Des consommateurs aux - Association Française du Marketing

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Des consommateurs aux « little monsters » :
l’industrie du disque peut-elle mobiliser
les communautés de consommateurs ?
Anthony Galluzzo
Doctorant Contractuel Chargé d’Enseignement
Centre de Recherche en Management (CRM, UMR 5303 CNRS/UT1)
IAE - Université de Toulouse 1 Capitole
2, rue du Doyen Gabriel Marty, 31042 Toulouse Cedex 9
[email protected]
Jean Philippe Galan
Professeur des Universités
Centre de Recherche en Management (CRM, UMR 5303 CNRS/UT1)
IAE – Université de Valenciennes et du Hainaut Cambrésis
Les Tertiales, rue des Cent-Têtes, 59313 Valenciennes Cedex 9
[email protected] / +33(0)5.61.63.56.79
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Des consommateurs aux « little monsters » : l’industrie du disque peut-elle mobiliser les
communautés de consommateurs ?
Résumé:
La chute de l’industrie du disque et les tentatives des majors pour lutter contre les copies
illégales ont amené une tension entre les entreprises du secteur et le public. L’industrie est-elle
capable de prendre en compte les nouvelles attentes et pratiques des consommateurs ? A
travers l’étude du cas de Lady Gaga, célébrité la plus suivie sur Twitter et l’une des plus
grandes vendeuses d’albums depuis quatre ans, cet article analyse, via une twetnographie, la
naissance d’un nouveau business model pour l’industrie, reposant sur le community
management, le marketing tribal et la logique dominante de service.
Mots-clés : musique, twetnographie, fan, CCT, communauté.
From consumers to “little monsters”: can Recording Industry mobilize consumers’
communities?
Abstract :
A tension emerged between music companies and consumers because of the aggressive answers given to the recording industry’s collapse problem. Is the music industry still able to
understand consumers’ new expectations and practices? Our article studies the community
management of Lady Gaga, a best-selling music artist that is also Twitter’s most followed person. Our twetnography describes the emergence of a new business model for the industry,
based on community management, tribal marketing and service-dominant logic.
Key-words: music, twetnography, fan, CCT, community.
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Des consommateurs aux « little monsters » : l’industrie du disque peut-elle mobiliser les
communautés de consommateurs ?
Introduction
Alors que la consommation musicale semble s’étendre pour accompagner le consommateur en
tout lieu, portée par toujours plus de dispositifs électroniques, le chiffre d’affaires de son industrie est en perpétuelle baisse, reflétant en cela l’inadéquation des supports physiques (compact discs) et plus largement de son business model (Moyon, 2011) aux nouvelles formes de
consommation. La transition vers le numérique semble être la principale source de la chute
des ventes des musiques enregistrées, chute que rien ne semble pouvoir enrayer, ni l’éclosion
d’une offre de téléchargement légal, ni les tentatives d’encadrement juridique (e.g. le texte
Hadopi en France ou encore le projet de loi SOPA – Stop Online Piracy Act aux Etats-Unis).
Durant la première décennie des années 2000, le marché s’est effondré et le nombre de ventes
a quasiment été divisé par trois au niveau mondial, passant de $26,9 milliards à $11,9 milliards.
L’industrie du disque, au travers de l’association interprofessionnelle RIAA (Recording Industry Association of America) a pourtant tenté de lutter contre les sites d’échange de fichiers
musicaux (P2P) qui se sont progressivement décentralisés ou délocalisés pour échapper aux
actions judiciaires. Face à une situation juridique complexe quant à ces plateformes, la RIAA
a choisi d’attaquer en parallèle les utilisateurs de services P2P. C’est le modèle qui a servi de
base à l’élaboration de l’Hadopi. Si le midem 2012 a été l’occasion pour les professionnels de
dire qu’en France l’Hadopi est un succès car on peut observer une baisse de fréquentation des
serveurs peer-to-peer (P2P), il n’en demeure pas moins que ces actions dirigées contre les
consommateurs posent l’industrie du disque dans une situation délicate. En effet, d’une part,
l’industrie du disque – particulièrement cristallisée à travers l’image des « majors » - passe
d’une image de fournisseur de divertissement à celle d’un groupe d’entreprises tentaculaire
(la plupart des labels sont aujourd’hui des filiales d’un des trois majors que sont Universal
Music Group, Sony Music Entertainment et Warner Music Group) prêtes à envoyer des consommateurs en prison pour préserver leur niveau de bénéfice. D’autre part, ce fonctionnement
prend des aspects politiques et sociétaux et se trouve en discordance avec la consommation
postmoderne caractérisée par des consommateurs actifs, partenaires dans l’élaboration de
l’offre. De ce fait, même si ces démarches coercitives semblent montrer des résultats à court
terme, on peut anticiper une augmentation de la résistance voire de la défiance des consommateurs quant à l’industrie du disque.
Si l’industrie musicale paraît avoir un certain potentiel d’adaptation de son business model
notamment quant au développement de sources de valeur en exploitant les complémentarités
entre les contenus et les contenants (Moyon, 2011), sera-t-elle aussi efficace pour adapter son
rapport au consommateur, qu’elle continue souvent de considérer comme passif ? Cette recherche se propose, à travers une étude de cas, de montrer comment les réseaux sociaux peuvent être l’occasion pour les artistes de privilégier des rapports particuliers avec leur public,
rapports pourtant propice à la valorisation commerciale tout en préservant les attentes du consommateur de produits culturel qui même s’il est conscient de l’intention marchande (Cova et
Cova, 2004) préfère qu’elle soit mise au second plan (Bourgeon et alii, 2009).
1. Méthodologie
Sur Twitter, les personnalités les plus suivies sont souvent des stars issues de l’industrie musicale. Si l’on se penche sur le classement des comptes Twitter les plus suivis1, on constate que
huit des dix premières places sont occupées par des stars de la musique, toutes américaines.
Les stars les plus suivies sont également celles qui vendent le plus d’albums : Lady Gaga, Justin Bieber, Nicki Minaj, Katy Perry, Rihanna, Britney Spears et Taylor Swift comptent parmi
les stars musicales ayant vendu le plus d’albums ces trois dernières années2 et dépassent tous
les 10 millions de « suiveurs » sur Twitter. Lady Gaga domine les deux catégories : depuis
2009, elle s’est imposée comme l’une des plus grandes vendeuses d’albums dans le monde et
comme la star la plus suivie sur Twitter. Lady Gaga est parvenue au fil des années à générer,
mais également à manager, une jeune communauté de fans, qu’elle appelle ses « little monsters » (petits monstres). Lady Gaga, distribuée par le label Interscope, filiale du groupe Universal Music Group, constitue un cas intéressant pour le marketeur souhaitant s’interroger sur
les bouleversements de l’industrie musicale, « ex industrie du disque ».
De février 2009 à octobre 2012, Lady Gaga a publié sur son compte Twitter plus de deux
mille messages (ou tweets), que nous avons relevé, lu et archivés selon une catégorisation
émergente (Galan et Vignolles, 2009). Au fil des lectures, quatre grandes catégories de tweets
ont été établies, selon le type d’information qu’ils diffusent :
(1) Promotion : catégorie regroupant les tweets d’informations relatives à des événements
professionnels : concerts, répétitions, enregistrements, promos, etc...
(2) Fandom : des messages d’interaction, directs ou indirects, avec les fans.
1
Relevé effectué le 01/11/2012 : 1. Lady Gaga : 31 millions d’abonnés / 2. Justin Bieber : 30 / 3. Katy
Perry : 29 / 4. Rihanna : 26 / 5. Barack Obama : 23 / 6. Britney Spears : 21/ 7. Taylor Swift : 20 / 8.
Shakira : 18 / 9. Kim Kardashian : 16 / 10. Nick Minaj : 15.
2
Source : Billboard
(3) People : les informations communiquées relatives au backstage et à la vie privée.
(4) Opinion : des messages relatifs à des opinions politiques.
Une cinquième catégorie (« autre ») a été constituée par certains tweets – minoritaires – difficiles à catégoriser car souvent abstraits ou sans rapport avec Lady Gaga elle-même. Sans consistance, cette catégorie n’a pas été incorporée dans l’analyse. Il est à noter que lorsque
l’analyse révélait la présence de deux axes thématiques dans un même tweet, celui-ci était
rapporté et comptabilisé dans chacune des deux catégories correspondantes.
Tableau 1. Nombre de tweets pour chaque catégorie – De 02/2009 à 03/2012
Afin d’enrichir l’étude de cas de points de comparaison, une veille a été menée en parallèle
sur les comptes Twitter de quatre autres artistes à succès : Justin Bieber, Katy Perry, Nicki
Minaj et Rihanna3. La comparaison a également été nourrie par l’immersion ethnographique
(e.g. Badot et alii, 2009) et netnographique (Kozinets, 2009) de l’un des auteurs dans trois
autres fandoms4 plus anciens : ceux de Tokio Hotel, Michael Jackson et Johnny Hallyday. Enfin, la réception (Jauss, 1978 ; Fish, 2007) des messages de Lady Gaga par sa communauté de
fans et leur interprétation a pu être saisie via une ethnographie par immersion participante
3
Ces artistes comptent tous parmi les dix personnalités les plus suivies sur Twitter, voir la première
note de bas de page.
4
Le terme « fandom » désigne une communauté de fans (Merriam Webster).
dans la communauté des fans de la chanteuse. L’analyse a été permise par la connaissance du
cadre théorique des fan studies (e.g. Hills, 2002 ) et de leur réexploitation dans la recherche
marketing (O’Guinn, 1991 ; Kozinets, 2001 ; Cova et alii, 2007), qui permet de comprendre
les rapports traditionnellement institutionnalisés entre les fans et leurs stars, ainsi que de saisir
quels sont les points d’évolution majeurs perceptibles dans le rapport entre la star et son fandom.
2. Quatre ans de tweets : analyse des messages de Lady Gaga à ses « little monsters »
2.1. La promotion
En 2009, Lady Gaga (ci-après, abrégé « LG ») communique essentiellement à propos des
villes dans lesquelles elle se rend pour donner des concerts et des enregistrements. Sa communication est relativement banale : les tweets rendent compte des événements passés et à venir. A partir de fin 2009, LG commence à utiliser Twitter pour communiquer de manière
moins conventionnelle : les messages professionnels cessent alors d’être informels et leur
style se teinte le plus souvent de déclarations d’amour à destination des fans : les catégories «
promo » et « fandom » se croisent alors beaucoup. Voici un exemple typique de cette période
où LG, dans le même tweet, délivre des informations concernant sa tournée et déclare son affection envers son fandom :
« The monsterball was moved so we could still perform, not to sell more tickets. I promise to
make it up to you, you are everything to me xgaga » (06/01/2010)
Entre autres choses, LG diffuse dans cette catégorie des liens vers de twitpics (photographies)
d’elle en compagnie de collaborateurs, ainsi que des vidéos de ses performances scéniques
réalisées dernièrement. Il est intéressant de remarquer qu’elle ne respecte pas le copyright sur
ses propres œuvres, relayant des vidéos pirates sur youtube dont bon nombre sont aujourd’hui
inaccessible car censurées pour violation de droits. Elle parle ouvertement du téléchargement
illégal de vidéos dans ses tweets, faisant notamment référence au système peer-to-peer Torrent. LG s’affiche ainsi comme une pratiquante du téléchargement illégal et se montre proche
de ses fans, issus d’une génération massivement convertie à ces pratiques de consommation
illégales.
A partir de mi-2010, elle commence à publier des messages où elle explique les chiffres de
son succès par l’existence et l’énergie dégagée par son fandom :
« I'm performing ALEJANDRO tonight on #AmericanIdol! Tune in little monsters, Paws up! I
dedicate this performance to u, u make me strong. X » (05/05/2010)
En 2011, LG pratique intensément le teasing pour la sortie de son album « Born this way ». A
partir du 1er janvier, elle lance sur le web de petits indices, des images, des paroles de chansons :
“So many nights I've wept, too many thoughts to say. But now its less than 12 days left, till I
was Born This Way. X Mother Monster”
(01/02/2011)
“Can't wait any longer, single coming Friday.”
(07/02/2011)
« I can't wait for you to see The Edge of Glory. » (31/05/2011)
Il est intéressant de constater que dans ses paroles, LG épouse les émotions du fan : le trépignement, l’impatience face à l’attente de l’objet désiré. Elle se déclare sans arrêt excitée, passionnée et impatiente à l’idée de la diffusion de son travail, à l’image d’une consommatrice
fan, mais aussi comme si elle allait montrer ce travail à des proches, à une famille dont l’avis
compte. Elle répète la même rhétorique pour chaque sortie de single tout au long de l’année.
Au fil de l’année, LG se montre de plus en plus proactive. En plus de divulguer au compte-
goutte les informations, comme les pochettes de single, elle lance des opérations de communication sur Twitter en stimulant les tendances du réseau (trends):
« Feeling so much MonsterLove, Americano Tears. Lets make an outlaw trade: trend #JudasVideoTomorrow and I will release a new still from it. X » (04/05/2011)
Ici, elle troque une nouvelle information sur son single à venir contre un buzz sur Twitter. A
plusieurs reprises, elle « manage » le « trend », commandant à son armée de fans :
« Let's trend it monsters! #JudasOnE! » (06/05/2011).
Courant 2011, LG passe maitre dans l’art de mêler émotions et promotion :
« Been crying reading all your beautiful messages for my new song. It means so much to ME.
Here it is THE EDGE OF GLORY: http://bit.ly/kKcx6t. [lien vers la boutique itunes] »
(09/05/2011)
Cela est très apparent dans le message ci-dessus où la déclaration d’amour pour les fans et la
mise en scène de l’émotion côtoient une incitation directe à l’achat.
LG parle à ses fans de son travail comme s’il s’agissait d’une œuvre collective et que le fandom entier devait se sentir valorisé par sa diffusion et son succès commercial ; elle utilise
souvent dans ses tweets le terme « nous » ; « notre publicité », « notre album », s’incluant ainsi comme la leader d’une communauté qu’elle dirige.
Les communications promotionnelles que LG distille via ses comptes Twitter et Facebook
surviennent par vague, chacune de ces vagues soutenant la sortie d’un single et d’un clip. Au
fil des vagues, la routine promotionnelle de LG s’affute et s’articule. Le teasing réalisé pour
chaque produit s’étale généralement sur les six mois qui précèdent sa sortie. Les informations,
images, extraits sonores et vidéos sont distillés au compte-goutte sur le long terme. Au final,
le teasing est permanent, le désir est perpétuellement entretenu chez ses suiveurs, qui ne sont
jamais plus de quelques jours sans une nouvelle photo, une nouvelle vidéo, une nouvelle information publiée par l’artiste. Les vagues promotionnelles s’entrecroisent les unes avec les
autres, pour former un flux continu et varié d’informations et de produits consommables en
ligne.
2.2. Le fandom
Loin de se montrer réservée ou effrayée quant au fanatisme (comme le sont la plupart des stars
musicales), LG encourage des conduites considérées souvent comme déviantes et excessives.
Elle appelle à la ferveur, encourage l’attitude fan. Elle reconnaît par exemple les tatouages en
son honneur, en diffusant les photos de tatouages de fans à son effigie. Elle encourage également la pratique du camping, devant les salles de concert et les magasins la veille des sorties
d’album. En juillet 2010, elle a commandé pour 1000 dollars de pizzas pour nourrir des fans
campeurs. Elle valorise ces fans en les désignant comme les plus dévoués ; explicitement, elle
les nomme « devoted monsters ».
Début 2012, alors qu’elle prépare le lancement de sa tournée mondiale de concerts, Lady Gaga
va plus loin dans la reconnaissance des fans campeurs. Comme elle le sait, ceux-ci attendent
généralement plusieurs jours autour de la salle de concert de manière à pouvoir pénétrer les
premiers dans les lieux, afin d’être les mieux placés, c'est-à-dire dans la « fosse » (« the pit »),
face à la scène. LG reconnait cet effort et leur dévotion, en tentant de pérenniser le phénomène
en édictant des règles et en mettant en place des systèmes de récompenses vis-à-vis de ces «
fans dévots ». LG institutionnalise ainsi tout un système préexistant chez les fans.
Photographie 1. Capture d’écran d’un twitpic commenté par Lady Gaga montrant des
fans campant devant une salle de concert
Autre geste envers son fandom, LG réagit à la production de fan art et à la réalisation des fanactions (vidéos d’hommage, de fan parties), en les rediffusant sur son compte Twitter et en
félicitant les auteurs pour leurs initiatives et leur talent. Par ces gestes, LG décuple chez ses
fans le fantasme d’être vu, d’être remarqué, fantasme communément répandu dans tous les
fandoms (Hills, 2002). LG déploie à ce titre toute un lexique de la relation amoureuse lorsqu’elle s’adresse à ses fans. Elle reprend à son compte les habituelles déclarations d’amour de
la fan pour la star et les renverse :
“Miss my little monsters” (06/09/2009)
“Ill never leave u” (27/02/2010)
Elle génère une impression d’affectivité proche de l’amour protecteur maternel ; elle se dit
être la « mother monster » veillant sur sa progéniture. Elle se veut extrêmement démonstra-
tive, déclarant par exemple pleurer en pensant à ses fans. Ce sentiment de proximité dans ses
messages est soutenu par des vidéos nombreuses, postées sur son compte Youtube officiel, où
LG s’exprime face à sa webcam, en « amateur », pour se confier sur ses projets et son quotidien, à l’image d’un inconnu en conversation webcam avec sa famille. Dans une vidéo de ce
type intitulée « Bedtime confession » où Lady Gaga discute face à sa webcam dans son lit, le
commentaire youtube suivant reçoit plus de 200 votes : « I feel like I just skyped with Lady
gaga... I am happy :) » ; commentaire qui révèle bien le sentiment d’intimité virtuelle qui se
développe entre la star et ses fans, sentiment annoncé par le concept d’amitié médiatique
(Meyrowitz, 2002).
Ce lien affectif se couple au lien commercial ; l’acte d’achat est présenté par LG comme couplé à l’acte d’amour. Dans ses messages, la star lie dans une même phrase déclaration
d’amour et incitation à l’achat :
“This album is for Ü Little Monsters, and don't you ever forget it. YOÜ and I are for life. Go
here to get new songs: http://bit.ly/kKcx6t!” [lien itunes] (17/05/2011)
Les moments où la star discutent longuement avec ses fans sur Twitter coïncident avec les
moments de sorties d’album, comme lors de cette soirée de mai 2011, lors de la sortie de
l’album « Born this way » où LG a répondu en ligne à ses fans jusqu’au moment de la sortie
en ligne de son album :
« OK Little Monsters, you know what to do — download @ladygaga's Born This Way right
now. http://tw.itunes.com/POr [lien itunes] ” (23/05/2011)
Il est important de noter que LG détient le record absolu des ventes issues du téléchargement
légal.
LG alimente chez ses fans le fantasme d’être vu notamment en « inversant les rôles », c'est-àdire en adoptant elle-même des attitudes fans vis-à-vis de son public. Par exemple, fait extraordinaire, elle a réalisé elle-même un fan art à partir des photos de fans qu’elle préfère et l’a
diffusé sur son compte Youtube, comme si elle était « fan de ses fans ».
Le symbole de cette attitude fan de la part de la star, sommet de réciprocité, est le tatouage «
little monsters » qu’elle s’est inscrit, très symboliquement, « sur le bras avec lequel elle tient
son micro ». Cet acte symbolique du tatouage est un acte d’amour très répandu chez les fans,
qui témoignent par-là de leur fidélité et de la confiance en la durabilité de leur lien avec la
star. En renversant ce code, LG envoie un message très impactant à ses fans.
A partir de mi 2011, LG se met à répondre directement à ses fans et aux questions qui lui sont
posées sur Twitter, se posant parfois explicitement dans le rôle de l’ami médiatique, en répondant notamment à des messages intimes de manière très personnelle :
« @babganooshilu its gonna be okay. My grandpa died this year, I understand how you feel.”
(07/09/2011)
2.3. Le people
LG, en dehors de ses messages promotionnels et à destination explicite de son fandom, utilise
Facebook et Twitter comme certains des jeunes gens ordinaires de sa génération, c'est-à-dire
pour révéler des éléments, parfois anodins, de sa vie intime et privée. Cette pratique, outre le
fait de renforcer le sentiment de proximité entre la star et ses fans, permet à ces derniers
d’inscrire la présence de leur idole dans le quotidien et de construire tout un capital sousculturel sur la vie de leur star (Thornton, 1995). Ces informations triviales sont dans d’autres
fandom, comme celui de Tokio Hotel, recherchées par les fans dans des sources secondaires
comme les journaux people ou les blogs de fans stalkers5. Ici, ces informations intimes sont
livrées par la star elle-même, consentante, qui décomplexe ce rapport voyeur à l’idole en faisant tomber, en apparence, les anciennes barrières de la vie privée.
Ses tweets font la promotion de son propre travail, mais aussi d’un style de vie qu’elle incarne. Incitant les fans à la consommation de son univers au sens large, constitué notamment
des “sous-stars” l’environnant, LG évoque dans ses tweets ses soirées entre amis et sa vie familiale :
“My Daddy had open heart surgery today. And after long hours, and lots of tears, they healed
his broken heart, and mine. Speechless. » (22/10/2009)
2.4. L’opinion
LG a régulièrement pris position en faveur des droits homosexuels et LGBT. Ses discours,
empruntant à la rhétorique chrétienne, et évoquant Dieu, sont empreints de consignes directes
à destination des fans. LG se positionne clairement en leader, édictant des consignes et clarifiant le positionnement “spirituel » de son entreprise (« at the Monsterball we preach love and
unity »).
LG développe une morale de l’amour et de l’acceptation de soi très en phase avec
l’individualisme-jouisseur de l’idéologie libérale-libertaire (Frank, 1998 ; Lipovetsky, 2006,
Heat et Potter, 2006) :
“@AliJ_johnson I used to feel just like you do. Believe in ureself no matter what, U will never
know how powerful u are until u love yourself” (12/05/2010)
5
« Stalker » est le nom donné aux fans ou groupes de fan épiant, voire poursuivant jusqu’au harcèlement les stars dont ils sont fans.
"Let your identity be your religion, my religion is you. X” (17/05/2011)
La portée tribale de cette rhétorique apparait clairement dans la dernière citation rapportée cidessus. LG impose une croyance communautaire, une sorte de philosophie de consommation à
destination des plus jeunes, des adolescents :
"It is though reciprocal loyalty and dedication that vision becomes Justice; Justice for the
nerds, the disenfranchised, + the insecure. BTW” (04/11/2010)
Tokio Hotel déploie un discours similaire de valorisation de la déviance et du non conformisme adolescents. Mais cet état d’esprit est déduit par les fans du groupe à partir des paroles
de chanson et des biographies des musiciens. Là où LG se distingue, c’est qu’elle énonce cette
idéologie dans ses chansons, et la répète plus explicitement encore en s’adressant directement
à son fandom.
En novembre 2011, LG articule l’aspect « militant » de son personnage en créant la « Born
this way Foundation » pour « promouvoir l’acceptation des différences et de l’individualité
dans la société ». La Born this way Foundation (BTWF) se donne les apparences d’une association militante et citoyenne mais n’a aucun programme politique. La BTWF développe et
prolonge la rhétorique de LG que nous venons d’évoquer, et l’institue dans un site qui génère
l’idée d’une utopie communautaire, d’un entre-soi où l’ensemble des fans de LG, se pensant
déviants, différents, peuvent développer leur « expression de soi » dans un environnement de
« sécurité ». A nouveau, nous retrouvons l’idée du fandom comme cocon affectif. Cette dimension affective-communautaire du fandom est très importante dans la plupart des communautés de fans, mais LG est la première artiste à tenter véritablement d’alimenter et
d’institutionnaliser cet aspect du fandom.
3. Discussion
Si LG et son équipe ont développé un community management très affuté, on ne peut pas déclarer pour autant cette artiste comme pleinement originale. LG fait partie d’une nouvelle génération de stars de la musique, apparue dans la seconde moitié des années deux-mille et dont
l’émergence a coïncidé avec celle des réseaux sociaux. Ainsi, la mise en scène de soi et le type
de community management développés par LG se retrouvent chez la plupart des autres grands
vendeurs de musique de ces dernières années, parmi lesquels Rihanna, Nicki Minaj, Katy Perry et Justin Bieber. Cette nouvelle génération nous indique des stratégies de communication
de moins en moins directement axées sur le produit musical lui-même et dont la vitalité repose de plus en plus sur l’intensité de la relation tissée entre la star et la communauté de fans.
3.1. La politique du flux tendu
Depuis la naissance des outils du Web 2.0. (O'Reilly, 2007), il est devenu très facile et peu
couteux pour le consommateur de s’immerger, en ligne, dans l’univers d’une star, à travers
des sites comme Youtube, Facebook ou Twitter. Plusieurs univers de consommation musicale
sont ainsi disponibles et facilement accessibles, ce qui renforce les possibilités de migration
des jeunes fans, d’une communauté vers une autre. Pendant les périodes d’incubations non
communicatives d’une star, les fans n’ont pas de nouvelles de leur idole pendant des mois et,
à défaut d’être régulièrement « alimentés », ont tendance à porter leur attention vers une autre
star et à se défidéliser. Il devient donc capital pour les artistes musicaux d’opter pour une politique de flux tendu, c'est-à-dire pour la mise en ligne quotidienne d’informations et de produits réduisant les risques d’affaiblissement du lien entre la star et ses fans. Cette politique est
bien illustrée par Lady Gaga, continuellement présente en ligne, ne laissant jamais ses fans
plus de quelques jours sans nouveaux textes, images, vidéos ou musiques, générant ainsi une «
présence virtuelle » permanente à leurs côtés.
3.2. De la star à l’ami médiatique
L’activité actuelle de ces nouvelles stars de la musique contraste avec la figure de la star telle
qu’elle s’est souvent déployée tout au long du 20e siècle. Morin (1957) a par exemple décrit ce
temps des stars lointaines, visibles aussi rarement que furtivement lors de quelques
apparitions médiatiques et artistiques. La star était alors comparable à une divinité, fortement
détachée de la masse de son public. La relation mise en scène par LG vis-à-vis de ces fans
s’inscrit dans un changement radical, cassant, du moins en apparence, les anciennes barrières
séparant les attitudes fans de celles de la star. En mettant fortement en scène sa vie sociale,
familiale, amicale, LG permet à ses fans de consommer son récit de vie, chose que les fans
cherchent déjà à faire par ailleurs dans d’autres fandoms sans la permission des musiciens,
comme dans le fandom Tokio Hotel, où nombre de fans connaissent les noms des amis et
parents des jumeaux Kaulitz, qui se refusent pourtant à communiquer sur le sujet. Au-delà de
la musique, la star musicale devient ami médiatique (Meyrowitz, 2002), vendant la promesse
d’une relation plutôt que de simples produits musicaux. LG ne communique pas comme une
chanteuse, mais comme un personnage, elle se vend par-delà les industries, en mettant en
scène, non seulement son univers artistique, mais également son corps, sa vie quotidienne et
privée, ses opinions politiques et sa philosophie de consommation. Ce nouveau
positionnement génère un fort désenclavement de la star qui se développe en dehors du carcan
de l’industrie musicale. LG n’est pas qu’une vendeuse d’album, elle est également active dans
les industries de l’art contemporain, de la mode et du luxe. L’un de ses plus grands succès
commerciaux lors de l’année 2012 a par exemple été la vente de son parfum.
3.3. Action marketing et tribalisme
Le community management opéré par LG semble avoir eu pour effet direct de générer un fort
esprit de corps parmi ses fans qui se pensent comme une communauté. Le regroupement des
fans à travers notamment les outils de communication du Web 2.0. a poussé à l’exacerbation
de consciences communautaires et à l’éclosion de conflits entre les fandoms, les différentes
communautés entretenant entre eux des oppositions et disputes par les réseaux sociaux. Le
marketing tribal pose ainsi la possibilité d’une plus grande influence du management sur
l’éclosion d’une sous culture propre à la star musicale. Cette influence se concrétise non pas
par la mise à disposition d’un contenu pré-formaté, mais par la mise à disposition de canaux
de communication privilégiés : LG a par exemple ouvert en 2012 son réseau social privatif,
littlemonsters.com, très investi par les fans. Passant de star à ami médiatique, de musicien à
leader, l’artiste musical, autrefois étranger à la sous-culture dont il faisait l’objet, s’impose aujourd’hui comme un canalisateur, voire un directeur de la sous-culture de consommation qui
se développe autour de lui.
3.4. L’industrie musicale vers une logique dominante de service
L’ensemble de ces évolutions nous conduit à un constat global quant à l’évolution de
l’industrie musicale. Jusque récemment, cette industrie se pensait comme un « vendeuse de
plastique », pour reprendre l’expression de Knopper (2009), c'est-à-dire qu’elle pensait son
activité comme essentiellement centrée sur la vente de produits physiques, les compact discs.
Après s’être longtemps arcboutée sur ce business model en faillite, il semblerait que
l’industrie musicale, via une nouvelle génération de stars mondiales, parvienne en ce début
des années 2010 à dépasser ce carcan. En témoigne, la prochaine sortie du quatrième album de
LG, qui n’en sera pas totalement un, puisqu’il sera exploité comme une application pour
smartphones, entérinant à la fois la dématérialisation de la musique et le basculement de
l’industrie musicale dans une logique de service. Cette évolution de l’industrie musicale
trouve un fort écho dans les théorisations plus générales de Vargo et Lusch (2004) sur la
nécessité de repenser le marketing comme un processus social et économique plutôt que
comme la production et distribution de marchandises. Selon ces auteurs, le marketing est
actuellement en transition, passant d’une focalisation sur les produits et transactions à une
vision centrée service dans laquelle l’intangible, les processus d’échanges et les relations sont
centrales.
Bibliographie :
Badot O., Carrier C., Cova B., Desjeux D. et Filser M. (2009), L'ethnomarketing : Un élargissement de la recherche en comportement du consommateur à l'ethnologie, Recherche et Application Marketing, 24, 1, 93-111.
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