La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel

ENTRETIENS
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La fonction symbolique créatrice de lien.
Questions à Daniel Bougnoux
et Michel Maffesoli
Claudine Batazzi & Céline Masoni Lacroix*
Université de Nice–Sophia-Antipolis &
Laboratoire I3M («Information, milieux, médias, médiations», ÉA3820)
Pour interroger les approches du symbolique, un philosophe et un sociologue
discutent. Daniel Bougnoux, professeur émérite, formule une pensée historique et
critique de la crise, de l’effondrement de la culture, et il établit ici une distinc-
tionentre symbolique et symbolisme. Michel Maffesoli, professeur de sociologie,
posant le retour de l’immatériel, du symbolique, expose un mouvement de
désenchantement–réenchantement.
Daniel Bougnoux: «Nous ne sommes pas
inconditionnellement des animaux symboliques.»
Claudine Batazzi et Céline Masoni Lacroix.— Nous nous intéressons à
l’opérativité du symbole, à la fonction symbolique créatrice de lien… entre le
représentant sensible et le représenté intelligible, entre les hommes et les dieux,
entre les hommes… En guise d’introduction, pouvez-vous éclairer le ou les
sens du symbole, du symbolique, du symbolisme?
Daniel Bougnoux.— Je commencerai par dire qu’il y a un problème
avec ce vieux concept de symbole! Dans nos disciplines, autant en philo-
MEI, nº29 («Communication, organisation, symboles»), 2008
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sophie qu’en sciences sociales, on peut quasiment constater un «tête-à-
queue» dans l’utilisation de ce mot, qui désigne des choses très
contradictoires.
Chez Freud, et de manière claire, le monde symbolique est celui des
pensées équivoques. Le rêve est symbolique parce qu’il n’accède pas au
logos; il existe donc plusieurs significations dans un même signifiant.
Il peut être question de symbolique ou de la symbolique ou de symbo-
lisme, chez Freud, mais déjà chez Hegel. Dans son Esthétique notam-
ment, Hegel nous montre, par exemple, que le Sphinx des Égyptiens est
le symbole du symbolisme lui-même; en ce sens le Sphinx est une
tête d’homme qui émerge d’un corps de bête.
On voit l’intellectualité humaine planer sur la bestialité. Mais elle ne fait
qu’en émerger en y restant captive. Ainsi, la pensée logique, ou logico-
langagière, la pensée humaine est encore emprisonnée dans le corps
bestial, dans le corps sensible.
Notez la beauté de cette parole hégélienne: «symbole du symbolisme
même»; cela signifie que les Égyptiens ont figuré, par le Sphinx, leur
impuissance à traverser les figures en direction des concepts.
Quand Œdipe, héros grec, renverse la sphinge égyptienne qui parle par
énigmes, c’est la Grèce qui renverse l’Égypte; c’est le logos qui dit la
vérité des symboles. Ce que les Égyptiens cherchaient à tâtons dans leurs
images mal dégrossies, les Grecs le formulent enfin clairement,
logiquement.
Hegel voit une espèce de marche triomphale de l’esprit. Le soleil
progresse d’est en ouest; il commence par illuminer les Égyptiens puis se
dirige vers la Grèce. C’est en Grèce que la Pensée se rencontre dans sa
pureté, alors qu’en Égypte, elle était encore captive de significations
confuses.
Chaque fois que, dans le rêve ou dans l’art –puisque l’art est un rêve
dans le contexte hégélien et freudien– nous avons des représentations,
celles-ci ne se laissent pas traverser, fixer, ou éclairer par une pensée
d’ordre conceptuel, c’est-à-dire décidable.
Le propre du monde symbolique, pour Freud et Hegel, est d’être voué à
des associations indéfinies. Ces ressources poétiques ou esthétiques ne
relèvent ni de l’ordre du langage, ni de la pensée juste.
Cette acception du symbolique désigne par ce mot la signification qui a
plusieurs significations, empaquetées dans la même forme, le même
signifiant, la même image… Ces significations sont vraisemblablement
Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C.Batazzi et C.MasoniLacroix
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indénombrables; ce qui signifie aussi que la pensée n’est pas fixée par le
symbolisme, qu’elle y demeure errante.
Les poètes ou les écrivains peuvent être condamnés au nom de la science,
ou au nom de la philosophie, qui énoncent toutes deux une pensée claire.
Les poètes, quant à eux tâtonnent à travers des métaphores, des images,
des approximations, des symboles…
Tout ce qu’on peut dire de l’art, de la littérature, de la poésie, peut être
répété indéfiniment; ce qui s’énonce par symbole ne s’énonce pas clai-
rement. Cette première acception fait du symbolique une pensée
confuse. En revanche, dans l’usage proposé par Peirce et, au fond, repris
par Lacan et bon nombre de psychanalystes, l’accès au symbolique veut
dire l’accès au langage. L’ordre symbolique, chez Lévi-Strauss, est l’ordre
des chaînes discursives, l’ordre logico-langagier. L’accès au symbolique
(expression presque antagoniste d’un «accès au symbolisme») est
toujours accès à l’ordre du logos.
C.Batazzi et C.MasoniLacroix.— Tandis que vous nous dévoilez la
deuxième acception du mot symbole, pouvez-nous préciser en quel sens le
symbole peut être un outil des sciences de l’information et de la communica-
tion? Quels processus communicationnels le fonctionnement symbolique
peut-il, si ce n’est expliquer, illustrer en partie?
Daniel Bougnoux.— Chez Peirce, l’ordre symbolique est l’ordre des
mots, et au-delà, peut-être, du numérique, c’est-à-dire de tous les signes
qui fonctionnent par opposition, voire sur le mode binaire. Les mots
sont secrètement articulés en eux (phonologiquement) comme entre eux,
lexicalement, de façon binaire. Plus encore, il existe plusieurs mots pour
découper une notion, selon que le paradigme notionnel est défini en tant
que trésor du dictionnaire, à travers lequel une notion peut prendre telle
ou telle nuance, telle acception, ou selon que l’on choisit tel paradigme
plutôt que tel autre.
Le propre du symbolique étant d’être inconscient, la langue fonctionne
en nous, sans nous, nous la parlons sans en connaître convenablement les
règles, pourtant nous les connaissons, puisque nous les appliquons en
parlant.
Le symbolisme signifie donc, avec cette deuxième acception, un effet, ou
un ordre machinal. Le symbole est de l’ordre de la machine, souligne
Lacan; un effet machinal par lequel nous sommes structurés, à la fois
socialement et mentalement.
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