Euroorient

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Euroorient
N° 39 - Année 2012
LES ÉTATS-UNIS EN EURASIE
De Bill Clinton à Barack Obama
Le leadership américain à l’épreuve
Sous la direction de
Julien Zarifian
Revue périodique paraissant trois fois par an
Numéro d’enregistrement 25020302
Directeur de publication
Wafik Raouf
[email protected]
Coordinateur
Ata Ayati
[email protected]
Lectures et corrections
Michel Guillon
Monique Jouffroy
Alexandre Lengagne
Comité de lecture
• Djamshid Assadi, Groupe E.S.C. Dijon-Bourgogne • Fabrice
Balanche, Université de Lyon II • Lotfi Bennour, Université de Technologie
de Belfort-Montbéliard • Jacques Fontaine, CNRS et Université de
Franche-Comté • Gérald Gaillard, Université de Lille • Philippe Haeringer,
Université de Paris Ouest Nanterre-La Défense • Edmond Jouve, Université
de Paris V • Emel Parlar Dal, Université de Marmara de Turquie • Salah
Oueslati, Université de Poitiers
EurOrient : 89, avenue du Roule
92200 Neuilly (France)
Tél : 01.47.22.90.12
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Revue publiée avec le concours
du Centre national du livre
La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une
utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou
partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur
ou ses ayants droits, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par
les articles 425 et suivants du Code pénal.
© L’Harmattan, 2012
5-7, rue de l’École Polytechnique ; 75005 Paris
http:/www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-336-00311-5
EAN : 9782336003115
POURQUOI LA REVUE EURORIENT ?
Un pont entre deux mondes
En un temps où l’Orient et l’Occident semblent revivre un
épisode d’incompréhension réciproque, à la fois culturelle, politique
et économique, il est bon de jeter des ponts. Une longue histoire
d’interdépendance entre ces deux berceaux de civilisation invite à ce
rapprochement.
Cette revue proposée par des intellectuels des deux versants de la
Méditerranée souhaite apporter sa contribution, ne craignant pas
d’élargir l’échange à l’ouest jusqu’en Amérique, à l’est et au sud jusqu’au
plus profond de l’Asie et de l’Afrique. Les sujets publiés sont souvent de
l’ordre des sciences politiques, mais concernent également les questions
de société, le monde urbain, les défis économiques et les migrations.
En filigrane apparaissent des visions du monde et de l’homme qui
parfois convergent, parfois s’éloignent. Mais l’échange des savoirs est
la meilleure façon d’additionner les expériences et d’en valoriser la
diversité.
Les auteurs de ce numéro
Annick Cizel est Maître de conférences d’histoire et civilisation américaine
à l’Université Paris 3, où elle poursuit ses travaux de recherche en politique
étrangère des États-Unis aux XXe-XXIe siècles au sein du Centre de Recherche
sur l’Amérique du Nord (CRAN) du Center for Research in the Englishspeaking World (CREW-EA 4399). Elle a publié de nombreux articles, en
France et à l’étranger, sur les politiques américaines d’aide au développement, de
nation building et de sécurité transatlantique dans les pays du Sud.
Alexandra de Hoop Scheffer est politologue, spécialiste de la politique
étrangère américaine, des relations transatlantiques et des questions de sécurité
internationale. Maître de conférences à Sciences Po Paris, elle est chercheur
associée à l’Observatoire de la Politique Américaine (OPA) de l’Université
Paris 3 et au Centre d’Études et de Recherches Internationales (CERI). Après
avoir exercé les fonctions de chargée de mission pour les États-Unis et les relations
transatlantiques à la Direction de la Prospective du ministère des Affaires
étrangères, elle est depuis décembre 2011 directrice du German Marshall Fund
of the United States-France. Elle est l’auteur de Hamlet en Irak (éditions du
CNRS, 2007).
Guillaume de Rougé est chargé de mission Prospective Américaine et Relations
Transatlantiques à la Délégation aux Affaires Stratégiques du ministère de la
Défense. Titulaire d’un Doctorat en Histoire contemporaine portant sur la
France et la défense européenne dans l’après-guerre froide, il enseigne à Sciences
Po et à l’Université Paris 8.
Annie Jafalian est chargée d’enseignements et de recherche à l’Université Jean
Moulin (Centre lyonnais d’études de sécurité internationale et de défense), ainsi
qu’à Sciences Po Lyon. Elle a préalablement été chargée d’étude à la Fondation
pour la recherche stratégique (FRS, Paris). Spécialiste des politiques de sécurité
dans le Caucase du Sud, elle a élargi – depuis plus de dix ans – son domaine
d’expertise aux stratégies énergétiques des États riverains de la mer Caspienne, et
plus généralement des républiques postsoviétiques. Parmi ses derniers travaux de
publication figure la direction d’un ouvrage collectif intitulé Reassessing Security
in the South Caucasus : Regional Conflicts and Transformation, paru aux éditions
Ashgate en 2011.
Guillem Monsonis est rédacteur en chef de la lettre d’informations stratégiques
TTU, et chercheur à l’IPSE (Institut Prospective et Sécurité eu Europe).
Spécialisé sur les questions de défense et de sécurité, notamment en Asie du Sud,
il poursuit une thèse de géopolitique sur le rapprochement stratégique indoaméricain à l’Institut Français de Géopolitique, Université Paris 8. Il a effectué
de nombreux séjours d’étude en Inde et a notamment été chercheur invité
à l’Institute for Defence Studies and Analysis (IDSA), le centre de recherche
du ministère indien de la Défense (New Delhi). Il est l’auteur de nombreux
articles sur le sujet dans des revues telles que : Strategic Analysis (Inde), Défense
Nationale, Focus Stratégique (Ifri), European Defense Review, etc.
Jean-Loup Samaan est Maître de conférences au Département MoyenOrient du Collège de défense de l’OTAN (Rome, Italie). Docteur en science
politique de l’Université Paris 1, il a auparavant été visiting scholar à la RAND
Corporation (Washington, États-Unis) et chargé de mission à la Délégation aux
affaires stratégiques du ministère de la Défense.
Sébastien Wesser est doctorant au sein du Cervepas/Crew, Université
Paris 3, EA 4399, et travaille sous la direction de Martine Azuelos. Sa thèse
porte sur l’évolution de la présence économique des États-Unis dans la région
du golfe Persique depuis 1989. Diplômé de Sciences Po Paris et de l’Université
Paris 3, il a été journaliste, spécialisé dans les secteurs de l’énergie et du nucléaire,
et responsable de la communication d’une entreprise de 80 personnes.
C. Dale Walton est Professeur associé à l’Université Lindenwood, dans le
Missouri, depuis 2012. Il fut précédemment enseignant-chercheur à l’Université
de Reading, en Grande-Bretagne et à l’Université d’État du Missouri, et analyste
au National Institute for Public Policy à Washington. Boursier H.B. Earhart
pendant son parcours doctoral, il a obtenu sa thèse de doctorat à l’Université de
Hull, en Grande-Bretagne.
Julien Zarifian est Maître de conférences en Civilisation américaine à
l’Université de Cergy-Pontoise et chercheur au laboratoire CICC (Civilisations
et Identités Culturelles Comparées) de cette université. Il est docteur en
géopolitique, de l’Institut Français de Géopolitique, Université Paris 8 et ses
recherches actuelles portent sur la politique américaine en Eurasie et sur le rôle
des lobbies ethniques dans la fabrique de la politique extérieure américaine. Il
a publié de nombreux articles sur ces questions dans des revues françaises et
étrangères, et est aussi l’auteur de l’ouvrage Les États-Unis au Sud Caucase postsoviétique. Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, publié en mai 2012 dans la collection
« L’Aire anglophone » de L’Harmattan.
EurOrient n°39 – 2012
LES ÉTATS-UNIS EN EURASIE,
de Bill Clinton à Barack Obama
Le leadership américain à l’épreuve
Dossier dirigé par Julien Zarifian
Sommaire
* Présentation ....................................................................................... 9
I - Les États-Unis et l’Eurasie :
permanences et enjeux géopolitiques
* Julien Zarifian
L’Eurasie dans la pensée stratégique américaine. Permanence et centralité d’une idée géopolitique................................... 13
* Interview avec C. Dale Walton
Les États-Unis, l’Eurasie géopolitique et l’Eurasie orientale ................... 29
II - Les États-Unis et l’Eurasie « occidentale » :
à l’heure des grandes manœuvres
* Guillaume de Rougé
Vision(s) américaine(s) du rôle de l’Alliance atlantique :
entre dilution et réinvention .................................................................. 39
* Julien Zarifian
Les États-Unis et le triptyque Russie, Turquie, Iran. Aperçu
de la politique américaine envers trois grands acteurs eurasiatiques ...... 51
III - Les États-Unis au cœur de l’« île-monde »
* Interview avec Alexandra de Hoop Scheffer
Les États-Unis, l’Afghanistan, l’Asie centrale ......................................... 69
* Guillem Monsonis
Les États-Unis et l’Inde, depuis la fin du monde bipolaire.
Chroniques d’un long processus de rapprochement ............................... 75
IV - Les États-Unis et la centralité des marches eurasiatiques ?
* Sébastien Wesser
La politique étrangère des États-Unis au Moyen-Orient.
Aperçu et perspectives ........................................................................... 93
* Jean-Loup Samaan
La « bascule » vers l’Asie : logique et implications de la nouvelle
géostratégie américaine....................................................................... 105
V - L’implantation géopolitique des États-Unis en Eurasie :
vecteurs et grandes manifestations
* Annick Cizel
Vecteurs et acteurs démocratiques de la politique américaine
en Eurasie : le cas de la Biélorussie, de l’engagement
constructif à la démocratisation par contiguïté .................................... 121
* Annie Jafalian
Pétrole et gaz en Eurasie : la restructuration de l’espace
par les États-Unis ................................................................................................. 139
* Revue des livres ................................................................................................ 161
• Benjamin Bord, Du bouclier antimissile aux nouvelles relations
américano-russes, 2000-2011 (Julien Zarifian) • Emel Parlar
Dal, Les relations turco-américaines (1945-1980). Genèse d’une
relation spéciale entre ombres et lumières (David Rigoulet-Roze)
• Mélissa Vaillant, La politique étrangère de l’Inde envers l’Iran.
Entre politique de responsabilité et autonomie stratégique (1993-2010)
(Michel Makinsky)
* Revue des périodiques .....................................................................................171
171
• La nouvelle revue Géopolitique, Spécial élections américaines
2012, n° 6/7, octobre-novembre-décembre 2012 (Ata Ayati) • Politique
américaine, La puissance américaine à l’épreuve, n° 19 (Ata Ayati)
• Questions internationales, La Russie au défi du XXIe siècle, n° 57,
septembre-octobre 2012, La Documentation française (Ata Ayati)
Présentation
L
a géopolitique mondiale a ceci de singulier que la puissance qui la
domine, les États-Unis, n’est pas issue de l’espace géographique où se
concentre l’essentiel de son foisonnement, l’Eurasie. Cette dernière, « îlecontinent » gigantesque qui regroupe, selon la plupart des définitions,
les ensembles européen, moyen-oriental et asiatique, concentre à elle
seule approximativement 75 % de la population de la planète, 60 % de sa
production de richesses et 75 % de ses ressources énergétiques1. De ce fait
elle constitute un théâtre de première importance, pour une Amérique « à
vocation mondiale » qui se doit d’y être présente si elle veut tenir son rang,
mais c’est aussi une aire géopolitique difficile d’accès pour les États-Unis, car
ils en sont particulièrement éloignés au plan géographique et n’y ont que peu
d’expérience historique.
C’est sans doute essentiellement ces deux paramètres qui ont engendré un
« effort géopolitique » soutenu et continu de la superpuissance américaine
en direction de l’Eurasie, depuis la Seconde Guerre mondiale et plus encore
depuis la fin du monde bipolaire. On peut même affirmer que l’essentiel
de l’« effort géopolitique » global américain ou, en d’autres termes la
quintessence de la politique étrangère américaine, s’est porté sur l’Eurasie :
la majeure partie des troupes américaines à l’étranger y stationnent ; les
relations bilatérales les plus décisives (qu’il s’agisse de relations d’alliance, de
concurrence ou d’hostilité) y ont été forgées et, en particulier depuis la chute
de l’URSS, elle est le théâtre principal du déploiement géo-économique et
diplomatique des États-Unis (dans le cadre de leurs efforts pour capter les
hydrocarbures du Moyen-Orient et d’Asie, ou au travers de tentatives de
réglement du conflit israélo-palestinien par exemple).
Pour autant, la politique américaine envers cet ensemble eurasiatique,
immense, diversifié, mais néanmoins compact en termes géopolitiques, est
rarement examinée dans son ensemble alors que – et c’est justement l’un des
points essentiels que ce volume d’EurOrient vise à mettre en perspective – les
stratégies et politiques américaines à l’égard de chacun des États ou des régions
de l’Eurasie sont liées et même interdépendantes. Sortant du cadre de réflexion
dominant, dans lequel la politique étrangère américaine est étudiée dans une
optique bilatérale (« les États-Unis et la France » par exemple) ou régionale
1 Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier. L’Amérique et le reste du monde, Bayard, Paris,
1997, 274p., p. 59.
EuroOrient
10
(« les États-Unis et le Moyen-Orient »), tout en maintenant un « ciblage »
géographique, cette étude regroupant huit articles et deux entretiens, cherche
à combler un vide. En proposant un cadre conceptuel et un panorama
analytique actualisé des relations bilatérales majeures et des grandes questions
qui façonnent la politique étrangère américaine en Eurasie, ce volume met en
exergue les correlations nombreuses et, peut-être même, la cohérence globale de
la politique étrangère des États-Unis en Eurasie, avec ses forces et ses faiblesses.
Les États-Unis en Eurasie, de Bill Clinton à Barack Obama, est divisé en
cinq parties de deux articles chacune. La première, comprenant un article
de Julien Zarifian et un entretien avec Dale Walton, professeur de Relations
internationales à l’Université de Lindenwood, aux États-Unis, propose un
cadre conceptuel et historique et présente les grandes lignes et les mutations
majeures de la politique américaine en Eurasie. Les trois parties suivantes
traitent de l’Eurasie par sous-ensembles géographiques et analysent dans le
détail les relations des États-Unis avec plusieurs des États et des régions de ces
sous-ensembles, en insistant sur leurs évolutions depuis la chute de l’URSS.
Guillaume de Rougé étudie d’abord la relation transatlantique, en particulier
au travers de ses enjeux stratégiques et sécuritaires, puis Julien Zarifian
examine la politique américaine envers les héritiers des trois anciens grands
empires de l’Eurasie « centrale », la Russie, la Turquie et l’Iran. Alexandra
de Hoop Scheffer, directrice du bureau parisien du German Marshall Fund of
the United States et spécialiste de la politique étrangère des présidents George
W. Bush et Barack Obama, aborde ensuite, dans un entretien, la politique
américaine en Afghanistan et en Asie centrale, tandis que Guillem Monsonis
traite du renouveau des relations américano-indiennes. Deux articles portant
sur les « marges » géographiques eurasiatiques – bien que centrales dans la
politique de Washington –, le Moyen-Orient et l’Asie du Sud-Est, rédigés par
Sébastien Wesser et Jean-Loup Samaan, complètent ce tour d’horizon, certes
non exhaustif mais qui se veut le plus global et représentatif possible. Enfin, le
volume analyse les moyens et les vecteurs de l’activité géopolitique des ÉtatsUnis en Eurasie, grâce aux contributions d’Annick Cizel et Annie Jafalian qui
examinent respectivement la promotion des modèles politiques et sociétaux
américains en Eurasie, en particulier au travers du cas de la Biélorussie, et la
géopolitique américaine du pétrole, du gaz et des pipelines, dont le cœur est le
bassin caspien, mais dont les ramifications s’étendent de la Chine à l’Europe.
Julien Zarifian
EurOrient
Paris, octobre 2012
I - Les États-Unis et l’Eurasie :
permanences et enjeux géopolitiques
L’Eurasie dans la pensée stratégique américaine. Permanence et centralité d’une idée géopolitique
Julien Zarifian
Maître de conférences, Université de Cergy-Pontoise
Résumé
L’Eurasie, en tant que représentation et concept géopolitique, est assez peu traitée par
les milieux universitaires et journalistiques français et donc assez méconnue. Pourtant
elle joue un rôle majeur dans les relations internationales en général et dans la pensée
stratégique américaine en particulier, aux côtés de quelques théories clés qui lui sont
associées. En effet, l’idée que les États-Unis, s’ils voulent jouer un rôle central dans
les affaires mondiales, doivent prêter une attention toute particulière à cet immense
territoire, incluant l’Europe et l’Asie (Moyen-Orient inclus), dont ils sont pourtant
géographiquement et historiquement assez éloignés, s’est imposée, au moins depuis
la Seconde Guerre mondiale, à Washington. L’objectif principal de cette étude est de
comprendre pourquoi et comment.
Abstract
Eurasia, as a geopolitical concept, is quite unexplored by French academia and French
media, and therefore quite unknown. However, it has played a significant role in
International Relations and in the US strategic thought, along with a few related
theories. Indeed, the idea that the US has to pay a particular attention to Eurasia - a
huge territory far away from the Western hemisphere - if it wants to play a central role in
world geopolitical affairs, has imposed itself in Washington, at least since World War 2.
The main goal of this paper is to understand why and how.
EuroOrient
n° 39-2012
L
14
’Eurasie, en tant que représentation géopolitique, est assez peu traitée
par les milieux universitaires et journalistiques français et donc assez
méconnue. Pourtant elle joue un rôle majeur dans les relations internationales
en général et dans la pensée stratégique américaine en particulier, aux côtés
de quelques concepts clés qui lui sont associés. Introduit par le géographe
britannique Sir Halford John Mackinder au début du XXe siècle, l’élément
de base de cette pensée géopolitique dite « classique », qui fait de l’immense
Eurasie1 une zone vitale aux équilibres géopolitiques mondiaux, s’est imposé
tant parmi les élites intellectuelles que chez les diplomates américains (deux
catégories qui sont d’ailleurs en interaction constante aux États-Unis). Ce
faisant, la région-continent eurasiatique, l’« Île-monde » pour reprendre
les termes de Mackinder, est devenue l’objet de la plus grande attention à
Washington et l’influence géopolitique sur ces territoires un des objectifs
majeurs des relations extérieures de la superpuissance américaine.
Parmi ceux qui ont façonné la politique étrangère américaine ces cinquante
dernières années, ainsi que leurs inspirateurs, beaucoup placent l’Eurasie et
les concepts géopolitiques qui lui sont associés au cœur de leur pensée et de
leur discours. Les termes mêmes « Eurasia » ou « Eurasian » apparaissent
souvent dans la presse américaine, ainsi que dans les titres d’un grand nombre
d’ouvrages, de revues, ou encore dans les dénominations de think tanks ou
d’instituts universitaires américains. En outre, le Bureau of European and
Eurasian Affairs en charge de l’Europe, de la Russie, de la Turquie et du
Caucase du sud est une des branches importantes de l’organigramme du
Département d’État.
L’objectif principal de cette étude est de comprendre pourquoi et
comment l’Eurasie, en tant que concept et en tant que région géopolitique,
s’est imposée comme centrale dans la politique étrangère américaine. Pour ce
faire, nous chercherons à expliquer les théories géopolitiques liées à l’Eurasie
avant d’étudier pourquoi et comment elles se sont imposés outre-Atlantique.
Nous analyserons aussi qui en ont été et qui en sont les tenants et quelle a été
et est leur influence sur la politique étrangère des États-Unis.
L’Eurasie, centre des équilibres géopolitiques mondiaux
La majorité de la communauté intellectuelle et politique américaine
traitant de relations internationales (chercheurs, journalistes, lobbyistes,
ainsi qu’officiers de l’armée, diplomates, leaders politiques ou encore
conseillers politiques), considère, jusqu’à aujourd’hui, que les clés du destin
international des États-Unis et du destin monde se trouvent en Eurasie. Cette
idée est ancienne ; elle a été établie au début du XXe siècle par le géographe,
1 Selon les définitions traditionnelles, l’Eurasie est composée de la totalité des régions
européennes et asiatiques continentales, Moyen-Orient inclus.
2 Ces auteurs développent cette idée de prédominance géopolitique de l’Eurasie dans :
Halford Mackinder, “The Geographical Pivot of History,” The Geographical Journal, Volume
XXIII, n° 4, avril 1904, p. 422 à 444, Nicholas J. Spykman, The Geography of Peace, Harcourt
& Brace, New York, 1944, 66p., et Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier. L’Amérique et
le reste du monde, Bayard, Paris, 1997, 274p.
3 John Bellamy Foster, “The New Geopolitics of Empire”, Monthly Review: An Independent
Socialist Magazine, janvier 2006, Vol. 57, Issue 8, p. 1 à 18, p. 2.
4 Halford Mackinder, Democratic Ideals and Reality, Henry Holt and Co., New York, 1919,
266p., p. 186.
5 Nicholas J. Spykman, The Geography of Peace, Harcourt & Brace, New York, 1944, 66p.,
p. 43.
J. Zarifian : L’eurasie dans la pensée stratégique américaine
stratège, mais aussi économiste et homme politique britannique Sir Halford
Mackinder (1861-1947), puis reprise et remaniée par un autre géopoliticien
influent de la première moitié du XXe siècle, hollando-américain, Nicholas
J. Spykman. Enfin, elle a été réactualisée ces dernières décennies notamment
par le géostratège et ancien conseiller américain à la sécurité nationale
Zbigniew Brzezinski (né en Pologne en 1928)2 , considéré comme disciple des
deux précédents.
Suivant l’analyse de S. H. Mackinder, présentée dans son article de
1904, “The Geographical Pivot of History”, toute puissance qui contrôle
l’Eurasie, et en particulier sa partie centrale, le Heartland qu’il situe
essentiellement en Russie mais aussi dans les régions est du Sud Caucase
et nord de l’Iran, contrôle les équilibres et les destinées du monde. Fervent
défenseur de l’Empire britannique qu’il percevait alors comme menacé3,
cet auteur développe peu à peu cette théorie et la rend célèbre. Il tend aussi,
dans les décennies qui suivent son étude de 1904, à accorder de plus en plus
d’importance aux États tampons eurasiatiques, nommés plus tard États
pivots, sur lesquels l’influence doit s’exercer afin de neutraliser et contrôler
le Heartland. Selon sa propre maxime : « Qui contrôle l’Europe de l’Est
commande le Heartland ; qui dirige le Heartland commande l’Île-Monde ;
qui dirige l’Île-Monde commande le monde.4 » Nicholas Spykman, l’autre
géostratège dont l’influence est primordiale, fait siens la plupart des principes
de Mackinder, mais insiste encore plus sur l’importance des États tampons
et surtout du Rimland (que Mackinder appelait les Coastlands et l’Inner
Crescent), c’est-à-dire en particulier un certain nombre d’accès maritimes
eurasiatiques. Il adapte le dicton de Mackinder cité plus haut et explique :
« Qui contrôle le Rimland dirige l’Eurasie ; qui dirige l’Eurasie contrôle les
destinées du monde.5 »
L’autre principe important développé par le géographe britannique,
accepté par Spykman, et qui sera réutilisé et remanié près d’un siècle plus
tard aux États-Unis, est que, dans cette « île-continent » qu’est l’Eurasie, il
faut éviter toute alliance entre puissances eurasiatiques majeures (comme par
exemple, à l’époque de Mackinder, entre l’Allemagne et la Russie), ainsi que
15
n° 39-2012
EuroOrient
toute prédominance d’une grande puissance (la Russie, l’Iran, l’Allemagne,
la Chine, etc.)6 Brzezinski développe en réadaptant quelque peu cette idée
dans son ouvrage majeur de 1997, Le grand échiquier, l’Amérique et le reste
du monde, et insiste sur l’idée qu’il faut à tout prix empêcher que ne se
développe en Eurasie un bloc anti-américain7. Il découpe ce qu’il appelle
l’échiquier eurasiatique en quatre grands espaces géostratégiques : l’espace
central (correspondant environ à la Russie et incluant une majeure partie du
Heartland de Mackinder, l’ouest (l’Europe occidentale et centrale), le sud (les
Proche- et Moyen-Orients, le Caucase, ainsi qu’une partie de l’Asie centrale
et du sous-continent indien), et l’est (essentiellement l’Asie du Sud-Est).
Puis il explique qu’il faut éviter qu’un des ensembles (il pointe alors surtout
l’ensemble central, c’est-à-dire la Russie, mais son attention, au cours des
années 2000, se portera aussi sur la Chine) ne devienne trop indépendant de
l’Occident et trop puissant, car il chercherait alors à contrôler les autres. Il faut
aussi, selon Brzezinski et suivant le précepte romain « Divide et Impera »,
diviser et (pour) régner, éviter toute alliance entre l’espace central et l’est, et
toute unité parmi l’ensemble est (entre la Chine et le Japon en particulier)8.
16
6 John Bellamy Foster, “The New Geopolitics of Empire”, Monthly Review: An Independent
Socialist Magazine, Janvier 2006, Vol. 57, Issue 8, p. 1 à 18.
7 Didier Chaudet, Florent Parmentier et Benoît Pélopidas, L’empire au miroir, Stratégies de
puissance aux États-Unis et en Russie, Librairie Droz, Genève/Paris, 2008, 243p., p. 176.
8 Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier… op. cit., p. 61-62.
J. Zarifian : L’eurasie dans la pensée stratégique américaine
17
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n° 39-2012
La pensée de Mackinder, inspiratrice des diplomates américains
18
Ces différents concepts et principes géopolitiques, bien que parfois
considérés comme quelque peu simplistes9, déterministes10 ou obsolètes11 par
certains spécialistes, ont eu une influence de premier plan sur la politique
étrangère contemporaine des États-Unis12 . Cette influence traverse les
périodes et dépasse les clivages politiques. Comme l’explique en 1996 le
spécialiste américano-britannique Colin S. Gray, qui a aussi été conseiller
auprès du président Ronald Reagan : « De Harry S. Truman à George Bush, la
vision globale de la sécurité nationale américaine est clairement géopolitique
et directement traçable depuis la théorie du Heartland de Mackinder.13 »
Cette géopolitique mackinderienne connait sans aucun doute un âge
d’or aux États-Unis pendant la guerre froide. Paradoxalement, alors que
la géopolitique devient taboue en Europe du fait des liens entre l’école
géopolitique allemande et le nazisme (toutefois plus compliqués que ce qui n’y
a paru14), aux États-Unis, et en particulier dans les cercles décideurs, elle reste
très en vogue15. Les principes mackinderiens sont alors largement utilisés, à
la fois par les universitaires qui cherchent à tester ces théories à la lumières
des événements d’alors, mais aussi par les diplomates qui cherchent à évaluer
les dangers que l’URSS pose au « monde libre » et les stratégies à mettre
en place pour s’en protéger16. Ainsi, il est communément considéré que la
Doctrine Truman de l’immédiat après-Seconde Guerre mondiale, doctrine
dite du Containment (endiguement), est directement inspirée de la pensée
géopolitique de Mackinder et de Spykman. En effet, cette doctrine établie par
George Kennan, diplomate et politologue, cherche en particulier à contenir
les progrès soviétiques dans les Rimlands eurasiatiques17. De même, la doctrine
9 Klaus Dodds et James D. Sidaway, “Halford Mackinder and the‘geographical pivot of
history’: a centennial retrospective”, Geographical Journal, Décembre 2004, Vol. 170, Issue
4, p. 292 à 297, p. 294.
10 Michel Hess, “Central Asia, Mackinder Revisited?”, The Quarterly Journal, Vol. 3, n° 1,
Mars 2004, p. 95 à 104, p. 104.
11 Christopher J. Fettweis, “Revisiting Mackinder and Angell: the Obsolescence of Great
Power Geopolitics”, Comparative Strategy, Vol. 22, n° 2, avril-juin 2003, p. 119.
12 David Hooson, “The Heartland – Then and Now”, in Brian Blouet (dir.), Global
Geostrategy: Mackinder and the Defence of the West, Frank Cass, New York, 2005, 177p.,
p. 165 à 172, p. 165.
13 Colin S. Gray, “The Continued Primacy of Geography”, Orbis, n° 40, printemps 1996, p. 258.
14 Yves Lacoste, « Préambule », in Yves Lacoste (dir.), Dictionnaire de géopolitique,
Flammarion, Paris, 1993, 1679p., p. 1 à 35, p. 13.
15 Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, François Maspero, Paris,
1976, 187p., p. 9-10.
16 Nick Megoran, “Revisiting the ‘pivot’: the influence of Halford Mackinder on analysis
of Uzbekistan’s international relations”, The Geographical Journal, Vol. 170, n° 4, décembre
2004, p. 347 à 358, p. 348.
17 John Lewis Gaddis, Strategies of Containment: A Critical Appraisal of American National
Security Policy During the Cold War, Oxford University Press, 2nde edition, 2005, 512p.,
p. 56.
18 Gearoid O. Tuathail, “Putting Mackinder in his place: Material transformations and
myth”, Political Geography, Vol. 11, n° 1, January 1992, p. 100-118, p. 101.
19 Michel Hess, “Central Asia, Mackinder Revisited?”, The Quarterly Journal, Vol. 3, n° 1,
mars 2004, p. 95 à 104, p. 96.
20 Kate Connolly, “Obama adviser compares Putin to Hitler”, The Guardian, August 12
2008.
21 Nancy Gibbs, Ann Blackman, Douglas Waller, “The Many Loves of Madeleine”, Time,
Monday, February 17, 1997.
22 Zbigniew Brzezinski, Second Chance, Three Presidents and the Crisis of American
Superpower, Basic Books, Cambridge, 2007, 234p., p. 106. et Madeleine Albright, Madam
Secretary, A Memoir, Miramax Books, New York, 2003, 720p., p. 321.
23 John Rees, “Imperialism: globalisation, the state and war”, International Socialism
Journal, n° 93, hiver 2001.
J. Zarifian : L’eurasie dans la pensée stratégique américaine
qui lui fait suite, le Roll-back (refoulement), est aussi inspirée des principes
géopolitiques mackinderiens, tout comme la stratégie de sécurité nationale
reaganienne18. La relation spéciale entre les États-Unis et le Japon, objet de
beaucoup d’attention à Washington depuis la Seconde Guerre mondiale
etjusqu’à nos jours, peut aussi être considérée comme une manifestation de
l’influence de la géopolitique de Mackinder et surtout de Spykman19.
Dans la pratique, cette pensée géopolitique est en général portée par des
diplomates et, plus encore, des conseillers politiques de haut rang qui, quand
ils n’en sont pas eux-mêmes, ont un accès direct aux décideurs politiques.
Zbigniew Brzezinski est le plus souvent cité en exemple : conseiller du
président Carter, il est demeuré influent, en particulier dans les cercles
démocrates, jusqu’à aujourd’hui, et fut l’un des conseillers, en matière de
politique étrangère, du candidat Barack Obama à l’élection présidentielle de
2008 que celui-ci remporta20. En outre, en environ cinquante ans de carrière
académique et diplomatique, Zbigniew Brzezinski a fait de nombreux émules,
transmettant notamment sa vision géopolitique de la politique étrangère
américaine à Madeleine Albright, secrétaire d’État du président Clinton et
un temps assez proche du président Obama21, que Brzezinski a eu comme
étudiante à l’université de Columbia et avec laquelle il est ami22 . De même,
il est considéré que l’ancien conseiller du président Carter a eu une grande
influence sur la première administration Clinton grâce à Anthony Lake, alors
conseiller à la sécurité nationale du président et inspirateur de la doctrine de
politique étrangère dite Doctrine Clinton23.
Outre ces héritages importants, au travers de l’influence directe de
Zbigniew Brzezinski et de ses réseaux démocrates, ce sont en fait la plupart
des stratèges et des diplomates américains qui, pendant la guerre froide et
après, ont une filiation intellectuelle claire avec le courant géopolitique
mackinderien et souvent l’affichent. Si la vision mackinderienne perdure ainsi
c’est notamment parce qu’elle est enseignée outre-Atlantique et notamment
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