée en vienne à se faire du mal suite à ce qui qu’elle vit dans son milieu de
travail.
Le souci d’Éloïse varie donc selon les étapes dans cette situation. Lorsque le problème
est qualifié de professionnel, juridique ou déontologique, la priorité est accordée au
souci organisationnel. Par contre, dans les deux étapes où le problème est doté de la
qualification « éthique » c’est le souci pour le bien-être de l’employée qui l’emporte,
quoique sous réserve des considérations de rentabilité et de productivité à l’étape 2.
Quant au résumé écrit qu’elle nous a produit, il corrobore les faits relatés pour les étapes
#1, #3 et #4 de la démarche décisionnelle.
342
5.8.3.2 Le souci d’autrui d’Éloïse dans sa décision concernant un client qui a
été abusif envers un employé
Tel que nous l’avons vu précédemment, Éloïse démontre un fort sentiment
d’appartenance à la banque et aux valeurs qui y sont prônées, en particulier celles
d’intégrité et de respect d’autrui. Le service à la clientèle et la rétention de celle-ci, dans
le but de protéger les intérêts de l’organisation et d’en assurer la rentabilité et la
pérennité, est également une de ses priorités. Finalement, elle attache beaucoup
d’importance au fait de gérer de façon cohérente avec ses valeurs. Ces diverses valeurs
seront mises à contribution dans sa façon de résoudre ce dilemme éthique avec un client.
Le cas débute (T1) lorsqu’elle apprend qu’un client a été verbalement abusif à l’égard
d’un de ses employés (bracketing). Éloïse réagit assez vivement à la situation, qu’elle
considère inacceptable. Le problème en est un, pour elle, de manquement aux valeurs
fondamentales de l’organisation que les clients, tout comme les employés, ont le devoir
de respecter. Le problème est donc de nature déontologique à ses yeux (qualification).
Éloïse fait appel, pour solutionner ce problème, à la façon usuelle de procéder dans de
tels cas. Un « bon gestionnaire », selon la culture de la Banque, n’accepte pas de tels
manques de respect à autrui, que ce soit de la part des employés envers les clients, ou
vice versa, et il doit sanctionner le manquement. Le souci d’autrui se manifeste donc par
l’application de la norme déontologique organisationnelle de la Banque, l’obligation de
respect d’autrui, à laquelle Éloïse accorde de l’importance.
L’irritation qu’Éloïse ressent face à l’employé ayant subi les propos abusifs, parce qu’il
n’est pas venu de lui–même lui parler de l’incident, témoigne de l’importance qu’elle
accorde à cette norme, dans les circonstances. Se référant aux pratiques usuelles de
l’organisation et à sa culture, elle décide que la situation justifie de mettre fin à la
relation avec le client, au même titre que si celui-ci avait pris part à des manœuvres
frauduleuses (évaluation). Elle décide donc d’informer le client de la fermeture de ses
comptes (décision).
343
Figure 48 – Éloïse décision # 2.1 (T1)
BRACKETING
Propos
abusifs d’un
client envers
un employé
DÉCISION
QUALIFICATION
Problème
déontologique :
Manquement aux
valeurs
fondamentales de
l’organisation
ÉVALUATION
Manque de respect
important :
comportement
inacceptable du client
Mettre fin à la
relation avec le
client
Priorité : Conformité à
la norme de respect
d’autrui
IRRITATION envers
l’employé qui n’a
rien dit
Action habituelle :
Sanction- la banque
ne conserve pas de
tels clients
SOUCI pour ORGANISATION
Respect des normes
organisationnelles
IMPLANTATION
Se préparer pour
avise le client de la
fermeture de ses
comptes
SOUCI D’AUTRUI
Respect des employés= Norme
importante de l’organisation
CONTEXTE
Respect d’autrui = une
nome importante pour
la Banque
Toutefois, lorsqu’elle recueille les renseignements nécessaires pour implanter sa
décision (T2), elle constate qu’il s’agit d’un client fortuné et influent, donc important
(bracketing). Elle se souci du fait que mettre fin à la relation d’affaires avec ce client
peut nuire à la rentabilité de la banque et potentiellement lui causer des préjudices
importants sur le plan professionnel, puisque la rentabilité est très valorisée.
Néanmoins, le problème demeure de nature déontologique pour Éloïse (qualification).
Elle précise en effet qu’il n’est pas question que le statut du client l’influence dans sa
décision de fermer ses comptes, qu’elle ne remet aucunement en question celle-ci,
puisqu’il y a eu manquement aux valeurs fondamentales de l’organisation. Il n’y a donc
pas de tiraillement à ce sujet lequel aurait pu l’amener à vivre un conflit de valeurs et
passer à la normativité éthique. Éloïse considère qu’il n’est pas souhaitable de garder le
client, puisque le respect des employés est une valeur trop importante, tant à ses yeux
que pour la banque, que le geste posé par le client est grave, et que le client pourrait
avoir à nouveau des propos abusifs envers ses employés dans le futur (évaluation).
344
Figure 49 – Éloïse décision # 2.2 (T2)
DÉCISION
BRACKETING
QUALIFICATION
Consultation
du dossier
client : c’est
un client
important !
Problème
déontologique :
Manquement aux
valeurs
fondamentales de
l’organisation
INQUIÉTUDE vu
l’impact de perdre
un tel client
ÉVALUATION
Conséquences sur la
rentabilité de la
banque, et
possiblement sur sa
carrière si met fin à la
relation
Maintien la
décision de
mettre fin à la
relation avec le
client
Respect d’autrui =
norme très
importante
SOUCI D’AUTRUI
Respect des employés =
Norme importante de
l’organisation
Possibilité de
récidive=conséquenc
es possibles sur
employés
Priorité : Conformité
à la norme de respect
d’autrui
SOUCI pour ORGANISATION
Rentabilité
IMPLANTATION
Avise le client de la
fermeture de ses
comptes
Soutien à ses employés
SOUCI pour SOI
Bien-être & succès
personnels
CONTEXTE
Client fortuné & important
Rentabilité très valorisée à
la Banque
Malgré ses craintes de répercussions envers elle et la banque, Éloïse choisit donc de
prioriser cette norme organisationnelle de respect d’autrui et décide de maintenir la
sanction de mettre fin à la relation d’affaires avec le client (décision).
L’employé ayant subi l’affront, Pierre, lui suggère de ne pas mettre fin à la relation avec
le client vu l’importance de celui-ci pour la banque et son influence probable sur
d’autres clients. Éloïse lui indique toutefois qu’elle n’entend pas changer de cap. Elle se
garde toutefois la possibilité de réviser sa décision si la version du client était différente
de celle de ses employés. Mais pas question que le statut du client l’influence dans sa
décision de fermer ses comptes. S’armant de courage, inquiète qu’il ne se mette à crier
après elle à son tour, elle appelle le client pour l’aviser de la fermeture de ses comptes
(implantation).
345
La discussion avec le client se passe toutefois très différemment de ce qu’elle l’avait
imaginé. Celui-ci s’excuse, lui indique qu’il désire rester avec la banque. Éloïse
constate, au cours de la discussion, à quel point le client tient à sa relation avec la
banque. Ces nouveaux faits, tout à fait inattendus, amènent Éloïse à réfléchir à la
situation (bracketing-T3). Éloïse doit décider si elle maintien ou non la sanction relative
au non respect de la norme déontologique de respect (qualification : déontologique).
Figure 50 – Éloïse décision # 2.3 (T3)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Discussion avec
client— Réaction
imprévue:
s’excuse et veut
rester avec la
banque
Problème
déontologique :
Manquement aux
valeurs
fondamentales de
l’organisation
ÉVALUATION
Maintien la
décision de
mettre fin à la
relation avec le
client
Respect d’autrui =
norme très
importante
Garder le client serait
un manque de
cohérence re respect
des employés et
signifierait ne pas
appuyer ses employé
si abus.
Conséquences
émotives pour le
client si met fin à
relation.
SOUCI D’AUTRUI
EMPATHIE:
la relation avec la banque
est importante pour ce
client
TIRAILLEMENT
Respect des employés=
Norme importante de
l’organisation
Regret du client
semble sincère, donc
récidive peu
probable.
SOUCI pour ORGANISATION
Respect des normes
organisationnelles
Priorité : Conformité
à la norme de respect
d’autrui & soutien de
ses employés
IMPLANTATION
Aviser le client de
la fermeture de
ses comptes mais
lui accorde 30
jours
CULPABILITÉ de ne pas
avoir laissé de chance au
client & REGRET
Éloïse croît que le regret du client est sincère et évalue que la fermeture de ses comptes
aura probablement des conséquences sur lui sur le plan émotif. Elle constate qu’il n’y a
pas de risque sérieux de récidive de sa part. Cependant elle décide de ne pas considérer
ceci dans sa décision. Le manquement à la norme de respect d’autrui est trop grave à ses
yeux. Elle considère par ailleurs qu’en tant que « bon gestionnaire » elle doit faire
preuve de cohérence et soutenir clairement les employés qui font face à des abus afin de
346
démontrer à ses employés que l’organisation prend très au sérieux les valeurs qu’elle
prône. Revenir sur sa décision de mettre fin à la relation avec le client, même s’il n’y a
pas de risque de récidive, équivaudrait à porter atteinte de façon importante à cette
norme organisationnelle de respect d’autrui (évaluation).
Elle maintient donc sa décision de mettre fin à la relation, malgré son empathie pour le
client (décision). Elle lui accorde toutefois un délai de trente jours pour transférer ses
avoirs ailleurs, ou plus si nécessaire, pour qu’il ait le temps de trouver une institution
financière qui lui convient (implantation). Elle ressent toutefois de la culpabilité envers
le client suite à sa décision de maintenir la fermeture de ses comptes, et elle continue à y
penser dans les heures qui suivent et regrette sa décision. De nouvelles circonstances,
quelques jours plus tard, lui permettent de remédier à cette situation.
Le client vient s’excuser auprès de Pierre quelques jours plus tard (T4). L’employé vient
ensuite plaider sa cause auprès d’Éloïse (bracketing), et lui demande d’annuler la
sanction prise envers le client, et de lui permettre de rester client à la Banque. Tout en
restant dans la normativité déontologique (qualification) Éloïse constate que le fait que
le client ait présenté ses excuses à Pierre, et que ce soit ce dernier qui vienne plaider sa
cause, modifient sensiblement la situation.
Le client a pris la peine de venir voir Pierre et de s’excuser directement à lui, ce qui
encourage la confiance d’Éloïse à son égard. Il est clair qu’il a appris sa leçon. Puis
Pierre ne craint pas de nouvel abus de la part du client et se sent à l’aise de lui faire face
dans leurs transactions. Pierre confirme à Éloïse qu’il sent qu’il a été suffisamment
appuyé par son employeur. Il n’y a donc plus de risque que ses employés jugent qu’elle
ne les appuie pas en cas d’abus si elle accepte d’annuler la sanction.
Ces changements aux circonstances font en sorte qu’Éloïse considère en avoir fait
suffisamment pour remédier au problème. La priorisation du respect d’autrui est
suffisamment préservée, tant aux yeux du client que de l’employé et de la banque, par
l’avis formel qui a été donné au client : il n’est plus nécessaire de poursuivre jusqu’à la
347
terminaison du lien d’affaires ce qui, au fond la soulage, compte tenu des impacts
possibles d’une telle terminaison sur la rentabilité de la banque et sa propre carrière
(évaluation). Éloïse communique donc avec le client pour l’aviser qu’il n’aura pas à
transférer ses comptes (décision & implantation).
Figure 51 – Éloïse décision # 2.4 (T4)
BRACKETING
Client vient
s’excuser
auprès de
Pierre
DÉCISION
QUALIFICATION
Problème
déontologique :
Manquement aux
valeurs
fondamentales de
l’organisation
Accepter que le
client reste à la
ÉVALUATION
banque
Le client est venu
s’excuser. Le client a
appris sa leçon - peu
de chances de
récidiver.
Pierre vient
plaider la
cause du client
auprès
d’Éloïse
L’employé Pierre sait
que l’employeur le
soutien et ne tolère
pas l’abus. C’est lui
qui vient défendre le
client.
SOUCI D’AUTRUI
Respect des employés=
norme importante de
l’organisation
Priorité : Respect des
employés - mais le
respect n’est plus
menacé et les
employés le
comprennent – se
sentent soutenusdonc ok de conserver
le client.
SOUCI pour ORGANISATION
Rentabilité
IMPLANTATION
Aviser le client qu’il
peut rester
SOUCI pour SOI
SOULAGEMENT & CONTENTE
Bien-être & succès
personnels
de ne pas perdre le client
Précisons en terminant que le résumé écrit et le récit d’Éloïse concernant son dessin
confirment tous deux ses propos quant aux principales étapes, et insistent sur le rôle de
« défenseur du client » pris par l’employé.
348
5.9 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION DE FRANCE
5.9.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION
France occupe des fonctions de directrice adjointe puis de directrice de succursale pour
la Banque depuis plus de quinze ans : elle y a consacré la majeure partie de sa carrière.
France perçoit la Banque comme étant axée sur la qualité du service, incluant l’efficacité
dans les transactions, ne pas faire d’erreurs, s’assurer de proposer au client ce dont il a
besoin et de rencontrer ses objectifs et être chaleureux. « C’est le client d’abord », nous
indique-t-elle. La culture organisationnelle de la Banque met aussi, à son avis, beaucoup
d’emphase sur les employés, l’esprit d’équipe, le respect entre les employés et envers les
clients et l’intégrité.
France nous précise que les valeurs prônées par la Banque rejoignent ses valeurs
personnelles, ce qui revêt beaucoup d’importance pour elle et lui permet d’être
réellement engagée. « Au niveau intégrité, par exemple », nous précise-t-elle, « je serais
incapable d’accepter d’être dans une organisation qui ferme les yeux si un employé vole
de l’argent. Ici, à la banque, on travaille avec l’argent des clients, on travaille avec de
l’information confidentielle, il faut être intègre, il faut respecter ça. C’est important
pour moi. »
France voit son rôle comme étant principalement celui d’un « coach de vente » :
« Mon rôle est vraiment de les supporter vis-à-vis le service à la
clientèle, vis-à-vis les conseils qu’ils donnent. Je fais beaucoup
de coaching avec les employés au niveau de connaissances,
produits, tactiques de vente, services, etc. Mon rôle est
vraiment d’être un coach de vente, de m’assurer que les clients
sont bien servis, qu’ils sont contents du service. C’est un rôle
important parce qu’on veut être productif, on veut faire de
l’argent. On est une entreprise en affaires et il faut qu’on fasse
de l’argent pour nos actionnaires. »
Elle consacre près du trois quart de son temps au coaching, soit en rencontre
individuelles avec des employés ou encore en agissant comme support lors de rencontres
349
avec des clients pour par la suite discuter avec l’employé de sa performance. Elle aime
aider les employés à atteindre leurs objectifs et leur laisse beaucoup d’autonomie.
Lorsqu’il y a des situations problématiques particulières, ou qu’un employé ne rencontre
pas ses objectifs, elle le rencontre pour comprendre ce qui se passe et s’assurer que les
décisions nécessaires se prennent en temps opportun. Elle dit également valoriser un
traitement juste et équitable de ses employés, et faire preuve d’écoute lorsqu’ils ont des
moments difficiles, et leur accordant son appui lorsqu’ils vivent des situations
désagréables avec des clients.
Quant à son rôle vis-à-vis les clients, France nous précise « ma priorité, c’est le service
aux clients ». Ceci inclut nous dit-elle, de faire preuve d’écoute, d’être chaleureuse, de
leur accorder un service rapide, et de régler efficacement les problèmes qu’ils soulèvent.
5.9.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS
5.9.2.1 La décision de France concernant la réduction des heures de travail
d’un employé
Le premier cas que nous présente France concerne un employé dont elle a dû réduire les
heures de travail. Le cas débute après que la succursale qu’elle dirige ait été évaluée, par
la Banque, pour mesurer la moyenne de productivité par employé.
succursales ont fait l’objet d’une évaluation similaire.
Toutes les
Son vice-président régional
l’avise que sa succursale n’est pas suffisamment productive, par rapport au nombre de
clients desservi. Il lui indique qu’elle doit analyser diverses options de réduction de
postes ou d’heures, dans le but de réduire les coûts d’opération et d’améliorer son taux
de productivité. En pratique, ceci signifie de couper un poste et de réduire les heures
d’un ou plusieurs autres employés.
France nous explique ainsi sa réaction à l’annonce de cette nouvelle :
« Ma première réaction en est une de surprise parce que nous
sommes une succursale très achalandée. Ça me fait peur aussi
350
parce que faire les coupures que les statistiques exigent signifie
se mettre à la limite de nos capacités. S’il manque une personne
ou si j’ai un employé en congé de maladie, on va être à court,
on ne pourra pas rencontrer les besoins des clients sans un trop
grand délai d’attente. On a déjà des sondages où les clients
disent qu’on n’a pas assez de caissiers. Or, si les clients ne sont
pas satisfaits au niveau du service, ils ne vont pas nous donner
un 10/10 et c’est ça la cote dont on a besoin pour qu’on puisse
être bien évalués. »
L’inquiétude principale dont nous fait part France au moment où elle apprend qu’on lui
demande d’effectuer de telles réductions est donc liée aux critères d’évaluation de la
performance de la Banque et, par conséquent, aux primes de rendement des employés de
la succursale et la sienne.
Les succursales sont mesurées avec des succursales
semblables à travers tout le pays et elles doivent rencontrer un certain minimum en
termes de pourcentage de clients ayant répondus lors des sondages qu’ils leur donnaient
une côte de satisfaction de 10/10. Par conséquent, avec les coupures à être effectuées
« nous devrons maintenir notre taux de satisfaction et même l’augmenter pour atteindre
nos objectifs, mais avec moins de gens », nous dit France.
La coupure de poste s’effectue sans trop de problème : elle décide de ne pas remplacer
un employé qui vient d’être transféré. C’est au niveau de la réduction d’heures que le
problème se pose : quel(s) employé(s) et à partir de quels critères? Lors d’une première
discussion avec ses deux directeurs adjoints à ce sujet ils déterminent que le secteur le
plus approprié pour couper des heures est celui des caissiers. En effet, en cas d’absence
d’un employé ou de surcharge de travail, il est possible de demander à un employé ayant
plus d’expertise de dépanner à la caisse, mais le contraire n’est pas possible.
La succursale a huit caissiers. France doit décider selon quels critères ils détermineront
quels employés seront affectés par la réduction d’heures. Compte tenu du fait que
l’exigence de procéder à des coupures fait suite à des faiblesses en termes de
productivité, sa décision à ce sujet se prend facilement et rapidement : « Si on doit
diminuer les heures, les personnes qui vont rester doivent être les plus productives. Les
gens dont le travail nous remporte le plus de références. Les plus rapides, qui servent
351
bien les clients et qui font le moins d’erreurs. Parce que là, on va être au minimum.
Ceux qui restent doivent faire la différence ». Elle nous indique avoir également comme
critère secondaire le niveau d’expérience et la possibilité que le caissier puisse bénéficier
éventuellement d’une promotion.
Elle avise donc ses deux directeurs adjoints de sa décision concernant les critères à
appliquer et leur demande de procéder à une analyse des dossiers des huit caissiers, au
niveau de leur productivité et de leurs qualifications, puis de lui faire des suggestions
relativement à la réduction d’heures.
Quelques jours plus tard les deux directeurs adjoints reviennent rencontrer France. Ils lui
suggèrent de réduire les heures d’un employé seulement et ce, pour les six heures
requises. Cet employé travaille trente-six heures par semaine, ce qui réduirait le nombre
de ses heures rémunérées à trente. L’employé en question est le moins productif des
caissiers, il ne travaille pas très rapidement, et il a fait récemment deux erreurs non
négligeables. En fonction du critère de productivité, c’est clairement la personne qui doit
subir la réduction d’heures. Toutefois tant France que ces directeurs adjoints sont
tiraillés à ce sujet. France nous explique ainsi leur tiraillement:
« On sait que c’est un père de famille, que sa femme ne travaille
pas, et qu’ils ont une petite fille de moins d’un an. Alors on se
disait que si on coupait ses heures l’impact serait important,
surtout que son poste n’est déjà pas très payant. Il voulait
acheter une maison, s’acheter une voiture. De plus, c’est une
personne très agréable, toujours de bonne humeur, avec un bon
esprit d’équipe, il n’y a jamais de problème quand on lui
demande de faire quelque chose, il répond toujours « oui » et il
a toujours démontré du respect envers ses collègues et ses
superviseurs. Mais d’un autre côté, il est moins productif, il fait
plus d’erreurs que les autres, et il prend beaucoup plus de temps
à faire des transactions avec les clients. C’est la personne où
l’impact serait le moindre parce qu’il n’est pas très efficace.»
France nous indique qu’il y avait également d’autres options possibles, tel répartir la
coupure d’heures entre les divers caissiers ou demander aux caissiers si l’un d’entre eux
se portait volontaire pour réduire ses heures. France écarte toutefois ces options « parce
qu’on nous demande de faire cela pour être plus productif, donc on a pensé seulement
352
productivité ». Elle décide donc que c’est le caissier considéré le moins productif qui
subira la réduction de six heures de travail, malgré les conséquences que cela pourrait
avoir pour lui et les émotions qu’elle ressent. « J’étais inquiète pour lui, au niveau de sa
famille, de ses moyens financiers et tout. J’avais également peur qu’il perde sa
motivation : peut-être qu’il va quitter. Mais il fallait prendre la décision.»
France nous explique sa décision en ces termes :
« On nous demande de faire ça parce qu’il faut être plus
productif. Qui est le moins productif? S’il y a une personne
beaucoup moins productive d’autres, il faut toucher cette
personne-là. Il faut que je mette mon chapeau de directrice, que
je prenne une décision d’affaires. C’est la personne la moins
efficace et où il y aura le moins d’impact sur le service. Il faut
penser à nos clients et avec les réductions il y aura moins de
personnel disponible pour servir les clients. Alors les gens qui
restent doivent avoir plus d’expérience, doivent être efficaces,
allumés, et nous amener des références. Il faut prendre cette
décision-là. Ça nous touche mais il faut mettre nos émotions de
côté. La banque nous demande de faire ces réductions-là, on est
des gestionnaires, il faut le faire, on n’a pas le choix. »
France nous précise que si elle n’avait écouté que ses émotions, elle aurait peut-être
décidé de réduire les heures d’un autre employé, quelqu’un « qui n’a pas nécessairement
besoin de travailler, ou qui n’a pas besoin de sa paie pour supporter une famille ».
« C’est pour ça que je dis qu’il faut mettre les émotions personnelles de côté et prendre
une décision d’affaires », nous dit-elle. Toutefois, France indique qu’elle était prête, si
l’employé indiquait que cela l’affectait trop financièrement, à l’aider à se trouver un
poste ailleurs à la Banque, où il pourrait faire plus d’heures.
France décide d’imposer cette réduction dès le 1ier novembre, soit trente jours plus tard,
malgré le fait que son vice président régional lui ait indiqué lors de leur rencontre être
prêt à lui donner jusqu’au 2e trimestre de l’année suivante pour faire les réductions. Elle
nous explique que puisque leur année financière débute le 1ier janvier, elle désire avoir
dès le départ de meilleures statistiques de productivité
353
La décision est prise le jeudi, mais France décide que l’employé ne sera avisé que le
lundi suivant, pour ne pas qu’il ait à se questionner au cours de la fin de semaine. France
et le supérieur immédiat de l’employé décident de donner comme justification à
l’employé qu’il a été choisi pour subir la réduction d’heures parce qu’il était celui ayant
le moins d’ancienneté dans l’équipe, puisqu’il était en poste depuis moins de un an,
plutôt que la raison réelle, son manque d’efficacité. France nous explique qu’une telle
nouvelle est déjà difficile à recevoir pour l’employé alors « pourquoi briser son moral?
Les décisions difficiles, c’est souvent la façon de les présenter qui fait la différence. »
Le directeur adjoint qui est le supérieur immédiat de l’employé le rencontre donc pour
l’aviser que dans 30 jours il subirait la réduction d’heures. France rencontre le directeur
adjoint par la suite pour lui demander comment ça s’était passé, voir si l’employé avait
des questions ou s’il désirait se chercher un autre poste qui lui permettrait de travailler
plus d’heures, ce qui ne s’avère pas être le cas. Au moment de notre entrevue, ce caissier
était toujours à leur emploi, avec cet horaire réduit.
5.9.2.2 La décision de France concernant le congédiement pour vol d’une
employée
N’ayant pas de cas à nous soumettre concernant un client, France nous soumet comme
deuxième cas celui d’une personne à l’emploi de la Banque depuis plus de vingt ans, qui
occupe le poste de directrice de compte.
Le problème surgit lorsque France est avisée, par le service qui vérifie les comptes, que
les registres financiers ne balancent pas concernant une transaction que cette directrice
de compte a effectuée. Celle-ci a ouvert, il y a quelques jours, un dépôt à terme d’un
montant de 5,000 $ au profit d’un client, mais elle n’y a pas crédité le montant, que ce
soit par un débit sur un de ses comptes ou le dépôt d’un chèque ou d’argent. Le montant
de 5,000 $ est donc manquant.
354
France croit qu’il s’agit simplement d’une erreur de la part de la directrice de comptes :
« il se peut qu’elle ait oublié de faire l’entrée ou que ce soit un chèque qu’elle a oublié
de traiter », nous indique-t-elle. Elle rencontre donc celle-ci, lui indique qu’il y a soit
une erreur ou une omission dans ce dossier et lui demande de la corriger. La directrice
de comptes lui répond qu’elle s’en occupe.
Une semaine plus tard, France reçoit un nouvel avis du département qui vérifie leurs
comptes lui indiquant que la situation n’a pas été corrigée. Elle retourne donc voir la
directrice de comptes et lui demande pourquoi elle a omis de faire les corrections
demandées. Elle nous résume la réponse de celle-ci ainsi: « Le client m’a donné la
somme de 5,000 $ en argent comptant. J’ai fait la transaction tard dans la journée avec
le client, et les caisses étaient fermées. J’ai mis l’argent dans mon tiroir et je l’ai
oublié. Lorsque je suis partie le soir, j’ai verrouillé mon tiroir. Lorsque j’ai voulu faire
le dépôt par la suite, l’argent n’est plus là, je ne sais pas ce qui s’est passé ».
France interroge alors plus longuement la directrice de comptes, pour obtenir plus de
détails, notamment pour savoir pourquoi elle n’a pas traité le dépôt le lendemain. À
partir de ce moment, nous dit France, « les faits changent un peu à chaque version, son
histoire ne fonctionne pas ». Ainsi, la directrice de comptes lui indique qu’elle pense
avoir donné l’argent à un autre employé pour qu’elle fasse le dépôt. Cependant, lorsque
France vérifie avec cet autre employé, celui-ci nie qu’une telle transaction ait eu lieu et
accepte de faire une déclaration écrite à ce sujet. Lorsqu’elle réinterroge la directrice de
comptes, celle-ci émet une autre hypothèse, peu crédible : peut-être que l’argent est
tombé dans sa poubelle, et que le concierge l’a pris. Lors d’une troisième rencontre à ce
sujet, l’argent n’ayant pas été retrouvé, l’employée lui indique qu’elle s’est peut-être
trompée, le client lui a peut-être remis un chèque et non pas de l’argent comptant, et le
chèque a sans doute été égaré. Bref, nous dit France « elle tente d’impliquer d’autres
personnes, elle ment pour tenter de jeter la faute sur quelqu’un d’autre ».
France entame alors une série de vérifications. Elle fait faire une vérification de toutes
les poubelles dédiées spécifiquement au papier. Elle demande une vérification des
355
registres de la caisse centrale, pour s’assurer que l’argent n’ait pas été déposé ailleurs par
erreur, ainsi que des autres registres de la Banque. Elle rencontre le concierge que la
directrice de comptes tente d’impliquer. Finalement, elle vérifie avec le client, qui lui
confirme qu’il a bel et bien remis la somme de 5,000$ à l’employée en argent comptant,
et non par chèque. Ces vérifications faites, France en vient à la conclusion que les
propos de l’employée constituent un tissu de mensonges.
France communique alors avec son vice-président régional, pour l’aviser qu’il est fort
possible que la directrice de comptes ait volé la somme de 5,000$. Son vice-président lui
dit alors de communiquer avec le département de sécurité de la Banque, pour qu’une
enquête soit tenue à ce sujet. Compte tenu qu’elle croit à un vol, France met la directrice
de comptes en congé avec solde, le temps de l’enquête.
L’enquêteur interroge à nouveau la directrice de comptes, ainsi que plusieurs autres
employés de la succursale. Le département de sécurité vérifie également les comptes
bancaires de l’employée : des dépôts assez importants y ont été faits ce jour là, mais le
montant total est inférieur à 5,000$. Il ressort également de l’enquête que l’employée a
des problèmes de jeu et qu’elle est une habituée des casinos. Elle y serait même allée
avec des collègues de bureau le soir même de la transaction qui fait problème. De plus,
avant l’arrivée de France à cette succursale, l’employée avait utilisé à au moins une
reprise une journée de congé maladie pour aller au casino.
L’atmosphère de la succursale s’avère assez tendue pendant l’enquête. France est en
poste à cette succursale depuis quelques mois seulement. La directrice de comptes, elle,
y est depuis plusieurs années et y a ses alliés : France se doute qu’elle communique avec
ceux-ci pendant son absence sans solde, car tous les employés semblent au courant de
l’histoire. Certains employés lui demandent pourquoi elle doute de la parole de la
directrice de comptes. France vit pendant cette période un stress assez intense : elle
craint que les employés questionnent ses capacités de gestion.
356
À la fin de l’enquête, environ un mois plus tard, le département de sécurité transmet ses
conclusions à France, son vice-président régional et le service des ressources humaines.
À leur avis, la directrice de comptes a effectivement volé la somme de 5,000$. Ils ne
peuvent toutefois le prouver « à 100% », nous dit France, « car elle n’a jamais avoué,
personne n’en a été témoin et aucune caméra ne l’a prise en train d’agir. Mais leur
enquête conclue qu’il n’y a pas d’autre explication possible. »
France éprouve une certaine colère en recevant les résultats de l’enquête. « Je n’en
revenais pas qu’une employée à notre service depuis plus de vingt ans puisse faire
cela », s’exclame-t-elle en entrevue. « Elle n’a pas agi avec intégrité. C’est une de nos
valeurs à la Banque, et c’est une des miennes aussi : on travaille avec l’argent des
clients : si on n’est pas intègre, on ne devrait pas travailler dans une banque. Alors il
n’était pas question que je laisse tomber une chose comme ça », précise-t-elle.
Deux options s’offrent à ce moment à France : donner à l’employé un avis disciplinaire
écrit final, indiquant qu’elle serait congédiée à la prochaine infraction, ou la congédier
tout de suite. Le service des ressources humaines lui précise qu’en cas de congédiement
la directrice des comptes pourrait les poursuivre et que, compte tenu qu’il n’y a pas eu
aveu, il y a un risque qu’elle gagne sa cause.
Mais tant France que son vice-président et le responsable du département de sécurité
s’entendent pour dire que la sanction appropriée est le congédiement. Il s’agit en effet de
la sanction habituelle de la Banque pour les cas de vol et, même si leur preuve n’était
pas « à 100% », ils étaient prêts à prendre le risque de voir leur décision renversée par
un tribunal.
« Ce n’est pas évident de prendre une telle décision », nous dit-elle,
« lorsque l’employée a vingt ans de service. Mais ce n’était pas une employée modèle,
vraiment pas, tant au niveau de son professionnalisme, de son attitude et de ses
compétences. Alors on était prêt à prendre le risque qu’elle nous poursuive par la
suite ».
357
France recommande donc le congédiement de la directrice de comptes, et le service des
ressources humaines donne son accord.
France se sent soulagée : elle aurait eu
beaucoup de difficulté à travailler avec cette directrice si elle était revenue en succursale.
Elle espère toutefois que l’employée, qui semble avoir un problème de jeu compulsif,
puisse bénéficier d’aide à ce sujet. France lui suggère, lors du congédiement, de recourir
aux services des conseillers du programme d’aide aux employés, sans toutefois lui
indiquer qu’elle soupçonne un problème lié au jeu. La directrice de compte conserve la
possibilité d’avoir recours à leurs services jusqu’à trois mois après son congédiement.
France rencontre par la suite l’employée en compagnie de son vice-président régional et
l’avise que, suite aux conclusions de l’enquête, elle est congédiée.
Elle lui laisse
toutefois trente jours pour fermer ses comptes bancaires d’employée, refinancer le prêt
qu’elle avait avec la banque, acquitter sa marge de crédit et prendre les arrangements
nécessaires concernant son fonds de pension. Il lui semblait déraisonnable de ne pas lui
accorder ce délai pour mettre ses affaires en ordre. Quant aux autres employés de la
succursale, ils ont simplement été avisés que cette personne ne travaillait plus pour la
Banque
5.9.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT DE FRANCE
5.9.3.1 Le souci d’autrui de France dans sa décision concernant la réduction
des heures de travail d’un employé
Ce cas débute lorsque France est avisée, suite à une analyse de la productivité de sa
succursale, qu’elle doit couper un poste et réduire les heures d’un ou plusieurs employés
pour atteindre les taux de productivité par employé exigés par la Banque (T1)
(bracketing). France est surprise, mais surtout inquiète à l’annonce de cette nouvelle par
son vice-président régional, puisque toute coupure de poste ou d’heures peut affecter la
qualité du service aux clients, ce qui à son tour affectera leur satisfaction, et donc sa
prime de rendement et celle de ses employés.
358
Figure 52 – France # 1.1 (T1)
SURPRISE
INQUIETUDE
BRACKETING
Taux de
productivité
par employé
trop bascoupures de
poste &
d’heures
nécessaires
QUALIFICATION
ÉVALUATION
Problème
stratégique :
quels critères
utiliser pour
déterminer à qui
réduire les heures
en fonction des
objectifs?
La réduction doit se
faire chez les
caissiers
Les coupures
réduiront le
personnel au
minimum
La succursale doit
atteindre les objectifs
de productivité
(ratios)
SOUCI pour ORGANISATION
Les coupures
risquent d’affecter la
qualité du service à la
clientèle, ce qui
influence à son tour
le taux de
satisfaction, et donc
leurs bonis de
rendement ;
l’efficacité est donc
importante
Productivité
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être économique des
employés (primes) si baisse de
qualité de service vu coupures
Priorités :
Productivité,
efficacité
SOUCI pour SOI
Bien-être
économique (prime)
DÉCISION
Critères retenus :
productivité &
efficacité (taux
d’erreurs)
IMPLANTATION
Demande aux
directeurs adjoints
d’analyser les
dossiers des
caissiers & de lui
faire une
recommandation
CONTEXTE
Succursale évaluée :
manque de productivité –
correctifs exigés par VP
La coupure de poste est effectuée en ne remplaçant pas un employé qui a quitté. Le
problème se pose, pour France, au niveau de la réduction des heures de travail. Ayant
déterminé avec ses directeurs adjoints que c’est au niveau des caissiers que la réduction
d’heures doit être faite, France doit préciser en fonction de quels critères elle choisira
celui ou ceux des employés qui se verront réduire leurs heures. Il s’agit donc, pour elle,
d’un problème stratégique : quels critères adopter pour s’assurer de l’utilisation la plus
optimale de leurs ressources humaines, de sorte à répondre aux objectifs chiffrés de
productivité qui leur sont demandés (qualification).
France évalue que les coupures demandées réduiront ses effectifs au minimum, et la
moindre absence pour maladie, vacances ou autrement risque d’affecter sérieusement la
359
qualité du service aux clients, donc les taux de satisfaction visés. Les employés qui
restent doivent donc être les plus efficaces. De plus, puisque c’est pour des raisons de
productivité que les coupures sont jugées nécessaires, et à réajustement est exigé par le
vice-président régional, la productivité est un critère de sélection important (évaluation).
En conséquence, les critères que France décide de retenir pour décider qui verra ses
heures réduites sont donc la productivité et l’efficacité, qui incluent le taux d’erreurs
(décision).
France rencontre alors ses directeurs adjoints et leur demande d’analyser la situation en
fonction de ces critères. Ils optent ensemble pour se limiter, pour la réduction d’heures, à
l’équipe des huit caissiers, puisque ceux-ci sont plus facilement remplaçables en cas
d’absence maladie ou vacances, ce qui réduit l’impact des coupures sur le service à la
clientèle. France demande donc à ses directeurs adjoints d’analyser les dossiers de
chaque caissier en fonction des critères établis et de lui faire une recommandation
(implantation).
Ses directeurs adjoints lui reviennent, deux jours plus tard (T2), avec la suggestion de
réduire les heures d’un des caissiers en particulier, puisque c’est celui qui est le moins
rapide et qu’il fait plus d’erreurs que les autres : il est donc le moins productif et le
moins efficace. Ils lui indiquent cependant, au cours de la discussion, qu’il est seul
soutien de famille (bracketing). France est tiraillée. Elle s’inquiète des conséquences sur
le bien-être de l’employé, et de sa famille, puisque cette réduction d’heures occasionnera
une baisse de revenus importante sur un salaire déjà peu élevé, alors qu’il est seul
soutien de famille. Elle craint également que cela n’affecte sa motivation au travail. Ce
souci pour l’employé entre en conflit avec son souci pour la productivité de la
succursale. France exprime également une certaine inquiétude pour la satisfaction des
clients dans ce cas, mais ses propos démontrent que c’est davantage compte tenu de
l’incidence du taux de satisfaction de la clientèle sur l’octroi des primes de rendement
des employés qui la préoccupe. Ce souci pour le bien-être économique de ses employés
et le sien entre donc également en conflit avec son souci pour l’employé.
360
Figure 53 – France # 1.2 (T2)
QUALIFICATION
BRACKETING
Problème éthique:
Conflit de valeurs entre
bien-être de l’employé
X et la productivité
Employé X qui verrait
ses heures réduites
selon la
recommandation des
directeurs est le
moins productif -mais il est seul
soutien de famille
EMPATHIE
COMPASSION &
INQUIETUDE pour
l’employé
DÉCISION
Réduire les
heures de
l’employé X
ÉVALUATION
SOUCI pour ORGANISATION
Productivité
Cet employé est le moins
rapide, le moins productif et
celui qui fait le plus d’erreurs
Les coupures réduiront le
personnel au minimum
IMPLANTATION
La succursale doit rencontrer
les objectifs de productivité
Réduire les heures
dans 30 jours
La qualité du service à la
clientèle influence
directement le taux de
satisfaction, et donc leurs
bonis de rendement
Offrir au besoin à
l’employé de l’aider à
se relocaliser pour
qu’il fasse plus
d’heures
CONTEXTE
__________
Cette succursale
évaluée comme
manquant de
productivité –
correctifs exigés par VP
C’est un employé agréable,
serviable, bon esprit d’équipe
Mandater le directeur
adjoint pour lui
annoncer la
réduction
SOUCI pour SOI
Bien-être
économique (prime)
Les impacts financiers
négatifs sur l’employé et sa
famille seraient importants
Priorité : Productivité et bienêtre économique de ses
employés & le sien
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être de l’employé et de
sa famille
EMPATHIE
COMPASSION
La normativité stratégique s’avère donc, à elle-seule, insuffisante pour concilier le
conflit de valeurs entre, d’une part, la productivité et le bien-être économique de ses
employés et le sien et, d’autre part, le bien-être de l’employé qui verrait ses heures de
361
travail réduites, donc subirait, ainsi que sa famille, des conséquences financières et
autres importantes.
France passe donc à la normativité éthique pour résoudre son
problème (qualification), cherchant à résoudre son tiraillement de la meilleure façon
possible dans les circonstances, en tenant compte des impacts négatifs sur les différentes
parties concernées.
Deux autres solutions, qui n’auraient que peu ou pas de conséquences négatives sur ce
caissier, auraient pu être envisagées : répartir la réduction d’heures sur plusieurs
caissiers ou demander si l’un d’entre eux serait volontaire pour réduire ainsi ses heures.
Cependant elles ne sont pas aussi efficaces en termes de productivité, donc France ne s’y
attarde pas. Elle considère que les réductions demandées ne lui laissent pas de marge de
manœuvre à ce sujet : elle doit prioriser la productivité, malgré les conséquences
négatives pour cet employé et sa famille et le fait qu’il est par ailleurs une personne
agréable, respectueux et qui a un bon esprit d’équipe. À défaut, elle ne pourra pas
atteindre le taux de productivité exigé par la Banque et elle risque également de porter
atteinte au taux de satisfaction de la clientèle et, par extension, aux bonis de rendement
(évaluation).
France précise ici qu’elle vit une certaine dualité : son souci d’autrui et les émotions
reliées, soit l’inquiétude pour l’employé et sa famille, lui dictent de ne pas causer de tort
à cet employé et de répartir les heures coupées entre les divers caissiers. Cependant, ce
qu’elle conçoit être la façon correcte d’exercer son rôle de gestionnaire, où elle doit,
nous dit-elle « mettre ses émotions de côté » et « prendre une décision d’affaires », lui
dicte de réduire les heures de l’employé le moins productif. A titre de gestionnaire, c’est
cette deuxième façon de faire qui doit primer : elle décide donc que c’est cet employé
qui verra ses heures réduites (décision).
Toutefois, afin de minimiser les conséquences négatives sur cet employé, elle s’avère
prête au besoin à l’aider à se trouver un autre poste au sein de la Banque, où il pourra
conserver son nombre d’heures initial de travail, mais l’employé ne fait aucune demande
en ce sens. Elle décide toutefois, malgré le fait que son vice-président lui a accordé
362
plusieurs mois pour procéder aux réductions, d’effectuer celles-ci dans les trente jours
afin d’avoir un impact positif plus rapide sur leur taux de productivité. C’est donc dire
que les conséquences pécuniaires sur l’employé prendront effet plus tôt, pour fins de
productivité. Elle mandate un de ses directeurs adjoints, le supérieur immédiat du
caissier concerné, pour l’aviser de leur décision (implantation).
Le souci de France, dans cette décision, est donc principalement organisationnel, axé sur
les objectifs de productivité à atteindre, mais aussi axé sur les primes de rendement qui
dépendent du taux de satisfaction de la clientèle, tant pour elle (souci pour soi) que pour
ses employés (souci d’autrui). Quant à son souci d’autrui envers l’employé concerné,
compte tenu des conséquences pour lui et sa famille de la baisse de revenus qui
s’ensuivra, et l’inquiétude qu’elle ressent pour eux à ce sujet, ils cèdent la place aux
soucis mentionnés précédemment, y compris dans son choix de couper les heures plus
tôt que ce que son vice-président ne l’exigeait lors de l’implantation de sa décision.
Mentionnons en terminant que, quant à son dessin et son résumé écrit, vu leur caractère
plus que sommaire ils n’ajoutent rien de significatif à notre collecte de données et ne
peuvent pas vraiment servir de corroboration réelle non plus, mais aucune contradiction
avec ses propos n’y a été relevée.
5.9.3.2 Le souci d’autrui de France dans le cas du 2e employé
France nous indique, d’entrée de jeu, que la Banque accorde beaucoup d’importance à
l’intégrité, et qu’il en est de même pour elle personnellement. Elle précise qu’elle serait
incapable de travailler pour un employeur qui fermerait les yeux si un employé vole de
l’argent. Cette valeur est au cœur du deuxième cas qu’elle nous présente. Le cas
concerne une personne qui agit comme directrice de comptes (DC) à la caisse depuis
plus de vingt ans. Il commence (T1) lorsque France est avisée que lors de l’ouverture
d’un dépôt à terme par celle-ci au profit d’un client, elle n’a pas fait de dépôt
correspondant. Un montant de 5,000 $ semble donc manquant (bracketing).
363
Il s’agit pour France, à ce stade, d’un problème de gestion : elle pense que l’employée a
dû simplement faire une erreur d’entrée ou de traitement (qualification).
Elle se
contente donc de demander à la directrice de comptes de corriger l’erreur (décision et
implantation).
Figure 54 – France # 2.1 (T1)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Les comptes
ne balancent
pas - il manque
5000$ suite à
l’ouverture
d’un dépôt à
terme
ÉVALUATION
Problème
professionnel :
Gestion des
données
financières
Faire corriger
l’erreur
Probablement dû
à une erreur
d’entrée ou une
omission
Priorité :
Exactitude
SOUCI pour ORGANISATION
IMPLANTATION
Exactitude des données
Demande à la
directrice de
comptes de
corriger l’erreur
CONTEXTE
Intégrité est une
valeur très
importante à la
Banque
Une semaine plus tard, France est informée par le service de vérification que l’écart de
5,000$ est toujours aux livres (bracketing). Elle demande à la directrice des comptes
pourquoi l’erreur n’a pas été corrigée. Elle apprend alors qu’il ne s’agit pas d’une erreur
ou omission d’entrée aux registres, comme elle l’avait cru d’abord. La directrice des
comptes allègue avoir remis l’argent à un autre employé pour dépôt, mais lorsque France
vérifie cette version ce dernier nie l’avoir reçu. Rencontrée à nouveau, la directrice des
comptes tente d’impliquer le concierge et, à défaut, de faire croire qu’elle s’était
trompée, que le paiement a été fait par chèque et le chèque égaré. A ce moment France
croit que la directrice de comptes lui ment, et soupçonne un vol (évaluation). Le
problème change alors de nature à ses yeux puisque, si le vol est prouvé, le lien d’emploi
364
peut être rompu. France se réfère donc à compter de ce moment à la normativité
juridique, qui vise à protéger les droits et les intérêts de l’employeur (qualification).
Figure 55 – France # 2.2 (T2)
DÉMARCHES
Vérifications
auprès de la
DC
BRACKETING
QUALIFICATION
ÉVALUATION
Rencontre de
l’employé à qui
la DC allègue
avoir donné
l’argent – il nie
Nouvel avis
du service de
vérification :
l’écart de
5.000$ n’a pas
été corrigé
Problème
Juridique
Incohérences
dans les
propos de la
DC : semblent
être des
mensonges
Vérifications
financières &
appel au client
& rencontre du
concierge
Il y a peut-être
eu vol – si oui
passible de
congédiement
DÉMARCHES
Appel au VP
régional
Enquête par le
service de
sécurité &
consulte service
ressources
humaines
SURPRISE
CONTEXTE
Intégrité = une valeur très
importante à la Banque ;
Employée a un problème
de jeu
ÉVALUATION
Rapport des
enquêteurs : Vol
probable, mais
pas surs à 100%
+
L’employée a un
Vol inacceptable à la
Banque – hauts standards
d’intégrité : sanction
habituelle = congédiement
DÉCISION
Congédiement
Risque de récidive car
employée a un problème
de jeu
-----------
problème de jeu
COLÈRE
SOUCI pour ORGANISATION
Intégrité
Risque de poursuite & de
condamnation si
congédient
immédiatement sans
preuve à 100%
Priorité : Intégrité &
protéger $$ des clients
IMPLANTATION
Autorisation obtenue du
service des ress. humaines
SOUCI D’AUTRUI
Rencontre l’employée & l’avise
de son congédiement -- lui
suggère de faire appel aux
services du PAE
Protéger le bien-être
financier des clients
France communique avec son vice-président régional pour lui faire part de ces soupçons
et, suivant ses conseils, demande au service de sécurité de faire enquête. L’enquête
révèle que le vol est la seule hypothèse plausible, quoiqu’il ne soit pas possible de le
365
prouver hors de tout doute raisonnable. France éprouve alors de la colère face à ce
manque d’intégrité de la part d’une employée de longue date.
La sanction usuelle de la Banque dans de tels cas est le congédiement, ce qui convient à
France pour qui l’intégrité est une valeur fondamentale dans le cadre du travail à la
Banque, compte tenu que l’argent qu’ils gèrent ne leur appartient pas. Il y a cependant
un risque de poursuite de la part de l’employée en cas de congédiement, puisqu’il s’agit
de sa première offense : elle pourrait alléguer que la Banque aurait dû lui donner d’abord
un avertissement ou une suspension, quitte à congédier s’il y avait récidive. Sanctionner
sévèrement le manquement à l’intégrité s’avère prioritaire pour France (évaluation).
Sa décision est claire : recommander le congédiement (décision).
L’enquête ayant
toutefois mis à jour que l’employée souffrait d’un problème de jeu, lorsque France la
rencontre pour lui annoncer qu’elle est congédiée elle lui mentionne qu’elle peut faire
appel aux services des professionnels du programme d’aide aux employés. Elle lui
accorde également un délai de trente jours pour régler ses affaires bancaires et fermer
ses comptes à la succursale (implantation). Quoiqu’elle ne le mentionne pas
explicitement lors de l’entrevue, il est probable que le risque de récidive, vu le problème
de jeu, ait également joué dans son choix de solution.
Le souci de France pour le bien-être d’autrui se retrouve dans l’importance qu’elle
accorde à l’intégrité compte tenu que la Banque gère l’argent de clients : protéger leur
bien-être financier lui tient à cœur. Elle a également un souci organisationnel face à
l’importance de l’intégrité dans leur secteur d’activité. France espère que l’employée
pourra recevoir de l’aide pour régler son problème de jeu, mais ce fait ne fait pas partie
des considérations dont elle nous dit avoir tenu compte avant de prendre la décision de la
congédier, ni au moment de son implantation.
Précisons que le dessin de France pour cette décision n’ajoute rien de significatif à notre
collecte de données mais il met l’emphase sur la colère qu’elle a ressentie lorsqu’elle a
366
appris qu’il s’agissait vraisemblablement d’un vol. Son résumé écrit confirme les étapes
de sa prise de décision tels que décrits lors des entretiens.
5.10 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION DE LOUIS
5.10.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION
Louis occupe les fonctions de directeur de succursale à la Banque depuis près de cinq
ans, dont un an à la succursale où nous l’avons rencontré. Il nous décrit la Banque
comme valorisant fortement les comportements clés suivants, sur lesquels les employés
sont évalués : « mettre le client en premier, prendre les bonnes décisions rapidement
dans l’intérêt du client, collaborer avec les partenaires et collègues, prendre la
responsabilité de ce que tu fais ».
Le service au client est primordial, à son avis, tant chez la Banque dans son ensemble
que dans sa succursale. Il nous résume ainsi comment il perçoit l’importance de la
qualité du service client : « Il faut faire ce qu’il faut pour que le client soit content et que
la business continue à rentrer. Si je n’ai pas de clients, je n’ai pas de paie et il n’y a pas
de business à faire. Il faut agir de sorte à mériter d’être le premier choix du client. »
Louis cherche à s’assurer que son équipe travaille avec lui dans l’atteinte de leurs
objectifs communs et que ses employés aient confiance en lui. Il nous décrit en ces
termes sa perception de son rôle à la Banque :
« C’est un rôle de coach-leader, un peu comme les coachs de
sport. Les athlètes ont toujours besoin d’un coach. Ce sont eux
qui scorent les buts mais avant ça il y a eu de la préparation, il
y a eu de l’entraînement, il y a eu du support. Moi je me vois
comme cela, exactement comme un coach de sport. Si mes
employés ont un bon taux de succès avec la vente de nos
différents produits, c’est parce que l’entraînement qu’on a fait
et les stratégies que moi, comme directeur, je peux mettre en
place pour ma succursale les y ont aidés. »
367
Le coaching qu’il offre à ses employés lui permet de déceler les aspects sur lesquels ils
peuvent s’améliorer « pour les amener à inspirer confiance et à atteindre un niveau de
qualité favorisant les références de la part des clients », nous explique-t-il. « Notre
entreprise veut accroître le nombre de nouveaux clients et la meilleure façon pour nous
de le faire c’est d’avoir des références de qualité de la part de nos clients, des
références qu’on peut vraiment développer. » Ayant une formation académique en
marketing, Louis affirme être particulièrement sensible à l’importance de ce volet de ses
tâches. Le coaching se fait, selon le cas, soit sur la maîtrise d’outils de travail ou sur les
attitudes et aptitudes plus générales de l’employé.
Une certaine partie de son temps est également consacrée à la gestion des ressources
humaines, que ce soit au niveau de la gestion de la performance de certains employés, ou
pour les aider dans leur progression de carrière au sein de la Banque. Un autre volet de
son travail concerne les cas importants de relations avec les clients, que ce soit en
soutien à une démarche de développement de la clientèle d’un de ses employés ou dans
la gestion de situation difficiles, tel les cas de fraude ou de comportement abusif du
client envers les employés.
Louis dit valoriser l’écoute de ses clients et ses employés, l’ouverture aux suggestions et
la responsabilisation de ses employés. Il accorde d’ailleurs beaucoup de latitude à ses
employés de niveau professionnel, tel les directeurs de compte, réservant les suivis
« plus serrés » au cas problématiques. Il se dit par ailleurs très orienté vers l’atteinte des
résultats, tout en étant suffisamment flexible pour encourager un employé qui n’aurait
pas atteint ses résultats un mois donné, de sorte à l’aider à rencontrer ses objectifs par la
suite.
368
5.10.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS
5.10.2.1 La décision de Louis concernant le congédiement d’une employée
Le cas que nous présente Louis concerne une employée de sa succursale qui arrive
fréquemment en retard à son travail. Cette employée occupe un poste de directrice de
comptes et, à ce titre, elle est appelée à rencontrer régulièrement des clients.
Compte tenu qu’il vient d’être nommé directeur de cette succursale depuis peu, Louis
prend soin de ne pas intervenir trop rapidement : « Je ne suis pas le genre de directeur
qui regarde sa montre aux deux secondes, je fais confiance à mes employés pour faire ce
qu’ils doivent faire pour développer la « business » et bien performer », nous explique-til. Louis demande informellement à l’employée, à quelques reprises, pourquoi elle est en
retard. Celle-ci lui donne diverses excuses, tel que son cadran n’a pas sonné ou qu’elle
était fatiguée. Il tolère ses retards pendant quelque temps.
Après quelques semaines, Louis décide qu’il doit intervenir : « Un retard de temps à
autre, ce n’est pas très grave », nous dit Louis, « mais avec cette personne là, c’était
fréquent et je savais que le reste de l’équipe le remarquait aussi ». Sa préoccupation à ce
moment est double : « le problème de l’employée qui rentre fréquemment en retard et
l’impact au niveau de l’équipe, car s’ils constatent que je ne fais rien ils peuvent se dire
qu’eux aussi ils peuvent entrer en retard. »
Louis rencontre donc l’employée informellement, à deux reprises, après deux nouveaux
retards. Il lui indique ses attentes et celles de la Banque concernant la ponctualité et lui
demande de rectifier la situation. Il nous précise lui avoir expliqué que lorsqu’elle est en
retard, elle fait attendre un client, ce qui a un impact négatif sur la satisfaction de ce
dernier.
Le comportement de l’employée semble s’améliorer pendant quelques semaines, mais
par la suite elle arrive au travail en retard à plusieurs reprises au cours d’une même
369
semaine.
Louis nous indique qu’il considère ces nouveaux retards comme un
manquement important : « Chez la Banque un des comportements clé qu’on exige c’est
d’agir de façon responsable. Arriver constamment en retard constitue un manque de
responsabilité, en plus d’être un manque de respect envers les clients. »
Avant d’intervenir de façon plus formelle auprès de l’employée, Louis décide de faire
diverses démarches visant à bien évaluer la situation. Il prend d’abord connaissance du
dossier de l’employée. Il constate alors que le directeur de succursale précédant lui avait
déjà donné deux avis disciplinaires écrits concernant ses retards. Par ailleurs, comme
l’employée lui a mentionné lors de ses rencontres avec elle avoir eu dans le passé
certains problèmes de santé lui occasionnant de la fatigue, Louis communique avec le
service de ressources humaines de la Banque afin de déterminer si, selon leur dossier,
ces problèmes de santé peuvent justifier ses retards. Le représentant des ressources
humaines lui indique que l’employée s’est en effet absentée pour maladie dans le passé,
mais que selon leur dossier et les avis médicaux qui s’y trouvent, aucune raison médicale
ne justifie les retards de l’employée.
Compte tenu que l’employée a déjà eu par le passé deux avis écrits concernant ses
retards Louis serait justifié, selon les procédures de la Banque, de lui donner un avis
écrit final, la sommant de rectifier son comportement à défaut de quoi la prochaine fois
elle serait congédiée. Louis décide, ses vérifications faites, de procéder ainsi et nous
explique ses raisons en ces termes: « Parce que je me suis aperçu que les deux fois que
je l’ai rencontrée informellement ça n’a pas fonctionné, je n’ai pas vu d’amélioration.
Donc l’avis écrit final était la mesure à prendre pour essayer de rectifier cette situation
là. »
Louis rencontre donc l’employée pour lui remettre l’avis écrit final, et exige de sa part
un plan d’action écrit précisant les mesures qu’elle entend prendre pour corriger son
comportement de sorte à répondre aux exigences de l’employeur.
L’employée lui
revient avec son plan d’action quelques jours plus tard et son comportement s’améliore
pendant quatre ou cinq mois à ce sujet.
370
Deux nouveaux retards surviennent toutefois à ce moment et ce, en l’espace de quelques
semaines. Tout en sachant qu’il pourrait procéder à son congédiement à ce moment,
Louis lui accorde encore quelques chances puisqu’il considère les raisons qu’elle lui
donne pour ces nouveaux retards comme suffisant pour les excuser. Une première fois
son retard était attribuable à une contravention, alors que la fois suivante le retard est
survenu le lendemain d’une absence pour maladie : « Elle semble mal en point mais elle
a fait l’effort quand même de rentrer au bureau, alors j’apprécie son effort : elle aurait
pu rester chez elle. Alors je n’ai rien dit, je suis capable de tolérer », nous explique
Louis.
Cependant peu de temps après l’employée lui laisse un message sur sa boite vocale un
matin, lui disant que son cadran n’avait pas fonctionné et qu’elle était fatiguée, donc elle
serait en retard. « Là, j’en avais assez », nous dit Louis. Il considère que la raison
donnée par l’employée pour son retard cette fois n’est pas sérieuse, particulièrement
compte tenu qu’il lui a déjà donné plusieurs chances. « Cela arrive trop fréquemment et
a des impacts sur les clients et sur mon équipe », nous précise-t-il. « Et là, quand ça
touche à mes clients, je n’ai plus de tolérance : si je n’ai pas de clients, je n’ai pas de
travail. Tu dois traiter les clients avec des gants blancs pour obtenir les meilleures
recommandations. Or, quand tu vas chercher un client avec quinze à vingt minutes de
retard, cela a un impact sur leur satisfaction et je ne peux plus tolérer ça. »
Louis décide donc de procéder au congédiement, après en avoir discuté avec son épouse
et son directeur adjoint. Sa décision tient compte non seulement du fait que l’employée a
déjà eu trois avertissements écrits formels à ce sujet à son dossier, mais aussi du poste
qu’elle occupe : « on ne parle pas d’un petit caissier en succursale là, on parle d’un
directeur de compte qui gère des millions de dollars de mes clients, et qui prend des
décisions qui vont affecter la situation financière de mes clients. Si elle n’est même pas
capable de se gérer elle-même, j’ai des doutes sur sa capacité à donner des conseils à
d’autres. »
Louis se dit toutefois frustré et déçu d’avoir à recourir à cette solution en ces termes :
371
« Dans ce cas-ci son comportement était à 100% contrôlable
par l’employée. Avoir à congédier quelqu’un pour des retards,
je trouve cela stupide. Au niveau de son rendement, elle
performait, et ce n’était pas une méchante personne, mais elle
n’agissait pas correctement avec les clients. Gérer ce genre de
situation ça fait partie de la vie d’un gestionnaire, mais je
n’étais pas content de prendre cette décision là. Je sais qu’il y a
un impact sur l’employé, un impact quand même assez majeur :
elle n’a plus d’emploi là, demain. Puis je sais qu’elle vient
d’acheter un condo, parce qu’elle a pris son hypothèque chez
nous, et qu’elle vit toute seule, elle n’a pas de conjoint. Cela
touche une grosse partie de la vie d’une personne, ce n’est
jamais facile de prendre une décision comme ça. Tu la prends
mais tu n’aimes pas de la prendre parce que tu sais ce qui va se
passer par la suite. J’ai perdu une couple de nuits de sommeil
avec ça. »
Louis n’entrevoit toutefois pas d’autre solution à ce problème. Il admet cependant ne
plus avoir le goût d’en chercher. Il nous indique, lors du dernier entretien, que même s’il
avait, par exemple, ajusté l’horaire de l’employée pour qu’elle puisse rentrer un peu plus
tard, cela n’aurait pas changé grand-chose : tôt ou tard le problème aurait refait surface,
c’était voué à l’échec. Louis nous précise toutefois que si le service des ressources
humaines lui avait indiqué qu’il y avait une justification médicale pour les retards de
l’employée, il aurait sans doute tenté un tel changement d’horaire.
Malgré sa frustration et les impacts qu’il entrevoit pour l’employée, Louis assume ce
qu’il considère être ses responsabilités de gestionnaire. Il nous raconte comment il a fait
pour être en mesure de prendre cette décision:
« Je suis sorti un peu de ma peau, je me suis dit que j’étais un
directeur et que mes décisions seraient parfois difficiles, mais
que je devais faire abstraction de mes considérations
personnelles, m’en tenir aux faits et faire ce qu’il y avait à faire.
Cela m’a aidé. Je n’avais pas le choix de faire ça, j’ai mis mon
chapeau de directeur, mais c’est vraiment plate de congédier
quelqu’un pour des retards.»
Interrogé davantage sur la dualité dont il nous fait part, entre ses considérations
personnelles et son rôle de directeur, Louis nous précise ce qui suit :
372
« Je suis directeur, je mets mon chapeau corporatif et je fais ma
job selon les attentes de la banque. Quand tu es un directeur tu
n’as pas le choix de mettre ton chapeau parfois, même si tu n’es
pas d’accord, ou si tu n’es pas d’accord à 100 %. Tu n’as pas le
choix, tu mets ton chapeau corporatif et tu fais ton boulot, t’es
payé pour cela, c’est ça ton rôle.
Sauf que derrière tout cela je suis quand même un être humain,
j’ai quand même des émotions concernant certaines décisions
que je dois prendre. C’est pour cela que je mets comme deux
chapeaux. Le plus important pour moi c’est ce chapeau
corporatif, parce que c’est avec ça que je gagne ma vie…Mais
derrière ça j’ai toujours mon côté humain, et du côté humain ce
n’est pas facile parce que je vais congédier une personne, ce qui
va affecter énormément sa santé financière et sa santé
émotionnelle. Je ne veux pas faire de la peine ou causer de
trouble à personne, ce n’est pas dans ma nature, mais je dois
faire mon boulot. »
Sa voix enrouée pendant cette partie de son témoignage indique sans doute qu’une partie
de l’émotion vécue à l’époque est encore présente à son esprit. Louis avoue également
avoir ressenti de l’anxiété lors de cette dernière phase avec l’employée, et nous précise
ses émotions à l’époque en ces termes : « Ce n’est pas facile, je sais que je vais toucher
à sa vie personnelle avec cette décision là. Puis je m’attends à ce qu’elle réagisse de
façon négative et je n’ai pas le goût de gérer ça non plus. »
Louis communique avec le service des ressources humaines pour s’assurer qu’ils
supporteront sa décision de congédiement et obtenir leurs conseils sur la façon de
procéder, puisque ce sont eux qui préparent les documents nécessaires dans un tel cas,
avec l’aide de juristes, et qui coachent les gestionnaires concernant le processus à suivre.
Il n’a pas besoin de les convaincre de la justesse de sa décision de congédier l’employée,
puisque celle-ci avait déjà fait l’objet d’un avis écrit final prévoyant le congédiement en
cas de récidive. Le représentant du service lui confirme qu’ils supporteront sa décision.
Dans un cas de congédiement, le vice-président régional et le président régional pour le
Québec de la Banque doivent être informés de la situation avant le congédiement. Louis
nous précise qu’ils s’objectent rarement à une telle décision d’un directeur de succursale,
373
mais qu’ils ont le pouvoir de le faire. Le service des ressources humaines les avise donc
de la situation et obtient leur approbation.
Quelques jours plus tard, ayant obtenu le feu vert pour procéder au congédiement, Louis
rencontre l’employée pour l’en aviser, en présence de son directeur adjoint. L’employée
réagit fort mal, profère des injures, allègue discrimination puis se met à pleurer. Louis
lui remet néanmoins la lettre de congédiement, suivant le script que lui a suggéré le
service des ressources humaines, l’avisant qu’elle dispose de quinze minutes pour
ramasser ses effets personnels et quitter les lieux. Ils la reconduisent par la suite à la
sortie.
Avec un certain recul, Louis s’estime satisfait de la décision qu’il a prise. « J’ai suivi les
procédures, j’ai répondu aux attentes de mes supérieurs à titre de gestionnaire de ma
succursale, j’ai utilisé les ressources dont j’avais besoin pour prendre ma décision. Et je
pense que ça a amélioré le fonctionnement de mon équipe parce que là, il n’y a plus
personne qui rentre en retard. »
5.10.2.2 La décision de Louis concernant une fraude présumée
Le deuxième cas que soumet Louis concerne une cliente qui a potentiellement été
victime de fraude dans son compte de banque pour un montant d’environ 2,000$.
Lorsque de tels cas surviennent, un des employés de la succursale doit rencontrer le
client pour recueillir de l’information selon un format prédéterminé et envoyer le tout à
un département spécialisé de la Banque qui analyse les cas potentiels de fraude et fait
par la suite des recommandations à la succursale quant à la façon de traiter le dossier.
Dans le présent cas ce département spécialisé en vient à la conclusion que la cliente n’a
pas été victime de fraude et recommande que la succursale lui fasse assumer la perte de
2,000$. Leurs conclusions sont basées en bonne partie sur le fait que selon les données
dont ils disposent, la transaction pour retirer cette somme a été faite à un guichet
374
automatique au moyen de la carte client et qu’il n’y a eu aucune erreur de NIP (numéro
d’identification personnel) lorsque la transaction a été faite. C’est donc dire que la
personne qui a retiré cette somme avait en mains sa carte et son NIP. Par conséquent, ils
en concluent que la transaction a probablement été faite par la cliente ou par une
personne autorisée par elle. Par ailleurs, la convention entre la banque et la cliente
concernant l’octroi de la carte client prévoit que la cliente doit préserver la
confidentialité de son NIP : par conséquent, si elle a été négligente à ce sujet et qu’une
autre personne a eu accès à son NIP, elle peut être tenue responsable de la perte.
La situation est portée à l’attention de Louis lorsque son directeur adjoint lui fait part
qu’il a communiqué avec la cliente à ce sujet, sur réception du rapport du département
de fraude, pour l’informer qu’elle serait tenue responsable de la perte, mais que celle-ci
nie catégoriquement avoir fait cette transaction et qu’elle refuse d’être tenue
responsable. La cliente lui a précisé qu’elle travaillait à cette heure-là, donc il est
physiquement impossible qu’elle ait pu faire cette transaction au guichet. Elle précise
également que si la Banque maintient sa décision elle a fermement l’intention de porter
plainte et de faire d’autres démarches afin de faire renverser cette décision. De telles
situations difficiles avec les clients doivent être portées à l’attention du directeur de la
succursale, d’où la rencontre avec le directeur adjoint.
Le directeur adjoint avoue à Louis que compte tenu des propos de la cliente, il n’est pas
certain qu’elle ait effectivement fait la transaction. « Quand le client insiste aussi
fortement pour dire que non, ce n’est pas elle, pour moi il y a des cloches qui sonnent »,
nous explique Louis. Quelqu’un qui sait qu’il est responsable va parfois s’essayer un
peu pour faire semblant que ce n’est pas lui, mais quelqu’un qui est prêt à aller plus
loin que ça pour se défendre et menace faire des plaintes et d’aller voir les journalistes,
on doit faire attention à ça, il faut analyser la situation plus en profondeur. »
Louis nous explique qu’il arrive parfois qu’il ne soit pas d’accord avec la
recommandation du département des fraudes, notamment à cause d’une différence dans
leur perception des faits ou de la situation :
375
« Parfois je ne suis pas d’accord de tenir le client responsable
parce que malgré les conventions qui nous protègent comme
institution financière, et le fait que oui, techniquement on
pourrait garder le client responsable pour x raisons, je n’y crois
pas. À ce moment-là c’est dans mes pouvoirs de dire : oui ou
non. Et des fois, je vais dire non, je ne retiens pas leur
recommandation. Parfois je tiens compte aussi de l’image de la
banque. Par exemple, il est déjà arrivé dans de tels cas qu’un
client dise qu’il en parlera aux journalistes et qu’il le fasse.
Donc dans certains cas on doit prendre en considération, est-ce
qu’ils vont vraiment faire de plaintes et parler aux médias ? Estce que quelqu’un va les prendre au sérieux ? Si la réponse est
possiblement oui, on doit penser un petit peu plus en
profondeur : il faut protéger l’image de la banque. »
Lorsqu’il a un doute, Louis analyse lui-même le dossier avant de prendre la décision
d’accepter la recommandation du département des fraudes ou non. Il nous précise qu’au
cours de plus de cinq ans comme gestionnaire, il ne lui est arrivé que deux ou trois fois,
seulement, de renverser la décision du département des fraudes.
Comme il a un tel doute dans le présent cas, Louis décide de ne pas entériner
automatiquement la recommandation du département de fraude, et de faire des
vérifications additionnelles avant de prendre une décision définitive. Il laisse donc, dans
un premier temps, le bénéfice du doute à la cliente pour des raisons, nous dit-il, de
respect et de conserver de bonnes relations avec la clientèle.
Après en avoir discuté avec son directeur adjoint Louis vérifie l’heure et l’endroit de la
transaction ainsi que la situation familiale et financière de la cliente, et discute du dossier
avec un représentant du département des fraudes. Le doute subsiste dans son esprit. Il
appelle alors la cliente
et lui pose quelques questions précises pour lui permettre
d’évaluer la crédibilité de la cliente. « La façon qu’un client me répond me permet
normalement de juger si le client me conte des histoires ou s’il est vraiment sincère »,
nous explique-t-il. La cliente lui réitère qu’il est impossible que ce soit elle qui a fait la
transaction, puisqu’elle était au travail à ce moment. Il semblait en effet évident à Louis
que la transaction n’avait pas été faite par la cliente elle-même puisque le guichet utilisé
376
pour le faire était loin de l’endroit où elle travaille. La cliente lui avoue toutefois lors de
cette conversation qu’elle pense que c’est son fils qui lui a volé sa carte et qui aurait
retiré cet argent de son compte sans sa permission. Louis accorde de la crédibilité à cette
hypothèse, puisqu’un parent qui va au guichet avec son enfant ne pense pas
nécessairement à cacher son nip. Son fils peut donc en avoir pris connaissance aisément,
ce qui expliquerait que la transaction présumée frauduleuse s’est faite sans erreur de nip.
Louis nous explique son évaluation de la situation ainsi :
« Techniquement, selon la convention pour les cartes client, le
client est responsable de garder son nip confidentiel, nous
explique Louis, et s’il y a eu négligence à ce sujet on peut tenir
le client responsable. C’est d’ailleurs l’argument principal du
département des fraudes pour la tenir responsable : c’est de la
négligence de sa part. Oui, techniquement, on pourrait dire
qu’il y a eu négligence, mais est-ce que cela a été fait de
mauvaise foi ? Non. »
Les faits recueillis lors de la conversation téléphonique avec la cliente, en plus de ceux
qui étaient déjà au dossier, lui semblent suffisants pour évaluer la situation.
« Honnêtement » nous dit Louis, « avec toutes les informations qu’on a eues, je sais que
ce n’est pas elle qui a fait la transaction ». Cependant l’argument du département des
fraudes demeure : comme il n’y a pas eu erreur sur le nip, la cliente a dû être négligente
et devrait assumer la responsabilité de la perte. Louis doit donc décider s’il la tient
responsable, ce que lui permet tout à fait le contrat avec la cliente (convention de carte
client), ou non.
Pendant les jours qui suivent, Louis vérifie quelles seraient les conséquences de sa
décision sur sa succursale s’il ne tenait pas la cliente responsable de la perte. Il apprend
que s’il renversait la décision du département des fraudes, dans ce cas spécifique, le
montant deviendrait une perte réelle pour la succursale. La décision le tiraille parce que,
nous dit-il, d’une part « comme directeur je ne veux pas avoir beaucoup de pertes dans
mes livres » mais que, d’autre part, « ce n’était pas une cliente très fortunée et le
montant c’était quasiment 2000 $ ». Louis décide finalement, après en avoir discuté à
nouveau avec son directeur adjoint et soupesé le pour et le contre des chacune des deux
377
options, de laisser le bénéfice du doute à la cliente et de ne pas la tenir responsable.
Il nous explique ainsi les motifs au soutien de sa décision, en plus du fait qu’il croyait la
version de la cliente:
« Je sais que je dois prendre une décision assez rapidement et je
veux prendre une décision juste... Ça dépend le type de directeur
que tu es. Il y a des directeurs qui auraient appuyé la
recommandation parce qu’ils ne voulaient pas avoir une perte
dans leurs chiffres mais pour moi, cette façon de penser là, c’est
que là tu mets la compagnie avant le client. Or ce n’est pas la
bonne façon de penser parce que si tu n’as pas de clients, il n’y
a pas de compagnie. Alors tu dois trouver un équilibre : oui je
suis un gestionnaire et je travaille pour la banque, et on est ici
pour faire du profit, mais en même temps il y a un client là et il
faut tenir compte de l’impact négatif qu’on peut avoir sur le
client. Dans ce cas ci, pour un client qui n’est pas fortuné et
qui travaille au salaire minimum de se faire dire qu’il est
responsable de 2000 $, ce n’est pas évident.
De plus, dans ce cas ci, je sais que la cliente était une
immigrante, et alors on doit faire attention au niveau de la
réputation et de l’image de la banque, pour éviter les plaintes de
racisme ou de discrimination. La client avait mentionné à mon
directeur adjoint que si nous ne renversions pas notre décision
elle avait l’intention d’aller plus loin, et je lisais entre les lignes.
Ça fait partie de notre rôle comme gestionnaire d’essayer de
protéger l’image de la banque, et même si cela coute parfois de
l’argent pour le faire, ça vaut la peine. Si elle s’en va au journal
de Montréal ou quoi que ce soit, pour 2000 $, je pense que mon
VP ne va pas être très content de ma décision. »
Avec le recul, Louis croit avoir pris la bonne décision, même si la succursale a dû
assumer une perte de 2,000$. « Évidemment ce montant là de 2000 $ sur une succursale
assez grosse ce n’est pas énorme », nous précise-t-il, « mais quand même, je suis ici
pour minimiser les pertes, c’est une business et on veut faire le plus de profits
possibles. »
378
5.10.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT DE LOUIS
5.10.3.1 Le souci d’autrui de Louis dans sa décision de congédier une
employée
Le développement de la clientèle au moyen des recommandations de clients satisfaits
revêt une grande importance stratégique pour la profitabilité de la succursale, selon
Louis, et c’est plus particulièrement à ce titre qu’il accorde de l’importance à la qualité
du service à la clientèle. Cela s’avère être au cœur de la situation qu’il nous présente
concernant une employée.
Le cas débute peu de temps après l’entrée en fonction de Louis comme directeur de cette
succursale. Il constate qu’une des directrices de comptes, dont le rôle comporte des
rencontres avec des clients, arrive fréquemment en retard à son travail. Après quelques
semaines de tels retards (T1) Louis considère la situation problématique (bracketing).
À ce moment il envisage le problème comme étant de type professionnel, relatif à la
bonne gestion des ressources humaines et à la gestion de la qualité du service à la
clientèle. Ces pratiques dysfonctionnelles de l’employée doivent être corrigées, car elles
peuvent porter atteinte à la satisfaction de la clientèle, ce qui nuira au développement de
la clientèle et donc, ultimement, à la profitabilité de la succursale (qualification).
Louis évalue que les retards sont suffisamment fréquents pour justifier une intervention
auprès de l’employé. Il considère également que s’il n’intervient pas cela risque d’être
interprété par les autres employés comme du laxisme et une occasion pour eux de faire
de même, ce qui pourrait éventuellement nuire, de la même façon, à la succursale
(évaluation).
379
Figure 56 – Louis décision # 1.1 (T1)
DÉCISION
BRACKETING
QUALIFICATION
Retards
frequents
Problème
professionnel :
gestion des
ressources
humaines & de la
qualité du service
ÉVALUATION
Retards fréquents =
Impacts sur la
satisfaction des
clients= impact sur
profitabilité
Impact sur l’équipe s’il
ne fait rien :
encouragera autres
retards = impact
éventuel sur
profitabilité
SOUCI pour ORGANISATION
Satisfaction de la clientèle
pour profitabilité + mauvais
exemple pour équipe
Il vient d’arriver : ne
pas intervenir trop vite
Priorité : Satisfaction
clientèle pour
profitabilité
CONTEXTE
Satisfaction clientèle
important pour la
Banque
Donner une
chanceDemander à
l’employé de
corriger la
situation
IMPLANTATION
Rencontre
l’employée, la
sensibilise re
impacts sur les
clients, lui explique
ses attentes à ce
sujet et lui demande
de modifier son
comportement
Comme il vient d’arriver en poste, toutefois, il opte pour une rencontre informelle avec
l’employée pour lui demander de corriger la situation (décision). Louis rencontre donc
l’employée, lui précise ses attentes en matière de ponctualité tout en la sensibilisant à
l’impact de ses retards sur la satisfaction des clients, et lui demande de corriger la
situation (implantation).
Malgré tout l’employé est à nouveau en retard quelques temps plus tard (bracketing T2). Il s’agit toujours pour Louis d’un problème professionnel (qualification), qu’il
évalue la situation de la même façon (évaluation). Il décide de rencontrer à nouveau
informellement l’employée (décision), en lui tenant des propos similaires (implantation).
380
Figure 57 – Louis décision # 1.2 (T2)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Nouveau
retard
Problème
professionnel :
gestion des
ressources
humaines & de la
qualité du
service
ÉVALUATION
Retards fréquents =
Impacts sur la
satisfaction des
clients= impacts sur
satisfaction clientèle =
impact sur profitabilité
Donner une autre
chanceDemander à
l’employé de
corriger la
situation
Impact sur l’équipe s’il
ne fait rien :
encouragera autres
retards
SOUCI pour ORGANISATION
Satisfaction de la clientèle
pour profitabilité + mauvais
exemple pour équipe
Il vient d’arriver : ne
pas intervenir trop vite
IMPLANTATION
Priorité : Satisfaction
clientèle - profitabilité
CONTEXTE
Satisfaction clientèle
important pour la
Banque
Nouvelle rencontre
de l’employée –
mêmes propos que
la 1iere rencontre
T1
La situation semble s’être corrigée par la suite, puisque l’employée respecte son horaire
pendant quelques semaines. Toutefois, quelques semaines plus tard, elle arrive en retard
à plusieurs reprises au cours de la même semaine (T3) (bracketing). Le regard de Louis
sur la situation change à ce moment : puisque les deux rencontres informelles avec
l’employée n’ont pas amené de changement définitif, il considère maintenant les retards
répétés comme des manquements aux normes de l’organisation et tout particulièrement
aux exigences de la Banque en matière de responsabilisation et de qualité du service
client. Le problème devient donc de nature déontologique (qualification).
La normativité déontologique exige généralement de recourir à des sanctions
disciplinaires pour ramener la personne à se conformer aux normes de l’organisation. Il
est toutefois généralement de mise, avant de prendre une sanction envers un employé, de
faire certaines démarches pour s’assurer que la sanction prise sera appropriée. Louis
commence donc par vérifier s’il y a des antécédents à son dossier personnel. En faisant
cette vérification Louis apprend que le directeur de succursale précédant avait déjà
imposé des sanctions à cette employée pour ses retards sous formes d’avis écrits et ce, à
deux reprises. Le processus disciplinaire applicable en cas de manquement
381
déontologique a donc déjà été amorcé : il n’a qu’à le poursuivre. Une vérification
additionnelle auprès du service de ressources humaines de la Banque lui permet de
déterminer que ces retards ne sont justifiés par aucun problème de santé déclaré. Cette
vérification lui semble importante à faire puisque l’employé lui a mentionné s’être
absentée dans le passé pour cause de maladie.
Figure 58 – Louis décision # 1.3 (T3)
BRACKETING
Amélioration
temporaire,
suivi de
plusieurs
retards dans
la même
semaine
QUALIFICATION
Problème
déontologique :
manquement aux
normes de
responsabilisation
& qualité service
client
ÉVALUATION
Pas de changement
définitif
DÉMARCHES
Vérification
du dossier
employée et
auprès des
ressources
humaines re
santé de
l’employée
Retards fréquents =
Impacts sur
satisfaction clientèle
= impact sur
profitabilité
SOUCI pour ORGANISATION
Impact sur l’équipe
s’il ne fait rien :
encouragera autres
retards = impact sur
satisfaction clientèle
Satisfaction clientèle re
profitabilité + mauvais exemple
CONTEXTE
Priorité :
Satisfaction
clientèle pour
profitabilité
Satisfaction clientèle =
important à la Banque
ÉVALUATION
ADDITIONNELLE
IMPLANTATION
A déjà eu 2 avis :
selon politiques
Banque, il peut
donner un avis final
Absences non
justifié par raisons
médicales
DÉCISION
Avis écrit final
Rencontre l’employée &
lui remet l’avis écrit final
en l’avisant qu’en cas de
récidive elle risque le
congédiement
+
Demande un plan d’action
Priorité : Satisfaction
clientèle
Rien ne s’oppose donc à ce qu’une nouvelle sanction soit prise. Les politiques de la
Banque prévoient qu’après deux avis écrits concernant le même type de manquement le
gestionnaire peut passer à un avis écrit final, sommant l’employée de rectifier son
comportement à défaut de quoi la prochaine fois elle serait congédiée. Louis considère
382
une telle mesure appropriée dans les circonstances (évaluation). Louis décide donc
d’imposer un avis écrit final à l’employée (décision). Il rencontre l’employée pour lui
remettre l’avis et exige de sa part un plan d’action écrit précisant les mesures qu’elle
entend prendre pour corriger son comportement de sorte à répondre aux exigences de
l’employeur (implantation).
Suite à cette rencontre, Louis note une amélioration pendant quatre ou cinq mois à ce
sujet, puis l’employée a un nouveau retard dû à une contravention (bracketing - T4).
Tout en sachant qu’il pourrait légitimement procéder à son congédiement, et en
demeurant dans la normativité déontologique (qualification), Louis évalue que la raison
invoquée par l’employée pour expliquer ce nouveau retard est suffisamment légitime
dans les circonstances.
Figure 59 – Louis décision # 1.4 (T4)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Amélioration
pendant
quelques mois
puis nouveau
retard dû à
contravention
Problème
déontologique :
manquement
aux normes de
responsabilisati
on & de respect
du client
ÉVALUATION
Donner une autre
chance
Retards fréquents =
Impacts sur satisfaction
clientèle = impact sur
profitabilité
Impact sur l’équipe s’il ne
fait rien : encouragera
autres retards = impact
éventuel sur profitabilité
SOUCI pour ORGANISATION
Satisfaction clientèle pour
Selon les politiques de la
Banque, il pourrait
congédier car déjà 2 avis
profitabilité & respect des politiques
-------------
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être de l’employée
(implicite)
CONTEXTE
Raisons de l’employée
pour ce retard justifient
celui-ci – Congédiement
aura des conséquences
importantes sur l’employée
IMPLANTATION
Ne procède pas
au congédiement
Priorité : Bien-être de
l’employée (implicite)
Satisfaction
clientèle important
pour la Banque
Quoiqu’il ne nous précise pas explicitement se soucier spécifiquement du sort de
l’employée à ce stade, le fait qu’il lui accorde une chance alors qu’il pourrait la
383
congédier semble indiquer qu’il priorise son bien-être en l’occurrence, les conséquences
associées au congédiement étant importantes (évaluation). Il ne procède donc pas au
congédiement (décision et implantation).
De même, peu de temps après (bracketing-T5), un nouveau retard survient, au
lendemain d’un congé de maladie. Reconnaissant que l’employée a fait un effort pour
entrer au travail même si elle ne se sent pas complètement remise, il considère à
nouveau se retard comme légitime en vertu de la normativité déontologique
(qualification) et insuffisant pour justifier son congédiement (évaluation). Il ne procède
donc pas au congédiement (décision et implantation).
Figure 60 – Louis décision # 1.5 (T5)
DÉCISION
BRACKETING
QUALIFICATION
Nouveau
retard dû à
maladie
Problème
déontologique :
manquement aux
normes de
responsabilisation
& de respect du
client
ÉVALUATION
Donner une
autre chance
Retards fréquents =
Impacts sur
satisfaction clientèle
= impact sur
profitabilité
Impact sur l’équipe
s’il ne fait rien :
encouragera autres
retards = impact
éventuel sur
profitabilité
SOUCI pour ORGANISATION
Satisfaction clientèle pour
profitabilité & respect des
politiques
Selon les politiques
de la Banque, il
pourrait congédier car
déjà 2 avis
SOUCI D’AUTRUI
IMPLANTATION
Ne procède pas
au
congédiement
-------------
Bien-être de l’employée
(implicite)
Raisons de
l’employée pour ce
retard justifient celuici alors que –
congédiement a des
conséquences
importantes
CONTEXTE
Satisfaction
clientèle important
pour la Banque
Priorité : Bien-être de
l’employée (implicite)
Un nouveau retard survient cependant peu de temps après (T5) (bracketing) et, cette
fois, Louis en a assez. Alors qu’il s’est montré relativement tolérant jusqu’à maintenant
384
son attitude change radicalement. Louis considère spontanément que les raisons
invoquées cette fois par l’employée ne sont pas suffisantes pour justifier un nouveau
retard. C’est toujours sous la normativité déontologique qu’il envisage la situation
(qualification).
Figure 61 – Louis décision # 1.6 (T6)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Nouveau
retard
Congédiement
Problème
déontologique :
manquement aux
normes de
responsabilisation
, ponctualité & de
respect du client
ÉVALUATION
Conséquences sur la
satisfaction clientèle
& sur autres
employés = impacts
probables sur
profitabilité
Un changement
durable est peu
probable
FRUSTRATION &
COLÈRE
DÉCEPTION
Absence
d’amélioration fait
douter de ses
capacités
professionnelles
DÉMARCHES
Recours à
l’expertise du
service des
ressources
humaines
SOUCI pour ORGANISATION
La gradation des
sanctions a été
respectée : 3 avis
écrits -Congédiement
envisageable.
Satisfaction clientèle pour
profitabilité & respect des politiques
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être de l’employée
------------Conséquences
importantes
financières et
émotives de
l’employée si
congédiement
CONTEXTE
Satisfaction
clientèle
important pour la
Banque
Rôle de gestionnaire :
pas le choix- doit
mettre de côté son
côté humain
Priorité : Satisfaction
clientèle pour
profitabilité
IMPLANTATION
Autorisation des
niveaux
hiérarchiques
supérieurs
Rencontre de
l’employée pour
congédiement
ANXIÉTÉ, INCONFORT
vu conséquences, mais
satisfaction
professionnelle
Toutefois, il ne s’agit plus de ramener l’employée à se comporter selon les normes de
l’organisation, mais bien d’envisager la sanction ultime, mettre fin au lien d’emploi. Les
mesures prises précédemment lui permettent à ce stade de passer au congédiement,
puisqu’il a respecté le principe de gradation des sanctions. La priorité dans un tel cas est
385
de s’assurer que le congédiement se fait selon les règles, afin de protéger les droits de
l’employeur et éviter une poursuite.
La fréquence des retards, le nombre de fois que l’employée a bénéficié de chances
additionnelles et les impacts possibles sur l’assiduité dans son équipe amènent Louis à
considérer sérieusement le congédiement. L’incapacité de l’employée de corriger la
situation, sur laquelle elle devrait pourtant avoir le contrôle, amène même Louis à douter
de ses capacités professionnelles pour un tel poste.
C’est cependant l’impact des retards de l’employée sur la satisfaction des clients qui
semble être l’élément critique qui fait pencher la balance de façon définitive vers le
congédiement. En effet, du point de vue de Louis, ceci pourra nuire en plus à leur désir
de recommander la Banque à leurs proches, nuisant ainsi au développement des affaires
et, ultimement, à la profitabilité de la succursale. Ces impacts pourraient se multiplier si
les autres employés décident d’agir de la même façon. Louis ne croit plus à la possibilité
d’une amélioration durable de la part de l’employée. Toutefois, un congédiement aura
pour l’employée des conséquences sérieuses, tant financières qu’émotives (évaluation).
Il décide donc de procéder au congédiement, après en avoir discuté avec son épouse et
son directeur adjoint (décision).
Louis vit une réelle dualité au moment de sa prise de décision, à laquelle il réfère comme
« je mets deux chapeaux ». Le premier, son chapeau « corporatif » de gestionnaire, lui
indique qu’il n’a pas le choix de congédier l’employée, compte tenu des circonstances et
des objectifs de la Banque, pour protéger les intérêts de la Banque. Le deuxième, son
chapeau « d’être humain », l’amène à s’inquiéter des conséquences du congédiement sur
l’employée, au point de lui créer de l’anxiété dans la dernière phase de la résolution de
ce problème. Malgré ce tiraillement, le problème ne devient pas pour autant de nature
éthique. Il ne cherche pas ici à résoudre un conflit entre ces deux valeurs, à en pondérer
les conséquences pour choisir la meilleure option : il nous indique clairement que le
chapeau corporatif de gestionnaire est celui qui dicte la décision, puisqu’il est inhérent à
son rôle, et demeure dans la normativité juridique. Il éprouve néanmoins de la frustration
386
et de la déception à ce sujet : l’employée pouvait corriger la situation si elle le voulait
vraiment, à son avis. Il considère ridicule de devoir se rendre jusqu’au congédiement
pour une telle raison.
Louis s’assure par la suite d’obtenir l’aval du service des ressources humaines et des
niveaux hiérarchiques supérieurs, tel que le prévoient les politiques de la Banque. Il fait
également appel à l’expertise du service des ressources humaines et des juristes qui y
sont associés pour que le congédiement se fasse dans les règles et en protégeant les
intérêts de l’organisation. Tout en éprouvant de l’anxiété face à la réaction probable de
l’employée, et compte tenu des conséquences que le congédiement aura pour elle, il la
rencontre par la suite pour l’aviser de son congédiement (implantation).
Le souci de Louis, dans cette décision, est principalement organisationnel, orienté vers la
succursale et sa profitabilité. Quoique Louis exprime un souci pour la satisfaction de la
clientèle, ses propos démontrent que ce n’est pas à titre de souci de l’autre qu’il s’en
inquiète mais bien compte tenu de l’incidence possible sur la profitabilité. Un certain
souci pour l’employée semble toutefois présent aux quatrième et cinquième étapes,
quoiqu’implicitement, lorsqu’il lui donne à deux reprises une chance additionnelle alors
qu’il pourrait la congédier. Ce souci d’autrui est également présent lors de la dernière
étape, et lui cause de l’anxiété, puisqu’il réalise que le congédiement aura pour
l’employée des conséquences financières et émotives importantes.
Le résumé produit par Louis n’apporte pas d’élément additionnel à ses propos en
entretien, mais confirme les grandes étapes de sa prise de décision. Son dessin par
contre, est assez explicite quant aux émotions qu’il ressent dans cette situation.
Représentant les visages des deux principaux acteurs, lui et l’employée, à travers les
différents incidents marquant cette situation, le dessin illustre bien la quasi insouciance
de l’employée, qui porte à chaque fois le sourire, sauf lors de l’avis écrit formel et le
congédiement, ainsi que l’irritation de Louis au fur et à mesure que les incidents se
succèdent. Les deux avant derniers visages qui le représentent ont une expression
différente et expriment, nous explique-t-il dans son récit concernant le dessin, son
387
anxiété lorsqu’il a le feu vert pour procéder au congédiement. Il regroupe ensuite deux
derniers visages le représentant, l’un avec une expression d’insatisfaction, et l’autre avec
un sourire. Il nous les décrit ainsi : « J’ai deux émotions qui arrivent en même temps,
premièrement, du côté personnel, je ne suis pas content parce que je viens de toucher la
vie d’une personne, et deuxièmement, je suis content parce que je suis directeur, j’ai mis
mon chapeau corporatif puis j’ai fait ma job selon les attentes de la banque ». Ces
propos reflètent bien la dualité dont il nous a fait part lors des entretiens sur ce cas, entre
son « chapeau corporatif de gestionnaire » et son chapeau « d’être humain ».
Finalement, plusieurs horloges parsèment le dessin pour mettre l’emphase sur les
retards.
5.10.3.2 Le souci d’autrui de Louis dans sa décision vis-à-vis une cliente
concernant une fraude présumée
Ce cas débute, pour Louis, lorsque son directeur adjoint vient l’aviser qu’une de leurs
clientes refuse d’assumer un manque de 2,000$ à son compte de banque, qu’elle dit ne
pas avoir retiré (T1) (bracketing). Avant que le dossier ne soit porté à l’attention de
Louis, le cas avait fait l’objet d’une recommandation du département des fraudes de la
Banque, à l’effet que la cliente soit tenue responsable pour ce montant. Le directeur
adjoint, qui a informé la cliente de cette recommandation, fait part à Louis que la cliente
allègue ne pas avoir retiré cette somme et qu’elle refuse d’en assumer la responsabilité.
Il lui précise qu’il croit en effet possible que la cliente n’ait pas retiré cette somme.
La façon habituelle de procéder dans un tel cas suit la normativité juridique : la priorité
est de protéger les droits et les intérêts de la banque. C’est suivant cette normativité que
le département des fraudes de la Banque recommande, en vertu de la convention légale
concernant la carte client, que la cliente soit tenue responsable de la perte de 2,000$. En
effet, la preuve recueillie porte à croire qu’elle a soit retiré la somme elle-même ou
qu’elle a été négligente en permettant à une tierce personne de prendre connaissance de
son numéro d’identification personnel (nip), puisque le nip a été entré correctement lors
388
de la transaction. La convention prévoit que le client est responsable de protéger la
confidentialité de son nip.
Louis pourrait donc simplement entériner la recommandation du département des
fraudes sur cette base légale, ce qui aurait pour conséquence que la cliente devra
assumer la perte de 2,000$. Or, il s’agit dès le départ, pour Louis, plutôt d’un problème
éthique (qualification) : la façon purement juridique de considérer la situation lui semble
insuffisante pour régler cette situation de façon adéquate, particulièrement compte tenu
qu’elle n’est pas fortunée et qu’elle travaille au salaire minimum. Il réalise que la somme
serait dès lors très importante pour elle.
Il considère qu’il a une autre option possible, celle de laisser le bénéfice du doute à la
cliente, priorisant ainsi son bien-être, puisqu’elle maintient qu’elle n’a pas retiré
l’argent, qu’elle a fourni des preuves laissant croire que tel est le cas et que son directeur
adjoint lui indique qu’il est fort possible qu’elle dise la vérité. De plus, la cliente se dit
être prête à porter plainte pour faire réviser cette recommandation ce qui, pour Louis, lui
accorde une crédibilité additionnelle en plus de laisser poindre un risque pour la
réputation de la Banque. Louis considère qu’il serait préférable d’effectuer des
démarches additionnelles de vérification avant de prendre une décision définitive à ce
sujet (évaluation).
Louis fait alors diverses vérifications au dossier de la cliente, et réalise qu’il s’agit
d’une personne peu fortunée. Il vérifie également certains faits auprès du département
des fraudes. S’informant sur les conséquences pour la succursale s’il décide de ne pas
tenir la cliente responsable du montant, il apprend que c’est sa succursale qui devra,
dans ce cas, assumer la perte puisqu’il ne suit pas la recommandation du département
des fraudes. Il communique par la suite avec la cliente qui maintient sa version des faits,
qu’il trouve crédible : il semble possible que son fils ait volé sa carte pour faire le retrait.
389
Figure 62 – Louis décision # 2.1 (T1)
QUALIFICATION
BRACKETING
Problème éthique :
Conflit de valeurs rentabilité vs bienêtre de la cliente
Cliente refuse
d’assumer 2000$
retire de son compte
alors que
département des
fraudes
recommande qu’elle
soit tenue
responsable en vertu
du contrat
ÉVALUATION
Recommandation du
département des fraudes de
tenir la cliente responsable
Directeur a le pouvoir
d’accepter ou refuser la
recommandation
Cliente nie avoir retiré l’argent
et refuse d’en assumer la
responsabilité
Conséquences financières
pour cliente
SOUCI pour ORGANISATION
Dommage réputation si plainte &
Rentabilité
Négligence probable de la
cliente vs clauses du contrat
visant à protéger le NIP
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être du
client
Cliente dit qu’elle porterait
plainte si la Banque maintient
sa décision – réputation
Banque
EMPATHIE &
COMPASSION
ÉVALUATION
ADDITIONNELLE
Cliente crédible
Client peu fortunée : le
montant est très
important pour elle
DÉMARCHES
Vérification du
dossier client
Vérification des
conséquences
sur succursale
Appel à la cliente
pour juger de sa
crédibilité
Si maintien la décision
de l’imputer à la cliente,
peut affecter la
réputation de la Banque
__________
DÉCISION
Laisser le bénéfice
du doute à la clientene pas la tenir
responsable
Si laisse une chance à
la cliente, la succursale
doit assumer la perte
de 2000$
Priorité : Bien-être de la
cliente & réputation
IMPLANTATION
La succursale
assume la perte
Louis est tiraillé : son souci d’autrui pour le bien-être de la cliente, vu sa situation peu
fortunée et les conséquences que représenteraient ne pour elle une telle perte financière
entre en conflit avec son souci pour la rentabilité de la succursale dans ce cas. Or, Louis
390
considère que même si la cliente a été négligente avec la confidentialité de son nip, ce
qui lui permettrait légalement de la tenir responsable, elle ne l’a pas fait de mauvaise foi.
S’il choisit de prioriser la rentabilité de la succursale, il entérinera la recommandation du
département des fraudes, auquel cas la cliente devra assumer la perte de 2000$. La
Banque risque alors toutefois que sa réputation soit entachée par des plaintes et les
médias. S’il priorise le bien-être de la cliente et la réputation de la Banque, il refusera
d’entériner cette recommandation, auquel cas sa succursale devra assumer la perte, mais
le montant en cause n’est pas très important pour une succursale comme la sienne (2e
évaluation). Louis choisit de prioriser le bien-être de la cliente et la réputation de la
Banque, en accordant le bénéfice du doute à la cliente, ce qui a pour effet de faire
assumer la perte par la succursale (décision et implantation). Son souci est donc partagé
entre le souci d’autrui et le souci organisationnel pour la réputation de la Banque et la
rentabilité de la succursale dans ce cas. La solution qu’il adopte tient compte des deux
types de souci, même si la rentabilité à long terme de la succursale en est affectée.
Le résumé produit par Louis n’apporte pas d’élément additionnel à ses propos en
entretien, mais confirme les grandes étapes de sa prise de décision. Son dessin offre une
indication importante de sa satisfaction concernant la façon qu’il a résolu son conflit de
valeurs. Fait sous forme de « flow chart » avec de petits visages les représentant, lui et sa
cliente, à travers les différentes étapes de cette situation, il se termine par deux visages
souriants, beaucoup plus grands et de couleur vive, les représentant tous les deux.
5.11 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION DE MARTINE
5.11.1 SA PERCEPTION DE SON RÔLE ET DE SON ORGANISATION
Martine est directrice d’une des succursales de la Banque. Elle perçoit la Banque comme
étant une organisation qui valorise la responsabilité, le travail d’équipe, l’intégrité,
l’honnêteté, les bonnes relations entre les collègues et la qualité du service aux clients.
391
Elle précise à ce sujet que les normes de qualité du service y sont très élevées. Selon
elle, il existe divers contrôles à ce sujet et des stratégies spécifiques sont mises en place
par la Banque pour assurer une constance dans le service au client. La Banque jouit,
nous dit-elle, d’une bonne réputation, que Martine impute en grande partie à la qualité
de leur service à la clientèle.
Son rôle, nous dit-elle, est «un peu un rôle de coach; d’amener chacun des employés au
meilleur d’eux-mêmes pour être capable d’atteindre leurs objectifs financiers». A ce
titre, elle reconnaît que tous n’ont pas les mêmes capacités et elle se préoccupe que
chaque employé soit dans un poste à sa mesure, afin qu’il puisse y arriver : « c’est de
prendre chaque employé et les amener au meilleur d’eux-mêmes… c’est comme une
équipe de hockey : on essaie de mettre les meilleurs joueurs à la bonne place. C’est
souvent même apprécié des employés parce qu’ils ne sentent pas un poids lourd sur
leurs épaules. Puis ce n’est pas tout le monde qui a la même ambition, ce n’est pas tout
le monde qui veut faire les mêmes choses ». Elle se dit par ailleurs assez
exigeante envers ses employés: « je veux qu’on réussisse, je ne veux pas qu’on se laisse
aller parce qu’en quelque part on a tous une fierté puis la fierté du travail accompli, du
travail bien fait bien il ne faut pas la perdre de vue».
Son rôle comporte également, nous dit-elle, un volet de formation important puisqu’elle
doit s’assurer que les employés possèdent une bonne connaissance de leurs produits et
qu’ils savent «répondre aux besoins du client, être proactifs par rapport à ses besoins
actuels ou futurs.»
Par conséquent, une bonne partie de sa semaine de travail se passe avec ses employés
« en entrevue client – j’assiste avec eux à des entrevues client pour voir justement
comment ça c’est passé … et après je fais de la rétroaction et si je détecte des besoins de
formation on s’assure de faire des réunions appropriées, car souvent ça touche la
majorité de l’équipe. Il y a des fois que c’est un besoin plus spécifique à un employé, à
ce moment là, on va faire du coaching avec cet employé là. »
392
5.11.2 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS
5.11.2.1 La décision de Martine concernant la rétrogradation d’un employé
La première situation que Martine nous présente concerne un employé qui avait été
engagé directement sur un poste de directeur de comptes, suite à sa formation et son
stage dans une autre succursale, puisque son niveau de scolarité le justifiait.
Dès les premiers mois, Martine et la superviseure de l’employé constatent qu’il existe
peut-être des manques dans ses connaissances mais elles croient que ses difficultés sont
peut-être dues à des lacunes dans sa formation. Martine opte donc pour un « coaching
encore plus serré »:
« …au début c’était correct on voyait qu’il y avait un manque de
connaissances mais souvent les stagiaires c’est comme ça ; ils
ne connaissent pas tout et c’est normal sauf que des fois…
Oups! On s’apercevait des petites choses de base de par les
questions qu’il posait et on disait : mon Dieu il ne sait pas ça
encore mais on lui donnait le bénéfice du doute ; c’était un peu
recommencer sa formation. …. comme ça on offre toutes les
chances …»
Au fil du temps, l’employé n’atteignait pas ses objectifs et continuait de poser des
questions auxquelles il aurait dû déjà connaître la réponse. Après un moment, elle
communique avec le superviseur de l’autre succursale où il avait fait sa formation pour
mieux comprendre la situation. Celui-ci lui dit qu’«il était peut-être un petit peu plus
lent mais il veut bien». Selon Martine :
« Il était effectivement plus lent. C’était une personne qui ne
venait pas du Canada, donc un système bancaire totalement
différent dans l’autre pays, et toute cette compréhension, la
base, n’était pas là et c’était ça le gros problème. Un caissier
qui fait de la caisse pendant deux ans bien il va connaître le
système bancaire, mais lui il n’avait pas ça et il avait de la
misère à aller chercher ce côté de base là. »
Les choses s’aggravent lorsque Martine commence à recevoir des plaintes de
clients concernant des choses non faites ou des informations inexactes. « Là on a
393
commencé à s’apercevoir d’un manque flagrant de formation », nous dit Martine. Or,
« on n’en veut pas de plaintes de clients, ce n’est pas compliqué !» Elle nous dit avoir
ressenti de la frustration lorsque les plaintes de clients lui arrivaient, particulièrement
parce l’employé ne leur faisait pas part de ses difficultés. Elle est consciente toutefois
que l’employé ressentait sans doute de l’anxiété à ce sujet :
« Mais lui il avait la peur: Ah non ! Je ne peux pas aller leur
dire que ce n’est pas fait parce qu’ils vont dire que je ne suis
pas capable de faire le poste. Un moment donné ça devient un
cercle vicieux de dire : je ne peux pas le dire parce qu’ils vont
s’en apercevoir, de sorte que c’est caché pour sauver son
emploi. »
Martine en conclut que le coaching ne suffit pas, et que des mesures additionnelles
s’imposent. Elle rencontre donc l’employé, en compagnie du superviseur de celui-ci, et
lui demande ce qu’il fait pour s’améliorer. Elle lui indique clairement qu’il a une
responsabilité personnelle à ce sujet : « il faut prendre ta formation entre tes mains, estce que tu peux apporter des lectures parce que ton stage est déjà fini depuis longtemps,
tu aurais dû déjà connaître ça». L’employé dit alors accepter de faire ainsi.
Pendant les semaines qui suivent, Martine fait le point à chaque semaine avec le
superviseur de l’employé. Elle en discute également régulièrement avec son patron, le
vice-président régional de la fédération. Pendant cette période, elle assiste à certaines de
ses rencontres avec des clients parce qu’elle voulait valider ce que son superviseur lui
rapportait.
Les résultats ne sont toutefois pas considérés suffisants :
« Au début, oui, tout est beau, mais dès qu’il y avait un petit
peu de volume, on voyait que la tendance revenait tout le
temps… La tendance dans le on met ça de côté, on fera ça
quand on aura le temps puis oups… ce n’était jamais fait et par
le temps qu’il décide de le faire on avait déjà eu la plainte de
client… Et dès que ça sortait de l’ordinaire, il ne savait pas quoi
faire alors il mettait ça en dessous de la pile…»
394
Elle en vient alors à demander au superviseur de faire un suivi quotidien auprès de cet
employé. Leur constat, nous indique Martine, est le suivant : « Nous nous sommes rendu
compte qu'il y avait un manque de connaissances, un manque d'organisation et un
manque de suivis. C’était un gros manque de connaissances, c’était trop complexe pour
lui…. ce qui était au cœur du problème c’est qu’il n’était pas apte à faire le poste ».
Malgré l’engagement qu’il avait pris, l’employé n’a pas fait de lectures chez lui pour
combler ses lacunes en termes de connaissances, disant toujours, selon Martine, qu’il n’a
pas eu le temps. Martine le rencontre donc à nouveau, en compagnie de son superviseur,
et lui exige un plan d’action « parce que c’est intolérable qu’on ait des plaintes de
clients, qu’il y ait des choses de pas faites… ». Martine et son superviseur lui précisent
ce qui ne marche pas, qu’il faut que ce soit corrigé et lui demandent d’indiquer à son
plan d’action les mesures spécifiques qu’il compte prendre pour corriger la situation et
son échéancier.
Martine nous explique, concernant cette démarche de demander à
l’employé de faire un plan d’action, que « ça fait partie des étapes un moment donné de
dire : qu’est-ce qu’on fait avec l’employé ? On ne peut pas arriver et dire : ok, tu ne fais
pas pour le poste puis on t’enlève de là ! »
Malgré tout, lors de cette rencontre, Martine lui dit : «tu ne dois pas te sentir bien le
matin quand tu te lèves et de dire : oh my god, si un client me pose une question qu’estce que je vais faire, qu’est-ce que je vais dire ? ». Effectivement, nous confirme-t-elle,
« il n’était pas bien là-dedans mais en même temps, il fallait qu’il survive, c’était son
emploi et il avait bien peur de perdre cet emploi. »
Avec le temps, les choses semblent s’être replacées, nous dit-t-elle. Toutefois, ce n’est
pas vraiment le cas. En assistant à des rencontres de cet employé avec des clients
Martine s’aperçoit qu’il arrive souvent qu’il ne sache pas quoi répondre au client. « Ça
n’a pas de bon sens », se dit-elle. Par ailleurs, son rendement est toujours évalué
insatisfaisant lors de ses évaluations trimestrielles. Elle en discute avec deux de ses
adjoints du service à la clientèle,
pour voir s’il y a avait d’autres situations
problématiques avec cet employé. Ces derniers lui indiquent qu’à leur avis « il n’est pas
395
fait pour ce poste là. » Martine se dit alors : «Ça ne peut pas rester comme ça là … c’est
qu’un moment donné on ne voit pas d’amélioration».
Lors de l’évaluation de fin d’année, l’employé n’atteint toujours pas les exigences du
poste en termes de connaissances et d’atteinte d’objectifs. Martine fait alors le point :
«On a tout fait ça, puis on est presque rendu à un an sur le poste … Là, ça ne marche
plus. Même avec un plan d’action, même avec les mesures qu’on a essayé de prendre,
les résultants ne sont toujours pas atteints. » De plus, les plaintes continuent à son sujet,
ce qui amène finalement Martine à décider de mettre fin à la situation, « parce qu’on est
ici justement pour se démarquer au niveau de l’expérience client ».
Martine commente sa décision dans les termes suivants :
« Pendant un an tu dis : bien ce n’est pas grave il y en a
d’autres qui compensent parce qu’ils dépassent leurs objectifs,
sauf que ce n’est pas le but. Nous, on est évalué sur nos
sondages clients, nos clients se font sonder et on recherche un
certain standard. Quand j’ai une plainte de client ou que j’ai un
sondage de client qui me revient et qui a été servi par lui et que
le client a donné une mauvaise cote, un moment donné tu dis :
ça ne peut plus continuer comme ça. Donc ta décision est
beaucoup plus facile à prendre parce que tu te dis : on a tout
donné ce qu’on pouvait.»
Lorsque nous l’interrogeons sur l’impact que peuvent avoir, sur elle, les plaintes de
clients et le fait de ne pas atteindre les objectifs, elle nous indique : « Moi aussi j’ai une
évaluation, moi les résultats ce sont les résultats de mon équipe …Ce sont les sondages
des clients, ce sont les revenus de la succursale ».
Pendant ce temps, Martine est néanmoins consciente que la situation n’est pas facile
pour l’employé non plus. Elle nous indique que « c’est un cercle vicieux, tu as beau
essayer de t’améliorer, pouf… une plainte de client arrive, ta confiance descend au plus
bas niveau donc là il dit qu’il ne dormait presque plus la nuit à la fin parce que : ah
mon dieu, il faut que je sois capable».
396
Martine se dit quelque peu tiraillée quant à la décision à prendre:
« C’était une bonne personne, une personne plaisante avec qui
travailler, qui avait une bonne attitude au point de vue
comportement, c’est juste au point de vue compétence que ce
n’était pas là et ce n’était pas agréable d’en arriver là mais…
c’était une décision qu’il fallait prendre….parce qu’on n’avait
pas le résultat escompté. A long terme ça aurait été pire de toute
façon parce que la personne n’était pas capable de faire le
poste. »
Le choix de Martine se résumait donc, à son avis, selon les propos qu’elle tient à
l’employé concerné par la suite, à deux possibilités : « …. ou on continue comme ça et
là on ne peut plus, alors on va être obligé de mettre fin à ton emploi, ou tu acceptes un
poste de niveau inférieur…». Elle n’excluait pas qu’il revienne un jour comme directeur
de compte mais visiblement cela lui en faisait trop pour l’instant. Ce qui fait pencher la
balance, pour Martine, « c’est qu’on voyait son bon vouloir là-dedans, c’est juste,
comme je vous dis, c’était trop de rattrapage en arrière pour qu’il soit capable de
garder cette cadence là ».
Les pratiques usuelles de la banque permettent d’aider un employé à se relocaliser
ailleurs dans l’organisation lorsqu’il ne fait pas l’affaire dans un secteur donné. Martine
discute donc de la situation avec son patron, le VP Régional, et lui indique qu’elle
retirera l’employé de son poste et qu’elle songe à le relocaliser dans un autre
département à un niveau inférieur afin qu’il puisse apprendre les différentes politiques et
procédures car « ça n’a pas de bon sens qu’on continue comme ça ». Elle évalue qu’un
poste à leur filiale de centre d’appels serait plus adéquat pour l’employé qu’un poste en
succursale comme caissier, vu son niveau d’éducation et son expérience précédente en
affaires. « Moi, honnêtement, nous dit-elle, je pensais que c’était ce qui était le mieux
pour lui. » Le travail y est moins complexe, ce qui lui permettra de repartir à la base.
Selon Martine :
« … dans le fond c’est un pas en arrière pour mieux avancer….
pour lui, c’était beaucoup mieux que de penser de revenir à la
caisse parce que ce n’est pas ce qu’il aurait voulu faire, je suis
certain. À ce moment là, je n’aurais pas pu maintenir son
397
salaire. Deuxièmement, chez la filiale, il y a beaucoup de
possibilités d’avancer vite et de promotions et donc je me disais
c’est une belle façon d’aller faire tes classes … »
Avant de rencontrer l’employé à ce sujet, Martine vérifie avec cette filiale de service
téléphonique, qui a pris de l’expansion et cherche justement du personnel, s’il y a une
possibilité de transfert pour son employé. Elle obtient même qu’il soit embauché à son
salaire actuel, et qu’on lui garantisse ce taux malgré le niveau inférieur du poste.
Elle rencontre alors l’employé et lui dit : « ça ne peut pas rester comme ça : deux
trimestres en perfectionnement et on ne voit pas d’amélioration ». Elle lui parle alors de
la possibilité d’aller vers d’autres départements ou filiales de la banque en lui précisant
que ce sera une occasion pour lui d’aller chercher les connaissances qui lui manquent.
Martine nous parle de la réaction de l’employé:
« Il a eu de la difficulté à accepter cette décision car il
l'entrevoyait comme un échec. Mais nous ne lui avons pas laissé
le choix car nous savions qu'il mettait son emploi à la Banque
en péril… C’est certain que c’est décevant pour l’employé,
parce qu’on voit que l’employé il veut, il essaie de se faire une
carrière. Il est seul, il est soutien de famille, puis il a son
orgueil, il a sa fierté. De plus, il aime travailler avec ses
collègues de sorte que c’est toujours déchirant côté humain !
Mais côté professionnel, tu te dis : bien là on ne rencontre pas
les exigences alors il faut faire quelque chose, faut redresser
alors c’est ce qu’on fait. »
Malgré la certitude d’avoir pris la bonne décision, Martine ne trouve pas la situation
facile et elle ressent une émotion de tristesse :
« …de la peine, dans le sens que côté humain tu dis pour lui
c’est un échec alors ce n’est jamais le fun de voir ça comme
ça…de la peine de voir qu’il fallait en arriver là. Mais de
l’autre côté je rationnalisais que regarde c’est la bonne décision
et j’étais très claire dans ma tête que c’était la bonne décision
parce qu’il n’y avait plus d’autres alternatives là, on avait
vraiment essayé plein de choses….
…Un petit peu de la tristesse de dire on perd un membre de
l’équipe puis comme je disais il était super gentil… mais en
398
même temps je me disais : bien regarde je pense que pour lui,
on lui rend service au bout de la ligne. »
Elle suggère à l’employé d’aller visiter l’autre organisation, pour voir ce qu’il en est du
nouveau travail proposé. Au retour, il lui indique qu’il lui semble que l’ambiance de
travail est bonne. Martine l’assure qu'il ne subira de baisse salariale lors de son transfert
même s’il baisse de niveau hiérarchique. Selon Martine cela l'a rassuré un peu et il a
accepté, « mais non sans amertume ». L’employé lui a dit : « je suis prêt à y aller parce
que je sais que ici ça ne fonctionne plus ». Lors du départ de l’employé, elle a
simplement annoncé aux autres employés qu’il s’agit d’une réorientation de carrière :
« tu sais on l’a mis d’une façon que ça ne faisait pas dégradant. »
Martine ne regrette pas la décision qu’elle a prise. « J’ai toujours eu le sentiment que
c’était pour le bien de l’employé, pour son cheminement à lui parce que tôt ou tard ça
aurait sauté ! Même de son côté, tu ne peux pas à tous les jours rentrer et être sur la
peur que ce ne sera pas correct. Alors je pense qu’en quelque part, on lui a rendu
service. »
Le temps semble lui avoir donné raison, puisqu’elle nous indique que l’employé a
communiqué avec elle récemment pour l’informer qu’il venait d’avoir une promotion à
cet endroit :
« Je suis contente parce que je me dis qu’on ne serait pas
arrivés à ce résultat à l’époque. La promotion qu’il vient
d’avoir c’est un département spécialisé où c’était sa plus grande
faiblesse ici, donc je me dis : wow! Les postes de directeur de
compte, ce sont des postes de généraliste et c’était trop à
apprendre en même temps… d’aller apprendre morceau par
morceau et après de mettre le casse-tête tout ensemble, c’était
finalement une bonne chose ! »
5.11.2.2 La décision de Martine concernant l’octroi d’un prêt à un client
La deuxième situation dont Martine discute avec nous en entretien concerne un client
qui avait récemment fait l’objet d’une consolidation et du refinancement de ses dettes
399
par leur succursale, suite aux coûts occasionnés par sa relocalisation à Montréal. Le
client avait été avisé, lors de la consolidation, qu’il ne pouvait bénéficier de financement
additionnel tant et aussi longtemps que cette dette ne serait pas remboursée. Ce client
demande cependant à revoir Martine quelques mois plus tard pour lui demander du
financement additionnel.
Martine rencontre donc le client et sa conjointe, qui lui disent qu’ils sont dans une
position précaire. Ils lui expliquent qu’ils ont besoin de financement parce que la
conjointe n’a pas pu retourner travailler, tel que prévu lors de la consolidation de leurs
dettes. Son état de santé est précaire, dû à des complications suite à une chirurgie
esthétique. « C’était très dangereux que ça reste comme ça », nous dit Martine.
Toutefois le coût des interventions correctives nécessaires, environ 5,600$, n’est pas
couvert par l’assurance maladie. Au départ, Martine s’avère sensible à la situation et
voici ce qu’elle nous dit à ce sujet :
« Bien, au début quand ils m’ont dit ce qu’il y avait au point de
vue de santé, j’ai été sensible, j’ai dit : ah, mon dieu qu’est-ce
qu’on va faire, ce n’est pas drôle. Et, après, en analysant le
dossier je me disais : il faut l’aider, ça n’a pas de bon sens, sa
santé en dépend, elle peut développer quelque chose. C’était
très sympathisant au départ.»
Comme ces clients ont « toujours été de bons payeurs », Martine recueille les
renseignements nécessaires pour faire un nouveau bilan financier et leur dit qu’elle
examinerait le dossier et leur reviendrait dans les 48 heures. Elle analyse alors le dossier
pour évaluer si elle peut leur prêter des sommes additionnelles. Elle envisage une
première alternative, de refinancer l’hypothèque ce qui permettrait à la banque d’avoir
une garantie « mais malheureusement on ne pouvait pas regarder cette alternative là, il
n’y avait pas de place sur l’hypothèque parce qu’on a un certain ratio à respecter.»
Malgré son désir de les aider, elle se retrouvait dans une situation problématique qu’elle
nous explique ainsi: « Bien le nœud c’était que oui, on a des règles à respecter, puis
d’un autre côté on veut aider le client, alors là on se retrouve dans une problématique
de dire : qu’est-ce qu’on peut faire pour les aider ? C’est ça le nœud de l’histoire, on ne
prête pas avec notre cœur on prête avec notre tête. »
400
Elle tente alors de trouver une autre solution. Martine se justifie de la façon suivante :
« J’aurais pu décliner la demande tout simplement et dire : le dossier ne se qualifie pas
selon les règles… vous ne vous qualifiez pas, merci bonjour. Mais j’essayais d’aller un
peu plus loin à cause du besoin qu’avait le couple. S’il m’avait dit : c’est parce que je
veux aller faire un voyage, j’aurais dit non, j’aurais dit non en partant. Sauf que là, la
situation me faisait dire : bien regarde si on peut les aider, on va essayer parce que ce
n’est pas un besoin frivole là ». Puisque selon les normes habituelles pour lesquelles
Martine avait l’autorité d’accorder du financement le client ne se qualifiait pas, elle
décide de demander une exception pour eux auprès du département de crédit, seul
autorisé à accorder du financement lorsque la situation du client dépasse certains ratios
d’endettement. Sa démarche, nous dit-elle, est influencée par ce qu’elle ressent dans
cette situation : « …objectivement je n’aurais même pas appelé mon centre, je leur
aurais dit : ça ne se qualifie pas… mais là j’avais comme, pas une certaine
responsabilité, je ne sais pas comment appeler ça mais j’étais comme sympathisante à la
cause si on veut. »
Elle demande donc au département de crédit s’il y a quelque chose que la banque peut
faire pour aider ces clients, compte tenu de la précarité de leur situation. Elle argumente
qu’ils vivaient une situation difficile, que dans le passé ils ont toujours respecté leurs
engagements, que leur endettement excessif était passager et dû à leur déménagement à
Montréal, et que le client avait une bonne stabilité d’emploi, « tous des éléments forts
habituellement dans un dossier». Le département de crédit refuse toutefois la demande,
considérant que la banque était déjà « suffisamment engagée » envers ces clients.
Quoiqu’elle ne soit pas surprise de leur décision, Martine cache mal sa déception :
« ….c’est sûr que nous on a la rencontre avec le client donc il y
a des émotions de mélangées à ça, tandis que le département de
crédit eux-autres, c’est un papier. On prend notre décision
basée sur ce qu’on voit…C’est un client que j’avais rencontré à
plusieurs reprises, sympathique…J’ai senti le désarroi du client,
qu’eux-autres ils ne peuvent pas sentir parce qu’ils ne l’ont pas
en face d’eux alors…. Puis, en quelque part c’est leur rôle parce
qu’on ne prête pas avec notre cœur, on prête avec notre tête…
401
mais des fois on est des humains donc c’est sûr que le cœur
entre en ligne de compte. Je voyais bien que madame était mal
en point quand elle était dans le bureau, tu voyais qu’elle était
très nerveuse, très stressée par la situation, je l’ai vu moi ça. Ce
qu’eux-autres ne voient pas là, tu sais dans ce sens là….. Veut,
veut pas elle est en face de toi, tu sens sa peine, tu vois monsieur
qui essaie une solution pour s’en sortir, c’est sûr que ça remue
des choses à l’intérieur là. »
Martine continue alors à chercher d’autres façons de répondre au besoin de son client.
Techniquement, il y aurait eu la possibilité d’aller en « deuxième regard » de la décision
du département de crédit, mais elle estimait qu’elle n’avait pas assez d’arguments pour
pousser le dossier plus loin de ce côté. Selon Martine : « … on est une banque, on ne
peut pas tout simplement prêter sur les bons vouloirs comme ça ». La seule autre
solution qu’elle pouvait entrevoir, c’était d’offrir au client de lui prêter l’argent demandé
en autant qu’il lui fournisse un endosseur pour le prêt.
Martine rencontre donc le client, lui explique que les deux premières possibilités n’ont
pas eu de succès (refinancer l’hypothèque et obtenir une exception) et que la seule
possibilité qui reste serait d’avoir un endosseur. Le client s’objecte à devoir avoir
recours à un endosseur en lui disant : « Personne n’a à savoir ma situation, je ne
parlerai pas de ça à la famille ». Martine lui répond alors ce qui suit : « Je pense que
peut-être vous devriez prendre un moment pour y réfléchir parce que peut-être que ce
serait important étant donné la situation de madame, qu’on ne prenne pas les décisions
pour les mauvaises raisons là. »
Suite à cette rencontre, le client ne lui redonne pas de nouvelles. Quelque temps plus
tard, la banque reçoit un avis de faillite le concernant. Invitée à nous faire part de ce
qu’elle a vécu à ce moment-là, Martine nous décrit ainsi sa réaction: « Bien un peu
fâchée dans le sens de dire je les ai aidés, on a consolidé une première fois. Selon ce
qu’on avait fait tout était correct. Est-ce qu’ils ont pris la bonne décision? Moi je ne
pense pas. Mais c’est peut-être des fois la façon facile, la façon lâche de dire au lieu de
me priver d’aller au restaurant, on va faire faillite ! »
402
Avec le recul, Martine se dit maintenant à l’aise avec cette situation :
« C’est correct, parce que quand tu fais du crédit un moment
donné tout le monde a leur histoire, tout le monde a leur
situation sauf que quelque part il faut penser…on est pas là
pour mettre l’argent de la banque à risque …alors on prend les
décisions au meilleur de nous-mêmes avec les critères qu’on
nous donne et c’est sûr qu’on a toujours une question de
jugement là-dedans mais au bout de la ligne faut que ça
corresponde à ce qu’on a. »
5.11.3 ANALYSE INTRACAS DU RÉCIT DE MARTINE
5.11.3.1 Le souci d’autrui de Martine dans sa décision concernant la
rétrogradation d’un employé
La décision de Martine de retirer l’employé de son poste, pour manque de compétences,
vers la fin de sa première année d’emploi, ne peut se comprendre adéquatement sans
tenir compte de la situation à compter de l’embauche de ce dernier. Cette décision n’est
pas isolée : elle est en fait l’étape finale d’une situation qui a durée un an, comportant
plusieurs décisions. Nous analysons donc l’ensemble de sa démarche relativement à
cette situation, laquelle comporte trois étapes distinctes.
Le premier fait qui pose problème pour Martine (T1) est la commission d’erreurs par
l’employé et certaines questions qu’il pose sur des aspects de son travail qu’il aurait dû
apprendre lors de son stage (bracketing). Martine qualifie le problème (qualification)
comme étant de type professionnel lié à son rôle de coach. Le coaching est au cœur de
comment elle se définit comme gestionnaire. Martine évalue qu’il s’agit simplement
d’un manque de connaissances, ce qui n’a rien d’inhabituel : il arrive souvent que les
nouveaux employés, qui arrivent de stage, aient de telles insuffisances. Il faut cependant
y remédier, afin de ne pas nuire à l’efficacité et la productivité de l’organisation. Le
coaching permet, dans de tels cas, de les aider à atteindre leurs objectifs, et donc ceux de
l’organisation également, notamment en palliant aux lacunes dans leur formation
(évaluation).
403
Figure 63 – Martine décision # 1.1 (T1)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Erreurs &
questions
inhabituelles
après
embauche
Problème
Professionnel :
coaching
EVALUATION
Manque de
connaissances
Pas inhabituel
chez les
stagiaires
SOUCI D’AUTRUI
Besoin de plus
de coaching
lié au rôle de coach :
aider l’employé re
performance
Priorité : Aider
l’employé
Aider l’employé à
donner le meilleur
de lui-même
IMPLANTATION
Coaching plus
serré
SOUCI pour ORGANISATION
Efficacité et productivité
Martine décide donc qu’il faut à l’employé un « coaching plus serré » (décision), ce
qu’elle conçoit comme étant de bonnes pratiques de gestion dans un tel cas, selon sa
conception de son rôle professionnel. Elle met en place les mesures nécessaires à ce
sujet, avec l’aide du superviseur de l’employé (implantation).
Faute d’amélioration sensible de la part de l’employé aux cours des semaines suivantes,
en plus du fait qu’il n’atteint pas ses objectifs de rendement (bracketing T2), Martine
continue à chercher des façons de l’aider en restant dans la normativité
professionnelle (qualification): il s’agit toujours d’un problème de coaching. Elle
communique avec le superviseur qu’il avait pendant son stage, pour mieux comprendre
la situation de l’employé de sorte à pouvoir l’aider adéquatement. Ce dernier confirme
qu’il s’agit d’un manque de connaissances, et non de bonne volonté. Martine accepte
cette perception et évalue que la méconnaissance du système bancaire canadien par
l’employé constitue un facteur contributif (évaluation). Elle décide donc de continuer de
faire un coaching, mais de façon plus serrée (décision et implantation).
404
Figure 64 – Martine décision # 1.2 (T2)
DÉCISION
BRACKETING
Peu
d’amélioration
& Objectifs de
rendement
trimestriels
non atteints
QUALIFICATION
Problème
Professionnel :
coaching
EVALUATION
Continuer à
coacher & aider
l’employé
Manque de
connaissances &
plus lent que la
moyenne
Aspects
contributifs : Employé ne
comprend pas le
système bancaire
Canadien
Vérification
des faits
pour mieux
comprendre
la situation :
appelle
ancien
superviseur
pour
informations
Pas un manque de
bonne volonté
Priorité : Aider
l’employé
IMPLANTATION
Continuer
coaching plus
serré
SOUCI D’AUTRUI
lié au rôle de coach :
aider l’employé re
performance
PROFESSIONNEL
SOUCI pour ORGANISATION
Efficacité et productivité
(Coaching- aider
l’employé à améliorer sa
performance)
Quelque temps plus tard l’employé fait l’objet de quelques plaintes de clients liées
notamment à son manque de connaissances (bracketing- T2). Martine nous fait part des
émotions qu’elle ressent à ce moment : de l’impatience et de la frustration. Impatience
d’abord, parce qu’ « on n’en veut pas de plaintes de clients, ce n’est pas compliqué !».
Frustration également face à l’employé qui, sachant pourtant qu’il ne peut répondre aux
besoins des clients efficacement, ne cherche pas à obtenir de l’aide.
Le problème change alors pour Martine quelque peu de nature : il s’agit toujours d’un
problème de type professionnel, visant à atteindre les objectifs de l’organisation au
moyen de saines pratiques de gestion, mais cette fois-ci c’est la qualité des services aux
clients qui en est l’enjeu principal (qualification).
405
Figure 65 – Martine décision # 1.3 (T3)
IMPATIENCE &
FRUSTRATION
BRACKETING
Plaintes de
clients
QUALIFICATION
Problème
Professionnel :
Gestion de la
qualité du
service client
ÉVALUATION
DÉCISION
La qualité du
service est
importante re
rentabilité &
pérennité Banque
L’employé doit
prendre sa
formation en
mains de sorte
à répondre aux
attentes
SOUCI D’AUTRUI
Plaintes dues au
manque de
connaissances :
Coaching ne suffit
pas à y pallier
Aider l’employé (lié au
coaching) re performance
Priorité : Qualité
du service
SOUCI pour ORGANISATION
Qualité service client pour
rentabilité & pérennité
IMPLANTATION
Avise l’employé
qu’il
doit
se
perfectionner par
lectures
à
la
maison
SOUCI pour SOI
re son évaluation
CONTEXTE
Suivi plus serré
par superviseur
Satisfaction clientèle
important pour la
Banque
La qualité du service, essentielle à la rentabilité et la pérennité de la banque, est très
valorisée par celle-ci : des normes élevées existent à ce sujet, ainsi que divers contrôles
tel des sondages réguliers auprès des clients. Martine y a également un intérêt personnel
puisqu’elle est évaluée sur sa capacité à assurer une bonne qualité de service par ses
employés. Évaluant que le manque de connaissances dont fait preuve l’employé est à
l’origine des plaintes de clients, et que le coaching s’avère insuffisant pour pallier à ces
lacunes, elle en conclut que des mesures additionnelles s’imposent (évaluation). Elle
décide que l’employé doit assumer la responsabilité de parfaire sa formation pour
répondre aux attentes en termes de qualité de service (décision). Elle lui communique
alors sa décision, lui précisant qu’il devra faire des lectures sur son temps personnel à
cet effet.
Elle continue à contrôler cette situation par la suite pour voir s’il y a
amélioration et, faute d’amélioration suffisante pour rencontrer les barèmes
406
institutionnels de qualité en service à la clientèle elle demande à son superviseur de le
rencontrer à tous les jours (implantation).
Un nouveau moment critique (T4) survient lorsque le suivi quotidien par le superviseur
révèle clairement après un certain temps qu’il ne s’agit pas que d’un simple manque de
connaissances : l’employé n’est tout simplement pas apte à remplir le poste. Entretemps
de nouvelles plaintes de clients ont été reçues et lors de l’évaluation de fin d’année,
l’employé n’atteint toujours pas les exigences du poste en termes d’objectifs de
rendement (bracketing).
Cette situation ne peut durer. Martine atteint alors un point de saturation, malgré le fait
qu’elle valorise beaucoup d’accorder son aide à ses employés pour leur permettre
d’atteindre leurs résultats. Nous assistons alors à un basculement du problème vers une
qualification de type juridique (qualification) : elle doit maintenant gérer l’inaptitude de
l’employé à faire son travail.
Les possibilités d’amélioration semblent minimes après un an dans le poste. Continuer
en ce sens nuirait à l’organisation en matière de qualité de service, en plus d’avoir un
impact sur sa propre évaluation de rendement. Martine arrive donc au bout d’un
processus où elle estime avoir donné toutes les chances possibles au coureur
(évaluation). Elle décide donc de le retirer de son poste, priorisant ainsi les intérêts de
l’organisation (décision). Toutefois l’employé ne peut être congédié sur le champ. En
effet, la jurisprudence en matière de relations de travail exige généralement de
l’employeur qu’il ait formellement avisé l’employé de son défaut de répondre aux
attentes et qu’il lui ait donné l’occasion d’y remédier avant de pouvoir mettre fin à son
emploi ou le relocaliser, histoire de lui donner une dernière chance. Martine débute donc
le processus formel que dictent les procédures organisationnelles dans un tel cas. Elle
rencontre l’employé et exige qu’il établisse un plan de travail indiquant les mesures
concrètes qu’il entend prendre pour remédier à la situation, tout en préparant son
congédiement (implantation).
407
Figure 66 – Martine décision # 1.4 (T4)
DÉCISION
QUALIFICATION
BRACKETING
Problème
Juridique :
contrat de travail
Manque de
suivi de ses
dossiers
Manque
d’organisation
Manque de
connaissances
+ d’autres
plaintes clients
+ N’atteint pas
les exigences
du poste re
éval. annuelle +
d’autres
plaintes clients
ÉVALUATION
Retirer l’employé
de son poste
Employé inapte à
occuper ce poste
Ne peut continuer
vu impact service
client
Processus formel à
suivre avant de le
retirer de son poste
SOUCI pour SOI
re son évaluation
Priorité : Qualité
service client
Début du
processus
formel pour
mettre fin à
l’emploi
SOUCI pour ORGANISATION
Qualité service client
Exige un plan de
travail
+ Surveillance
continuée &
rencontres
clients
CONTEXTE
Standards élevés
de la Banque re
qualité de service
EMPATHIE &
COMPASSION
IMPLANTATION
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être de l’employé
ÉVALUATION
IMPLANTATION
C’est une bonne personne,
très gentil, bonne attitude
Discussions avec son VP
Vérifie avec le Centre
d’appels si ok
Pratiques usuelles Banque
permettent la relocalisation
Rencontre employé & lui
propose transfert à centre
d’appels
L’employé va visiter la
filiale et dit ok
Préférable de ne pas le
transférer comme caissier
vu son expérience et sa
scolarité – le
centre d’appels = plus
approprié
Martine lui obtient de n
pas avoir de baisse de
salaire
TRISTESSE
Priorité : Bien-être de
l’employé
Martine se sent toutefois préoccupée par les conséquences négatives de sa décision sur
l’employé, puisque son bien-être lui tient à cœur. Il s’agit selon elle d’une « bonne
personne », dont l’attitude au travail est agréable. Martine nous fait part de l’empathie
qu’elle ressent pour l’employé à ce stade. Elle cherche donc des façons de minimiser ces
conséquences négatives. Or, les pratiques organisationnelles usuelles permettent le
408
replacement des employés qui ont des difficultés de performance dans un poste de
niveau inférieur, plutôt que de les congédier. Elle évalue que cette option serait
profitable pour l’employé afin de lui permettre d’acquérir une expérience et des
connaissances intéressantes, tout en étant dans un poste qui convient à ses habiletés.
Compte tenu de sa scolarité et de son expérience, un poste dans un centre d’appels lui
semble préférable à un poste de caissier à sa succursale (évaluation en vue de
l’implantation).
C’est pourquoi elle lui offre de le relocaliser dans cette filiale plutôt que de mettre tout
simplement fin à son emploi. Martine va jusqu’à prendre elle-même contact avec le
responsable de cette filiale, afin de lui faire valoir les forces de l’employé, de sorte à
favoriser son transfert à ce poste et d’obtenir qu’il y soit embauché à son salaire actuel,
malgré le niveau inférieur du poste, ce que le responsable accepte. Finalement,
lorsqu’elle informe l’équipe du départ de l’employé pour cette filiale, elle se contente de
leur dire qu’il s’agit d’une réorientation de carrière, par respect pour l’employé
(implantation-suite). Elle ressent une certaine tristesse pour l’employé, qui voit cette
rétrogradation comme un échec, et aussi du fait qu’elle perd un membre de son équipe.
Martine ne regrette toutefois pas la décision qu’elle a prise. Elle demeure convaincue
que c’était la meilleure décision dans les circonstances.
Le souci d’autrui de Martine, au départ, se traduit par son souci d’aider l’employé à
s’améliorer. Le souci pour l’organisation prédomine cependant par la suite, jusqu’à
l’implantation de sa décision finale, compte tenu des impacts sur la qualité du service
client, laquelle est essentielle pour la rentabilité et la pérennité de la Banque. Une
certaine sensibilité demeure toutefois à la deuxième étape de sa démarche de résolution
du problème, à l’égard de l’anxiété que doit vivre l’employé dans son travail, vu son
manque de connaissances. Le fait qu’elle ne considère pas à ce stade de mettre tout
simplement fin à son emploi semble indiquer qu’elle se soucie suffisamment du bienêtre de l’employé, à titre de gestionnaire-coach, pour lui donner encore une chance,
quoiqu’elle ne l’exprime pas explicitement. En fin de parcours, le souci pour
l’organisation lui dicte de retirer l’employé de son poste, mais Martine vit une certaine
409
dualité. Elle précise que c’est « déchirant côté humain » mais que « côté professionnel »
elle doit absolument redresser la situation. Son souci pour le bien-être de l’employé
s’exerce toutefois jusque dans les moindres détails de l’implantation de cette décision.
Notons également un certain souci pour elle-même, compte tenu que sa propre
évaluation de rendement tient compte de sa capacité à s’assurer d’une bonne qualité de
service client par ses employés.
Le résumé produit par Martine avant les entretiens confirme les principales décisions
prises vis-à-vis cette situation. Son dessin met l’emphase sur les émotions qu’elle et son
adjointe éprouvent vis-à-vis la nécessité de retirer l’employé de son poste : « ce n’était
pas de gaieté de cœur, ce n’était pas agréable d’en arriver là », nous confirmera-t-elle
dans son récit. Puis le dessein illustre la résolution de la situation de façon satisfaisante
tant pour elle que pour l’employé à long terme, les deux personnages qui les représentent
ayant tous deux un sourire.
5.11.3.2 Le souci d’autrui de Martine dans sa décision concernant l’octroi
d’un prêt à un client
Un couple ayant obtenu une consolidation de prêt quelques mois auparavant vient voir
Martine pour obtenir du financement additionnel (bracketing - T1). Il s’agit dans ce cas
d’une démarche courante d’affaires bancaires. Selon les politiques de la banque, le client
ne devrait pas bénéficier de financement additionnel, vu le refinancement récent. Le rôle
de gestionnaire de Martine comporte l’obligation de veiller au respect des règles et à la
protection des intérêts de la banque : elle aurait donc pu simplement s’en tenir à une
logique juridique et refuser sur place l’octroi de financement en vertu des conditions du
contrat.
Cependant, Martine ressent un malaise important à l’idée de simplement appliquer les
clauses du contrat et refuser la demande. Son tiraillement entre la façon usuelle de faire,
soit l’application stricte des règles de financement pour protéger la rentabilité de la
410
Banque et son souci d’aider l’épouse du client témoigne d’un conflit de valeurs
important, lui faisant adopter une qualification éthique du problème (qualification). La
normativité éthique est en fait souvent utilisée pour répondre à des situations
organisationnelles où la simple application des règles conduit à un résultat considéré
inacceptable. Pour Martine, la question qui se pose alors est « qu’est-ce que je peux
faire de mieux, dans les circonstances ».
La situation de l’épouse qui est malade et qui a besoin de soins qui ne sont pas financés
par l’assurance maladie, l’empathie qu’elle ressent pour le couple et la gravité des
conséquences si la femme ne peut bénéficier du financement l’interpellent. Le fait que le
client a toujours respecté ses engagements, que leur endettement excessif était passager
et que le client avait une bonne stabilité d’emploi lui font conclure que la sécurité
financière de la banque est suffisamment assurée pour permettre, exceptionnellement,
d’accorder un financement supérieur aux normes habituelles.
Le contexte spécifique de ce cas a une grande importance: si les fonds avaient été
demandés pour quelque chose qu’elle considérait frivole, Martine aurait refusé la
demande dès le départ (évaluation). Cette tension l’amène à entreprendre diverses
démarches pour tenter de leur obtenir le financement désiré. Elle est toutefois consciente
que la solution qui sera adoptée devra respecter les normes et les procédures de la
banque.
Martine vérifie d’abord si elle peut leur octroyer une hypothèque additionnelle sur leur
maison. Toutefois, ils ne rencontrent pas les ratios financiers nécessaires pour l’octroi de
fonds additionnels. Toujours déterminée à tenter de les aider, mais ne disposant pas des
pouvoirs lui permettant d’accorder une exception à cette règle, elle décide d’en faire la
demande au bureau de crédit (décision), usant de divers arguments pour tenter de
persuader le bureau de lui accorder (implantation).
411
Figure 67 – Martine décision # 2.1 (T1)
QUALIFICATION
BRACKETING
Demande de
financement
additionnel,
après 1ière
consolidation
et
refinancement
de dettes- pour
raisons de
santé
DÉMARCHES
ÉVALUATION
Problème
éthique :
L’application
stricte des règles
amène des
conséquences
non acceptables
sur les clients
Conflit de
valeurs entre
respect des
règles
(rentabilité et
pérennité ) vs
bien-être de la
cliente
Réexamen du
dossier pour
voir si
financement
additionnel
possible par
hypothèque
Conséquences
importantes sur
le bien-être de
Madame si pas
de financement
Priorité : Le bienêtre de la cliente
dans la mesure
où les règles le
permettent
SOUCI pour ORGANISATION
Respect des règles
contractuelles (rentabilité &
perennité)
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être de la cliente
EMPATHIE &
COMPASSION
CONTEXTE
Demande non
frivole- pour raisons
de santé
DÉCISION
ÉVALUATION
Refinancement
hypothèque -non possible
après analyse –
ratios
insuffisants
Peut refuser la demande,
mais conséquences
importantes pour Madame
si pas de financement
Demander une
exception au
bureau de crédit
Sécurité financière de la
Banque non menacée :
client respecte ses
engagements et emploi
stable
Possibilité de demander
une exception au bureau
de crédit
Priorité : Le bien-être de la
cliente
IMPLANTATION
Demande d’exception au
bureau de crédit –
argumente que situation
difficile, bon client,
difficulté passagère…
Lorsque le bureau de crédit refuse sa demande (bracketing- T2), elle vit de la déception,
mais son empathie pour l’épouse de son client et la gravité des conséquences possibles
la motivent à chercher d’autres solutions, toujours à l’intérieur des pratiques déjà
412
établies par la banque. Ce changement dans le contexte spécifique du problème, soit le
refus du bureau de crédit, ne modifie pas foncièrement sa qualification du problème, qui
demeure éthique (qualification). Martine continuera à tenter de faire le mieux possible
pour Madame, dans les circonstances, sans aller à l’encontre des politiques de
l’entreprise.
Figure 68 – Martine décision # 2.2 (T2)
EMPATHIE &
COMPASSION
ÉVALUATION
Pas suffisamment
d’arguments pour
en appeler de la
décision du bureau
de crédit
QUALIFICATION
BRACKETING
Refus du
bureau de
credit
Problème
éthique : Conflit
de valeurs entre
rentabilité et
pérennité vs
bien-être de la
cliente
Conséquences
importantes pour
Madame si pas de
financement
Autre possibilité =
Prêt avec
endosseur
DÉCISION
Offrir au client
un prêt si
endosseur
Priorité : Le bienêtre de Madame
SOUCI D’AUTRUI
Bien-être de Madame
SOUCI pour ORGANISATION
Rentabilité & pérennité de la
Banque
IMPLANTATION
Rencontre client
–Offre d’un prêt
avec endosseur
CONTEXTE
Demande non
frivole- pour raisons
de santé
COLÈRE
Client ne
donne pas
suite --choisit de
faire faillite
Martine examine alors les hypothèses qui lui sont ouvertes. Elle pourrait aller en « 2e
regard », c’est-à-dire faire appel de cette décision. Après évaluation, elle considère
413
qu’elle n’a pas suffisamment d’éléments pour le faire avec succès (évaluation). Sa
démarche n’ayant pu résoudre le problème, elle se replie donc sur une autre solution et
propose alors au client un prêt avec endossement : c’est le mieux qu’elle puisse faire,
dit-elle, dans les limites de ses pouvoirs (décision et implantation).
Le client refuse toutefois de donner suite à cette proposition, et choisit finalement de
faire faillite, ce qui vient à l’encontre des valeurs de Martine et la met en colère. Cette
colère semble être motivée par deux choses. D’abord, elle qui a tenté plusieurs
démarches pour aider Madame, vu son souci concernant son état de santé, elle comprend
mal que les raisons invoquées par le client pour refuser l’endossement ne tiennent pas
compte de l’impact possible sur la santé de son épouse. Ensuite, la faillite lui semble la
voie de la facilité dans les circonstances, alors qu’elle avait trouvé une façon pour
répondre à leurs besoins, après y avoir mis du temps et des efforts.
Martine se soucie donc, du début du processus jusqu’à ce que les clients fassent faillite,
du bien-être de ses clients, et de Madame en particulier. Elle réalise bien les
conséquences néfastes importantes, sur Madame, d’un refus de financement et ressent de
la préoccupation et diverses émotions à ce sujet. Elle admet toutefois que si elle avait
traité la demande objectivement, sans tenir compte de ces conséquences, elle aurait
refusé la demande dès le départ. Elle se souci également de respecter les normes
organisationnelles d’octroi de financement. Notons finalement que Martine a recours, à
quelques reprises au cours de nos entretiens, à des explications visant à justifier la
position de la banque dans ce dossier, et les limites institutionnelles qui ont fait en sorte
qu’elle n’a pas pu aider ses clients comme elle l’aurait voulu : « on ne prête pas avec
notre cœur, on prête avec notre tête », « on ne peut pas tout simplement prêter sur les
bons vouloirs comme ça ».
Le dessin de Martine concernant ce cas n’y apporte pas d’éclairage additionnel
particulier. Tout comme le résumé qu’elle a produit, il résume uniquement les grandes
étapes dont elle nous fait part en entretien et le mécontentement du client lors de sa
dernière rencontre avec lui.
414
CHAPITRE 6 – ANALYSE INTERCAS
Le présent chapitre a pour but de consolider les résultats obtenus de l’analyse de
l’ensemble des situations que les participants à notre étude nous ont soumises. Plus
spécifiquement, nous cherchons à déterminer en quoi les résultats obtenus nous
permettent de répondre à notre question de recherche « Comment les gestionnaires
intègrent-ils le souci d’autrui dans leur prise de décision? », ainsi qu’à nos deux sousquestions : « Comment le souci d’autrui est-il intégré aux diverses composantes de la
prise de décision » et « Comment le souci d’autrui évolue-t-il à travers l’ensemble de la
démarche de résolution du problème ».
Les premières sections de ce chapitre servent à bien mettre en contexte les données plus
spécifiques dont l’analyse permettra, par la suite, de répondre à nos deux sous-questions
de recherche. La première section fait état des divers types de situations problématiques
qui nous ont été soumises dans le cadre de cette étude. La deuxième précise certains
éléments du contexte entourant la prise de décision qui peuvent s’avérer utiles pour
comprendre celle-ci, incluant la perception que les gestionnaires ont de leur rôle et des
valeurs priorisées par leur organisation. La troisième section présente nos constats
généraux sur la prise de décision dans le type de situations qui nous ont été soumises. La
quatrième section aborde l’intégration du souci d’autrui dans les diverses composantes
de la prise de décision. Enfin, ayant souligné que la démarche du gestionnaire pour
résoudre un problème se compose généralement de plusieurs décisions successives, et
non d’une seule, nous examinerons dans la cinquième section les variations du type de
souci d’autrui dans la prise de décision à travers l’ensemble de cette démarche.
6.1 LES TYPES DE SITUATIONS PROBLÉMATIQUES SOUMISES
Nous avons demandé à chacun des participants de nous soumettre deux situations
distinctes où ils s’étaient sentis tiraillés à cause des impacts négatifs possibles de leur
décision sur le bien-être d’autrui. Compte tenu que certains auteurs traitant de la prise de
décision éthique insistent sur la proximité des personnes affectées comme facteur
d’influence (Jones, 1991) nous avons demandé aux gestionnaires de nous soumettre, si
possible, une décision concernant des employés et une autre concernant des clients ou
une personne de l’extérieur. Vingt situations problématiques, et leur résolution, ont ainsi
été portées à notre attention. Le tableau VII résume les trois types de situations. Compte
tenu toutefois de l’évolution de plusieurs situations entre le constat initial d’un problème
et sa résolution finale, le lecteur est prié de noter que le tableau indique le type de
situation en fonction de la décision finale qui a été prise, afin de favoriser les
comparaisons.
Tableau VII – Types de situations étudiées
EMPLOYÉS : 12 situations / 20
Situations
Terminaison d’emploi d’un employé (pour vol, fraude, attitude, qualité de
service, retards, perte de confiance ou performance) – 9 situations
Caisses : Chantal #1; Alain #1; Marcel #1
et Marcel #2
Banque : Brigitte #1; Eloïse #1; France
#2 ; Louis #1; Martine #1
Changements opérationnels stratégiques affectant des employés
(réorganisations, réduction d’heures pour normes de productivité) - 3
situations
Caisse : Roger #1; Gabrielle #1
Banque : France #1
COLLABORATEURS EXTERNES : 1 situation / 20
Changement de conseiller externe de la Fédération – 1 situation
Caisse : Alain #2
CLIENTS : 7 situations / 20
Relations avec clients des services financiers (demande d’emprunts,
reprise d’immeuble, gestion du compte) – 4 situations
Caisse : Chantal #2; Gabrielle #2
Changement opérationnel stratégique affectant les clients (fermeture
d’un point de service) – 1 situation
Caisse : Roger #2
Faute d’un client vis-à-vis la Banque ou ses employés (propos
discriminatoires ou abusifs envers un employé) – 2 situations
Banque : Brigitte #2 ; Éloïse #2
416
Banque : Louis #2; Martine #2
On constate que des vingt situations problématiques soumises à notre attention, douze
ont trait à des employés (60%). La grande majorité de celles-ci, soit neuf situations sur
douze, ont trait ultimement à la terminaison d’un emploi en raison d’un vol, d’une
fraude, d’un manque de qualité de service, des retards répétés, d’une perte de confiance
ou d’un manque de performance, situations qui se sont soldées par la terminaison de
l’emploi. Les trois autres ont trait à des changements opérationnels stratégiques affectant
des employés, dont deux lors de réorganisations, et une autre en vue de satisfaire les
exigences organisationnelles de ratios de productivité.
Sept autres situations problématiques soumises (35%) se rapportent à des clients, dont
quatre en matière de relations avec des clients concernant les services financiers
(demande d’emprunt, reprise d’immeuble, gestion du compte), une autre concernant un
changement opérationnel stratégique affectant les clients, soit la fermeture d’un point de
service, et deux situations portant sur les propos discriminatoires ou abusifs d’un client
envers un employé et considérés comme une faute par le gestionnaire. La dernière
situation a trait au remplacement d’un conseiller externe (5%). Notons que, même si
nous avions demandé à chaque participant de nous présenter dans la mesure du possible
une situation client et une situation employé, ceci afin d’en explorer les similitudes et les
différences, trois d’entre eux n’ont pu retracer de décision concernant un client dans
laquelle ils avaient été tiraillés par les impacts négatifs possibles sur le client, et ce au
cours des trois dernières années.
Ayant explicité les types de situations que nous avons étudiés, nous nous arrêterons
maintenant à préciser certains éléments du contexte dans lequel les décisions étudiées
ont été prises.
417
6.2 LE CONTEXTE DANS LEQUEL SE PREND LA DÉCISION
Le cadre conceptuel adopté pour structurer notre recherche insistait sur le caractère
contextuel de la prise de décision. Ce contexte est subjectif et construit par le décideur,
selon sa perception et le sens qu’il donne à divers éléments. Ainsi, par exemple, le type
d’institution financière du participant, banque ou coopérative financière, peut s’avérer
important dans sa prise de décision. Il en est de même des éléments contextuels
spécifiques de chaque situation problématique.
Nous nous sommes attardée dans notre analyse à deux autres éléments du contexte : la
perception que le gestionnaire a des valeurs priorisées par son organisation locale et de
son rôle. Les tableaux VIII et IX résument ces perceptions pour chacun des
gestionnaires.
Tableau VIII – Les valeurs perçues comme étant priorisées
Perception des valeurs priorisées par l’organisation
Participants
Rentabilité, compétitivité, qualité service client
Banque : Brigitte, Éloïse, France, Louis, Martine
Caisse : Chantal, Roger, Marcel
Travail d’équipe
Banque : Brigitte, France, Louis, Martine
Caisse : Gabrielle
Respect et / ou diversité culturelle
Banque : Éloïse, France, Martine, Brigitte
Intégrité / honnêteté
Banque : Brigitte, Éloïse, France. Martine
Caisse : Marcel
Aide aux employés qui ont des problèmes d’attitude ou de
performance
Banque : Éloïse
Responsabilisation
Banque : Louis
Bonnes relations entre les collègues /Bien-être des employés
Caisse : Alain, Marcel
Protection des intérêts & du bien-être des membres
Caisse : Chantal
Valeurs sociale-démocrates : contribution sociale etc…
Vision non-entrepreneuriale
Caisse : Alain, Gabrielle
Équité
Caisse : Gabrielle
418
Dans l’ensemble, on constate que la qualité du service client, la performance, la
rentabilité et la compétitivité sont perçus comme étant valorisées par leur organisation
chez tous les gestionnaires de la Banque (Brigitte, Martine, France, Éloïse, Louis). Ceci
est cohérent avec la mission officielle de la Banque au moment de notre recherche, soit
d’être « la plus grande banque du Canada par sa capitalisation boursière et son actif, et
l’une des plus importantes banques à l’échelle mondiale en matière de capitalisation
boursière ». La qualité du service client, la performance, la rentabilité et la compétitivité
sont également perçues comme étant valorisées par leur organisation chez trois des
gestionnaires de caisses (Roger, Marcel, Chantal). La protection des intérêts et du bienêtre de leurs membres a toutefois davantage d’importance que ces valeurs chez l’un
d’entre eux (Chantal). Les deux autres gestionnaires des caisses considèrent plutôt que
leur caisse a une vision sociale-démocrate (Alain) ou insuffisamment axée sur le
développement et l’entrepreneuriat (Gabrielle), vision qu’ils disent s’efforcer de « faire
évoluer » vers une vision davantage axée sur le développement des affaires.
Tableau IX – La conception du gestionnaire de son rôle
Conception de son rôle en tant que gestionnaire
Participant
S’assurer de la performance financière / rentabilité /
compétitivité
Banque : France, Éloïse. Louis
Assurer la qualité de service et la satisfaction des membres /
clients
Banque : France, Éloïse
Jouer un rôle de « coach » des employés : aider les employés
à développer leurs compétences professionnelles, à
rencontrer leurs objectifs et à progresser.
Banque : Brigitte, Martine
Jouer un rôle de « coach de vente » : les tactiques de vente,
la connaissance des produits et des outils
Banque : France, Louis
Assurer la gestion des risques et jouer un rôle de « coach »
pour les gestionnaires
Banque : Éloïse
Encourager le passage à une culture entrepreneuriale qui
répond mieux aux besoins des clients.
Caisse : Gabrielle
Caisse : Roger, Alain, Marcel
419
Caisse : Chantal, Roger, Alain
Parmi les autres valeurs qu’ils perçoivent être valorisées dans leur organisation,
mentionnons le respect de la personne et de la diversité culturelle (Banque : Éloïse,
France, Martine, Brigitte), l’intégrité et l’honnêteté (Banque : Brigitte, Éloïse, France,
Martine; Caisse : Marcel), la responsabilisation (Banque : Louis), les bonnes relations
entre les collègues et le bien-être des employés (Caisse : Alain, Marcel), ainsi que l’aide
aux employés qui ont des problèmes d’attitude ou de performance (Banque : Éloïse).
La plupart des gestionnaires de caisse conçoivent leur rôle comme étant axé
prioritairement sur les résultats, la performance et la qualité du service à la clientèle
(Roger, Alain, Marcel, Chantal). On retrouve des résultats similaires pour la majorité des
gestionnaires de la banque (France, Éloïse, Louis). Une caractéristique distingue
toutefois les gestionnaires des deux types d’établissements concernant leur conception
de leur rôle. Tous les directeurs de succursale bancaire mentionnent qu’ils doivent agir
comme « coach », ce qui semble indiquer une position institutionnelle de la Banque.
Nous ne retrouvons pas cette précision chez les gestionnaires de caisse. Toutefois, leur
conception du rôle de « coach » varie, certains étant davantage axés sur la vente, la
rentabilité et la productivité des employés (France et Louis), alors que d’autres semblent
davantage orientés vers le développement des personnes (Brigitte et Martine). Une
dernière gestionnaire, œuvrant dans une très grande succursale, n’exerce le rôle de
« coach » que pour les gestionnaires subalternes de sa succursale et ce, plus
particulièrement en rapport aux difficultés liées à l’exercice de cette fonction (Éloïse).
Ces éléments de contexte nous permettront, dans certains cas, de mieux comprendre les
décisions que les gestionnaires ont prises et le souci d’autrui qu’ils y ont intégré. Nous y
ferons référence, au besoin, dans les sections qui suivent. Nous analyserons maintenant
quelques constats généraux relatifs à la prise de décision et à la démarche utilisée par les
gestionnaires pour résoudre les situations problématiques auxquelles ils étaient
confrontés.
420
6.3 CONSTATS GÉNÉRAUX SUR LA PRISE DE DÉCISION
La complexité possible du processus de prise de décision a été soulignée à quelques
reprises dans la littérature en management (ex. Mintzberg et al., 1976; Langley et al.,
1995) et en prise de décision éthique (ex. Rest 1984, 1986). Deux éléments spécifiques
à ce sujet ressortent des résultats de notre recherche : le fait que la démarche de
résolution d’un problème exige souvent plusieurs décisions successives avant d’en
arriver à la décision finale et le caractère non linéaire du processus de prise de décision
pour chacune des décisions individuelles.
D’une part, si vingt situations problématiques nous ont été soumises, soit deux par
gestionnaire, dans la plupart de ces situations la démarche du gestionnaire pour résoudre
le problème a nécessité plusieurs décisions successives et même, parfois, des décisions
simultanées. Par conséquent, tenant compte de toutes ces décisions, notre analyse a porté
dans les faits sur cinquante-huit décisions distinctes. Le tableau X fait état du nombre de
décisions qui se sont avérées nécessaires pour résoudre ces situations. L’ensemble de ces
décisions a été désigné comme étant la « démarche de résolution de problème ».
Tableau X – Nombre de décisions prises pour résoudre la situation
Nombre de décisions prises pour résoudre la
situation problématique
Nombre de situations / 20
% des situations
Une décision
5
25 %
Deux décisions successives
6
30 %
Trois décisions successives
1
5%
Quatre décisions successives
3
15 %
Cinq décisions successives
2
10 %
Six décisions successives
1
5%
Sept décisions successives
1
5%
Trois décisions simultanées
1
5%
Total : 20 situations, qui
ont nécessité 58 décisions
421
Nos résultats indiquent que seulement cinq des vingt situations problématiques soumises
(25 %) ont été résolues par une seule décision. Ceci n’indique toutefois pas que la
décision elle-même ait été simple : trois d’entre elles, de nature stratégique, ont nécessité
diverses démarches pour élaborer la solution optimale et obtenir les appuis et
autorisations nécessaires au projet (Roger #1; Roger #2; Gabrielle #1). Quant aux deux
autres, de nature éthique, elles ont nécessité un certain temps de réflexion et certaines
vérifications entre l’évaluation initiale de la situation et celle ayant permis d’en pondérer
les divers aspects pour en arriver à faire un choix (Gabrielle #2; Louis #2).
La résolution du problème a nécessité plus d’une décision dans 75 % des situations qui
nous ont été soumises. Ainsi, six des vingt situations ont nécessité deux décisions
successives pour les résoudre, une situation en a nécessité trois, trois autres en ont
nécessité quatre, deux en ont nécessité cinq, une autre six et une situation a nécessité
sept décisions successives. La dernière situation est un peu différente, puisqu’elle a
nécessité trois décisions simultanées, une sur la problématique principale et deux autres
sur des problématiques accessoires qui ont été soulevées au cours de la résolution du
problème principal.
D’autre part, le cadre conceptuel que nous avons utilisé pour présenter les données
décrivait le processus de prise de décision, pour chacune des décisions individuelles,
comme étant constitué de cinq composantes : la perception d’un problème (bracketing),
sa qualification, l’évaluation, le choix d’une solution et, finalement, l’implantation de ce
choix. L’analyse de chacun des cas présentée au chapitre précédant a été réalisée à partir
de ces composantes, pour chacune des décisions qui s’y trouvent. Cependant, nos
résultats indiquent que ce processus de prise de décision n’est pas linéaire : il y a dans
certaines décisions un mouvement d’aller-retour entre les composantes.
Ainsi, par exemple, pour certaines décisions, une première évaluation a été suivie de
diverses démarches de vérification, puis une deuxième évaluation de la situation a été
faite avant de passer au choix de la solution (ex. Roger #1 T1, Roger #2 T1, Gabrielle
#1 T1; Gabrielle #2 T1). Il arrive également que le gestionnaire remette en question la
422
première qualification du problème, après avoir entamé certaines démarches. Il reprend
ensuite le processus de prise de décision avec une nouvelle évaluation, puis un nouveau
choix de la solution. Ainsi, par exemple, dans le cas d’Éloïse (#1 T1), la qualification
initiale était qu’il s’agissait d’un problème professionnel lié à un problème d’attitude de
la part d’une employée; mais après certaines vérifications, il s’est avéré qu’il s’agissait
plutôt d’un problème professionnel lié à la gestion de la performance et la qualité du
service client, d’où la nouvelle évaluation.
Ayant précisé les éléments de contexte et divers constats généraux sur la prise de
décision, nous préciserons maintenant les résultats de notre analyse permettant de
répondre à notre première sous-question de recherche visant à comprendre comment le
souci d’autrui est intégré au processus de prise de décision.
6.4 L’INTÉGRATION DU SOUCI D’AUTRUI DANS LE PROCESSUS DE PRISE
DE DÉCISION
Comprendre comment le gestionnaire intègre le souci d’autrui dans sa prise de décision
nécessite de bien saisir quel type de souci d’autrui est présent dans chacune des
composantes de ce processus et de quelle façon ce souci d’autrui opère dans chacune
d’entre elles. Cette section précise nos résultats à ce sujet pour l’ensemble des
cinquante-huit décisions qui ont été analysées.
Dans notre cadre conceptuel, nous avons défini le souci d’autrui comme étant
« Considérer les intérêts, les droits et/ou le bien-être physique, psychologique et/ou
matériel d’autrui dans sa prise de décision, que ce soit par l’application d’obligations
juridiques, déontologiques ou morales visant la protection d’autrui, ou en se préoccupant
des conséquences qu’une décision ou une situation pourrait avoir sur eux ». Chaque
composante du processus de prise de décision présente des occasions différentes d’y
intégrer le souci d’autrui, que nous verrons maintenant plus en détail.
423
6.4.1 Le souci d’autrui lors de la qualification du problème
Le processus de prise de décision commence par la perception d’une situation qui attire
l’attention du gestionnaire, laquelle semble problématique. Cette perception demeure
néanmoins assez générale.
L’étape de la qualification du problème permet au
gestionnaire de cibler plus précisément ce qui fait problème pour lui, soit le problème
précis qu’il aura à résoudre. Lorsque le gestionnaire qualifie le problème, il détermine le
type de problème auquel il fait face en faisant appel à l’une des six normativités :
stratégique, professionnelle, juridique, déontologique, morale ou éthique.
Chaque normativité comporte des normes implicites d’action pour un type de situation
donné, indiquant comment le gestionnaire doit raisonner mais aussi quel souci d’autrui il
doit avoir, s’il y a lieu. Le souci d’autrui au moment de la qualification, lorsqu’il existe,
est donc celui inhérent au type de normativité adopté par le gestionnaire. Notre cadre
conceptuel résume le raisonnement correspondant à chacune des normativités et précise
le type de souci d’autrui inhérent à chacune d’entre elles.
Notons toutefois que le recours à une normativité donnée ne comporte pas
automatiquement l’existence d’un souci d’autrui correspondant. D’une part, la
normativité stratégique ne comprend, par définition, aucune considération de l’impact
possible de la décision sur autrui : le gestionnaire y considère uniquement les intérêts,
les droits, la réputation et/ou le bien-être matériel ou financier de l’organisation. D’autre
part, sous les normativités professionnelle, juridique et déontologique, la qualification
comporte un souci d’autrui seulement dans certaines situations précises.
Le tableau XI résume le type de normativité auquel les gestionnaires ont fait appel lors
de la qualification du problème pour chacune des cinquante-huit décisions, alors que le
tableau XII résume le type de souci d’autrui au moment de cette qualification du
problème.
424
Tableau XI – Type de normativité lors de la qualification du problème
NORMATIVITÉ
NBRE DE DÉCISIONS
% DES DÉCISIONS
/ 58
Professionnelle
16
27,6 %
Juridique
10
17,2 %
Déontologique
13
22,4 %
Morale
0
0
Éthique
13
22,4 %
Stratégique
6
10,3 %
Tableau XII – Type de souci d’autrui lors de la qualification du problème
TYPE DE SOUCI
NOMBRE DE DÉCISIONS
% DES DÉCISIONS
/ 58
Souci d’autrui professionnel
13
22,4 %
Souci d’autrui juridique
6
10,3 %
Souci d’autrui déontologique
5
8,6 %
Souci d’autrui moral
0
0%
Souci d’autrui éthique (préoccupation
quant aux conséquences sur bien-être
d’autrui)
12
20,7 %
Aucun souci d’autrui lors de la
qualification
normativités
professionnelle,
juridique,
déontologique
15
25,9 %
Aucun souci d’autrui lors de la
qualification - normativité éthique
1*
1,7 %
Aucun souci d’autrui lors de la
qualification - inhérent à la
normativité stratégique
6
10,3 %
*Situation où le conflit de valeurs n’avait aucun lien avec le bien-être d’autrui (rentabilité par rapport à honnêteté).
Note : Le total dépasse légèrement 100 % compte tenu que les chiffres ont été arrondis à une décimale.
425
Des six normativités dont nous avons fait état dans notre cadre conceptuel (stratégique,
professionnelle, juridique, déontologique, morale et éthique), seulement cinq ont été
répertoriées à l’étape de la qualification du problème. La normativité morale, suivant
laquelle le décideur raisonne en fonction de l’application d’une obligation morale, n’a
été retracée dans aucune des cinquante-huit décisions prises par les gestionnaires
participants au moment de la qualification du problème ni, dans les faits, à aucun autre
moment du processus.
De façon générale, un souci d’autrui existe au moment de la qualification dans 62,1 %
des décisions. Il est de type professionnel dans 22,4 % des qualifications, juridique dans
10,3 %, et déontologique dans 8,6 %. Dans 20,7 % des décisions, le souci d’autrui est
de nature éthique au moment de la qualification. Il n’y a aucun souci d’autrui au moment
de la qualification pour 37,9 % des décisions, toutes normativités confondues.
La normativité stratégique a été utilisée dans six décisions et ce, principalement par des
directeurs généraux de caisse dans des situations liées à des changements
organisationnels. La normativité stratégique a servi de référant pour une directrice de
succursale bancaire seulement dans une situation (France #1), alors que son viceprésident régional lui demandait de réduire les heures travaillés à sa succursale afin que
celle-ci rencontre le niveau de productivité attendu. Cette différence de résultats pour les
deux organisations est cohérente avec le fait que les fonctions des directeurs généraux de
caisse accordent plus d’autonomie en matière stratégique que celles des directeurs de
succursale. Le recours à la normativité stratégique est donc lié, dans les décisions qui
nous ont été soumises, à un contexte particulier : une situation où le gestionnaire perçoit
qu’un changement important doit être fait au fonctionnement de l’organisation pour fins
d’efficacité, de compétitivité, de rentabilité, de productivité ou de pérennité.
La normativité professionnelle fut utilisée pour un total de seize décisions (27,6 %). Il
s’agit de la normativité à laquelle les gestionnaires ont recours lorsque la situation leur
semble exiger une intervention ciblée en vertu de ce qu’ils perçoivent être de bonnes
pratiques de gestion, notamment en termes de gestion des ressources humaines, de
426
gestion financière ou de qualité de service aux clients. Le souci d’autrui de type
professionnel intègre les intérêts et le bien-être d’autrui au moment de la qualification du
problème, mais ce dans la mesure où ce souci est intégré aux façons de faire, attitudes et
valeurs que préconisent les « bonnes » pratiques de gestion. Notons que ce type de souci
d’autrui n’avait pas été prévu au cadre conceptuel structurant notre recherche; il a
émergé des résultats. Sa présence a été constatée à plusieurs reprises, notamment lorsque
le gestionnaire fait face à une situation qui envenime le climat de travail ou lorsqu’un
employé éprouve des problèmes de performance et que le gestionnaire examine la
situation en fonction des « bonnes pratiques » de gestion.
Le recours à la normativité professionnelle et le souci d’autrui qui l’accompagne, s’il y a
lieu, sont généralement liés à la perception que le gestionnaire se fait de son rôle et de ce
qui est valorisé par l’organisation. Ainsi, par exemple, dans les cas où un employé
éprouve des problèmes de performance, lorsque le gestionnaire conçoit son rôle comme
celui d’un coach (Brigitte #1, T1 & T2; Martine #1 T1 à T3), les bonnes pratiques de
gestion lui indiquent d’aider l’employé à s’améliorer et son souci d’autrui sera de cette
nature. De même, la perception que le conseil d’administration valorise beaucoup la
protection des intérêts et du bien-être des membres fait en sorte que, dans une situation
où la situation financière du membre est fragilisée, les bonnes pratiques de gestion
financière indiquent au gestionnaire de tenir compte de ces valeurs dans l’étude de sa
demande de financement dossier; ce souci d’autrui va alors de soi (Chantal #2 T1). Par
ailleurs, le maintien d’un bon climat de travail et de la motivation des employés étant
généralement reconnus comme essentiels au bon fonctionnement et à l’encadrement
adéquat d’une équipe dans les bonnes pratiques de gestion, des soucis d’autrui afférents
sont présents lors de la qualification du problème dans certaines situations (Chantal #1
T1 à T3; Alain #1 T1; Éloïse #1 T1). Ce type de souci fut constaté, à l’étape de la
qualification du problème, dans treize des seize décisions où le gestionnaire a eu recours
à la normativité professionnelle.
La normativité juridique est celle à laquelle les gestionnaires ont recours lorsqu’ils
perçoivent que les intérêts de l’organisation, ceux de leurs membres ou la sécurité de
427
leurs clients et employés sont menacés. On dénombre dix décisions (17,2 %) où le
gestionnaire a eu recours à cette normativité. Elle constitue la normativité associée à la
décision ultime dans six des neuf situations problématiques où elle a servi. Le souci
d’autrui juridique a été identifié lors de l’étape de la qualification du problème dans six
des dix décisions où le gestionnaire référait à la normativité juridique. Il avait trait soit à
l’obligation de protéger la sécurité des clients et autres employés par suite de menaces
proférées par une employée (Éloïse #1 T3), à la protection des intérêts des autres
membres de la caisse face à un client qui ne rencontre pas ses obligations (Chantal #2
T5), à l’obligation de protéger les avoirs des clients, dans un cas de vol par une
employée (France #2 T2). Il avait aussi, dans certains cas, trait au respect de la
présomption d’innocence dans une situation de manquement, tout en cherchant à
protéger les employés possiblement victimes des fraudes de l’employée pour obtenir des
bonis dus à d’autres (Marcel #1 T1 & T2 & T3).
La normativité déontologique sert de référence lorsqu’il y a perception d’un
manquement aux normes de l’organisation, auquel il faut remédier afin d’assurer leur
respect par la suite. Elle fut utilisée dans treize décisions (22,4 %). Le souci d’autrui de
type déontologique existe lorsque la norme organisationnelle, ou propre à une
profession, à laquelle le gestionnaire se réfère vise la protection du bien-être d’autrui. Ce
type de souci a été identifié lors de l’étape de la qualification du problème dans cinq des
treize décisions référant à la normativité déontologique. Celles-ci portaient toutes sur
l’application de la norme organisationnelle de respect et de non-discrimination (Éloïse
#2 T1 à T4; Brigitte #2 T1).
Nos résultats n’indiquent aucun souci d’autrui, au moment de la qualification du
problème, pour quinze des trente-neuf décisions dont la normativité de référence est
professionnelle, juridique ou déontologique. Il s’agit, dans les faits, de situations où les
pratiques de « bonne » gestion, ou les obligations juridiques ou déontologiques
auxquelles le gestionnaire fait référence, n’incluent pas de protection du bien-être
d’autrui. Il en est ainsi, par exemple, lorsque le gestionnaire se réfère à de bonnes
pratiques en matière de gestion financière (ex. France #2 T1). De même, sous l’exercice
428
de la normativité déontologique, le souci d’autrui est absent lorsque les normes
déontologiques applicables sont des standards de qualité de service (ex. Chantal #1 T4 &
T5; Brigitte #1 T3),
de ponctualité au travail (ex. Louis #1 T1 à T6) ou de
comportement inacceptable (ex. Éloïse #1 T4). Lors du recours à la normativité
juridique, on constate l’absence de souci d’autrui lorsque les normes applicables ont trait
au respect des modalités du contrat de travail, que ce soit en termes d’aptitude à remplir
les conditions rattachées à une fonction (ex. Brigitte #1 T4; Martine #1 T4), d’honnêteté
exigée pour ce type de fonction (Marcel #1 T3; Marcel #2 T1) ou de lien de confiance
(ex. Alain #1 T2).
Quant à la normativité éthique, les gestionnaires y ont eu recours dans treize des
cinquante-huit décisions (22,4 %), lorsqu’ils étaient tiraillés entre diverses options
contradictoires, qu’ils vivaient un conflit de valeurs et qu’ils cherchaient à déterminer ce
qui serait le mieux à faire dans les circonstances. L’intégration du souci d’autrui y est
différente des normativités précédentes : c’est sa préoccupation pour les conséquences
possibles de la situation ou de la décision qu’il s’apprête à prendre sur autrui qui amène
le gestionnaire à recourir à la normativité éthique. C’est donc dire que le souci d’autrui
est au cœur du recours à cette normativité, plutôt qu’imposée par elle.
Quatre des treize décisions où l’éthique fut la normativité de référence avaient trait à des
employés (Marcel #2 T2; Éloïse #1 T2 & T5; France #1 T2), alors que les neuf autres
avait pour objet les relations d’affaires avec les clients en matière de services financiers
(demande emprunts, reprise d’immeuble, gestion du compte) (Chantal #2 T2, T3, T4 T6,
T7; Gabrielle #2 T1; Louis #2 T1; Martine #2 T1 & T2). Le souci de type éthique reflète
une préoccupation pour les conséquences qu’une décision ou une situation pourrait avoir
sur les intérêts, les droits ou le bien-être d’autrui. Elle a été retracée au moment de la
qualification du problème dans douze des treize décisions où le gestionnaire a eu recours
à la normativité éthique. Dans la treizième décision (Marcel #2 T2), le conflit de valeurs
au moment de la qualification du problème était entre l’honnêteté et la rentabilité, d’où
l’absence de souci d’autrui.
429
Le souci d’autrui peut donc exister dès le début du processus de prise de décision, lors
de la qualification du problème. Il peut cependant également émerger plus tard au cours
du processus ou évoluer par la suite dans les autres composantes de la prise de décision,
soit l’objet de nos prochaines sections.
6.4.2 Le souci d’autrui lors de l’évaluation
Ayant qualifié le problème et ainsi opté pour une normativité donnée, le gestionnaire
procède ensuite à l’évaluation de la situation et des alternatives possibles. Nos données
indiquent que lorsqu’un souci d’autrui inhérent à cette normativité existe au moment de
la qualification de la situation, il fait partie intégrante de l’évaluation de la situation par
la suite.
Ainsi, douze décisions prises en vertu de la normativité éthique comportaient dès le
départ un souci d’autrui éthique, qui se manifeste également au moment de l’évaluation.
Dans vingt-trois autres décisions, le souci d’autrui présent au moment de l’évaluation est
celui inhérent à la normativité professionnelle, juridique ou déontologique adoptée par le
gestionnaire lors de la qualification.
Nos résultats révèlent toutefois qu’un souci d’autrui additionnel peut émerger lors de
l’évaluation lorsque le gestionnaire constate la possibilité de certains impacts négatifs
sur le bien-être d’autrui, et s’en préoccupe. Ce souci est alors de nature éthique. Ainsi,
dans une des décisions où la normativité de référence était professionnelle, un souci
d’autrui initial de type professionnel avait été relevé au moment de la qualification du
problème : les bonnes pratiques en matière de coaching incitaient la gestionnaire à aider
l’employé à améliorer sa performance (Brigitte #1, T2). Toutefois, au moment de
l’évaluation, la gestionnaire a réalisé que le problème de performance de l’employée, qui
a entraîné des plaintes de clients, nuit à l’ensemble de l’équipe de travail en raison de
l’impact de ces plaintes sur l’évaluation de rendement du groupe, et s’en préoccupe.
430
Un souci d’autrui additionnel de type éthique a également émergé lors de l’évaluation
dans six autres décisions, lesquelles n’avaient fait l’objet d’aucun souci d’autrui au
moment de la qualification du problème (Louis #1 T4, T5 et T6; Brigitte #1 T3; France
#1 T1; Marcel #2 T2). Dans les quatre premières décisions, la normativité de référence
était déontologique. Il est intéressant de constater que dans la cinquième décision, la
normativité de référence était stratégique (France #1 T1), ce qui exclut normalement, de
par sa définition, le souci d’autrui. Le contexte semble toutefois expliquer cette
différence : il s’agit d’une situation où la directrice de succursale se sentait obligée
d’adopter la normativité stratégique et de réduire les heures de travail d’employés, à la
demande de son vice-président et afin de répondre aux exigences de productivité de la
Banque. La sixième décision était assujettie à la normativité éthique : il s’agit de la seule
décision prise sous cette normativité qui ne comportait pas de souci d’autrui lors de la
qualification elle-même, puisque, comme mentionné précédemment, le conflit de valeurs
opposait l’honnêteté à la rentabilité (Marcel #2 T2).
Ce souci d’autrui additionnel ayant émergé au moment de l’évaluation avait trait, dans
certaines décisions, au bien-être des personnes visées par la décision, par exemple quant
aux conséquences si des mesures disciplinaires étaient prises (ex. Brigitte #2 T3 ; Louis
T4, T5 et T6). Dans d’autres décisions, il avait trait au bien-être de tierces parties,
comme les autres employés dont la prime de rendement serait affectée si l’employée
concernée n’améliore pas sa prestation (ex. France #1 T1 ; Brigitte #2 T2), ou les
employés du gestionnaire qui serait congédié (Marcel #2 T2).
En résumé, il existe donc un souci d’autrui au moment de l’évaluation dans quarantedeux des cinquante-huit décisions, soit 72,4 % des décisions qui ont fait l’objet de cette
étude. Le tableau XIII résume les divers types de souci d’autrui lors de l’évaluation.
431
Tableau XIII - Type de souci d’autrui lors de l’évaluation
Type
de
souci
d’autrui
lors
de
la
Nombre de décisions
qualification
/ 58
Uniquement le souci d’autrui professionnel,
juridique ou déontologique inhérent à leur
normativité
23
%
39,7 %
(12 prof.; 6 jur.; 5 déont.)
Souci d’autrui éthique inhérent à la normativité
éthique
12
20,7 %
Souci d’autrui professionnel associé au
labelling, PLUS souci d’autrui additionnel
éthique lors de l’évaluation
1
1,7 %
AJOUT de souci d’autrui éthique lors de
l’évaluation, alors qu’il n’y avait aucun souci
d’autrui lors de la qualification
Aucun souci d’autrui lors de l’évaluation (tout
comme pour la qualification) - normativités
professionnelle, juridique, déontologique
(1 prof.)
6
10,3 %
(1 strat., 4 déont., 1 éthique*)
11
20,0 %
(4 jur.; 4 déont.; 3 prof.)
Aucun souci d’autrui lors de l’évaluation normativité stratégique
5
8,6 %
*Situation où le conflit de valeurs n’avait aucun lien avec le bien-être d’autrui (rentabilité et honnêteté)
Note : Le total dépasse légèrement 100 % compte tenu que les chiffres ont été arrondis à une décimale.
Nos résultats révèlent par ailleurs un autre phénomène lors de l’évaluation. D’autres
types de soucis peuvent être présents et, dans certains cas, rivaliser d’importance avec le
souci d’autrui. L’évaluation de la situation peut en effet amener le gestionnaire à
s’inquiéter des conséquences possibles de la situation sur l’organisation (souci pour
l’organisation), par exemple sur sa rentabilité, sa performance, sa réputation ou sa
pérennité. Il peut également s’inquiéter des conséquences possibles sur ses propres
intérêts et son bien-être (souci pour soi). Ces deux autres types de soucis avaient été
suggérés dans le cadre conceptuel structurant notre recherche. Le tableau XIV illustre la
diversité de soucis (d’autrui, pour l’organisation ou pour soi) au moment de l’évaluation
pour les cinquante-huit décisions ayant été étudiées.
432
Tableau XIV – Soucis multiples lors de l’évaluation
Soucis
Souci
organisationnel et
souci pour soi
5%
Les 3 formes de
souci
10 %
Souci
organisationnel
seulement
28 %
Souci
organisationnel et
souci d'autrui
57 %
Nos résultats indiquent que le souci d’autrui cohabite avec le souci pour l’organisation
ou le souci pour soi lors de l’évaluation dans un total de trente-huit des cinquante-huit
décisions (65,5 %), soit vingt-quatre des décisions prises avec comme normativité de
référence les normativités stratégique, professionnelle, juridique et déontologique et les
treize décisions prises en vertu de la normativité éthique. Dans ce dernier cas toutefois,
la multiplicité de soucis n’émerge pas à l’étape de l’évaluation : elle est au cœur du
conflit de valeurs ayant amené le gestionnaire à choisir la normativité éthique dès sa
qualification du problème.
Plus précisément, nous pouvons dire que les trois formes de souci coexistent, au moment
de l’évaluation, dans six décisions (Éloïse #2 T2 et T4 ; Martine #1 T3 ; France #1 T1 ;
France #1 T2 ; Gabrielle #2 T1), soit 10,3 % des décisions totales. Toutefois, le souci
pour soi semble accessoire dans chacune d’entre elles : il n’acquiert pas une importance
déterminante lors de l’évaluation. Dans trente-trois des cinquante-huit décisions que
nous avons étudiées (56,9 %), le souci d’autrui coexiste avec le souci pour l’organisation
au moment de l’évaluation.
433
Dans seize autres décisions (27,6 %), aucun souci d’autrui n’a été constaté lors de
l’évaluation : le gestionnaire n’a que du souci pour l’organisation. Finalement, nous
avons recensé trois décisions où il n’existe aucun souci d’autrui lors de l’évaluation,
mais où le souci pour l’organisation et le souci pour soi coexistent (5,2 %). Ces
décisions sont toutes du même gestionnaire, et représentent la quasi-totalité des
décisions qu’il a prises. Nous considérons ces derniers résultats quelque peu atypiques,
compte tenu du type de situations que nous avions demandé aux gestionnaires de nous
soumettre. Ils sont surtout dus au contexte dans lequel le gestionnaire se trouvait au
moment de la prise de décision : nouvellement entré en poste, il était quelque peu
insécurisé et cherchait à gagner la confiance du conseil d’administration.
Une dernière précision doit être apportée concernant les différences constatées dans la
façon dont l’évaluation procède. Les normativités stratégique, professionnelle, juridique,
déontologique et morale indiquent au gestionnaire une priorité déjà fixée dans la
décision, telle que l’optimisation des processus en vue de l’atteinte des objectifs de
l’organisation et la maximisation des profits (normativité stratégique), le respect des
bonnes pratiques de gestion (normativité professionnelle) ou le respect d’une obligation
juridique, déontologique ou morale. L’évaluation vise donc principalement à déterminer
le meilleur moyen d’atteindre cette finalité.
Il en est différemment lorsque le
gestionnaire a eu recours à la normativité éthique. S’il y a conflit de valeurs ayant
entrainé le recours à cette normativité, c’est que les deux types de souci en opposition
sont jugés importants. Le gestionnaire ne peut se résoudre à accepter une finalité
prédéterminée par les autres normativités : il sent le besoin de faire une réflexion
critique à ce sujet. L’évaluation, dans de tels cas, porte donc d’abord sur le choix de la
finalité de l’action : soit la conciliation de ces divers soucis, si cela est possible, ou, à
défaut, le choix du type de souci qu’il lui semble préférable de privilégier. Cette
réflexion entraînera généralement une pondération des conséquences et des diverses
valeurs en jeu afin de déterminer ce qui s’avère le mieux à faire dans les circonstances.
Ce n’est que par la suite que le gestionnaire cherchera à déterminer le meilleur moyen
d’atteindre cette finalité.
434
6.4.3 Le souci d’autrui au moment du choix de la solution
Lors de la composante « choix de la solution », lorsqu’un souci d’autrui coexiste avec
d’autres types de soucis dans l’une ou les deux composantes précédentes, le gestionnaire
décide s’il accordera la priorité au souci d’autrui ou à d’autres considérations. Le tableau
XV résume le souci qui a été priorisé au moment du choix de la solution dans de tels cas.
Tableau XV – Souci priorisé au moment du choix de la solution
Aucun souci
d'autrui lors de
l'évaluation donc
souci organisation
ou pour soi par
défaut
34 %
Souci priorisé - Choix de la solution
Souci d'autrui
priorisé
33 %
Souci organisation
priorisé
12 %
Les deux soucis
21 %
Notons toutefois que dans vingt des cinquante-huit décisions (34 %), aucun souci
d’autrui n’existait lors de la qualification du problème ni lors de l’évaluation. Le souci
pour l’organisation a donc été automatiquement priorisé « par défaut » au moment du
choix de la solution, sauf dans l’une d’entre elles où le souci pour soi lui a été préféré
(Alain #2 T1).
Nos résultats indiquent que le souci d’autrui a été priorisé lors du choix de la solution au
même titre que le souci organisationnel dans douze décisions (20,7 %). Dans onze
d’entre elles, les deux soucis coexistaient sans rivalité : la même solution pouvait
satisfaire les deux types de soucis (Chantal #1 T1, T2 & T3 ; Éloïse #1 T1 & T3;
435
Chantal #2 T5 ; Éloïse #2 T1 & T3 ; Marcel #1 T1 & T2 ; France #2 T2). Aucun de ces
choix n’a été fait lorsque le gestionnaire s’est référé à la normativité éthique puisque, par
définition, celle-ci n’est sollicitée que lorsqu’il y a un conflit de valeurs. Dans la
douzième décision, le choix se distingue des autres : alors que la rentabilité et l’équité
envers les membres étaient en conflit, une gestionnaire a opté pour « couper la poire en
deux ». Elle décide de prioriser le souci pour l’organisation, soit la rentabilité, mais
seulement dans la mesure où son souci d’autrui, plus précisément l’équité entre les
membres, le lui permet. Ainsi, à la demande d’un client important, elle diminue le
montant de la pénalité lors d’un refinancement afin de ne pas le perdre. Elle refuse
cependant d’accéder à sa demande de lui consentir un rabais sur le taux d’intérêt du
refinancement, pour des raisons d’équité entre les membres de la caisse.
Nous avons recensé dix-neuf décisions où le souci d’autrui a été priorisé lors du choix de
la solution (32,8 %), alors que le souci d’autrui et le souci pour l’organisation
rivalisaient lors de l’évaluation. Ainsi, par exemple, le souci d’autrui a été priorisé en
offrant des occasions de se reprendre à une employée ayant des difficultés de
performance (ex. Brigitte #1 T1 & T2) et ce, malgré que la gestionnaire éprouvait un peu
de frustration puisqu’il s’agit d’une employée d’expérience. Un facteur contextuel, la
perception qu’a le gestionnaire de son rôle, nous aide à comprendre ces choix : en tant
que coach, elle se doit d’aider l’employée à mieux performer (voir aussi Brigitte #2b).
De même, lorsqu’une directrice générale de caisse accepte d’accorder du financement
additionnel à un client qui éprouve des difficultés financières (Chantal #2, T1),
priorisant ainsi le souci d’autrui, ce choix « va de soi » puisque les valeurs priorisées par
le conseil d’administration de la caisse sont d’aider les membres éprouvant
momentanément des difficultés. Notons toutefois que la créance était alors suffisamment
garantie, ce qui ne mettait pas en péril la rentabilité de la caisse. La priorisation du souci
d’autrui a également permis de donner des occasions additionnelles de se reprendre à
une employée faisant face à une possibilité de congédiement pour de nouveaux retards,
malgré des avis répétés (ex. Louis #1, T4 & T5).
436
Toutefois, seulement trois des décisions où le souci d’autrui a été priorisé lors du choix
de la solution étaient les décisions finales de la démarche de résolution de problème. Ces
trois décisions ultimes ont été prises en ayant recours à la normativité éthique. Dans une
décision, du financement additionnel a été offert par compassion pour l’état de santé de
l’épouse du client, en autant que le client fasse cautionner sa créance, ce qui limitait les
risques et permettait à la gestionnaire de respecter les directives de la banque en matière
d’octroi de financement (Martine #2 T2). Dans la deuxième décision, le directeur de
succursale a relevé la cliente de toute responsabilité concernant une fraude présumée sur
son compte, par compassion pour celle-ci mais aussi parce qu’il croit qu’elle n’est en
rien responsable des gestes posés par son fils à ce sujet (Louis #1 T1). Enfin, dans la
troisième décision, la gestionnaire a décidé d’offrir un règlement hors cours à une
employée qui poursuit la Banque en raison d’une suspension pour mesures
disciplinaires, compte tenu qu’elle reconnaît que la maladie de cette employée
l’empêche d’être pleinement responsable de ses gestes et qu’elle éprouve de la
compassion pour celle-ci, en autant qu’elle ne revienne pas en emploi (Éloïse #1 T5).
Le souci pour l’organisation a été préféré au détriment du souci pour autrui lors du choix
de la solution dans sept décisions (12,1 %). Par exemple, une gestionnaire a convoqué
une de ses employées à une rencontre avec une cliente qui a agi de façon discriminatoire
avec elle, malgré le malaise que l’employée pourrait en ressentir; son objectif était de
rétablir la relation entre les deux parties afin de s’assurer de maintenir la qualité du
service à la clientèle dans l’avenir (Brigitte #2c). Un facteur contextuel peut aider à
comprendre cette décision : la qualité du service à la clientèle est très valorisée à la
Banque.
De la même façon, une gestionnaire choisit de prioriser la qualité du service à la
clientèle plutôt que l’aide à l’employé lorsque celui-ci éprouve des problèmes de
performance, ce qui signifie que l’employé devra prendre des mesures additionnelles sur
son temps personnel pour se perfectionner (Martine #1, T3). Ici encore, le contexte peut
aider à comprendre le choix du gestionnaire : celle-ci lui avait déjà donné deux
occasions de s’améliorer en lui fournissant du coaching additionnel, sans toutefois qu’il
437
atteigne les résultats souhaités. La situation s’était par ailleurs aggravée avec l’arrivée de
plaintes de clients, accentuant le souci pour l’organisation. De plus, un souci pour les
conséquences sur sa propre évaluation de rendement s’était ajouté lors de l’évaluation de
la situation par la gestionnaire. Notons toutefois que, dans une de ces décisions (Marcel
#2, T2), le souci d’autrui n’y était que très accessoire, le conflit de valeurs à l’origine de
la décision portant sur l’honnêteté et la rentabilité.
Nos résultats indiquent que, lorsque les deux soucis sont en rivalité, le souci d’autrui
peut l’emporter au moment du choix de la solution dans la décision tant que l’impact
possible sur l’organisation n’est pas très élevé. Toutefois, lorsque la rentabilité ou la
qualité du service aux clients sont sérieusement menacées, ou lorsque des occasions de
corriger la situation ont été accordées au préalable mais qu’une amélioration durable
semble peu probable, le souci pour l’organisation prédomine. Ceci ne semble toutefois
pas s’appliquer dans certains cas où la norme de respect de la banque, considérée très
importante, n’avait pas été respectée par un client fortuné : le souci d’autrui
déontologique l’a remporté et le client a été sanctionné.
Nous examinerons maintenant comment le souci d’autrui est intégré au moment ultime
du processus, soit l’implantation de la décision.
6.4.4 Le souci d’autrui lors de l’implantation
Lors de l’implantation, le gestionnaire détermine les moyens qu’il prendra pour mettre
en œuvre le choix qu’il vient de faire. Le souci d’autrui peut y être intégré de deux
façons : soit qu’il découle directement du choix de la solution qu’il a fait, soit qu’il
émerge au moment de l’implantation. Le tableau XVI illustre le type de souci d’autrui au
moment de l’implantation des cinquante-huit décisions ayant fait l’objet de cette étude.
438
Tableau XVI – Type de souci d’autrui lors l’implantation
Souci d'autrui - Implantation
Aucun souci
d'autrui lors de
l'implantation
33 %
Souci d'autrui
afférent au choix
de la solution
52 %
Souci d'autrui
émergeant lors de
l'implantation
15 %
Dans les dix-neuf décisions où le souci d’autrui a été priorisé dans le choix de solution
qui a été réalisé, l’implantation de cette solution comporte du souci d’autrui puisqu’elle
met en œuvre celui qui existe déjà dans la prise de décision. Il en est de même lors de
l’implantation des onze décisions où le souci d’autrui existait au moment de l’évaluation
et qu’il n’était pas en conflit avec le souci organisationnel qui s’y trouvait également :
tant la décision que son implantation reflètent alors les deux types de souci. C’est donc
dire que l’implantation comporte un certain souci d’autrui découlant directement du
choix de solution effectué dans trente des cinquante-huit décisions qui nous ont été
soumises (51,7 %).
Un des constats importants de cette étude est que dans certaines décisions où le souci
d’autrui ne s’est manifesté à aucune des étapes précédant l’implantation, le gestionnaire
a cherché à atténuer les impacts négatifs de sa décision sur autrui au moment de
l’implantation. Nous avons recensé neuf décisions (15,5 %) où survient, au moment de
l’implantation, un souci d’autrui distinct. Ce souci d’autrui survient, dans tous les cas,
lors de l’implantation de la décision finale, c'est-à-dire de celle mettant fin à l’ensemble
de la démarche de résolution de problème. Ce souci amène le gestionnaire à chercher à
minimiser les impacts négatifs de sa décision sur autrui.
439
Dans huit de ces décisions, le souci d’autrui émerge au moment de l’implantation, alors
qu’il n’en existait aucun aux étapes précédentes du processus de prise de décision. Dans
quatre d’entre elles, où la normativité de référence était stratégique, ce souci d’autrui
ultime lors de l’implantation semble relever du souci de type professionnel, en vue d’une
« bonne » gestion du changement et afin d’assurer le succès de celui-ci. Aucune
empathie ni compassion n’est notée en relation avec ce souci d’autrui, ni de réelle
préoccupation pour les conséquences sur le bien-être des individus touchés. La posture
du gestionnaire y est plus détachée, se référant davantage à ce qu’il serait de bon augure
de faire pour assurer le succès du changement qu’il envisage.
Ainsi, dans le cas de décisions en vertu de la normativité stratégique liées à un
changement organisationnel, le gestionnaire tient compte de l’impact sur les employés
lors de l’implantation en s’assurant que ceux-ci soient replacés dans le poste qui leur
convient le mieux (Roger #1 T1), tout en s’inquiétant des impacts sur sa carrière si le
changement ne réussit pas. Dans une situation similaire, une gestionnaire retarde
l’implantation d’un projet de changement organisationnel de trois mois, tout en prenant
diverses mesures pour s’assurer de l’adhésion des conseillers en minimisant les
« irritants »; ceci parce qu’elle reconnait la légitimité de certaines préoccupations des
employés, qui lui avaient échappé lors de son analyse, mais aussi parce qu’elle réalise
que si elle ne le fait pas, le projet risque d’échouer (Gabrielle #1 T1). Dans un autre
exemple, lors de la fermeture d’un point de service, un directeur général de caisse
cherche à minimiser les objections de la clientèle au moment de l’implantation, en
organisant un transport bihebdomadaire en navette vers une autre succursale afin de
minimiser l’impact sur la clientèle âgée qui s’y présentait encore régulièrement (Roger
#2 T1). Finalement, un des gestionnaires s’abstient de dénigrer inutilement un conseiller
de la Fédération dont il demande le remplacement, tout en affirmant que si on le lui
demande, il n’hésiterait pas à donner son avis sur son manque de compétence (Alain #2
T2).
Le souci d’autrui émergeant lors de l’implantation semble également être de type
professionnel lorsque, après avoir décidé de mettre fin à l’emploi d’un gestionnaire lui
440
ayant manqué de loyauté, un directeur général de caisse doit déterminer s’il procédera au
moyen d’un congédiement pur et simple ou s’il permettra au gestionnaire de
démissionner. Le souci d’autrui du gestionnaire, à ce moment, ne concerne pas la
personne concernée directement par la terminaison de son emploi, mais plutôt les
employés de celui-ci : le congédiement serait en effet plus perturbateur pour eux qu’une
démission, ce qui l’amène à accepter que le gestionnaire parte « sans drame ». Aucune
empathie ni compassion n’est notée en relation avec ce souci d’autrui, ni de réelle
préoccupation pour les conséquences sur le bien-être des individus touchés : il s’agit
plutôt du choix d’un moyen qui perturbera moins l’équipe.
Dans les trois autres décisions où le souci d’autrui émerge au moment de l’implantation,
alors qu’il ne s’était manifesté à aucune des étapes précédentes, nos données indiquent
une réelle préoccupation pour le bien-être de l’employé ou du client qui subit l’impact
de la décision, donc un souci de nature davantage éthique. Il s’agit des décisions finales
du processus dans les trois cas. Ces cas s’accompagnent d’empathie et de compassion
envers la personne concernée. Ainsi, dans deux décisions de mettre fin à l’emploi, la
gestionnaire offre à l’employée inapte pour le poste une rétrogradation ou un transfert
dans une de leurs succursales, plutôt qu’un congédiement, et l’aide à se trouver cet autre
poste, tout en communiquant directement avec son supérieur éventuel pour permettre à
l’employé de conserver le même salaire (Brigitte #1 T4; Martine #1 T4). Dans une autre
décision, la gestionnaire suggère à l’employée, dont elle met fin à l’emploi pour des
manquements répétés aux standards de qualité du service à la clientèle, de se trouver un
autre poste à la Fédération des caisses, pour ne pas qu’elle perde ses avantages sociaux.
Elle lui accorde six mois pour le faire, plutôt que de la congédier immédiatement; elle
pourra démissionner lorsqu’elle aura trouvé cet autre poste (Chantal #1 T5).
Par ailleurs, dans une des décisions où le souci pour l’organisation a été préféré au souci
pour autrui lors de la décision, alors que ces deux soucis rivalisaient, nous avons
constaté un retour vers ce souci d’autrui délaissé au moment de l’implantation. Ainsi,
après avoir décidé de réduire les heures d’un employé, compte tenu des exigences
organisationnelles relatives aux ratios de productivité, une gestionnaire se dit prête au
441
besoin à l’aider à se trouver un autre poste au sein de la Banque; il pourra conserver le
nombre d’heures de son horaire de travail initial, afin de minimiser les conséquences
négatives sur cet employé et sa famille (France #1 T2).
Par contre nous n’avons relevé aucun souci d’autrui, ni aucun effort correspondant
visant à pallier aux conséquences de ce choix, au moment de l’implantation pour les sept
autres décisions où le souci pour l’organisation avait été préféré au souci d’autrui au
moment du choix de la solution (Chantal #2 T7 ; Marcel #2 T2 ; Gabrielle #2 T1 ;
France #1 T1 ; Brigitte #2c ; Martine #1 T3 ; Louis, #1 T6). Deux de celles-ci
représentaient la décision finale de la démarche (Louis, #1 T6 ; Chantal #2 T7), mais
elles survenaient après plusieurs autres décisions ayant donné l’occasion à la personne
concernée de corriger la situation. Jointes aux douze situations restantes où il n’existait
aucun souci d’autrui aux étapes précédant l’implantation, et où aucun souci semblable
n’a émergé au moment de celle-ci, nous pouvons dire qu’aucun souci d’autrui n’existe
dans dix-neuf des décisions (32,8 %) au moment de leur implantation.
Comprendre comment les gestionnaires intègrent le souci d’autrui dans leur prise de
décision nécessite, au-delà de la compréhension de ce phénomène pour chacune des
composantes du processus des décisions individuelles, une compréhension plus
holistique du phénomène pour l’ensemble de la démarche de résolution du problème.
Nous examinerons donc, dans la prochaine section, comment ce souci varie à travers
l’ensemble de cette démarche, soit l’objet de notre deuxième sous-question de recherche,
et pourquoi il en est ainsi, de même que la place des émotions dans ces variations.
6.5 LA VARIATION DU SOUCI D’AUTRUI À TRAVERS LA DÉMARCHE DE
RÉSOLUTION DU PROBLÈME
Notre deuxième sous-question de recherche visait à comprendre comment le souci
d’autrui évolue à travers l’ensemble de la démarche de résolution du problème. La prise
en compte de l’ensemble des décisions successives ou simultanées s’étant avérée
442
nécessaire pour régler la situation problématique permet une meilleure compréhension
de chaque décision individuelle et de son contexte particulier. Cela permet également
une représentation plus fidèle de la façon dont les gestionnaires intègrent le souci
d’autrui dans leur prise de décision, puisque le souci d’autrui peut s’accentuer, diminuer
ou changer de nature au fil des décisions successives visant à résoudre une même
situation problématique.
Nous avons vu que la majorité des situations problématiques soumises à notre attention
ont nécessité plus d’une décision, et même parfois jusqu’à six ou sept décisions
successives pour les résoudre6. La normativité de référence adoptée au moment de la
qualification peut varier d’une décision à l’autre. Nos données indiquent que la
démarche visant à résoudre une situation problématique donnée peut amener le recours
jusqu’à trois normativités différentes et générer l’oscillation de l’une à l’autre. C’est
donc dire que le problème peut changer significativement de nature aux yeux du
gestionnaire et ce, plus d’une fois pendant la démarche visant à le résoudre; il en est de
même pour le souci d’autrui afférent et le type de raisonnement utilisé. Le tableau XVII
permet d’illustrer cette variation de normativités entre les décisions successives prises
pour résoudre chacune des situations problématiques qui nous ont été soumises.
Tableau XVII – Les types de normativités
Situation
Normativité
Normativité
T1
Normativité
Normativité
Normativité
Normativité
Normativité
T2
T3
T4
T5
T6
T7
Caisse
Roger #1
Stratégique
-
-
-
-
-
-
Caisse
Stratégique
-
-
-
-
-
-
Stratégique
Stratégique
-
-
-
-
-
Stratégique
-
-
-
-
-
-
Roger #2
Caisse
Alain #2
Caisse
Gabrielle #1
6
Voir le tableau X de ce chapitre.
443
Banque
Stratégique
Éthique
-
-
-
-
-
Professionnel
Professionnel
Professionnel
Déonto-
Déonto-
-
-
logique
logique
Professionnel
Éthique
Éthique
Éthique
Juridique
Éthique
Éthique
Professionnel
Juridique
-
-
-
-
-
Professionnel
Professionnel
Déontologique
Juridique
-
-
-
Professionnel
Éthique
Juridique
Déonto-
Éthique
-
-
Professionnel
Juridique
-
-
-
-
-
Professionnel
Professionnel
Déonto-
Déontologique
Déontologique
-
logique
Déontologique
Professionnel
Professionnel
Professionnel
Juridique
-
-
-
Juridique
Juridique
Juridique
-
-
-
-
Juridique
Éthique
-
-
-
-
-
Déontologique
-
-
-
-
-
-
Brigitte #2b
-
-
-
-
-
-
-
-
-
-
France #1
Caisse
Chantal #1
Caisse :
Chantal #2
Caisse :
Alain #1
Banque
Brigitte #1
Banque
Éloïse #1
Banque
France #2
Banque
Louis #1
Banque
Martine #1
Caisse
logique
Marcel #1
Caisse
Marcel #2
Banque
Brigitte #2
Professionnel
Brigitte #2c
Professionnel
Banque
Éloïse #2
Caisse
Déontologique
Déontologique
Déontologique
Déontologique
-
-
-
Éthique
-
-
-
-
-
-
Éthique
-
-
-
-
-
-
Éthique
Éthique
-
-
-
-
-
Gabrielle #2
Banque
Louis #2
Banque
Martine #2
Total :
20 situations
* Note : T1, T2, …indique l’étape de la démarche de résolution de problème – chaque étape correspond
à une des décisions successives.
444
Bien comprendre comment le souci d’autrui est intégré dans la prise de décision des
gestionnaires nécessite de comprendre en quoi et pourquoi les normativités, et donc les
soucis d’autrui qui y sont associés s’il y a lieu, varient au cours de la démarche de
résolution du problème. Le tableau XVIII décrit les moments où la normativité a subi un
changement au cours des démarches de résolution de problème des vingt situations
problématiques qui nous ont été soumises. Il identifie pour chacun le changement
correspondant dans les soucis d’autrui, l’évènement déclencheur ayant entraîné cette
modification et les émotions associées au changement, afin de nous aider à en
comprendre les raisons et l’impact. Ils ont été regroupés par type de changement de
normativité afin de faciliter l’établissement de similitudes et de différences.
Tableau XVIII – Le passage d’une normativité à l’autre dans la démarche
NORMATIVITÉ
SOUCIS
FAITS DÉCLENCHEURS
de / à
Stratégique à
éthique
France #1 T1:
SA : Primes des autres employés
France #1 T1 à T2 : Inquiétude au regard des
conséquences sur l’employé, père de famille,
dont les heures seraient coupées – Conflit de
valeurs entre bien-être de l’employé X et la
productivité
France #1 T2 : Empathie,
compassion, inquiétude
Chantal #1 T3
SA : Climat de travail &
intégration
Chantal #1 T4
SA Implantation seulement :
Bien-être employée
Chantal #1 T3 à T4 : Aggravation : de problème
d’équipe réf. attitude et deux plaintes de clients
réf. attitude
Manquement important
Chances précédentes : 3
Chantal #1 T4: Colère vu
plaintes réf. manque qualité
de service et frustration car
problèmes d’attitude déjà
abordés
Brigitte #1 T2 :
SA : Coach - aider l’employé
Brigitte #1 T3 :
SA : Bien-être de l’employée
Brigitte #1 T2 à T3 : Aggravation : Deux
plaintes additionnelles réf. service client.
Devient problème de conformité plus généralisé
aux standards de qualité
Peu de possibilité d’amélioration
Chances précédentes : 2
Brigitte #1 T3: Stress
Louis #1 T2 :
SA : Aucun
Louis #1 T3 :
SA : Aucun
Louis #1 T2 à T3 : Aggravation : nouveaux
retards - manque répété aux normes de la
Banque et affecte service client
Chances précédentes : 2
Louis #1 T3: N/A
Alain #1 T1 :
SA : Aucun
Alain #1 T2 :
SA : Implantation seulement –
bien-être des employés du
gestionnaire (et non du
gestionnaire)
Alain #1 T1 à T2 : Aggravation : « Trahison »
de la gestionnaire à son égard manque important à l’obligation de loyauté –
bris de confiance
Situation inacceptable
Alain #1 : Colère vu la
« trahison » et inquiétude
réf. réaction du CA car il est
nouveau en poste
France #1 T2 :
SA : Bien-être employé et
famille
Professionnel à
déontologique
Professionnel à
juridique
ÉMOTIONS LORS DU
CHANGEMENT DE
NORMATIVITÉ
France #2 T1 :
445
SA : Aucun
France #2 T2 :
SA : Protéger $ des clients
Martine #1 T3 :
SA : Coaching - aider l’employé
Martine #1 T4 :
SA : Implantation seulement :
bien-être de l’employé
Professionnel à
éthique
Déontologique à
juridique
France #2 T1 à T2 : Aggravation : Soupçonne
que vol plutôt qu’une simple erreur d’entrée de
données
Situation inacceptable
Martine #1 T3 à T4 : Aggravation : Coaching ne
suffit pas à combler le manque de
connaissances - Constat que l’employé est
inapte pour ce poste
Peu de possibilité d’amélioration
Chances précédentes : 3
France #2 : Surprise (suivi
de colère lorsque enquête
démontre vol probable)
Martine #1 : N/A (mais
empathie et compassion lors
de l’implantation)
Chantal #2 T1 :
SA : Aider client en difficulté
selon valeurs du CA
Chantal #2 T2 :
SA : Bien-être du client
Chantal #2 T1 à T2 : Aggravation : Perte
d’emploi du client et non-respect des clauses du
contrat visant à protéger la garantie – Conflit de
valeurs : rentabilité et intérêts caisse vs bien-être
du client selon valeurs du CA
Chantal #2 : Aucune
personnellement, mais
empathie et compassion
intégrées aux valeurs et
pratiques de la Caisse (CA)
Éloïse #1 T1 :
SA: Impacts attitude de
l’employée sur équipe de travail
Éloïse #1 T2 :
SA : Bien-être de l’employée
Éloïse #1 T1 à T2 : Constat que l’employée sera
incapable d’améliorer son comportement vis-àvis les clients vu ses problèmes psychologiques.
Elle demande de changer de poste. Conflit de
valeurs : rentabilité et productivité vs bien-être
de l’employée.
Éloïse #1 : Empathie et
compassion
Brigitte #1 T3 :
SA : Bien-être employée réf.
conséquences si pas
d’amélioration -ÉVALUATION
Brigitte #1 T4 :
SA : Implantation seulement :
bien-être de l’employée
Brigitte #1 T3 à T4 : Aggravation : Objectifs de
rendement non atteints depuis six mois, plaintes
additionnelles de clients pour les mêmes raisons.
Peu de possibilité d’amélioration donc inapte
pour le poste
Chances précédentes : 3
Brigitte #1 : Stress
(préoccupation vu
conséquences possibles sur
employée dans
implantation)
Louis #1 T5 à T6 : Aggravation et « c’est
assez! » Nouveau retard, non justifié. Mauvais
exemple et conséquences sur service client
Chances précédentes : 5
Louis #1 : Frustration,
colère et déception
+ Anxiété et inconfort vu
les conséquences du
congédiement sur
l’employée, mais pas pris en
compte dans la décision
Louis #1 T5:
SA : Bien-être employée ÉVALUATION
Louis #1 T6 :
SA : Bien-être de l’employée ÉVALUATION
Déontologique à
éthique
Éloïse #1 T4 :
SA : Aucun
Éloïse #1 T5 :
SA : Bien-être de l’employée
Éloïse #1 T4 à T5 : Perçoit maintenant
l’employée comme une pauvre victime
(problèmes psychologiques) - Conflit de valeurs
entre protection des intérêts de l’organisation et
le bien-être de l’employée
Éloïse T5 : Empathie,
compassion et anticipation
de culpabilité
Juridique à
Éloïse #1 T3 :
SA : Sécurité clients & autres
employés
Éloïse #1 T4 :
SA : Aucun
Éloïse #1 T3 à T4 : Comportement inapproprié,
même si sécurité des clients et employées n’est
plus réellement menacée (note : décisions
davantage complémentaires que successives)
Éloïse #1 : N/A (mais
appréhension lors de
l’implantation)
Chantal #2 T5 :
SA : Protéger intérêts $ autres
membres
Chantal #2 T6 :
SA : Bien-être du client et sa
mère vs intérêts $ des autres
membres
Chantal #2 T5 à T6 : Jugement obtenu donc
intérêts caisse protégés / Hiver- froid pour
évincer / Mère âgée du client angoissée - Conflit
de valeurs : protection des intérêts de caisse et
des membres vs bien-être du client et de sa mère
Chantal #2 : Empathie et
compassion, et inquiétude
pour le bien-être du client et
de sa mère
Marcel #2 T1:
SA : Aucun
Marcel #2 T2:
SA : N/A pour le gestionnaire
Marcel #2 T1 à T2 : Congédiement entraînerait
des pertes de revenus pour la caisse et une
importante perte d’expertise - Conflit de valeurs
entre l’honnêteté et la rentabilité
Marcel #2: Inquiétude réf.
perte de revenus pour
l’organisation; empathie
pour les employés de ce
déontologique
Juridique à
éthique
446
congédié, mais bien-être $ de ses
employés (primes) et surcharge
de travail pour eux
Éthique à
juridique
gestionnaire
Chantal #2 T4 :
SA : Bien-être du client
Chantal #2 T5:
SA Juridique - Protéger intérêts
$ autres membres
Chantal #2 T4 à T5: Aggravation : Nouveau
non-respect plus grave des clauses du contrat
visant à protéger la garantie = équité amoindrie.
Client a les revenus suffisants pour payer.
Chances précédentes : 4
Éloïse #1 T2 :
SA : Bien-être de l’employée
Éloïse #1 T3 :
SA : Protéger sécurité clients /
employés
Éloïse #1 T2 à T3 : Aggravation : Propos
bizarres de l’employée pouvant être interprétés
comme une menace pour la sécurité des clients
et employés
Situation inacceptable
Chantal #2 : N/A
Éloïse #1 : N/A
*
Note : Ce tableau tient compte de tous les passages d’une normativité à l’autre au sein de l’ensemble de la
démarche de résolution d’un problème. Les situations où il n’y a qu’une seule décision (et donc une seule normativité)
ou les décisions successives comportant la même normativité n’y apparaissent pas.
SA : Souci d’autrui
Nos données nous permettent de constater que pour chaque changement, sauf lorsqu’il y
a passage à la normativité éthique, le fait nouveau qui constitue l’élément déclencheur
comporte au moins deux des quatre éléments suivants : aggravation de la situation (en
qualité, ou en quantité de plaintes ou de comportements non appropriés); caractère
inacceptable de la situation; peu de possibilité d’amélioration; et deux occasions ou plus
de s’améliorer ou de rencontrer ses obligations déjà données. Ainsi, par exemple, une
situation qualifiée de problème professionnel lié au climat de travail et à l’intégration
d’une employée, en raison de son attitude (Chantal #1), s’aggrave lorsque ce problème
d’attitude provoque des plaintes de clients, entraînant ainsi un changement de
normativité vers celle de type déontologique (Chantal #1).
Ces caractéristiques de l’élément déclencheur font en sorte que le gestionnaire juge la
normativité utilisée précédemment insuffisante ou inadéquate pour résoudre la situation,
d’où la modification. Dans de tels cas, lorsqu’il existe un souci d’autrui envers la
personne qui subit les impacts négatifs de la décision, employé ou client, ce souci est
généralement moindre que dans la décision précédente, sauf lorsqu’il y a passage à la
normativité éthique. Soit qu’il disparaît lors de la décision mais revient lors de son
implantation (ex. Chantal #1 T4; Martine #1 T4; Brigitte #1 T4), soit qu’il disparaît de
ces deux étapes (Chantal #2 T5; Éloïse #1 T3). Des émotions telles la colère et la
frustration peuvent être associées à de tels passages (Chantal #1 T4).
447
La situation est différente lorsque le passage se fait vers la normativité éthique. On
constate alors l’existence d’un conflit de valeurs dont une des composantes est le bienêtre d’autrui, sauf dans le cas de Marcel (#2 T2) où ce conflit porte sur l’opposition entre
l’honnêteté et la rentabilité. Dans tous ces changements, sauf celui de Marcel (#2 T2), le
souci d’autrui envers le client ou l’employé concerné devient plus grand qu’en vertu de
la normativité précédente, peu importe celle-ci (France #1 T2; Chantal #2 T2; Éloïse #1
T2; Éloïse #1 T5; Chantal #2 T6). De plus, tous ces passages vers l’éthique sont
accompagnés d’empathie et de compassion chez le gestionnaire, sauf dans le cas de
Marcel déjà discuté et celui de Chantal (#2 T1 à T2). C’est cette combinaison de souci
d’autrui plus important et d’émotions qui entraîne le changement de normativité vers
l’éthique. Un facteur contextuel pourrait expliquer l’absence d’émotion chez Chantal : la
compassion et l’empathie sont intégrées aux valeurs organisationnelles prônées par le
CA, ce qui fait en sorte que d’aider les membres en difficulté va de soi.
Notons qu’une seule des cinq situations où le gestionnaire a eu recours à la normativité
stratégique comporte un changement de normativité. En effet, le malaise de la
gestionnaire face aux conséquences auxquelles ferait face l’employé dont les heures de
travail allaient être réduites était suffisamment important pour amener un conflit de
valeurs, entraînant un changement de qualification du problème de stratégique à éthique
(France #1 T1 à T2). Il s’agit du seul cas stratégique où il ne s’agissait pas d’un
changement que la gestionnaire avait elle-même initié, poussée par un désir d’améliorer
l’organisation. La gestionnaire était, au contraire, forcée par une autorité supérieure
d’amorcer le changement, soit une réduction des heures de travail, afin d’améliorer son
ratio de performance. Cette caractéristique contextuelle peut avoir joué un rôle dans le
fait qu’elle se soit retrouvée en conflit de valeurs, l’amenant à recourir à la normativité
éthique. La préoccupation de cette directrice de succursale pour les conséquences
négatives probables sur un employé l’a amené à avoir recours à la normativité éthique
pour la deuxième décision de sa démarche.
448
Précisons finalement que certaines décisions présentant un changement de normativité
ne comportaient aucun souci d’autrui pour l’employé ou le client qui devait en subir les
impacts négatifs principaux (Louis #1 T2 à T3; France #2 T1 à T2; Éloïse #1 T3 à T4;
Alain #1 T2), quoiqu’elles pouvaient en comporter pour d’autres individus.
6.6 CONCLUSION
Ce chapitre avait pour but de présenter les résultats consolidés permettant de répondre à
nos deux sous-questions de recherche. En ce qui a trait à la première, qui cherche à
comprendre comment le souci d’autrui est intégré aux diverses composantes du
processus de prise de décision, nous constatons que cette intégration se fait
différemment d’une composante à l’autre du processus. De plus, quoique le souci
d’autrui puisse exister dès la qualification de la décision, il peut également émerger lors
de l’évaluation ou l’implantation. Par ailleurs, d’autres types de soucis, comme le souci
pour l’organisation et le souci pour soi, peuvent rivaliser avec le souci d’autrui.
En ce qui a trait à la deuxième sous-question de recherche, cherchant à comprendre
comment le souci d’autrui évolue au cours de la démarche de résolution, donc de
l’ensemble des décisions prises pour régler la situation problématique, nous avons
constaté que le souci peut varier d’une décision à l’autre. Cette variation, lorsqu’elle
survient, est attribuable à un changement de qualification du problème au début de la
décision.
En conclusion, les gestionnaires ont intégré l’une ou l’autre forme de souci d’autrui dans
au moins une des décisions prises pour résoudre chacune des situations problématiques
qu’ils nous ont soumises pouvant avoir des impacts négatifs sur autrui. Ils l’ont fait soit
lors de la qualification du problème, de l’évaluation de la situation en fonction de la
normativité qu’ils avaient adoptée, de la décision elle-même en priorisant le souci
d’autrui, ou de son implantation. Cependant, dans cinq des situations problématiques qui
ont fait l’objet de notre étude, le seul souci d’autrui constaté pendant toute la démarche
449
de résolution du problème est survenu à l’étape de l’implantation de la décision finale.
Quatre d’entre elles ont été résolues en faisant référence uniquement à la normativité
stratégique et le souci d’autrui qu’on y retrouve lors de l’implantation vise notamment à
assurer le changement que préconise le gestionnaire. Par ailleurs, un des gestionnaires
(Roger) n’exhibe aucun souci d’autrui, sauf au moment de l’implantation dans les deux
situations qu’il nous a présentées.
450
CHAPITRE 7 – DISCUSSION
Les gestionnaires se soucient-ils d’autrui lorsqu’ils prennent des décisions? Divers
scandales survenus au cours de la dernière décennie laissent croire que ce n’est pas le cas
pour plusieurs d’entre eux. Ainsi, les scandales tels Enron et WorldCom au début des
années 2000 ont eu des conséquences sociales et économiques négatives importantes
(Sridharan et al., 2002; Culpan et Trussel, 2005). Il en fut de même des décisions de
certains gestionnaires et dirigeants du milieu financier qui ont donné lieu à la crise
financière de 2008, dont les effets se font encore sentir aujourd’hui (Scalet et Kelly,
2012; Mogielnicki et Jeffers, 2010). À titre d’exemples encore plus récents, citons les
scandales impliquant en 2012 GlaxoSmithKline ainsi que Janssen Pharmaceuticals, une
filiale de Johnson et Johnson, tous deux concernant la vente de médicaments pour des
usages non approuvés, ainsi que la crise relative à la bactérie E. coli dans le bœuf, où de
nombreuses violations des standards sanitaires furent constatées à la compagnie
productrice XL Foods. Ces évènements récents ont eu des impacts importants sur la santé
et le bien-être de plusieurs individus.
Ces circonstances ont eu pour conséquence une perte de confiance importante à l’égard
des gestionnaires et des dirigeants d’entreprise. Il en résulte également une croyance
populaire à l’effet que les gestionnaires se soucient peu d’autrui dans leur prise de
décision, se préoccupant uniquement du succès de leur entreprise et de leurs intérêts
personnels. Le magazine The Economist, prônant généralement les intérêts économiques
des entreprises, soulève en ces termes les insuffisances des gestionnaires à ce sujet :
« Managers should think much harder about business ethics than they appear to at
present…. Sometimes the aims of the business and rational self-interest will clash with
ethics, and when they do, those aims and interests must give way » (The Economist, 22
janvier 2005).
Notre recherche doctorale avait pour but de nuancer cette croyance à l’effet que les
gestionnaires se soucient peu d’autrui dans leurs décisions, en étudiant comment le souci
d’autrui, lorsqu’il existe, est intégré dans les décisions des gestionnaires intermédiaires.
L’analyse intercas réalisée au chapitre 6 a permis de constater la complexité de ce
phénomène.
Afin d’approfondir ces résultats, nous discuterons d’abord des caractéristiques
personnelles et contextuelles de nos participants et des situations qu’ils nous ont
soumises. Nous discuterons ensuite des résultats qui permettent de répondre plus
précisément à nos deux sous-questions de recherche. La deuxième section portera donc
sur l’intégration du souci d’autrui dans les diverses composantes du processus de prise de
décision et la troisième, sur son évolution à travers l’ensemble de la démarche de
résolution du problème. Nous discuterons finalement, à la quatrième section, des
émotions dans la prise de décision et, dans la cinquième, de la réflexivité des
gestionnaires,
puisque
ces
deux
éléments
s’avéraient
importants
dans
notre
conceptualisation de la prise de décision.
Rappelons d’abord brièvement, pour permettre une meilleure compréhension de cette
discussion des résultats, quatre concepts fondamentaux de notre recherche, qui sont
détaillés plus amplement au chapitre portant sur notre cadre conceptuel. Le « souci
d’autrui » y a été défini comme suit : « Considérer les intérêts, les droits et/ou le bien-être
physique, psychologique et/ou matériel d’autrui dans sa prise de décision, que ce soit par
l’application d’obligations juridiques, déontologiques ou morales visant la protection
d’autrui, ou en se préoccupant des conséquences qu’une décision ou une situation
pourrait avoir sur eux ». Nous verrons qu’un souci additionnel, le souci d’autrui
professionnel, a été identifié dans le cadre de notre recherche. Le deuxième concept est
celui du processus de prise de décision. Nous l’avons décrit comme étant constitué de
cinq composantes : la perception d’un problème, sa qualification, l’évaluation, le choix
d’une solution et, finalement, l’implantation de ce choix. Le troisième concept est celui
de la normativité, un « mode d’agir conformément à des normes implicites, acquises par
l’expérience professionnelle, institutionnelle et sociale et réglant spontanément la
conduite des personnes ou des groupes dans une situation donnée » (Legault, 1999 : 284;
Bégin, 1995). Selon la qualification que le gestionnaire donne à un problème, au début de
chaque décision, il se réfère à une des normativités suivantes qui lui indique quel type de
452
raisonnement adopter : stratégique, professionnel, juridique, déontologique, moral, ou
éthique. Quatrièmement, la résolution des situations problématiques qui nous ont été
soumises ont généralement nécessité plus d’une décision, et jusqu’à six ou sept décisions
successives dans certains cas. C’est l’ensemble de ces décisions, soit un total de
cinquante-huit en tout pour les vingt situations problématiques qui nous ont été soumises,
qui ont fait l’objet de cette étude.
7.1 LE SOUCI D’AUTRUI DANS LA PRISE DE DÉCISION
7.1.1 CARACTÉRISTIQUES PERSONNELLES ET CONTEXTUELLES
« No decision can be understood de novo or in vitro apart from
the perceptions of the actors and the mindsets and the cultures
of the context in which they are embedded » (Langley et al.,
1995 : 261).
Dans notre cadre conceptuel, nous avons souligné l’importance accordée par la littérature
en prise de décision morale à l’influence de divers facteurs personnels et contextuels sur
la prise de décision lorsque des enjeux moraux se manifestent (voir notamment les
recensions de Treviño, Weaver et Reynolds, 2006; O’Fallon et Butterfield, 2005; Loe,
Ferrell et Mansfield, 2000). Contrairement à ces auteurs qui considèrent le contexte
comme une cause des comportements moraux, nous nous y sommes intéressée parce que
la prise en compte du contexte peut aider à mieux comprendre l’intégration du souci
d’autrui dans les diverses composantes du processus de prise de décision. Langley et al.
(1995) précisent à ce sujet que le contexte entourant une décision doit être considéré
lorsqu’on désire comprendre les processus qui y ont mené. Plus particulièrement, nous
avons tenu compte dans notre conception de la prise de décision des quatre facteurs
contextuels suivants : le genre du gestionnaire, la nature de l’établissement, la perception
que le gestionnaire a des valeurs priorisées par son organisation et la perception de son
rôle.
453
Dans un premier temps, puisque certains auteurs en prise de décision morale affirment
que le genre peut être un facteur de différenciation (voir les recensions de Treviño,
Weaver et Reynolds, 2006; O’Fallon et Butterfield, 2005; Loe, Ferrell et Mansfield,
2000), nous avons examiné s’il y avait des convergences ou des divergences selon le
genre dans nos résultats. Rappelons à ce sujet que notre échantillon comportait six
femmes et quatre hommes. En comparant les récits et les schémas que nous avons
produits pour représenter les décisions des gestionnaires pour les deux situations
problématiques que chacun d’eux nous a soumis7, ainsi qu’en examinant sous cet angle
les résultats de notre analyse intercas, nous n’avons noté aucune différence qui pourrait
être attribuée au genre. Ainsi, lorsqu’on examine les types de situations problématiques
qui peuvent les tirailler en raison des impacts sur autrui, les gestionnaires des deux sexes
ont soulevé sensiblement le même nombre de situations problématiques concernant des
employés, en ce qui a trait à la terminaison d’emplois et à des changements opérationnels
stratégiques les affectant, tel qu’il appert du tableau VII au chapitre précédent.
Les gestionnaires ont également soulevé sensiblement le même nombre de situations
concernant des gens de l’externe, notamment en ce qui a trait à la prestation de services
financiers à des clients. De même, lorsque nous analysons les types de raisonnements
auxquels ils ont eu recours dans leurs décisions, qualifiés de « normativités » dans notre
cadre conceptuel, les gestionnaires des deux sexes ont fait appel aux cinq types de
normativités que nous avons retracés (stratégique, professionnel, juridique, déontologique
et éthique), ainsi qu’il appert dans les tableaux XII et XVII de l’analyse intercas et de leur
discussion. Puisque chaque normativité ainsi adoptée en début du processus de prise de
décision, sauf la normativité stratégique, est associée à un type particulier de souci
d’autrui, c’est donc dire que les gestionnaires des deux sexes ont intégré les divers types
de souci d’autrui en début de parcours.
Quant au souci d’autrui à l’étape du choix de la solution dans le processus décisionnel,
tant des hommes que des femmes ont accordé la priorité au souci d’autrui dans certaines
de leurs décisions où ce souci rivalisait avec le souci pour l’organisation. Il en est de
7
Le lecteur retrouvera ces récits et schémas au chapitre 5.
454
même des situations où nous avons constaté l’émergence du souci d’autrui dans la prise
de décision du gestionnaire au moment de l’implantation de la décision finale, alors qu’il
avait été absent aux autres étapes de cette décision, afin d’atténuer les impacts négatifs
sur autrui (tableau XVI de l’analyse intercas et discussion) : aucune différence
significative entre les genres ne fut notée.
Dans un deuxième temps, nous avons cherché à vérifier s’il existait des différences
significatives dans la façon dont les gestionnaires de deux types d’institutions financières,
l’une théoriquement axée davantage sur la maximisation du rendement pour ses
actionnaires et la croissance, et l’autre sur la coopération, intégraient le souci d’autrui
dans leurs décisions. Étant donné que la mission des caisses les invite à agir au bénéfice
des membres et à soutenir le développement économique de leur milieu, nous nous
serions attendue à retrouver le souci d’autrui intégré beaucoup plus fréquemment aux
décisions des gestionnaires des caisses que des gestionnaires provenant de la banque.
Nous nous serions également attendue à ce que le souci d’autrui soit préféré beaucoup
plus souvent au souci pour les intérêts de l’organisation chez les gestionnaires de caisse,
au moment du choix de la solution.
Toutefois, l’intégration du souci d’autrui dans chacune des composantes de la prise de
décision est similaire, dans l’ensemble, pour les gestionnaires des deux types
d’organisations. Ainsi, les gestionnaires des caisses et de la banque ont eu recours, à cinq
différents types de normativités selon le cas (stratégique, professionnel, juridique,
déontologique et éthique), ainsi qu’il appert de la discussion suivant le tableau XI de
l’analyse intercas. Puisque nous avons postulé que le type de souci d’autrui qui existe au
moment de la qualification du problème, au début du processus décisionnel, correspond
au type de normativité auquel le gestionnaire a eu recours, c’est donc dire que les
gestionnaires des deux types d’organisation ont eu recours à ce stade aux cinq différents
types de souci d’autrui. À l’étape du choix de la solution, des gestionnaires des deux
organisations ont parfois accordé la priorité au souci d’autrui dans certaines de leurs
décisions, alors que ce souci rivalisait avec le souci pour l’organisation. Puis, au moment
de l’implantation de la solution qui est venue clore la situation problématique à laquelle
455
ils faisaient face, certains gestionnaires des deux organisations ont fait preuve de souci
d’autrui et cherché à minimiser les conséquences négatives de leur décision (tableau XVI
de l’analyse intercas et discussion).
En se référant à la consolidation des résultats présentée à la section 6.4 de l’analyse
intercas, nous ne constatons que deux différences dignes de mention entre les décisions
des gestionnaires de caisses et ceux de la banque. Elles ont trait aux deux derniers
facteurs contextuels dont nous avions tenu compte dans notre conceptualisation de la
prise de décision : leur perception de leur rôle et des valeurs de l’organisation.
En ce qui a trait à leur conception de leur rôle, seuls les directeurs de succursales
bancaires mentionnent qu’elle inclut la nécessité d’agir comme « coach », comme le
démontre le tableau IX de l’analyse intercas. Toutefois, pour les fins de notre étude, cette
distinction ne s’avère pertinente que dans les décisions de deux d’entre eux, pour qui la
notion de coach les assujettit à une obligation professionnelle (bonnes pratiques de
gestion comme coach) d’aider les employés qui éprouvent des problèmes de
performance. Ceci se répercute alors directement dans leurs décisions par le recours à la
normativité professionnelle au moment de la qualification et au souci d’autrui
professionnel qui y est associé. Ce n’est qu’au bout de plusieurs tentatives en ce sens,
lorsqu’aucune amélioration ne semble possible ou que la situation s’aggrave à la suite
notamment de plaintes de clients, que le gestionnaire met de côté ce rôle de coach et le
souci d’autrui de type professionnel qu’il comporte.
Quant aux valeurs de l’organisation, quatre des cinq gestionnaires de la banque
considèrent que les valeurs de respect d’autrui et de respect de la diversité sont clairement
valorisées par l’organisation, tel que le démontre le tableau VIII de l’analyse intercas, au
point de constituer une norme déontologique incontournable de la banque. Nous n’avons
pas retracé de telles mentions dans les témoignages des gestionnaires de caisse à ce sujet.
Dans les deux situations problématiques où cette norme n’a pas été respectée par des
clients, les gestionnaires de la banque ont opté pour la normativité déontologique au
moment de la qualification et cherché à sanctionner le client. Faute de cas similaires chez
456
les gestionnaires des caisses, il ne nous est pas possible de déterminer si, face à une
situation similaire, il en aurait été de même dans les décisions des gestionnaires de caisse.
Notons par ailleurs des similitudes importantes dans la conception de leur rôle et des
valeurs préconisées par leur organisation chez les gestionnaires des caisses et chez ceux
des succursales bancaires. Ainsi, dans la description de leur rôle, une majorité des
gestionnaires des deux types d’établissements accorde de l’importance au fait de s’assurer
de la performance financière, de la rentabilité et de la compétitivité de l’organisation,
comme illustré au tableau IX de l’analyse intercas. Assurer la qualité du service aux
clients ou aux membres est également considéré une facette importante de leur rôle chez
deux des gestionnaires de la banque et trois des gestionnaires de la caisse. Ces mêmes
éléments se retrouvent chez la majorité des gestionnaires des deux types d’établissements
lorsqu’ils nous décrivent les valeurs préconisées par leur organisation. Ces similitudes
peuvent expliquer en partie l’absence de différences significatives dans l’intégration du
souci d’autrui en fonction du type d’organisation.
À ce sujet, mentionnons qu’aucun gestionnaire de caisse ne nous a fait part, au cours des
trois entretiens que nous avons tenus avec chacun d’eux, que les valeurs de l’organisation
ou sa perception de son rôle incluait la nécessité de se démarquer clairement des banques
par leur souci d’autrui, leur rôle et les valeurs de l’organisation. Nous aurions pu nous
attendre à de telles précisions, compte tenu des composantes de la mission de la
coopérative financière les enjoignant à agir au bénéfice des membres et à soutenir le
développement économique de leur milieu. Deux des gestionnaires de caisse ont même
insisté sur le fait qu’ils tentaient d’inculquer à leur caisse la nécessité d’avoir une vision
moins sociale-démocrate et plus entrepreneuriale ou d’affaires, ainsi que l’indique le
tableau VIII de l’analyse intercas. Ceci s’explique, selon nous, par la pression importante
à laquelle sont soumises les caisses quant à leur compétitivité par rapport aux banques. La
majorité des gestionnaires de caisse ont d’ailleurs admis que, du point de vue du client, il
y a peu de différence entre une caisse et une succursale bancaire, d’où la nécessité d’axer
leurs efforts sur la compétitivité et la rétention des clients par une bonne qualité de
service. Une seule exception a été notée à ce sujet : tout en valorisant la rentabilité et la
457
compétitivité, la protection des intérêts et du bien-être des membres est très valorisée par
le conseil d’administration de la caisse où travaille Chantal, comme l’indique le tableau
VIII de l’analyse intercas, et ceci se reflète dans les décisions de cette gestionnaire.
7.1.2 L’INTÉGRATION DU SOUCI D’AUTRUI DANS LE PROCESSUS
DE PRISE DE DÉCISION
Notre analyse démontre que les gestionnaires intègrent le souci d’autrui dans leur prise de
décision de différentes façons. Nos résultats dressent toutefois un portrait de l’intégration
du souci d’autrui à la prise de décision des gestionnaires assez différent de ce que
suggèrent les littératures en gestion et en prise de décision morale. La présente section
discute de nos résultats à ce sujet, et plus précisément des résultats liés à nos deux sousquestions de recherche, soit comment le souci d’autrui est intégré aux diverses
composantes de la prise de décision et comment il évolue à travers l’ensemble de la
démarche de résolution du problème.
7.1.2.1 Le souci d’autrui marginalisé dans la littérature en gestion
Certains auteurs en gestion soutiennent que les gestionnaires qui agissent de façon
« rationnelle » priorisent les intérêts de l’organisation dans leurs décisions, de façon à
permettre sa pérennité et son développement (Simon, 1945, 1997; March et Simon,
1958). Il est également admis que les gestionnaires peuvent plutôt promouvoir les intérêts
de leur groupe (Cyert et March, 1963; Eisenhardt et Zbaracki, 1992) ou décider de façon
égocentrique, de façon à prioriser leurs propres intérêts (Cooksey, 2000; Ekeland, 1999),
leur décision étant néanmoins considérée rationnelle (Simon, 1997 : 88). La littérature sur
la prise de décision stratégique est également axée sur les divers moyens d’atteindre les
objectifs organisationnels et assurer la croissance et la pérennité de l’organisation (ex.
Mintzberg, 1976). Cette littérature n’exclut pas explicitement la présence possible de
souci d’autrui dans la prise de décision, mais la passe sous silence. Discutant des divers
458
scandales de l’ère Enron, Ghoshal (2005) en impute en partie la responsabilité aux
théories dominantes en management : « by propagating ideologically inspired amoral
theories, business schools have actively freed their students from any sense of moral
responsibility » (2005 : 76).
C’est donc le caractère « amoral », c’est-à-dire silencieux par rapport aux considérations
morales de la gestion et de la stratégie, et non une immoralité quelconque, qui est
reproché ici aux théories en gestion. Des auteurs récents de la perspective « ethics as
practice » reviennent sur les propos de Ghoshal en précisant que les théories portant sur
la façon dont les organisations et leurs gestionnaires devraient fonctionner ont
généralement trait à l’optimisation des structures et des processus et au contrôle du
comportement humain. Ces théories ne traitent pas des situations où les gestionnaires font
face à des choix difficiles et des dilemmes éthiques, ce qui fait en sorte que les choix
effectués en vue de l’optimisation peuvent occasionner des impacts sociaux,
environnementaux ou personnels négatifs importants (Carter et al., 2007 :1).
Nos résultats permettent de nuancer cette littérature de deux façons. Premièrement, cette
littérature ne fait généralement référence qu’à une seule des normativités auxquelles le
gestionnaire peut se référer au moment de la qualification du problème, soit la
normativité stratégique. Comme expliqué dans notre cadre conceptuel, cette normativité
laisse peu de place au souci d’autrui. Nos résultats démontrent au contraire que les
gestionnaires ont recours à plusieurs autres normativités (professionnelle, juridique,
déontologique et éthique) et que, ce faisant, ils intègrent le souci d’autrui à leurs
décisions. Deuxièmement, en tenant compte de l’ensemble des décisions prises par les
gestionnaires pour résoudre leurs situations problématiques, nos résultats démontrent que
le souci d’autrui s’y transforme, apparaissant et disparaissant d’une décision à l’autre.
Nous expliciterons successivement ces deux aspects
Le type de raisonnement qui nous vient du modèle classique de la prise de décision relève
de la normativité stratégique, qu’il s’agisse, pour reprendre les termes de Simon, d’un
problème de contrôle de qualité, de motivation des employés ou d’efficacité de
459
production (1997 : 126) ou d’un autre type de problème lié à la gestion. Ce type de
raisonnement met l’accent sur la performance, la productivité, l’efficacité, la rentabilité et
la compétitivité comme finalités à être poursuivies par le gestionnaire lors de la prise de
décision. Or, les données au tableau XI de notre analyse intercas démontrent que les
gestionnaires ont recours à plusieurs autres types de normativités différentes au moment
de la qualification : professionnelle, juridique, déontologique ou éthique. Les différences
de raisonnement afférentes sont explicitées dans notre cadre conceptuel.
Bien plus, si la seule normativité pouvant être utilisée par les gestionnaires était la
normativité stratégique, aucun souci d’autrui ne serait apparu au moment de la
qualification pour aucune des décisions, puisque ce type de normativité exclut par
définition la prise en compte de l’impact de la décision sur autrui (Boisvert et al., 2003;
Bégin, 1995). Or, les résultats indiqués au tableau XII de l’analyse intercas démontre la
présence de souci d’autrui au moment de la qualification dans plus de la moitié des
cinquante-huit décisions. Ce tableau démontre également les divers types de souci
d’autrui qui existent à cette étape (professionnel, juridique, déontologique, éthique),
chacun correspondant à un type de normativité qui lui est propre, comme expliqué
précédemment dans notre cadre conceptuel.
De plus, notre étude révèle que le souci d’autrui a été intégré aux autres composantes du
processus de prise de décision, soit l’évaluation, le choix d’une solution et l’implantation,
dans une proportion significative des décisions. Ainsi, dans quelques décisions où il n’y
avait aucun souci d’autrui au moment de la qualification, celui-ci a émergé au moment de
l’évaluation, lorsque le gestionnaire a pris conscience des conséquences possibles sur
autrui (tableau XIII). Ce souci d’autrui peut venir influencer l’évaluation qui est faite de
diverses options possibles, voir même susciter leur modification ou la recherche de
nouvelles solutions moins susceptibles de nuire à autrui. Quant à l’étape du choix de la
solution, les résultats du tableau XV indiquent que le gestionnaire peut y prioriser soit le
souci d’autrui, soit le souci pour l’organisation lorsque les deux types de souci sont en
rivalité. Le souci d’autrui peut être ainsi être priorisé au moment de la décision, par
exemple en offrant des occasions à l’employé ou au client de corriger la situation avant
460
d’intervenir de façon plus sévère. Finalement, lors de l’étape finale d’implantation du
choix effectué, les résultats colligés au tableau XVI révèlent que, même si le gestionnaire
a priorisé les intérêts de l’organisation lors de son choix de la solution, au détriment du
bien-être d’autrui, il peut intégrer du souci d’autrui au moment de l’implantation, en
cherchant à atténuer les impacts négatifs sur autrui.
7.1.2.2 Le souci d’autrui comme obligation
Dans notre cadre conceptuel, nous avons postulé que le souci d’autrui peut être présent
dans la prise de décision sous forme de l’application d’obligations juridiques,
déontologiques ou morales, ou sous forme de préoccupation quant aux conséquences sur
autrui. Nous discuterons dans cette section de ce que nos résultats confirment, infirment
ou nuancent concernant le souci d’autrui sous forme d’obligation.
Rappelons que la littérature recensée ne traite pas spécifiquement du souci d’autrui lié à
une obligation juridique ou déontologique. Nous en avions extrapolé l’existence, pour les
besoins de notre cadre conceptuel, à partir des normativités déontologique et juridique
que nous présente la littérature contemporaine en éthique appliquée (Bégin, 1995;
Boisvert et al., 2003). Nos résultats au tableau XII de l’analyse intercas confirment
l’existence, dans certaines décisions, d’un souci d’autrui dicté par des obligations
juridiques ou déontologiques, lorsque l’obligation applicable a trait à la protection du
bien-être d’autrui ou à limiter la capacité de leur faire du tort. L’analyse intracas au
chapitre 5 illustre bien l’intégration de ces formes de souci d’autrui dans la prise de
décision, notamment dans diverses décisions prises par Éloise (cas #2), Brigitte (cas #2a)
et Marcel (cas #1).
De même, le souci d’autrui professionnel n’avait pas été identifié dans les diverses
littératures recensées lors de notre revue de littérature. Bien que nous avions postulé que,
lorsqu’il faisait appel à la normativité professionnelle au moment de la qualification, le
gestionnaire pouvait tenir compte d’autrui dans la mesure où l’exigent les bonnes
461
pratiques de gestion, nous n’avions pas intégré ce souci à notre conceptualisation du
souci d’autrui comme forme de souci d’autrui significatif.
Nos résultats présentés dans le tableau XII de notre analyse intercas démontrent toutefois
l’existence d’un souci d’autrui de type professionnel significatif au moment de la
qualification du problème. Ce souci d’autrui de type professionnel a été démontré tout
particulièrement dans des situations ayant trait à la gestion des ressources humaines,
notamment en vue de l’amélioration du climat de travail et de l’amélioration de la
performance individuelle. Les « bonnes pratiques de gestion » auxquelles les
gestionnaires se réfèrent dans ces circonstances constituent, dans les faits, l’« éthos
professionnel » des gestionnaires : ce sont les manières de faire, d’évaluer et de penser
qui leur ont été inculquées au fil du temps par leur socialisation professionnelle (Legault,
1999). Il s’agit donc de normes professionnelles qu’ils se doivent de respecter dans leur
façon de gérer et qui « vont de soi » pour eux. Lorsqu’il réfère à la normativité
professionnelle, le gestionnaire vise à la fois à atteindre les objectifs de l’organisation et,
en vertu de son éthos professionnel, à s’assurer d’un bon climat de travail, de la
motivation des employés, de leur avancement et de leur succès dans l’organisation, ou
encore de la satisfaction des clients.
Nous avions postulé une autre forme de souci d’autrui, le souci d’autrui moral, à partir de
la littérature en prise de décision morale (par ex. Hunt et Vitell, 2006; Ferrell et Gresham
1985, Treviño, 1986, Rest, 1984, 1986) et de celle portant sur le développement moral
cognitif (Kohlberg, 1981; Kohlberg et Candee, 1984a, 1984b; Rest, 1983; Rest et al.,
1999a). Ce type de souci est dicté par une obligation provenant d’une règle, d’un principe
ou d’une norme de conduite précisant ce qui est « bien » en opposition à ce qui est
« mal ». Cette obligation peut être déterminée par un système de pensée philosophique,
par des croyances religieuses ou par les schèmes de pensée prescriptifs propres au niveau
de développement moral cognitif qu’une personne a atteint (Kohlberg et al., 1983; Rest,
1983). Ces littératures préconisent que la prise de décision face à des enjeux moraux se
réalise en déduisant ce qu’il faut faire des obligations morales pertinentes ou de son idéal
462
moral (Hunt et Vitell, 2006; Ferrell et Gresham 1985, Treviño, 1986, Rest, 1984, 1986),
ce que nous avons associé à la normativité morale.
Le souci d’autrui étant au cœur de plusieurs obligations morales, nous aurions pu nous
attendre à constater la présence d’un souci d’autrui de type moral, émanant de
l’application d’obligations morales et intégré à la prise de décision. Toutefois, comme
l’indique le tableau XII, nos données ne nous permettent pas de conclure qu’un seul des
gestionnaires ait fait preuve de souci d’autrui de type moral au moment de la qualification
du problème. L’absence de souci d’autrui de type moral est cohérente avec le fait
qu’aucun gestionnaire n’a eu recours à la normativité morale au moment de la
qualification, et ce dans aucune des cinquante-huit décisions étudiées au moment de la
qualification (tableau XI). Bien plus, le souci d’autrui moral n’a pas été identifié au
moment de l’évaluation (tableau XIII), de la décision ou lors de l’implantation8.
Ces résultats ne permettent toutefois pas de nier l’existence d’une telle forme de souci
d’autrui, ni du recours à une telle normativité. Il demeure possible que ce souci et cette
normativité puissent apparaître dans des décisions de nature autre que celles qui ont fait
l’objet de la présente étude ou dans des milieux différents. Cependant, le processus de
prise de décision généralement considéré lorsque le souci d’autrui prend la forme de
l’application d’obligations morales (Rest, 1986) souffre actuellement d’un manque de
vérification empirique (Sonenshein, 2007), notamment parce que les études sur la prise
de décision morale ont été principalement de nature causale.
Les situations où la décision du gestionnaire peut avoir des impacts négatifs sur autrui
sont néanmoins des situations porteuses d’enjeux moraux. Dans les cas où le gestionnaire
a pris conscience de cet enjeu en tant qu’enjeu moral et qu’il l’a intégré à sa prise de
décision sans avoir recours à la normativité morale, donc à des obligations morales, nos
données nous indiquent qu’il a intégré le souci d’autrui éthique à sa décision, lequel fera
l’objet de la prochaine section.
463
7.1.2.3 Le souci d’autrui éthique : la préoccupation quant aux conséquences
sur autrui
Certains auteurs de la littérature contemporaine en éthique appliquée (Fletcher, 1966;
Legault, 1999; Boisvert et al., 2003), sur le développement moral affectif (Hoffman,
1985, 2000) et sur l’éthique de la sollicitude (Gilligan, 1977, 1982; Noddings, 1984,
2002; Maihofer, 2000) proposent un type de souci d’autrui que nous avons qualifié
« d’éthique », le distinguant du souci relevant de l’application d’obligations morales.
Nous avons décrit dans notre cadre conceptuel ce souci éthique comme une
préoccupation provenant de l’empathie de la personne et de sa capacité de se soucier
réellement de ce qui pourrait arriver à l’autre, ainsi que de son désir de faire le mieux
possible pour protéger ou améliorer le bien-être de l’autre, ou du moins ne pas lui nuire.
Nos résultats confirment l’existence de ce type de souci d’autrui et son intégration
relativement fréquente aux diverses composantes de la prise de décision. Ainsi, tel que
l’indique le tableau XII, plusieurs décisions ont intégré le souci d’autrui éthique dès
l’étape de la qualification, ce qui est cohérent avec le fait que le gestionnaire référait à la
normativité éthique (tableau XI). Dans ces décisions, le souci d’autrui éthique était
également intégré à la composante de l’évaluation. Cependant, ce type de souci d’autrui a
également émergé dans d’autres décisions au moment de l’évaluation, lorsque les
gestionnaires ont pris conscience des impacts négatifs possibles sur les personnes
concernées par la décision, comme l’indique le tableau XIII. Dans certaines de ces
décisions, le souci d’autrui éthique a été priorisé lors de la décision. Finalement, comme
expliqué à la section 6.4.4. de notre analyse intercas, le souci d’autrui éthique a
également été intégré au moment de l’implantation dans quelques décisions, malgré le
fait qu’il ne s’était pas manifesté à aucune des étapes précédentes : les gestionnaires
concernés cherchaient alors à atténuer les impacts négatifs de leur décision sur autrui.
Notre analyse confirme également deux autres aspects importants cités par plusieurs
auteurs ayant contribué à cette littérature. D’une part, dans les décisions qui nous ont été
8
Voir la section 6.4.4 du chapitre intercas.
464
soumises, cette préoccupation pour les conséquences sur autrui s’accompagne d’empathie
et de compassion (Hoffman, 1985, 2000; Gilligan, 1977, 1982; Maihofer, 2000;
Noddings, 2002). C’est donc dire que l’aspect affectif y joue un rôle important. D’autre
part, la littérature précise que la capacité d’empathie, donc de ressentir une telle
préoccupation et d’en tenir compte dans son raisonnement, varie d’une personne à l’autre
et d’une situation à l’autre (Hoffman, 1985, 2000). Nos résultats confirment cette
variation. En effet, malgré que nous avions spécifiquement demandé aux gestionnaires de
nous soumettre des décisions où ils avaient été « tiraillés à cause des impacts négatifs de
leur décision sur autrui », deux des gestionnaires n’ont intégré aucun souci d’autrui
éthique à quelque moment que ce soit dans la résolution de l’une ou l’autre des deux
situations problématiques qu’ils nous ont soumises. Pour d’autres gestionnaires, au
contraire, ce souci a occupé une grande place tout au long de la résolution du problème.
7.1.2.4 La priorisation du souci d’autrui
Tel que nous l’avons vu à la section 6.4.3. de notre analyse intercas, dans plusieurs
décisions où le souci d’autrui et le souci pour l’organisation rivalisaient lors de
l’évaluation, le bien-être d’autrui a été priorisé au moment du choix de la solution. Dans
la plupart des cas, cependant, il ne s’agissait pas de la décision ultime réglant la situation.
Le souci d’autrui a été priorisé dans la décision finale uniquement dans trois cas, lesquels
représentent la moitié des décisions finales prises en référant à la normativité éthique
(tableau XVII). Ces résultats, jumelés aux récits des cas présentés au chapitre intracas et à
ceux du tableau XVIII précisant les raisons des changements de normativité d’une
décision à l’autre au cours de la résolution du problème, permettent d’émettre l’hypothèse
suivante. Le souci d’autrui peut l’emporter au moment du choix de la solution lorsque
l’impact possible sur l’organisation n’est pas très élevé. Toutefois, lorsque la rentabilité
ou la qualité du service aux clients sont sérieusement menacées, qu’il y a aggravation
sérieuse, que des occasions de corriger la situation ont été accordées au préalable ou
qu’une amélioration durable semble peu probable, le souci pour l’organisation
465
prédomine. Il s’agit d’une limitation importante à la possibilité de souci d’autrui, voir
d’éthique, en contexte organisationnel.
7.1.3. L’ÉVOLUTION DU SOUCI D’AUTRUI À TRAVERS LA
DÉMARCHE DE RÉSOLUTION DU PROBLÈME
Certains auteurs en gestion (Mintzberg et al., 1976; Langley et al., 1995; Mintzberg et
Westley, 2001) et en prise de décision morale (Rest, 1984, 1986) estiment que le
processus de prise de décision peut s’avérer plus complexe et moins linéaire que ce qui
est généralement suggéré. Rappelons que le processus de prise de décision pour chacune
des cinquante-huit décisions individuelles étudiées se compose, à la suite de la perception
d’un problème, de quatre composantes décrites dans notre cadre conceptuel : sa
qualification, l’évaluation, le choix d’une solution et, finalement, l’implantation de ce
choix. Or, les résultats de notre analyse, et plus particulièrement le récit et les schémas
représentant chacune des décisions au chapitre 5, confirment que dans des situations où le
gestionnaire est « tiraillé à cause des conséquences négatives possibles de sa décision sur
autrui », le processus de prise de décision pour chacune des décisions individuelles peut
effectivement être complexe et ne pas être linéaire. Ainsi, des mouvements d’aller-retour
peuvent survenir entre les diverses composantes du processus.
Selon certains auteurs, la complexité de la démarche de résolution d’une situation
problématique peut toutefois être plus grande encore. Langley et al. (1995) soulignent
qu’une décision est souvent liée plus ou moins étroitement à d’autres décisions, et que de
bien comprendre l’une nécessite de considérer les autres afin de bien saisir le contexte
spécifique dans lequel la décision a été prise et la complexité de celle-ci. Ces auteurs
déplorent que ces autres décisions ne soient généralement pas prises en considération
dans les théories et les recherches empiriques en gestion portant sur la prise de décision,
chaque décision étant généralement considérée isolément (Langley et al., 1995). Il en est
de même dans la littérature sur la prise de décision éthique. Tant les modèles théoriques
466
que les études empiriques sur la prise de décision morale ou éthique ont porté à ce jour
sur des décisions isolées.
Nos données nous permettent de confirmer que la prise de décision est encore plus
complexe que ce que suggèrent ces auteurs. La prise en compte des décisions précédant et
suivant une décision donnée est effectivement nécessaire pour bien en comprendre le
contexte spécifique. Mais la considération de l’ensemble des décisions prises, à travers le
temps, pour résoudre une situation problématique donnée est également essentielle pour
comprendre adéquatement ce qui se produit dans les diverses composantes de l’une
d’entre elles. Ainsi, les décisions précédentes ont un impact tant sur la qualification,
l’évaluation et le choix de la solution.
Comme l’indique le tableau X, la grande majorité des situations problématiques que nous
ont soumises les gestionnaires ont nécessité plus d’une décision pour les résoudre, et
parfois jusqu’à six ou sept. L’ensemble des décisions prises pour résoudre une situation
problématique donnée a été qualifié de « démarche de résolution du problème » dans
notre cadre conceptuel. Or, la qualification donnée au problème est susceptible de
changer d’une décision à l’autre. C’est donc dire que le type de raisonnement utilisé
d’une décision à l’autre, en vertu de la normativité associée à cette qualification, et le
souci d’autrui initial qui peut l’accompagner sont susceptibles de changer d’une décision
à l’autre. Dans les cas qui nous ont été soumis, les gestionnaires ont eu recours jusqu’à
trois normativités différentes dans leur démarche pour résoudre une situation
problématique donnée; ils ont même parfois oscillé d’une normativité à l’autre selon les
décisions, comme l’indique le tableau XVII.
Le tableau XVIII indique les raisons pour lesquelles la qualification peut changer d’une
décision à l’autre et la nature de ce changement. La qualification, et donc la normativité,
change soit pour un raisonnement plus sévère à l’égard d’autrui et davantage orienté vers
les considérations organisationnelles (professionnel vers déontologique ou juridique;
déontologique vers juridique; éthique à juridique), soit pour un raisonnement davantage
orienté vers la prise en compte des conséquences négatives sur autrui (stratégique à
467
éthique; professionnel à éthique; déontologique à éthique; juridique à éthique). Dans le
premier cas, le changement fait suite à une aggravation de la situation (par exemple, des
plaintes additionnelles de clients), à la survenance de faits nouveaux considérés
inacceptables, au constat qu’il y a peu de possibilité d’amélioration ou au fait que deux
occasions ou plus de s’améliorer ou de rencontrer ses obligations ont déjà été données.
Dans le deuxième cas, le tiraillement éprouvé par le gestionnaire entre son souci pour
autrui et son souci pour l’organisation l’amène à avoir recours à la normativité
éthique, car les autres modes de raisonnement ne lui permettent pas de résoudre ce
tiraillement.
La prise en considération des décisions précédentes est également importante pour
comprendre l’évaluation que fait le gestionnaire de la situation pour chacune des
décisions et le choix de solution qui en découle. Ainsi, l’analyse détaillée des cas
présentés au chapitre 5 révèle que le gestionnaire tient compte, dans son évaluation, du
fait que lors de ses décisions antérieures, il a déjà donné plus d’une occasion à l’employé
ou au client de rencontrer ses obligations, ce qui l’amène à être plus sévère à leur égard.
Nos résultats démontrent donc la nécessité de considérer l’ensemble de décisions prises
pour résoudre une situation problématique donnée afin de bien comprendre à la fois la
prise de décision et le phénomène d’intégration du souci d’autrui à celle-ci. D’une part,
cela nous permet de mieux comprendre chacune des décisions individuelles impliquées
dans la résolution d’une situation problématique. D’autre part, nous avons ainsi un
portrait plus complet et plus fidèle du cheminement effectué par le gestionnaire pour
résoudre la situation problématique, des effets de l’évolution du contexte et de la façon
dont le souci d’autrui a été intégré à chacune des décisions.
Si nous n’avions considéré que la décision ultime mettant fin à chaque situation
problématique, et uniquement l’étape « choix de la solution » du processus de prise de
décision de cette décision ultime, s’arrêtant à ce qui avait été priorisé lors de ce choix,
nous en serions arrivée à la conclusion que le souci d’autrui de type éthique est chose
rare. Bien plus, nous aurions été portée à conclure que la grande majorité des décisions
468
des gestionnaires, même lorsqu’ils se disent « tiraillés par les impacts négatifs sur autrui »
comme dans les cas qu’ils nous ont soumis, se prennent au moyen d’un raisonnement de
type normativité stratégique, c’est-à-dire en tenant uniquement compte des retombées
pour l’organisation.
Or, chacun des gestionnaires a intégré l’une ou l’autre forme de souci d’autrui dans au
moins une des décisions prises pour résoudre chacune des situations problématiques
pouvant avoir des impacts négatifs sur autrui qu’ils nous ont soumises, que ce soit dès la
qualification, lors de l’évaluation ou lors de son implantation, même si ce souci d’autrui
n’est pas priorisé au moment du choix de la solution dans la décision ultime. Ils ne l’ont
toutefois pas fait dans chacune des décisions composant leur démarche globale de
résolution du problème. Si nous avions étudié uniquement une, ou même quelques-unes,
des décisions successives prises pour résoudre les situations problématiques qui nous ont
été soumises, nous n’aurions pu bien saisir la richesse de ce phénomène et sa complexité,
la diversité des formes de souci d’autrui et la fréquence à laquelle elles surviennent. Si
nous n’avions étudié que la décision finale de leur démarche, nous aurions occulté le
nombre de fois que les gestionnaires donnent des occasions aux employés ou à leurs
clients de rencontrer leurs obligations avant de recourir à des mesures plus sévères.
7.1.4 Le concept de souci d’autrui
Nous avons défini comme suit, dans notre cadre conceptuel, le souci d’autrui dans le
contexte de la prise de décision : « Considérer les intérêts, les droits et/ou le bien-être
physique, psychologique et/ou matériel d’autrui dans sa prise de décision, que ce soit par
l’application d’obligations juridiques, déontologiques ou morales visant la protection
d’autrui, ou en se préoccupant des conséquences qu’une décision ou une situation
pourrait avoir sur eux. »
Nos résultats indiquent que cette conception du souci d’autrui reflète bien ce phénomène,
sous réserve de l’omission du souci d’autrui professionnel. Ce type de souci, qui n’avait
469
pas été identifié dans les diverses littératures recensées, est néanmoins présent dans la
prise de décision des gestionnaires, comme discuté plus haut. Quant au souci d’autrui
moral, même s’il ne s’est pas manifesté dans notre projet de recherche, il est possible
qu’il soit présent dans d’autres types de décisions ou de situations que ceux que nous
avons étudiés : conséquemment, nous le conservons dans notre concept de souci d’autrui.
Nous définissons donc maintenant comme suit le souci d’autrui dans la prise de décision :
« Considérer les intérêts, les droits et/ou le bien-être physique,
psychologique et/ou matériel d’autrui dans sa prise de décision,
que ce soit par l’application d’obligations professionnelles,
juridiques, déontologiques ou morales visant la protection
d’autrui, ou en se préoccupant des conséquences qu’une
décision ou une situation pourrait avoir sur eux. »
7.2 LES ÉMOTIONS ET LA PRISE DE DÉCISION
La littérature en gestion a reconnu l’importance de s’attarder aux émotions dans l’étude
de la prise de décision (Langley et al., 1995; Simon, 1997; Kisfalvi et Pitcher, 2003;
Kisfalvi, 2000). Il en est de même dans la littérature en prise de décision morale (Rest,
1983; Gaudine et Thorne, 2001; Connelly, Helton-Fauth and Mumford, 2004; Mencl et
May, 2005; Mencl et May, 2009), quoique les émotions y ont été étudiés principalement
sous l’angle causal. En ce qui a trait à la littérature en éthique appliquée, les émotions
sont principalement considérées être le reflet de ce qui se passe au niveau cognitif et un
élément de motivation (Legault, 1999).
L’étude des émotions ne constituaient pas l’objet principal de notre recherche.
Cependant, puisque la conceptualisation de la prise de décision que nous avons présentée
dans notre cadre conceptuel en précisait l’importance, nous en avons tenu compte dans
notre analyse. Rappelons également la précision faite dans notre cadre conceptuel, à
l’effet que l’attention que nous portons aux émotions dans notre étude ne s’inscrit pas
dans l’explication causale.
470
Tel que précisé au chapitre 4 certaines émotions peuvent amener une personne à tenir
compte davantage d’autrui, telles l’anticipation de culpabilité ou de honte, l’empathie et
la compassion ou la sympathie (Tangney et Dearning, 2002; Hoffman, 2000; Batson,
Early et Salvarani, 1997; Batson, 1987, 1991; Rest, 1983). Si l’émotion est suffisamment
forte, elle pourra motiver le gestionnaire à prendre le temps de s’arrêter pour analyser
davantage la situation et même mettre les efforts nécessaires pour y apporter des
correctifs. Ces émotions peuvent également être le reflet d’un conflit de valeurs chez le
gestionnaire en situation de décision, de même que l’anticipation de regrets, de remords
ou de culpabilité (Legault, 1999). Compte tenu de l’objet de notre recherche, l’intégration
du souci d’autrui dans la prise de décision, c’est donc surtout à ce type d’émotions que
nous nous sommes attardées.
C’est plus particulièrement lors de l’intégration d’un souci d’autrui de type éthique que
ces émotions ont été remarquées. Nos résultats indiquent que l’intégration de ce type de
souci d’autrui est généralement accompagnée d’empathie et de compassion, et parfois
également d’inquiétude ou d’anticipation de culpabilité. Il en est ainsi, dans un premier
temps, au moment de la qualification. Lorsque le conflit de valeurs que vit le
gestionnaire, qui l’amène à avoir recours à la normativité éthique, concerne l’opposition
entre la protection du bien-être d’autrui et une des valeurs prônant le bien-être de
l’organisation, telle la rentabilité ou la performance, l’empathie et la compassion sont
omniprésentes (p
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