Dossier Vivre après un traumatisme crânien grave Le patient traumatisé crânien et son parcours de vie Le traumatisme crânio-cérébral relève d’une situation de soin complexe. Les infirmières sont en première ligne devant assumer une posture difficile entre idéalisme et fatalisme quant au parcours de soins et à la qualité de vie. Réinvestir un temps long dans le soin et obtenir un retour systématisé des patients à long terme constituent des leviers d’amélioration simples et économiques. Charlotte Gilart de Keranflec’ha,*,b © 2016 Publié par Elsevier Masson SAS Infirmier chef Mots clés - pronostic ; qualité de vie ; suivi qualité ; traumatisme cranio-cérébral a HESAV Avenue de Beaumont 21, 1011 Lausanne, Suisse Head trauma patients and their life course. A traumatic brain injury constitutes a complex treatment situation. Nurses are on the frontline having to assume a difficult position between idealism and fatalism with regard to the care pathway and quality of life. Taking a long-term approach to the care and systemised feedback from the patients form simple and economical levers for improvement. © 2016 Published by Elsevier Masson SAS F La revue de l’infirmière ● Mars 2017 ● n° 229 François Décailletc b SPHERE UMR-7000, CNRS-USPC-Paris VII, & IHIUMPS, Faculté de biologie et de médecine, Rue du Bugnon 21, 1011 Lausanne, Suisse c CHUV Rue du Bugnon 46, 1011 Lausanne, Suisse Keywords - prognosis; quality monitoring; quality of life; traumatic brain injury ace à un patient ayant subi un traumatisme cranio-cérébral, l’incertitude du pronostic [1], le questionnement d’une qualité de vie préservée1 [2], le sens consenti aux soins pratiqués et la posture soignante sont les éléments principaux d’une situation de soin complexe. Que l’infirmière soit dans une posture optimiste, réaliste, idéaliste ou fataliste durant les différentes phases de prise en charge aiguë d’un patient ayant subi un traumatisme cranio cérébral, la difficulté à projeter ce dernier à la fois dans son parcours de soins et dans sa vie à venir est redoublée par l’existence d’une possible altération fonctionnelle cérébrale à distance du trauma. Nous exposons ici une proposition infirmière innovante et simple à implémenter [3] pour éclairer professionnellement cette complexité. À la lumière des dernières études publiées sur le devenir des traumatismes cranio-cérébraux (TCC) [4] et d’un point de vue d’éthique des soins [5], la prise en charge de ces patients demande aux équipes, notamment celles de la phase aiguë, l’intégration de nouvelles évidences. Il s’agit de se distancer de conceptions binaires ne dépassant pas les représentations de la population [6-7], oscillant entre idéalisme (espoir d’une récupération totale) et fatalisme (mort ou qualité de vie fortement compromise), qui empêchent un positionnement professionnel réaliste et créatif. Maître d’enseignement, PHD student On comprend pourquoi le fatalisme a prévalu jusqu’aux années 70, la population des patients TCC se caractérisant alors par une forte mortalité. Avec les progrès conjoints de la réanimation et de la médecine physique et de réadaptation, un certain optimisme a pu lui être opposé. De nos jours, la survie des patients TCC s’accroit en phase aiguë grâce à la création des trauma centers, mais la visibilité sur le devenir de ces patients reste faible pour les acteurs des soins aigus. Reconsidérer l’évidence La nouveauté dans l’évidence est d’abord que l’âge, l’éducation et la sévérité du TCC sont des prédicteurs indépendants quant au degré de handicap et au retour au travail à un an [8]. De plus, des TCC même sévères, peuvent encore progresser, même à distance du trauma, si et seulement s’ils sont encore inclus dans un programme de neuroréhabilitation [9]. Les indices convergent donc en faveur d’une nécessaire introduction d’un temps long (minimum 5 ans) pour juger de l’évolution des patients. Un suivi infirmier complexe En phase aiguë, tout pousse à négliger ce temps long. La temporalité resserrée à laquelle sont soumis les soignants ne permet pas de s’intéresser à l’évolution du patient. S’ajoute à cela un critère de réussite médicale fondé sur la survie du patient, peu prédictif *Auteur correspondant. Adresse e-mail : charlottedekeranfl[email protected] (C. Gilart de Keranflec’h). © 2016 Publié par Elsevier Masson SAS http://dx.doi.org/10.1016/j.revinf.2016.12.029 31 Dossier Vivre après un traumatisme crânien grave Note 1 L’outil de la mesure de la qualité de vie des TCC est le questionnaire QOLIBRI. Il évalue 6 domaines : cognitif, affectif, fonctionnel, relationnel, physique et émotionnel. Il est disponible sur www.qolibrinet.com/registration. htm. 32 [1] Stevens RD, Sutter R. Prognosis in severe brain injury. Crit Care Med. 2013 Apr;41(4):1104-23. [2] Truelle JL, Koskinen S, Hawthorne G, Sarajuuri J, Formisano R, Von Wild K, Von Steinbuechel N. Quality of life after traumatic brain injury: the clinical use of the QOLIBRI, a novel disease-specific instrument. Brain Inj. 2010;24(11):1272-91. [3] May C. Towards a general theory of implementation. Implementation Science 2013;8(1):18. [4] Hoffmann B, Düwecke C, Von Wild KRH. (2002). Neurological and Social Long-Term Outcome after Early Rehabilitation Following Traumatic Brain Injury, 5-Year Report on 240 TBI Patients. In: Wild KRH, Von Lipovsek M, Mendelow AD, Truelle JL. (Ed.) Functional Rehabilitation in Neurosurgery and Neurotraumatology. Outcome in traumatic brain injury: Considered from a neurological viewpoint. Umfallchir. 2016 Jul;119(7):554-9. [5] Boulard G, Vigué B, Debelleix X. Aspects éthiques en réanimation neurochirurgicale in La réanimation neurochirurgicale. Paris: Springer; 2007. p. 489-500. [6] Willer B, Johnson WE, Rempel RG, Linn R. A note concerning misconceptions of the general public about brain injury. Archives of Clinical Neuropsychology 1993;8:461-5. [7] Guilmette TJ, Paglia MF. The public’s misconceptions about traumatic brain injury: a follow up survey Archives of Clinical Neuropsychology 2004;19:183-9. [8] Eskola M, Tenovuo O, Laimi K. Return to work after traumatic brain injury: Systematic review. Brain Inj. 2013;27(13-14):1516-27. [9] Jourdan C, Bosserelle V, Azerad S, Ghout I, Bayen E, Aegerter P, Weiss JJ, et al. Predictive factors for 1-year outcome of a cohort of patients with severe traumatic brain injury (TBI): results from the PariS-TBI study. Brain Inj. 2013;27(9):1000-7. [10] Horn SD. Traumatic Brain Injury-Practice Based Evidence Study: Design and Patients, Centers, Treatments, and Outcomes Archives of Physical Medicine and Rehabilitation 2015;96(8 Suppl 3):S178-96. [11] Malherbes JF. Les crises de l’incertitude. Montréal: Liber; 2006. Déclaration de liens d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts. © BSIP/DPA Pictures Références Une présentation bi-annuelle du devenir des patients a montré aux équipes que l’évolution d’un patient TCC ne s’arrête pas aux portes du service qu’il quitte. du devenir concret de ce dernier : va-t-il remarcher ? Reparler ? Remanger ? Pouvoir travailler ? etc. Pour pouvoir projeter le patient dans son parcours de soins et de vie, il manque encore aux soignants la possibilité d’obtenir des retours systématisés du devenir des patients à moyen et long terme. La population TCC mériterait pourtant une démarche de follow up patient incluant systématiquement un retour aux équipes pour raviver le sens et la qualité des soins prodigués en phase aiguë. Notre expérience nous permet d’arguer en sa faveur puisqu’il ressort des compétences infirmières d’évaluer et de transmettre l’évolution des patients. C’est en présentant au service de réanimation, un mois après sa sortie, les progrès d’un patient TCC sévère que nous avons réalisé la pertinence de la systématisation de cette démarche. Une présentation bi-annuelle du devenir des patients (à trois mois, six mois, un an, deux ans, cinq ans) a été mise en place. Nous avons été surpris de l’impact qu’a eu cette démarche simple et économique. Elle a montré aux équipes que l’évolution d’un patient TCC ne s’arrête pas aux portes du service qu’il quitte [10]. Cette démarche a aussi permis de réaliser que la segmentation des soins cache à ses acteurs la connaissance d’une longue chaîne de prise en charge dont il s’agit de renouer les maillons. La pérennisation de ce retour systématisé permettrait une meilleure diffusion des effets de la neurorééducation précoce. Cette démarche est inclusive et devrait prévoir que des patients TCC puissent revenir dans les services aigus pour échanger avec eux. Outre l’aspect motivationnel évident, cela donnerait un critère supplémentaire pouvant éclairer utilement les choix thérapeutiques engagés en réanimation. Enfin, ce travail permettrait de poser de nouveaux indicateurs quant aux processus sensibles aux soins infirmiers. Ainsi l’introduction du principe de réalité dans le principe d’incertitude [11] est certainement un moyen de mieux vivre au quotidien ce dernier. Réinvestir le temps long dans le soin aux TCC L’intervention que nous proposons suppose que l’infirmier réinvestisse le temps long dans le soin. En des temps où soignants et patients sont soumis aux mêmes types d’injonctions paradoxales : travailler et récupérer toujours plus vite, en coûtant toujours moins, il nous a semblé essentiel de redonner la dimension temporelle réelle dans laquelle doit s’inscrire le soin. • La revue de l’infirmière ● Mars 2017 ● n° 229