CANADA : 14.50 $ CAN ’:HIKTSJ=YU^]U^:?a@k@q@e@a" M 09894 - 64 - F: 9,80 E - RD N° 64 Novembre-décembre 2013 Questions internationales Questions La violence politique en Europe La Pologne La Mongolie L’assassinat de Kennedy États-Unis Vers une hégémonie discrète de la mondialisation Co mp re ndre l ’e s p a ce mo nd i a l contemporain D O S S I E R S P É C I A L É TAT S - U N I S I I Marie -Françoise DURAND I Patrice MITRANO I Delphine PLACIDI-FROT Thomas ANSART Philippe COPINSCHI Benoît MARTIN 26 € Marie-Françoise Durand, Thomas Ansart, Philippe Copinschi, Benoit Martin, Patrice Mitrano, Delphine Placidi-Frot Atlas de la mondialisation Dossier spécial États-Unis Entièrement actualisé et augmenté, un outil indispensable pour comprendre l’espace mondial contemporain, que les éditions successives ont imposé comme un classique, complété d’un dossier inédit sur les États-Unis. Janvier 2013, 200 p., ISBN 978-2-7246-1265-3 www.pressesdesciencespo.fr Questions internationales Conseil scientifique Gilles Andréani Christian de Boissieu Yves Boyer Frédéric Bozo Frédéric Charillon Jean-Claude Chouraqui Georges Couffignal Alain Dieckhoff Julian Fernandez Robert Frank Stella Ghervas Nicole Gnesotto Pierre Grosser Pierre Jacquet Christian Lequesne Françoise Nicolas Marc-Antoine Pérouse de Montclos Fabrice Picod Jean-Luc Racine Frédéric Ramel Philippe Ryfman Ezra Suleiman Serge Sur Équipe de rédaction Serge Sur Rédacteur en chef Jérôme Gallois Rédacteur en chef adjoint Céline Bayou Ninon Bruguière Rédactrices-analystes Anne-Marie Barbey-Beresi Secrétaire de rédaction Isabel Ollivier Traductrice Marie-France Raffiani Secrétaire Gabin Chevrier Stagiaire Cartographie Thomas Ansart Matthias Fernandes Benoît Martin Patrice Mitrano (Atelier de cartographie de Sciences Po) Conception graphique Studio des éditions de la DILA Mise en page et impression DILA Contacter la rédaction : [email protected] Questions internationales assume la responsabilité du choix des illustrations et de leurs légendes, de même que celle des intitulés, chapeaux et intertitres des articles, ainsi que des cartes et graphiques publiés. Les encadrés figurant dans les articles sont rédigés par les auteurs de ceux-ci, sauf indication contraire. Éditorial P rès d’un an après l’élection du président Obama pour un second mandat, où en sont les États-Unis ? À première vue, leur situation n’est guère florissante, et la présidence Obama paraît cumuler les difficultés et les incertitudes du pays. Sur le plan international, désengagement des conflits dans lesquels le pays s’est enlisé pendant dix ans, réticence à l’égard de toute nouvelle intervention vont de pair avec une politique couverte de surveillance généralisée, des alliés comme des adversaires, avec le maintien d’une pression sécuritaire interne et un repli sur un intérêt national étroitement conçu. Sur le plan interne, stagnation économique et persistance des problèmes d’emploi obèrent de façon durable la reprise escomptée. Les États-Unis subissent toujours le contrecoup de la crise financière qu’ils ont suscitée voici cinq ans. S’ajoute à cela que le président semble sans prise sur les événements et sur les institutions américaines, qu’il se heurte à une opposition résolue, bien décidée à détruire sa politique et son image. Une question plus profonde est dès lors posée. L’impuissance apparente du président Obama est-elle d’ordre conjoncturel, liée à la malédiction du second mandat, un président non rééligible perdant rapidement toute autorité ? Si c’est le cas, la prochaine élection permettra de relancer la dynamique politique. Ou alors, de façon plus structurelle, les institutions américaines sont-elles adaptées à ce type de crises, permettent-elles de dégager les consensus nécessaires aux politiques efficaces ? Les blocages institutionnels actuels sont-ils liés à la vigueur des antagonismes politiques ? On sait que, sous des dehors courtois, la vie politique américaine est brutale et que dans ce milieu n’existent pas les connivences, d’origine, de métier, d’intérêts, que l’on peut rencontrer en Europe. Alors, repli conjoncturel ou déclin durable ? Les États-Unis conservent de multiples atouts et la volonté de s’en servir. Ils demeurent la première puissance mondiale et entendent le rester. Ils ont la capacité de projeter à long terme une prévision des évolutions mondiales et de s’y adapter. Ils l’ont fait tout au long de leur histoire, avec des doctrines et des stratégies réfléchies. Ils ont déjà surmonté des périodes de faiblesse relative, et celle-ci n’est pas la pire. Mettre l’accent sur les instruments pacifiques, le smart power, la domination culturelle, sans renoncer pour autant à la suprématie militaire, pivoter vers l’Asie, prévenir la montée en puissance d’adversaires virtuels, étendre la mondialisation par voie d’accords économiques régionaux compensant la paralysie de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ce sont des éléments d’une hégémonie discrète mais réelle. Pour le reste, on verra bien si le monde peut se passer des États-Unis, et rien n’est moins assuré. Le reste du monde, c’est à quoi s’intéressent les rubriques habituelles de Questions internationales. Pour l’Europe, une étude sur la violence politique, rampante depuis quelques décennies et de faible intensité, mais qui semble renaître périodiquement, et une analyse de la situation de la Pologne, le plus grand des pays de la nouvelle génération des membres de l’Union. Pour l’Asie, une présentation d’un pays mal connu, la Mongolie, au cœur d’une zone stratégique entre la Chine et la Russie. Enfin, cinquante ans après, Charles Cogan revient sur l’assassinat de John F. Kennedy et sur la part d’ombre cubaine qui plane encore sur ce mystère américain. Questions internationales Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 1 o N 64 SOMMAIRE DOSSIER… États-Unis Vers une hégémonie discrète 4 Ouverture – Les nouveaux défis américains Serge Sur 10 Obama II : contre l’adversité, le pragmatisme Vincent Michelot 21 Politique étrangère : les États-Unis d’abord Laurence Nardon 32 Les nouvelles modalités d’engagement militaire « Light footprint » et « leading from behind » Maya Kandel 45 Les États-Unis face à la mondialisation économique Jean-Baptiste Velut 56 Politique intérieure : la malédiction du second mandat Alix Meyer 2 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 Regards sur le MONDE 69 L’État fédéral, modèle ou impasse La Mongolie, 103 entre miracle minier et mirage démocratique Lucie Delabie 77 Répartir les pouvoirs entre État fédéral et États fédérés : les arbitrages de la Cour suprême Louis Aucoin Nathan R. Grison HISTOIRES de Questions internationales de Kennedy, 110 L’assassinat cinquante ans après : la part d’ombre cubaine Et les contributions de : Amandine Barb (p. 18), Célia Belin (p. 29), Gwenaëlle Bras (p. 42), Tiphaine de Champchesnel (p. 66), Aude-Emmanuelle Fleurant (p. 52) et Michel Goussot (p. 75) Chroniques d’ACTUALITÉ 84 86 civilisation américaine 116 La Raison et sentiments Theodore Roosevelt, Georges Duhamel et Marc Fumaroli Renaud Girard Les questions internationales sur INTERNET La violence politique en Europe : entre accalmie et renouveau Marc Milet 96 Documents de RÉFÉRENCE Jacques Fontanel Questions EUROPÉENNES 89 Charles Cogan Pologne : vers un nouveau modèle de développement économique et territorial ? 124 Liste des CARTES et ENCADRÉS ABSTRACTS 125 et 126 Gilles Lepesant Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 3 Dossier États-Unis : vers une hégémonie discrète Les nouveaux défis américains Régulièrement, les États-Unis ont été confrontés à des sorties de conflits armés qui leur ont imposé reconversion plus ou moins profonde de leur économie, ajustement de leur éthos collectif et adaptation de leur posture internationale. Jusqu’à présent ils y sont parvenus et, en définitive, ont surgi plus puissants de ces transformations. Cela a été le cas après la guerre de Sécession, la Première Guerre mondiale puis la Seconde, la guerre du Vietnam et même la guerre froide. C’est loin d’avoir été le cas d’autres belligérants dans la plupart des après-guerres, et certains ont dû sortir de l’Histoire. Une autre différence est peut-être que longtemps les États-Unis ont assumé seuls pour eux-mêmes ces reconversions, sans aide extérieure. Ceci soit par choix isolationniste, soit parce que leur territoire n’était pas touché, soit parce que leur puissance même les a contraints, en plus, à assumer la charge du retour à la paix à l’extérieur, comme avec le plan Marshall puis l’Alliance atlantique. Il n’en est plus ainsi depuis la fin de la guerre du Vietnam, première guerre perdue par les États-Unis au long de leur brève histoire. Ils s’efforcent plutôt de faire assumer par l’extérieur les coûts des conflits auxquels ils ont pris part. Ce peut être sur une base volontaire, comme dans le cas de la première guerre en Irak, ou de façon plus dissimulée, comme pour la guerre du Vietnam, ou aujourd’hui les fruits amers de la seconde intervention en Irak et de l’interminable conflit afghan. Sans équivaloir au traumatisme national qu’avait constitué le conflit du Vietnam, ces deux engagements militaires récents et leurs résultats mitigés imposent aux États-Unis, à l’intérieur comme à l’extérieur, des reconversions délicates. 4 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 Elles se traduisent à court terme par un repli apparent, une modestie internationale affichée, tandis que de façon sous-jacente la volonté de conserver un rôle dominant, le sentiment de la supériorité de leur modèle, de sa légitimité comme lumière du monde nourrissent une stratégie à plus long terme de reconfiguration de la puissance américaine et de reconstruction d’une hégémonie durable. Un repli apparent Succédant à la posture flamboyante de la présidence Bush, à son libéralisme autoritaire et botté, à son interventionnisme militaire, justifiés par le 11 Septembre et la guerre contre le terrorisme, la présidence Obama s’est définie comme un passage à la suite. Sans doute n’étaitil pas possible de faire table rase du passé, Guantánamo n’a pas été fermé, Ben Laden a été pourchassé puis éliminé, les instruments de sécurité intérieurs et extérieurs ont été conservés, du Patriot Act à la surveillance internationale des mouvements extrémistes violents. Il a fallu en outre plusieurs années pour que les ÉtatsUnis puissent se dégager sur le terrain d’entreprises militaires lointaines. Ils sont demeurés très réticents à l’égard de la diplomatie multilatérale, plus soucieux de prises de position unilatérales fondées sur la défense et la promotion de leur intérêt national que de négociation. Celle-ci suppose en effet des partenaires, et même sous Obama, en dépit des multiples déplacements de Hillary Clinton, secrétaire d’État du premier mandat, les États-Unis n’en ont guère accepté. Une politique extérieure furtive C’est même une politique furtive, subreptice, qui a été mise en œuvre, celle d’une surveillance clandestine tous azimuts, aussi bien des pays alliés que d’adversaires déclarés ou potentiels, comme si était à l’œuvre une méfiance généralisée du monde extérieur, voire de possibles ennemis intérieurs. Démocraties comme régimes autoritaires semblent avoir été traités sans discrimination et scrutés clandestinement, la recherche de l’information ajoutant des raisons économiques et technologiques au souci de sécurité. Il a fallu des lanceurs d’alerte (whistleblowers) isolés et transgressifs, comme Julian Assange, Bradley Manning, Edward Snowden, pour en révéler l’étendue et l’intensité. Ces apporteurs de vérité ont fait l’objet d’une véritable chasse à l’homme par les États-Unis et n’ont bénéficié que d’un soutien minimal des autres États. Ils sont devenus des martyrs de la liberté de communication au pays du Premier amendement, qui les considère comme des espions ou des traîtres. C’est l’indice d’une posture défensive, reposant sur le sentiment d’une vulnérabilité diffuse, sur la volonté d’avant tout se protéger, qui conduit le pays à une sorte d’immersion par rapport à l’extérieur. Discrétion diplomatique, surveillance couverte, actions militaires sans visage convergent. La présidence Obama est celle des drones, dont l’utilisation a été multipliée et qui tuent de façon inavouée et invisible des ennemis secrètement identifiés et ciblés. Le visage du président Obama est serein et pacifique, mais les coups de pied se multiplient sous la table. L’interventionnisme militaire extérieur se veut discret, et les références régulières au leading from behind (le leadership « par l’arrière ») ou au light footprint (l’empreinte légère) en sont les formules. Ainsi, en Libye et au Mali, les États-Unis ont préféré laisser leurs alliés, France et Royaume-Uni puis France seule, en première ligne, ajoutant le concours de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) dans le premier cas et leur soutien logistique dans le second. Dans l’affaire syrienne et à la suite de l’emploi criminel d’armes chimiques, on a pu mesurer leurs hésitations, leur réticence face à la perspective d’une intervention armée. Les raisons tiennent certes à la complexité de la situation locale et régionale, mais aussi aux fruits amers des guerres en Afghanistan et en Irak, et surtout aux mensonges qui ont justifié la seconde. Contraintes extérieures et intérieures Pour autant, l’interventionnisme extérieur n’a pas disparu, il a simplement changé de méthode. Jusqu’à présent, la politique extérieure reste militarisée et il n’est pas établi que le nouveau secrétaire d’État, John Kerry, homme d’État expérimenté et bon connaisseur du monde extérieur, voudra ou pourra rendre présence et efficacité à la négociation et à la diplomatie. Le conflit israélo-palestinien a été sa première préoccupation, avec une tentative de relance d’un processus de paix enlisé. La priorité absolue des États-Unis demeure cependant le soutien diplomatique et militaire à Israël, dont on ne sait trop s’il est un allié ou une contrainte. L’affaire syrienne serat-elle un tournant ? C’est jusqu’à présent la menace de la force armée, et non son emploi, qui a connu une efficacité relative, ouvrant la perspective d’une négociation plus générale. Mais c’est la Russie du président Poutine qui l’a permis, et celui-ci s’est même offert, dans le New York Times et l’International Herald Tribune, le luxe d’une leçon de droit international aux États-Unis, les rappelant au respect des compétences du Conseil de sécurité. Face à un Congrès méfiant voire hostile et qui se projette déjà dans les futurs combats électoraux, le président Obama semble englué dans les problèmes intérieurs américains. À certains égards, il évoque la présidence Carter, ses hésitations et sa faiblesse, et une opposition aux motivations parfois douteuses aimerait le ramener à cette image. L’opinion américaine, pour partagée et mobile qu’elle soit, est lasse des entreprises extérieures, de leurs résultats indécis, de leurs coûts gigantesques. Elle favorise ce repli, d’autant plus que la situation économique est stagnante, les déficits publics considérables, l’emploi malmené et leurs perspectives incertaines. Il est difficile de faire accepter une grande politique extérieure au Congrès comme au peuple américain, il est difficile d’échapper à la prégnance des priorités intérieures. Alors même que les ÉtatsQuestions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 5 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète Unis triomphaient du bloc soviétique, le président George H.W. Bush avait perdu en 1992 l’élection présidentielle face au candidat Clinton parce qu’il semblait accorder plus d’importance aux relations internationales qu’à l’économie intérieure. L’opinion et les parlementaires américains sont structurellement isolationnistes. Avantages structurels, stratégie à long terme Le repli des États-Unis, leur indifférence aux questions internationales universelles en dehors de la prolifération des armes de destruction massive, leur inertie diplomatique, leur insouciance en matière de gouvernance globale et de multilatéralisme conduisent certains à conclure que le monde est devenu multipolaire, d’autres à estimer qu’il est apolaire, sans boussole et sans guide. Mais ne serait-ce pas qu’une apparence, qu’une courte vue ? Car les États-Unis conservent des avantages structurels qui maintiennent leur statut de première, et même de seule puissance mondiale. Ils ont également la volonté de conserver ce statut et de le pérenniser. En filigrane de leur éclipse provisoire, on aperçoit les éléments d’une stratégie à plus long terme, d’une vision d’un monde en transformation auquel ils peuvent s’adapter plus vite que les autres, et par là en maîtriser les orientations. Ceci d’autant plus que leur repli relatif n’a pas permis de dégager d’alternative sérieuse à leur hégémonie, faute de capacité ou de volonté. Entre un projet hégémonique américain et une demande extérieure de leadership, l’avenir de la puissance américaine demeure le pôle organisateur de la société internationale. Les bases solides d’une domination américaine ● La supériorité militaire reste la première d’entre elles, aussi bien quantitativement que qualitativement. La comparaison des budgets militaires est édifiante, et si l’investissement américain tend à décroître, l’avantage acquis met les États-Unis hors d’atteinte 6 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 des autres États, isolément ou cumulativement. S’y ajoutent l’avance dans le domaine de la recherche-développement et l’importance des industries de défense. Certes, les menaces asymétriques restent présentes, celles du terrorisme, de sa plasticité et de son ubiquité notamment. Mais les mesures préventives ont été fortement renforcées. Certes, les aventures militaires sont aléatoires et les dernières n’ont guère abouti. Si sur le plan interne le goût individuel des Américains pour les armes ne se dément pas, en revanche le recours extérieur à la force armée ne les tente plus guère. Les bases militaires, les relais multiples, la présence de forces armées dans le monde entier n’en subsistent pas moins. Présence, menace existentielle peuvent être plus efficaces que l’emploi effectif de la force. ● La domination monétaire et financière assure aux États-Unis une liberté de décision et d’action sans égale. Le rôle universel du dollar, à la fois monnaie nationale et internationale de réserve et d’échange, leur permet de vivre à crédit, de faire financer leurs déficits par les autres en reportant le fardeau sur leurs créanciers, d’imposer leurs règles au monde entier, qui dépend ainsi des mesures de la Réserve fédérale, avant tout sensible aux intérêts américains. Le dollar est notre monnaie et votre problème, entend-on parfois. L’euro en a été, au moins en partie, victime, sans que les ÉtatsUnis aient l’air d’y toucher. Quant à l’économie financière, elle est tributaire de Wall Street et de sa libéralisation. Les crises récurrentes qui l’affectent s’exportent sans que les appels à une régulation internationale ou à des régulations nationales convergentes ne soient suivis d’effet. L’administration américaine, les lobbies des fonds d’investissement et les banques s’entendent pour éluder toute réforme sérieuse, les contrôles sur leurs activités sont cosmétiques et leurs fraudes impunies. Ce sont autant de contraintes qui pèsent sur les autres. ● La prépondérance économique et technologique demeure, en dépit de la croissance d’autres économies, en Europe, en Asie et au sein de quelques puissances émergentes, dont le développement est cependant ralenti © Office of War Information, 1943 par les crises d’origine américaine. En toute hypothèse, la différence des produits intérieurs bruts reste considérable, même si la puissance relative américaine a reculé et si l’Union européenne est aujourd’hui la première économie mondiale – mais son impuissance collective rend cette primauté purement statistique. L’économie mondiale continue à dépendre des décisions et de la politique américaines. Et l’innovation, ressource fondamentale du développement économique, est largement américaine dans le domaine des technologies avancées. Les économies d’innovation ont toujours un avantage comparatif sur les économies d’imitation, avantage qui se résorbe progressivement et doit être sans cesse renouvelé. Le brain drain international assuré par les universités et centres de recherche américains fait des États-Unis un capteur unique de créativité intellectuelle, financé en partie par les États qui y voient partir leurs diplômés après avoir assuré les coûts de leur formation. ● L’influence culturelle joue un rôle majeur, tant sociétal que politique et économique. Le modèle américain est toujours conquérant, le quasi-monopole international de la langue répand partout les produits culturels. Cinéma et séries télévisées attirent, ont un marché universel et dominant, propagent du pays une image de modernité, certes de violence et de corruption voire d’anomie, mais sa critique même montre l’individu viril, courageux, astucieux et rusé, triomphant au bout du compte. Existe-t-il encore un rêve américain ? Les inégalités croissantes rapprochent à certains égards la société américaine d’une société du tiers-monde, dans laquelle riches et pauvres n’appartiennent plus au même univers. Ce modèle gagne les autres sociétés développées, mais le rêve américain demeure une valeur d’exportation, l’image d’un pays pionnier où chacun jouit du droit à la recherche du bonheur et de la chance de transcender son destin. Cette influence culturelle s’étend au droit, le droit américain porté autant par les institutions publiques que par des cabinets actifs de lawyers tentant dans les Une affiche datant de la Seconde Guerre mondiale appelant les Américains à la plus grande discrétion afin de garantir la sécurité du pays. domaines innovants de s’imposer à l’extérieur et de faire ainsi l’économie de réglementations internationales. Eléments d’une stratégie à long terme Aux éléments de domination précédents, il conviendrait d’ajouter le consensus américain sur la supériorité du pays et de son modèle. On est aux antipodes de la mélancolie française, de l’inquiétude passive face à la perception d’un déclin. Les États-Unis se vivent toujours, et le proclament, comme l’espoir du monde, le pays phare, la nation indispensable. Le président Poutine, dans la tribune précitée, peut bien brocarder la prétention américaine d’être un pays exceptionnel qui pourrait s’affranchir des lois communes, ignorer ou traiter Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 7 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète avec condescendance le reste du monde. Cette conviction, avatar de la « destinée manifeste », est partagée par les institutions publiques et par la société civile. C’est dans cet esprit que l’attractivité du pays est universelle, et l’immigration aussi forte que continue. Sans qu’il y ait complot aux fins d’une hégémonie clandestine, les États-Unis peuvent se projeter dans un avenir qui les place toujours au centre des relations internationales, au nom de leurs intérêts nationaux, sans avoir à développer une vision d’un monde organisé – plutôt d’un monde compétitif dont ils auraient fixé les règles du jeu. Cette stratégie implicite et collective n’est pas liée à une tendance politique ou à une administration particulières, ni à de simples intérêts privés, même s’ils y trouvent leur compte. Elle est ancienne, et y concourent think tanks, CIA, hommes politiques, firmes transnationales, réseaux de juristes, fondations privées de bienfaisance, ONG, prosélytisme des sectes religieuses, bref la société américaine dans sa diversité. Elle n’est pas contraire à une tendance isolationniste structurelle, car elle vise à placer les États-Unis hors d’atteinte d’un côté, omniprésente de façon aussi efficace que discrète de l’autre. Elle comporte ainsi une dimension négative et une dimension positive. Il est de la nature de l’hégémonie, par opposition au leadership, d’être conçue dans l’intérêt prioritaire voire exclusif de l’hegemon et de s’exercer ainsi au détriment d’autrui là où le leadership recherche un intérêt collectif. Elle est un jeu à somme nulle ou négative là où il est à somme positive pour tous, elle caractérise une société internationale polémique là où il organise une société politique consensuelle. La dimension négative – négative pour les autres – comporte plusieurs aspects. D’une part, s’affranchir des contraintes extérieures, ne pas accepter de règles collectives, ne dépendre de personne dans un monde pourtant interdépendant. Ainsi, les États-Unis récusent et combattent la compétence de la Cour pénale internationale à l’égard de leurs ressortissants, affirment leur droit de recourir unilatéralement à la force armée, cherchent à disposer 8 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 de l’indépendance énergétique avec l’exploitation du gaz de schiste, à rester le pays de la planète le plus libre de ses choix. D’autre part, prévenir la montée en puissance de tous pays ou groupes de pays susceptibles de devenir des rivaux. Pour cela, il convient d’abord de les surveiller, alliés ou adversaires, d’accumuler données et analyses, et ensuite d’anticiper leurs évolutions futures. Il est peu de pays où, comme aux États-Unis, on développe publiquement et de façon concertée des prévisions planétaires à trente ans afin d’y adapter une stratégie qui permette de maintenir son avance. La dimension positive – positive du point de vue américain – consiste à s’adapter à ces anticipations et à les infléchir si elles apparaissent dangereuses pour la puissance hégémonique. Il convient d’abord de conserver les avantages acquis. Les États-Unis sont par exemple résolument hostiles à tout retour à un système monétaire international qui réduirait le rôle du dollar et entendent bien conserver leur supériorité militaire tant quantitative que qualitative. Il convient ensuite de préempter les rivalités éventuelles, politiques, économiques ou technologiques. C’est ainsi que le projet, dont la négociation est ouverte, de zone de libre-échange entre l’Union européenne et les États-Unis, tend à absorber l’Union dans une sorte d’Otanie économique qui compléterait la vassalisation sécuritaire, monétaire, financière de l’Europe occidentale. Règles, normes, standards américains seraient, par la force des choses, plus que jamais la loi commune au lieu de la compétition actuelle avec une Union qui sait conserver son autonomie. Pour cela, les États-Unis disposent, dans l’Union même, de relais actifs, publics ou privés. François Mauriac polémiste évoquait, à propos de certains hommes politiques européens, des « poulets nourris aux hormones américaines ». Ils ont beaucoup de descendants dans tous les milieux. Dans la perception américaine, le plus important toutefois semble l’Asie, et au sein de l’Asie avant tout la Chine. Le « Pivot » asiatique, impliquant une attention et un engagement préférentiels vers le Pacifique, est à l’ordre du jour. Les États-Unis n’ont pas défini de stratégie claire à l’égard de la Chine, dont l’évolution reste difficilement prévisible pour ses dirigeants eux-mêmes. Défis économiques, environnementaux, démographiques, démocratiques, sociaux, se combinent pour une direction collégiale opaque, soupçonnée de tensions internes et d’une corruption croissante qui affleure parfois, mais plus par règlements de compte politiques que par vertu et transparence du pouvoir. Le grand écart entre une société civile qui s’éveille et une direc- tion aux méthodes surannées s’accuse. Dans cette incertitude, les États-Unis prévoient de renforcer leur présence militaire, spécialement navale, dans la région, et cherchent à engager la Chine dans une coopération bilatérale tout en l’enserrant par une politique de containment inavouée. Avoir un partenaire à leur mesure ou résister à un adversaire désireux d’établir une hégémonie asiatique, tel est l’enjeu de la domination américaine. ■ Serge Sur Géopolitique, le débat une émission présentée par Marie-France Chatin samedi à 17h, dimanche à 18h (TU, antenne africaine) rfi.fr Aurélia Blanc samedi et dimanche à 20h (heure de Paris, antenne monde) Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 9 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète Obama II : contre l’adversité, le pragmatisme Vincent Michelot * * Vincent Michelot est professeur des universités et directeur des relations internationales à Sciences Po Lyon. Les seconds mandats des présidents des États-Unis sont souvent considérés à travers le prisme de la malédiction du second mandat, une fatalité qui semble affecter Barack Obama en 2013. La réalité est infiniment plus complexe avec une dynamique institutionnelle et partisane difficile à maîtriser et plutôt génératrice de blocage, mais aussi des espaces de réforme et d’innovation à l’intérieur comme à l’extérieur qui restent à exploiter. Avant de juger de la nature de la présidence Obama jusqu’en 2016, il est nécessaire de revenir sur les les années 2009-2012. La « malédiction du second mandat » (second-term curse) est une séquence politique étrange que vivent fréquemment les présidents américains réélus. L’histoire de l’exécutif américain est truffée d’exemples qui montrent qu’un président pourrait parfois se contenter modestement d’un unique mandat. De fâcheux précédents Pour se limiter à des exemples de l’aprèsguerre, Harry Truman (1945-1953) a ainsi vu toutes ses réformes intérieures du Fair Deal échouer face à un Congrès pourtant à majorité démocrate. Il a dû, dès 1948, recourir à un décret présidentiel pour ordonner la déségrégation raciale dans l’armée des États-Unis. Dwight Eisenhower (1953-1961), affaibli par un infarctus et incapable de traduire sa victoire électorale en une majorité républicaine au Congrès, a quant à lui peiné pour imposer son agenda législatif. C’est à contrecœur qu’il a accompagné les premières grandes étapes d’une intégration raciale dans le Sud qu’il aurait souhaitée plus 10 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 progressive. Le projet de Grande Société de Lyndon Johnson (1963-1969) a sombré dans les rizières du Vietnam. Richard Nixon (1969-1974) n’a pas achevé son second mandat, contraint de démissionner en août 1974 suite au scandale du Watergate. Ronald Reagan n’a dû pour sa part sa survie politique qu’à la décision des démocrates de ne pas lancer une procédure de mise en accusation (impeachment) dans le cadre de l’affaire Iran-Contra – des membres de son administration avaient délibérément contourné ou violé plusieurs lois en vendant des armes à l’Iran pour soutenir la guérilla Contra au Nicaragua. Bill Clinton a fait face à une mise en accusation au sujet de l’affaire Lewinsky qui, même si elle n’a pas abouti, affaiblit considérablement sa présidence et surtout le priva de son pouvoir d’exercer le « ministère de la parole » (bully pulpit). Enfin, son second mandat à peine entamé, George W. Bush a vu l’ouragan Katrina mettre cruellement au jour l’incompétence de l’État fédéral à gérer une catastrophe naturelle de grande ampleur. Embourbé dans le conflit en Irak, © AFP / J.D. Pooley Longtemps le joyau de l’industrie automobile américaine, la ville de Detroit, qui a accumulé une dette de 18,5 milliards de dollars, s’est déclarée en faillite en juillet 2013. À l’arrière-plan d’une maison abandonnée, le siège mondial de General Motors. il n’est pas parvenu pas non plus à convaincre l’opinion publique américaine de la nécessité de déconstruire le dernier vestige de l’Étatprovidence américain, le système fédéral de retraite par répartition créé pendant le New Deal. Un président en difficulté Dès lors, lorsqu’en 2013 le président Obama a dû faire face à une série de scandales, d’hésitations ou d’échecs, le refrain lancinant de la malédiction a été repris en chœur par la presse américaine et internationale. Depuis l’accord du 31 décembre 2012 sur la hausse du taux d’imposition des ménages américains les plus riches – ceux gagnant plus de 200 000 dollars par an –, Barack Obama n’a en effet pu se prévaloir d’aucun succès législatif notable. Malgré l’émotion suscitée par la tuerie de Newtown en décembre 2012, la réforme du port d’arme n’a pas abouti. Le Congrès s’apprête à l’automne 2013 à revivre une nouvelle joute budgétaire, puisque les républicains n’ont pas renoncé à utiliser la menace du non-relèvement du plafond de la dette pour arracher aux démocrates des coupes budgétaires. Même la grande réforme de l’immigration – qui pourrait inscrire le second mandat d’Obama dans l’Histoire – est pour l’heure enlisée à la Chambre des représentants. Le leadership présidentiel est également contesté sur d’autres terrains. La décision d’armer – pourtant de manière limitée – l’opposition syrienne n’est intervenue qu’en juin 2013 et n’a été prise qu’après de longues tergiversations et de multiples volte-face quant à la « ligne rouge » que le président Bachar al-Assad ne devait pas franchir. L’administration Obama peine aussi à se positionner clairement sur le renversement par l’armée, le 3 juillet 2013, du président Mohamed Morsi en Égypte, hésitant à qualifier le changement de régime de « coup d’État », à appuyer directement le retour au pouvoir d’une armée que les États-Unis soutiennent pourtant financièrement, ou à condamner fermement la répression sanglante menée contre les Frères musulmans. Le président Obama doit aussi faire face à une série de vives critiques concernant Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 11 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète X Les États-Unis depuis la fin de la guerre froide : quelques éléments chronologiques 1991 Première guerre du Golfe : avec l’autorisation du Conseil de sécurité, une coalition internationale dirigée par les États-Unis libère le Koweït après son invasion par l’Irak. 1992 De violentes émeutes raciales éclatent à Los Angeles. 1992-1993 En Somalie, l’intervention des forces armées américaines (opération Restore Hope), sous l’égide des Nations Unies, se conclut par un échec. 1993 Juillet : les États-Unis participent au déploiement de la Force de protection des Nations Unies (Forpronu) en Macédoine. Février : premier attentat islamiste contre le World Trade Center à New York. 1994 Le président élu Jean-Bertrand Aristide reprend le pouvoir à Haïti après trois années d’exil grâce aux pressions américaines. Entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui crée une zone de libre-échange entre les ÉtatsUnis, le Canada et le Mexique. 1995 Les forces américaines interviennent en ex-Yougoslavie en appui aérien puis terrestre des forces de l’ONU et de l’OTAN. 1996 Vote par le Congrès de la loi D’Amato qui interdit aux entreprises, quelle que soit leur nationalité, tout investissement de plus de 40 millions de dollars par an dans les secteurs gazier et pétrolier en Iran et en Libye. 12 1998 Adoption de sanctions à l’encontre de l’Inde et du Pakistan à la suite de leurs essais nucléaires. Après le retrait des inspecteurs de l’ONU sur le désarmement, les Américains bombardent massivement l’Irak. À la suite des attentats contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie, les ÉtatsUnis bombardent plusieurs cibles au Soudan et en Afghanistan. 1999 Adoption du programme de défense antimissile (National missile defense, NMD) par l’administration Clinton, dont l’objectif est la construction d’un « bouclier » afin d’éviter toute attaque nucléaire sur le territoire américain. Un accord est trouvé avec la Chine permettant son entrée à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Dans le cadre de l’OTAN et sans l’accord des Nations Unies, les États-Unis effectuent avec la participation des alliés européens une campagne de bombardement et un déploiement terrestre contre la Serbie afin de défendre les populations du Kosovo. 2001 Le président George W. Bush s’oppose à la ratification du protocole de Kyoto sur le changement climatique. 11 septembre : les attentats contre le World Trade Center et le Pentagone constituent la première agression du territoire américain depuis Pearl Harbor. Le président Bush proclame la guerre contre le terrorisme (War on Terror). À la tête d’une coalition internationale, les États-Unis renversent le régime des talibans en Afghanistan. Le président Bush signe le Patriot Act, qui renforce les moyens de répression antiterroriste du FBI et de la CIA. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 sa politique de sécurité nationale, qui repose largement sur l’utilisation des drones et sur un vaste système d’écoute des communications. Les enquêtes des services fiscaux autour des organisations caritatives d’obédience conservatrice, les interceptions de communications de journalistes et la révélation d’un programme de surveillance généralisée sur Internet par l’Agence nationale de la sécurité (National Security Agency, NSA) ont trouvé un point d’orgue médiatique au moment du procès du soldat Manning – accusé d’avoir divulgué des secrets militaires au site WikiLeaks – et lorsque le lanceur d’alerte Edward Snowden a trouvé refuge en Russie après avoir révélé les pratiques d’espionnage des États-Unis, y compris vis-àvis de leurs alliés les plus proches. À l’automne 2013, les sondages sur la cote de popularité du président ne lui sont guère favorables. Selon l’institut Gallup, Barack Obama recueille 46 % d’opinions positives et autant de négatives 1. Seuls les présidents Truman et Bush fils ont été plus bas dans les sondages pendant leur première année de second mandat 2. La plupart des observateurs estiment que le Parti républicain est de nouveau en mesure de gagner une majorité au Sénat lors des prochaines élections de mi-mandat (midterms) en 2014, tout en conservant celle qu’il a acquise en novembre 2010 à la Chambre des représentants. Le scénario selon lequel le président Obama terminerait son mandat face à un Congrès uni contre lui n’est donc pas improbable. Trois éléments permettent de dresser un premier bilan de la présidence Obama à ce jour : – les points saillants et les caractéristiques du premier mandat, qui sont déterminants pour l’exercice du pouvoir les quatre années suivantes ; – le contexte institutionnel et partisan, qui renvoie à la capacité pour le président de travailler avec ou contre le Congrès et à la liberté que la Cour suprême lui laisse dans l’interprétation des lois ; 1 www.gallup.com/poll/113980/gallup-daily-obama-job-approval. aspx 2 Voir Nate Silver, « Is there really a second-term curse », The New York Times, 16 mai 2013 (http://fivethirtyeight.blogs.nytimes. com/2013/05/16/is-there-really-a-second-term-curse/?_r=0). États-Unis : PIB par État et par habitant (2012) PIB par État (en milliards de dollars) 27 50 100 250 500 1 000 2 003 WASHINGTON IDAHO WYOMING DAKOTA DU NORD DAKOTA DU SUD NEBRASKA NEVADA COLORADO WISCONSIN MISSOURI ARIZONA NOUVEAUMEXIQUE OKLAHOMA KENTUCKY ARKANSAS VIRGINIE OCC. CAROLINE DU NORD CAROLINE DU SUD ALABAMA MISSISSIPPI HAWAÏ OHIO TENNESSEE TEXAS ALASKA RHODE ISLAND CONNECTICUT NEW JERSEY DELAWARE MARYLAND COLUMBIA (DISCTRICT) PENNSYLVANIE IOWA KANSAS CALIFORNIE NEW HAMPSHIRE MASSACHUSETTS NEW YORK MICHIGAN ILLINOIS INDIANA UTAH MAINE VERMONT MINNESOTA GÉORGIE LOUISIANE FLORIDE PIB par habitant (en dollars) 173 634 63 870 50 958 42 981 34 001 Méthode statistique : moyennes emboîtées. Sources : U.S. Bureau of Economic Analysis, www.bea.gov ; U.S. Census Bureau, www.census.gov – les caractéristiques du débat en matière de politique étrangère, qui sont l’espace naturel d’un président souhaitant entrer dans l’Histoire et le premier critère d’appréciation de son succès. Face à l’adversité… Lorsqu’il s’installe à la Maison Blanche en janvier 2009, Barack Obama prend la tête d’un pays qui, entre septembre 2008 et juin 2009, perd jusqu’à 700 000 emplois par mois. Le critère principal pour juger les résultats de son administration est donc celui de l’emploi et, plus généralement, de l’activité économique et de la croissance. C’est ce qui explique la « raclée » (« shellacking » selon les propres termes du prési- Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 MONTANA OREGON dent) qu’il subit lors des élections de mi-mandat en 2010, les électeurs américains lui reprochant ouvertement de ne pas avoir fait de l’économie et de l’emploi sa seule préoccupation. Le président a en fait dépensé une grande partie de son capital politique dans l’adoption de lois extrêmement complexes et difficiles à expliquer aux Américains : la réforme du système de santé avec le Patient Protection Act et le Affordable Care Act, et celle de Wall Street, qui s’est révélée difficile à mettre en œuvre et insuffisamment efficace. En novembre 2010, il était en outre trop tôt pour que le plan de relance de mars 2009 puisse avoir pleinement porté ses fruits, malgré les quelque 787 milliards de dollars injectés dans l’économie. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 13 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète 2002 Dans son discours sur l’état de l’Union, George W. Bush désigne la Corée du Nord, l’Iran et l’Irak comme faisant partie d’un « axe du mal ». Adoption du No Child Left Behind Act destiné à responsabiliser davantage les États fédérés et les écoles pour la réussite scolaire de tous les enfants et le niveau de qualification des enseignants. 2003 Sans l’aval du Conseil de sécurité, les États-Unis conduisent, avec notamment leurs alliés britanniques, une opération militaire en Irak et renversent le régime de Saddam Hussein. 2004 Les États-Unis commencent à utiliser des drones au Pakistan afin d’éliminer les combattants talibans et les insurgés afghans réfugiés dans les zones tribales. 2005 Les États-Unis envoient 16 500 militaires pour apporter une aide humanitaire aux pays d’Asie du Sud-Est frappés par le tsunami du 26 décembre 2004. L’ouragan Katrina entraîne la mort de plus de 1 800 personnes dans 5 États (Louisiane, Mississippi, Floride, Géorgie et Alabama) et des dommages estimés à plus de 100 milliards de dollars. 2007 Nouvelle intervention américaine en Somalie afin de tenter de mettre un terme aux nombreux actes de piraterie qui ont lieu le long des côtes de cet État défaillant. 2007-2010 La crise des crédits immobiliers, dite crise des subprimes, entraîne la faillite de plusieurs banques et institutions financières américaines, puis une crise financière et économique mondiale. Elle conduit à l'expulsion de leur foyer de près de 10 millions d’Américains. 14 Émergence du Tea Party, un mouvement populiste contestataire qui s’oppose à l’État fédéral et aux impôts. 2008 4 novembre : Barack Obama devient le 44e président des ÉtatsUnis après une élection marquée par le taux de participation le plus élevé depuis 1908 (66 %). À la veille des Jeux olympiques de Pékin, des tensions apparaissent entre les États-Unis et la Chine au sujet des droits de l’homme et du Tibet. 2009 Dans son premier discours sur l’état de l’Union, le président Obama retient les thèmes de la protection sociale, de la réduction des déficits publics, de l’éducation, de la recherche et de la lutte contre le changement climatique comme ses priorités. Lors d’un discours à l’Asia Society de New York, la nouvelle secrétaire d’État Hillary Clinton annonce que sa première tournée à l’étranger aura lieu en Asie. Dans un discours prononcé à Prague, B. Obama émet le vœu d’aboutir à un monde sans armes nucléaires et affirme sa volonté de voir les États-Unis ratifier le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE). Dans un discours prononcé à Moscou, le président Obama en appelle à un « redémarrage » (reset) des relations américano-russes. Dans un discours prononcé au Caire, B. Obama exprime sa volonté de rétablir de bonnes relations avec les musulmans. Le secrétaire à l’Éducation, Arne Duncan, dévoile le programme fédéral Race to the top (« course vers le sommet ») de réforme du système éducatif américain. 9 octobre : Barack Obama obtient le prix Nobel de la paix « pour ses efforts extraordinaires en faveur du renforcement de la diplomatie et de la coopération internationales entre les peuples ». Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 L’élection de 2010 a eu deux conséquences particulièrement dommageables pour l’administration Obama. Tout d’abord, au lendemain du recensement décennal de 2010, les nouvelles majorités républicaines des assemblées législatives des États ont pu contrôler le redécoupage des circonscriptions pour l’élection de la Chambre des représentants, avantage qui a été déterminant dans certains États – comme la Pennsylvanie – et qui a rendu cette Chambre « républicaine » quasiment inexpugnable. Ensuite, avec 19 des 49 assemblées législatives partisanes 3 et 30 gouverneurs sur 50 États, les républicains disposent d’un redoutable pouvoir de blocage ou de restriction quant à la mise en application d’un certain nombre de lois fédérales. Plusieurs dispositions centrales de la loi sur la santé (Obamacare), dont la création de « bourses à l’assurance-santé » (health insurance marketplaces ou health insurance exchanges), ont ainsi été remises en cause. Il en est de même pour les nouvelles dispositions d’exercice du droit de vote, qu’il s’agisse de la question des documents d’identité exigibles pour participer au scrutin (Voter ID laws) ou des tentatives de se libérer du joug du Voting Rights Act de 1965, qui imposait aux États qui avaient un passé de discrimination raciale des contraintes fortes dans le découpage électoral 4. Pourtant, en 2013, les indicateurs statistiques semblent annoncer une sortie de crise : la croissance du PIB a été, selon le Bureau d’analyse économique des États-Unis, de 1,1 % au premier trimestre 2013 et de 1,7 % au deuxième. Le taux de chômage s’établit à 7,6 % de la population active, alors qu’il était à 4,4 % au printemps 2007 – mais il avait atteint les 10 % en octobre 2009 5. Le débat sur la nature de cette reprise économique et sur la réalité des chiffres oppose toutefois les spécialistes. Il est vrai que l’emploi public continue à régresser, principalement en 3 Le Nebraska a une assemblée monocamérale non partisane, ce qui signifie qu’il n’est pas possible de lui attribuer une majorité partisane. 4 Sur ce sujet, voir Anne Deysine, « Présidentielle américaine de 2012 : les aléas du processus électoral », Questions internationales, no 59, janvier-février 2013, p. 107-112. 5 Chiffres officiels du Bureau of Labor Statistics (http://data.bls. gov/timeseries/LNS14000000). raison des coupes budgétaires, et que les emplois créés ne se situent majoritairement pas dans les secteurs d’activité les plus rémunérateurs. Enfin, le taux de « sous-emploi » (underemployment) 6 reste élevé (environ 14,3 %). La croissance démographique des États-Unis (1950-2100) Taux de croissance annuelle de la population (en %) 1,8 1,6 … le pragmatisme 1,4 Pour autant, le premier mandat de Barack Obama reste l’un des plus productifs de la période de l’après-guerre. Le président exerce désormais un second mandat très typique de la présidence américaine moderne, en consolidant la loi sur la santé et la réforme de Wall Street par le biais de décrets présidentiels, et en n’envisageant que peu de nouvelles grandes réformes – sur l’immigration notamment. Cette seconde présidence, si elle a tâtonné à certains moments, apparaît plus encore marquée par le très grand pragmatisme du président. 1 6 Il s’agit de personnes qui ne sont pas satisfaites de leur situation actuelle d’emploi, qui travaillent à temps partiel plutôt qu’à temps plein, qui doivent accepter des emplois pour lesquels elles sont surqualifiées, ou encore qui renoncent à chercher un emploi. Projections 0,8 0,6 0,4 0,2 0 1950 2000 2050 2100 En milliers 3 000 2 000 Solde naturel (naissances moins décès) Solde migratoire (immigration moins émigration) 1 000 Projections 0 1950 2000 2050 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 L’urgence de la situation économique imposait à Barack Obama qu’il laissât la main au Congrès dans la définition du périmètre exact du plan de relance et de ses équilibres. Il l’a fait, au risque d’étaler au grand jour un processus législatif complexe qui s’apparente, comme le veut l’expression populaire américaine, à la « fabrication de saucisses » (sausage-making). La réforme de la couverture santé exigeait des compromis avec les membres les plus centristes, voire conservateurs, du Parti démocrate, quitte à faire certaines concessions à la gauche du Parti démocrate. Il les a faites en même temps qu’il a consenti à une procédure parlementaire, dite de « réconciliation », qui a affaibli la portée du texte et l’a exposé au contrôle de constitutionnalité. La réforme de Wall Street, qui devait symboliquement être menée, s’est révélée trop complexe à expliquer au grand public. Le président a donc renoncé à communiquer sur autre chose que la création du Bureau de protection des consommateurs, sa présidence, sa composition, son financement et ses pouvoirs. 1,2 2100 Source : Population Division of the Department of Economic and Social Affairs of the United Nations Secretariat, World Population Prospects: The 2012 Revision, http://esa.un.org/unpd/wpp/index.htm Lorsque les États refusent d’appliquer certains aspects de la réforme de la couverture santé, l’administration suspend le versement des dotations globales de fonctionnement pour le Medicaid et le Medicare. Mais elle ne va pas au combat en en appelant directement à l’opinion publique américaine. Lorsque l’application de la loi a été menacée par la fronde des entreprises de plus de 50 employés qui avaient, à partir de 2014, l’obligation d’assurer leurs salariés sous peine de payer des amendes, le président a annoncé sans préavis le report de cette obligation à 2015, soit après les élections de mi-mandat. Cet exemple est assez typique du fonctionnement ambivalent de l’administration Obama. D’un côté, il s’agit d’un recul grave, car l’obligation faite aux individus de s’assurer (individual Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 15 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète 2010 Adoption du Patient Care and Affordable Care Act, dit « Obamacare », qui prévoit avec le Health Care and Education Reconciliation Act une importante réforme de l’assurance-maladie et du système de santé. Face à la pression des militaires, B. Obama décide de lancer une augmentation rapide des forces déployées en Afghanistan (surge). Le site internet WikiLeaks divulgue des informations confidentielles, notamment sur les guerres en Afghanistan et en Irak. 2011 Se référant à la stratégie du « leading from behind » (leadership « par l’arrière »), les États-Unis interviennent en appui de l’opération militaire menée par les Français et les Britanniques qui renverse le régime du colonel Kadhafi en Libye. Le président Obama annonce l’élimination, par une unité spéciale américaine, de Oussama Ben Laden au Pakistan. Le président Obama affirme sa volonté d’accentuer le retrait des troupes américaines d’Afghanistan jusqu’à un retrait total en 2014. Le désengagement des troupes américaines d’Irak est effectif. Ouverture des négociations en vue de la signature d'un partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP) dont l’objectif est de développer les relations économiques et politiques avec les États riverains de la zone Pacifique, à l’exception de la Chine. 2012 Crise de la « falaise fiscale » : les républicains et les démocrates n’ayant pas réussi à se mettre d’accord sur la manière de réduire le déficit fédéral, des coupes automatiques de grande ampleur amputent le budget fédéral et les comptes sociaux. Le président Obama avertit le pouvoir syrien que l’utilisation 16 d’armes chimiques dans le conflit qui secoue le pays depuis 2011 constituerait une « ligne rouge » à ne pas franchir. Barack Obama est réélu à la présidence des États-Unis à l’issue de la campagne la plus coûteuse de l’histoire américaine. À la suite d’une fusillade à Newton, dans le Connecticut, qui fait 26 morts dans une école élémentaire, le président Obama annonce sa volonté de modifier le cadre légal du port d’arme. Le président Obama effectue son premier voyage à l'étranger après sa réélection, au Cambodge, en Thaïlande et en Birmanie, confirmant par là même le recentrage économique et diplomatique des États-Unis vers la zone Asie-Pacifique (le « Pivot » asiatique). 2013 Barack Obama prononce son discours d’investiture dans lequel la dette et les déficits publics figurent au rang des nouvelles priorités de son administration. Après l’escalade des tensions entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, l’ONU vote des mesures contre le régime nord-coréen qui, en représailles, menace les États-Unis ou ses alliés de frappes nucléaires. La proposition de réforme du port d’arme est rejetée par le Sénat. Le projet de loi sur l’immigration, adopté par le Sénat, prévoit notamment une régularisation à grande échelle de clandestins. Dans un climat tendu, les négociations débutent entre les États-Unis et l’Union européenne concernant un traité de libreéchange transatlantique (Transatlantic Trade and Investment Partnership, TTIP). Dans le contexte de la crise syrienne qui les oppose, les relations entre les États-Unis et la Russie se dégradent après que le lanceur d’alerte Edward Snowden, qui a révélé des informations sur les programmes de surveillance de masse américains et britanniques, eut trouvé refuge à Moscou. Questions internationales Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 mandate) n’est plus équilibrée par l’obligation faite aux entreprises de plus de 50 employés d’assurer leurs salariés, ce qui crée une asymétrie importante entre les salariés et les entreprises. De l’autre, nombreux sont ceux qui estiment que cette situation conduira les employés à se tourner vers les bourses à l’assurance-santé créées dans les États – souvent directement par l’État fédéral contre leur volonté –, gage de leur succès et de leur pérennité. Si Barack Obama n’est pas le président « néo-impérial » qu’était George W. Bush, c’est aussi qu’il agit dans un contexte constitutionnel étroitement limité par une Cour suprême à majorité conservatrice, que deux nominations n’ont pas suffi à infléchir idéologiquement. Trois grandes décisions ces trois dernières années, les arrêts Citizens United v. Federal Election Commission (2010), National Federation of Independent Business v. Sebelius (2012) et Shelby County, Alabama v. Holder (2013), ont considérablement mis à mal les velléités réformistes de l’administration d’Obama7. Là encore, la réaction du président démocrate a été ouvertement pragmatique. Il a ordonné à son ministre de la Justice de faire respecter à la lettre les dispositions antidiscriminatoires du Voting Rights Act qui n’avaient pas été invalidées par la Cour suprême. Il a agi par décret présidentiel pour contourner la décision sur la réforme de la santé, construit une organisation de campagne qui neutralise l’arrêt Citizens United tout en en acceptant les dispositions les plus hostiles à l’égalité dans le droit de vote. Une fois encore, il n’a pas mené de croisade rhétorique ou d’assaut frontal contre l’édifice conservateur. La nouvelle stratégie présidentielle Dans le temps qui lui reste imparti, Barack Obama privilégie deux voies : – d’une part, une utilisation systématique de tous les pouvoirs réglementaires – décrets présiden7 Sur le rôle de la Cour suprême, voir les articles de Lucie Delabie et de Louis Aucoin dans le présent dossier. tiels, nominations hors session parlementaire (recess appointments)… – pour contourner le Congrès. En matière d’environnement, l’Agence de protection de l’environnement (Environmental Protection Agency, EPA) est devenue l’opérateur de la politique publique. De même, dans le domaine des discriminations, c’est la Division des droits civiques du département de la Justice qui met en œuvre les lois protégeant les Américains de toute forme de discrimination, puisqu’elle en a la compétence ; – d’autre part, le président profite des tensions régnant au sein du Parti républicain pour tenter de l’affaiblir sur trois questions centrales : le budget, l’immigration et la sécurité nationale. Tout d’abord, il va tenter de pousser le « parti de l’éléphant » vers un obstructionnisme absolu qui conduise potentiellement à un blocage budgétaire mettant les États-Unis en péril, ce dont il le rendra ensuite responsable. Concernant l’immigration, le président va essayer d’enfermer les républicains dans une position hostile à l’égard de la communauté hispanique, position qui pourrait avoir des conséquences électorales potentielles très dommageables pour eux en 2014 et surtout en 2016. Concernant la sécurité nationale et, plus largement, la politique étrangère, le président pourrait aussi instrumentaliser les divisions qui existent au sein du Parti républicain sur la défense et la présence militaire américaines à l’étranger afin de bénéficier d’un espace d’action plus large. S’il a mis fin aux deux engagements militaires de son prédécesseur, il a aussi poursuivi une politique très ferme de lutte contre Al-Qaida par le recours accru aux assassinats ciblés par les drones et aux forces spéciales. L’écart grandissant entre le discours appelant à la réconciliation avec le monde musulman prononcé au Caire en juin 2009 et la pratique de l’élimination physique des terroristes par le biais des drones – sans véritable contrôle judiciaire ou parlementaire – a permis l’alliance improbable de la droite libertaire et de la gauche américaine. La première dénonçait pourtant la construction d’un État tentaculaire et liberticide à l’intérieur comme à l’extérieur, tandis que la seconde s’opposait à la relégation des droits de la personne en « accessoires » démocratiques. Néanmoins, sur cette question, une grande continuité a prévalu entre Bush fils et Obama, l’action de ce dernier étant seulement plus discrète. Le discours prononcé par le président à Fort McNair, le 23 mai 2013, peut toutefois être considéré comme la première étape d’une inflexion. Barack Obama a en effet annoncé une supervision accrue et un recours moins fréquent aux drones, la fin officielle de la guerre contre le terrorisme et la fermeture de Guantánamo 8. ●●● En ce début de second mandat, on est donc loin de l’image d’un président impuissant. Avec la relance du processus de paix entre Israël et la Palestine annoncée par le secrétaire d’État John Kerry fin juillet 2013 et les résultats de l’élection présidentielle en Iran qui valident a posteriori la posture de retenue défendue par l’administration Obama, le président, dans un schéma très classique de second mandat, semble dorénavant se focaliser sur la politique étrangère. Il surveille aussi de manière attentive son capital politique interne, en exploitant les divisions et les faiblesses du parti d’opposition. Dans la mesure où aucun des scandales dénoncés par les républicains ne semble menacer le président lui-même, la malédiction du second mandat redevient donc ce qu’elle a très souvent été : un exercice politicomédiatique dans lequel les préjugés l’emportent sur l’analyse, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières américaines. ■ 8 Alors que la Cour suprême des États-Unis a déclaré illégales les procédures judiciaires d’exception mises en place à Guantánamo et que le président Obama a plusieurs fois fait part, depuis sa première campagne électorale de 2007, de son intention de fermer ce centre de détention militaire de haute sécurité où sont détenues les personnes, qualifiées de « combattant illégal », capturées en Afghanistan et en Irak, Guantánamo comptait encore une centaine de prisonniers mi-2013. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 17 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète ´ POUR ALLER PLUS LOIN Religion, société et politique dans l’Amérique du XXIe siècle La religion occupe une place privilégiée dans l’histoire et la société américaines. Certaines transformations récentes du paysage confessionnel, notamment la baisse continue du nombre des protestants et la montée parallèle des Américains « non affiliés » – ceux qui n’appartiennent ou ne s’identifient à aucune Église ou dénomination –, amènent toutefois à (ré)interroger le prétendu « exceptionnalisme » religieux des États-Unis. Ces mutations invitent également à revenir sur le rôle public joué par la religion, particulièrement au sein de la vie politique, et sur le modèle américain de « laïcité ». L’avènement d’une Amérique « post-protestante » Le paysage religieux américain a toujours été caractérisé par sa très grande diversité. Dès l’établissement des premières colonies au XVIIe siècle, l’Amérique foisonne d’une multitude de groupes confessionnels, issus principalement des différents courants du protestantisme : puritains, quakers, mennonites, anglicans, baptistes, etc. La mosaïque religieuse américaine continue de s’enrichir tout au long du XIXe siècle avec les vagues d’immigrants européens juifs et catholiques, mais aussi l’apparition de nouvelles religions « autochtones », comme celles des mormons ou des témoins de Jéhovah. Au siècle suivant, l’Immigration and Nationality Act de 1965, qui lève les quotas sur l’immigration en provenance d’Asie, contribue à transformer davantage le paysage confessionnel en entraînant une forte augmentation du nombre d’hindous, de sikhs et de musulmans. Cette période est également marquée par une rapide expansion des Églises évangéliques, particulièrement dans les États du Sud, de la Virginie au Texas, communément regroupés sous l’appellation de Bible Belt ou « ceinture de la Bible ». Les chrétiens évangéliques, qui se disent born again (« nés à nouveau ») et adoptent une lecture littérale des Écritures, commencent à s’organiser politiquement à partir de la fin des années 1970 afin de défendre, avec l’appui du Parti républicain, un retour 18 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 aux valeurs morales traditionnelles, notamment dans les sphères de l’éducation et de la famille. De manière générale, néanmoins, la part des chrétiens – passés de 86 % en 1990 à 73 % aujourd’hui – tend à diminuer de manière continue aux États-Unis depuis la fin du XXe siècle 1. Les protestants représentaient en 2012 moins de la moitié de la population américaine (48 %), avec une baisse conjointe du nombre de protestants blancs évangéliques (de 21 % à 19 % depuis 2007) et non évangéliques (de 18 % à 15 %). Grâce à l’apport de l’immigration hispanique principalement, le pourcentage de catholiques se maintient autour de 25 %, alors que celui des minorités non chrétiennes reste également stable – les juifs représentent 1,6 % de la population, les musulmans 0,9 % et les hindous 0,4 %. Le « déclin » du protestantisme, particulièrement accentué ces dernières années, s’est accompagné de l’augmentation parallèle du nombre d’Américains qui déclarent ne pas « être affiliés » ou ne pas « s’identifier » à une Église ou à une dénomination religieuse. Ils étaient 7 % en 1990, 14 % en 2000 et sont aujourd’hui 20 % de la population. Localisés principalement dans les États du Nord-Est et de l’Ouest, ces « nones », comme les surnomment les médias américains, sont seulement 23 % à considérer la religion comme importante dans leur vie, même si plus des deux tiers (68 %) affirment toujours croire en Dieu 2. Plus largement, leur progression démographique, de même que la visibilité publique gagnée par les groupes de non-croyants depuis le début des années 2000, témoignent de la méfiance et de la lassitude d’une part grandissante de la population à l’égard de l’influence des lobbies religieux, et en particulier de la Droite chrétienne, dans la société américaine. Plusieurs enquêtes récentes ont ainsi 1 Voir « Nones » on the Rise: One-in-Five Adults Have No Religious Affiliation, The Pew Forum on Religion and Public Life, Pew Research Center, Washington, 9 octobre 2012 (www.pewforum. org/files/2012/10/NonesOnTheRise-full.pdf). 2 Ibid. révélé que la politisation croissante de la religion, notamment sous la présidence de George W. Bush, a incité un pourcentage toujours plus élevé d’Américains à quitter leur Église ou dénomination 3. De nouvelles dynamiques (a)religieuses Ces évolutions du paysage confessionnel pourraient avoir des conséquences, à plus ou moins long terme, sur la vie politique américaine, à la fois en remettant en cause la place stratégique qu’y occupe traditionnellement la religion, et en bousculant certains des rapports de force électoraux en vigueur depuis les années 1980. Tout d’abord, les « non-affiliés » représentent une nouvelle chance – en même temps qu’un nouveau défi – pour le Parti démocrate. Ce dernier a en effet tout intérêt à mobiliser davantage cet électorat jeune – mais encore peu engagé politiquement et qui tend à moins voter que les conservateurs religieux – afin de tirer profit des réserves de voix qu’il représente. Si une telle stratégie implique une rhétorique plus inclusive et plus explicite à leur égard – à l’instar de la mention par Barack Obama des « non-croyants » dans son discours d’investiture en 2009 – et donc, certainement, une place moindre pour les valeurs et références religieuses, les démocrates devront néanmoins éviter de s’aliéner en retour les minorités confessionnelles, ainsi que les chrétiens progressistes de la « gauche religieuse » qui s’étaient rapprochés du « parti de l’âne » (le Parti démocrate) dans le courant des années 2000. Alors que les évangéliques constituent, depuis la présidence de Ronald Reagan, l’une des bases électorales les plus stables du Parti républicain – en 2012, 80 % d’entre eux ont voté pour Mitt Romney –, la montée des « non-affiliés » pourrait inciter le GOP (Grand Old Party) à revoir sa stratégie vis-à-vis de la religion, afin de capter une partie des 46 millions d’Américains qui s’identifient désormais comme des nones. Car si une large majorité d’entre eux a voté pour Barack Obama en 2008 et 2012, ces « non-affiliés », bien que libéraux sur les questions de mœurs, sont aussi plus indécis et idéologiquement plus ouverts sur les questions économiques et fiscales. 3 70 % des Américains « non affiliés » affirment par exemple que les Églises et autres institutions religieuses sont trop politisées aux États-Unis, contre 45 % pour l´ensemble de la population. (Source : « Nones » on the Rise […], op. cit.) Les nones représentent un enjeu électoral d’autant plus important que 32 % des Américains de 18 à 29 ans se déclarent « non affiliés ». En ce sens, comme l’affirme le directeur du Public Religion Research Institute, Robert P. Jones, l’élection présidentielle de 2012 a peut-être été la dernière au cours de laquelle une « stratégie basée sur les électeurs chrétiens blancs » a pu être considérée comme une « voie plausible vers la victoire » de la part du GOP 4. Même si certains enjeux qui leur sont étroitement liés aux États-Unis, comme le mariage homosexuel ou l’avortement, sont encore régulièrement au centre des débats publics, les Américains ne votent plus dorénavant qu’à la marge sur la base de valeurs morales ou religieuses. En période de crise, en effet, ce sont avant tout les questions économiques et sociales qui orientent le vote d’une très large majorité des électeurs. Si, à l’avenir, les deux partis pourraient donc être amenés à reconsidérer leur utilisation électorale de la religion, il semble toutefois que les Américains continuent à accorder une importance remarquable à la foi personnelle de leurs dirigeants politiques. En 2012, 67 % ont par exemple affirmé être d’accord avec l’idée selon laquelle un prétendant à la MaisonBlanche devait avoir des « croyances religieuses fortes » 5. Un récent sondage a également révélé que la moitié des Américains refuseraient d’élire un président se revendiquant comme « athée »6. Dans un pays où 90 % de la population déclare croire en Dieu ou en un « Être suprême », la religion demeure donc un gage de moralité individuelle et publique, que ceux qui aspirent à des fonctions politiques doivent savoir habilement mobiliser. Le maintien d’un régime de séparation entre l’Église et l’État En dépit de l’augmentation continue des nones, la société américaine reste encore, comme du temps d’Alexis de Tocqueville, « exceptionnellement » 4 Dan Merica, « Survey: Religiously unaffiliated, minority Christians propelled Obama´s victory», www.cnn.com, 15 novembre 2012. 5 Little Voter Discomfort with Romney’s Mormon Religion: Only About Half Identify Obama as Christian, Pew Research Center, Washington, 26 juillet 2012 (www.pewforum.org/files/2012/07/ Little-Voter-Discomfort-Full.pdf). 6 Lydia Saas, « In U.S., 22% are hesitant to support a Mormon in 2012 », Gallup.com, 20 juin 2011. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 19 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète religieuse, en particulier si on la compare avec les démocraties européennes. Il n’en reste pas moins vrai que les rapports institutionnels entre la religion et l’État sont toujours caractérisés par un régime de séparation, qui fait des États-Unis, à l’instar de la France, l’un des seuls États constitutionnellement laïques au monde. Le premier amendement de la Déclaration des droits qui précède la Constitution fédérale depuis 1791 indique en effet que le « Congrès ne fera aucune loi qui touche à l’établissement d’une religion (clause d’Etablissement) ou qui en interdise le libre-exercice (clause de libreexercice) ». Si leur sens exact et les intentions des pères fondateurs demeurent un objet récurrent de controverses, les deux clauses du premier amendement permettent de nos jours à tous les citoyens de jouir d’une très large liberté religieuse, tout en garantissant la neutralité de l’État, entre les religions, d’une part, et entre la religion et la non-religion, de l’autre. À partir des années 1940 en effet, la Cour suprême, tout en élargissant le champ d’application du premier amendement aux États fédérés – son autorité ne s’imposait jusqu’alors qu’au seul gouvernement fédéral –, a interprété les clauses d’Etablissement et de libre-exercice comme instaurant un « mur de séparation entre l’Église et l’État », selon la métaphore utilisée par Thomas Jefferson dans sa Lettre aux baptistes de Danbury, rédigée en 1802 (arrêt Everson v. Board of Education, 1947). L’une des principales conséquences de cette jurisprudence a été, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la complète laïcisation de l’éducation publique. Les juges ont notamment déclaré inconstitutionnelles les prières à l’initiative des enseignants (arrêt Engel v. Vitale, 1962), la lecture de la Bible dans les salles de classe (arrêt Abington v. Schempp, 1963), les moments de « méditation silencieuse » (arrêt Wallace v. Jaffree, 1985) et l’enseignement du créationnisme (arrêt Edwards v. Aguillard, 1987). À partir des années 1990 toutefois, la Cour suprême, en particulier à la suite de la nomination de juges conservateurs, a progressivement assoupli sa conception des rapports entre l’Église et l’État, en remettant en cause la métaphore de Th. Jefferson sur le « mur de séparation » en tant qu’interprétation légitime du premier amendement. Elle a par exemple autorisé le financement public indirect de l’enseignement religieux, notamment au travers de 20 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 bons scolaires (vouchers) émis par l’État fédéral, lorsqu’ils sont utilisés par les parents eux-mêmes (arrêt Zelman v. Simmons-Harris, 2002). De manière générale, la Cour admet désormais l’octroi d’argent public à des organisations confessionnelles, dans la mesure où une telle aide ne peut être assimilée à l’approbation ou à la promotion par l’État de certaines croyances, mais vise essentiellement à garantir une égalité de traitement entre les groupes religieux et ceux de nature « séculière » qui remplissent une fonction similaire (arrêt Rosenberger v. University of Virginia, 1995). Ces relations plus étroites entre l’État et les organisations religieuses ont été récemment illustrées par les très controversées Faith-Based Initiatives, mises en place en 2001 par George W. Bush et maintenues, sous une forme quelque peu différente, par Barack Obama. Le White House Office for FaithBased and Neighborhood Partnerships (anciennement le White House Office of Faith-Based and Community Initiatives) a en effet pour objectif de faciliter le financement public d’associations caritatives religieuses. Celles-ci ont déjà reçu, en l’espace de dix ans, plusieurs milliards de dollars de la part de l’État fédéral. Ce programme est régulièrement dénoncé par les défenseurs de la laïcité comme une violation du premier amendement, notamment parce que le gouvernement continue à autoriser les discriminations religieuses pratiquées à l’embauche par les groupes – en majorité protestants évangéliques et catholiques – qui bénéficient d’argent public. L’exemple des Faith-Based Initiatives reflète donc plus largement, dans l’Amérique du XXIe siècle, les ambiguïtés persistantes des rapports existant entre l’Église et l’État. Cette laïcité « philo-cléricale » 7, si elle prévoit un régime de séparation et une stricte neutralité de l’État entre religion et non religion, n’exige pas pour autant d’ignorer l’importance et le rôle particulier du religieux dans l’histoire et la société américaines. Amandine Barb * * Docteure en science politique de Sciences Po Paris, attachée temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) à l’université Paris-Est Créteil. 7 Denis Lacorne, « La séparation de l’Église et de l’État aux ÉtatsUnis. Les paradoxes d’une laïcité philo-cléricale », Le Débat, o n 127, novembre-décembre 2003, p. 57-71. Politique étrangère : les États-Unis d’abord Laurence Nardon * * Laurence Nardon est responsable du programme États-Unis de l’Institut français des Lorsqu’ils sont réélus, les présidents américains cherchent souvent à imprimer leur marque sur la maître de conférences à Sciences Po Paris. politique étrangère de leur pays. Dans le temps qui lui reste, quels dossiers diplomatiques le président Obama va-t-il privilégier ? Le « Pivot » vers l’Asie, lancé sous son premier mandat ? Les accords de libre-échange avec l’Asie ou l’Europe ou ceux de désarmement avec la Russie ? La lutte contre le sida ou celle contre le changement climatique ? À moins que la situation au Moyen-Orient, et singulièrement en Syrie, ne retienne à nouveau toute son attention… relations internationales (IFRI) et L’usage veut que les présidents américains exerçant un second mandat se consacrent principalement à la conduite de la politique étrangère. Ne pouvant prétendre à un troisième mandat, ils peuvent prendre plus de risques vis-à-vis de leur opinion publique et ont une marge de manœuvre accrue. Étant moins écoutés en termes de politique intérieure, ils auraient aussi davantage de temps. La politique étrangère est également un domaine dans lequel les présidents sont relativement plus autonomes vis-à-vis du Congrès, puisqu’ils peuvent agir par décret (executive order). Plusieurs présidents ont ainsi imprimé leur marque dans l’Histoire au cours de leur second mandat : Ronald Reagan avec la reconnaissance de Mikhaïl Gorbatchev et de sa perestroïka ou Bill Clinton avec la conclusion des accords de Camp David en 2000. Le président Obama a conclu son premier mandat sur un certain nombre d’échecs et de demi-succès. Les observateurs ont évoqué une « doctrine Obama » fondée sur un « minimalisme stratégique », la réduction des engagements extérieurs permettant de concentrer les efforts sur la reconstruction intérieure (nationbuilding at home) 1. Pendant la campagne de 2012, le président a pourtant insisté sur la position toujours prédominante de son pays, réfutant avec force les théories déclinistes régulièrement mises en avant. Il a pris de court ses opposants républicains en se réappropriant certains des arguments de Robert Kagan, naguère conseiller de son prédécesseur, George W. Bush : l’Amérique n’est pas en déclin et son action reste indispensable pour le reste du monde ; la préservation d’un ordre international stable, la promotion de la démocratie et de l’économie de marché ne peuvent se passer d’une projection du pouvoir américain 2. L’attribution du prix Nobel de la paix au président Obama en octobre 2009, quelques mois seulement après son élection, était largement apparue comme un blanc-seing accordé par 1 Dan Twining, « “The Obama Doctrine”: An unsentimental appraisal », Shadow Government, Foreign Policy, 4 février 2013. 2 Robert Kagan, The World America Made, Alfred A. Knopf, New York, 2012. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 21 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète la communauté internationale. Désormais réélu, le président va-t-il chercher à mériter pleinement cette récompense ? Le début du second mandat a été marqué par des changements importants au sein de l’administration 3. L’équipe constituée en 2008 entendait ménager toutes les sensibilités existant autour du président. Il avait nommé son ancienne rivale Hillary Clinton au département d’État et conservé à ses côtés Robert Gates, le secrétaire à la Défense nommé par George W. Bush. En 2013, le président s’est entouré de proches avec lesquels il pourra travailler plus étroitement : Susan Rice au National Security Council (NSC), John Kerry au département d’État, Chuck Hagel au département de la Défense, John Brennan à la CIA, Jack Lew au département du Trésor ou Samantha Power comme ambassadrice aux Nations Unies 4. L’avenir du Pivot vers l’Asie C’est en novembre 2011, lors d’un discours devant le Parlement australien, que le président Obama a fait l’annonce d’une initiative diplomatique désormais connue sous le nom de « Pivot », ou de rééquilibrage, vers l’Asie-Pacifique. Élaborée par les responsables de l’administration, notamment par le secrétaire d’État adjoint pour l’Asie de l’Est et le Pacifique Kurt Campbell, ce concept entend transcrire l’intérêt primordial accordé à l’Asie par les États-Unis en ce début de xxie siècle. L’objectif sous-jacent de cette initiative est aussi de contrecarrer les visées expansionnistes de la Chine. Les États-Unis souhaitent améliorer le dialogue avec l’ensemble des acteurs de la région, en particulier développer des relations significatives avec les pays de l’Asie du Sud-Est. L’Indonésie et le Vietnam mais aussi l’Inde et Singapour pourraient dorénavant être traités sur un pied d’égalité avec les alliés tradition3 Sur ce sujet, voir André La Meauffe, « John Kerry ou les habits neufs de la diplomatie américaine », Questions internationales, o n 60, mars-avril 2013, p. 100-102. 4 William Burke-White, « Obama’s Second Term: The Process of Building Global Leadership », Series on the Future of U.S. Leadership, Policy Brief, GMF et IFRI, juin 2013. 22 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 nels que sont le Japon et la Corée du Sud. Le premier voyage à l’étranger du président réélu a été consacré, en novembre 2012, au Cambodge, à la Thaïlande et au Myanmar. L’ancienne Birmanie, qui a amorcé un virage démocratique depuis 2010, a alors pu signer un « Partenariat pour la démocratie, la paix et la prospérité », doté d’une enveloppe de 170 millions de dollars sur deux ans. Alors que l’Asie abrite un grand nombre de pays émergents à l’économie florissante, le développement des liens commerciaux devrait être aussi privilégié. Pour ce faire, les États-Unis ont lancé des négociations autour d’un accord de libre-échange extrêmement ambitieux qui devrait réunir une quinzaine d’États du pourtour du Pacifique, à l’exception de la Chine. Ce TransPacific Partnership, qui se veut l’équivalent asiatique de l’accord de libre-échange transatlantique (Transatlantic Trade and Investment Partnership, TTIP) actuellement en cours de négociation avec les Européens, figure clairement en tête de liste des priorités américaines. Le Pivot contient enfin un volet militaire, puisque Washington a décidé de stationner à terme 60 % de ses forces navales dans la région Asie-Pacifique, contre 40 % actuellement. Ces forces seront redistribuées au sein de la zone, avec une présence réduite au Japon et en Corée du Sud mais renforcée aux Philippines et en Australie. Le secrétaire d’État John Kerry a annoncé dès janvier 2013 que le Pivot constituait l’une de ses priorités et que, pour mener à bien ce dossier, il s’appuierait sur le successeur de Kurt Campbell au département d’État, Danny Russel. Compte tenu des importantes restrictions budgétaires auxquelles le Pentagone est désormais soumis, des doutes peuvent toutefois être émis au sujet du plan de redéploiement militaire. Les limites du Pivot tiennent aussi au fait que les États-Unis ont beaucoup à attendre de la Chine : un rôle constructif pour amener la Corée du Nord à la table des négociations, une réévaluation du yuan afin de rééquilibrer l’économie mondiale, l’adoption de meilleures pratiques commerciales, une trêve dans les attaques électroniques… Le scandale de juin 2013 sur © AFP / Jewel Samad Rencontre bilatérale entre le président Obama et son homologue chinois Xi Jinping, en Californie en juin 2013. Les discussions entre les numéros un et deux de l’économie mondiale ont duré près de huit heures. Leurs prédécesseurs n’avaient jamais passé autant de temps ensemble. les écoutes de l’Agence nationale de la sécurité (National Security Agency, NSA) révélées par le lanceur d’alerte Edward Snowden, a déjà porté un coup à l’entente affichée entre Barack Obama et le nouveau président chinois Xi Jinping lors du sommet des 7 et 8 juin 2013 à Rancho Mirage en Californie. L’« arc arabo-musulman », par la force des choses Alors que l’administration Obama a mis fin à la présence militaire américaine en Irak et prévoit d’achever son désengagement de l’Afghanistan en 2014, les autres régions du monde devraient en principe gagner en importance dans les priorités américaines. Il apparaît toutefois plus qu’improbable que les ÉtatsUnis se désengagent complètement et à brève échéance du Moyen-Orient et de la zone AfPak (Afghanistan-Pakistan). Malgré son discours du Caire en juin 2009 intitulé « Un nouveau départ » (« A New Beginning »), destiné à améliorer les relations de l’Amérique avec les musulmans, Barack Obama n’est pas parvenu à rétablir le prestige des États-Unis dans la région. De même, malgré l’annonce, lors d’un discours présidentiel à la National Defense University le 23 mai 2013, de la fin de la « guerre globale contre la terreur », de la fin de l’utilisation des drones par la CIA – ils seront dorénavant utilisés par le Pentagone – et de la fermeture de la prison de Guantánamo, le scandale des écoutes de la NSA a redonné toute sa vigueur à l’image d’une puissance américaine perçue comme le « Grand Satan ». Pire, un certain nombre de points chauds dans la région pourraient entraîner les États-Unis dans une nouvelle crise majeure. En premier lieu, le retrait militaire d’Afghanistan, prévu pour 2014, doit être achevé de façon « responsable » afin de ne pas laisser une situation de Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 23 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète chaos et de ne pas risquer de déstabiliser le Pakistan voisin5. Bon connaisseur de la région et de ses acteurs, le secrétaire d’État John Kerry va donc devoir consacrer beaucoup de temps à cette épineuse question. Les Printemps arabes, qui ont entraîné la chute des régimes en place en Tunisie, en Égypte, en Libye et au Yémen et qui ont déstabilisé la Syrie et le Liban, sont aujourd’hui observés avec inquiétude depuis Washington. En Égypte, par exemple, les forces démocratiques faibles et mal organisées semblent prises en étau entre un régime militaire brutal et des mouvements islamiques qui ont prouvé leur incompétence sous le gouvernement de Mohamed Morsi. La situation en Syrie est pour l’heure la plus préoccupante. La première administration Obama a été réticente à livrer des armes à la rébellion syrienne, de peur qu’elles ne tombent aux mains de groupes radicaux. Le massacre de civils à l’arme chimique perpétré le 21 août 2013, semble-t-il par le régime de Bachar al-Assad, pourrait marquer un tournant dans l’attitude américaine. John Kerry, Susan Rice et Samantha Power, décrits comme des « interventionnistes libéraux », ainsi que certains alliés occidentaux pourraient amener le président Obama à accepter le principe d’une intervention « punitive », dont les modalités restent à préciser. Le principe du leading from behind, le leadership « par l’arrière », avait prévalu lors des opérations militaires menées en Libye ou au Mali, mais peut-il en être de même en Syrie, aux portes de l’Irak et de l’allié israélien ? L’Iran constitue un autre problème pour Washington. La politique de la main tendue lancée en 2009 n’ayant pas porté ses fruits, l’administration Obama s’est concentrée sur l’application des sanctions internationales, qui commencent à enrayer significativement l’économie du pays. L’élection à la présidence iranienne, en juin 2013, du modéré Hassan Rouhani pourrait rendre les factions radicales du régime encore plus virulentes, et empêcher le nouveau président iranien de se montrer plus ouvert avec la communauté inter5 Karl Inderfurth, Wadhwani Chair in U.S.-India Policy Studies, CSIS, cité dans National Journal, 21 janvier 2013. 24 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 nationale. Côté américain, le président Obama souhaite de toute évidence épuiser toutes les voies diplomatiques et redoute le déclenchement des hostilités dont le menace l’allié israélien 6. Entre les dossiers syrien et iranien, le règlement de la question israélo-palestinienne semble une fois encore devoir passer en arrière-plan. Le président Obama, dont les relations avec le Premier ministre israélien sont loin d’avoir été chaleureuses durant son premier mandat, a appelé à la reprise des négociations. Les pourparlers israélo-palestiniens relancés durant l’été 2013 à Washington pour tenter de parvenir à un accord de paix dans les neuf mois laissent néanmoins la communauté internationale relativement perplexe, l’influence des Américains sur les faucons israéliens semblant extrêmement réduite. Avec l’Europe, la négociation du TTIP À Washington, beaucoup estiment qu’un inexorable relâchement de la relation avec l’Europe est engagé depuis la fin de la guerre froide. Cette idée s’appuie notamment sur le constat suivant : l’évolution démographique des États-Unis, qui verront le nombre des Américains « caucasiens », c’est-à-dire blancs, passer en dessous du seuil des 50 % en 2043, « déseuropéaniserait » le pays. D’autres soulignent au contraire que, de par leur histoire et leur culture communes avec l’Europe, les États-Unis ont une proximité unique avec cette région du monde 7. Le premier mandat a parfaitement illustré cette ambivalence. Les Européens, qui avaient encensé B. Obama pendant sa campagne, se sont rapidement sentis délaissés, avant que la crise de l’euro ne renforce de nouveau l’intérêt de Washington pour le Vieux Continent. 6 Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a évoqué une ligne rouge de 250 kg d’uranium (ou d’hexafluorure d’uranium selon The Economist du 26 juin 2013) au-delà de laquelle il lancerait des attaques contre les installations nucléaires iraniennes. 7 Selon Madhav Nalapat, conseiller du gouvernement indien et professeur à l’université de Manipal, cette proximité amènerait d’ailleurs les États-Unis à reprendre à leur compte l’attitude néocolonialiste et condescendante des Européens dans leurs relations avec le reste du monde. « Ten foreign policy priorities for Obama », Global Public Square, CNN.com blogs, 8 novembre 2012. ➜ FOCUS Le traité de libre-échange transatlantique Le président Obama a annoncé lors de son cinquième discours sur l’état de l’Union – le premier depuis sa réélection – sa volonté de relancer les négociations sur un traité de libreéchange et de partenariat avec l’Union européenne (Transatlantic Trade and Investment Partnership, TTIP). S’agit-il, de la part de Washington, d’un regain d’intérêt pour l’Europe ou d’un choix imposé face aux résultats mitigés du « Pivot vers l’Asie » ? Les négociations se sont ouvertes en juillet 2013 à Washington avec l’objectif de parvenir à un accord avant l’expiration du mandat de l’actuelle Commission européenne, soit au premier semestre 2014. Le but est non seulement d’éliminer les dernières barrières douanières existantes, mais surtout de supprimer ou d’homogénéiser les multiples obstacles réglementaires entravant le commerce et les investissements 3. L’économie transatlantique, état des lieux Entre union et désunion Les échanges entre les entreprises américaines et européennes ainsi que leurs filiales génèrent environ 5 000 milliards de dollars de chiffre d’affaires et mobilisent près de 15 millions de salariés. États-Unis et Europe sont mutuellement le premier partenaire commercial l’un pour l’autre 1. Tout nouvel accord destiné à approfondir les relations économiques constituerait donc un levier potentiel de croissance pour chacune des parties. Les intérêts d’un traité de libre-échange apparaissent multiples. Le principal bénéfice attendu serait de doper les exportations de biens et services, ce qui pourrait relancer les économies affaiblies par la crise. Certaines estimations évoquent des gains de 95 milliards d’euros par an pour les États-Unis et de 119 milliards pour les pays européens 2. Les divisions internes entre Européens sont vite apparues importantes. D’une part, Paris a tenté de retarder les négociations sous couvert des récentes révélations d’espionnage américain, alors que Berlin et Londres plaident depuis longtemps pour l’ouverture au plus vite des discussions. Certains pays européens en appellent en outre clairement à davantage de protectionnisme face aux produits américains, tandis que d’autres aspirent à la création d’un grand marché transatlantique sur le modèle du grand marché unique en vigueur dans l’Union européenne. Le climat est donc tendu et les points d’achoppement sont multiples : l’exception culturelle, l’agriculture avec des divergences de vues notables sur les organismes génétiquement modifiés (OGM), l’ouverture des marchés publics, la protection des données et les services Washington a ensuite apprécié que les Français et les Britanniques prennent la tête des opérations en Libye au début 2011, puis que Paris s’engage en première ligne au Mali. Les négociations sur un accord de libreéchange transatlantique, le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (Transatlantic Trade and Investment Partnership, TTIP), ont commencé en juillet 2013. Les désaccords entre les différents acteurs, publics et privés, aux États-Unis et au sein de l’Union financiers 4. Au nom de la protection de la diversité culturelle, la France est déjà parvenue en juin 2013 à faire retirer l’audiovisuel du cadre des négociations. De leur côté, les Américains mènent parallèlement des négociations pour la création d’un espace de libre-échange équivalent dans la zone Asie-Pacifique (Trans-Pacific Par tnership, TPP). À Washington, ces partenariats sont clairement vus comme le moyen de contrecarrer la montée en puissance de la Chine. Ils apparaissent aussi comme un moyen de contourner le cadre multilatéral de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), jugé trop complexe et trop contraignant, actuellement dans l’impasse. Questions internationales 1 Robin Niblett, « Obama II : quel avenir pour l’alliance transatlantique ? », Politique étrangère, vol. 78, no 2, été 2013, p. 13-25. 2 Anna Villechenon, « Quels sont les enjeux des négociations de libre-échange entre les ÉtatsUnis et l’UE ? », Le Monde, 13 juin 2013. 3 Final Report of [the US-EU] High Level Working Group on Jobs and Growth, 11 février 2013, consultable sur le site de l’Office of the United States Trade Representative (www.ustr. gov/sites/default/files/02132013%20FINAL% 20HLWG%20REPORT.pdf). 4 Voir « Négociations de libre-échange : les cinq dossiers qui fâchent », Le Monde, 8 juillet 2013. européenne, sont multiples et les chances de succès sont aujourd’hui diversement appréciées 8. Avec la Russie, un accord New START 2 ? La première administration Obama avait tenté d’engager un « nouveau départ » (reset) 8 Sur cette question, voir les contributions d’Alix Meyer et de Jean-Baptiste Velut dans le présent dossier. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 25 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète dans sa relation avec la Russie et un certain nombre de succès peuvent être mis au crédit de ce rapprochement, notamment la signature du nouveau traité START (Strategic Arms Reduction Treaty) en avril 2010 9. La limitation des risques de prolifération et la poursuite du désarmement nucléaire dans le monde, que Barack Obama avait appelées de ses vœux lors de son discours de Prague en 2009, passent désormais par la conclusion d’un nouvel accord avec la Russie. Mais la dégradation des relations américano-russes depuis le retour de Vladimir Poutine à la présidence en 2012 complique la situation. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et la secrétaire d’État Hillary Clinton n’avaient pas caché leurs désaccords sur de nombreux sujets. Le Magnitsky Act, adopté par le Congrès américain fin 2012, interdit notamment l’entrée sur le territoire américain des personnes liées à la mort en détention, à Moscou en 2009, de l’avocat fiscaliste Sergueï Magnitski. En rétorsion, la Douma a adopté, le 21 décembre 2012, une loi interdisant l’adoption des enfants russes par les citoyens américains. La question syrienne et l’asile accordé par Moscou à Edward Snowden achèvent aujourd’hui de brouiller les deux pays. Le président américain a ainsi annulé une rencontre avec son homologue russe prévue à l’occasion du sommet du G20 de Saint-Pétersbourg en septembre 2013. Les perspectives de nouvelles négociations sur la Syrie et le désarmement pourraient toutefois fournir l’occasion d’une réconciliation à moyen terme. Intérêts économiques et action humanitaire en Afrique Il a été beaucoup reproché au président Obama de n’avoir pas été plus actif à l’égard de l’Afrique lors de son premier mandat 10. Les 9 Signé entre les États-Unis et la Russie le 8 avril 2010 à Prague, ce traité de réduction des armes nucléaires est entré en vigueur le 5 février 2011. Il est censé durer au moins jusqu’en 2021. 10 Sur cette question, voir Gwenaëlle Bras et Grégory Chauzal, « Le mirage (politique) africain du président Obama », Questions internationales, no 56, juillet-août 2012. 26 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 Africains avaient évidemment de fortes attentes à l’égard du président d’origine kényane. Mais ce dernier, qui se veut un président « post-racial », ne souhaite pas être perçu comme le défenseur des intérêts d’une communauté ou d’un continent. La longue tournée qu’il a réalisée avec la First Lady au Sénégal, en Afrique du Sud et en Tanzanie à l’été 2013 a donc eu des allures de reconquête. Pendant son second mandat, le président devrait néanmoins continuer à privilégier, à propos de l’aide à l’Afrique, les initiatives d’origine privée. Les Américains opérant en Afrique ont soit des objectifs commerciaux – les entreprises américaines n’étant pas les dernières à avoir compris le potentiel du développement économique africain –, soit humanitaires – utilisant la vaste machine caritative américaine. Lors de son discours sur l’état de l’Union en février 2013, le président a souligné la nécessité absolue de lutter contre le sida pour une nouvelle génération (AIDS-Free Generation). La mise en œuvre de cette exhortation amènera certainement les puissantes ONG et fondations américaines – comme la Fondation Bill et Melinda Gates et la Fondation Bill, Chelsea et Hillary Clinton – à cibler en priorité les pays d’Afrique les plus frappés par le virus. La lutte contre le changement climatique, un défi américain À l’heure où l’exploitation croissante du gaz et du pétrole de schiste redonne des couleurs à l’économie américaine et redéfinit la place du pays sur l’échiquier énergétique mondial, la perspective d’une mutation vers une économie post-hydrocarbures semble s’éloigner. Les conséquences écologiques de ce retour en arrière sont pour l’instant inquiétantes. Le président Obama avait été très silencieux sur ce sujet au lendemain de l’échec de la conférence de Copenhague sur le climat en 2009. Or, il a de nouveau évoqué la nécessité et l’urgence d’agir pour enrayer le changement climatique dans un discours prononcé à l’université de Georgetown, © AFP / Peter Muhly Au lendemain de son investiture de 2009, Barack Obama avait signé un décret prévoyant la fermeture de Guantánamo dans un délai d’un an. Depuis, le Congrès s’y est systématiquement opposé. En marge du sommet du G8 de juin 2013 en Irlande du Nord, des activistes rappellent cette promesse non tenue du président. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 27 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète le 25 juin 2013. Un vaste plan de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre devrait être lancé. Sachant que le Congrès ne devrait pas se montrer très coopératif sur la question, les nouvelles normes définies par l’Agence de protection de l’environnement (Environmental Protection Agency, EPA) seront probablement adoptées par décret. Sur cet épineux dossier, le président pourrait donc avoir une action décisive. ●●● Les dossiers de politique étrangère sur lesquels le président Obama pourrait imprimer sa marque sont donc très nombreux. Les résultats dépendront des choix personnels du président et de ses plus proches conseillers. L’administration Obama n’est toutefois pas à l’abri d’un événement extérieur qui rebatte les cartes et hisse l’un de ces dossiers au cœur de l’agenda présidentiel : un attentat terroriste, une opération armée menée par Israël contre l’Iran, une déstabilisation accrue de la région AfPak, de la Syrie ou de l’Égypte. Avant la fin de son mandat, le président doit aussi finaliser un certain nombre de dossiers de politique intérieure. S’il peut déjà se prévaloir de l’acquis historique de la réforme du système de santé, beaucoup reste encore à faire pour qu’elle soit pleinement mise en œuvre et pour que soit adoptée une réforme de l’immigration. ■ LES RELATIONS INTERNATIONALES Pierre Hassner 2e édition Le but de ce recueil de « Notices » est de présenter les principales interactions qui caractérisent la politique internationale aujourd’hui. Cette nouvelle édition, entièrement actualisée, est un ouvrage de référence pour comprendre les enjeux majeurs des évolutions internationales. Un recueil composé de 24 notices rédigées par les meilleurs spécialistes et doté d’une chronologie détaillée reprenant les grands évènements depuis1945. Les « Notices » de la Documentation française Novembre 2012, 348 pages, 25 € 28 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 ´ POUR ALLER PLUS LOIN Un retour à l’isolationnisme ? Évoquer le retour des États-Unis à l’isolationnisme reviendrait à sous-entendre qu’il y aurait eu un moment où l’Amérique se serait tenue systématiquement à l’écart des problèmes du monde. On pourrait le croire : dès 1796, George Washington avait mis en garde le peuple américain contre les alliances permanentes, notamment pour ne pas se retrouver pris au piège des ambitions ou rivalités européennes. Mais, à l’exception de l’entredeux-guerres, lorsque les Américains ont refusé de gérer la montée des tensions en Europe, les États-Unis n’ont jamais adopté de positionnement véritablement isolationniste. Leur rapport au monde évolue avec le temps, en fonction de leurs intérêts, de l’état de leur économie et des menaces extérieures. La « war fatigue » Après des années de guerre ininterrompue – plus de douze en Afghanistan et neuf en Irak – et une crise économique d’ampleur comparable à la Grande Dépression, les Américains ressentent une profonde lassitude à l’égard des interventions extérieures. En juin 2012, 83 % d’entre eux affirmaient que les ÉtatsUnis devaient moins s’intéresser à ce qui se passe à l’étranger et se concentrer davantage sur leurs problèmes intérieurs 1. Comme bien souvent dans l’histoire américaine, la campagne présidentielle de 2012 a été révélatrice du désintérêt des électeurs pour les affaires internationales. Les deux candidats, Barack Obama et Mitt Romney, ont excellé dans l’art délicat de répondre aux questions de politique étrangère (« Quel rôle pour les États-Unis dans le monde ? ») avec des solutions de politique intérieure (« L’Amérique doit montrer la voie. Et pour cela, nous devons renforcer notre économie, ici, chez nous, etc. »), bifurquant systématiquement de l’international vers l’emploi, l’éducation, la santé. Non seulement les Américains souhaitent désormais privilégier les questions intérieures, mais ils sont des plus sceptiques à l’idée d’intervenir, y compris indirectement, dans les conflits qui agitent actuellement la planète, et notamment le Moyen-Orient. Ainsi, en juin 2013, 70 % d’entre eux déclaraient s’opposer à ce que leur pays et ses alliés envoient des armes et du matériel militaire aux groupes antigouvernementaux en Syrie 2. Parmi les experts en relations internationales, dans les universités ou les think tanks, les analyses divergent. Constatant que les États-Unis prennent aujourd’hui le chemin du désengagement, certains s’en désolent – comme Vali Nasr, qui dénonce l’inconstance de l’engagement international américain 3 – tandis que d’autres s’en félicitent – comme Richard Haass, qui prône un engagement limité à l’international et une « restauration » de la puissance américaine à travers des efforts d’investissements intérieurs4. L’édition de janvier-février 2013 de la revue Foreign Affairs résume clairement ce débat : pour les professeurs John Ikenberry (Princeton), Stephen Brooks et William Wohlforth (Dartmouth), abandonner la tradition américaine de gestion de la sécurité mondiale et de promotion d’un ordre économique libéral serait une stratégie désastreuse, tandis que pour Barry Posen, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), les ÉtatsUnis doivent abandonner leurs ambitions hégémoniques (« une stratégie déréglée, coûteuse et sanglante ») et privilégier la « retenue », en se concentrant sur la défense étroite de leurs intérêts de sécurité nationale. La frilosité internationale de la classe politique américaine Par ricochet, la war fatigue affecte tout autant la classe politique américaine que le public et les experts : républicains et démocrates, les membres du Congrès comme ceux de l’administration, répugnent dorénavant à traiter des questions de politique étrangère. Aux avant-postes de cette frilosité à l’égard de l’action internationale se trouve une tribu de républicains, les « néo-isolationnistes libertariens », qui prônent un désengagement militaire des zones en crise, une baisse drastique des dépenses militaires, une fermeture des bases militaires permanentes à l’étranger, etc. Le portedrapeau de ce mouvement est le sénateur du Kentucky, 2 Public Remains Opposed to Arming Syrian Rebels, Pew Research Center, Washington, 17 juin 2013. Vali Nasr, The Dispensable Nation: American Foreign Policy in Retreat, Doubleday, New York, 2013. 4 Richard N. Haass, Foreign Policy Begins at Home: The Case for Putting America’s House in Order, Basic Books, New York, 2013. 3 1 Partisan Polarization Surges in Bush, Obama Years: 2012 American Values Survey, Pew Research Center, Washington, 4 juin 2012, section 7, p. 77. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 29 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète Rand Paul, fils de l’ex-candidat à la présidentielle Ron Paul, suivi en cela par le sénateur de l’Utah, Mike Lee, et le représentant du Michigan, Justin Amash, tous trois soutenus par le Tea Party et défenseurs d’une vision ultralibertarienne du rôle de l’État. Face à eux, les autres écoles de pensée républicaines en relations internationales – les néoconservateurs, les réalistes, ou encore les interventionnistes classiques – peinent à se faire entendre. Plusieurs grands noms du Grand Old Party (GOP) s’expriment régulièrement sur la Syrie, le contre-terrorisme ou l’Iran (John McCain, Lindsay Graham, Peter King), mais leur positionnement interventionniste ne trouve pas d’écho, ni au Congrès ni dans l’administration. Bien que minoritaires, les néo-isolationnistes libertariens se sont faits le relais de frustrations largement répandues au Congrès : méfiance à l’égard des engagements internationaux, malaise face aux mécanismes antiterroristes jugés liberticides, inquiétude face à la dérive budgétaire. Signe des temps, le Sénat américain a rejeté en décembre 2012 la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées, un traité pourtant jugé consensuel et moins contraignant que l’actuelle législation américaine en la matière. Fin juillet 2013, c’est le programme de collecte des données téléphoniques par l’Agence nationale de la sécurité (National Security Agency, NSA) – révélé par l’affaire Snowden – qui a été la cible des néo-isolationnistes libertariens et a évité de justesse, à 7 voix près, un vote de dé-financement à la Chambre des représentants. Sous l’influence du Tea Party et face à la crise de la dette américaine, les partisans d’une réduction budgétaire drastique (fiscal hawks) ont pris l’ascendant sur les adeptes d’un Pentagone fort (military hawks). Le département de la Défense a vu son budget diminuer une première fois en 2011, avec une baisse prévue de 500 milliards de dollars sur dix ans – par rapport à sa croissance anticipée –, soit environ 8 % du budget, hors opérations extérieures. Puis, une seconde fois, le 1er mars 2013, avec la mise en place de coupes automatiques de plus de 1 200 milliards sur les dix prochaines années qui vont affecter l’ensemble des dépenses de l’État fédéral, y compris le Pentagone. À entendre ses hérauts (Rand Paul, Sarah Palin, Mike Lee, Justin Amash), on pourrait aisément croire que la frilosité à l’égard de toute action internationale est une particularité républicaine. En réalité, le tournant isolationniste, ou du moins non interventionniste, n’appartient pas au seul camp républicain. Interrogés en juin 2013 sur une intervention américaine en Syrie, républicains (68 %), 30 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 démocrates (69 %) et indépendants (69 %) s’accordaient sur l’idée que les États-Unis sont déjà trop impliqués militairement à travers le monde pour s’engager dans un nouveau conflit 5. Chez les démocrates opposés à une intervention (Charles Rangel, Peter Welch, Tom Udall, Chris Murphy), diminuer le budget du Pentagone et limiter les interventions extérieures répondent moins à l’objectif de réduire le déficit qu’à celui de rediriger les dépenses publiques vers la santé, l’éducation, les infrastructures, tout en flattant les sentiments anti-impérialistes et pacifistes bien ancrés dans le parti. Le non-interventionnisme assumé de l’administration Obama II Depuis son élection en 2008, Barack Obama s’est efforcé de réduire les engagements extérieurs des ÉtatsUnis – retrait des troupes en Irak, retrait programmé en Afghanistan, fermeture de bases militaires en Europe. Il a également limité au maximum les implications du pays dans les crises étrangères nouvelles – pas d’intervention directe pendant les révolutions tunisienne et égyptienne, « leading from behind » en Libye et au Mali –, et a accompagné la diminution rapide des dépenses de défense. Dans le même temps, l’administration a privilégié une stratégie militaire d’« empreinte légère » (light footprint), s’appuyant davantage sur les nouvelles technologies (défense antimissile, cybersécurité), sur les instruments de la guerre « furtive » (forces spéciales, drones) et sur des systèmes d’alliances et de partenariats régionaux. Désormais, l’objectif du président est avant tout de changer de registre, de sortir les États-Unis de leur état de « guerre perpétuelle » qui s’est mis en place après le 11 septembre 2001 6. Ce réajustement de l’action extérieure s’accompagne d’un recentrage de l’action présidentielle vers les problèmes intérieurs et le « nation building at home » 7 – par opposition aux efforts de nation building à l’étranger de son prédécesseur, George W. Bush. Tour à tour étiqueté réaliste 8, pragmatique 9 ou « conséquentialiste »10, Barack Obama est considéré par ses 5 Public Remains Opposed to Arming Syrian Rebels, op. cit. Discours de Barack Obama à la National Defense University, Fort McNair, Washington, 23 mai 2013. 7 Discours sur l’état de l’Union, 2012. 8 Zaki Laïdi, Limited Achievements: Obama’s Foreign Policy, Palgrave MacMillan, New York, 2012, p. 60. 9 David Milne, « Pragmatism or What? The Future of US Foreign Policy », International Affairs, vol. 88, no 5, septembre 2012, p. 935-951. 10 Ryan Lizza, « The Consequentialist: How the Arab Spring remade Obama’s foreign policy », The New Yorker, 2 mai 2011. 6 détracteurs comme indécis, voire immobile 11. Selon eux, la « doctrine Obama » se résume à une seule préoccupation : tout faire pour ne pas avoir à intervenir militairement et de façon directe dans une crise à l’étranger. Concernant la Syrie, l’attaque chimique du 21 août 2013 constitue, par son ampleur, le franchissement d’une des fameuses « lignes rouges » du président et le contraint à réagir. Toutefois, l’administration Obama craint d’intervenir de manière trop compromettante dans ce conflit. Après avoir annoncé en juin 2013 son intention de fournir des armes et autres équipements militaires aux rebelles, le gouvernement américain a envoyé des signaux pour faire comprendre que son action ne sera pas, et ne pourra pas, être décisive : début juillet 2013, le chef d’état-major des armées, Martin Dempsey, a ainsi déclaré que la guerre civile syrienne durerait dix ans 12. À la suite de l’attaque chimique, si une intervention américaine devenait inévitable, le président ferait tout pour la garder aussi limitée que possible. Le désengagement et l’avenir Depuis cinq ans, les Américains énoncent clairement qu’ils ne sont plus prêts à s’engager en première ligne à l’étranger, lorsque leurs intérêts vitaux ne sont pas directement en jeu. Cette posture stratégique de « retenue », voire de « repli », inquiète souvent les alliés des ÉtatsUnis. Elle est toutefois à relativiser. Tout d’abord, si les néo-isolationnistes libertariens ont le vent en poupe au sein du camp républicain, ils sont loin d’avoir gagné la partie. Déchiré entre partisans du recentrage (Chris Christie, Bobby Jindal, Jeb Bush, Rob Portman) et partisans de la droitisation (Paul Ryan, Rand Paul), le Parti est en proie à une lutte interne pour déterminer son orientation politique à venir 13, y compris en termes de politique étrangère. Si le sénateur Rand Paul est actuellement très populaire – surtout depuis sa flibuste de mars 2013, durant laquelle il s’est insurgé pendant treize heures à la tribune du Sénat contre le risque d’assassinat ciblé par drones sur le territoire national –, d’autres ambitieux, comme l’étoile montante Marco Rubio, le sénateur de Floride, préfèrent adopter des positions plus internationalistes, en ligne avec l’attachement de son parti à l’exceptionnalisme américain. Ensuite, comme le souligne l’historien Justin Vaïsse, la politique étrangère américaine connaît des cycles, tantôt d’interventionnisme, tantôt d’introversion 14. Si le sentiment isolationniste actuel, tel que mesuré par le Pew Research Center, compte parmi les plus élevés des cinquante dernières années, il est similaire à ce qu’il était dans les années 1970 après la guerre du Vietnam, ou en 1992-1994 lorsque l’Amérique n’avait « plus d’ennemi » 15. Le cycle actuel pourrait donc être passager et correspondre autant à une volonté de désengagement qu’à une réévaluation des priorités. Sous la présidence Obama, la politique étrangère américaine connaît un « redéploiement […] des questions de sécurité et de terrorisme vers les questions économiques et globales, des vieilles nations vers le monde émergent, ou encore de l’unilatéralisme vers la coopération ». Il s’agirait donc avant tout « d’une mise à jour du leadership américain » 16. En cas de crise stratégique majeure provoquant un choc dans l’opinion publique et politique – attaque sur le sol ou visant les intérêts américains, Israël en danger, test nucléaire iranien –, la position américaine pourrait donc rapidement évoluer. Malgré la tiédeur de leurs engagements actuels, les États-Unis ne perdent pas de vue les éléments clés qui leur permettront, à défaut de rester l’unique superpuissance de la planète, de conserver leur place de primus inter pares : le développement du commerce international à travers le Trans-Pacific Partnership (TPP) et le Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP), l’indépendance énergétique grâce au gaz et au pétrole de schiste, la maîtrise des technologies de guerre (drones, robots, laser, cybersécurité) et le Pivot vers l’Asie-Pacifique, prochaine région géostratégique majeure. Célia Belin * * Docteur en science politique, chercheuse associée au Centre Thucydide, université Panthéon-Assas, auteur de Jésus est juif en Amérique. Droite évangélique et lobbies chrétiens pro-Israël (Fayard, 2011). 11 Fouad Ajami, « How Obama is failing Syria », Bloomberg.com, 27 mars 2013. 12 Voir Matt Smith, « Syria is a “10-year issue”, top general says », CNN, 8 juillet 2013 ; Eric Schmitt et Mark Mazzetti, « U.S. Intelligence official says Syrian war could last for years », The New York Times, 20 juillet 2013. 13 Voir Aurélie Godet, La Crise idéologique du Parti républicain, « Potomac Paper », no 17, IFRI, juin 2013. 14 « Obama, le président du pivot », entretien avec Justin Vaïsse réalisé par Frédérick Douzet, Hérodote, no 149, La Découverte, Paris, 2e trimestre 2013. 15 Andrew Kohut, « American International Engagement on the Rocks », Pew Research Center, Washington, 11 juillet 2013. 16 Justin Vaïsse, Barack Obama et sa politique étrangère (20082012), Odile Jacob, Paris, 2012, p. 65. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 31 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète Les nouvelles modalités d’engagement militaire « Light footprint » et « leading from behind » Maya Kandel * * Maya Kandel est chargée d’études sur les États-Unis à l’Institut de recherche stratégique de Barack Obama a été élu en 2008 sur la volonté du peuple américain de tourner la page des années Bush et de clore associée à l’université Sorbonne Nouvelle (Paris 3). Elle est docteur de l’Institut la période ouverte par les attentats du 11 septembre 2001, d’études politiques de Paris (Sciences Po marquée par un déferlement de puissance militaire américaine Paris) et titulaire d’un master de relations dans le monde. Frappés par la crise, les Américains attendaient internationales de l’université Columbia. surtout du président démocrate qu’il redonne la priorité aux questions intérieures, en particulier économiques. Barack Obama a donc achevé le retrait d’Irak et entamé le désengagement d’Afghanistan. Il a cependant impliqué les États-Unis dans une nouvelle intervention militaire, en Libye. Surtout, il a poursuivi sous d’autres formes les interventions héritées de son prédécesseur, des frappes de drones aux cyberattaques. l’École militaire (IRSEM) et chercheuse Si les interventions militaires américaines n’ont pas cessé sous Barack Obama, elles sont devenues plus discrètes. Mettre fin à une décennie de guerre globale L’opposition à l’Irak, marqueur clé du candidat Obama « Je ne m’oppose pas à toutes les guerres, je m’oppose aux guerres stupides 1. » Cette déclara1 Justin Vaïsse, Barack Obama et sa politique étrangère (20082012), Odile Jacob, Paris, 2012, p. 66. 32 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 tion de Barack Obama dans un discours de 2002 a joué un rôle fondamental dans sa carrière politique. Au-delà de son talent rhétorique, c’est bien son opposition à la guerre en Irak qui l’a distingué de Hillary Clinton en 2008, au cours de primaires démocrates particulièrement serrées. Il est alors en phase avec une opinion publique américaine fatiguée de la guerre et au sein de laquelle le sentiment isolationniste n’a jamais été aussi élevé depuis un demi-siècle 2. Plus 2 Chicago Council on Global Affairs, Foreign Policy in the New Millenium: Results of the 2012 Survey (www.thechicagocouncil. org/UserFiles/File/Task%20Force%20Reports/2012_CCS_ Report.pdf). © AFP / SS Mirza Des Pakistanais brûlent des drapeaux américains et de l’OTAN après qu’un drone américain eut abattu 15 talibans et membres d’Al-Qaida dans les zones tribales pakistanaises en juin 2012. La New America Foundation a estimé en mai 2013 à 49 le nombre de frappes de drones exécutées durant les deux mandats de G. W. Bush, et à 379 celles du président Obama. encore, alors que les États-Unis sont frappés par la récession la plus grave depuis la crise de 1929, B. Obama déclare d’emblée qu’il est temps pour le gouvernement de se concentrer sur le « nation building at home », la reconstruction à la maison : relance économique, lutte contre le chômage, telles doivent être les priorités à Washington. Plus généralement, l’équipe de politique étrangère du président Obama considère les guerres des années 2000 comme des erreurs stratégiques, coûteuses pour le crédit de l’Amé- rique au sens propre et au sens figuré. Cette analyse se double d’une interrogation sur le déclin de la puissance américaine, face à l’ascension confirmée de « nouvelles » puissances émergentes. D’où l’accent mis par le président Obama sur la nécessité de restaurer le leadership américain, par un changement de ton à l’égard du monde musulman, par la main tendue aux adversaires comme l’Iran, par un rééquilibrage vers l’Asie et, bien sûr, par une réduction de l’activisme militaire américain dans le monde. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 33 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète Nombre de morts en Irak et en Afghanistan (2001-2012) Nombre de militaires américains (G.I’s.) et de civils morts chaque mois en Irak et en Afghanistan, oct. 2001-mai 2012 4 000 3 000 2 500 2 000 1 500 1 000 500 Irak Civils 100 G.I’s. Absence d’information 400 Afghanistan Civils G.I’s. 2012 2011 2010 2009 2008 2007 2006 2005 2004 2003 2002 100 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Sources : U. S. Department of Defense, www.defense.gov ; Iraq Body Count, www.iraqbodycount.org et United Nations Assistance Mission in Afghanistan (Unama), Afghanistan Annual Report. Protection of Civilians in Armed Conflict, 2008, 2009, 2010 et 2011, http://unama.unmissions.org ; d’après M.F. Durand, Th. Ansart, Ph. Copinschi, B. Martin, P. Mitrano, D. Placidi-Frot, Atlas de la mondialisation, dossier spécial États-Unis, Presses de Sciences Po, Paris, 2013. 3 500 Tourner la page des années Bush Le retrait d’Irak, dont les modalités ont été mises au point sous George W. Bush – par la signature d’accord SOFA (Status of Forces Agreement) en décembre 2008 –, a été achevé fin 2011. Il n’y a plus aucun soldat américain sur le sol irakien depuis le 1er janvier 2012, alors qu’ils avaient été 170 000 au plus fort du surge 3. Il reste en revanche plusieurs milliers d’Américains employés par des sociétés militaires privées. En Afghanistan, que Barack Obama avait décrit comme une guerre nécessaire pendant la campagne, le président a redéfini le combat, de la « guerre globale contre la terreur » à une « guerre contre Al-Qaida ». Mais face au cassetête pakistanais et à la pression des militaires, B. Obama a choisi une voie médiane parmi les 3 C’est-à-dire la montée en force rapide des effectifs, qui passèrent en 2009-2010 de 120 000 à 170 000 en quelques mois. Voir Stéphane Taillat, « Les stratégies américaines en Irak et en Afghanistan », Annuaire français des relations internationales, juin 2013. 34 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 différentes options présentées : augmentation des effectifs américains et choix officiel de la contre-insurrection, tout en annonçant un retrait des forces militaires (américaines et alliées) pour 2014. Comme l’expliquera le journaliste Bob Woodward, le président « devait faire un surge de dix-huit mois pour prouver que cela ne pouvait pas marcher » 4. Mais cette stratégie, marquée par les divisions et les fuites, a laissé à B. Obama un goût amer. Il refusa ensuite toute dissension ouverte de la part des militaires – comme le montra le limogeage rapide du général McChrystal après la parution d’un article critique dans la revue Rolling Stones à l’été 2010. Dans les faits, malgré un surge afghan qui a porté les effectifs sur place à près de 100 000 hommes, et malgré le choix officiel de la contre-insurrection, la stratégie suivie est plutôt celle du contre-terrorisme, avec la multiplication des raids des forces spéciales et un recours accru aux éliminations ciblées par frappes de drones – c’est le sens du remplacement en mai 2009 du général McKiernan par le général McChrystal, commandant des forces spéciales en Irak. Surtout, les objectifs ont été redéfinis à la baisse, « suffisants pour l’Afghanistan » (Afghan good enough). Il ne s’agit plus de transformer le pays en démocratie à l’européenne – même si en l’occurrence Washington n’avait jamais réellement défini d’objectifs précis pour l’Afghanistan avant mars 2009 –, mais d’empêcher la constitution d’un nouveau sanctuaire terroriste. Très rapidement, à peine le surge réalisé, le retrait des troupes américaines a donc commencé. Peu après, des négociations discrètes ont été menées, notamment au Qatar, avec les talibans, dont le poids local est trop important pour qu’ils puissent être ignorés par des Américains avant tout désireux de quitter le pays sans que la situation ne dégénère trop rapidement après leur départ. Si la page de l’ère Bush est tournée, c’est donc dans cette réduction visible et rapide de la présence militaire américaine sur les deux principaux théâtres des années 2000. Mais l’Amérique 4 Bob Woodward, Obama’s Wars, Simon & Schuster, New York, 2010, p. 338. ➜ FOCUS Les États-Unis et l’OTAN : une alliance sur le déclin Formée pour contrer la menace d’expansion communiste en Europe occidentale, grâce à l’excellence militaire et nucléaire américaine, l’Alliance atlantique compte 28 États membres en 2013, contre 12 à sa création en 1949. Alors que la fin de la guerre froide aurait pu signifier sa disparition, l’Alliance perdant de facto sa raison d’être, elle a connu ces vingt dernières années une activité accrue, participant à plus de 40 missions et opérations. Pouvant agir depuis 1999 hors de la zone géographique constituée par le territoire de ses États membres, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) est souvent perçue comme un instrument des prétentions hégémoniques américaines. Pourtant, le rôle stratégique de l’OTAN est l’objet de nombreux débats y compris aux États-Unis. ● Le partage inégal du fardeau du financement des missions de l’organisation avec les pays européens a été régulièrement dénoncé par toutes les administrations américaines depuis 1949. La crise économique et budgétaire que traversent les membres européens de l’Alliance depuis 2007 donne néanmoins davantage de poids à ces critiques. Ni la France ni le Royaume-Uni n’atteignent en effet le seuil minimum de 2 % du produit intérieur brut (PIB) consacrés au domaine militaire préconisé par l’OTAN. Les États-Unis financent désormais 72 % des dépenses totales de défense de l’organisation contre 63 % en 2001. Les attaques contre la charge budgétaire que représente un financement américain de la défense européenne sont fréquentes au Congrès, alors qu’aux États-Unis la reprise économique se fait égale- ment attendre. Les insuffisances en termes de déployabilité et de soutenabilité des alliés européens cristallisent en outre le mécontentement américain. L’opération Protecteur unifié menée par l’OTAN en Libye en 2011 a ainsi mis au jour certaines faiblesses techniques du « pilier européen » de la défense otanienne. Si les Européens et le Canada ont fourni le plus gros des moyens militaires pour la première fois dans une opération de l’OTAN, le soutien des États-Unis s’est avéré indispensable dans des domaines clés tels que le ravitaillement en vol ou le renseignement. Les réserves américaines concernent également le fonctionnement même de l’institution qui est perçue comme dispendieuse mais aussi lourde et inefficace. La confiance des ÉtatsUnis envers l’OTAN en tant qu’institution militaire a en effet commencé à s’éroder dès l’opération au Kosovo en 1999 dont le succès sur le terrain a été principalement lié aux frappes menées en parallèle par les forces américaines. Cette suspicion expliquerait en partie le choix des États-Unis de privilégier après le 11 Septembre des coalitions ad hoc permettant de ne pas dépendre des décisions prises par les organes multilatéraux de l’OTAN. La formule de Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense de 2001 à 2006, selon laquelle « c’est la mission qui détermine la coalition et non la coalition qui détermine la mission », l’illustre. S’affranchissant du cadre de l’OTAN, les États-Unis n’hésitent cependant pas à y avoir recours à la carte lorsqu’il s’agit de stabiliser la situation sur le terrain dans un deuxième temps, comme en Afghanistan ou en Irak. ● La perception de l’utilité politique de l’Alliance pour les États-Unis a également évolué. Si l’élargissement continu de l’Alliance à l’Est – entre 1999 et 2004, dix pays ont quitté définitivement la zone d’influence russe pour intégrer l’OTAN – a semblé un vecteur du leadership américain, le projet d’une « alliance des démocraties », prôné par l’administration Clinton en 2000 pour se substituer au Conseil de sécurité des Nations Unies en cas de blocage, a fait long feu. La défense de la démocratie et du modèle occidental, qui est devenue une ambition politique nouvelle de l’Alliance depuis 1999, passe dorénavant par d’autres biais, plus discrets et plus conformes au « leadership par l’arrière » prôné par l’administration Obama, consciente de sa faible popularité, dans le monde arabo-musulman notamment. ● L’annonce du retrait des forces de l’OTAN d’Afghanistan, entériné par le sommet de Chicago de mai 2012, pourrait favoriser le développement de partenariats avec des États non membres de l’Alliance, en particulier les démocraties du Pacifique (Japon, Australie, Corée du Sud, NouvelleZélande) et de l’océan Indien (Inde, Afrique du Sud). Conformément au rééquilibrage stratégique américain vers « le Pivot » Asie-Pacifique, l’Alliance privilégie désormais des partenariats ad hoc pour lutter contre des menaces plus diffuses (terrorisme, prolifération nucléaire, cyberattaques, piraterie). La mobilisation du monde occidental sous bannière américaine pourrait ainsi se faire au gré des circonstances. Questions internationales Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 35 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète de Barack Obama n’a pas pour autant cessé de faire la guerre. Elle la fait simplement d’une autre manière. Le choix des guerres de l’ombre Le président des drones En réalité, si les ruptures sont nombreuses, et pour certaines importantes, les continuités sont également fortes entre B. Obama et son prédécesseur républicain. Pour les experts de la Brookings Institution à Washington, B. Obama a même été « plus efficace que Bush sur l’agenda de Bush » 5. S’agissant des drones armés en particulier, B. Obama a très fortement intensifié la campagne d’éliminations ciblées, qui répond à sa volonté de recentrer le combat contre Al-Qaida et de réduire la visibilité des militaires américains. Les premières frappes ont eu lieu dès 2002, sous le contrôle de la CIA (Central Intelligence Agency) qui s’est fortement militarisée tout au long de la décennie. À son arrivée au pouvoir, B. Obama a revu et codifié les procédures de mise au point des cibles (la « kill list »), dans un processus encore plus fortement centralisé à la Maison-Blanche, entre les mains du président 6. Sous son commandement, les frappes ont également été étendues géographiquement, de la zone « AfPak » à la péninsule Arabique et à l’Afrique (Yémen, Somalie). La New America Foundation a estimé en mai 2013 à 49 le nombre de frappes exécutées durant les deux mandats de G.W. Bush, et à 379 celles du président Obama 7. Ces données incluent les deux théâtres du Pakistan et du Yémen, c’est-à-dire des régions qui ne sont pas considérées comme des zones de guerre. Si la CIA est en première ligne, elle travaille de plus en plus étroitement avec le commandement des forces spéciales du départe5 Martin S. Indyk, Kenneth G. Lieberthal, Michael E. O’Hanlon, Bending History: Barack Obama’s Foreign Policy, The Brookings Institution Press, Washington, DC, 2012, p. 260. 6 Jo Becker and Scott Shane, « A MEASURE OF CHANGE : Secret ‘Kill List’ Proves a Test of Obama’s Principles and Will », The New York Times, 29 mai 2012. 7 Données disponibles sur la page « The Year of the Drone » (http://counterterrorism.newamerica.net/drones). 36 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 ment de la Défense, dont le budget a quintuplé pendant la décennie 2000. Ce sont elles – les Navy Seals plus précisément – qui ont été envoyées en mai 2011 au Pakistan pour éliminer l’ennemi numéro un de l’Amérique, Oussama Ben Laden. Cette décision audacieuse d’autoriser un raid en plein territoire pakistanais a alors dévoilé un président démocrate bien éloigné de la « colombe » que les républicains dénonçaient. Main tendue et cyberguerre Vis-à-vis de l’Iran, pays auquel B. Obama a réservé l’un de ses premiers messages en tant que président (« la main tendue »), l’administration Obama a également hérité d’un programme secret lancé par l’administration Bush en 2006 après la reprise des activités d’enrichissement d’uranium par Téhéran et la rupture des pourparlers. Baptisé Jeux olympiques, ce programme repose sur le développement, en collaboration avec Israël, de capacités cyberoffensives visant à perturber les centrifugeuses et donc retarder le programme nucléaire iranien. Entamé sous commandement militaire puis transféré à la CIA sous l’insistance de Robert Gates lui-même, il a rempli son rôle – avant d’être mis au jour quand le virus « Stuxnet » s’est échappé et a contaminé le réseau mondial. La logique de l’affrontement n’a donc pas disparu. Washington ne cesse pas d’intervenir militairement mais l’interventionnisme prend des formes nouvelles, plus discrètes – comme le montrent également de nouvelles révélations sur les cyberoffensives menées contre la Chine. Mais c’est par le biais d’une nouvelle opération a priori classique, en Libye, que le changement a été le plus spectaculaire. Pour la première fois, les Américains ont participé à une intervention militaire multilatérale sans en assurer le leadership. Leading from behind L’intervention américaine en Libye L’opération libyenne est en effet une intervention d’un genre nouveau pour les États-Unis. Premier conflit décidé et mené par B. Obama, cette intervention est pourtant une guerre dans laquelle Exportations totales (en millions de dollars constants de 1990) 2010 2000 1990 1980 1970 1960 1950 Exportations d’armements des États-Unis (1950-2012) En millions de dollars constants de 1990 Seuls les pays dont le total des achats sur toute la période est supérieur à 13 milliards de dollars sont représentés, sauf pour les EAU, le Vietnam* et le Koweït. 18 000 Vietnam* 14 000 4 000 3 000 2 000 1 000 500 250 10 000 Iran 6 000 Canada 2 000 Italie 0 1950 1970 1990 2010 France Sur la période 2008-2012 (en millions de dollars constants de 1990) Allemagne** OTAN Australie 1 009 500 250 50 Grèce Japon Australie 0,2 à 20 Philippines Singapour Japon Pays-Bas Taïwan Espagne Corée du Sud Irak Afghanistan Norvège Suède Pays-Bas France Royaume-Uni Espagne Portugal Maroc Allemagne Italie Inde Turquie Roumanie Pologne Pakistan EAU Oman Qatar Arabie saoudite Canada Mexique Colombie Grèce Jordanie Égypte Israël Taïwan Arabie saoudite Turquie Royaume-Uni Corée du Sud Brésil Chili Argentine Israël Égypte Koweït Source : Stockholm International Peace Research Institute (Sipri), Sipri Arms Transfers Database, www.sipri.org Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 EAU * Les données correspondent au Vietnam du Sud. ** Avant 1991, les données correspondent à la RFA. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 37 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète il s’est engagé, semble-t-il, à contrecœur, poussé par les Français et les Britanniques et par certains de ses conseillers. Pour B. Obama, le soutien de la Ligue arabe et la légitimation par le Conseil de sécurité ont été les deux préalables indispensables à la participation américaine à une opération en Libye – alors que son chef d’état-major avait déclaré son opposition à toute nouvelle intervention au sol dans un pays du Moyen-Orient. Un certain nombre de principes et le pragmatisme ont guidé la décision américaine : calcul stratégique régional de soutien aux peuples arabes, solidarité avec des alliés pro-intervention en Libye qui sont aussi présents en Afghanistan, et surtout idée de mettre en avant un nouveau modèle opérationnel puisque l’Amérique s’est retirée des opérations après seulement dix jours, fin mars 2011, laissant ses alliés finir le travail. Ce retrait des moyens de combat américains et le fait de laisser les alliés et partenaires de l’OTAN assumer seuls les combats sont totalement inédits. L’expression « leading from behind », le leadership « par l’arrière », a été employée pour la première fois dans la revue The New Yorker, le 2 mai 2011, par un conseiller du président resté anonyme 8. La formule est utilisée pour décrire « une définition différente du leadership », qui recouvre également deux réalités nouvelles et non dites : le déclin relatif de la puissance américaine, avec l’ascension de rivaux comme la Chine, et le fait que les États-Unis sont « mal-aimés » dans de nombreuses parties du monde. Et le conseiller d’ajouter : « La défense de nos intérêts et la diffusion de nos idéaux requièrent donc désormais discrétion et modestie en plus de notre puissance militaire. » Ce qui est une bonne description de la philosophie générale de B. Obama en politique étrangère. Pour les États-Unis, l’opération libyenne marque donc la première mise en application d’un meilleur partage du fardeau avec leurs alliés en cas d’intervention n’impliquant pas les intérêts américains vitaux, une évolution souhaitée depuis longtemps par Washington. 8 Ryan Lizza, « The Consequentialist: How the Arab Spring remade Obama’s foreign policy » The New Yorker, 2 mai 2011. 38 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 Elle est inséparable de la volonté affichée par B. Obama dès le début de son mandat d’opérer un recentrage vers l’Asie (le « Pivot »), où se joue désormais l’avenir du monde selon Washington. Il s’agit enfin de ne pas apparaître trop ouvertement comme le cobelligérant d’une nouvelle guerre en pays musulman. Cette préoccupation a ressurgi début 2013 au moment de l’opération française au Mali, dans laquelle la forme, les modalités et la mise en œuvre du soutien de Washington à Paris ont été identiques à celles qui avaient été apportées à la coalition franco-britannique en Libye. L’aide à fournir à la France a fait l’objet de nombreux échos dans les débats au Congrès. Lors d’une audition le 14 février 2013, le représentant démocrate Brad Sherman a ainsi déclaré : « Nous devons coopérer avec nos alliés, mais il y aura des moments et des zones où ils prendront la direction des opérations (the lead) et nous jouerons un rôle de soutien 9. » L’empreinte légère : l’exemple emblématique d’AFRICOM Loin d’être une nouvelle forme d’humilité, cette présence plus discrète qui tire les leçons des années 2000 repose sur un constat essentiel : le coût des opérations militaires. Alors que les États-Unis font face à une dette publique abyssale, que le Congrès et le président s’opposent sur les mesures à prendre pour freiner le déficit budgétaire, la volonté de réduire le coût des interventions militaires extérieures dicte les choix à Washington. Cette préoccupation est particulièrement manifeste au sujet de l’Afrique, sujet d’intérêt croissant après être resté longtemps absent de la stratégie américaine 10. La lutte contre les groupes terroristes islamistes doit dorénavant s’effectuer à moindre coût. La mission d’AFRICOM, dernier-né (2007) des commandements militaires américains, privilégie désormais une approche par les partenariats, où les forces 9 Hearing of the House Committee on Foreign Affairs, « The Crisis in Mali: US interests and the International Response », House of Representatives, 113th Congress, 14 février 2013. 10 Sur cette question, voir Gwenaëlle Bras et Grégory Chauzal, « Le mirage (politique) africain du président Obama », Questions internationales, no 56, juillet-août 2012. © AFP / Ted Aljibe Si Washington ne dispose plus de bases aux Philippines depuis 1992, les deux pays ont récemment signé un accord qui prévoit une augmentation du nombre de navires et d’avions militaires ainsi que de soldats américains dans l’archipel. Dans ce cadre, des exercices conjoints ont été menés au large de Manille en juin 2013 (ici, lancement d’un Unmanned Aerial Vehicle ou drone). spéciales américaines doivent aider les armées locales à développer leurs capacités. Les effectifs américains pour toute l’Afrique représentent à peine 5 000 hommes, et l’essentiel de ces moyens est déployé à Djibouti sur la base du camp Lemonnier (2 500 hommes). Celle-ci est également la principale base de drones américains dans le monde – d’autres ont été installées plus récemment aux Seychelles et au Niger. Le continent africain est également parsemé de « mini-bases » que l’on retrouve dans un grand nombre d’États, en particulier dans la zone qui va du golfe de Guinée à la Corne de l’Afrique. Significatives du changement d’époque actuel, elles se résument le plus souvent à un hangar quelconque, à une poignée de soldats et à une flotte plus ou moins importante de petits avions de tourisme truffés de matériel électronique. Ces nouvelles modalités d’intervention caractérisent le principe de l’« empreinte légère » (light footprint) mis en avant par le Pentagone pour réduire à la fois les coûts et les effets contre-productifs des déploiements américains, tout en maintenant à l’abri du regard de l’opinion américaine – et dans une certaine mesure de la communauté internationale – l’implication militaire américaine, toujours conséquente dans le monde 11. De la « guerre globale » aux guerres secrètes ? Si Barack Obama a donc réduit la présence apparente des militaires américains dans le monde en achevant le retrait d’Irak et en entamant le désengagement d’Afghanistan, il n’a pas pour autant mis fin aux interven11 Maya Kandel, « Les États-Unis, l’Afrique et la guerre au Mali », Note Orion, n o 22, Fondation Jean Jaurès, février 2013 (www.jean-jaures.org/Publications/Les-notes/ Les-États-Unis-l-Afrique-et-la-guerre-au-Mali). Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 39 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète tions militaires extérieures des États-Unis. – en témoigne la priorité donnée à la réforme de santé dans son premier mandat. Au contraire, le président démocrate a même intensifié plusieurs formes d’interventionCette nouvelle voie se confirme a contrario nisme héritées de son prédécesseur, au premier dans les tergiversations américaines face au conflit rang desquelles les éliminations ciblées par syrien, après deux ans et demi de violence et plus l’emploi des drones armés et l’utilisation des de 100 000 morts. La « ligne rouge », décrétée par forces spéciales. Plutôt que de désengagement, B. Obama pendant l’été 2012 en cas d’utilisation il est donc plus juste de parler de nouvelles d’armes chimiques par le régime de Damas, a été modalités d’engagement. Sous B. Obama, les largement franchie sans que Washington accepte États-Unis sont passés de la guerre globale aux ouvertement de s’impliquer en Syrie – même si la guerres secrètes, d’une stratégie frontale à des CIA et certaines sociétés militaires privées seraient stratégies indirectes résumées par le vocable actives depuis 2011 en Turquie et en Jordanie aux d’« empreinte légère ». côtés des rebelles syriens. La nécessité de lutter contre Il reste cependant un cas Plutôt que de le terrorisme d’Al-Qaida et de où une guerre préventive « à ses filiales demeure en effet une désengagement, l’ancienne » est envisagée : face priorité pour Washington, mais il est donc plus à l’Iran. Le président Obama y une priorité désormais contrainte est réticent et depuis quatre ans juste de parler par le poids des facteurs intérieurs. tout indique qu’il préférerait une D’une part, une opinion publique de nouvelles solution diplomatique. Mais, en lassée de l’aventurisme militaire modalités la matière, le système politique de ses dirigeants, préo ccupée américain semble largement d’engagement. par les questions intérieures, verrouillé dans le sens d’une notamment économiques, et intervention. Pourra-t-il, voudraqui souhaite voir son pays ne plus s’impliquer t-il y résister ? À l’automne 2013, la question dans toutes les crises qui secouent le globe. reste posée. D’autre part, un Congrès divisé, au sein duquel Enfin, le fameux Pivot vers l’Asie, dont les les républicains qui détiennent la majorité à conséquences en termes militaires ont été officiala Chambre des représentants depuis 2010 lisées dans le dernier document stratégique ont imposé la réduction de la dette comme américain publié en janvier 2012, implique quant priorité politique. à lui un redéploiement de la présence militaire Ces éléments – poids de l’opinion, nécesaméricaine vers l’Asie et un rééquilibrage de sité de réduire les dépenses – ont joué un rôle ses forces de l’Atlantique vers le Pacifique. Dès décisif dans les nouvelles modalités des intervenlors, il convient également de se demander si les tions militaires sous B. Obama, même s’il ne faut formes actuelles plus discrètes de l’intervenpas négliger les préférences personnelles d’un tionnisme américain constituent une véritable rupture ou une simple pause stratégique liée à un président réaliste et pragmatique, désireux lui contexte intérieur contraignant. ■ aussi de se concentrer sur la politique intérieure “ „ 40 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 Les États-Unis de Bush à Obama : déploiement des militaires (2000-2012) Décembre 2000 ISLANDE ALLEMAGNE JAPON CORÉE DU SUD ROY.-UNI TURQUIE ITALIE KOWEÏT ARABIE SAOUDITE 2004 202 100 50 000 10 000 1 000 50 1 2008 2012 Opération Iraqi Freedom (OIF) Opération Enduring Freedom (OEF) Décembre 2012 JAPON ESPAGNE PORTUGAL Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 DIEGO GARCIA PHILIPPINES Non localisés (Undistributed) : militaires en opération en Afghanistan, Irak, Koweït, Corée du Sud et dans des lieux inconnus ou classifiés. Note : sont représentées les troupes déployées hors du territoire des États-Unis. Source : Defense Manpower Data Center of the Department of Defense, https://www.dmdc.osd.mil Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 41 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète ´ POUR ALLER PLUS LOIN Les bases américaines dans le monde : des relais d’influence en mutation Le réseau des bases militaires américaines dans le monde – elles sont essentiellement concentrées en Europe, en Asie, dans le Golfe et l’océan Indien – apparaît au premier abord comme un reliquat de la Seconde Guerre mondiale et des années de guerre froide. La surprise stratégique de l’épisode de Pearl Harbor puis la nécessité d’endiguer le communisme ont en effet poussé les États-Unis à étendre, dans la seconde partie du XXe siècle, leur maillage afin de garantir la défense de leurs intérêts nationaux. Si l’importance stratégique de ces bases n’est pas remise en cause de nos jours, le modèle sur lequel elles reposent l’est depuis plus d’une décennie. Face à des menaces de plus en plus transverses et diffuses, à un contexte budgétaire particulièrement contraint et à de nouvelles priorités stratégiques, les États-Unis cherchent à faire évoluer leur présence dans le monde. Cela passe par une adaptation des bases militaires dans leur nature et dans leurs fonctions. Un double intérêt pour Washington Le stationnement plus ou moins important de capacités militaires (le matériel et les troupes) à proximité de pays et/ou de zones perçus comme des menaces potentielles pour les intérêts américains permet aux États-Unis d’assurer une réponse militaire rapide en cas de crise. Une telle présence permet aussi de démontrer l’intérêt que Washington porte à certains de ses alliés – Japon, Corée du Sud – ou à la stabilité d’une région – l’Europe pendant longtemps. Les nombreuses réactions qui ont suivi la décision du président Obama de rapatrier définitivement deux des quatre brigades américaines stationnées en Allemagne depuis la guerre froide en témoignent. Corollaire d’une décision de rééquilibrage stratégique en direction de l’Asie-Pacifique (le fameux « Pivot »), cette mesure n’a pas manqué d’être considérée par de nombreux Européens comme la marque supplémentaire du désintérêt stratégique croissant des Américains à l’égard du Vieux Continent. Les États-Unis peuvent également s’appuyer sur leurs bases militaires pour développer et renforcer la coopé- 42 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 ration sécuritaire avec leurs principaux alliés. Le stationnement de forces et de matériels militaires offre en effet la possibilité de mener de nombreux entraînements conjoints – comme c’est régulièrement le cas avec la Corée du Sud et le Japon –, qu’ils soient bilatéraux ou multilatéraux, et favorise ainsi une plus grande interopérabilité entre les forces américaines et leurs alliés. Cette interopérabilité permet aussi de prévoir un partage accru du fardeau sécuritaire en cas d’engagement militaire, comme cela a été le cas en Afghanistan puis plus récemment en Libye ou au Mali. Nouvelles contraintes, nouveaux enjeux En raison des contraintes budgétaires et de l’importance croissante accordée à la zone Asie-Pacifique, le président Obama a poursuivi la voie de l’adaptation du dispositif des bases américaines engagée par son prédécesseur, George W. Bush. Il s’agit pour les ÉtatsUnis de disposer à terme de points d’appui davantage flexibles en dehors de leur territoire. Cette évolution apparaît d’autant plus nécessaire que la forme même des conflits armés a évolué. L’émergence du concept d’Air Sea Battle visant à développer les synergies entre la Navy et l’US Air Force en témoigne, de même que les derniers arbitrages budgétaires plus favorables à l’armée de l’air et à la marine qu’à l’armée de terre. Les conflits qui impliquent le déploiement de forces terrestres massives, comme en Irak et en Afghanistan, semblent laisser place à des interventions dans lesquelles les forces aériennes et navales prédominent. L’annonce, le 16 novembre 2011, de l’implantation d’un contingent américain de Marines en Australie, à Darwin, illustre parfaitement cette volonté d’un nouveau dispositif plus réactif et moins coûteux. Il ne s’agit pas de la création d’une base à proprement parler mais du déploiement, par rotations de six mois, de contingents plus légers (250 Marines en 2012 et un objectif de 2 500 d’ici à 2016-2017), en lien avec la rotation des bâtiments de l’US Navy. Le stationnement à Singapour des nouveaux navires de combat de la marine améri- caine destinés à surveiller la mer de Chine répond à cette même logique. Les coûts de fonctionnement des bases militaires américaines représentent un argument de poids en faveur d’une adaptation du modèle. Face aux importantes restrictions budgétaires qui vont affecter dans les années à venir l’État américain en général et le Pentagone en particulier, les élus américains de même que l’opinion publique acceptent en effet de plus en plus difficilement la charge financière que représentent ces installations. Un récent rapport de la Commission des forces armées du Sénat, rendu public en avril 2013, a ainsi dénoncé un déséquilibre financier entre les États-Unis et les pays d’accueil. La décision de B. Obama de demander lors de la publication du budget fédéral de 2013 un nouveau processus de BRAC (Base Realignment and Closure 1) 1 Processus destiné à fermer les bases militaires jugées non nécessaires. Les rappelle que le réseau de bases est nécessairement appelé à évoluer et à s’adapter au nouveau contexte économico-stratégique. ●●● En dépit ou à cause de ces évolutions, le réseau de bases américaines représente plus que jamais un élément important de la défense des intérêts américains dans le monde, mais également dans le développement et le renforcement des partenariats. Il constitue un axe majeur de la politique de défense américaine, comme en atteste la place qui leur est accordée dans la Strategic Defense Review du Pentagone, publiée en janvier 2012. Gwenaëlle Bras * * Spécialiste des questions politico-sécuritaires et des relations États-Unis/Afrique. é tudes de la Documentation française études ÉPREUVE D E S ID É A U X À L’ D E L A P O L IT IQ U E s conflits de de plusieur À partir de l’étu e age montre vr siècle, cet ou XX au us en surv e humanitaire comment l’aid que utre et apoliti qui se veut ne cœur se retrouve au ns. s contradictio se eu br m de no les humanitaires dans la guerre Marc-Antoine ntclos Pérouse de Mo Les es Les hum ani tair dan dos 1 256 pages = N € € 9,80,50 256 pages – 19 dF 05/12/12 16:16 En vente chez votre libraire et sur www.ladocumentationfrancaise.fr Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 43 documentation photographique L’HISTOIRE ET LA GÉOGRAPHIE À PARTIR DE DOCUMENTS raphique documentation photog LA GÉOGRAPHIE raphique documentation photog AFRIQUE DU SUD ET ÉMERGENCE ENTRE HÉRITAGES ÉTATS-UNIS/CANADA REGARDS CROISÉS CYNTHIA GHORRA-GOBIN GUILLAUME POIRET BONY PHILIPPE GERVAIS-LAM 11 € raphique documentation photog L’HISTOIRE raphique documentation photog HISTOIRE DES ARTS UNE MÉTHODE, DES EXEMPLES E BLANC MARIANNE COJANNOT-L IVETA SLAVKOVA Les formules d’abonnements Dossiers 51,50 € Projetables 50,50 € Dossiers et projetables/téléchargement des documents 102 € LA CHINE PIUM À NOS JOURS DES GUERRES DE L’O XAVIER PAULÈS En vente chez votre libraire, sur www.ladocumentationfrancaise.fr et par correspondance à la DILA 23 rue d’Estrées - CS 10733 - 75345 Paris cedex 07 La documentation Française Les États-Unis face à la mondialisation économique Jean-Baptiste Velut * * Jean-Baptiste Velut, titulaire d’un double doctorat en civilisation américaine (Paris 3) et science L’économie américaine est confrontée aux nouvelles règles de l’économie mondiale nées du choc de est maître de conférences en civilisation américaine à l’université Sorbonne la crise financière de 2008 et de la transition vers Nouvelle (Paris 3). un monde multipolaire, au sein duquel le pays est amené à partager davantage ses responsabilités internationales. Dans sa quête d’adaptation, la politique économique étrangère des États-Unis s’articule autour des actions financières de la Réserve fédérale et d’axes stratégiques définis par l’administration. politique (City University of New York), En mai 2008, quelques mois avant la faillite de la banque Lehman Brothers, le journaliste américain Fareed Zakaria annonçait l’avènement d’un monde post-américain marqué par le déclin relatif de l’hegemon américain face aux nouvelles puissances émergentes 1. La crise financière est venue accréditer l’hypothèse du journaliste sur de nombreux points – mais pas sur tous. Une prépondérance financière maintenue Le rôle ambigu joué par Washington au lendemain du déclenchement de la crise a révélé les tensions existant au sein d’un système économique international en pleine mutation. D’une part, les excès du capitalisme financier et les crispations d’un système politique très polarisé ont semblé remettre en question la supériorité 1 Fareed Zakaria, The Post-American World, W.W. Norton, New York, 2008. longtemps tenue pour acquise du modèle libéral américain. Le renouveau de l’intérêt porté au multilatéralisme et la plus grande ouverture sur ces questions dont fit preuve l’administration Obama ont souligné la position de faiblesse dans laquelle étaient les États-Unis au lendemain d’une crise dont ils étaient les principaux responsables. La Chine affichait dans le même temps ses ambitions sur les continents asiatique, sud-américain et africain, ainsi qu’une grande fermeté diplomatique dans des dossiers clés comme les négociations sur la lutte contre le changement climatique. Si la crise a mis en lumière les nouveaux rapports de puissance au sein de l’économie mondiale et ravivé les débats sur la pérennité du modèle américain, elle a aussi permis, à certains égards, de réaffirmer la prépondérance financière des États-Unis dans le monde. Les répercussions mondiales de la crise – sur le commerce international, le volume des investissements directs à l’étranger et les transferts de fonds des migrants vers leur pays d’origine (remittances) notamment – ont mis une nouvelle fois en exergue la Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 45 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète Part des prêts d’urgence obtenus par les institutions étrangères dans le cadre des programmes financiers TAF et CPFF (en %) TAF (Term Auction Facilities) Royaume-Uni 17 Allemagne 16 Autres 16 Japon 8 France 7 à des institutions financières américaines Part des sommes allouées (en %) 35% à des institutions étrangères CPFF (Commercial Paper Funding Facilities) Royaume-Uni 18 10 Belgique Suisse 9 9 Allemagne Autres 7 6 France à des institutions financières américaines Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Prêts d’urgence de la Réserve fédérale pendant la crise financière (2008) Part des sommes allouées (en %) 41% à des institutions étrangères Source : U.S. Government Accountability Office, Federal Reserve System: Opportunities Exist to Strengthen Policies and Processes for Managing Emergency Assistance, juillet 2011. profonde dépendance de l’économie mondiale à l’égard des États-Unis. Moins connues sont les mesures d’urgence déployées par Washington au beau milieu de la crise financière, et en particulier la fonction de banque centrale mondiale jouée par la Réserve fédérale (Federal Reserve, Fed) américaine. Cette dernière a en effet élaboré un dispositif visant non seulement à soutenir la demande par l’octroi de crédits ou de facilités de crédit et à préserver la solvabilité des banques américaines, mais surtout à rétablir la stabilité du système financier international. D’une part, elle a mis en place des accords de swap avec quatorze banques centrales étrangères afin de prévenir leurs manques de réserves en dollars. D’autre part, en concertation avec les autres banques centrales, elle a introduit un nouveau dispositif temporaire 46 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 d’adjudication (Term Auction Facility, TAF) destiné à accorder un prêt d’urgence à des institutions bancaires et financières en difficulté. Ce que la plupart des Américains ont longtemps ignoré, avant qu’une enquête parlementaire ne le révèle quelques années plus tard, c’est que la majorité des fonds débloqués alors ont été destinés à des banques étrangères. Selon un haut responsable de la Fed, le dispositif temporaire d’adjudication a en quelque sorte « permis de prétendre que nous réglions un problème américain, alors que le vrai problème était la vulnérabilité des banques européennes vis-à-vis du dollar » 2. Le graphique ci-contre représente l’origine des banques commerciales bénéficiaires d’un TAF, ainsi que d’un Commercial Paper Funding Facility (CPFF), un autre type de prêt d’urgence accordé aux entreprises par la Fed. Dans le premier cas, les banques américaines n’ont obtenu que 35 % des 474 milliards de dollars prêtés par la Fed. Dans le second, ce pourcentage représentait 41 % sur un total de 183 milliards. Ainsi, au beau milieu d’un cataclysme économique sans précédent depuis la crise de 1929, la puissance financière des États-Unis est venue à l’aide du reste du monde. À côté des actions de la Fed, d’autres indicateurs tendent d’ailleurs à démontrer la pérennité de la puissance économique américaine 3. En 2012, les États-Unis concentraient encore à eux seuls 35,1 % de la capitalisation boursière mondiale, loin devant l’Union européenne (19,6 %) et la Chine (7 %). Au premier trimestre 2013, le dollar représentait toujours 62,2 % des réserves de change mondiales 4. En termes monétaires, les États-Unis conservent un « privilège exorbitant » qui perpétue leur suprématie financière. Pour relativiser cette puissance, certains observateurs mettent en avant le poids de la dette américaine – qui a dépassé la barre des 100 % du PIB – et la part – souvent exagérée – des bons du 2 Neil Irwin, The Alchemists: Three Central Bankers and a World on Fire, The Penguin Press, New York, 2013, p. 131. 3 Martine Azuelos, Pax Americana. De l’hégémonie au leadership économique, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Paris, 1999. 4 Ces statistiques s’appuient respectivement sur les données de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. (3 0% ) Asie 45 7 États-Unis : importations et exportations de marchandises (2012) Europe (2% ) Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 32 4 33 55 (2 0 9 (2 1%) %) 96 6 ( 42% ) Afrique États-Unis Océanie ) % (1 (8 13 (1 3 ) 18 ( 2% 172 36 67 (3 %) % 2% ) ) Amérique du Sud et centrale 602 (26%) 508 (33%) États-Unis Canada, Mexique États-Unis Canada, Mexique Les importations et exportations annuelles sont exprimées en milliards de dollars. La valeur entre parenthèses est, selon les cas, la part des importations ou des exportations, en %. Source : U.S. Census Bureau, Foreign Trade Division, www.census.gov Trésor américain détenus par la Chine 5. Les débats sur la dépendance financière des États-Unis ne doivent cependant pas se substituer à la réalité qui est celle d’une interdépendance économique sinoaméricaine. Les réserves de change considérables amassées par la Chine (plus de 3 300 milliards de 5 En décembre 2012, la Chine possédait 1 220 milliards de dollars, soit 12 % de la dette américaine détenue par les investisseurs privés. Si l’on rapporte cette somme au montant total de la dette américaine (en incluant la part détenue par le gouvernement américain), ce taux est inférieur à 8 %. Sur cette question, voir Marc Labonte et Jared Conrad Nagel, Foreign Holdings of Federal Debt, CRS Report for Congress, Congressional Research Service, Washington, 24 juin 2013 (www.fas.org/sgp/crs/misc/RS22331.pdf). dollars fin 2012) et sa position de créancier des États-Unis occultent une dépendance réciproque. La Chine peut en effet difficilement faire autrement que de financer le déficit commercial américain sans lequel elle ne peut écouler ses exportations. Non seulement l’économie chinoise dépend de ces flux financiers et commerciaux sino-américains mais c’est la survie même du régime politique de Pékin qui repose sur la pérennité de la croissance économique. En outre, l’achat des bons du Trésor américain par la Chine tient moins à une volonté de contrôle qu’au Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 47 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète Les 15 premiers partenaires commerciaux des États-Unis (2012) Part des échanges de biens avec les États-Unis (en %) Canada 16,1 Chine 14,0 Mexique 12,9 Japon 5,7 Allemagne 4,1 Roy.- Uni 2,9 Corée du S. 2,6 Brésil 2,0 Arabie S. 1,9 France 1,9 Ces 15 pays représentent 72% Taïwan 1,7 Pays-Bas 1,6 Inde 1,6 Venezuela 1,5 Italie 1,4 du commerce avec les États-Unis Exportations 425 Importations 215 50 16 (en milliards de dollars) Source : U.S. Census Bureau, Foreign Trade Division, www.census.gov Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 statut de valeur refuge de ces bons. Ni Hillary Clinton 6 ni son successeur au département d’État ne devraient donc s’en inquiéter : la Chine est encore loin de pouvoir faire pression sur les États-Unis en raison de sa position de créancier. Une puissance commerciale en compétition Dans le domaine du commerce international, l’hégémonie américaine est beaucoup plus 6 En février 2009, lors de sa visite en Chine, Hillary Clinton avait exhorté Pékin à continuer d’acheter des bons du Trésor américain. Lors d’une conversation avec le Premier ministre australien quelques semaines plus tard, elle aurait déclaré : « Comment peut-on faire preuve de fermeté avec son banquier ? ». Cité dans Geoff Dyer, « China’s glass ceiling », Foreign Policy, 28 mars 2013 (www.foreignpolicy.com/articles/2013/03/28/ china_glass_ceiling_number_two). 48 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 malmenée. En 2012, la Chine est devenue le pays pesant le plus dans les échanges internationaux de marchandises avec plus de 3 870 milliards de dollars d’importations et d’exportations, contre 3 820 pour les États-Unis. Depuis quelques années, l’empire du Milieu s’est hissé au rang de premier exportateur mondial devant les ÉtatsUnis et l’Allemagne. Un chiffre illustre à lui seul le déclin relatif de la puissance industrielle américaine : entre 1992 et 2012, le déficit de la balance commerciale américaine (marchandises) à l’égard de Pékin a été multiplié par dix-sept, une tendance qui s’est accrue avec l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001 7. Les tribulations de la politique d’exportation Certes, l’économie mondiale est loin d’être un jeu à somme nulle dans lequel la santé d’une nation se résumerait à sa balance commerciale. L’essor fulgurant du marché chinois a créé un nouvel eldorado pour les sociétés américaines, dont les exportations ont été multipliées par quinze sur la même période. En outre, les ÉtatsUnis conservent un avantage compétitif non négligeable dans le domaine des services, secteur mondial en pleine expansion, dont ils restent le premier pays exportateur. Enfin, les multinationales américaines tiennent toujours le haut du pavé : parmi les 500 firmes du célèbre classement annuel du magazine Fortune, 132 ont leur siège aux États-Unis, contre 73 en Chine et 68 au Japon 8. Les entreprises américaines devraient donc continuer à tirer profit du développement chinois pour conserver leur avance. La « montée pacifique » de la Chine entraîne cependant des ajustements dans l’économie américaine. L’envolée des exportations chinoises de produits industriels depuis l’entrée du pays dans l’OMC et l’effondrement de l’emploi manufacturier aux États-Unis depuis le début du xxie siècle sont directement ou indirectement corrélés. Non seulement la concurrence chinoise a exercé une forte pression à la baisse sur les salaires dans les 7 Statistiques de l’U.S. Census Bureau. CNN Money, Fortune 500, 2013 (http://money.cnn.com/ magazines/fortune/fortune500). 8 9 Paul R. Krugman, « Trade and Wages, Reconsidered », Brookings Papers on Economic Activity, printemps 2008, p. 103-137 (www.brookings.edu/~/media/projects/bpea/spring %202008/2008a_bpea_krugman.pdf) ; David H. Autor, David Dorn et Gordon H. Hanson, « The China Syndrome: Local Labour Market Effects of Import Competition in the United States », National Bureau of Economic Research, NBER Working Paper, nº 18504, mai 2012 (www.nber.org/papers/w18054). Évolution des exportations des États-Unis (1992-2012) Exportations de marchandises et de services (en milliards de dollars) 2 250 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 emplois manufacturiers aux États-Unis, mais l’afflux de produits d’importation a contribué à appauvrir les bassins d’emploi industriel du pays. Alors que les économistes avaient tendance à mettre en sourdine les effets négatifs du libreéchange pendant les années 1990, les tendances du marché de l’emploi au cours de la « décennie perdue » des années 2000 – accroissement des inégalités, érosion de la classe moyenne – ont amené certains universitaires à reconsidérer les dommages collatéraux engendrés par la mondialisation économique – dommages dont la faillite récente de la ville de Detroit constitue une preuve édifiante 9. Depuis 1945, Washington a œuvré pour démanteler les barrières douanières et faciliter l’accès des multinationales américaines aux marchés étrangers en brandissant l’étendard du libéralisme international. Pendant longtemps, les Américains ont, dans une large mesure, modelé l’économie mondiale en définissant les règles de la libéralisation économique tant sur le plan sectoriel – protection de secteurs clés comme l’agriculture, extension des droits de propriété intellectuelle – que sur le plan géographique. L’administration Clinton, poussée par le milieu des affaires, a joué à cet égard un rôle central dans les négociations ayant permis l’entrée de la Chine dans l’OMC. À l’heure actuelle, les règles du jeu de l’économie mondiale telles qu’elles furent définies par Washington sont de plus en plus contestées – comme en témoignent l’émergence du groupe des BRICS et du G20 ou les projets de réforme du FMI. Les États-Unis doivent donc repenser leur politique commerciale pour l’adapter aux nouveaux défis d’un monde multipolaire. La crise financière de 2008 a relancé les débats sur le déclin, somme toute très relatif, de la puissance américaine. Sans adhérer aux thèses déclinistes, Barack Obama a bien saisi la nécessité d’une adaptation et a donc élaboré une nouvelle stratégie commer- 2 000 1 750 1 500 1 250 1 000 750 500 1995 2000 Clinton Clinton 1 2 Progression début/fin de mandat (en %) 38 26 2005 2010 Bush 1 Bush 2 Obama 8,5 58 20 Source : U.S. Census Bureau, Foreign Trade Division, www.census.gov ciale qui s’articule autour de deux axes : le soutien aux exportations et la réorientation du processus de négociation d’accords de libre-échange. Lors de son discours sur l’état de l’Union en 2010, Barack Obama a défini l’objectif principal de sa politique commerciale : doubler les exportations américaines en cinq ans grâce au lancement d’une Initiative nationale pour les exportations (National Export Initiative, NEI). Ce programme a permis au président de réaffirmer son soutien aux règles du libre-échange, tout en répondant implicitement aux inquiétudes de l’opinion publique concernant le déficit commercial américain. Quelques semaines après, le président a créé un nouvel organisme pour la Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 49 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète promotion des exportations (Export Promotion Cabinet) chargé de : 1) promouvoir les exportations américaines grâce aux missions commerciales ; 2) améliorer l’accès au financement des exportations ; 3) démanteler les obstacles à l’exportation, notamment les contrôles mis en place lors de la guerre froide ; 4) appliquer les règles commerciales en vigueur ; 5) promouvoir une croissance durable et équilibrée 10. Malgré des débuts prometteurs – liés en partie à un rebond des exportations au lendemain de la crise –, la NEI marque désormais le pas. Si l’on rapporte le doublement des exportations en cinq ans à une hausse de 60 % sur une période de trois ans, ce projet ambitieux accuse déjà un retard de 20 points entre la fin de l’année 2009 et le début de l’année 2013. Si l’on compare la progression des exportations durant le premier mandat d’Obama à la performance de ses prédécesseurs, Bill Clinton et George W. Bush, le bilan de l’actuel président est à peine meilleur que celui de George W. Bush, dont l’action économique avait été pourtant malmenée par l’éclatement de la bulle Internet en 2000-2001 et par la chute du commerce mondial consécutive aux attentats du 11 Septembre. Vers de nouveaux accords de libre-échange Le second volet de la stratégie commerciale de B. Obama face aux réajustements de l’économie mondiale passe par une réorientation du processus de négociation d’accords de libre-échange (ALE). Bill Clinton comme George W. Bush avaient concentré leurs efforts sur la négociation d’accords bilatéraux ou régionaux – l’ALENA sous B. Clinton, l’ALEAC sous G. W. Bush 11 – comme alternative ou complé10 Department of Commerce, Report to the President on the National Export Initiative: The Export Promotion Cabinet’s Plan for Doubling U.S. Exports in Five Years, Washington, DC, septembre 2010 (www.whitehouse.gov/sites/default/files/nei_ report_9-16-10_full.pdf). 11 L’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA, NAFTA en anglais) a été signé en 1992 et a permis de libéraliser les flux de commerce et d’investissement entre les États-Unis, le Mexique et le Canada. L’Accord de libre-échange avec l’Amérique centrale (ALEAC ou DR-CAFTA) est une zone de libreéchange qui unit les États-Unis et six pays d’Amérique centrale (Costa Rica, Honduras, Nicaragua, Salvador, Guatemala et République dominicaine). 50 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 ment aux négociations multilatérales menées dans le cadre de l’OMC. Après avoir œuvré pour la ratification des accords bilatéraux de libreéchange dont il avait hérité – avec le Panama, la Corée du Sud et la Colombie –, B. Obama a engagé des négociations interrégionales en vue de signer, d’une part, un accord de partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP) et, d’autre part, un accord de libre-échange transatlantique (Transatlantic Trade and Investment Partnership, TTIP). Le Partenariat transpacifique est un accord de libre-échange qui inclut une dizaine de partenaires commerciaux de part et d’autre de l’océan Pacifique – à l’exception notable de la Chine 12. Il est défini comme un accord de nouvelle génération en vertu du champ très large des négociations – services, harmonisation réglementaire, entreprises d’État, etc. Il apparaît à première vue bien plus ambitieux que les derniers accords de libre-échange bilatéraux ratifiés par Washington, les enjeux étant autant stratégiques qu’économiques. Un grand nombre des États membres du Partenariat transpacifique bénéficient en effet déjà d’un accord de libre-échange avec les États-Unis. Sur le plan stratégique, le Partenariat transpacifique correspond à la nouvelle stratégie du « Pivot » vers l’Asie lancée par l’administration Obama, qui a pour objectif de renforcer la présence des États-Unis dans la région Pacifique à l’heure où la Chine s’affirme comme une puissance régionale et mondiale. Officiellement entamées en juillet 2013, les négociations autour d’un futur accord de libre-échange transatlantique entre les ÉtatsUnis et l’Union européenne obéissent aussi à un double objectif. Il s’agit tout d’abord de redynamiser les économies européennes et américaines par la relance du commerce transatlantique à l’heure où les programmes de relance ont fait place à l’austérité. Bien que les barrières tarifaires soient déjà très faibles entre les deux zones, ce partenariat transatlantique pourrait créer des débouchés significatifs de part et 12 Le Mexique et le Canada ont rejoint le processus de négociation en 2012 ; le Japon a manifesté son intérêt en mars 2013. Les accords de libre-échange des États-Unis (2013) Corée du Sud (2012) ÉtatsUnis Japon Vietnam Malaisie Brunei Maroc (2006) Mexique Israël (1985) Jordanie (2001) Bahreïn (2006) Oman (2009) Panama (2012) Colombie (2011) Singapour (2004) Pérou (2009) République dominicaine Australie (2005) Chili (2004) Nouvelle Zélande Accords actuellement en vigueur : Accords en cours de négociation : Guatemala Salvador Costa Rica ALENA (1994) Trans-Pacific Partnership ALEAC (2006-2009) Transatlantic Trade and Investment Partnership Accord bilatéral Source : U.S. Trade Representative. d’autre de l’Atlantique 13. En plus de ses objectifs économiques, l’accord de libre-échange transatlantique est ouvertement destiné à réaffirmer les normes réglementaires occidentales sur des questions comme la propriété intellectuelle ou la sécurité alimentaire. En somme, la politique commerciale mise en place par Washington vise à réaffirmer le leadership économique américain à travers une stratégie de « con-gagement » (combinant containment/endiguement et engagement/ politique de la main tendue) opérée sur plusieurs fronts régionaux et au niveau mondial. Sur le plan régional, Washington souhaite rassurer ses alliés en redéployant son arsenal économique (Partenariat transpacifique) mais aussi militaire (notamment en Australie), tout en cultivant une relation bilatérale privilégiée avec Pékin. ●●● Le Pivot vers l’Asie est ainsi une danse à deux temps. À l’échelle mondiale, B. Obama a réitéré son soutien à un système intergouvernemental (G20, FMI) qui intègre les nouvelles Honduras Nicaragua Porto Rico Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Canada (1989) réalités du monde multipolaire, et ce dans le même temps qu’il tissait des partenariats économiques interrégionaux en dehors de la Chine. Loin d’être antagonistes, ces deux mouvements incarnent le réalisme d’un président conscient de la mise en place d’un monde postaméricain 14. Si les puissances chinoise et américaine semblent dorénavant au coude à coude sur le plan commercial, les États-Unis conservent une prépondérance économique à bien d’autres égards – primauté financière, mais aussi force d’innovation et d’attractivité, soft power. La crise n’a fait qu’ébranler le modèle de capitalisme américain, avant de réaffirmer sa fonction centrale au sein de l’économie mondiale, comme Washington l’avait fait dans les années 1980 en Amérique latine ou, une décennie plus tard, en Asie. Pour l’heure, et qu’on le veuille ou non, les États-Unis restent en première ligne pour définir les règles de la mondialisation économique. « He who pays the piper calls the tune » (celui qui paie les violons choisit la musique). ■ 14 13 La Commission européenne estime les retombées économiques pour l’Europe à 0,5 % du PIB. En 2008, Barack Obama avait été photographié avec l’ouvrage The Post-American World à la main. Le président aurait par ailleurs consulté Fareed Zakaria sur des questions de politique étrangère. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 51 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète ´ POUR ALLER PLUS LOIN Industrie de défense : entre politique étrangère, stratégie de défense et économie nationale La défense américaine est entrée dans un cycle majeur d’évolution en raison de la réduction des dépenses militaires du pays, de la recomposition de l’environnement international sous l’impulsion des pays émergents et d’une lecture actualisée de la menace sur fond de désengagement des opérations d’Irak et d’Afghanistan. Cette « transition stratégique » pilotée par l’administration Obama affecte l’ensemble des activités du département de la Défense (DoD) ainsi que les entreprises qui fournissent les forces armées du pays. Dépenses militaires des États-Unis (1948-2012) La dynamique très conflictuelle qui existe actuellement entre le Congrès et la Maison-Blanche crée un environnement financier volatil et complique la planification financière du Pentagone, comme celle des entreprises 1. Plusieurs spécialistes ont fait part de leur inquiétude quant aux conséquences de cette situation sur l’industrie qui conçoit et fabrique des capacités techno-militaires considérées comme l’un des principaux gages de la sécurité américaine. En milliards de dollars constants de 2013* 700 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Réductions budgétaires après sortie de conflit/crise Post-guerre froide 600 - 31,4% Post-Corée - 20,6% 500 400 Post-Vietnam - 33,3% 300 200 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010 Réductions budgétaires après sortie de conflit/crise, par secteur (en %) Corée - 38 Achats Effectifs - 22 O&M** - 28 Vietnam Guerre froide - 56 - 39 - 25 - 55 - 36 - 19 * Les montants indiqués comprennent les budgets alloués aux opérations. ** Opération et maintenance. Source : Département américain de la Défense. 52 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 L’industrie de défense constitue un rouage central du vaste effort d’ajustement déployé par Washington pour redéfinir les modalités de son influence mondiale. Dans la mesure où ce secteur domine largement le complexe militaro-industriel mondial, les transformations à l’œuvre sont susceptibles d’avoir des conséquences au-delà des frontières américaines. La situation politique qui prévaut à Washington ne permet pas pour l’heure d’avoir une vision claire de l’issue des transformations. Une certaine convergence entre les stratégies de l’administration et des firmes tend néanmoins à indiquer qu’une vision partagée progresse. L’importance de la demande nationale La période qui s’amorce n’est pas le premier épisode budgétaire difficile que traverse la défense américaine. Depuis la guerre de Corée, trois grands cycles de réduction du budget ont pu être observés, tous liés à la fin de conflits majeurs et coûteux. Ces réductions ciblent en priorité les achats d’équipements du Pentagone. Comme l’achat public alimente directement l’industrie, en particulier le noyau dur de plate-formistes et de fournisseurs des grands systèmes d’armes qui pilote la majorité des grands programmes d’armements du département de la Défense, ces réductions abruptes 1 Defense Industry Daily, FY2014: US Department of Defense Budget Headed for Another Rocky Year, 21 mai 2013. provoquent à leur tour des réorganisations industrielles. Ces dernières sont parfois spectaculaires, comme celle qui mena dans les années 1990 à la création de « super maîtres d’œuvre », cette poignée d’entreprises qui dominent dorénavant le marché mondial de la défense. Évolution des dépenses militaires (2000-2012) Pays dont les dépenses militaires croissent significativement en soutien à des programmes de modernisation des équipements Chine 157 603 Le lien direct entre compressions budgétaires et recomposition industrielle est imputable à la double dépendance des grands fournisseurs du pays à l’égard du marché de la défense et du marché intérieur. Cette situation est clairement illustrée par l’origine des revenus de cinq des sept plus grandes firmes 2 pour lesquelles les ventes civiles et les exportations représentent des parts réduites du chiffre d’affaires. Ces acteurs sont donc vulnérables aux cycles qui caractérisent la trajectoire des dépenses militaires américaines depuis 1950. Taux de croissance entre 2000 et 2012 (en %) 32 5, 5 ,2 90 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Une politique d’exportation d’armements 2 Les deux exceptions ici sont Boeing et United Technologies (UTC) dont les activités commerciales et internationales sont importantes. 3 Comprenant la R&D, dont une bonne partie est réalisée par l’industrie via des contrats. Voir département de la Défense, bureau du sous-secrétaire à la Défense (contrôleur), Overview. United States Department Fiscal Year 2014 Budget Request, Washington, avril 2013. Émirats arabes unis 19 166 8 8, 17 L’envergure considérable du marché militaire américain explique cette domination des activités intérieures dans les revenus des grands groupes. Les 669 milliards de dollars déboursés pour la défense en 2012 représentent 39 % des dépenses militaires mondiales. Entre 25 et 30 % de ce montant, soit 172 milliards de dollars, sont consacrés au budget d’acquisition 3. Cette enveloppe, deux fois supérieure à celle de toutes les autres puissances de l’OTAN réunies, est suffisante pour maintenir une industrie répondant à l’ensemble des besoins du département de la Défense. Dans ce contexte, les exportations et la diversification vers les marchés civils ne sont pas nécessairement perçues par les firmes comme une priorité pour assurer leur pérennité. Le fort ancrage national de l’industrie de défense américaine et la part relativement faible de ses ventes à l’étranger ne doivent cependant pas faire oublier que les États-Unis sont aussi, depuis plusieurs années, le premier exportateur mondial d’armement. En 2011, le Russie 90 646 Inde 48 255 5 74, ÉtatsUnis 668 841 7 69, Brésil 36 751 46 Canada 22 382 43 Australie 25 555 42 France 62 582 1,3 2000 2005 Source : Sipri, Sipri Military Expenditure Database, http://milexdata.sipri.org 2010 Dépenses militaires 2012 (en millions de dollars) pays a livré à ses alliés des équipements de défense pour une valeur de 16,2 milliards de dollars, soit 36,5 % du total des transferts internationaux et près du double de ceux de la Russie placée au second rang 4. Cette réussite est d’autant plus à souligner 4 Richard F. Grimmett et Paul K. Kerr, Conventional Arms Transfers to Developing Nations, 2004-2011. Congressional Research Service Report, 24 août 2012. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 53 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète 0 20 40 60 80 100 % Lockheed Martin Raytheon L-3 Communications Northrop Grumman General Dynamics Boeing (Defense) UTC (Military Aerospace and Space) Part du chiffre d’affaires des firmes américaines réalisée : Sources : rapports annuels des entreprises et classement de Defense News. que les normes américaines de contrôle à l’exportation de matériel militaire (International Traffic in Arms Regulations ou ITAR) sont considérées comme les plus contraignantes au monde. L’explication tient à l’efficacité du programme Ventes militaires à l’étranger (Foreign Military Sales Program ou FMS), le principal véhicule d’exportation de matériel de guerre du pays. Piloté par le département de la Défense et le département d’État, il a pour objectif prioritaire de promouvoir les intérêts sécuritaires américains dans plusieurs zones du globe. Si les sommes associées aux exportations sont élevées, c’est aussi parce que les systèmes vendus par les entreprises américaines sont coûteux : par exemple, l’addition de la vente probable de 4 drones Global Hawks à la Corée du Sud en 2012 s’élève à 1,2 milliard de dollars. Convergences entre stratégies industrielles et approche de l’État Depuis 2008, l’industrie américaine est engagée dans un processus de réorganisation à l’échelon national, qui répond à la fois à des ralentissements de certains segments du marché 5 et à la réduction annoncée des crédits consacrés à la défense. Les 5 Les deux principaux étant ceux liés aux opérations outre-mer et au secteur spatial. 54 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 dans le secteur de la défense aux États-Unis dans le secteur de la défense à l’étranger dans d’autres secteurs que celui de la défense Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Le département américain de la Défense et ses sept principaux fournisseurs (2012) entreprises s’emploient à consolider leurs activités et à se défaire de divisions en difficulté ou perçues comme trop éloignées de leur cœur de métier. Certaines explorent de nouvelles niches – les technologies médicales, par exemple – pour diversifier leurs débouchés. De manière générale, toutes cherchent à renforcer leur présence dans les créneaux jugés les plus porteurs, comme la cybersécurité, par le biais d’acquisitions de sociétés de plus petite taille. Les groupes s’intéressent aussi davantage aux marchés de l’exportation. Il ne leur a en effet pas échappé que de nombreux pays émergents, dont plusieurs entretiennent des liens étroits avec les États-Unis, affichent des croissances vigoureuses de leurs dépenses militaires et nourrissent des projets ambitieux de renouvellement de leurs équipements de défense. Ces efforts pour capter les grands marchés extérieurs sont directement soutenus par l’administration, qui a entrepris une réforme des ITAR afin d’accélérer le processus d’autorisation des exportations de matériels de guerre. En parallèle, le département de la Défense et le département d’État multiplient les accords de sécurité bilatérale, particulièrement avec des États de la zone Asie-Pacifique afin de fournir un cadre politico-stratégique aux transferts d’armes. Les intérêts de Washington et des firmes de défense américaines se rejoignent clairement sur la nécessité de conserver les parts de marché acquises dans le passé, de les reconquérir au besoin – en Amérique du Sud, notamment – et d’en saisir de nouvelles. Le département de la Défense a aussi lancé une réforme de ses modes d’acquisition, contraignant les entreprises à s’ajuster aux nouvelles règles du marché et à modifier leurs pratiques commerciales. Lorsque le mouvement de réorganisation des firmes a pris de l’ampleur en 2011, il a prévenu qu’il bloquerait tout projet de regroupements entre les principales entreprises compte tenu du niveau déjà élevé de concentration existant au sommet de la pyramide des fournisseurs 6. Il a également mis en chantier un vaste processus de cartographie et d’analyse de la base industrielle de défense du pays, un bilan « secteur par secteur, couche par couche » (sector by sector, tier by tier ou S2T2) de toutes ses composantes afin d’identifier les vulnérabilités critiques. L’objectif de cette démarche est double : mieux informer les décideurs sur les actions à entreprendre en cas de défaillance et identifier les zones pour lesquelles des synergies existent – un euphémisme pour désigner les créneaux en surcapacité et donc susceptibles de rationalisation 7. Un nouveau leadership industriel ? Le blocage budgétaire entre la Maison-Blanche et le Congrès a été dénoncé à la fois par le Pentagone et par les dirigeants des entreprises du secteur de la défense. Les prévisions quinquennales de dépenses du secteur publiées en avril 2013 par le départe- ment de la Défense montrent que ce dernier cherche dorénavant à limiter l’ampleur et la durée des coupes apportées aux achats 8, autant pour préserver l’industrie que pour conserver et acquérir les moyens matériels nécessaires au rééquilibrage des moyens militaires vers l’Asie annoncé dans la dernière Directive stratégique. Le soutien apporté aux exportations correspond quant à lui à la volonté de pénétrer des marchés en pleine croissance ou de consolider les acquis dans des zones où Washington cherche à maintenir ou à accroître son influence. Pour autant, les États-Unis ne sont pas les seuls en lice. La présence accrue des entreprises américaines se heurte souvent frontalement à la concurrence des firmes européennes 9. Même si les États-Unis sont sortis meurtris des conflits de la décennie 2000 dans lesquels ils ont laissé une partie de leur crédibilité, ils disposent de tous les outils pour se positionner avantageusement dans un marché de défense mondial en pleine mutation. Ce constat est particulièrement vrai en Asie-Pacifique, où la montée en puissance militaire de la Chine provoque une escalade de tensions et une prolifération des achats d’armements conventionnels (sous-marins, missiles de croisière). Dans ce contexte, les garanties de sécurité offertes par les États-Unis apparaissent séduisantes à de nombreux pays et garantissent de nouveaux débouchés à l’industrie d’armement américaine. Aude-Emmanuelle Fleurant * * Directrice du domaine d’études « Armement et économie de défense » de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). 6 Au cours de la décennie 2000, la capacité du département de la Défense de faire jouer la concurrence pour garantir le meilleur rapport coût-qualité a été mise à mal par l’important niveau de concentration. 7 Département de la Défense, sous-secrétaire assistant Acquisition, Technologie et Logistique, Manufacturing and Industrial Base Policy. Presentation at the National Defense Industrial Association, août 2011. 8 Département de la Défense, bureau du sous-secrétaire à la Défense (contrôleur), op. cit. 9 Michel Cabirol, « Défense : les États-Unis imposent à Oman le choix de Raytheon face à MBDA », La Tribune, 24 mai 2013. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 55 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète Politique intérieure : la malédiction du second mandat Alix Meyer * * Alix Meyer est agrégé d’anglais et docteur en civilisation américaine de l’université Lyon 2. Il enseigne actuellement à Sciences Po Lyon. Durant les deux premières années de son second mandat, le président entre dans une forme de purgatoire politique. Libéré des contraintes électorales, il doit utiliser la période qui court jusqu’aux prochaines élections de mi-mandat pour consolider les réformes de son premier mandat tout en essayant de prolonger son action dans de nouveaux domaines. C’est dans cette dernière phase que le président doit concrétiser les promesses législatives pour façonner l’image qu’il laissera à la postérité. Le 21 janvier 2013, au moment de prêter serment pour la seconde fois, le président Obama retrouvait les accents de sa campagne électorale. Pour sortir le système politique américain de la torpeur, il insistait sur la nécessité impérieuse d’agir : « Aujourd’hui, nous ne pouvons plus nous permettre d’attendre pour prendre les décisions qui s’imposent. [...] Nous devons agir, conscients que notre travail demeurera perfectible. Nous devons agir, conscients que les victoires d’aujourd’hui ne seront que partielles et qu’il reviendra à ceux qui seront à cette même place dans quatre, quarante ou quatre cents ans de continuer à donner corps à ces principes éternels transmis depuis une salle austère de Philadelphie. » La référence à l’Independence Hall où ont été rédigées la Déclaration d’indépendance et la Constitution permet au président d’inscrire son action dans le temps long de l’histoire de la République américaine. Elle révèle aussi le caractère très transitoire de son pouvoir. La 56 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 manière dont il choisira d’en user dans les mois à venir sera déterminante pour figer son rang dans la mémoire collective du pays. Pour réussir, il lui faut relever des défis persistants et entreprendre de nouvelles réformes. Assumer les défis intérieurs Quel cap budgétaire ? Les questions budgétaires ont conduit à une opposition très nette entre la Maison-Blanche et le Capitole. Le Congrès dispose d’un levier d’action essentiel dans la mesure où le financement de l’État fédéral doit être autorisé chaque année par la loi. En outre, le volume global de la dette publique de l’État fédéral est, lui aussi, encadré par une loi spécifique. Les recettes fiscales étant insuffisantes pour assurer les dépenses, le déficit qui s’ensuit doit être couvert par l’emprunt. Les déficits successifs alimentent la dette jusqu’au « plafond » fixé par la loi. Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Le chômage aux États-Unis (2010) Alaska Hawaï Porto Rico Nombre de chômeurs (en milliers) Part des chômeurs (en % de la population active) 15 100 600 2 260 3,9 7,2 9 10,5 16,1 Source : U.S. Bureau of Labor Statistics, www.bls.gov ; d’après M.F. Durand, Th. Ansart, Ph. Copinschi, B. Martin, P. Mitrano, D. Placidi-Frot, Atlas de la mondialisation, dossier spécial États-Unis, Presses de Sciences Po, Paris, 2013. Depuis 2011, les républicains ont utilisé leur pouvoir d’encadrement du financement de l’État fédéral et du plafond de la dette pour imposer au président Obama un programme d’austérité. La loi de contrôle budgétaire (Budget Control Act) prévoit une réduction importante des dépenses publiques pour les dix prochaines années via la mise en place d’un système de réductions automatiques des crédits budgétaires (sequester). En janvier 2013, les impôts des ménages les plus riches ont aussi été revus à la hausse. La baisse des dépenses, les hausses d’impôts et une croissance lente mais continue ont contribué ces derniers mois à réduire substantiellement les déficits et permis d’envisager une stabilisation de la dette publique à moyen terme. Le président et les membres républicains du Congrès doivent néanmoins continuer de collaborer en vue d’adopter une nouvelle loi budgé- taire avant le 1er octobre 2013, sans quoi l’État fédéral ne disposera plus de crédits. Les projections actuelles montrent que le plafond de la dette devra aussi être relevé à l’automne 2013. Ces deux échéances ne manqueront pas d’être utilisées par les républicains pour réclamer des coupes budgétaires supplémentaires ou un redéploiement de celles déjà prévues par la loi. En effet, la majeure partie des discussions budgétaires pour l’année 2014 concernent la mise en place des réductions automatiques de crédits budgétaires. Elles devaient initialement concerner presque toutes les agences et tous les programmes 1 en leur appliquant un pourcentage fixe de réduction automatique des crédits. Le mécanisme était volontairement aveugle et sans 1 La plupart des programmes d’assurance retraite (Social Security), d’assistance aux plus démunis (Medicaid, food stamps) et d’assistance aux vétérans avaient été exemptés d’office. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 57 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète lien avec l’utilité de chaque programme afin de forcer démocrates et républicains à négocier. La stratégie a toutefois échoué et, en mars 2013, les agences fédérales ont vu leurs budgets amputés par le déclenchement automatique du système. Tous les acteurs politiques sont donc maintenant contraints de revoir ces coupes budgétaires que le président Obama a lui-même qualifiées de « stupides ». Dans sa proposition de budget, la majorité républicaine de la Chambre des représentants a proposé d’annuler les réductions automatiques des crédits qui portent sur les programmes de défense nationale pour les remplacer par des coupes budgétaires supplémentaires dans les autres programmes. Elle a également appelé de ses vœux une réforme des programmes d’assurance-santé et des réductions drastiques dans les programmes d’assistance aux plus démunis. Cette cure d’austérité devant permettre de retrouver un excédent budgétaire en 2023. Les républicains de la Chambre des représentants doivent néanmoins composer avec la majorité démocrate du Sénat, dont la proposition de budget ne contient pas de réforme structurelle importante et reprend dans les grandes lignes les propositions présidentielles. Le président Obama a réclamé pour sa part de nouvelles dépenses d’infrastructure pour relancer l’activité économique. À cette fin et pour éviter le déclenchement de coupes budgétaires automatiques, il s’est déclaré prêt à réduire les dépenses de certaines agences. Il a aussi réitéré sa volonté de conclure un accord d’ensemble dans lequel les démocrates consentiraient à réformer les programmes d’assurance sociale en échange de concessions républicaines sur les hausses d’impôts. L’écart substantiel qui demeure entre les différentes propositions budgétaires fait douter de la conclusion rapide d’un accord. Le spectre des scandales Richard Nixon et le Watergate, Ronald Reagan et l’affaire Iran-Contra, Bill Clinton et le scandale Lewinsky… une fois réélus, les présidents semblent succomber à une malédiction du second mandat. Les scandales les mettent 58 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 sur la défensive, l’attention que les médias leur consacrent fait passer toutes leurs actions politiques au second plan. Le président Obama a déjà fait l’objet d’attaques répétées durant son premier mandat. Les médias conservateurs ont relayé des soupçons sur la validité de son certificat de naissance ainsi que des accusations de collusion avec la société de panneaux photovoltaïques Solyndra – bénéficiaire de prêts sans intérêts dans le cadre du plan de relance. Reprenant une attaque de la campagne de Mitt Romney, les républicains ont ensuite tenté de monter en épingle la gestion par l’administration de l’attaque terroriste du 11 septembre 2012 contre le consulat américain de Benghazi, en Libye. Un rapport déclassifié a entraîné la démission de trois hauts fonctionnaires tout en mettant hors de cause la secrétaire d’État sortante, Hillary Clinton. Malgré cela, les sénateurs républicains ont fait barrage à la nomination de sa remplaçante pressentie, Susan Rice, à laquelle ils ont reproché d’avoir minimisé l’affaire devant les caméras de télévision. Le président Obama a alors choisi John Kerry comme secrétaire d’État mais, afin de montrer sa détermination à ne pas céder face aux républicains, il a promu Susan Rice à la tête du Conseil de sécurité nationale (National Security Council, NSC), une fonction qui ne requiert pas l’accord du Sénat. En mai 2013, une nouvelle polémique a éclaté autour de l’administration fiscale (Internal Revenue Service). L’agence aurait ciblé les associations proches du Tea Party pour soumettre à un examen particulièrement rigoureux leurs demandes de statut fiscal dérogatoire. Les républicains ont alors accusé la Maison-Blanche d’avoir fait pression sur les agents du fisc. Au même moment, la presse a dévoilé que le ministère de la Justice avait secrètement ordonné la mise sur écoute de journalistes et d’éditeurs du bureau de l’Associated Press à New York. Ces informations sont venues grossir les rangs des critiques du président, qui bien qu’ancien professeur de droit constitutionnel et défenseur des libertés civiles durant la campagne, a fait Des perspectives électorales défavorables Les élections de mi-mandat sont bien souvent décevantes pour le parti du président, encore plus lorsqu’il s’agit d’un second mandat. Les précédents ne présagent rien de bon pour les candidats démocrates aux élections de 2014. L’usure, qui frappe en général le parti du président après six années à la Maison-Blanche, est renforcée par d’autres facteurs défavorables. Tout d’abord, une abstention généralement plus importante lors de ces élections favorise les républicains dont les électeurs votent de manière plus régulière, alors que les électeurs démocrates sont moins mobilisés lorsque les élections ne concernent pas l’occupant de la Maison-Blanche. Ensuite, sur les La pauvreté aux États-Unis (1959-2010) Part de la population vivant sous le seuil de pauvreté (en % de la population totale) 20 15 10 1959 1970 1980 1990 2000 2010 Distribution par catégorie ethno-raciale (en % de la population vivant sous le seuil de pauvreté) Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 preuve d’un acharnement judiciaire exceptionnel contre les journalistes qui publiaient des renseignements classés confidentiels et refusaient de dévoiler leurs sources. Ce scandale a cependant été rapidement éclipsé par d’autres révélations. En juin 2013, le Washington Post et le quotidien britannique The Guardian ont publié des documents confidentiels prouvant que l’État fédéral surveillait les communications des citoyens américains clients de l’opérateur de téléphonie mobile Verizon et qu’il avait accès aux données personnelles stockées par les serveurs des grandes firmes informatiques, comme Microsoft, Apple, Google et Facebook. L’administration s’est défendue en arguant que ces actions étaient autorisées par le Congrès et mandatées par les magistrats des juridictions appropriées, mais l’importance de ces atteintes à la vie privée a déclenché une polémique d’ampleur. La source de ces fuites, Edward Snowden, employé par une société sous-traitante de la National Security Agency (NSA), s’est depuis réfugié à Moscou pour tenter d’éviter le sort du soldat Bradley Manning, condamné à trente-cinq années de prison en août 2013 pour avoir transmis au site WikiLeaks des milliers de documents confidentiels sur la conduite des opérations militaires américaines en Afghanistan et en Irak. 40 Noirs 30 Hispaniques (de toutes origines) 20 Asiatiques Blancs 10 Blancs (hors Hispaniques) 0 1959 1970 1980 1990 2000 2010 Taux de pauvreté par âge et par sexe (en %) Moins 22,2 de 18 ans 21,6 18-64 ans 15,5 11,8 Plus de 10,7 64 ans 6,2 Sexe : féminin masculin D’après M.-F. Durand, Th. Ansart, Ph. Copinschi, B. Martin, P. Mitrano, D. Placidi-Frot, Atlas de la mondialisation, dossier spécial États-Unis, Presses de Sciences Po, Paris, 2013 Sources : U. S. Census Bureau, 2010 Census, www.census.gov et C. DeNavas-Walt, B. D. Proctor, J. C. Smith, Income, Poverty and Health Insurance Coverage in the United States: 2011, U. S. Census Bureau, 2012. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 59 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète ➜ FOCUS Le port d’arme : l’échec d’une réforme pourtant modeste Po u r l a gr a n d e m a j o r i t é d e s Américains, le port d’arme touche à la liberté individuelle, notamment à la liberté de défendre sa vie. Au-delà, il renvoie au droit à l’insurrection, à l’origine même de l’État américain. Le IIe amendement de la Constitution (1791) dispose ainsi qu’« une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, il ne pourra être porté atteinte au droit du peuple de détenir et de porter des armes » 1. Des vues contradictoires Le taux des cambriolages et le taux des crimes et délits sont quasiment équivalents aux États-Unis, en France ou au Royaume-Uni. La différence concerne la violence interpersonnelle et, en particulier, le taux d’homicides qui est trois à quatre fois plus élevé outre-Atlantique qu’en Europe. Les morts violentes concernent surtout les jeunes, les hommes plus que les femmes, les Africo-Américains davantage que les hispaniques et enfin les « anglos » (non hispaniques, non noirs) 2. De leur côté, les détenteurs d’arme sont généralement des personnes âgées, majoritairement des hommes blancs, vivant à la campagne ou dans des endroits reculés. Si le principe du port d’arme est consacré au niveau fédéral, de nombreuses différences existent toutefois dans son application entre les États. Certains, comme celui de New York, l’ont restreint, tandis que d’autres ont limité l’accès aux munitions. En 2011, Il y aurait eu 32 163 personnes tuées par arme à feu 3 sur le territoire américain et, en 2009, le taux d’homicides était de 5 pour 100 000 habitants. À titre de comparaison, la France affichait un taux de 1,6 pour 100 000 habitants en 2008 4. Symbole d’un passé révolu pour les uns, liberté fondamentale pour les autres, le sujet oppose les défenseurs de deux modèles de société antagonistes. Au niveau fédéral, deux puissants lobbies s’opposent pour exercer des pressions sur les membres du Congrès dès que le sujet est à l’ordre du jour. D’un côté, l’association Brady Campaign milite pour un contrôle accru du marché des armes en soulignant le taux d’homicides anormalement élevé du pays, ainsi que les statistiques alarmantes sur la circulation des armes. De l’autre, la National Rifle Association (NRA) plaide en faveur du droit à la détention, au motif du respect de la Constitution et afin que chaque Américain conserve la possibilité de se défendre et de lutter contre l’insécurité. Le débat autour du port d’arme se double régulièrement de violentes polémiques concernant les statistiques sur le volume des armes en circulation et quant au nombre d’homicides. 60 Une réforme impossible En théorie, plusieurs possibilités s’offrent au législateur américain : il peut interdire ce droit à l’ensemble de la population, limiter certains types d’armes ou en restreindre l’accès pour certaines catégories de la population (les criminels déjà condamnés par exemple). À Newton (Connecticut), 26 personnes, dont 20 enfants, ont été abattues le 14 décembre 2012 dans une école élémentaire. La tragédie a suscité une immense émotion dans le pays. Face à cette énième tuerie, le président Obama a immédiatement appelé à une réforme significative du port d’arme reposant notamment sur l’interdiction de la fabrication et de la vente des armes d’assaut – comme celle utilisée à Newton –, ainsi que sur la générali- Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 sation de la vérification de l’identité et des antécédents psychiatriques et judiciaires des acheteurs d’arme – y compris sur Internet et dans les foires spécialisées. Une fois l’émotion passée, son projet de réforme s’est toutefois heurté le 17 avril 2013 au rejet du Sénat, qui s’est opposé tant à la limitation des armes d’assaut qu’à celles de poing. Les vérifications d’antécédents ne seront requises que dans les magasins, sauf dans les États qui ont déjà voté des lois plus strictes de contrôle des achats sur Internet. Au moment du vote, cinq sénateurs démocrates ont fait défection à la majorité présidentielle tandis que six républicains, dont John McCain, votaient pour. La mort de Trayvon Martin, un adolescent afro-américain non armé de 17 ans abattu en février 2012, en Floride, alors qu’il rentrait chez lui, par un homme chargé de la surveillance du voisinage de sa résidence, et l’acquittement du meurtrier ont plus récemment suscité une nouvelle vague d’indignation sans relancer vraiment l’espoir d’une réelle réforme. Questions internationales 1 Jean-Pierre Lassale, Les Institutions des États-Unis. Documents réunis et commentés, coll. « Documents d’études », La Documentation française, Paris, 2001 (www. ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/electionpresidentielle-americaine-2008/constitutionamericaine.shtml). 2 Didier Combeau, « Une démocratie à l’épreuve des balles ? », Le Débat, n o 143, janvier-février 2007, p. 139-149. 3 Caroline Lesnes, « Crise de l’arme aux ÉtatsUnis », Le Monde, 17 avril 2013. 4 UNODC, 2011 Global Study on Homicide, United Nations Office on Drugs and Crime, Vienne, 2011 (www.unodc.org/documents/ data-and-analysis/statistics/Homicide/Globa_ study_on_homicide_2011_web.pdf). © AFP / Drew Angerer Dans le projet de réforme sur l’immigration, les républicains de la Chambre des représentants, soutenus par les mouvements du Tea Party (ici un groupe de l’Alabama devant le Capitole en juillet 2013), s’opposent à toute mesure qui pourrait s’apparenter à une « amnistie » des immigrés clandestins. 33 sièges de sénateurs qui seront en jeu en 2014, 20 doivent être défendus par des démocrates, ce qui augmente le nombre de défaites potentielles. Huit de ces 20 sièges sont dans des États où les républicains sont déjà majoritaires ou très bien placés 2. Signe des difficultés à venir, 5 sénateurs démocrates sortants ont déjà annoncé qu’ils ne se représenteraient pas, ce qui réduit encore les espoirs de leur camp. Les pronostics actuels les plus optimistes voient le parti du président Obama conserver de justesse sa majorité sénatoriale en 2014. Il ne serait néanmoins pas surprenant de voir un Congrès à majorité républicaine dans les deux chambres à partir de janvier 2015. Une telle perspective risquerait de confiner définitivement Barack Obama dans un rôle de « canard boiteux » (lame duck), impuissant à imposer ses vues alors que tous les regards seront déjà rivés sur la course à sa succession. 2 Alaska, Arkansas, Caroline du Nord, Dakota du Sud, Virginie, Virginie occidentale, Louisiane, Montana. Entreprendre de nouvelles réformes Agir sans le Congrès L’opposition systématique des républicains peut parfois se révéler contre-productive, car le président dispose de pouvoirs qui lui permettent de contourner le Congrès. Après que ce dernier eut démontré son incapacité à légiférer en matière de politique énergétique, le président a par exemple décidé de suivre la voie tracée par le pouvoir judiciaire. En 2007, la Cour suprême avait en effet reconnu à l’Agence américaine de protection de l’environnement (United States Environmental Protection Agency, EPA) le droit de réguler les émissions de CO2 dans le cadre du Clean Air Act. L’EPA a donc négocié un accord historique avec l’industrie automobile afin de réduire la consommation et les émissions de CO2 des véhicules. Elle a aussi défini de nouveaux règlements qui limitent les émissions des futures centrales électriques et, enfin, en juin 2013, elle a annoncé de nouvelles limitations pour les centrales actuelles. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 61 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète Le même processus de contournement du Congrès a été utilisé pour la réglementation des armes à feu. Lorsque les sénateurs républicains – rejoints par plusieurs sénateurs démocrates – ont empêché le vote d’une réforme du port d’arme, pourtant modeste, suite à la fusillade dans une école de Newton qui a fait 26 victimes, dont 20 enfants, le président s’est rabattu sur des ajustements réglementaires – en essayant par exemple de renforcer le contrôle des acheteurs d’arme. Pour l’heure, ses efforts en la matière n’ont toutefois pas été couronnés de succès. Convaincre le Congrès d’agir Dans ces deux cas, le président a été obligé d’agir seul, car il ne pouvait pas s’appuyer sur une majorité suffisante dans les deux chambres pour faire adopter une nouvelle loi. Toute initiative législative doit en effet faire l’objet d’un consensus bipartite d’autant plus difficile à trouver désormais que plusieurs décennies de polarisation partisane (hyperpolarisation) ont accru le poids des conservateurs les plus radicaux, instinctivement hostiles à toute régulation ou, plus généralement, à toute intervention supplémentaire de l’État fédéral. Il existe cependant deux domaines dans lesquels les républicains semblent prêts à négocier une réforme : la fiscalité et la politique d’immigration. En matière de fiscalité, la dernière refonte du Code des impôts remonte à 1986. De multiples exceptions et distorsions rendent le système lourd et absolument inintelligible. En simplifiant la procédure pour tous les contribuables, une réforme fiscale de grande ampleur pourrait contribuer à ramener de nouvelles recettes tout en réduisant les taux d’imposition. La complexité du sujet et la multiplicité des groupes d’intérêt en jeu en font toutefois un terrain miné pour les élus qui s’y aventurent. Les républicains de la Chambre des représentants travaillent actuellement sur cette réforme et promettent d’en faire une condition du relèvement du plafond de la dette de l’État fédéral. Il faudra toutefois une volonté politique très forte pour qu’ils parviennent à un accord avec le Sénat et le président. 62 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 En matière d’immigration et pour rassurer une frange de son électorat ulcérée par la porosité de la frontière avec le Mexique, le candidat républicain Mitt Romney s’était déclaré, en 2008, favorable à l’érection d’une clôture électrifiée entre les deux pays et résolument hostile à toute régularisation des immigrés clandestins installés depuis des années aux États-Unis. Cette position a toutefois eu des conséquences désastreuses dans les urnes. Les citoyens issus de l’immigration en provenance de l’Amérique latine constituent en effet une part grandissante de la population américaine et donc du corps électoral 3. Depuis la défaite de novembre 2012, certains leaders du Grand Old Party se sont donc montrés beaucoup plus ouverts sur une réforme d’envergure des politiques d’immigration. Au Sénat, un groupe de huit sénateurs issus des deux partis 4 s’est mis au travail afin de trouver un compromis. La réforme consisterait à échanger le principe d’un renforcement du contrôle aux frontières contre celui de la régularisation de la situation d’une dizaine de millions d’immigrés clandestins installés aux États-Unis. Le 27 juin 2013, une large majorité de 68 sénateurs a adopté le texte amendé pour renforcer le contrôle de la frontière avec le Mexique. Ce vote encourageant pour les défenseurs de la réforme ne constitue pourtant qu’une première étape. Il reste à trouver un terrain d’entente avec la Chambre des représentants au sein de laquelle un groupe de travail bipartite tente, parallèlement, de négocier un compromis. Vu le penchant très conservateur de la majorité des représentants républicains à la Chambre, leur version de la réforme risque toutefois d’être autrement plus exigeante sur le degré de contrôle aux frontières et plus restrictive sur les conditions de régularisation des immigrés clandestins. Des obstacles majeurs restent donc à surmonter avant 3 En 2012, 27 % de ces électeurs avaient choisi Mitt Romney alors qu’ils étaient encore 44 % à voter pour George W. Bush en 2004. 4 Ce « Gang of Eight » est composé de quatre sénateurs républicains (Marco Rubio, le sénateur de la Floride ; Jeff Flake et John McCain de l’Arizona ; Lindsey Graham de Caroline du Sud) et quatre sénateurs démocrates (Dick Durbin, sénateur de l’Illinois ; Bob Menendez du New Jersey ; Chuck Schumer de New York ; Michael Bennett du Colorado). qu’une réforme de la politique d’immigration voie le jour. Les difficultés extrêmes à trouver un terrain d’entente sur la fiscalité ou l’immigration, alors que chacun en reconnaît pourtant la nécessité, montrent bien le caractère hautement improbable d’une réforme d’ampleur d’ici les prochaines élections de mi-mandat. Le président Obama ne peut compter que sur des événements inattendus pour rebattre les cartes et contraindre le législateur à surmonter la paralysie institutionnelle actuelle. De jour en jour, il voit dorénavant son capital politique et sa capacité d’influence s’amenuiser. Il lui reste à prolonger ce qu’il a déjà accompli, en attendant le jugement de l’Histoire. ■ ➜ FOCUS Les hydrocarbures de schiste : une révolution pour éviter la transition énergétique ? En quelques années, ils sont venus talonner la Russie qu’ils ne devraient pas tarder à dépasser comme premier producteur mondial de gaz naturel. D’ici la fin de la décennie, ils pourraient même détrôner l’Arabie saoudite en termes de production pétrolière. Les promesses d’un nouvel eldorado Défiant toutes les prévisions, les hydrocarbures non conventionnels – dont relèvent le gaz et le pétrole de schiste – ont remis en cause l’existence d’un pic pétrolier par la réévaluation de 50 % © AFP / Brendan Smialowski Alors qu’il y a cinq ans à peine, les États-Unis estimaient que leur avenir passerait par l’importation accrue de gaz naturel liquéfié, ils connaissent aujourd’hui la croissance de production d’hydrocarbures (gaz naturel et pétrole) la plus dynamique au monde. Plusieurs manifestations contre l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste ont été organisées à travers les ÉtatsUnis ces dernières années sans vraiment parvenir à mobiliser l’opinion publique. Ici l’actrice Daryl Hannah, lors d’un rassemblement à New York en août 2013, en appelle à l’interdiction de la fracturation hydraulique (fracking). Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 63 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète des réserves nationales de gaz naturel et de 10 % de celles de pétrole. Ainsi, alors qu’on s’attendait à une hausse rapide et inévitable des cours des hydrocarbures du fait de l’explosion de la demande mondiale et des prévisions de raréfaction des ressources, force est de constater qu’aux États-Unis les cours du gaz naturel ont chuté et que ceux du pétrole se sont stabilisés. Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), les États-Unis pourraient être énergétiquement autosuffisants d’ici à 2035. On évoque déjà une « révolution non conventionnelle », qui bat son plein en matière gazière et s’amorce rapidement en matière pétrolière. Les hydrocarbures de schiste y jouent un rôle essentiel. Depuis 2007, la production américaine de gaz naturel a augmenté de 30 % et la part du gaz de schiste est passée de 5 % à plus de 20 %. Selon l’AIE, elle pourrait atteindre 45 % d’ici à 2035. Les États-Unis posséderaient la deuxième ressource mondiale en gaz de schiste après la Chine. Cette manne permettrait au pays de satisfaire ses propres besoins énergétiques pour les 110 ans à venir. Le pétrole de schiste est, quant à lui, exploité depuis 2008 et sa montée en puissance est tout aussi fulgurante. En 2013, il répond déjà à 7 % de la demande nationale en or noir. Le premier importateur de pétrole du monde se défait peu à peu de sa dépendance, puisque ses importations nettes – c’est-à-dire les importations moins les exportations – ne représentent plus désormais que 45 % de sa consommation, contre 60 % en 2005. Grâce à la forte augmentation de la production de pétrole non conventionnel, certes combinée à la réduction de la consommation liée à la crise, les importations brutes de pétrole se sont contractées de 17 % entre 2005 64 et 2013 et, d’ici à 2030, le pays pourrait devenir exportateur net. Avantage compétitif et influence internationale Cette mutation aussi inattendue que spectaculaire a également contribué à la contraction des cours du gaz dans le pays, passés de 12,7 dollars par million de BTU (British Thermal Unit) lors du pic de la mi-2008 à 4 dollars à la mi-2013 – date à laquelle ils s’établissaient en moyenne à 13 dollars sur le continent européen. Jouissant désormais d’un avantage compétitif certain, les entreprises américaines en sont les principales bénéficiaires, singulièrement dans les secteurs de la chimie, de la pétrochimie et du plastique. Outre des répercussions sur la sécurité énergétique et sur l’économie du pays, la montée en puissance des hydrocarbures non conventionnels a des conséquences sur les équilibres énergétiques mondiaux. Si les ÉtatsUnis n’exportent pas encore de gaz de schiste, ils ne sont plus désormais prêts à payer n’importe quel prix pour accéder à l’énergie, en particulier en provenance du Canada. Cette manne leur a permis de devenir exportateurs de charbon, notamment à destination de l’Europe qui en profite pour réduire sa dépendance à l’égard des livraisons en provenance de la Russie. Plus généralement, certains experts estiment que la nouvelle donne énergétique pourrait provoquer une perte d’influence politique des États de l’Organisation des États exportateurs de pétrole (OPEP). tement démarchés par les sociétés gazières qui achètent leurs droits d’exploitation à des conditions pas toujours avantageuses. Le taux de déclin rapide des exploitations nécessite des investissements permanents et coûteux. Enfin, l’impact environnemental de la fracturation hydraulique utilisée pour produire le gaz de schiste fait l’objet de nombreuses critiques à propos de la consommation excessive d’eau et de la contamination des nappes phréatiques qu’elle engendre. L’empreinte carbone de cette ressource étant loin d’être nulle, elle a aussi des effets sur le changement climatique. Si les émissions de CO2 issues de la production américaine d’électricité ont commencé à chuter, l’augmentation des exportations de charbon vers l’Europe devrait détériorer le bilan carbone du Vieux Continent. La révolution énergétique américaine pourrait donc bien se révéler un jeu à somme nulle ne relevant pas de la transition énergétique appelée de ses vœux par la communauté internationale. Même s’il est impossible d’évaluer à l’heure actuelle la place que prendront les hydrocarbures de schiste dans le futur bouquet énergétique mondial, le mouvement amorcé par les ÉtatsUnis pourrait constituer un frein au développement des autres énergies alternatives. La révolution américaine du schiste contribuerait finalement à éviter une transition vers une énergie moins carbonée. Questions internationales De nombreuses controverses Mais l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels suscite également des doutes 1. En effet, aux États-Unis, les propriétaires terriens sont détenteurs du sous-sol et, à ce titre, direc- Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 1 Le débat a récemment été alimenté par le documentaire de Josh Fox, Gasland (2010), et par le film de Gus Van Sant, Promised Land (2012). Thierry Garcin et Eric Laurent 6h45/7h du lundi au vendredi franceculture.fr DREAM ON - Philippe Ramette. Exploration rationnelle des fonds sous-marins : la pause, 2006. Photo : Marc Domage © Philippe Ramette. Courtesy galerie Xippas Les Enjeux internationaux DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète ´ POUR ALLER PLUS LOIN Les nouveaux fondements de la politique nucléaire Premier pays à avoir développé la bombe atomique et seul à l’avoir jamais utilisée lors des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, les États-Unis conservent et maintiennent un arsenal nucléaire considérable, articulé autour de trois composantes : terrestre, océanique et aéroportée. Ils figurent parmi les cinq États dotés de l’arme nucléaire reconnus par le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) entré en vigueur en 1970 1. Affichant un total de 5 113 armes nucléaires (chiffre non actualisé depuis 2010 et n’incluant pas les armes en attente de démantèlement), les États-Unis possèdent, avec la Russie, près de 90 % de l’arsenal nucléaire mondial 2. Depuis la fin de la guerre froide et selon les chiffres officiels, le nombre d’armes nucléaires américaines aurait été réduit de 84 % par rapport au maximum atteint à la fin des années 1960. Leur rôle dans la stratégie de sécurité a également diminué, comme l’ont mis en évidence les deux dernières « revues de posture nucléaire » (Nuclear Posture Reviews, NPR) de 2001 et de 2010. Alors que celle de 2001 n’avait fait l’objet que d’une déclassification partielle, celle de 2010, qui intègre les orientations du président Obama, a été rendue publique en intégralité. Elle s’articule principalement autour de deux axes qui pourraient sembler, de prime abord, difficilement conciliables. ● Le premier est l’engagement des États-Unis en matière de désarmement nucléaire, pour lequel le président Obama, après son discours sur un « monde sans armes nucléaires »3 à Prague en avril 2009, avait obtenu, le prix Nobel de la paix. Devenue rapidement un point fort de l’agenda politique international de l’administration, cette thématique s’est traduite par l’affichage d’une diminution du rôle des armes nucléaires dans la stratégie de sécurité américaine ainsi que d’une réduc- 1 S u r l ’ h i s t o i r e d u T N P, vo i r G e o rg e s L e G u e l t e , « 45 ans après, le traité de non-prolifération nucléaire dans l’impasse », Questions internationales, no 61-62, mai-août 2013. 2 Voir Bruno Tertrais, La France et la dissuasion nucléaire, coll. « Question de défense », La Documentation française, Paris, 2007. Voir Hans M. Kristensen et Robert S. Norris, « Global Nuclear Weapons Inventories, 1945-2013 », Bulletin of the Atomic Scientists, vol. 69, no 5, septembre-octobre 2013, p. 75-81. 3 Rappelons qu’en son temps Ronald Reagan avait aussi annoncé un monde sans armes nucléaires d’ici trente ans afin de mieux justifier le développement de son programme d’Initiative de défense stratégique (IDS). 66 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 tion de l’arsenal stratégique américain. À ce titre, la NPR a mis en valeur le processus américano-russe de désarmement lancé pendant la guerre froide et dont le dernier avatar, le traité START I parvenu à échéance en décembre 2009, attendait encore un successeur au moment de la publication de la NPR (le traité New START a finalement été conclu en avril 2010, pour entrer en vigueur en février 2011). En outre, l’administration a pris l’engagement d’œuvrer à la ratification du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE), restée en suspens depuis son rejet par le Congrès sous la présidence de Bill Clinton. La NPR souligne qu’une telle décision pourrait entraîner celles d’autres États dont la ratification est nécessaire pour l’entrée en vigueur du traité – en particulier la Chine, l’Inde et le Pakistan. Le second axe de la politique nucléaire des ÉtatsUnis défini dans la NPR est la volonté de pérenniser l’arsenal, à travers la modernisation du complexe nucléaire. L’administration Obama s’est d’ores et déjà engagée à y consacrer plus de 85 milliards de dollars dans les dix prochaines années, ainsi que 85 milliards de dollars supplémentaires pour les activités de la National Nuclear Security Administration (NNSA) concernant les têtes nucléaires. Selon certaines estimations 4, l’ensemble des dépenses relatives aux forces nucléaires stratégiques représenterait entre 352 et 392 milliards de dollars pour la même période. Le but affiché est le maintien d’un « arsenal sûr, fiable et efficace », « tant que les armes nucléaires existeront ». Les États-Unis posent ici leur règle du jeu : ils ne seront pas les premiers à renoncer à leur arsenal nucléaire. ● Les intérêts vitaux des États-Unis, de leurs alliés et partenaires La NPR de 2010 affirme que « l’emploi d’armes nucléaires ne serait envisageable que dans des circonstances extrêmes pour défendre les intérêts vitaux des États-Unis, de leurs alliés ou de leurs partenaires ». L’arme nucléaire a donc aussi vocation à protéger non seulement les États-Unis mais également leurs alliés par le biais d’une dissuasion élargie (extended deter4 Russell Rumbaugh et Nathan Cohn, Resolving Ambiguity: Costing Nuclear Weapons, Stimson Center, Washington, 2012 (www.stimson. org/spotlight/resolving-ambiguity-costing-nuclear-weapons). L’arsenal nucléaire américain En 2010, les États-Unis ont annoncé détenir 5 113 armes au total. Avec le Royaume-Uni qui a donné en 2010 le chiffre de 225 et la France qui a déclaré en 2008 moins de 300 têtes nucléaires, les États-Unis sont les seuls à offrir une telle information. Ce chiffre diffère de ceux publiés lors des échanges semestriels de données dans le cadre du traité New START puisque ceux-ci ne portent que sur les têtes nucléaires stratégiques déployées et non sur le total de l’arsenal. Ainsi, en avril 2013, les ÉtatsUnis déclaraient 1 654 têtes stratégiques déployées sur des missiles balistiques intercontinentaux (InterContinental Ballistic Missile, ICBM), sur des missiles balistiques tirés de sous-marins (SubmarineLaunched Ballistic Missile, SLBM) et sur des bombardiers lourds. Ils donnaient également les chiffres de 792 vecteurs déployés et 1 028 lanceurs déployés et non déployés. À ces 1 654 têtes déployées devraient être ajoutées, d’après des estimations non officielles 1, 2 500 armes en réserve (hedge) et 200 armes nucléaires non stratégiques basées en Europe dans cinq pays membres de l’OTAN (Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas et Turquie). rence) qualifiée souvent, de manière imagée et simplificatrice, de parapluie nucléaire. Parmi les bénéficiaires de cette protection figure l’Alliance atlantique, dont la capacité de dissuasion repose sur des arrangements nucléaires spécifiques : d’une part, des armes nucléaires dites « non stratégiques » 5 basées dans cinq États européens (Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas, Turquie), d’autre part, les armes nucléaires stratégiques américaines, ainsi que la contribution des forces indépendantes britanniques (incluses dans la planification de l’OTAN) et françaises. S’agissant de la protection d’autres alliés et partenaires, l’Asie et le Moyen-Orient sont mentionnés sans plus de 5 Armes stratégiques et non stratégiques/tactiques : la signification de ces termes varie selon les pays. La distinction entre ces types d’armes repose soit sur la portée des vecteurs (supérieure à 5 500 km pour les missiles stratégiques, selon la classification de l’OTAN), soit sur leur fonction (les États-Unis définissent les forces non stratégiques comme celles pouvant être utilisées, après décision de l’autorité compétente, pour appuyer des opérations qui contribuent à l’exécution de la mission du commandant dans le cadre du théâtre d’opérations). Les États-Unis possèdent : – une composante terrestre dotée de 450 ICBM Minuteman III comportant une à trois têtes nucléaires (à terme, chaque ICBM ne devrait comporter qu’une seule tête nucléaire, comme annoncé dans la Nuclear Posture Review de 2010). Un programme de modernisation des Minuteman III devrait permettre d’étendre leur durée de service jusqu’en 2030 ; – une composante océanique reposant sur 14 sousmarins nucléaires lanceur d’engins (Ship Submersible Ballistic Missile Nuclear Powered, SSBN) de classe Ohio, dotés chacun de 24 SLBM Trident II D5. 9 SSBN seraient déployés dans le Pacifique et 5 en Atlantique. L’entrée en service du successeur du SSBN de classe Ohio dénommé SSBN-X n’est pas prévue avant les années 2020. Les missiles Trident II D5 devraient être retirés à partir de 2042 ; – une composante aéroportée de 19 bombardiers B-2 et 94 B-52 (seule la moitié de la flotte serait réellement équipée pour emporter des armes nucléaires). Un nouveau bombardier à long rayon d’action et un nouveau missile de croisière sont prévus pour les années 2020. 1 Hans M. Kristensen et Robert S. Norris, « US Nuclear Forces, 2013 », Bulletin of the Atomic Scientists, mars 2013 (http://bos. sagepub.com/content/69/2/77). précisions. Néanmoins, cette protection est accordée ouvertement à la Corée du Sud, au Japon et à l’Australie. La diminution du rôle des armes nucléaires et le renforcement de la dissuasion élargie Washington conçoit la dissuasion comme un triptyque fondé non seulement sur les armes nucléaires mais également sur les armes « conventionnelles » ainsi que sur les défenses antimissiles. La diminution du rôle des armes nucléaires pour les États-Unis n’est en effet possible qu’en raison de la supériorité des armes classiques (dites « conventionnelles ») dont ils disposent et de leur volonté de renforcer ce potentiel, notamment par des capacités de frappes stratégiques rapides (Prompt Global Strike). D’ailleurs, la NPR rend compte de la mise en place explicite d’une forme de dissuasion conventionnelle, en cas d’attaque biologique ou chimique par un État non doté d’armes nucléaires, contre eux ou leurs alliés. Les États-Unis Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 67 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète Le désarmement nucléaire américain en chiffres En dévoilant en 2010 le chiffre total de 5 113 armes nucléaires, les États-Unis ont présenté une réduction de 84 % par rapport au nombre maximum d’armes qu’ils avaient détenues (31 255 en 1967) et de 75 % par rapport au niveau de 22 217 armes lors de la chute du mur de Berlin en 1989. S’agissant des armes nucléaires non stratégiques, les États-Unis ont affiché une réduction d’environ 90 % entre l’arsenal détenu en 1991 et celui de 2009. Ces pourcentages impressionnants témoignent de la forte réduction de l’arsenal américain, tout en rappelant son ampleur actuelle. D’après des chiffres non officiels publiés en 2013 par le Bulletin of the Atomic Scientists, les ÉtatsUnis auraient réduit leur arsenal de 560 têtes nucléaires depuis 2009, ce qui représente plus que les arsenaux actuels du Royaume-Uni et de la France réunis. avertissent l’agresseur potentiel qu’ils prévoient « une réponse militaire conventionnelle dévastatrice ». Quant aux défenses antimissiles, elles n’offrent évidemment pas la capacité de riposte nécessaire au fonctionnement de la dissuasion par menace de représailles, mais s’intègrent dans une stratégie globale qui se rapproche davantage d’un concept de défense que de dissuasion au sens strict. En renforçant le poids des éléments non nucléaires dans les architectures de sécurité régionales, les États-Unis espèrent rassurer ceux de leurs alliés ou partenaires qui seraient inquiets d’une éventuelle disparition à terme du parapluie nucléaire américain et les dissuader de développer leur propre capacité nucléaire de défense. Du reste, la question fait régulièrement débat à Tokyo ou à Séoul, en particulier lorsque les provocations nord-coréennes se multiplient – comme après l’essai nucléaire nord-coréen du 12 février 2013. Tout en réduisant la place des armes nucléaires, la NPR ne limite pas leur rôle à une unique réponse aux agressions de type nucléaire. Washington dit chercher à établir les conditions qui lui permettraient d’adopter à terme une politique n’envisageant ainsi l’emploi d’armes nucléaires qu’en cas de menace ou d’agression nucléaire (sole purpose). 68 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 La vision d’un monde sans armes nucléaires s’éloigne En portant la vision d’un monde sans armes nucléaires, le président Obama a suscité des attentes importantes en début de premier mandat mais les perspectives se sont ensuite assombries quand la conclusion du traité New START en avril 2010 a confirmé que l’élimination totale des armes nucléaires n’était plus à l’ordre du jour. Certes, le traité fixe aux arsenaux nucléaires américains et russes des limites qui seront vérifiées, mais celles-ci paraissent peu ambitieuses, surtout pour la Russie qui, lors des premiers échanges semestriels de données, dévoilait déjà un nombre de têtes nucléaires déployées inférieur au plafond prévu pour 2018. D’ici cette échéance en effet, les deux parties au traité devront ne pas déployer chacune plus de 1 550 têtes nucléaires et 700 vecteurs (ICBM, SLBM et bombardiers lourds). Les têtes nucléaires non déployées ne sont pas prises en compte par le traité qui autorise donc, de fait, le maintien d’un stock d’armes presque illimité. Seul le seuil de 800 lanceurs déployés et non déployés fixe un plafond pour l’arsenal total. Lors de la ratification du traité New START, l’administration américaine s’est engagée auprès du Congrès à travailler à l’obtention d’un nouvel accord avec la Russie. Dans un discours prononcé à Berlin, en juin 2013, le président Obama a déclaré que la sécurité des ÉtatsUnis et de leurs alliés pourrait être assurée avec un arsenal réduit d’un tiers et qu’il négocierait de nouvelles réductions avec Moscou. Cet appel a immédiatement été rejeté par la Russie, qui affiche toujours une même inquiétude à l’égard de la défense antimissile américaine, dont elle redoute des conséquences pour sa capacité dissuasive. Ainsi, la perspective d’un monde sans armes nucléaires semble s’éloigner. Le président Obama, dans son discours de Berlin, en a parlé comme d’un « rêve ». Pour l’heure, une décision américaine de procéder unilatéralement à de telles réductions ne changerait certainement rien et ne renforcerait pas la sécurité nationale américaine. Elle ne serait pas imitée par la Russie et risquerait même de conduire à un scénario dangereux puisque la Chine serait tentée d’accroître son arsenal nucléaire en vue d’atteindre la parité avec les États-Unis qui serait alors devenue envisageable. Tiphaine de Champchesnel * * Spécialiste des questions nucléaires au sein de la Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense. L’État fédéral, modèle ou impasse Lucie Delabie * * Lucie Delabie est docteur en droit public, professeur à la faculté de droit Le second mandat de Barack Obama s’inscrit dans un contexte de très fortes tensions politiques. La multiplication des situations de blocage entre le président et le Congrès, concernant notamment le budget de l’État, menace la pérennité du modèle fédéral américain. À cela s’ajoutent les doutes sur l’aptitude et la volonté de la Cour suprême de se positionner en tant que gardien fondamental du fédéralisme américain. Face à ces deux défis, la figure présidentielle est réduite à un dangereux rôle d’équilibriste entre les différentes institutions fédérales pour éviter un blocage irréversible de l’État. de l’université Picardie Jules-Verne à Amiens. Laboratoire d’idées constitutionnelles, les États-Unis ont été les premiers à instituer le fédéralisme moderne 1. Véritable modèle pour les continents américain (Argentine, Brésil, Canada, Mexique) et européen (Allemagne, Belgique, Suisse), le fédéralisme américain repose sur l’idée que la souveraineté est d’abord dans le peuple 2 et que l’État est avant tout un gouvernement, c’est-à-dire un groupe d’hommes puissants et potentiellement dangereux pour les libertés individuelles. Aussi, craignant la médiocrité des représentants du pouvoir au sein des États américains et les risques potentiels pour ces libertés, les pères fondateurs proposèrent que les décisions les plus importantes soient prises à un niveau supérieur, le niveau fédéral, superposé aux États fédérés, qui conservent toutefois une liberté d’action en raison de leur plus grande légitimité locale. 1 Stéphane Pierré-Caps, Droits constitutionnels étrangers, PUF, Paris, 2010, p. 31. 2 On se souvient de la célèbre affirmation d’Abraham Lincoln d’après laquelle « la démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple ». À cette première division verticale du pouvoir s’ajoute une division horizontale au sein de l’État fédéral, impliquant une séparation stricte entre les représentants du pouvoir exécutif, législatif et judiciaire et faisant naître un régime présidentiel au sein duquel le Congrès – composé de la Chambre des représentants et du Sénat – et le président sont indépendants l’un de l’autre et se contrôlent mutuellement par une série de freins et contrepoids (checks and balances). Si la double protection ainsi instaurée est garante du respect des libertés, elle peut aussi créer un blocage institutionnel susceptible de menacer la pérennité du modèle fédéral. Sans être inédite, une telle situation semble avoir atteint son paroxysme depuis le début du second mandat du président Obama. En témoigne son discours sur l’état de l’Union de février 2013 devant les membres du Congrès, qui débute comme suit : « Il y a cinquante et un ans, John F. Kennedy a déclaré à cette Chambre que “la Constitution fait de nous non pas des rivaux pour le pouvoir, mais des partenaires pour le progrès... C’est ma tâche à moi”, a-t-il dit, “de donner un Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 69 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète rapport sur l’état de l’Union – l’améliorer, c’est la tâche de nous tous”. » Plus que jamais, face à la crise économique que traversent les États-Unis, la séparation juridique des pouvoirs instaurée par la Constitution américaine doit s’accompagner d’une coopération politique entre ces derniers pour assurer le fonctionnement de l’État. Outre la difficulté de trouver un juste équilibre dans les rapports entre les entités fédérées – représentées par le Sénat – et l’État fédéral 3, c’est l’interdépendance requise au sein de l’État fédéral qui semble aujourd’hui faire défaut. Elle s’explique non seulement par les rapports conflictuels qui existent entre le Congrès et le président mais aussi par la fluctuation des positions de la Cour suprême comme garante du modèle fédéral. Entre le président et le Congrès : de crises en compromis Bien que le président soit la figure clé des institutions américaines, il est affaibli par la polarisation extrême (hyperpolarisation) du système partisan américain. Elle l’oblige à une négociation permanente avec les parlementaires, dont l’échec peut conduire à une véritable situation de blocage institutionnel, à l’image des débats contemporains relatifs au budget de l’État fédéral. La contrainte d’une polarisation extrême L’une des principales difficultés de fonctionnement de l’État fédéral tient à l’absence de discipline partisane, les parlementaires américains n’étant responsables que devant leurs électeurs. Rien ne garantit alors qu’ils adoptent des mesures présentées par les représentants du pouvoir exécutif, en particu3 La défiance des États fédérés vis-à-vis de l’État fédéral tient en partie au fait qu’ayant créé l’Union ils ne veulent pas voir leur rôle totalement ignoré au sein de la fédération. Leur poids peut d’ailleurs être important, notamment dans la politique fédérale de défense et de diplomatie, à l’image de leur rôle dans la répartition des bases militaires sur le territoire des États-Unis. On pourra se reporter sur le sujet à l’article de Louis Aucoin publié dans le présent dossier. 70 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 lier lorsque le président n’a pas le soutien de la majorité au Congrès. Tel est le cas pour Barack Obama. Tandis que les démocrates ont perdu la majorité à la Chambre des représentants depuis les élections de mi-mandat (midterm elections) de novembre 2010, ils ne détiennent plus la majorité qualifiée au Sénat 4. Quand bien même cette majorité serait acquise, elle n’est pas à elle seule garante de l’adoption d’une mesure législative, comme le montre le sort de la réforme de l’assurance santé. Les mesures obtenues par Barack Obama à cet égard tiennent moins à la détention d’une majorité démocrate au sein des deux chambres qu’aux compromis obtenus en amont avec les parlementaires républicains et les lobbies des compagnies d’assurance, avant même que le président ne demande au Congrès d’élaborer un projet de loi 5. Cette situation est corroborée par une forte polarisation 6 partisane qui caractérise l’histoire récente du Congrès américain et qui renforce les risques de blocage. La tâche est encore compliquée par l’essor du Tea Party. Apparu en 2009, ce mouvement ralliant une partie d’élus républicains méfiants envers le « Big Governement » conteste les mesures d’assistance sociale voulues par le président et est franchement hostile au gouvernement fédéral. D’une manière générale, l’augmentation exponentielle et corrélative des moyens d’obstruction parlementaire – filibusters et motions de clôture – révèle la consolidation d’une dynamique décisionnelle conflictuelle au sein du Congrès américain. À cela s’ajoute un problème de transparence de la procédure législative, question dont Barack Obama avait fait l’une de ses promesses électorales, qu’il n’a malheureusement pas pu tenir. Ce contexte peut conduire à une véritable 4 L’attribution du siège de Ted Kennedy a donné lieu à la victoire d’un républicain, entraînant la perte de la majorité qualifiée au profit des démocrates. En 2012, le Sénat comptait 54 démocrates sur 100. 5 Murielle Mauguin Helgeson, « L’adoption de la loi relative à la réforme de la santé par le Congrès américain. Décryptage d’une bataille politique et procédurale », Revue française de droit constitutionnel, no 91, juillet 2012, p. 641-662. 6 Robert Pildes, « Why the Center Does not Hold: The Causes of Hyperpolarized Democracy in America », New York University, Public Law and Legal Theory Working Papers, no 207, août 2010, p. 5-6. paralysie du pouvoir fédéral, si le chef de l’exécutif ne parvient pas à obtenir l’appui des parlementaires pour mener à bien sa politique. Ce sont donc le marchandage et la négociation de voix qui alimentent le processus décisionnel. La négociation permanente Les circonstances politiques actuelles obligent plus que jamais le président Obama à négocier chacun des aspects de la politique qu’il entend mener. Certes, le blocage n’est pas systématique. En témoigne le consensus obtenu le 23 mai 2013 au sein du comité judiciaire du Sénat, de composition bipartisane, à propos de la modification de la loi sur l’immigration proposée par le président, dont l’une des dispositions reviendrait à offrir à environ 11 millions de sans-papiers une régularisation de leur situation 7. Encore faut-il que la réforme soit adoptée par l’ensemble du Sénat et par la Chambre des représentants. De manière générale, c’est le conflit qui caractérise les rapports entre le président et le Congrès. En témoigne le refus du Sénat, en décembre 2012, d’entériner la nomination de Susan Rice à la tête du département d’État pour remplacer Hillary Clinton. Ce refus tient essentiellement aux fortes critiques adressées par les parlementaires républicains à l’encontre de Susan Rice qui avait émis des doutes sur la nature terroriste des attaques menées contre le consulat américain de Benghazi en Libye. Cette décision symbolise le poids de la polarisation croissante sur le fonctionnement des institutions fédérales. Outre la question des nominations, ce sont les réformes législatives qui peuvent susciter un blocage complet. Ainsi en est-il de la réforme sur les conditions du port d’arme aux ÉtatsUnis que B. Obama avait annoncée après la tuerie de Newtown à la fin de l’année 2012. Le 17 avril 2013, l’amendement proposé a été rejeté par le Sénat, où les démocrates sont pourtant majoritaires, ce qui a conduit le président à évoquer un « jour de honte pour Washington ». 7 Sous réserve de leur présence sur le territoire des États-Unis depuis treize ans, d’absence d’aide sociale et d’absence de délit majeur. Mais le plus grand défi actuel pour le fédéralisme est peut-être l’adoption du budget de l’État. La question de la dette de l’État fédéral révèle pleinement l’état des luttes partisanes et la difficulté des négociations entre le Congrès et le président. Au printemps 2011, la dette publique dépassant 100 % du produit intérieur brut (soit 14 000 milliards de dollars), le département du Trésor annonça que le fonctionnement de l’État était assuré jusqu’au 2 août, date à laquelle le relèvement du plafond de la dette devait être assuré par voie législative, sans quoi les ÉtatsUnis se trouveraient en défaut de paiement. Face à cette situation, les oppositions partisanes se sont clairement manifestées, les républicains souhaitant une baisse du budget fédéral de 61 milliards de dollars tandis que les démocrates évoquaient une baisse de 31 milliards 8. Une véritable menace de paralysie de l’État s’en est suivie. Dans ces conditions, l’adoption du budget pour 2011 a nécessité deux autorisations du Congrès pour que le financement de l’État soit assuré. Pour faciliter un compromis, finalement obtenu le 31 juillet 2011 9, une commission bipartisane, composée de six élus républicains et de six élus démocrates, a été établie. C’est à cette occasion qu’une « clause couperet » – aussi appelée « mur budgétaire » – fruit d’un accord entre Barack Obama et le Congrès, a été adoptée pour éviter la répétition de ce scenario. D’après cette clause, faute d’accord sur le budget, des restrictions budgétaires seront automatiquement mises en œuvre dans l’éducation, l’armée, certains programmes de santé et les transports. L’objectif est ainsi de forcer les deux camps au consensus par la crainte de coupes automatiques dans des domaines que chacun souhaite voir épargnés. Toutefois, la radicalité de ce mécanisme suscite des critiques fortes. Le Fonds monétaire international lui-même s’en est inquiété, estimant que les coupes adoptées en mars 2013 auraient un effet négatif sur l’emploi et l’économie américaine. Cette technique a 8 Le camp démocrate est lui-même divisé entre les partisans de l’État-providence et les réalistes, prêts à réduire un peu les dépenses fédérales si les plus hauts revenus sont davantage imposés. 9 Le relèvement du plafond de la dette par étapes a été obtenu. En échange, le principe d’une réduction des dépenses de 2 000 milliards de dollars sur les dix prochaines années a été acté. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 71 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète Tableau récapitulatif des juges de la Cour suprême (septembre 2013) Fonction Nom Nommé par Âge Nomination Chief Justice (17e) John G. Roberts George W. Bush 58 ans 2005 Associate Justice Antonin Scalia Ronald Reagan 77 ans 1987 Associate Justice Anthony Kennedy Ronald Reagan 76 ans 1987 Associate Justice Clarence Thomas George H. W. Bush 65 ans 1991 Associate Justice Ruth B. Ginsburg Bill Clinton 80 ans 1993 Associate Justice Stephen Breyer Bill Clinton 74 ans 1994 Associate Justice Samuel Alito George W. Bush 63 ans 2005 Associate Justice Sonia Sotomayor Barack Obama 59 ans 2009 Associate Justice Elena Kagan Barack Obama 53 ans 2010 Source : Cour suprême (www.supremecourt.gov). cependant permis d’obtenir un compromis sur les conditions de financement de l’État fédéral, la Chambre des représentants ayant voté pour ce financement jusqu’en septembre 2013. La Cour suprême : garante de l’équilibre institutionnel fédéral ? Située au sommet de la hiérarchie du pouvoir judicaire des États-Unis, la Cour suprême est chargée de défendre les principes inscrits dans la Constitution. Garante du principe de séparation des pouvoirs et de la forme fédérale de l’État, elle doit en particulier veiller à ce que les lois fédérales fassent l’objet d’une adhésion des États fédérés. Bien que ses membres soient traditionnellement des défenseurs du fédéralisme, cette situation n’est pas immuable. Leur position peut évoluer selon les circonstances politiques et factuelles, au risque de créer des tensions avec les autres institutions fédérales que sont le Congrès et le président. Une juridiction hautement politisée La fonction juridictionnelle qu’exerce la Cour est largement prédéterminée par sa composition. Ses membres sont nommés à vie par le président sur avis et après consentement du Sénat. À ce titre, les présidents ont un poids important puisqu’ils façonnent la Cour en choisissant les juges en fonction de leur concep72 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 tion du droit, conception qui dépend elle-même le plus souvent de leur orientation politique. Aussi aboutit-on depuis longtemps à une forte politisation de cette juridiction, tradition avec laquelle Barack Obama n’a d’ailleurs pas rompu. En nommant Sonia Sotomayor en 2009 10 et Elena Kagan en 2010, le président a maintenu la division des membres de la Cour suprême en deux camps : celui des progressistes et celui des conservateurs. Les premiers réunissent Stephen Breyer, Ruth B. Ginsburg, Elena Kagan, Sonia Sotomayor, tous nommés par des présidents démocrates ; les seconds, nommés par des présidents républicains, incluent Samuel Alito, John G. Roberts, Antonin Scalia, Clarence Thomas. Reste le juge Anthony Kennedy, nommé par les républicains, mais qualifié de centriste. Dans ce contexte, chaque décision prise par la Cour suprême est conditionnée par le ralliement d’un conservateur à la position des progressistes, ou inversement. C’est donc, là encore, une quête d’équilibre et un jeu de négociations qui caractérisent le fonctionnement de l’institution fédérale que représente la Cour. Bien que cette coloration politique de la Cour existe depuis de nombreuses décennies, elle est néanmoins renforcée par la polarisation 10 D’origine hispanique, les arrêts rendus dans sa carrière antérieure témoignent du soutien de Sonia Sotamayor aux positions des libéraux. Le Sénat était divisé concernant sa candidature mais sa nomination a été approuvée par 68 voix contre 31. © Cour suprême des États-Unis / Steve Petteway / 2010 Les neuf juges de la Cour suprême. accrue qui caractérise la vie politique américaine ces dernières années. En effet, le rapprochement entre les activités extra-juridictionnelles de certains juges, comme Antonin Scalia et Clarence Thomas, et les idées du mouvement populiste du Tea Party pèse sur les décisions de la Cour suprême. Le président de la Cour lui-même, le Chief Justice Roberts, s’est inquiété de cette tendance et de ses effets néfastes sur le fonctionnement de la juridiction. Les mesures souhaitées par le président des États-Unis passant sous le regard avisé des juges de la Cour suprême, les rapports entre ces deux organes peuvent se révéler tendus. On retiendra à cet égard l’exemple concernant l’appréciation par la Cour du Fair Pay Act de 2009 dans l’affaire Citizens United v. FEC (2010). La Cour y a reconnu, au nom de la liberté d’expression, le droit pour les entreprises de dépenser des fonds de manière illimitée dans les campagnes politiques, incluant notamment le droit de financer directement les spots publicitaires en faveur d’un candidat. Elle admet donc que les entreprises privées ne soient plus contraintes de passer par l’intermédiaire d’un comité d’action politique. Cette position juridictionnelle a suscité une vive réaction du président Obama qui n’a pas manqué de souligner son désaccord avec la Cour dans son discours sur l’état de l’Union de 2010, affirmant que cette dernière venait d’ouvrir les vannes au profit des intérêts particuliers. Une juridiction protectrice du modèle fédéral En s’accordant le droit d’invalider les lois fédérales 11 et en s’assurant que les juges des États fédérés appliquent correctement la Constitution et les lois fédérales 12, elle assure l’équilibre institutionnel voulu par les pères fondateurs. Mais la forte politisation de la Cour et les divers intérêts en jeu ont conduit à une évolution des positions des juges sur cette question, en particulier depuis les années 2000, au point de marquer une rupture dans l’histoire de la politique jurisprudentielle de la Cour. 11 Voir à ce propos la célèbre décision Marbury v. Madison, 5 U.S. 137 (1803). 12 Notamment par application de la clause de suprématie du droit fédéral sur le droit fédéré prévue à l’article VI de la Constitution des États-Unis de 1787. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 73 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète En effet, cette période est marquée par la présidence du Chief Justice Rehnquist, dont les idées conservatrices ont mené au développement d’une approche anti-fédéraliste, ou plus exactement « néofédéraliste », au sein de la juridiction 13. Elle consiste à justifier un renforcement des pouvoirs des États fédérés au nom de l’immunité souveraine de ces derniers. Durant la présidence du juge Rehnquist, entre 1986 et 2005, plusieurs décisions de la Cour suprême ont révélé cette tendance même si chacune d’elle a été adoptée à une courte majorité (cinq voix contre quatre). Ce précédent montre à quel point la composition de la Cour et sa politisation peuvent influencer l’évolution du modèle fédéral américain. Cette querelle n’a pas disparu depuis 2005 même si, à cet égard, Barack Obama s’efforce de limiter cette position anti-fédéraliste. C’est d’ailleurs sous son impulsion qu’a été présenté le 8 septembre 2011 au Congrès un projet de loi – The American Jobs Act – visant à restreindre l’immunité souveraine des États fédérés. Il semblerait en outre que la Cour suprême, dans ses récentes décisions, confirme son rôle de garant du fédéralisme. Ainsi, l’analyse par la Cour suprême de la réforme du système de santé votée par le Congrès révèle ce retour à la protection de l’État fédéral. La Cour a reconnu par cinq voix contre quatre la constitutionnalité de la réforme proposée en se fondant sur le principe d’après lequel l’État fédéral a le pouvoir de faire voter l’impôt 14. De même, dans l’affaire Arizona v. United States 15, rendue en juin 2012, la Cour devait se prononcer sur la constitutionnalité de la réglementation relative à l’immigration adoptée par l’État d’Arizona. Constatant par cinq votes contre trois 16 que trois des dispositions de la loi de l’Arizona de 2010 sur les immigrés illégaux entraient en conflit avec le pouvoir constitu13 François Vergniolle de Chantal, « La Cour Rehnquist et le fédéralisme aux États-Unis : peut-on parler d’un projet néofédéral ? », Revue internationale de droit comparé, vol. 56, no 3, 2004, p. 571-602. 14 U.S. Supreme Court, The patient protection and affordable care Act cases, 28 juin 2012. 15 U.S. Supreme Court, Arizona v. United States, 132 S. Ct. 2492 (2012). 16 Le juge Elena Kagan n’a pas pris part à la décision. 74 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 tionnel appartenant à l’État fédéral en matière d’immigration, la Cour a rappelé le nécessaire équilibre institutionnel entre les pouvoirs respectifs de l’État fédéral et des États fédérés. Il est à noter que cette décision tient au ralliement du juge Kennedy au camp progressiste. De son côté, le juge Scalia, très conservateur, a fait part dans son opinion dissidente de sa vive opposition à la décision retenue par la Cour. Il y voit une intrusion inacceptable dans les pouvoirs souverains de l’État d’Arizona. Cet exemple témoigne de l’instabilité de la politique jurisprudentielle de la Cour suprême en matière de fédéralisme. Une chose est certaine, les choix de cette institution fédérale sont, au même titre que la qualité des rapports entre le président et le Congrès, un élément essentiel de la préservation du fédéralisme américain. Faute de parvenir au juste équilibre entre le respect de la diversité des États fédérés et l’unité que représente le pouvoir central, le fonctionnement de l’État fédéral s’en trouve affecté. ●●● Les tensions politiques, la forte polarisation, les blocages décisionnels que connaissent depuis quelques années les États-Unis augurentils d’une disparition du modèle fédéral ? Il est certain que le président Obama, dans le contexte de crise actuel, doit faire face à de nombreux défis pour éviter une paralysie complète des institutions américaines. Seules d’âpres négociations, l’adoption de mesures visant à faciliter le consensus entre les organes fédéraux, et le soutien de la Cour suprême à une répartition équilibrée des pouvoirs fédérés et des pouvoirs fédéraux peuvent garantir la pérennité du fédéralisme. Loin d’être nouveau, le débat relatif à une remise en cause du fédéralisme américain doit toutefois être relativisé. Fondé sur un paradoxe originel entre unité et diversité, le modèle fédéral est vivant, il évolue au gré des circonstances et doit être ajusté afin de répondre au mieux aux besoins et aux attentes actuelles d’un peuple américain dont on sait l’importance qu’il attache à la préservation des valeurs inscrites dans la Constitution de la République. ■ ´ POUR ALLER PLUS LOIN Le système éducatif : une bonne image mais une réalité plus décevante Contrairement à une idée répandue, le système éducatif américain présente des résultats ambivalents. Derrière les noms prestigieux de Yale, Harvard ou Stanford, mondialement connus, les performances de l’enseignement primaire ou secondaire, de même que celles de nombreuses universités moyennes ou petites, ont donné lieu ces dernières années à des constats alarmants. Aux États-Unis, la réforme du système éducatif est donc plus que jamais en débat, notamment lors des campagnes présidentielles. L’école au cœur de la nation américaine Depuis les origines de leur démocratie, les Américains ont beaucoup misé sur leur système éducatif. Les fondateurs de l’Union estimaient que l’école devait développer le sens du mérite et nourrir une élite capable de défendre les idéaux de la nouvelle République contre toute forme de tyrannie. Les populations ayant participé à la conquête de l’Ouest considéraient, quant à elles, l’éducation comme un levier d’émancipation sociale face aux élites déjà installées de la côte Est. L’école était perçue comme garante de l’égalité démocratique. Durant les premières décennies du XX e siècle, l’école publique américaine a permis à des millions d’enfants d’immigrants de « s’américaniser ». Elle a contribué à former la jeunesse d’un pays qui est devenu la plus grande puissance mondiale entre 1900 et 1950. Durant tout le XX e siècle, chaque génération a atteint un niveau d’éducation plus élevé que celui de la génération précédente. En 1900, à peine la moitié des enfants allaient à l’école et seulement 6 % des jeunes âgés de 17 ans sortaient du lycée. En 1930, environ 30 % de la population avait été scolarisé jusqu’au lycée et, en 1950, plus de 50 %. Des années 1950 aux années 2000, l’enseignement a permis de former les jeunes aux emplois toujours plus spécialisés et plus techniques, en particulier après l’avènement d’une nouvelle révolution de l’information. Un constat alarmant À la suite d’un rapport intitulé The Nation at Risk, qui a appelé en 1983 à un renforcement des matières académiques fondamentales, les États ont introduit des normes d’évaluation drastiques en matière de performance éducative, élaboré des cursus scolaires plus exigeants et accru les moyens accordés à l’éducation 1. Un organisme fédéral a été créé pour s’assurer que les États respectaient les objectifs communs, notamment pour certains groupes spécifiques d’enfants. En 2002, l’adoption du No Child Left Behind Act a ensuite permis aux districts scolaires de mettre en place une large palette d’innovations : acquisition des nouvelles technologies, pratiques d’enseignement innovantes, nouvelles pratiques managériales pour le corps enseignant. En dépit de ces mesures, ils ne sont aujourd’hui que 69 % des élèves de lycée à obtenir leur diplôme de fin d’études chaque année. Les États-Unis, qui étaient, il y a trente ans, en tête des classements internationaux concernant la qualité et la quantité d’élèves sortant du lycée, n’occupent plus que la 18e place sur les 23 pays développés pris en compte. Chaque année, 1,3 million d’élèves échouent aux examens de sortie du lycée. Les États ayant les plus forts taux de diplômés – autour de 80 à 89 % – sont le Wisconsin, l’Iowa, le Vermont, la Pennsylvanie et le New Jersey. Les États détenant les plus faibles taux sont le Nevada, le NouveauMexique, la Louisiane, la Géorgie et la Caroline du Sud. Preuve de la crise du système éducatif 1 The Center for Public Education (www.centerforpubliceducation.org). Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 75 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète aux États-Unis, 14 %, des nouveaux professeurs du secondaire démissionnent avant la fin de leur première année d’enseignement, 33 % renoncent au bout de trois ans et près de la moitié dans les cinq ans qui suivent leur nomination. Les nouvelles réformes d’Obama Le président Obama a lancé en 2009 un ambitieux programme fédéral, Race to the Top (« Course vers le sommet »), doté de plus de 4,3 milliards de dollars, qui récompense les États affichant de bons résultats en matière d’éducation dans les écoles primaires et secondaires. 19 États ayant mis en place ce programme — soit 22 millions d’élèves et 1,5 million d’enseignants répartis dans 42 000 écoles — ont déjà été financièrement récompensés. Au total, 46 États ainsi que le district de Columbia ont souscrit à ce programme, et 34 ont déjà modifié en profondeur leur politique éducative. En 2012, le président a aussi lancé une Race to the Top Competition au niveau des districts scolaires, soit un investissement de près de 400 millions de dollars, afin de définir de nouvelles normes d’enseignement et permettre une aide personnalisée aux élèves en difficulté. Un autre volet de la politique du président Obama concerne les classes primaires. Des programmes spéciaux d’enseignement et de tutorat s’adressent désormais aux très jeunes enfants en difficulté. Le président a aussi rappelé sa volonté de voir scolariser le plus tôt possible tous les enfants dans les écoles maternelles (President’s Preschool for All Initiatives), et ce dans les 50 États de l’Union. L’État fédéral a en outre investi plus de 600 millions de dollars dans le programme Race to the Top – Early Learning Challenge (RTT-ELC), un nouveau cadre de promotion de l’apprentissage de la lecture, qui devrait permettre à terme de mieux coordonner les actions en la matière dans les 50 États. 35 États, plus le district de Columbia et Porto Rico, ont déjà mis en œuvre des programmes novateurs en ce sens dans les écoles maternelles. Les États de 76 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 Washington, de Californie, du Minnesota, de l’Ohio, de Caroline du Nord, du Maryland, du Delaware, du Massachusetts et de Rhode Island ont reçu plus de 500 millions de dollars de subventions fédérales, et le gouvernement fédéral a annoncé que l’Oregon, le Nouveau-Mexique, le Wisconsin, le Colorado et l’Illinois recevraient en 2013 quelque 133 millions de dollars supplémentaires. Près d’un million d’enfants de moins de 5 ans profitent aussi désormais du programme Head Start qui permet aux enfants les plus défavorisés de bénéficier de consultations médicales gratuites à l’école maternelle. Le gouvernement fédéral s’apprête à étendre le système Head Start à tous les États de l’Union. L’enseignement supérieur peut compter sur quelques grandes universités mondialement connues qui bénéficient d’un brain drain international. Cette réalité cache toutefois la grande faiblesse des moyennes et des petites universités. Le système est également très critiqué en raison de son coût exorbitant et surtout du niveau d’endettement que le système génère pour les étudiants (1 000 milliards de dollars en 2012, soit le premier poste d’endettement des étudiants et de leur famille). Les États-Unis n’occupent plus que le 9e rang mondial pour la part des jeunes inscrits à l’université, et même le 16e rang pour les jeunes adultes de 25 à 34 ans étudiant en cycle long, ce qui les situe largement derrière la Corée du Sud, le Canada ou le Japon. Le président Obama s’est donc engagé pour 2020 à remédier à cette situation, en redonnant aux ÉtatsUnis la première place mondiale pour le pourcentage de jeunes inscrits à l’université. Dans son discours sur l’état de l’Union de 2013, il a aussi déclaré vouloir augmenter les bourses des étudiants du College et inciter les responsables des universités à diminuer le montant des droits d’inscription. Michel Goussot * * Maître de conférences à Sciences Po Paris. Répartir les pouvoirs entre État fédéral et États fédérés : les arbitrages de la Cour suprême Louis Aucoin * * Louis Aucoin est directeur du Programme de maîtrise en droit international Le système fédéral américain a toujours suscité beaucoup d’intérêt. Nombre de différences, voire Diplomacy de la Tufts University, Medford (Massachusetts) de contradictions, existent entre les droits des États aux États-Unis*. fédérés sur des questions aussi importantes que le mariage homosexuel ou la peine de mort. Rien de bien surprenant à cela puisque, dans la Constitution américaine, les pères fondateurs sont volontairement restés ambigus sur la répartition des compétences entre État fédéral et États fédérés. Dans ces conditions, la Cour suprême est conduite à jouer un rôle essentiel. Les fluctuations de sa jurisprudence s’inscrivent à l’intérieur de certaines constantes. à la Fletcher School of Law and Il y a presque deux cents ans, Alexis de Tocqueville notait : « Aux États-Unis, il n’est pas une question politique qui ne devienne, tôt ou tard, une question judiciaire 1. » Dans le système américain de common law, ce sont les tribunaux qui font très souvent le droit. Les décisions de la Cour suprême ont notamment apporté à de nombreuses reprises des réponses aux multiples dilemmes opposant les États au pouvoir fédéral au sujet de la détermination de leurs prérogatives respectives. * Cette contribution a été traduite de l’américain par Gabin Chevrier. 1 Craig R. Ducat, Constitutional Interpretation: Powers of the Government, vol. 1, Wardsworth, Stamford, 10e éd., 2013, p. 57. La Constitution Plusieurs articles de la Constitution américaine font expressément référence au fédéralisme, dont certains sont très souvent repris par la jurisprudence. Ainsi, l’article I, section 8, énumère les pouvoirs explicites (enumerated powers) du gouvernement fédéral. De nombreux travaux universitaires ont analysé la nature du système fédéral américain au prisme de cet article – longtemps présenté comme la clef de voûte du compromis entre États fédérés et État central –, en concluant que le gouvernement fédéral était un gouvernement aux pouvoirs limités. Autre référence constitutionnelle allant dans le même sens, le Xe amendement de la Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 77 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète Constitution (1791) dispose que « les pouvoirs qui ne sont pas délégués aux États-Unis par la Constitution, ni refusés par elle aux États, sont réservés aux États ou au peuple ». Une interprétation rapide de ces textes pourrait laisser penser que les États fédérés et le peuple se taillent donc la part du lion pour l’attribution des pouvoirs. D’autres éléments attestent néanmoins de la réalité d’un pouvoir central beaucoup plus solide. L’article I de la Constitution apporte déjà une limite importante aux prérogatives des États, puisque sa section 10 indique « qu’aucun État ne pourra être partie à un traité, à une alliance ou à une Confédération ». La conduite des affaires extérieures appartient clairement et exclusivement au pouvoir fédéral. Qui plus est, la liste des pouvoirs de l’État fédéral énumérés dans la section 8 de l’article I précité inclut dans une troisième subdivision celui « de réglementer le commerce avec l’étranger, entre les différents États de l’Union et avec les tribus indiennes » (clause dite de commerce). Lui est également attribué dans la même section le pouvoir « de faire toutes les lois nécessaires et appropriées (necessary and proper clause) à la mise en œuvre des attributions ci-dessus énoncées et de celles conférées au gouvernement des ÉtatsUnis, à ses administrations ou à ses agents par la présente Constitution ». De par leurs possibilités d’interprétation très larges, ces deux dispositions contredisent donc l’idée d’un pouvoir central limité. Tout comme la célèbre clause de l’article VI de la Constitution qui précise que : « La Constitution et les lois des États-Unis qui serviront à son application et tous les traités déjà conclus sous l’autorité des États-Unis constitueront la loi suprême du pays ; ils s’imposeront aux juges de chaque État, en dépit de toute disposition contraire dans la Constitution ou les lois de l’État. » L’ensemble de ces clauses confère des pouvoirs dits implicites à l’État fédéral. À côté de ces dispositions constitutionnelles, il convient de rappeler que la tradition a également joué un rôle significatif dans la répartition des pouvoirs. Il a ainsi été très tôt acquis 78 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 que « les États fédérés américains ont toujours fait davantage que de gérer les affaires courantes des États-Unis. Leurs lois régulent toujours la naissance et la mort, le mariage et le divorce, le crime et sa répression, l’achat et la vente d’une propriété. Ils gèrent l’éducation, les prisons, les autoroutes, la santé, la protection environnementale, les entreprises et les professions libérales » 2. Aux origines du fédéralisme L’une des décisions les plus célèbres de la Cour suprême, l’arrêt Barron v. Baltimore de 1833, a fait un temps pencher la balance en faveur des États fédérés. La Cour suprême a en effet alors décidé que les droits contenus dans le Bill of Rights – qui incluent les dix premiers amendements de la Constitution protégeant les droits fondamentaux – ne concernaient que le gouvernement fédéral et ne contraignaient pas les États fédérés. En rendant l’avis de la Cour, son président, John Marshall, déclara : « La Constitution a été établie par le peuple des États-Unis et pour lui, pour son propre gouvernement, et non pour le gouvernement de chacun de ses États. » En limitant le champ d’application de la Constitution et plus particulièrement du Bill of Rights, cet arrêt donna l’impression de limiter la mise en œuvre des droits fondamentaux au seul gouvernement central, qui apparut dès lors juridiquement démuni pour s’attaquer au problème le plus crucial de son époque, l’esclavage. D’autres arrêts de la Cour suprême, antérieurs à la guerre de Sécession, sont au contraire allés dans le sens de l’accroissement significatif des prérogatives du pouvoir central. Dans l’affaire McCulloch v. Maryland de 1819, le gouvernement fédéral s’est vu reconnaître des pouvoirs implicites, en l’occurrence la liberté d’engager les moyens nécessaires pour atteindre les buts qui lui sont assignés par la Constitution, avec les seules limites que la Constitution lui fixe. En l’espèce, l’État fédéral se vit reconnaître le droit de créer une banque. À cette 2 David Brian Robertson, Federalism and the Making of America, Routledge Press, Londres, 2012, p. 1. Dans l’arrêt Gibbons v. Ogden de 1824, la Cour offrit une définition large de la clause de commerce en reconnaissant que les États n’avaient aucun pouvoir de contrôle et de limitation du commerce interétatique, puisque celui-ci était du ressort exclusif du Congrès. En l’espèce, les juges déclarèrent que la loi de l’État de New York était inconstitutionnelle, car elle empiétait sur le pouvoir conféré au Congrès des ÉtatsUnis. En l’autorisant à contrôler le commerce entre États fédérés et le commerce des États-Unis avec les nations étrangères, la Cour décida que la loi fédérale s’imposait en ce domaine. Cette décision, qui va dans le sens d’un pouvoir fédéral étendu, fut suivie d’un grand nombre d’arrêts similaires. Procédant d’une lecture particulièrement extensive de la clause de commerce, ils ont servi de fondement aux mesures de régulation de l’État fédéral. L’affaire Gibbons v. Ogden fut systématiquement citée comme la toute première reconnaissant le caractère « préemptif » du pouvoir fédéral. Le principe de préemption a ainsi été défini : « La Cour suprême a cherché pendant de nombreuses années comment déterminer le principe selon lequel la loi fédérale devait s’imposer lorsqu’il y avait une “collision” avec celle des États. Dans de très nombreux cas, elle a adopté une vision large du sujet, suggérant simplement que, lorsqu’il réglemente un domaine, le Congrès devait être considéré comme l’ayant préempté, marquant ainsi que les États ne devaient pas réglementer ce même domaine 4. » 3 Voir Sotirios A. Barber, The Fallacies of States’ Rights, Harvard University Press, Cambridge, (Massachusetts), 2013, p. 66. 4 Jonathan D. Varat, William Cohen et Vikram D. Amar, Constitutional Law: Cases and Materials, Foundation Press, New York, 13e éd., 2009, p. 386-387. © Bibliothèque publique de l’État de Virginie occasion, le juge en chef Marshall déclara que la création d’une banque était sous-entendue dans la formulation « nécessaires et appropriées » de la section 8 de l’article I précité. Depuis cette célèbre décision, l’approche tendant à reconnaître la suprématie des lois fédérales sur les lois des différents États est dite « fédéralisme marshallien » 3. John Marshall (1755-1835), quatrième président de la Cour suprême, a joué un rôle essentiel dans la rédaction et l’interprétation de la Constitution américaine. Après la guerre de Sécession La guerre de Sécession a eu des conséquences significatives sur l’évolution de la question. L’élément le plus important de l’aprèsguerre a été l’adoption des XIII e, XIV e et XVe amendements. Le XIIIe amendement a aboli l’esclavage dans tout le pays et le XVe garantit le droit de vote à tous les citoyens, quels que soient « la race, la couleur ou un état antérieur de servitude ». Quant au XIVe amendement, il a apporté une réponse à la question soulevée par la Cour suprême dans l’affaire Barron v. Baltimore de 1833, en stipulant expressément qu’« aucun État ne pourra édicter ou appliquer une loi quelconque limitant les privilèges ou les immunités des citoyens des États-Unis ; aucun État ne pourra priver quiconque de sa vie, de sa liberté ou de sa propriété, sans procédure légale régulière [Due Process], ou dénier Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 79 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète ➜ FOCUS La répartition des pouvoirs dans le fédéralisme américain On retrouve dans la Constitution américaine de 1787 une division bipolaire des pouvoirs, concédant des compétences d’attribution au Congrès, et reconnaissant une compétence résiduelle aux États. En effet, on attribue des delegated powers au gouvernement central. Ceux-ci se divisent en trois catégories : – les pouvoirs explicites (art. I, section 8). On parle des enumerated powers. La délégation de pouvoir la plus importante en temps de paix, mis à part le droit au Due Process et l’Equal Protection Clause du XIVe amendement, est indubitablement celle tenant au pouvoir de réguler le commerce (Commerce Clause) ; – les pouvoirs implicites (art. I, section 8, clause 18). Il est fait référence à cette clause sous la désignation classique de « necessary and proper clause ». Cette dernière autorise le Congrès à voter toute loi qui s’avérerait nécessaire et appropriée pour mener à bien les fonctions qui lui ont été dévolues en vertu de l’article I section 8 ; – les pouvoirs inhérents, consubstantiels à l’existence et au fonctionnement même des instances fédérales. Parallèlement, et de manière résiduelle, les États fédérés ont des pouvoirs dits réservés, en vertu du Xe amendement qui dispose que « les pouvoirs qui ne sont pas délégués aux États-Unis par la Constitution, ni refusés par elle aux États, sont conservés par les États respectivement ou par le Peuple ». Enfin, les pouvoirs concurrents, ou partagés, appellent à une analyse plus casuistique qui doit mesurer la pertinence et l’opportunité de l’intervention de l’un ou l’autre des niveaux, au vu de la nature et des enjeux de la question. à quiconque relevant de sa juridiction l’égale protection des lois ». Cette dernière disposition fournit un fondement solide aux interprétations à venir de la Cour suprême sur l’égalité et la non-discrimination 5. La Cour suprême avait jugé dans l’arrêt Barron v. Baltimore que le Bill of Rights ne s’appliquait qu’au gouvernement fédéral et non aux États fédérés. À partir des années 1920, une série d’arrêts a interprété les dispositions du XIVe amendement de façon à incorporer la plupart des différents droits énoncés dans le Bill of Rights pour les rendre opposables au gouvernement des États. L’« incorporation » désigne le processus par lequel les juridictions américaines, singulièrement la Cour suprême, ont rendu applicables aux États fédérés des droits en vertu de la clause de garantie de la procédure légale régulière (Due Process Clause) du XIVe amendement. 5 80 Ibid., p. 747 et suiv. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 Pour organiser la répartition des pouvoirs, la Constitution a consacré deux principes. D’une part, les Denied Powers des sections 9 et 10 de l’article I tracent une frontière imperméable entre les compétences qui ne sauraient être exercées par l’État fédéral au détriment des États, et inversement les pouvoirs qui ne pourraient être exercés par les États en lieu et place de l’État fédéral (adhérer à un traité par exemple). D’autre part, la Supremacy Clause, contenue dans l’article IV, dispose que le pouvoir fédéral bénéficie d’une supériorité, et même d’une suprématie, au terme de laquelle le niveau fédéral devra être préféré en cas de conflit avec les États fédérés. Source : Association des présidents des cours suprêmes judiciaires des États membres de l’Union européenne (www.reseau-presidents.eu). Dans la décision Palko v. Connecticut de 1937, toujours pertinente, la Cour suprême a opté pour l’incorporation des droits impliquant « des principes de justice tellement enracinés dans les traditions et les consciences de notre peuple qu’ils peuvent être classés comme fondamentaux ». En revanche, cet arrêt n’a pas expressément spécifié quels droits pouvaient être ainsi caractérisés. La Cour le fit au cas par cas les années suivantes, se considérant comme arbitre en la matière. La tendance à l’incorporation trouvera son point d’orgue en 1973 avec le célèbre et très controversé arrêt Roe v. Wade qui a reconnu l’avortement comme un droit constitutionnel, invalidant les lois des États le prohibant ou le restreignant au motif qu’elles violaient le droit à l’intégrité physique de chaque citoyenne américaine, garanti par la clause de garantie de la procédure légale régulière du XIVe amendement. © Bibliothèque du Congrès Inscrit dans le XIVe amendement adopté en 1868, le principe d’égale protection des lois est le fondement juridique qui permet de lutter contre les discriminations raciales ou politiques. Ici une affiche raciste d’une campagne électorale de 1866 en Pennsylvanie. Les tentatives de rééquilibrage Bien que les États fédérés aient pu au fil du temps étendre leurs pouvoirs à de nombreux domaines qui ne sont pas mentionnés explicitement dans la Constitution, en prenant tout particulièrement en charge des pans entiers du droit civil, une vision marshallienne du fédéralisme a longtemps prévalu. S’appuyant sur une interprétation extensive par la Cour suprême de la clause des pouvoirs dits nécessaires et appropriés et de la clause de commerce ainsi que par une limitation des prérogatives des États grâce à la clause de Due Process du XIVe amendement, elle a progressivement reconnu au gouvernement fédéral de très larges pouvoirs implicites. Plusieurs tentatives ont toutefois été entreprises afin de corriger, voire d’inverser, cette tendance. Avec son « nouveau fédéralisme » (New Federalism), le président Richard Nixon décida d’accroître la marge de manœuvre des États dans l’exercice de leurs prérogatives, notamment en leur fournissant une autonomie financière accrue. Au fil des années, les pouvoirs de l’État fédéral ne s’étaient en effet pas uniquement accrus d’un point de vue juridique mais également en termes budgétaires. Les subventions fédérales accordées aux États par Washington offraient autant d’incitations financières pour uniformiser au niveau national des politiques dans des domaines qui étaient pourtant à l’origine de la seule compétence des États – ainsi pour l’éducation. Le nouveau fédéralisme de Nixon prévoyait que le pouvoir fédéral réunisse plusieurs catégories de programmes et remette globalement les subventions afférentes aux États au lieu de leur allouer de manière séparée. Ce principe Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 81 DOSSIER États-Unis : vers une hégémonie discrète de subventions globales (block grants) devait permettre aux États une plus grande autonomie dans l’utilisation des ressources. Nixon défendit aussi la création d’un programme de partage général des revenus (general revenue sharing), c’est-à-dire une aide financière inconditionnelle remise aux États et aux instances locales. Son objectif était de revitaliser les gouvernements à l’échelle des États et des instances locales en rapprochant la prise de décision de la population, et de réduire les dépenses administratives liées au système de subventions existant 6. Dans l’arrêt National League of Cities v. Usery de 1976, la Cour suprême décida ensuite que le pouvoir fédéral ne pouvait pas se prévaloir de la clause de commerce pour intervenir dans un domaine qui relève des « fonctions gouvernementales traditionnelles » des États fédérés – en l’espèce le respect des dispositions de la loi sur les conditions de travail relatives au salaire minimum et au paiement des heures supplémentaires. En rendant l’avis de la Cour, le juge Rehnquist déclara : « Cette Cour n’a jamais douté qu’il existait des limites concernant le pouvoir du Congrès […] y compris quand il exerce ses pleins pouvoirs de taxer ou de réguler le commerce, conférés par l’article I de la Constitution. […] Il a été reconnu à plusieurs reprises qu’il existe des prérogatives qui appartiennent à chaque État et auxquelles le Congrès ne doit pas porter atteinte, non pas parce que le Congrès pourrait outrepasser son autorité législative en s’emparant du sujet, mais parce que la Constitution lui interdit d’exercer son autorité de cette manière. » Cette tendance ne fit toutefois pas long feu puisque, dès 1985, la Cour effectua un revirement jurisprudentiel dans l’affaire Garcia v. San Antonio Metropolitan Transit Authority. Revenant expressément sur la décision National League of Cities v. Usery, elle statua que les États fédérés ne s’occupent que des pouvoirs qui n’ont pas été accordés à l’État fédéral. Après un bref intermède dans les années 1970, cet arrêt a donc marqué un retour à la perception marshallienne 6 Le New Federalism du président Nixon sera progressivement démantelé dans les années 1980. 82 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 du fédéralisme, qui avait caractérisé la plupart des décisions de la Cour suprême depuis l’affaire McCulloch v. Maryland de 1819. Vers une nouvelle tendance ? L’une des affaires récentes les plus importantes concernant le fédéralisme est l’arrêt United States v. Windsor, rendu par la Cour suprême le 26 juin 2013. Cette affaire statuait sur la constitutionnalité de la loi fédérale connue sous le nom de Defense of Marriage Act (DOMA) qui limitait les droits conjugaux et la reconnaissance de l’union maritale entre deux personnes au niveau national aux seuls couples hétérosexuels. Les juges de la Cour suprême ont estimé, par cinq voix contre quatre, que la section 3 du Defense of Marriage Act était contraire à la Constitution en ce qu’elle privait une partie des Américains des libertés protégées par le Ve amendement. Dans cette affaire, l’épouse survivante d’un mariage contracté entre deux personnes de même sexe cherchait à être remboursée d’une taxe fédérale qu’elle n’aurait pas eu à payer si son statut d’épouse lui avait été reconnu. Résidentes de l’État de New York, les deux femmes s’étaient légalement mariées dans l’Ontario au Canada. À l’époque de leur union, les mariages homosexuels conclus dans des pays où ils étaient autorisés étaient aussi reconnus par la loi de l’État de New York. Tout d’abord, la Cour a rappelé que, de par l’histoire et la tradition, la définition et les règles du mariage étaient bien du ressort des États. Elle n’en a pas moins décidé qu’il était de son rôle d’intervenir afin de rappeler le principe d’égale protection de la loi contenu dans le XIVe amendement. Dans l’affaire Arizona v. United States, jugée le 25 juin 2012, la Cour suprême eut à connaître d’une loi adoptée par l’État d’Arizona visant à enrayer le flux d’étrangers en situation irrégulière. La loi devait étendre les possibilités de contrôle d’identité et les pouvoirs des autorités de police locales. Jugeant que cette loi contrevenait à de nombreuses dispositions contenues dans l’Immigration Reform and Control Act adopté par le Congrès en 1986, et reconnaissant ainsi une nouvelle fois le principe de préemption qui accorde la primauté à la loi fédérale en matière d’immigration, la Cour a suspendu plusieurs dispositions de la loi de l’État d’Arizona. Plus que sur le fond, l’arrêt de la Cour repose essentiellement sur des considérations liées aux répartitions des compétences entre les États fédérés et le pouvoir fédéral. Dans l’affaire du National Federation of Independant Business v. Sebelius de 2012, la Cour suprême a statué sur la constitutionnalité du Patient Protection and Affordable Care Act, communément appelé « Obamacare ». À peine adoptée, la loi de réforme de l’assurance-maladie a en effet vu sa constitutionnalité contestée sur plusieurs dispositions. La Cour suprême devait se prononcer sur l’obligation faite à chaque Américain de souscrire, sous peine d’amende, une assurance-maladie et sur l’élargissement du programme Medicaid. L’administration Obama défendit la constitutionnalité de la loi au motif que les dispositions contestées relevaient du champ d’application de la clause de commerce et de la clause des pouvoirs dits nécessaires et appropriés. Mais c’est sur un autre fondement que la Cour suprême a admis la constitutionnalité de la loi, celui de la création d’un nouvel impôt qui se rattache à la compétence fiscale du Congrès américain. En prenant à contrepied aussi bien les partisans de la loi que ses adversaires, cette décision a ouvert une nouvelle période de spéculation sur les limites constitutionnelles du pouvoir fédéral. L’insistance avec laquelle le juge en chef Roberts a rappelé les limites du pouvoir fédéral pourrait d’ailleurs influencer la jurisprudence des mois et des années à venir. En exposant cet arrêt National Federation of Independant Business v. Sebelius, il a en effet conclu : « Les auteurs de la Constitution américaine ont créé un gouvernement fédéral aux pouvoirs limités et ont confié à la Cour suprême la mission de faire respecter ces limites. C’est ce que la Cour fait aujourd’hui. Ce faisant, elle n’exprime aucune opinion sur la sagesse de la loi sur l’assurance-maladie. Selon les termes de la Constitution, ce jugement n’appartient qu’au Peuple. » ●●● L’histoire de la délimitation des pouvoirs entre État fédéral et États fédérés telle qu’elle se dégage des principaux arrêts de la Cour suprême souligne un certain nombre de constantes. Ainsi, bien que l’encadrement de l’État fédéral ait été un fondement du système institutionnel américain, ses pouvoirs ont été significativement étendus par la Cour, notamment par l’interprétation extensive de la clause de commerce et de la clause des pouvoirs dits nécessaires et appropriés. Qui plus est, l’interprétation de la clause suprême (Supremacy Clause) contenue dans l’article IV de la Constitution a souvent conduit à l’affirmation d’une supériorité, et même d’une suprématie, du pouvoir fédéral en cas de conflit avec les États fédérés – c’est-à-dire à la consécration de la doctrine de préemption. À travers de nombreux arrêts, il apparaît aussi que les prérogatives du pouvoir fédéral et celles des États sont encadrées par l’interprétation des dispositions du Ve amendement et du XIVe amendement. Dès 1819 et l’affaire McCulloch v. Maryland, le juge en chef John Marshall avait annoncé que la question des lignes de démarcation entre les États et le gouvernement fédéral serait soulevée continuellement, aussi longtemps que les institutions américaines existeraient. ■ Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 83 Chronique d’ACTUALITÉ ÉCONOMIQUE Les « Chroniques d’actualité » ont pour vocation d’ajouter une dimension plus personnelle et subjective au didactisme volontaire de la revue. Questions internationales espère ainsi accroître son intérêt et rester fidèle à son objectif : contribuer à la connaissance comme à l’intelligence des relations internationales par le public francophone. Les opinions exprimées par les auteurs relèvent de leur seule appréciation. > La politique commerciale des États-Unis au regard de l’entrée de la Russie dans l’OMC Le 22 août 2012, la Russie est devenue le 156 e État membre professeur émérite. de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Prise après dix-huit années de négociations, cette décision corrige une profonde anomalie au regard de l’importance stratégique d’un État membre du G8 et du G20, du Conseil de sécurité et doté de l’arme nucléaire. En effet, selon la Banque mondiale, cette adhésion devrait permettre une augmentation annuelle de près de 3 % du produit national brut (PNB) du pays. L’économie russe bénéficie désormais de la clause dite de la nation la plus favorisée, c’est-à-dire qu’elle peut profiter de tout avantage commercial déjà accordé par un État membre de l’OMC à un autre. En outre, la Russie devra faire état d’une plus grande transparence pour garantir le respect du bon fonctionnement du commerce international. Cette adhésion pourrait aussi encourager de nombreux États non membres à se rapprocher de l’OMC. Si tous les présidents américains depuis 1992 ont été de fervents défenseurs de cette adhésion, ils ont dû aussi livrer une bataille contre l’application de l’amendement Jackson-Vanik de 1974, qui imposait des restrictions dans le commerce américano-russe et prévoyait des sanctions contre des fonctionnaires russes. Il a fallu attendre décembre 2012 pour que le Congrès l’abolisse. La Russie et les États-Unis ont alors renoncé à la non-application des règles de l’OMC dans leur Jacques Fontanel, 84 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 commerce bilatéral. Cependant, cette controverse a provoqué à Washington une réflexion plus générale sur le rôle de l’OMC et son intérêt pour les États-Unis. L’amendement Jackson-Vanik Adopté en 1974, l’amendement JacksonVanik entendait limiter les exportations américaines vers les régimes communistes, en rétorsion au refus des autorités soviétiques de laisser les citoyens, principalement juifs, émigrer. Depuis 1992, le Congrès exprimait son désaveu concernant les pratiques commerciales, la politique étrangère et le respect des droits de l’homme en Russie. En 2012, le pays était encore assujetti aux règles de cet amendement du fait de sa politique à l’égard de l’Iran et de la Syrie. Pendant la campagne présidentielle, le candidat républicain Mitt Romney a même présenté la Russie comme le « plus grand ennemi politique » des États-Unis. La guerre froide n’était donc pas morte. Pourtant, de nombreux pays comme la Chine, le Vietnam, l’Égypte ou l’Arabie saoudite, jugés « non libres » par l’ONG Freedom House, n’ont pas connu de telles réticences de la part du Congrès américain. Après l’adhésion de la Russie en août 2012, les sociétés américaines ont contesté la position du Congrès en estimant qu’elles risquaient de perdre des parts de marché si l’amendement JacksonVanik n’était pas aboli. La Russie était alors dans son strict droit de retirer les bénéfices de son adhésion à l’OMC aux compagnies américaines. Les autorités russes ont pourtant déclaré ne pas avoir l’intention d’appliquer des mesures discriminatoires contre les sociétés américaines, même si elles pouvaient légalement le faire. Avec le soutien du milieu des affaires, Barack Obama a donc fait abolir l’amendement. Dans le même temps, il a fait adopter le Magnitsky Act, qui permet de prendre des mesures de rétorsion financière et d’interdire l’entrée sur le territoire américain aux assassins de l’avocat fiscaliste russe Sergueï Magnitski et aux personnes coupables de violation des droits de l’homme. Les conséquences économiques En 2012, la Russie était le vingtième partenaire économique des États-Unis, mais sa part ne représentait que 0,5 % du commerce extérieur américain. Depuis, les échanges se sont développés en raison de la réduction significative des droits de douane – de l’ordre de 7 % en moyenne. Les États-Unis vendent à la Russie des machines industrielles, des véhicules, des avions, de la nourriture et des instruments médicaux et optiques. Ils lui achètent du pétrole, du fer, de l’acier, des pierres précieuses, de l’uranium enrichi et des fertilisants. En 2012, le président de l’Export Council a estimé que les exportations américaines vers la Russie devraient plus que doubler dans les cinq années à venir, notamment dans le secteur des équipements agricoles, des machines industrielles – du fait de l’obsolescence et de l’usure considérable des matériels en Russie – et dans les domaines des services – banques, assurances, télécommunication, audiovisuel. Comme la Russie s’est engagée à respecter les règles de la propriété industrielle – en décembre 2012, elle a signé un accord avec Washington dans ce domaine –, le commerce s’effectue dans de meilleures conditions. Désormais, les économies américaine et 1 Sur la base des données de l’OCDE, Perspectives économiques, n° 93, 2013, Annexe statistique, tableau 47 (www.oecd.org/fr/ eco/perspectives/perspectiveseconomiquesdelocde-annexestatistique.htm). russe s’inscrivent davantage dans la complémentarité et la collaboration que dans l’affrontement. Vers un retour au mercantilisme ? En 1970, les États-Unis manufacturaient 95 % des produits qu’ils consommaient. De nos jours, moins de la moitié des produits vendus sur le territoire américain sont produits aux États-Unis. Le libéralisme sur lequel repose l’OMC a conduit au démantèlement des industries américaines et à un déficit commercial cumulé abyssal des États-Unis, de plus de 6 000 milliards de dollars depuis 2005 1. Il s’agit du transfert unilatéral de richesses le plus important de l’histoire de l’humanité. Au rythme actuel, c’est près de 18 000 milliards de dollars de déficit cumulé qui pourraient en résulter à terme. Le financement des déficits commerciaux et budgétaires américains est dorénavant assuré par le Japon, la Chine et la Corée du Sud. L’ouverture des frontières économiques et commerciales représente donc un problème pour les États-Unis. Leur puissance ne peut perdurer sans une base industrielle renouvelée. La question du niveau de vie et celle de la défense du pays se posent aussi clairement. Revenant sur le sacro-saint principe du multilatéralisme, le gouvernement américain semble donc privilégier les rapports bilatéraux, reposant sur des facteurs pragmatiques et stratégiques. L’administration américaine participe fortement aux efforts de promotion des exportations. Avec la National Export Initiative, Barack Obama s’est donné pour objectif de doubler les exportations américaines pendant son mandat. L’État apporte désormais aux entreprises des informations de qualité, des études de faisabilité, de l’assistance à l’exportation, des aides financières. Il a aussi engagé de multiples négociations en vue de conclure de nouveaux accords commerciaux. Au fond, le sentiment mercantiliste commence à renaître aux États-Unis. Rappelons que le pays qui a toujours soutenu idéologiquement le libéralisme de Thomas Jefferson s’est aussi développé, dans les périodes difficiles, grâce au protectionnisme d’Hamilton. Au moment où la Russie se pare des oripeaux du libre-échange, le gouvernement américain admet quelques entorses à ses règles pour éviter l’effondrement économique que fait craindre son énorme endettement. ■ Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 85 Chronique d’ACTUALITÉ GÉOPOLITIQUE > Guerre de Syrie : les difficultés d’un règlement global Qui aurait pu imaginer, en mars 2011, que la contesgrand reporter international tation de rue syrienne, fille au Figaro et essayiste. de ce qu’on appelait alors encore le « printemps arabe », allait se transformer en guerre civile, et que ce conflit armé, où seraient utilisées des armes chimiques, allait faire en deux ans et demi plus de 100 000 morts et deux millions de personnes déplacées ? Personne, car, en dépit du maintien de son gouvernement autoritaire, la Syrie était devenue, depuis une dizaine d’années, une sorte de paradis touristique, un havre de paix ayant accueilli par centaines de milliers les réfugiés d’un Irak en proie au chaos. Il est vrai que la Syrie de cette époque jouissait du soutien politique et financier inconditionnel non seulement de l’Iran, mais aussi des pétromonarchies sunnites du golfe Persique. Dans la sphère chrétienne, elle restait l’alliée privilégiée de la Russie au Levant mais son maître Bachar al-Assad obtenait parallèlement de la France l’honneur insigne d’être invité à son défilé du 14 juillet (2008). Une fois déclenché le cercle vicieux contestation-répression, Bachar perdit rapidement tous ses soutiens internationaux, à l’exception de la Russie et de l’Iran. Les Occidentaux et les membres de la Ligue arabe jouèrent la chute de Bachar à très brève échéance. Ils commirent l’imprudence de retirer leurs ambassades de Damas, dans un geste naïf de servilité anticipée à l’égard de rebelles qu’ils voyaient prendre la capitale d’un jour à l’autre. La Russie, l’Iran et son vassal libanais le Hezbollah, qui avaient trop à perdre dans cette histoire, défendirent le régime bec et ongles. Renaud Girard, Les hésitations de l’Occident Toutes les prédictions occidentales sur une chute rapide du régime se révélèrent erronées. Méditant les échecs répétés de ses interventions extérieures en terres d’islam (Somalie, 86 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 Afghanistan, Irak, Libye), les États-Unis se tinrent sur une prudente réserve, quant à la possibilité d’une action militaire de leur part. Le président Obama fixa une ligne rouge qui ne concernait que l’usage massif d’armements chimiques. Le gazage de la population des faubourgs de la Goutha (oasis à l’est de Damas, contrôlé par la rébellion) le 21 août 2013, suivi par la diffusion sur Youtube d’images terribles d’enfants suffocant, changea la donne. Estimant certaine la responsabilité du régime (sur la base d’enregistrements secrets d’officiers subalternes), la Maison-Blanche se mit sur le sentier de la guerre. Mais, à la différence des guerres précédentes, l’opinion publique ne suivit pas l’élite politico-médiatique washingtonienne qui brandissait à nouveau la « responsabilité de protéger ». Par indécision ou pour gagner du temps, Barack Obama annonça une consultation du Congrès. Alors qu’un vote négatif de la chambre des Représentants s’échafaudait, le président américain fut sauvé par une initiative russe de dernière minute, le 9 septembre 2013, proposant le désarmement chimique de la Syrie. Après un marathon diplomatique entre les ministres américain et russe des Affaires étrangères, à Genève, les 13 et 14 septembre, un accord fut trouvé : le régime du président Bachar al-Assad révélerait la liste de ses stocks d’armes chimiques et procéderait à leur destruction, sous contrôle international, dans un délai d’un an. Dans les premiers jours de la session de l’Assemblée générale des Nations Unies (ouverte le mardi 24 septembre), les leaders des trois puissances du P-3 (le groupe des trois pays occidentaux membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU) ont rappelé leur volonté de trouver un accord politique en Syrie. Car ils ont compris qu’aucune victoire militaire ne viendrait jamais clarifier la situation politique : le régime n’est pas prêt d’être éliminé, car les Alaouites, qui sont le dos au mur, se battront jusqu’à la mort ; il n’est pas prêt de reconquérir le terrain perdu au nord et à l’est du pays, en raison du nombre de sunnites ruraux insurgés, et du soutien dont ils bénéficient à partir du territoire turc. La radicalisation de la rébellion Les États-Unis, la France et le Royaume-Uni veulent donc relancer l’idée de ce qu’on appelle Genève-2, qui est un projet de conférence où les représentants de l’État syrien et ceux de l’opposition se mettraient autour d’une table, pour s’accorder sur la constitution d’un gouvernement de transition. Mais ce projet ne dépasse pas pour le moment le stade du vœu pieux, en raison de l’irréalisme des Occidentaux quant à la composition des différentes délégations. Du côté du régime, ils exigent un départ préalable de Bachar des affaires : or, qu’on le veuille ou non, c’est lui qui incarne l’État en Syrie et personne d’autre. Du côté de l’opposition, Paris, Londres et Washington ne veulent entendre parler que du CNS (Conseil national syrien), présidé par Ahmad al-Jarba, un homme qui a été reçu au plus haut niveau dans les trois capitales. Or, ce CNS souffre cruellement de manque de représentativité sur le terrain. Le mardi 24 septembre au soir, les principaux groupes rebelles sur le terrain ont annoncé leur rupture avec le CNS et avec sa branche militaire, l’Armée syrienne libre, dirigée formellement par le général Selim Idriss. Parmi les treize factions rebelles ayant rompu avec le CNS, on trouve la puissante organisation salafiste Ahrar al-Cham ; on trouve aussi le groupe Liwa al-Tawhid, issu de la mouvance des Frères musulmans ; on trouve enfin la Liwa al-Islam, financée par l’Arabie saoudite. La nouvelle entente inclut la brigade Al-Nosra et d’autres mouvements se réclamant d’Al-Qaida. Dans leur communiqué, les treize factions ont indiqué que la CNS ne les représentait pas et qu’elles ne la reconnaissaient pas. Elles ont en outre décidé que, dans la future Syrie, la charia consituerait « la seule source de législation ». Répondant à une question que je lui posai, lors d’une conférence de presse le 16 septembre, sur la nécessité de protéger les chrétiens de Syrie – notamment après les pillages et les tueries perpétrés au village chrétien de Maaloula, investi par les rebelles alors qu’il était dépourvu de tout intérêt stratégique –, le secrétaire d’État américain John Kerry m’assura que l’opposition lui avait promis de garder le caractère laïc de l’État. Le problème, c’est que l’opposition avec laquelle traitent les gouvernements occidentaux n’est absolument pas représentative. On est donc, hélas, encore très, très loin de Genève-2. De la rencontre du mardi 24 septembre, à New York, entre les présidents français et iranien, on comprend que Paris ne mettra plus son veto à une participation de la Perse à cette conférence de la dernière chance. C’est un tout petit pas, mais c’est un premier pas. Mais si un jour cette conférence se fait, si par miracle se forme un gouvernement de transition, ce ne sera en rien la fin des difficultés en Syrie. Il restera à régler le problème le plus épineux, celui du désarmement des dizaines de milliers de jihadistes islamistes à l’œuvre aujourd’hui dans le pays. En Irak, sept ans d’occupation américano-britannique ne réussirent pas à débarrasser la Mésopotamie de ses jihadistes sunnites. L’ancien ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, préconise la partition du pays. Il est vrai que, le long de la côte méditerranéenne, s’est déjà constitué une sorte de réduit alaouite et qu’au nord-est du pays les Kurdes s’auto-administrent déjà, quitte à se défendre contre les attaques des katibas (unités combattantes) islamistes. Mais le problème viendrait du territoire détenu par la rébellion, de la frontière turque à Alep. Qui pourrait garantir qu’il ne devienne pas un réservoir à terroristes, comme l’est actuellement la partie sud de la Somalie ? La très meurtrière attaque islamiste contre un centre commercial de Nairobi le 21 septembre 2013 a rappelé les dirigeants occidentaux à la prudence. La perspective d’un règlement global de la guerre civile syrienne – qui est le prolongement d’un affrontement plus vaste, celui du monde sunnite contre l’axe des chiites et autres « hérétiques » – ne se profile toujours pas à l’horizon. Il n’a aucune chance de voir le jour, en l’absence d’une intermédiation de l’Iran, qui reste le plus sûr allié régional du régime de Bachar. Le fait que l’Iran se soit doté d’un nouveau président, beaucoup plus modéré et pragmatique que le précédent, le fait que les dirigeants occidentaux veulent se montrer ouverts à son égard, constituent, dans ce drame, la seule lueur d’espoir. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 87 » Entrez dans le vif des débats européens ! Une série qui aborde sans tabou les questions que chacun se pose sur l’Europe et qui met à mal les idées reçues. Une approche pluridisciplinaire qui rompt avec le traitement purement institutionnel de l’Union européenne. Un éclairage vivant, incisif et accessible sur les débats européens qui ont de fortes répercussions sur la scène politique nationale. 9 € - Format 11X18 cm ´En vente en librairie et sur www.ladocumentationfrancaise.fr La documentation Française Questions EUROPÉENNES La violence politique en Europe : entre accalmie et renouveau Marc Milet * * Marc Milet est maître de conférences en science politique à l’université Panthéon-Assas Le début du siècle est marqué en Europe par des mutations significatives de la violence politique, quelles de sciences administratives et politiques (CERSA). que soient ses formes. La menace des séparatismes violents s’éloigne. Le terrorisme islamiste, bien que de faible amplitude, a changé de nature. La résurgence du recours à une violence de négociation vis-à-vis des autorités publiques, la radicalisation des actions de l’ultragauche et le renouveau de « croisades morales » portées par l’extrême droite semblent quant à eux relever d’un processus commun : le sentiment de perte d’emprise. (Paris II), Centre d’études et de recherches Les démocraties européennes sont le terrain d’une multitude d’actions radicales, propres à des luttes identitaires, sociales, idéologiques ou économiques. Ces actes relèvent de comportements qui visent à créer des blessures aux personnes ou des dommages aux biens en vue de faire triompher une cause ou un intérêt. Émeutes, attentats terroristes, séquestrations et saccages jalonnent ainsi l’histoire européenne récente des conflits infra-étatiques et des mouvements sociaux. Cependant, toute violence sociale ne relève pas uniquement du champ politique. Encore faut-il que celle-ci procède d’une attaque « lancée au sein d’une communauté politique, dirigée contre le régime politique, ses acteurs – les groupes politiques en compétition aussi bien que les représentants du pouvoir » –, ou qui concerne ses politiques publiques 1. En ce sens, 1 En référence à la définition classique posée par Ted Robert Gurr, Why Men Rebel, Princeton University Press, Princeton, 1970, p. 3-4. le hooliganisme, les crimes passionnels ou les pratiques délinquantes ne rentrent pas dans la catégorie des violences politiques en tant que telles. La frontière n’est toutefois pas si aisée à déterminer. La nature des émeutes urbaines qui éclatent de manière cyclique dans les banlieues des agglomérations occidentales donne ainsi lieu à des interprétations contradictoires selon qu’elles sont conçues comme un mouvement spontané ou comme une révolte porteuse d’un message politique, ne serait-ce qu’implicite. Pour le reste, le panel est relativement étendu, entre des formes d’action relevant d’une violence de rupture – à l’instar des actes terroristes (fondamentaliste, séparatiste, idéologique…) – et celles issues d’une violence de revendication qui cherche selon des procédés moins radicaux à peser sur la décision publique. La première, d’essence révolutionnaire ou contre-révolutionnaire parfois, vise à Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 89 Questions EUROPÉENNES une transformation profonde de l’ordre social et politique ou à empêcher les mutations en cours des sociétés par le recours à l’assassinat ou aux attentats, là où la seconde résulte d’une volonté d’infléchir par des formes illégales de protestation des politiques publiques ciblées. De multiples indices pourraient laisser penser que s’ouvre en Europe une période de mutations. Il n’est cependant pas certain que le recul ou l’augmentation de la violence politique en soient les seules clés de lecture. Selon les formes observées, le panorama demeure ambivalent. Un recul contrasté de la violence politique de rupture Depuis 2007, l’agence européenne de lutte contre la criminalité, l’Office européen de police (Europol), publie un rapport annuel sur le terrorisme qui répertorie les actes perpétrés, les arrestations effectuées et les attentats déjoués sur le continent européen, principalement dans le cadre de l’Union européenne. La publication périodique de ces statistiques offre un aperçu utile des grandes tendances de ces dernières années. Si le risque terroriste a pu être instrumentalisé par les pouvoirs publics en période de campagne électorale, il n’en reste pas moins que, sur la durée, le nombre d’actes terroristes répertoriés ne cesse de décliner. Il est ainsi passé de 580 en 2007 à moins de 300 en 2009 pour s’établir à 174 en 2011. Un infléchissement est toutefois survenu en 2012 (avec 219 actes) sans que l’on puisse, pour l’heure, en évaluer la portée réelle. L’épuisement du terrorisme à vocation nationaliste L’une des explications de ces chiffres tient pour l’essentiel à l’épuisement des conflits séparatistes nord-irlandais et basque qui touchaient l’Ulster, l’Espagne et, dans une moindre mesure, la France. Le cessez-le-feu de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) en août 1994 a précédé un accord politique entre les élites des communautés protestantes et catholiques d’Irlande du Nord en avril 1998, condui90 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 sant à une résolution institutionnelle du conflit (accords de Stormont). Le démantèlement de l’arsenal militaire des principales organisations terroristes catholiques telles que la PIRA (IRA provisoire) et l’Armée de libération nationale irlandaise (INLA), intervenu respectivement en 2005 et en 2009, a prolongé le processus. L’annonce en octobre 2011, réitérée depuis, de l’abandon définitif de la lutte armée par l’ETA (Euskadi Ta Askatasuna – « Pays basque et liberté ») laisse à penser qu’un phénomène identique est désormais à l’œuvre en Espagne. Le constat de la faiblesse des résultats obtenus par la voie violente tranche en effet avec les prérogatives concédées par l’État central à des groupements autonomistes qui ont choisi d’agir par la voie légale comme en Catalogne ou en Écosse. L’incapacité des mouvements radicaux à renouveler les références mobilisatrices pour les nouvelles générations explique sans doute aussi l’épuisement de la cause. Le vernis marxiste d’ETA ou la lutte coloniale face à l’occupant britannique brandie en Ulster dans les années 1970 apparaissent désormais anachroniques à l’aube du xxie siècle. Le processus d’intégration économique européen a enfin conduit à un notable accroissement des échanges entre l’Ulster et la République irlandaise. Les collectivités territoriales ont pu bénéficier d’une manne financière et d’un canal d’expression ouvert notamment après la mise en place au niveau européen du Comité des régions en mars 1994, à la suite du traité de Maastricht. Ce bref panorama mérite pourtant d’être relativisé. La sortie de conflits politiques infraétatiques conduit bien plutôt à une mutation des formes de la violence qu’à son éradication. La phase de sortie de la violence politique génère, dans un premier temps, l’apparition de nouveaux groupements, généralement portés par un nombre très limité d’activistes radicaux qui refusent d’abandonner le combat. En Irlande du Nord, l’année 2009 a ainsi été endeuillée par les assassinats successifs de deux militaires et d’un policier, qui ont été revendiqués par deux nouveaux groupes, l’IRA-Continuité et l’IRA-Véritable. Les attentats à la bombe L a v iolen c e p olit iq u e e n E u ro p e : e n t re a c c a l m i e e t re n o u v e a u © AFP / Fred Dufour Les manifestations qui ont eu lieu en France, au printemps 2013, en marge de l’adoption de la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe ont fait l’objet de nombreux débordements violents. ou les assassinats ont fait place à une violence plus diffuse, moins radicale mais quotidienne, les ratonnades à la barre de fer ou les incendies de maisons se substituant à la lutte armée. La tension communautaire en Ulster n’a aucunement disparu. En témoignent aussi les éruptions de violence passionnelle de type émeutier qui échappent au répertoire statistique. Sur fond de crise économique et de difficultés sociales, les défilés ou parades des communautés catholiques ou protestantes à Belfast servent de prétexte à des confrontations cycliques entre jeunes Nord-Irlandais. On assiste enfin à une recomposition des formes de la violence, qui muent d’une violence politique vers une violence sociale d’essence criminelle. La principale dérive consiste en un basculement des militants de la lutte armée vers le gangstérisme à travers le développement d’activités crapuleuses. Les militants de la lutte armée sont dotés d’un véritable savoirfaire, puisque les trafics, les extorsions ou les braquages sont des pratiques qui ont, durant de nombreuses années, couramment servi au financement de la cause. La succession de règlements de compte en Corse en 2012 et 2013 illustre cette évolution et explique le fort degré « d’actes terroristes » relevé en France par Europol. La surévaluation du risque islamiste : la propagation de la doctrine du « loup solitaire » Dans un autre registre de violence politique, le caractère très meurtrier des attentats islamistes de Madrid en mars 2004 puis de Londres en juillet 2005 ne doit pas occulter le fait que les actes terroristes fondamentalistes représentent moins de 1 % des attentats commis en Europe depuis 2006. La perpétration d’assassinats par des jeunes jihadistes ne modifie en rien la différence entre la perception d’un fort risque islamiste et la réalité de sa manifestation, sporadique et de faible ampleur. Des événements dramatiques ont cependant récemment réactivé la thématique du « nouveau terrorisme », repensée désormais à travers la figure du « loup solitaire ». L’expression est apparue dans un double contexte, celui de la tuerie de masse survenue en Norvège en juillet 2011 par un endoctriné Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 91 Questions EUROPÉENNES d’extrême droite, Anders Breivik, puis des assassinats à Montauban et à Toulouse de militaires français et de populations civiles à l’entrée d’une école confessionnelle juive par un islamiste français, Mohamed Merah, en mars 2012. La figure du loup solitaire repose sur l’« autoradicalisation » supposée d’une personne isolée qui bascule brusquement dans la violence politique et qui, de ce fait, est difficilement repérable par les services de renseignement et en charge de la lutte antiterroriste. Cette thèse s’inspire d’une doctrine stratégique développée aux États-Unis au sein des mouvements activistes d’extrême droite. L’action terroriste individuelle isolée y est présentée comme une nécessité opérationnelle afin de contrer l’efficacité de la violence d’État et faute d’un soutien populaire suffisant. Louis Beam, l’un des leaders du Ku Klux Klan, a ainsi systématisé au début des années 1990 le modèle d’une « résistance sans chef » (leaderless resistance). Véhiculée à l’origine par les milieux néonazis, cette thèse se présentait comme issue de la réflexion d’un officier du renseignement anticommuniste américain au début des années 1960. Pourtant, la figure du loup solitaire surévalue l’effet de rupture. L’idée d’un basculement violent, aussi brutal que soudain, conduit à négliger l’importance de l’itinéraire biographique. Afin de répondre aux critiques d’une carence d’alerte, les services de renseignement français ont savamment diffusé la formule dans les médias après les assassinats de Montauban et de Toulouse de 2012. Même si l’appartenance initiale de Mohamed Merah à un réseau islamiste demeure à ce jour sujette à caution, il est désormais acquis que ce dernier est passé par des camps d’entraînement au Pakistan. L’univers familial décrit par l’un de ses frères rend également compte des ruptures et des discours radicaux qui jalonnent sa jeunesse. L’autoradicalisation se révèle bien en cela un processus purement théorique. Même dans un cas aussi symptomatique que celui du Norvégien Anders Breivik, le passage à l’acte fut précédé de contacts avec un environnement doctrinal radical. La violence politique 92 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 naît toujours d’une configuration qui fait intervenir une donnée individuelle mais qui s’agrège à un contexte. Les attaques récentes ne sont plus, directement, commanditées de l’étranger. Mais s’agissant spécifiquement du terrorisme islamiste, la nouveauté ne réside aucunement dans le type d’action entrepris, aussi bien les microcellules activistes que les assassinats de militaires isolés sont des pratiques anciennes du terrorisme. Le véritable changement structurel est perceptible dès les attentats de Londres de 2005 qui ont mis au jour l’existence d’un terrorisme islamiste d’essence nationale. Les sociétés occidentales ont alors découvert qu’elles avaient contribué à produire leur propre ennemi intérieur, né au sein d’une population issue de l’immigration extraeuropéenne, parfois diplômé, mais toujours en quête de repères identitaires 2 et atteint par la ségrégation 3. La persistance d’une violence d’extrême gauche et d’extrême droite Le risque islamiste en Europe occidentale est donc surévalué par les médias, qui tendent à négliger la persistance dans nos sociétés contemporaines d’une violence politique idéologique émanant de groupuscules d’extrême droite et d’extrême gauche. Même si celle-ci s’est amoindrie depuis la fin des années 1970 et le début des années 1980, elle n’a jamais totalement disparu. Les assassinats et l’usage de colis piégés par les mouvements de l’ultragauche ont perduré dans ce qui est défini par les services de renseignement comme un arc méditerranéen, entre l’Italie et la Grèce. Depuis la chute de la dictature des colonels en Grèce en 1974, des centaines d’attentats orchestrés essentiellement contre des bâtiments publics ou des intérêts américains ont ainsi été perpétrés par de petites organisations anarchistes. 2 Voir Bill Durodié, « Les attentats de Londres du 7 juillet 2005 : un nihilisme made in UK », in Laurent Bonelli, Thomas Deltombe et Didier Bigo, Au nom du 11 Septembre. Les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme, La Découverte, Paris, 2008, p. 293-301. 3 Voir Stéphane Beaud et Olivier Masclet, « Un passage à l’acte improbable ? Notes de recherche sur la trajectoire sociale de Zacarias Moussaoui », French Politics, Culture and Society, vol. 20, no 2, été 2002, p. 159-170. L a v iolen c e p olit iq u e e n E u ro p e : e n t re a c c a l m i e e t re n o u v e a u S’agissant de l’extrême droite, le maintien et la résurgence de groupuscules activistes dans certains pays dépendent de l’état de la représentation politique et de l’existence ou non de mécanismes susceptibles de canaliser la radicalisation, notamment grâce à l’expression électorale. En ce sens, on a pu opposer la situation qui prévaut dans les États du nord de l’Europe, comme la Suède, marquée par le retour d’incitations au meurtre sur Internet et la recrudescence de ventes d’armes, aux contextes autrichien ou français caractérisés a contrario par l’implantation électorale de partis politiques national-populistes. L’Allemagne a pour sa part connu une recrudescence d’actes xénophobes meurtriers en 1991 et en 1992. Plus récemment, à l’automne 2011, la découverte des agissements d’un trio néonazi a mis au jour le caractère politique des assassinats d’une dizaine d’immigrés turcs s’étendant sur plusieurs années. Trois séries de facteurs sont fréquemment mis en avant pour expliquer la résurgence de l’extrême droite activiste dans les Länder orientaux. La nostalgie d’une partie de la population pour l’autoritarisme de l’ancien système communiste, les effets économiques et sociaux liés à une phase de transition dans le cadre de la réunification, enfin, des valeurs d’extrême droite qui seraient érigées par certains en un véritable « style de vie ». Une réactivation de la violence de négociation Ce maintien en Europe d’une violence idéologique meurtrière mais marginale s’accompagne aussi sur plusieurs décennies de l’usage ordinaire d’une violence de négociation. D’une bien plus faible intensité, elle se traduit néanmoins par des attaques cycliques aux biens, et donne lieu à des confrontations avec les forces de l’ordre. Cette violence revendicative est l’instrument de mouvements sociaux, ou d’organisations syndicales, qui en usent afin de faire pression sur les pouvoirs publics. Elle vise parfois à faire évoluer la loi au nom de certains impératifs supérieurs, comme dans le cas des faucheurs d’organismes génétiquement modifiés (OGM). La violence des groupes d’intérêt : localisée et de basse intensité Un premier constat mérite d’être fait, celui de la relative tolérance des pouvoirs publics vis-àvis de ce type d’action. La répression se révèle faible. C’est particulièrement vrai à l’égard des sanctions pénales infligées aux auteurs d’infractions quand ceux-ci sont des militants syndicaux représentants de salariés en France. Les pouvoirs publics opèrent bien en l’espèce un traitement différencié : en novembre 2008, la menace supposée d’une ultragauche avait conduit à qualifier des atteintes aux biens – sabotage sur le réseau de transports ferroviaires de la SNCF – en action terroriste. À long terme, le recul de l’usage de la violence a été marqué chez certaines catégories sociales. En France, les violents moments de revendication des commerçants et des artisans au milieu des années 1950, puis au début des années 1970, étaient intervenus dans un contexte spécifique. Les manifestations émeutières du mouvement poujadiste ou les séquestrations et atteintes aux biens de la Confédération intersyndicale de défense et union nationale des travailleurs indépendants (Cidunati) procédaient des effets de l’adaptation des petits commerçants et artisans au processus de modernisation économique. La délégitimation du recours à la violence au tournant des années 1970 a également conduit à une modification des formes d’action des syndicats agricoles dominants, liée en partie à la perte de soutien de la presse régionale longtemps demeurée bienveillante. Les agriculteurs ont substitué aux actions de pression de la rue une stratégie de communication appuyée sur l’opinion publique. Elle s’est manifestée en France par le recours aux distributions gratuites de produits et par la moisson symbolique faite sur les Champs-Élysées au début des années 1990. Pourtant, cette euphémisation globale des formes d’action des groupes d’intérêt s’est accompagnée de résurgences d’une violence politique désormais circonscrite à certains territoires. En Languedoc-Roussillon, le Comité régional d’action viticole (CRAV) revendique depuis près d’une quinzaine d’années des attenQuestions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 93 Questions EUROPÉENNES tats à l’explosif contre des établissements publics – hôtel des impôts, locaux du ministère de l’Agriculture – ainsi que des actions commandos – saccages de grandes surfaces, destructions de matériel viticole, de radars. Les activistes refusent le nouveau partenariat engagé entre les organisations représentatives locales et les entreprises de négoce à la suite des objectifs définis par l’Union européenne en faveur d’une quête de marchés à l’exportation. Cette perte de contrôle se retrouve aussi dans la légitimation des actions violentes menées depuis une vingtaine d’années en France par des collectifs de chasseurs, en Loire-Atlantique, en Gironde ou encore dans la baie de Somme. Les incendies de bâtiments administratifs et les heurts avec les gardes de l’Office national de la chasse s’y sont succédé. L’usage renouvelé de la violence dans ce cas est directement lié à des éléments de socialisation professionnelle et résidentielle. Le profil sociologique des chasseurs s’est modifié depuis plus d’une vingtaine d’années. La pratique de la chasse a connu un déclassement social. Elle s’est notamment étendue de plus en plus à des ouvriers habitant en zone rurale, souvent rompus au bras de fer dans le cadre de conflits sociaux des bassins industriels voisins. La disqualification sociale de l’usage de la chasse s’accompagne d’un sentiment de dépossession d’un espace désormais contesté par les néoruraux ou rurbains et dont la gestion semble leur échapper, car guidée par des impératifs définis hors du territoire, notamment par l’Union européenne. Le renouveau des contestations sociales radicales Cette question du sentiment de perte d’emprise semble tout aussi centrale afin de comprendre un retour de modes d’action plus radicaux dans le cadre de récents mouvements sociaux. Certains débordements survenus en France lors des manifestations d’opposants à l’extension par la loi du mariage aux personnes de même sexe sont liés à l’interaction avec les forces de maintien de l’ordre ainsi qu’à l’absence chez les personnes mobilisées d’une tradition 94 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 manifestante – qui a ainsi pu conduire à ne pas respecter les parcours préalablement négociés avec les autorités publiques. Un rapprochement peut être fait entre un mouvement relevant de « croisades morales » 4 et les mobilisations des salariés : dans le premier cas, le domaine sociétal est perçu par les populations comme le dernier champ où l’action publique n’est pas dominée par les forces économiques et sur lequel les citoyens ont le sentiment de pouvoir encore peser ; dans le second, la radicalisation des luttes sociales est directement liée aux effets des transformations du capitalisme mondial. La crise économique mondiale consécutive à la crise américaine des subprimes de 2008, prolongée par celle de la dette souveraine dans certains États de la zone euro, offre une nouvelle légitimation à la violence. Cette dernière relève en effet d’une frustration liée à la perte d’emprise des citoyens à l’égard de décisions perçues comme injustes – dans le cas d’entreprises bénéficiaires qui licencient – ou qui ne peuvent être discutées, faute d’interlocuteur direct – dans le cadre des plans de restructuration de multinationales, ou des plans de rigueur étatiques perçus comme imposés de l’extérieur. Les cinq dernières années sont ainsi marquées par un retour à des manifestations émeutières en Grèce et en Espagne. Il ne faut toutefois pas s’y tromper, la violence passionnelle éruptive se prolonge rapidement en une violence de négociation. Car les conditions structurelles de la crise libèrent aussi un nouveau registre d’interpellation par la violence. Ce registre est notamment adopté par les salariés d’entreprises en liquidation ou qui procèdent à des plans sociaux. Les actions radicales menées sont alors perçues comme une réponse légitime aux violences patronales. Le recours à la séquestration de cadres d’entreprise ou de PDG est réapparu alors que de telles pratiques avaient pourtant disparu depuis la fin des années 1960. Ces séquestrations ont lieu dans le cadre de conflits sociaux nés de décisions irrémédiables et gérées en dehors du 4 Voir Lilian Mathieu, « Repères pour une sociologie des croisades morales », Déviance et Société, vol. 29, no 1, mars 2005, p. 3-12. L a v iolen c e p olit iq u e e n E u ro p e : e n t re a c c a l m i e e t re n o u v e a u site industriel, et sur lesquelles les salariés ne peuvent peser, faute d’une relation directe avec le véritable décideur. Loin d’être uniquement passionnelle, l’action collective radicale sert alors en tout premier lieu à améliorer les conditions matérielles lors de la sortie de crise. Sous cet angle, les violences « émeutières » survenues en Grèce ou en Espagne relèvent de formes de violence relativement équivalentes. Elles visent avant tout à peser sur la mise en œuvre des plans d’austérité. Les violences de rue d’octobre 2012 en Grèce sont ainsi intervenues au moment même où se tenait le Conseil européen d’automne. À ce premier mode d’action s’ajoute le développement d’un nouveau registre d’émancipation par la violence. Celui-ci est particulièrement visible dans le cadre des coups de force menés par les « black blocs » perçus à tort comme des mouvements irrationnels de casseurs ou de délinquants qui viennent piller les magasins lors des grandes manifestations organisées par les syndicats traditionnels. Apparue au début des années 1980 à Berlin-Ouest, la tactique des regroupements d’individus masqués et habillés de noir s’est répandue en marge des manifestations altermondialistes du début de ce siècle. Or, les atteintes aux biens, contre les symboles du capitalisme (banques, commerces) et vis-à-vis des forces de l’ordre, résultent certes d’une violence spontanée mais également identitaire, en ce qu’elle est conçue comme un moyen de se réapproprier une marge d’action afin de quitter le rôle de victime passive d’un système honni. ●●● L’aggravation de la crise économique en Europe va-t-elle se traduire par une intensi- fication des mobilisations sociales violentes corrélée à une radicalisation des actions menées par l’ultragauche ? Le risque naît de l’existence d’un terrain favorable dans deux pays au passé agité : l’un, l’Italie, en raison à la fois de son passé fasciste, qui peut servir de contre-référent mobilisateur, et de la période dite « des années de plomb », l’autre, la Grèce, du fait des défaillances de l’État de droit. L’Europe n’est dès lors pas à l’abri des effets d’interaction entre les forces de maintien de l’ordre et les groupes mobilisés qui sont l’un des plus puissants terreaux de la violence politique. Pour autant, le scénario d’une contagion de grande ampleur semble pour l’heure peu probable. Les mobilisations ouvrières violentes ne réunissent souvent qu’une faible minorité. Quant aux mouvements de l’ultragauche, ils s’inscrivent bien désormais dans le registre de la quête d’autonomie par l’usage d’une violence sporadique, éphémère, essentiellement démonstrative et émeutière. À l’inverse de la lutte armée des années 1970, ces micro-mobilisations émancipatrices contreviennent à un idéal de violence révolutionnaire. ■ Bibliographie ● Xavier Crettiez et Laurent Mucchielli (dir.), Les Violences politiques en Europe, La Découverte, Paris, 2010 Isabelle Sommier, La Violence révolutionnaire, Presses de Sciences Po, Paris, 2008 ● ● Sydney Tarrow et Charles Le passage par la Tilly, Politique(s) du conflit. De violence en politique, dossier la grève à la révolution, Presses Cultures et Conflits, no 81-82, de Sciences Po, Paris, 2008 printemps-été 2011 ● Élise Féron, Abandonner la violence ? Comment l’Irlande du Nord sort du conflit, Payot, Paris, 2011 ● Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 95 Questions EUROPÉENNES Pologne : vers un nouveau modèle de développement économique et territorial ? Gilles Lepesant * * Gilles Lepesant est géographe, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (Géographie-Cités – UMR 8504, Paris). Au-delà de son incontestable réussite économique, la Pologne doit relever un certain nombre de défis pour ne pas être confinée durablement à un rôle d’espace périphérique de l’Union européenne. La croissance des disparités infranationales, la recomposition des espaces urbains et l’impact des investissements étrangers exigent en effet une modernisation des institutions polonaises et une montée en gamme de l’appareil productif du pays. La séquence ouverte en 1989 constitue pour l’Europe centrale une double rupture, non seulement avec la période communiste mais également avec la longue durée dans la mesure où les pays de la région ont pu satisfaire pour la première fois leurs aspirations identitaires tout en s’intégrant librement dans une union politique et économique. La fragmentation réclamée par l’affirmation des nations est allée de pair avec cette intégration dans un espace plus vaste que l’économie exige. Depuis, un rattrapage a été engagé. Il est d’ores et déjà effectif dans plusieurs régions capitales. Afin de conjurer leur statut de périphérie, fût-ce de l’Ouest plutôt que de l’Est, les États d’Europe centrale ne peuvent limiter leur ambition à « rattraper l’Ouest » à l’aide d’une remise à niveau de leurs infrastructures financée par les fonds structurels. Le fait que les cinq principaux bénéficiaires de la politique de cohésion dans l’Union européenne à 15 1 aient 1 Les 15 États membres de l’Union européenne avant l’élargissement de 2004. 96 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 été les principales victimes de la crise économique actuelle suffit en effet à rappeler qu’une telle orientation ne garantit aucunement un développement pérenne. Une articulation optimale entre cette politique et les initiatives des acteurs nationaux en matière de formation, d’innovation et de gouvernance s’impose donc. Unique État membre à ne pas avoir connu la récession durant la crise, la Pologne n’échappe pas à ce défi. Intégration à l’espace économique européen Des résultats macro-économiques flatteurs La crise financière née en 2008 s’est apparentée pour l’Europe centrale au choc subi au début des années 1990 lorsque les marchés soviétiques furent perdus et l’économie de marché introduite. Les capitaux étrangers, dont l’afflux contribuait au financement de l’éco- Pologne : v er s un n ouv ea u m od èle d e d év e l o p p e m e n t é c o n o m i q u e e t t e r ri t o ri a l ? nomie, refluèrent soudainement. Les économies tournées vers l’Europe occidentale et très spécialisées – par exemple dans l’industrie automobile – ont été pénalisées entre février 2008 et février 2009. La valeur des exportations de l’Union à 10 2 a ainsi chuté de 27 % – sans parler de l’éclatement de bulles immobilières dans certains pays de la région. L’Europe centrale a cependant démontré des capacités de résilience. En 2008, la croissance de 8 des 10 États de la région dépassait la moyenne européenne (Union à 27). Au plus fort de la crise, un seul pays de la région enregistrait un taux de croissance supérieur à cette moyenne, la Pologne. Toutefois, dès 2011, la « hiérarchie » antérieure à la crise s’imposait de nouveau. Neuf pays connaissaient une croissance plus flatteuse que la moyenne européenne. La crise n’a donc pas stoppé le processus de rattrapage de l’Europe centrale. Certains pays, comme la République tchèque ou la Slovénie, ont atteint en 2012 un niveau de développement équivalent à celui du Portugal ou de la Grèce et aucun pays d’Europe centrale n’est, en pourcentage du PIB, aussi endetté que la France. Au cours de la période 2008-2012, la Pologne a échappé à la récession et a connu des taux de croissance systématiquement supérieurs à ceux de l’Union à 27. Le revenu par habitant en parité de pouvoir d’achat était en 2000 de l’ordre de 47 % de celui de l’Union à 27. En 2012, il était de 59 %. Durant la crise, des mesures budgétaires et l’afflux des fonds européens ont aidé à préserver la croissance. La reprise économique apparue depuis le premier semestre 2013 ne saurait occulter les défis auxquels l’économie polonaise est confrontée. Caractérisée par un émiettement des exploitations, l’agriculture doit poursuivre sa modernisation, de même que certains secteurs industriels traditionnels. Dépendante de ses exportations vers l’Union européenne, la Pologne doit se diversifier et 2 Les 12 États ayant rejoint l’Union européenne en 2004 et 2007, moins Chypre et Malte. 3 Le Dialogue Europe-Asie (Asia Europe Meeting, ASEM) de 2012 fut en outre mis à profit par le Premier ministre polonais Donald Tusk pour diversifier les relations entre la Pologne et l’Asie, grâce notamment à des entretiens bilatéraux menés avec les Premiers ministres de Thaïlande, du Japon, de Chine et de Corée du Sud. préserver la demande intérieure (elle constitue le plus grand marché d’Europe centrale) sans pour autant fragiliser ses finances publiques et compromettre son objectif de rejoindre à terme le cœur du projet européen : la zone euro. La diversification en marche Dans sa modernisation et sa gestion de la crise, la Pologne a pu compter sur l’Allemagne, de loin le premier partenaire commercial du pays depuis les débuts de la transition (25 % des exportations, 21 % des importations en 2012). Une diversification s’opère néanmoins, au profit de l’Europe de l’Est et de l’Asie. Les relations avec les voisins d’Europe centrale et baltique se sont intensifiées. Mais les voisins proches de la Pologne, ceux dont elle promeut le rapprochement avec l’Union européenne – l’Ukraine en particulier –, comptent toujours aussi peu. Le vaste marché ukrainien n’a jamais absorbé plus de 3 % des exportations du pays depuis 1989 et le rôle de la Biélorussie est encore moins significatif. À l’échelle des régions frontalières, les interactions sont également limitées. Longtemps marginales au sein des différents empires dont elles ont relevé par le passé, les régions rurales de l’Ukraine occidentale côtoient en effet des régions polonaises qui figurent parmi les moins développées de l’Union européenne. En revanche, la Russie était en 2012, en raison des fournitures d’hydrocarbures, le deuxième importateur mais surtout un marché prometteur, devenu aussi important que le marché français. Au-delà de l’Europe, une diversification vers l’Asie s’est opérée dans le contexte d’une hausse massive des importations en provenance de Chine qui, en 2012, était devenue le troisième importateur de la Pologne – pour un montant plus de deux fois supérieur à celui des biens importés de France – grâce aux secteurs de l’électronique, de la téléphonie, du luminaire, du textile ou encore de la chaussure. La visite du Premier ministre Wen Jiabao à Varsovie en avril 2012 – la première d’un chef de gouvernement chinois depuis 1987 – fut l’occasion pour les autorités polonaises de plaider en faveur d’un rééquilibrage des échanges 3 et d’encourager une Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 97 Questions EUROPÉENNES hausse des investissements chinois. Fin 2011, la Chine n’avait investi que 265 millions de dollars en Pologne – la Pologne investissant deux fois moins en Chine. En la matière, la présence japonaise est plus affirmée – fin 2011, le montant total des investissements japonais en Pologne s’élevait à 1,6 milliard de dollars – et s’inscrit davantage dans une approche à long terme. Dès les années 1990, les investissements importants se sont accompagnés d’une intensification des échanges culturels – avec, par exemple, la création en 1994 du centre Manggha, un musée d’Arts et de Techniques, à Cracovie. Plus d’une centaine d’entreprises coréennes étaient en outre implantées en Pologne fin 2012, principalement dans les secteurs de l’automobile et de l’informatique. Le Centre de soutien aux investissements coréens, établi à Varsovie, les assiste depuis 2010. À l’avenir, le poids de la Chine devrait se renforcer dans le contexte d’une montée en puissance de l’investissement chinois à l’échelle européenne 4. Certes, les investissements chinois à l’étranger n’ont pas dépassé un milliard de dollars par an entre 2004 et 2008, mais ils ont atteint 3 milliards en 2009 et en 2010 puis environ 10 milliards en 2011 5. Cette évolution s’inscrit dans la stratégie chinoise d’internationalisation (« zou chu qu ») qui vise l’accès à des technologies, à des marques, à des ressources naturelles et participe d’une diversification des réserves de change. En Europe centrale et orientale, les acteurs chinois tendent à se focaliser sur les infrastructures et sur les projets de construction de nouveaux sites (greenfield). En 2012, à Varsovie, le Premier ministre Wen Jiabao a indiqué que l’objectif de la Chine était de doubler ses échanges avec l’Europe centrale et orientale d’ici à 2015 6 et de renforcer l’investissement chinois dans les secteurs des infrastructures, de la haute technologie et des industries vertes. 4 Au premier trimestre 2012, l’Europe a absorbé à elle seule 83 % des investissements chinois effectués à l’étranger et non liés à l’exploitation de matières premières. 5 China Invests in Europe Patterns, Impacts and Policy Implications, Rhodium Group, juin 2012. 6 « China Wants More Trade With Central and Eastern Europe », Financial Times, 26 avril 2012. 98 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 Une croissance des disparités territoriales La convergence des territoires à l’épreuve de la crise À l’échelle régionale, le PIB par habitant oscillait en Europe en 2009 entre 6 400 euros en parité de pouvoir d’achat (27 % de la moyenne de l’Union à 27) dans la région de Severozapaden en Bulgarie à 78 000 euros (332 % de la moyenne) dans la région de Londres, soit un rapport de 1 à 12 7. Dans l’ensemble de l’Europe centrale, le processus de rattrapage est à l’œuvre à l’échelle nationale. Il s’est toutefois accompagné d’une aggravation des inégalités à l’intérieur des États. En Pologne, les quatre régions les plus développées en 2004 sont celles dont le PIB par habitant a le plus progressé jusqu’en 2009. Elles ont ainsi comblé une partie de leur retard par rapport aux régions européennes les plus riches tout en prenant de la distance par rapport aux autres régions polonaises. En revanche, le marché du travail n’a pas renoué avec les taux de chômage que le pays connaissait en 2004. Dans toutes les régions, ces taux sont inférieurs à ce qu’ils étaient l’année de l’intégration dans l’Union européenne. La décrue a néanmoins été limitée dans le cas des régions rurales de la Pologne de l’Est. L’opposition classique entre une Pologne perçue comme avancée et une Pologne de l’Est se retrouve dans la géographie des PIB régionaux. Les régions occidentales du pays ont tiré profit de leur tradition industrielle et de leur proximité avec les donneurs d’ordre allemands. En revanche, le Nord-Ouest peine à surmonter la restructuration des vastes exploitations agricoles héritières des fermes collectives d’autrefois. Le port de Szczecin est quant à lui confronté pour la desserte de son hinterland à la concurrence des ports allemands et de Gdansk. De même, le Nord-Est peine à attirer des activités économiques et les taux de chômage y demeurent très élevés. 7 Source Eurostat, 2012. Pologne : v er s un n ouv ea u m od èle d e d év e l o p p e m e n t é c o n o m i q u e e t t e r ri t o ri a l ? Pologne : PIB par habitant et taux de chômage (2000-2012) PIB par habitant par voïvodie en 2009 (en standard de pouvoir d’achat ou SPA) base 100 = Union à 27 MAZOVIE BASSE-SILÉSIE GRANDE-POLOGNE SILÉSIE POMÉRANIE LODZ POMÉRANIE OCC. PETITE-POLOGNE LUBUSZ CUJAVIE-POMÉRANIE OPOLE SAINTE-CROIX VARMIE-MAZURIE PODLACHIE BASSES-CARPATES LUBLIN Taux de chômage par NUTS 3* (en %, au 31 décembre 2012) 4,2 12 14,5 17 25,4 MER Kaliningrad (RUSSIE) B A LT I Q U E LITUANIE 97 Gdańsk VARMIE66 MAZURIE 65 BIÉL. 65 Białystok POMÉRANIE Olsztyn POMÉRANIE 59 OCCIDENTALE PODLACHIE 55 53 MAZOVIE Bydgoszcz Szczecin 52 CUJAVIE52 VARSOVIE POMÉRANIE 51 Poznań 50 GRANDE47 LUBUSZ POLOGNE Lublin Zielona Góra Łódź 45 45 ALLEMAGNE LUBLIN LODZ 42 41 BASSESILÉSIE Croissance du PIB entre 2000 et 2009 par voïvodie 32 (en %) Wrocław SAINTECROIX Katowice Rzeszów OPOLE SILÉSIE Cracovie PETITEPOLOGNE 16 9 Kielce Opole RÉPUBLIQUE TCHÈQUE SLOVAQUIE BASSESCARPATES UKR. *NUTS 3 : Nomenclature des unités territoriales statistiques pour les petites régions. Source : Eurostat, http://epp.eurostat.ec.europa.eu pour les données et le fond de carte. Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 Les dynamiques de développement profitent avant tout aux métropoles tandis que les régions rurales connaissent des fortunes diverses selon leur spécialisation agricole et leur connexion avec les marchés nationaux ou européens. Ainsi, la persistance d’une agriculture morcelée et peu compétitive dans plusieurs régions ne doit pas occulter ailleurs une autre agriculture, adaptée à la demande et largement bénéficiaire de la politique agricole commune (PAC). Elle a permis au pays de dégager pour la première fois un excédent commercial avec la France en 2010 8. Les espaces métropolitains tirent quant à eux profit des effets d’agglomération, de la hausse des prix dans la capitale, de la refonte de la géographie du pays sous l’effet du nouveau réseau d’infrastructures cofinancé par l’Union européenne. Ils sont cependant 8 Gilles Bazin et Lise Bourdeau-Lepage, « L’agriculture dans les pays d’Europe centrale et orientale. Continuité et adaptation », Économie rurale, no 325-326, septembre-décembre 2011, p. 10-24 (http://economierurale.revues.org/3214). confrontés à des poches de chômage et de pauvreté. Enfin, les territoires polonais sont engagés dans une nécessaire montée en gamme. Fondé sur des coûts bas, une main-d’œuvre de qualité, une fiscalité et une législation sociale attrayantes, le modèle de développement doit davantage miser sur l’innovation pour que le pays ne soit pas confiné durablement à un rôle d’espace périphérique. La nécessité d’une montée en gamme des territoires Quel type d’innovation est le plus adapté dans le cas de la Pologne et des autres pays d’Europe centrale ? Le discours et la pratique adoptés en la matière dans les pays les plus avancés de l’Union européenne ne conviennent pas nécessairement aux pays périphériques. Dans le cas de la Pologne, les nombreuses coopérations nouées dans certaines grandes villes entre institutions de recherche et entreprises n’ont pas Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 99 Questions EUROPÉENNES encore produit de résultats dans les statistiques. Si, dans l’Union à 27, 53 % des entreprises ont mené des activités d’innovation entre 2008 et 2010 (79 % en Allemagne), 28 % seulement des entreprises polonaises ont fait de même. Le nombre de brevets déposés entre 2001 et 2010 n’a pas atteint 2 000, tandis qu’il a dépassé 16 000 en Espagne et 100 000 en Allemagne. L’émiettement du tissu économique, une législation parfois inadaptée – la Pologne n’occupe que la 55e place du classement effectué par la Banque mondiale quant au climat des affaires 9 –, l’accès difficile au crédit sont autant de défis au moins aussi urgents à traiter que la montée en puissance de l’innovation technologique. En outre, les grandes entreprises, détenues pour la plupart par des investisseurs étrangers, rechignent à implanter des activités de recherche et développement sur le territoire polonais. Ce défi de la transition vers un autre modèle de développement, fondé moins sur la compétitivité coûts que sur la compétitivité hors coûts, est illustré par les zones économiques spéciales (ZES). Introduites en 1994 pour attirer des investissements étrangers dans des territoires en reconversion, elles proposent aux investisseurs des allégements fiscaux et des terrains peu onéreux. Dans plusieurs métropoles régionales, la ZES est devenue le principal, pour ne pas dire l’unique, outil de politique économique. Du terrain précisément circonscrit, les ZES sont en effet passées à une politique de « sous-zones » qui permet, dans les faits, d’octroyer à d’autres espaces – généralement des sites préférés par les investisseurs – les avantages réservés à la zone initiale. Si le pays compte officiellement 14 ZES, 150 sites bénéficiaient en 2012 des privilèges en question, abritant un millier de sociétés et 210 000 salariés. Ces zones ont pour la plupart attiré de nombreux investisseurs – dont 80 % sont étrangers – à l’exception notable de celles situées en milieu rural. Elles ont satisfait les entreprises bénéficiaires, principalement pour la flexibi- 9 La Pologne est toutefois l’un des pays qui a le plus progressé dans ce classement en 2011-2012 (www.doingbusiness.org/ reports/global-reports/doing-business-2013). 100 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 lité dont elles ont témoigné durant la crise. En revanche, le coût pour le contribuable et les effets d’aubaine n’ont pas été évalués précisément. Deux débats ont peu à peu émergé. Faut-il solliciter le prolongement de la dérogation accordée par la Commission européenne aux règles de la politique de la concurrence ? Début 2013, la proposition de solliciter un report d’échéance de 2020 à 2026 pour la fin des avantages fiscaux s’est heurtée aux objections du ministère des Finances, lequel a souligné que cette option coûterait aux finances publiques 8,5 milliards d’euros 10. Autre enjeu, comment transformer ces zones en pôles de compétences (clusters) alors même qu’elles abritent des secteurs économiques très différents et qu’aucune activité de recherche mutualisée n’a été développée à leur échelle ? Dans l’immédiat, le gouvernement a lancé une politique de soutien pour environ 200 clusters en prenant acte que le périmètre de ces pôles ne coïncidait pas avec ceux des zones économiques spéciales. Cette politique devra à la fois éviter l’inefficacité qu’induit l’éparpillement des moyens et surmonter les réticences des acteurs étrangers à implanter dans le pays une partie de leurs activités de recherche et développement. Vers un nouveau développement du territoire Les fonds structurels : développement ou équipement ? Pour la période 2007-2013, la stratégie polonaise de développement a pu s’appuyer sur une enveloppe totale de 85,6 milliards d’euros dont 67,3 milliards en provenance de l’Union européenne, 11,9 milliards de la part des pouvoirs publics et environ 6,4 milliards de la part du secteur privé. Les fonds européens ont été alloués à différents programmes thématiques – infrastructure et environnement (27,9 milliards), formation (9,7 milliards), innovation (8,3 milliards) – auxquels s’ajoutent 10 Dziennik Gazeta Prawna, 24 janvier 2013. Pologne : v er s un n ouv ea u m od èle d e d év e l o p p e m e n t é c o n o m i q u e e t t e r ri t o ri a l ? notamment un investissement spécifique dans les territoires de l’Est (2,3 milliards), des fonds alloués à la coopération transfrontalière (0,7 milliard) et surtout une enveloppe allouée à chacune des 16 régions et laissée à leur discrétion (16,6 milliards). La notion de planification est sortie discréditée de la période communiste et la loi du marché est apparue, dans les débuts de la transition, comme la solution à tous les défis. Or, l’absorption des fonds européens repose sur une succession d’étapes, de la rédaction d’une stratégie nationale de développement à l’énoncé des règles administratives et financières à respecter par les porteurs de projets, en passant par la rédaction de plusieurs plans de développement sectoriels et régionaux. La durée même des périodes de programmation (sept ans) invite à valoriser une réflexion prospective et une action planifiée qui prennent acte de l’intérêt général au-delà des mandats électoraux. La valeur ajoutée de la politique de cohésion en Pologne en termes de gouvernance fait peu de doute même si elle est difficile à quantifier. Des partenariats se tissent, des principes clés en matière de développement et d’aménagement des territoires ont de l’impact grâce à la conditionnalité qui prévaut pour l’allocation des fonds. La politique régionale apparaît clairement pour ce qu’elle est : non pas une subvention, mais un outil de modernisation de la gouvernance et un levier pour l’application des directives européennes les plus coûteuses – en particulier dans le domaine de l’environnement. En matière de développement, l’effet de la politique de cohésion n’est toutefois pas mécanique. Dans plusieurs États membres, l’analyse des projets financés laisse à penser que la mise en œuvre de la politique de cohésion à l’échelle locale et nationale relève davantage d’une logique d’équipement que d’une logique de développement. Dans le cas de la Pologne, la priorité accordée aux infrastructures de transport et d’environnement a permis de rénover un réseau routier particulièrement dégradé et de construire les autoroutes qui manquaient au pays. En revanche, les montants moindres alloués au transport ferroviaire n’ont favorisé qu’une amélioration marginale de l’offre de services. Surtout, les difficultés internes de la société nationale des chemins de fer ont provoqué un retard significatif dans la consommation des fonds européens. Le manque d’infrastructures de base dans plusieurs régions peut justifier cette priorité accordée au secteur routier, mais les orientations que prennent désormais les politiques de mobilité dans certains États se reflètent peu dans les documents de planification et dans les projets adoptés. Dans le secteur des transports comme dans celui de l’environnement, l’heure est en Europe occidentale à la valorisation de politiques intégrées qui exigent, outre des investissements dans les infrastructures, une modernisation institutionnelle et des capacités de planification stratégique. Cette approche ne s’impose que progressivement en Europe centrale. En matière de gouvernance, les défis à relever sont importants, notamment à l’échelle des espaces métropolitains. Le défi de la gouvernance des villes 11 Étalement urbain, gentrification des centres-villes, congestion des réseaux d’infrastructure : les dynamiques spatiales sont similaires de part et d’autre de l’ancien rideau de fer. À y regarder de plus près, la transition urbaine que vit l’Europe centrale a cependant des traits particuliers. La privatisation inachevée du logement, la reconversion des friches militaires et industrielles, la réhabilitation de centres historiques naguère négligés, les dynamiques démographiques posent des défis qui sont spécifiques à la région. La ville centre-européenne porte également la marque du système politique qui a prévalu durant un demi-siècle. La propriété privée y était bannie, le foncier y était une ressource rare mais sans valeur marchande, les exigences de l’industrie lourde et de l’armée primaient dans les politiques urbaines, lesquelles ignoraient les principes démocratiques. Compte tenu de l’inertie des territoires, un tel héritage laisse des 11 Sur ce sujet, voir le dossier « Les villes mondiales », Questions internationales, no 60, mars-avril 2013. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 101 Questions EUROPÉENNES traces, surtout lorsque s’y ajoute une déstructuration du tissu économique. Les questions liées à la propriété – en particulier des biens juifs –, à la transformation des friches industrielles, à la réhabilitation de quartiers anciens, au sort des grands ensembles en périphérie se posent dans un contexte où la gouvernance n’est pas optimale. À titre d’exemple, la rédaction d’un plan d’urbanisme opposable aux tiers n’étant pas obligatoire, la majorité des villes n’en dresse pas, se privant ainsi d’un précieux outil de concertation, de planification et de prospective. À l’heure où l’étalement urbain progresse faute d’une législation nationale et d’une fiscalité adaptées, l’absence de structures de gouvernance métropolitaine entretient par ailleurs la concurrence entre villes-centres et communes périphériques et donc l’étalement urbain. Dans ce contexte, le renforcement de la dimension urbaine et la valorisation de l’approche intégrée actés pour la prochaine période de programmation de la politique de cohésion (2014-2020) s’avèrent pertinents dans le cas de l’Europe centrale. Ces avancées ne permettront néanmoins pas de faire l’économie de profondes réformes de la gouvernance territoriale. ●●● Plus de vingt ans après les débuts de la transition, le territoire polonais apparaît très diversifié avec des pôles n’ayant que peu connu le chômage – en premier lieu la capitale –, certaines villes moyennes dynamiques et attractives pour des investisseurs étrangers mais 102 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 aussi des poches de chômage élevé. Au-delà de l’incontestable réussite macroéconomique du pays, plusieurs défis subsistent : gérer une forte croissance des disparités à l’échelle du territoire national, renforcer l’impact des investissements étrangers sur les tissus économiques et surtout améliorer la gouvernance et donc la confiance entre les différents échelons territoriaux. La volonté des gouvernements en place depuis 1989 de ne rien conserver ou lancer qui puisse rappeler la planification et l’autoritarisme du régime communiste a ses limites. S’agissant de la politique de cohésion, certains États rechignent à davantage de conditionnalité dans l’allocation des fonds, mais celle-ci serait cohérente avec le renforcement en cours de la gouvernance économique de l’Union européenne. ■ Bibliographie ● François Bafoil (dir.), La ● Gilles Lepesant, Pologne, CERI, Fayard, Paris, 2007 Géographie économique de l’Europe centrale. Recomposition ● Ivan T. Berend, History et européanisation des Derailed: Central and Eastern territoires, Les Presses de Europe in the Long Nineteenth Sciences Po, Paris, 2011 Century, University of California Press, Berkeley, 2003 ● Bernard Pecqueur, « De l’exténuation à la sublimation : ● Jean-François Drevet, la notion de territoire est-elle Histoire de la politique régionale encore utile ? », Géographie, de l’Union européenne, Belin, économie, société, vol. 11, no 1, Paris, 2008 2009, p. 55-62 ● Michel Foucher (dir.), L’Europe. Entre géopolitiques et géographies, CNED, SEDES, Paris, 2009 Regards sur le MONDE La Mongolie, entre miracle minier et mirage démocratique Nathan R. Grison * * Nathan R. Grison est consultant auprès de l’OSCE, des Nations Unies et de l’OTAN. Longtemps oubliée, la Mongolie suscite de nos jours l’intérêt grandissant de la communauté internationale. internationales (Sciences Po Paris, Harvard University, Institut d’État Enclavé entre Russie et Chine, le pays souhaite mettre des relations internationales à profit le développement fulgurant de son secteur de Moscou). minier afin de s’ouvrir au monde. La réussite économique mongole entraîne néanmoins un accroissement des inégalités et de la corruption qui menace l’équilibre national. En outre, le système politique démocratique du pays, qui en fait un cas à part dans la région, reste particulièrement fragile. Il a une formation en relations Vaste pays très peu peuplé pris en étau entre la Russie et la Chine, la Mongolie est convoitée depuis longtemps pour sa situation géostratégique privilégiée, en particulier pour le transport énergétique. La récente découverte de ressources naturelles abondantes a contribué à accroître encore davantage l’intérêt du pays auprès de ses puissants voisins. Un passé entre dominations chinoise et russo-soviétique Après avoir été le berceau du grand Empire mongol au xiiie siècle, la Mongolie a été successivement placée sous la domination de l’un ou de l’autre des deux géants continentaux. Au xviie siècle, après la conquête de la Chine par les Mandchous, les Mongols ont fait allégeance à la nouvelle dynastie régnante, leur territoire devenant rapidement un protectorat vassalisé. À la fin du xixe siècle, l’ouverture des provinces mongoles à la colonisation des Chinois, qui se sont appropriés les terres les plus productives, a attisé le mécontentement de la population locale. Plusieurs révoltes populaires ont éclaté sans succès, mais le mouvement indépendantiste a alors pris progressivement de l’ampleur. Après la révolution de 1911, qui renverse la dynastie mandchoue, les Mongols parviennent à s’émanciper complètement de la Chine en 1921, avec l’aide de la Russie tsariste puis soviétique. Devenu une république populaire en 1924, le pays mène un temps une politique indépendante de ses deux voisins jusqu’à ce que Staline décide de le reprendre en main. Conservant officiellement son indépendance, la Mongolie devient de facto un satellite de l’URSS. Jusqu’en 1990, un tiers de son budget provient exclusivement de l’aide soviétique. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 103 Regards sur le MONDE Dans les années 1980, les élites politiques mongoles ne sont pas indifférentes à la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev. En 1990, le Parti communiste mongol suit le mouvement centrifuge lancé en Europe de l’Est. À la suite d’une révolution démocratique pacifique menée par de jeunes manifestants, son bureau politique démissionne et le principe du multipartisme est adopté. Dès juin 1990, des élections libres sont organisées. À l’instar de ce qui s’est produit dans de nombreux autres pays du bloc soviétique, les élites du Parti se maintiennent au pouvoir dans le nouveau cadre démocratique. Indépendance politique et ouverture au monde Après la chute de l’URSS, la Mongolie, qui a retrouvé sa pleine souveraineté, instaure une nouvelle diplomatie reposant sur la quête d’un équilibre entre ses deux puissants voisins et sur une ouverture diplomatique accrue. Cette politique – dite « du troisième voisin » – la conduit à étendre sa coopération avec de nouveaux partenaires, notamment les ÉtatsUnis. Dorénavant, Washington attribue chaque année des centaines de visas à des étudiants mongols, tandis qu’Oulan-Bator reçoit plusieurs centaines de millions de dollars d’aide bilatérale américaine. En retour, les Mongols participent à la coalition militaire emmenée par les Américains en Irak et en Afghanistan. À côté des États-Unis, le Japon et la Corée du Sud fournissent une importante aide au développement. La Mongolie devient le pays le plus dépendant de l’aide internationale au monde 1. Dès 1997, la Mongolie rejoint l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et, en novembre 2012, elle devient le 57e État membre de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). En mars de la même année, elle signe un programme individuel de partenariat et de coopération avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), officia- 1 Voir « Mongolia and U.S. Policy: Political and Economic Relations », Service de recherche du Congrès américain, 18 juin 2009 (www.fas.org/sgp/crs/row/RL34056.pdf). 104 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 lisant et approfondissant ainsi ses relations avec l’Alliance atlantique. Longtemps effacé, le pays s’affirme dans les institutions multilatérales et apparaît au grand jour sur la scène internationale. Il est vrai que la Mongolie s’est entretemps découvert de nombreux atouts. Son riche sous-sol regorge de cuivre, de charbon, d’or, d’uranium et de terres rares et attire les investisseurs étrangers 2. Son enclavement la dessert toutefois. Le chemin vers la prospérité ne peut en effet passer que par la Russie ou la Chine. Cette dernière n’hésite d’ailleurs pas à profiter de cette dépendance. En 2002, après une visite officielle du dalaï-lama, Pékin ferme sa frontière avec la Mongolie. En 2011, les autorités chinoises menacent de fermer à nouveau la frontière si les autorités mongoles rendent publique une nouvelle visite du dirigeant spirituel tibétain 3. Malgré ces pressions, les relations commerciales entre Oulan-Bator et Pékin sont devenues beaucoup plus étroites que celles qui prévalaient jusqu’alors avec Moscou. Dorénavant, 89 % des exportations mongoles sont dirigées vers la Chine, tandis que 2 % seulement prennent la direction de la Russie. Du fait du quasi-monopole de Pékin sur les exportations mongoles, OulanBator doit vendre ses biens environ 30 % en deçà des prix du marché mondial. La question de la dette de l’État mongol à l’égard de la Russie ayant été réglée par le Kremlin en 2003-2004 4, la coopération bilatérale entre les deux États, bien qu’encore marquée par la méfiance, se développe. Moscou entend prendre une part croissante dans l’exploitation et le transport des ressources minières de son voisin méridional. Afin de se défaire de l’emprise de l’empire du Milieu et d’accéder à de nouveaux marchés, les autorités mongoles envisagent 2 Selon la Banque mondiale, la croissance de l’économie mongole a été de 17,5 % en 2011 et de 12,3 % en 2012. 3 « The Dalai Lama Card Reappears in Sino-Mongolian Relations », The Jamestown Foundation, China Brief, vol. 12, n o 5, 2 mars 2012 (www.jamestown.org). Le bouddhisme lamaïque tibétain est la religion dominante en Mongolie depuis le xvie siècle. 4 En décembre 2003, le gouvernement russe a décidé de réduire la dette de la Mongolie à l’égard de la Russie (en tant qu’État successeur de l’URSS) de 11 milliards à 300 millions de dollars. Voir la dépêche « Russia intends to forgive a significant portion of Mongolia’s debt to the USSR », Ria Novosti, 13 janvier 2004. © AFP / Mark Ralston L a M on g olie, en t re m i ra c l e m i n i e r e t m i ra g e d é m o c ra t i q u e La Mongolie a accueilli en juin 2013 les célébrations de la Journée mondiale de l’environnement. Le président mongol, Tsakhia Elbegdorj (à droite), a reçu à cette occasion le directeur du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), Achim Steiner, à Oulan-Bator. de développer les liaisons ferroviaires avec la Russie. En 2010, le Parlement a ainsi voté en faveur de la construction d’une ligne de chemin de fer pour relier Tavan Tolgoï à la Russie 5. Les deux pays peinent toutefois à s’entendre sur les modalités de financement de ce type de projet. Diversification des partenariats miniers Afin de diversifier l’origine des investissements, les autorités mongoles ont ouvert à la concurrence le secteur minier. Attirées par les promesses du nouvel eldorado mongol, les grandes compagnies internationales d’extraction de minerais se pressent à Oulan-Bator. 5 « La Mongolie a approuvé la construction d’une voie de chemin de fer depuis Tavan Tolgoï jusqu’en Russie », Ria Novosti, 25 juin 2010. L’annonce de l’attribution des licences d’exploitation de la mine de charbon de Tavan Tolgoï, l’un des plus grands gisements au monde encore inexploité, a engendré un ballet diplomatique et financier sans précédent. Les autorités ont, dans un premier temps, accordé 40 % des parts de la mine au groupe chinois Shenhua, 24 % à l’américain Peabody et 36 % à un consortium russo-mongol, avant que le ministère des Mines ne revienne sur sa décision 6. Depuis lors, la compagnie étatique mongole Erdenes a débuté seule l’exploitation de la mine afin de rembourser une dette de près de 200 millions de dollars contractée auprès de la Banque mongole de développement et une autre de 186 millions de dollars auprès de l’entreprise minière chinoise Chalco. Un partenariat avec une grande compagnie internationale demeure cependant probable. En 2009, l’entreprise canadienne Ivanhoe Mines a obtenu, après négociations avec l’État 6 La Corée du Sud et le Japon ont notamment fait part de leur indignation après n’avoir pas obtenu la moindre part dans l’exploitation de la mine. Voir « Japan complains to Mongolia over Tavan Tolgoi bidding », Reuters, 22 juillet 2011. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 105 Regards sur le MONDE Mongolie : quelques données statistiques Superficie : 1,56 million de km2 (18e rang mondial) Population : 3,1 millions d’habitants (2012) Densité : 1,76 habitant/km2 (la plus faible au monde) Groupes ethniques : Mongols (95,35 %) ; Kazakhs (3,85 %) ; autres : 0,8 % Religion principale : bouddhisme tibétain PIB par habitant : 5 462 dollars en PPA (2012) Part de la population vivant sous le seuil de pauvreté : 39,2 % (2011) Espérance de vie : 68 ans (2011) Taux de chômage : 7,7 % en 2011, estimé à 6,8 % en 2012 et 6,1 % en 2013 Part des différents secteurs dans l’économie nationale en % du PIB : agriculture : 15,3 ; industrie : 36,3 ; services : 48,4 (2011) Indice de développement humain : 0,675 (108e rang sur 187 en 2012) Coefficient de Gini : 36,5 (2008) Monnaie : tugrik (1 euro = 2 084,53 tugriks) Croissance du PIB : 12,3 % (2012) Dette publique : 1,9 milliard de dollars (2011) Déficit public : 1,9 % du PIB (2012) Sources : Banque mondiale, PNUD, Index Mundi, ministère français des Affaires étrangères et européennes. mongol, le droit d’exploiter la mine d’Oyu Tolgoï située près de la frontière chinoise et dont les réserves sont estimées à plus de 18,5 millions de tonnes de cuivre et 595 tonnes d’or 7. L’annonce par le groupe canadien de la vente imminente de ses parts majoritaires à des capitaux chinois a toutefois entraîné une réaction du Parlement mongol en avril 2012. Celui-ci a adopté une loi interdisant aux entreprises étrangères de devenir actionnaire majoritaire d’une industrie stratégique nationale sans avoir reçu au préalable l’aval du gouvernement. 7 Un accord, signé en 2009, octroie à Ivanhoe Mines 66 % des parts de cette mine, qui deviendra l’une des trois plus grandes au monde lorsqu’elle aura atteint sa pleine capacité de production. Voir Dan Levin, « In Mongolia, a new, penned-in wealth », The New York Times, 26 juin 2012 (www.nytimes.com). 106 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 Ces deux épisodes mettent en lumière le désir des autorités mongoles de conserver le contrôle des ressources naturelles nationales ainsi que de leurs revenus. Tout en continuant à attirer les investisseurs étrangers nécessaires à l’exploitation des ressources – six milliards de dollars auraient déjà été engagés pour le seul développement du site d’Oyu Tolgoï –, les dirigeants clament haut et fort leur volonté de faire bénéficier la population des fruits du boom minier. Croissance, inégalités et corruption L’exploitation minière a déjà profondément changé la physionomie du pays. De nouvelles routes et liaisons aériennes ont été créées, l’électricité et l’eau courante ont été installées autour des sites d’exploitation. Attirés par le niveau des salaires accordés aux mineurs, des milliers de paysans et de nomades sont venus s’entasser aux abords des principaux sites et dans les villes. Les fortes attentes de la population sont justifiées. Les revenus issus de l’exploitation des ressources naturelles pourraient aider à financer la création de nouvelles infrastructures, notamment dans le secteur de l’éducation et de la santé. Des efforts doivent en effet être réalisés dans ces secteurs. D’après les statistiques de la Banque mondiale (2011), l’État ne dépense que 3 % du PIB par habitant pour chaque élève de l’enseignement supérieur (contre près de 40 % en France). De même, les dépenses de santé ne représentaient que 7 % des dépenses publiques en 2011 (contre 16 % en France). Selon certaines estimations, le développement de l’exploitation minière pourrait permettre à la Mongolie de multiplier par trois son PIB d’ici à 2020, ce qui contribuerait à améliorer considérablement le niveau de vie de ses 3,1 millions d’habitants. L’afflux de liquidités provoque cependant une forte inflation, supérieure à 14 % en 2012, concernant notamment les prix des biens alimentaires de base 8. 8 Voir International Monetary Fund, World Economic Outlook 2012: Coping with High Debt and Sluggish Growth, octobre 2012, p. 79 (www.imf.org). L a M on g olie, en t re m i ra c l e m i n i e r e t m i ra g e d é m o c ra t i q u e La Mongolie MONGOLIE Erdenet Dund-Us Oulan-Bator M O N G O L I E Urumqi Dalandzadgad E DU D US SU SUD UD Beijing Shanghai S Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013 La croissance débridée de l’industrie minière n’est pas non plus sans conséquences sur l’environnement et l’agriculture. L’exploitation des ressources du sous-sol requiert en effet de grandes quantités d’eau, souvent captées au détriment des exploitations agricoles et de l’élevage de bétail. Le secteur agricole – dont dépend 40 % de la population mongole et qui représentait 15,3 % du PIB en 2011 – est particulièrement affecté, de même que les nomades et semi-nomades – qui constitueraient le tiers de la population du pays. Parallèlement à la paupérisation des campagnes et à l’exode rural, une élite riche et consumériste s’est développée dans les villes les plus importantes. Les inégalités sociales sont particulièrement visibles à Oulan-Bator, dans laquelle vit près de la moitié de la population du pays. Les magasins de luxe y côtoient désormais des campements de yourtes de fortune, collées les unes aux autres. La répartition inéquitable des bénéfices de la croissance génère un malaise social grandissant. Le mécontentement est alimenté par plusieurs affaires récentes de corruption qui ont impliqué de hauts dignitaires politiques proches du monde des affaires 9. Les Mongols désapprouvent aussi les concessions, jugées trop généreuses, que leurs dirigeants ont faites aux entreprises minières internationales. En 2012, l’ONG Transparency International a placé la Mongolie au 94e rang mondial, sur 174, dans son classement des pays les plus corrompus 10. Une politique de lutte contre la corruption a bien été engagée par le pouvoir actuel, mais elle a provoqué la crise politique la plus grave que le pays ait connue depuis deux décennies. Une démocratie fragile Accusé de corruption, l’ancien président de la République Nambaryn Enkhbayar (20052009) a été arrêté en avril 2012, seulement 9 Parmi les 19 ministres du gouvernement actuel, 16 sont des hommes d’affaires. 10 Transparency International, Corruption Perceptions Index 2012 (www.transparency.org/cpi2012/results). Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 107 Regards sur le MONDE quelques semaines avant les élections parlementaires. L’opération policière, rappelant les pires heures du régime communiste, a été diffusée en direct à la télévision : on y a vu Nambaryn Enkhbayar, les pieds nus et la tête recouverte d’un sac, extrait de force, à l’aube, de la maison de ses parents 11. Officiellement, la décision d’arrêter et de juger l’ancien président – condamné depuis à quatre ans de prison 12 – est venue de l’autorité indépendante de lutte contre la corruption. Les partisans de Nambaryn Enkhbayar ont toutefois dénoncé une attaque politique visant à éliminer l’ancien président à la veille des élections. Ils en tiennent pour responsable l’actuel président issu du Parti démocratique, Tsakhia Elbegdorj, première personnalité politique issue de la mouvance démocratique non communiste à être élue à la tête de l’État. La communauté internationale s’est émue de l’affaire. Le secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, ainsi que la haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Catherine Ashton, ont exprimé leur inquiétude concernant le sort de Nambaryn Enkhbayar. L’ONG Amnesty International a qualifié l’arrestation de l’ancien président d’« inhumaine » et demandé aux autorités mongoles de se conformer aux règles internationales en matière de droits de l’homme. L’affaire a souligné toute la fragilité de l’État de droit et de la démocratie en Mongolie. Elle a aussi rappelé de mauvais souvenirs. En juillet 2008, après que l’opposition eut accusé le gouvernement d’avoir falsifié les résultats des élections parlementaires, l’état d’urgence avait été instauré pendant quatre jours afin de mettre un terme aux émeutes dans la capitale 13. Depuis ces événements, qui avaient fait cinq morts et des centaines de blessés, les différentes forces politiques mongoles avaient joué la carte 11 Voir Dan Levin, « Ex-leader’s detention tests Mongolia’s budding democracy », The New York Times, 13 mai 2012 (www. nytimes.com). 12 « Former Mongolian president jailed, raising fears for mine program », Reuters, 3 août 2012. 13 « Streets calm in riot-hit Mongolia », BBC News, 3 juillet 2008 (http://news.bbc.co.uk). 108 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 de l’apaisement. Au terme de l’élection présidentielle de 2009, qui s’était déroulée dans le calme, l’actuel président Tsakhia Elbegdorj l’avait emporté sur la base d’un programme de lutte contre la corruption et sur la promesse de mieux redistribuer les bénéfices de l’exploitation minière. Les résultats avaient été acceptés par l’ensemble des partis. Grâce à un discours libéral, le Parti démocratique avait remporté le plus grand nombre de sièges au Parlement et formé une coalition majoritaire avec le Parti révolutionnaire du peuple mongol (PRPM), à la ligne plus nationaliste et dont Nambaryn Enkhbayar était le dirigeant jusqu’à son arrestation en avril 2012. Déjà fragilisée par certaines divergences entre les deux principaux partis sur la gestion des ressources minières, la coalition n’a pas résisté à l’arrestation et au procès du fondateur du PRPM. En signe de protestation, le parti s’est dissocié du Parti démocratique en décembre 2012, ce qui a ouvert une période d’instabilité politique et sociale aux effets néfastes sur l’économie 14. Dans ce contexte, l’élection présidentielle de juin 2013 a fait figure de test. Elle s’est déroulée dans un climat plutôt calme et a été décrite par l’OSCE comme « compétitive et bien administrée, bien que le cadre légal puisse être amélioré » 15. Le président sortant, Tsakhia Elbegdorj, l’a emporté dès le premier tour avec 50,23 % des suffrages, devant le champion de lutte mongole Badmaanyambuu Bat-Erdene, candidat du Parti du peuple mongol (41,97 %). La troisième candidate, Natsag Udval, partisane de l’ex-président Nambaryn Enkhbayar et première femme à se présenter à une élection présidentielle, n’a obtenu que 6,5 % des voix. Durant la campagne, dominée par les thèmes de la lutte contre la corruption et de la gestion des ressources minières, les trois candidats se sont engagés à renégocier les avantages 14 « Major party of Mongolia to withdraw from coalition government », Chinadaily.com.cn, 4 décembre 2012 (www.chinadaily. com.cn). 15 Mission d’observation électorale de l’OSCE en Mongolie, Statement of Preliminary Findings and Conclusions (www.osce. org/odihr/elections/103142). © Brücke-Osteuropa L a M on g olie, en t re m i ra c l e m i n i e r e t m i ra g e d é m o c ra t i q u e Attirés par le miracle minier, de nouveaux arrivants venus des plaines installent chaque jour leur yourte sur les montagnes situées aux abords de la cité du « Héros-Rouge » (Oulan-Bator). offerts aux grands groupes miniers internationaux. Tsakhia Elbegdorj – réélu pour un nouveau mandat de quatre ans – et son Parti démocratique ont donc désormais les mains libres, et ce jusqu’aux élections législatives de 2016, un scrutin capital dans le cadre du système politique ultra-parlementaire de la Mongolie. Si cette sixième élection présidentielle a permis au pays de reprendre le chemin de la démocratie et de la stabilité politique, l’actuel gouvernement devra mener à bien de nombreuses réformes pour que le miracle mongol ne s’évanouisse pas tel un mirage. ■ Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 109 HISTOIRES de Questions internationales > L’assassinat de Kennedy, cinquante ans après : la part d’ombre cubaine Charles Cogan * * Charles Cogan est chercheur à la Harvard Kennedy School. Après avoir été journaliste, puis officier, il a passé trente-sept ans à la CIA (Central Intelligence Agency – l’Agence centrale de renseignement américaine), dont vingt-trois en poste à l’étranger. De 1984 à 1989, il a dirigé la CIA à Paris. L’assassinat de John F. Kennedy fut commis par un tueur isolé, Lee Harvey Oswald, dont l’acte s’explique en partie par son admiration pour Fidel Castro et son animosité envers le gouvernement et le président des États-Unis. Deux éléments suggèrent que Fidel Castro aurait pu être le commanditaire de l’assassinat : le caractère outrancier du personnage et le fait qu’il était au courant des complots ourdis contre lui par les frères Kennedy. À ce jour, aucune information probante n’est toutefois apparue pour corroborer cette hypothèse et la question reste ouverte. En décembre 2006, le prestigieux magazine fondé à Boston en 1867 The Atlantic publiait une liste des « 100 Américains les plus influents dans l’histoire du pays ». Sans surprise, on notait la présence de nombreux présidents, écrivains… et joueurs de baseball. Pourtant, aucune mention n’était faite de John F. Kennedy. Cette omission, qui n’était certainement pas l’effet d’un simple hasard, apparaît manifestement comme un camouflet, dont les mobiles restent obscurs – à moins qu’il ne s’agisse parmi les élites américaines d’un dernier soubresaut des antiques guerres de religion, Kennedy ayant été le premier et seul président catholique des États-Unis. En dépit du maigre bilan législatif de son administration et de la brièveté de son mandat – « les mille jours » – brutalement interrompu par son assassinat à Dallas le 22 novembre 1963, Kennedy reste le président qui a sauvé les ÉtatsUnis et le monde de l’un des pires dangers de l’Histoire : la crise des missiles. 1 Robert McNamara, Plaidoyer. Prévenir la guerre nucléaire, Hachette, Paris, 1988. 110 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 Le rôle de John Kennedy lors de la crise des missiles Au soir du 27 octobre 1962, le secrétaire à la Défense, Robert McNamara, s’arrêta un instant sur les marches du Pentagone pour admirer le coucher du soleil. Il pensa que c’était peut-être la dernière fois qu’il aurait le privilège d’y assister 1. Le matin même, un avion américain espion U-2 piloté par un officier de l’armée de l’air avait été abattu au-dessus de Cuba par des soldats russes et sur ordre de Fidel Castro. Pendant treize jours, le président Kennedy parvint à résister aux appels pressants de presque tous les officiers supérieurs en faveur d’une attaque contre Cuba. Quelques-uns de ces vat-en-guerre, notamment le commandant de l’U.S. Air Force, le général Curtis LeMay, n’hésitèrent pas à afficher leur mépris pour le « jeune » président, le critiquant ouvertement lorsqu’il s’absentait de la Situation Room, ou prenant un air narquois en sa présence. Treize jours séparent la découverte des missiles par un avion américain U-2 le 15 octobre et le dénouement de la crise le 27 octobre, lorsque Nikita Khrouchtchev annonça son intention de retirer les missiles de l’île. Durant ces treize jours, au cours desquels le monde frôla l’apocalypse nucléaire, un compte à rebours se mit en place, la date fatidique étant celle à laquelle les missiles soviétiques deviendraient opérationnels – ce qui ne fut en définitive pas le cas. Le président Kennedy disposa donc de treize jours pour évaluer posément ses options et envisager comment trancher le nœud gordien sans déclencher une guerre nucléaire entre les deux superpuissances. La réussite non négligeable à porter au crédit des frères Kennedy est qu’ils parvinrent à convaincre les Soviétiques de ne pas mentionner publiquement que la Maison-Blanche acceptait de démanteler les missiles américains Jupiter déployés en Turquie en contrepartie du retrait des missiles soviétiques de Cuba. Le compromis finalement approuvé était donc plus équilibré et moins humiliant qu’un retrait unilatéral de la part de Moscou. Le General Attorney, Robert Kennedy, expliqua à l’ambassadeur soviétique, Anatoli Dobrynine, que, dans le contexte des élections législatives américaines prévues en novembre, le volet turc de l’accord devait demeurer secret afin de ne pas affaiblir le camp du président au profit de ses opposants. Les Soviétiques tinrent parole et ne mentionnèrent pas la question turque. Mais, pour les opinions publiques, l’URSS apparut comme le grand perdant de la crise des missiles. La devise d’un général soviétique actif durant la guerre froide, « nous dominerons l’Occident comme on l’emporte aux échecs », semble avoir été oubliée par Moscou à cette occasion. Quelques années plus tard, un haut fonctionnaire soviétique aux Nations Unies confia d’ailleurs à un collègue américain : « Nous ne permettrons jamais plus que vous nous infligiez ce même marché de dupes une seconde fois. » La crise avait été si profonde que le président Kennedy s’efforça immédiatement de faire le nécessaire pour empêcher qu’une telle situation ne se reproduise. Un « téléphone rouge » fut installé entre la Maison-Blanche et le Kremlin, et le premier accord portant sur la maîtrise des armements nucléaires – le Traité d’interdiction © HO L’ a s s a s s in a t d e Ken n ed y, c in q u a n t e a n s a p rè s : L a p a r t d ’ o m b re c u b a i n e John F. Kennedy (à gauche) et son frère Robert, le General Attorney, devant la Maison-Blanche, en mars 1963. partielle des essais nucléaires (Limited Test Ban Treaty, LTBT) – fut signé au cours de l’été 1963 avec le traité de Moscou. Un an plus tard : l’assassinat Un peu plus d’un an après la crise des missiles, le 22 novembre 1963, le président Kennedy était assassiné à Dallas. Son assassin, Lee Harvey Oswald, ayant lui-même été abattu deux jours plus tard, le mobile de son acte reste à ce jour encore mystérieux. Même après un demisiècle, une ombre plane toujours sur ces événements. Certains éléments permettent toutefois de décrypter les motivations de l’assassin. En particulier, Oswald admirait profondément Fidel Castro. À l’automne 1963, il avait participé à une manifestation à La Nouvelle-Orléans en faveur du régime de Cuba. Il avait aussi demandé un visa auprès de l’ambassade de Cuba à Mexico afin de se rendre à La Havane – la requête fut finalement approuvée… mais après les événements de Dallas. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 111 HISTOIRES de Questions internationales On ignore toujours si Oswald entretenait des contacts avec des agents du puissant service de renseignement cubain, la Dirección General de Inteligencia (DGI). Pour l’heure, la théorie veut qu’Oswald ait bien agi seul, motivé par son admiration pour Fidel Castro. La mort du Líder Máximo permettra peut-être un jour de connaÎtre a posteriori le rôle joué par les Cubains dans l’affaire. Le facteur Castro Deux éléments suggèrent pourtant que Castro aurait pu être le commanditaire de l’assassinat du président américain : son caractère outrancier et le fait qu’il était au courant des complots ourdis contre lui par les frères Kennedy. La crise des missiles a révélé en effet son tempérament « jusqu’au-boutiste », puisqu’il appelait de ses vœux un conflit nucléaire afin d’ouvrir la voie au triomphe universel du communisme… au prix de la disparition de Cuba. Le journal Le Monde a publié le 23 novembre 1990 une série de lettres échangées entre Fidel Castro et Nikita Khrouchtchev, dans lesquelles le dirigeant cubain demandait à son homologue soviétique de déclencher une guerre nucléaire si les forces américaines attaquaient Cuba 2. Dans un message envoyé à Khrouchtchev le 26 octobre 1962, Castro expliquait que « si les impérialistes envahissaient Cuba dans le but de l’occuper, le danger d’une telle politique pour l’humanité serait si considérable que, dans ces circonstances, l’Union soviétique ne devrait pas permettre que les impérialistes déclenchent les premiers une attaque nucléaire contre elle » 3. Le message était clair, quoique implicite : si les Américains envahissaient Cuba, Castro voulait que l’URSS lance une attaque nucléaire contre les États-Unis. Le 27 octobre, Khrouchtchev informait Castro qu’une solution était en vue, Kennedy 2 Par la suite, les lettres furent publiées dans d’autres recueils, notamment The Armageddon Letters. Voir James G. Blight et Janet M. Lang, The Armageddon Letters, Rowman & Littlefield, Lanham, 2012. 3 Ibid., p. 117. 112 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 s’étant engagé à ne pas envahir Cuba. Khrouchtchev conseillait à Castro de ne pas se laisser emporter par ses sentiments et d’éviter toute nouvelle action en réponse aux provocations des Américains, après que Castro eut fait abattre l’avion U-2 par les forces soviétiques stationnées à Cuba, coûtant la vie au pilote : « Hier, vous avez abattu un de ces avions, alors qu’auparavant vous ne réagissiez pas lorsqu’ils survolaient votre territoire. Les agresseurs vont exploiter votre décision au profit de leurs objectifs 4. » Il est possible que Khrouchtchev ait alors estimé que Castro était incontrôlable et que la solution ne viendrait que de son propre dialogue avec Kennedy. C’est d’ailleurs le même jour, le 27 octobre, que le dirigeant soviétique accepta le compromis « public » proposé par son homologue américain – c’est-à-dire le retrait des missiles en contrepartie de l’engagement des États-Unis à ne pas envahir Cuba. Le lendemain, 28 octobre, Castro envoyait sa réponse dans laquelle il déclarait : « Auparavant, ces survols constituaient des violations isolées, sans objectif militaire précis et sans danger réel. Cette fois, ce n’était pas le cas. Le danger existait d’une attaque surprise sur des installations militaires précises. Nous avons décidé de ne pas rester les bras croisés devant cette menace 5. » Le 30 octobre, dans un message à Castro, le dirigeant soviétique se montrait parfaitement conscient du « jusqu’au-boutisme » de son interlocuteur : « Dans votre câble du 27 octobre, vous nous avez proposé d’être les premiers à déclencher une attaque nucléaire contre le territoire de l’ennemi. Bien entendu, vous comprenez où cela nous entraînerait. Plutôt qu’une simple frappe, cela marquerait le début d’une guerre mondiale nucléaire 6. » Castro répondit à Khrouchtchev le 31 octobre. « Nous savons – soyez en certain – que nous aurions été exterminés, comme vous l’indiquez dans votre lettre, au cas où une guerre nucléaire aurait éclaté. Cela ne nous a pas amené 4 Ibid., p. 122. Ibid., p. 151-152. 6 Ibid., p. 156. 5 L’ a s s a s s in a t d e Ken n ed y, c in q u a n t e a n s a p rè s : L a p a r t d ’ o m b re c u b a i n e pour autant à vous demander de retirer les missiles, à vous demander de céder 7. » Un article publié le 26 octobre 2012 dans le New York Times par James G. Blight et Janet M. Lang a révélé la réaction pour le moins sévère de Khrouchtchev à la lettre du 26 octobre. D’après son fils et biographe Sergueï Khrouchtchev, le leader soviétique reçut cette lettre au cours d’une réunion tendue et s’exclama : « C’est de la folie ! Fidel est prêt à nous envoyer tous au cimetière avec lui ! » Khrouchtchev n’avait jusque-là pas saisi que, pour Castro, Cuba était condamnée, la guerre était inévitable, et que l’URSS devait faire de Cuba un martyr plutôt qu’une simple victime. Khrouchtchev envoya par la suite un diplomate chevronné, Anastas Mikoyan, à La Havane afin de poursuivre les discussions avec les Cubains. Un échange entre celui-ci et Che Guevara le 5 novembre 1962 donne le ton : « [Guevara] – Malgré tout le respect que nous portons à l’Union soviétique, nous pensons que les décisions prises par l’URSS ont été erronées… [Mikoyan] – Pourtant nous pensions que vous seriez satisfaits de notre politique. Nous avons tout fait pour que Cuba ne soit pas anéantie. Apparemment, vous étiez disposés à mourir d’une belle mort – mais nous sommes convaincus que rien de tout cela ne valait une belle mort 8. » Fidel Castro a depuis changé de point de vue. Le journaliste Jeffrey Goldberg, relatant un entretien avec Castro à La Havane dans l’édition du 16 octobre 2012 de The Atlantic, rappelle qu’il avait eu l’échange suivant avec le Líder Máximo environ deux ans auparavant : « Votre recommandation [que l’URSS lance une attaque nucléaire contre les États-Unis] vous semble-t-elle toujours judicieuse ? Castro répondit : “Ayant vu ce que j’ai vu, et sachant ce que je sais aujourd’hui : non, cela n’en valait pas la peine.” » L’agent double cubain qui révélait les plans des Kennedy Après son accession au pouvoir, Castro se rendit très vite compte de l’hostilité des ÉtatsUnis à l’égard de son régime. Avant son élection, le candidat Kennedy avait été mis en garde par ses conseillers au sujet du danger que représentait le nouveau régime révolutionnaire à Cuba et la possibilité que Fidel Castro puisse inviter les Soviétiques à déployer des forces militaires sur l’île. Aux yeux de Washington, l’existence d’une base soviétique à 150 kilomètres des côtes américaines, en pleine guerre froide, était tout simplement impensable. On sait ce qui s’ensuivit : le désastre de la baie des Cochons en avril 1961. Certes, le projet était un legs de l’administration précédente. Mais c’est Kennedy lui-même qui a condamné à l’échec l’opération en refusant que l’U.S. Air Force ne couvre la plage du débarquement. L’humiliation des frères Kennedy ne fit que redoubler leur détermination à trouver un moyen de renverser Castro. En novembre 1961, l’opération Mangouste fut enclenchée contre le régime de Cuba, sous la direction du General Attorney Robert Kennedy. Le « Groupe spécial élargi » qu’il animait depuis la Maison-Blanche entreprit de concevoir toutes sortes d’attaques létales contre Fidel Castro, ainsi que des projets de sabotage sur l’île. La quasi-totalité de ces tentatives se sont soldées par des échecs, lorsqu’elles n’ont pas été abandonnées. Castro connaissait les intentions des Kennedy, ce qui aurait pu l’inciter à agir préventivement contre le président américain. Par le biais de son service de renseignement, la DGI, il s’efforça de collecter des informations sur les opérations anti-cubaines ourdies par la CIA et la Maison-Blanche. En 1961, un agent de la DGI, Rolando Cubela 9, laissa entendre à un intermédiaire qu’il était hostile à Fidel Castro et chercha 7 Ibid., p. 162. Sergo Mikoyan, The Soviet Cuban Missile Crisis: Castro, Mikoyan, Kennedy, Khrushchev, and the Missiles of November, Stanford University Press, Redwood City, 2012, p. 335-336. 8 9 Le récit qui suit sur l’affaire Cubela est tiré d’Edward Jay Epstein, The Annals of Unsolved Crime, Melville House, Brooklyn NY, 2013. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 113 HISTOIRES de Questions internationales à entrer en contact avec les Américains. En juillet 1962, Cubela rencontra un officier de la CIA lors du 8e Festival mondial de la jeunesse, à Helsinki. La CIA mit toutefois un terme au contact lorsque Cubela refusa de se soumettre au détecteur de mensonges. Cependant, en 1963, alors que le tempo des initiatives anti-Castro allait croissant, la CIA relança la piste. Un officier hispanophone, Nestor Sanchez, rencontra Cubela à Porto Alegre au Brésil. Cubela confirma à cette occasion qu’il était prêt à commettre un attentat contre Castro. Ce n’est que trente ans plus tard qu’un agent cubain à la solde de la CIA, Miguel Mir, confirma que Cubela était en réalité un agent double. Castro fut donc au courant très tôt du fait que la CIA et les frères Kennedy s’efforçaient de l’assassiner. Il sut que les États-Unis avaient même proposé à Cubela de l’équiper, à Cuba, d’un fusil à viseur télescopique. Ironie du sort, ce fut le type d’arme choisi par Oswald… Paris abrita ensuite les rencontres ultérieures entre Sanchez et Cubela : Cuba y avait une ambassade et donc des agents disponibles pour effectuer une contre-surveillance. Un rendez-vous avait été fixé au 22 novembre 1963 : la CIA était alors sur le point d’introduire à Cuba le fusil à viseur télescopique qu’elle avait proposé à Cubela ! L’assassinat de John Kennedy le jour même coupa court au projet d’éliminer Castro, même si le contact avec Cubela fut maintenu jusqu’en décembre 1964. L’hypothèse peut donc être envisagée que Castro ait décidé de faire disparaître Kennedy avant qu’il ne soit éliminé lui-même, d’une part vu son état d’esprit paranoïaque et jusqu’auboutiste, et d’autre part parce que Cubela l’avertissait des projets planifiés contre lui. De fait, dans un entretien effectué le 7 septembre 1963 à La Havane avec le journaliste américain Daniel Harker, Castro avait averti les dirigeants américains de ne pas tenter d’assassiner leurs homologues cubains, faute de quoi « ils ne seraient pas en sécurité eux-mêmes ». Rétrospective Qu’il soit impliqué directement ou non dans l’assassinat de John F. Kennedy, le régime 114 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 de Castro ne manquait pas de raisons de faire disparaître le président Kennedy. La CIA n’est pas étrangère à cela. Ses ingérences lors des premières années de la guerre froide apparaissent en effet pour le moins excessives. L’Agence avait renversé si aisément les régimes de Jacobo Arbenz au Guatemala et de Mohammed Mossadegh en Iran qu’elle avait cédé au mythe de sa propre invincibilité, tout en développant l’illusion que les opérations clandestines à l’étranger constituaient un outil de politique étrangère efficace, à mi-chemin entre la diplomatie et la guerre. Cette trop grande assurance mena tout droit à l’opération bâclée de la baie des Cochons, dont l’échec ne fit que redoubler les initiatives des frères Kennedy en vue d’éliminer Castro. Durant toute la guerre froide, la CIA a également eu tendance à sous-estimer les services de renseignement cubains. Dans les années 1980 encore, quelques douzaines de Cubains, en apparence au service de la CIA, étaient en réalité des agents doubles travaillant pour La Havane10. Au vu du professionnalisme de la DGI, est-il possible qu’elle ait été en mesure de garder le secret sur son rôle dans l’assassinat de John F. Kennedy pendant les cinquante dernières années ? Le chapitre n’est pas clos. ■ Bibliographie ● James G. Blight et Janet M. Lang, The Armageddon Letters, Kennedy/Khrushchev/ Castro in the Cuban Missile Crisis, Rowman & Littlefield, Lanham, 2012 ● Charles G. Cogan, « À surprise, surprise et demie : le rôle du renseignement », in Maurice Vaïsse (dir.), L’Europe et la crise de Cuba, Armand Colin, Paris, 1993 ● Robert Dallek, An Unfinished Life: John F. Kennedy: 1917-1963, Little, Brown & Company, Boston, New York, Londres, 2003 ● Edward Jay Epstein, The Annals of Unsolved Crime, Melville House, Brooklyn NY, 2013 10 ● Robert F. Kennedy, Thirteen Days : A Memoir of the Cuban Missile Crisis, W.W. Norton & Company, New York, 1969 ● Brian Latell, Castro’s Secrets : The CIA and Cuba’s Intelligence Machine, Palgrave MacMillan, New York, 2012 ● Norman Mailer, Oswald. Un mystère américain, Plon, Paris, 1995 ● Sergo Mikoyan, The Soviet Cuban Missile Crisis: Castro, Mikoyan, Kennedy, Khrushchev, and the Missiles of November, Stanford University Press, Redwood City, 2012 Brian Latell, Castro’s Secrets, Palgrave MacMillan, New York, 2012, p. 10. Questions internationales Rendez-vous avec le monde… internationales Questions Questions internationales Japon : une crise sans fin ? Obama et l’Afrique La réforme de la PAC Un portrait de André François-Poncet CANADA : 14.50 $ CAN 3:HIKTSJ=YU^]U^:?k@k@f@f@a; N° 55 Mai-juin 2012 0) E5' Questions Questions internationales internationales La L’humanitaire 9,80 € dF Abonnement à 6 numéros : 48 € Tarif spécial étudiants et enseignants : 40 € Tarif spécial bibliothèques et CDI : 43,20 € En vente chez votre libraire, en kiosque, sur www.ladocumentationfrancaise.fr et par correspondance : DILA - CS 10733 23 rue d’Estrées - 75345 Paris cedex 07 Documents de RÉFÉRENCE > La civilisation américaine Raison et sentiments Theodore Roosevelt (1858-1919) Georges Duhamel (1884-1966) Marc Fumaroli (1932) Théodore Roosevelt, président des États-Unis de 1901 à 1909, est connu comme l’homme du « Big stick », le gros bâton que l’on tient à la main et qui permet de parler doucement. Il a en effet soutenu une politique extérieure active, dépassant l’isolationnisme, au nom même des valeurs américaines. Même s’il s’affirme anticolonialiste, par opposition à l’Europe, il justifie des actions extérieures par une mission de libération de la barbarie et de civilisation des peuples lointains qui n’est pas sans anticiper la « mission sacrée de civilisation » confiée aux puissances administrantes, c’est-à-dire coloniales, par le pacte de la Société des Nations (SDN). Mélange d’idéalisme altruiste et d’intérêt national, surtout économique, son propos s’inscrit dans une rhétorique constante des présidences successives au XXe siècle. Comme il associe deux tendances apparemment opposées, il peut nourrir des politiques différentes, de Woodrow Wilson à George W. Bush suivant que l’on insiste sur la première ou la seconde. Les deux textes suivants, dus à des écrivains, intellectuels et esthètes français, à quelque quatre-vingts ans de distance, convergent. Marc Fumaroli peut bien considérer que l’analyse de Georges Duhamel est « naïvement effrayée », il le rejoint dans un mélange de fascination et de répulsion à l’égard du modèle de civilisation américain. Il serait excessif de les qualifier d’américanophobes, mais leurs textes expriment le malaise d’hommes de culture élitistes et raffinés devant le gigantisme, les excès et une certaine forme de déshumanisation des États-Unis. Georges Duhamel réfléchit sur l’urbanisme et l’architecture de la ville, Marc Fumaroli sur le cinéma et les séries télévisées américaines. Devant le monde animé, excessif, racoleur et brutal qu’ils décrivent, on songe aux personnages des tableaux de Edward Hopper, solitaires, sous une lumière crue, dans une attente sans objet, auxquels il manque quelque chose – peut-être une âme. La Vie intense Theodore Roosevelt (1902) « […] Notre devoir peut prendre bien des formes dans l’avenir, comme il a pris bien des formes dans le passé. Et il n’est pas possible d’établir une règle dure et ferme pour tous les cas. […] Mais nous pouvons être certains d’une chose : que nous le voulions ou non, nous ne pouvons éviter désormais d’avoir des 116 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 devoirs à remplir en face des autres nations. Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’établir si nous accomplirons ces devoirs bien ou mal. Précisément ici laissez-moi faire un aussi vigoureux plaidoyer que je le pourrai en faveur de cette règle de ne jamais rien dire qu’on ne pense, et de mettre sans hésitation nos actes L a c iv i l i s a t i o n a m é ri c a i n e : ra i s o n e t s e n t i m e n t s La politique du «gros bâton» de Theodore Roosevelt vue par la revue satirique américaine Puck en 1904. d’accord avec nos paroles quelles qu’elles soient. Bon nombre d’entre vous probablement sont au courant du vieux proverbe : “Parlez doucement et portez une grosse canne – vous irez loin”. Si un homme fait continuellement le fanfaron, s’il manque de civilité, une grosse canne ne le sauvera pas d’embarras ; pas plus que le doux parler ne lui servira de rien si derrière la douceur ne gît pas la force, la puissance. Dans la vie privée il y a peu d’êtres plus blâmables que l’homme qui va toujours se vantant bruyamment ; et si le vantard n’est pas préparé à soutenir ses paroles, sa position devient absolument méprisable. Ainsi en est-il pour la nation. Il est à la fois stupide et indigne de se laisser aller à une indue auto-glorification, et, surtout, à une dénonciation à langue débridée des autres peuples. Toutes les fois que sur un point quelconque nous viendrons en contact avec une puissance étrangère, j’espère que nous nous efforcerons toujours de parler courtoisement et respectueusement de cette puissance. Rendons évident que nous entendons faire justice. Puis rendons également évident que nous ne tolérerons pas qu’il nous soit fait d’injustice en retour. Rendons encore évident que nous n’usons d’aucuns mots que nous ne soyons préparés à soutenir par des actes, et que, si notre discours est toujours modéré, nous sommes prêts et résolus à y faire honneur. Une telle attitude sera la plus sûre garantie possible de cette paix respectueuse d’elle-même, dont l’acquisition est et doit toujours être le premier but d’un peuple qui se gouverne lui-même. Ceci est l’attitude que nous devrions prendre à l’égard de la Doctrine de Monroë. […] La Doctrine de Monroë n’est pas une loi internationale ; mais il n’y a aucune nécessité qu’elle le soit. […] Par cette doctrine nous n’entendons sanctionner aucune politique d’agression par une république Américaine aux dépens de n’importe quelle autre, ni Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 117 Documents de RÉFÉRENCE aucune politique de différence commerciale contre aucune puissance étrangère quelconque. Commercialement, pour aussi loin que cette doctrine est en cause, tout ce que nous désirons est un champ loyal et nulle faveur ; mais si nous sommes sages, nous insisterons énergiquement pour que, sous aucun prétexte quelconque, il n’y ait aucun agrandissement territorial sur le sol Américain de la part d’aucune puissance Européenne, et ceci, quelque forme que cet agrandissement territorial pût prendre. Très ardemment nous espérons et croyons que la chance d’avoir quelque hostile complication militaire avec quelque puissance étrangère est très petite. Mais qu’il se produise une tension, une dispute, par ici, par là, par le fait de la [compétition commerciale et agricole] – c’est-à-dire, industrielle –, cela est presque inévitable. Ici encore nous devons nous rappeler que notre premier devoir est envers notre propre peuple ; et pourtant que nous pouvons le mieux obtenir justice en faisant justice. Nous devons continuer la politique qui a été si brillamment heureuse dans le passé, et ainsi organiser notre système économique de façon à donner tout avantage à l’habileté, à l’énergie, et à l’intelligence de nos fermiers, marchands, manufacturiers, et travailleurs à gages ; et pourtant nous devons aussi nous rappeler, en traitant avec d’autres nations, que des bénéfices doivent être donnés là où des bénéfices sont cherchés. Il n’est pas possible de dogmatiser quant à l’exact moyen d’atteindre cette fin, car les exactes conditions ne peuvent être prédites. À la longue, un de nos premiers besoins c’est la stabilité et la continuité de la politique économique ; et pourtant, par traité ou par législation directe, il peut, au moins en certains cas, devenir avantageux de compléter notre politique présente par un système de [bénéfices et d’obligations réciproques]. Dans une grande partie de notre carrière nationale, notre histoire a été une histoire d’expansion, l’expansion étant de différentes 118 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 sortes en différents temps. Cette expansion n’est pas un sujet de regret, mais d’orgueil. Il est vain de dire à un maître peuple comme le nôtre que l’esprit d’entreprise n’est pas sûr. Le vrai Américain n’a jamais craint de courir des risques, quand le prix à gagner était de valeur suffisante. Aucune nation capable de se gouverner elle-même, et de développer par ses propres efforts une saine et ordonnée civilisation, si petite qu’elle puisse être, n’a rien à craindre de nous. […] Aux Philippines [en 1898] nous avons apporté la paix, et en ce moment nous leur donnons une liberté et une autonomie telles qu’elles n’auraient jamais pu dans aucune condition concevable les obtenir […]. Le récit nu des faits est suffisant, pour montrer que nous avons fait notre devoir ; et quel plus fier titre à l’honneur une nation peut-elle posséder que d’avoir fait son devoir ? Nous avons fait notre devoir envers nous-mêmes, et nous avons accompli le devoir plus haut de promouvoir la civilisation de l’humanité. La première essence de la civilisation, c’est la loi. L’anarchie est simplement la servante et l’avant-courrière de la tyrannie et du despotisme. La loi et l’ordre renforcés de justice et de puissance gisent aux fondements de la civilisation. La loi doit être basée sur la justice, autrement elle ne peut se maintenir, et elle doit être renforcée de fermeté résolue, parce que la faiblesse à la renforcer signifie à la fin qu’il n’y a nulle justice et nulle loi, rien que la règle de la force désordonnée et sans scrupule. Sans l’habitude de l’obéissance ordonnée à la loi, sans la sévère mise en vigueur des lois, aux dépens de ceux qui avec défi leur résistent, il ne peut y avoir nul progrès possible, moral ou matériel, dans la civilisation. Il ne peut y avoir aucun affaiblissement de l’esprit qui soutient la loi ici chez nous, si nous voulons d’une façon permanente réussir ; et tout aussi peu pouvons-nous montrer de la faiblesse au dehors. […] La barbarie n’a, et ne peut avoir, nulle place dans un monde civilisé. C’est notre devoir envers le peuple qui vit dans la barbarie L a c iv i l i s a t i o n a m é ri c a i n e : ra i s o n e t s e n t i m e n t s « Cet article importé me plaît bien. » Cette caricature du président Theodore Roosevelt, préférant la couronne de l’impérialisme à la mode européenne aux modèles portés par ses illustres prédécesseurs, a été publiée en 1904 par la revue satirique américaine Puck. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 119 Documents de RÉFÉRENCE de veiller à ce qu’il soit délivré de ses chaînes, et nous ne pouvons le délivrer qu’en détruisant la barbarie même. Le missionnaire, le marchand, et le soldat peuvent chacun avoir à jouer un rôle dans cette destruction, et dans la subséquente élévation du peuple. Exactement comme c’est le devoir d’une puissance civilisée de scrupuleusement respecter les droits de toutes les puissances civilisées plus faibles et de joyeusement aider celles qui luttent pour s’élever à la civilisation, ainsi c’est son devoir d’abattre la sauvagerie et la barbarie. Comme dans une telle œuvre, il faut user d’instruments humains, et comme les instruments humains sont imparfaits, ceci veut dire que parfois il y aura de l’injustice ; que parfois le marchand, ou le soldat, ou même le missionnaire, peuvent faire du mal. Instantanément condamnons et rectifions ce mal quand il arrive, et, si possible, punissons le malfaiteur. […] Laissez-moi encore insister, par crainte d’une fausse interprétation, sur le fait que notre devoir est à deux faces, et que nous devons élever les autres tandis que nous bénéficions nous-mêmes. […] Sous la sage administration du Gouverneur Taft, les îles [les Philippines] maintenant jouissent d’une paix et d’une liberté, que jamais jusqu’ici elles n’avaient même rêvées. Mais cette paix et cette liberté sous la loi doivent être complétées par un développement matériel et industriel. [Tous encouragements devraient être donnés] à leur développement commercial, à l’introduction des industries et des produits Américains ; non pas simplement parce que ce serait une bonne chose pour notre peuple, mais infiniment plus parce que ce serait d’un incalculable bénéfice pour le peuple des Philippines. Nous ferons des fautes ; et si nous laissions ces fautes nous effrayer et nous détourner de notre œuvre, nous nous montrerions nous-mêmes des femmelettes. […] Dans les Philippines, rappelons-nous que l’esprit et non la simple forme du gouvernement est la chose essentielle. […] Nous n’essayons pas de subjuguer un peuple ; nous essayons de le développer et d’en faire un peuple ami de la loi, industrieux, et éduqué, et, nous espérons, finalement, un peuple se gouvernant lui-même. En bref, dans l’œuvre que nous avons accomplie, nous n’avons fait que mettre en pratique les vrais principes de notre démocratie. Nous travaillons dans un esprit de self-respect envers nous-mêmes et de bon vouloir envers les autres, dans un esprit d’amour pour et de foi infinie en l’humanité. Nous ne refusons pas aveuglement de faire face aux maux qui existent, ou aux insuffisances inhérentes à l’humanité ; mais à travers les bévues et les dérobades, à travers l’égoïsme et la bassesse [des motifs], à travers les courtes vues et la couardise, nous fixons obstinément nos regards sur le lointain horizon du triomphe d’or. Si vous voulez étudier notre histoire passée comme nation, vous verrez que nous avons fait bien des fautes et que nous avons été coupables de bien des insuffisances, et que pourtant toujours à la fin nous sommes sortis victorieux pour avoir refusé d’être domptés par les fautes et les défaites, les avoir réorganisées, mais avoir persévéré en dépit d’elles. Ainsi en doit-il être dans l’avenir. […] » ■ Extraits de Theodore Roosevelt, La Vie intense (traduction de la princesse de Faucigny-Lucinge et Jean Izoulet), Ernest Flammarion éditeur, Paris, 1902, p. 236-245. Scènes de la vie future Georges Duhamel (1930) « […] Vertu suprême pour “les vérités nouvelles”, la méthode américaine enchante les êtres simples et ravit les enfants. Tous 120 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 les enfants que je connais raisonnent en Américains dès qu’il s’agit de l’argent, du plaisir, de la gloire, de la puissance et du travail. L a c iv i l i s a t i o n a m é ri c a i n e : ra i s o n e t s e n t i m e n t s […] S’il est vrai, comme le dit Barrès, que, pour assurer la paix sociale, il faut “que les pauvres aient le sentiment de leur impuissance”, l’Amérique peut dormir tranquille. La plus forte raison de cette sécurité sublime, ce n’est pas, à mon sens, la législation, sévère comme une citadelle, et non plus la force armée, avec ses instruments, ses gaz, ses poisons, et non plus les polices publiques et privées aux exploits légendaires. Cette raison majeure, je la vois dans l’inextricable complexité de l’organisme social, dans son rythme vertigineux, dans ses proportions désormais incommensurables avec l’intelligence humaine. Un ministre de la république française me disait naguère en souriant : “Ce soir, vingt hommes résolus peuvent s’emparer de Paris, c’est-à-dire de la France, c’est-à-dire du pouvoir.” Pour Moscou, pour Leningrad, grandes bourgades, la chose est encore plus claire. Rien qu’à les traverser, le voyageur parvient à comprendre le coup de main, découvre les points sensibles, reconstitue l’émeute initiale. Mais l’Amérique ! Mais Chicago ! Mais New York ! Montrez-moi l’intelligence capable de comprendre – je dis bien de saisir l’ensemble – cet enchevêtrement de forces en action. J’ai dit au commandant d’un très grand paquebot : “Faites-vous corps avec votre bateau ? Votre intelligence, votre sensibilité se prolongent-elles naturellement à travers les poutres d’acier jusqu’aux extrémités de cet organisme énorme, comme vous savez qu’il arrive pour un avion, pour une auto ? Sentezvous ce qui se passe sur ce navire, à deux cents mètres d’ici ?” L’honnête homme a secoué la tête : “Non, m’a-t-il dit, j’éprouvais ce que vous dites sur des bateaux moins grands ; mais celui-ci dépasse presque les facultés d’une seule âme. Il n’est plus à l’échelle.” De même pour toutes les choses. Que la Grande Armée s’ébranle, et le génie de Napoléon ne parvient plus à vivifier, jusqu’à la pointe des antennes, ce corps démesuré. La Grande Armée n’est plus à l’échelle d’un homme. Que dire de l’Amérique, cette prodigieuse tuméfaction ? Elle n’est plus à l’échelle des esprits qui l’ont créée. Nul homme ne peut plus s’en former une idée efficace et claire. Dieu lui-même… Ce peuple est emporté dans les rouages d’une mécanique dont personne, bientôt, ne connaîtra plus les secrets, les chevilles maîtresses, les zones vulnérables, les centres vitaux. Contemplant les vingt ascenseurs d’un building, j’ai demandé : “Que ferez-vous s’il se déclare une panne d’électricité ?” – “Oh ! M’a-t-on répondu, nous sommes branchés sur trois secteurs différents.” Et le mouvement ! Le mouvement comparable à l’inertie, le mouvement de cette masse qui roule on ne sait vers quoi, par une sorte d’habitude véhémente ! La civilisation des fourmis s’étend sur la face des continents émergés, depuis le froid du Nord jusqu’au froid du Sud. Peut-être y a-t-il, çà et là, quelque révolte de palais. Mais la civilisation des fourmis dure depuis des siècles de siècles. Pas de révolution chez les insectes. Pas de révolution imaginable dans la fourmilière américaine. À moins qu’un jour, sans qu’on sache pourquoi, sans qu’on ait pu le prévoir, sans même qu’après coup on parvienne à l’expliquer, à moins que l’incroyable machine se détraque tout à coup, s’effondre et tombe en cendres. Car, avec l’homme, on ne sait jamais. L’Amérique peut tomber, la civilisation américaine ne périra pas : elle est déjà maîtresse du monde. Allons-nous être conquis, nous autres, gens des terres moyennes ? Les plus étranges américaneries, je les ai vues en Allemagne, dans ce pays dont les Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 121 Documents de RÉFÉRENCE jeunes hommes, au retour de leur premier voyage transatlantique, trouvent que New York n’est pas mal, mais plus assez américain. Derrière ses architectes, j’ai visité la nouvelle ville de Francfort, la cité des blocks pareils, en leur monotonie, à des falaises de craie blanches habitées par des bestioles disciplinées. Il y a, sur notre continent, en France comme partout, de larges places que l’esprit de la vieille Europe a dès maintenant désertées. Le génie américain colonise, petit à petit, telle province, telle cité, telle maison, telle âme. Comment l’univers ne serait-il pas ébloui ? Regardez, gens d’Europe, regardez le nouvel empire ! Deux siècles de succès. Une ascension constante. Peu de guerres, et toujours heureusement conclues. Maints problèmes tenus en respect. L’orgueil d’être un peuple nombreux, riche, redouté, admiré, cet orgueil qui commence à tourmenter le plus humble des passants perdus dans la fourmilière, cet orgueil qui peut, demain, livrer cent millions d’âmes aux entreprises de maîtres enivrés. * Le ciel s’est déchiré du côté de Jerseycity. Un fulgurant trait de soleil montre Manhattan et se promène, comme un index, sur ces édifices étranges qui semblent des jouets curieux, compliqués, déconcertants. Il fait étinceler les vitres de cent mille bureaux où sont affichés des graphiques vertigineux qui représentent des combats, autrement dit des victoires, et qui, tous, montent, montent, d’un seul élan, d’une seule haleine. Le vent fraîchit. Le building, sous mes pieds, frémit dans toute sa hauteur, diapason d’acier, de brique et de béton. Les cheminées dissimulées dans les ornements de la flèche exhalent, tel un mortel encens, les gaz empoisonnés que distille, à huit cent pieds d’ici, la machinerie du sous-sol. Ah ! Que je reste encore un peu, que je savoure encore un peu cette amertume ineffable de n’avoir pu aimer ce que je vois. Que manque-t-il donc à ce peuple, pour être vraiment un grand peuple, porteur d’un grand message, digne d’un grand crédit, de respect, d’admiration ? Que manque-t-il à cette gloire ? De grands malheurs, sans doute, de grandes épreuves. De ces aventures terribles qui mûrissent une nation, la reploient sur ellemême, lui font chérir ses trésors véritables, prodiguer ses plus beaux fruits, découvrir son vrai chemin ? » ■ Extraits de Georges Duhamel, Scènes de la vie future, Mercure de France, Paris, 1930, p. 242 à 247. Paris-New York et retour Marc Fumaroli (2009) « Cette même alliance show businessmarketing joue à fond sur le public fragile et malléable d’enfants et d’adolescents. Les images cinématographiques et télévisuelles qui leur sont destinées rebondissent en ricochet publicitaire sur la clientèle des parents. Les jeunes spectateurs sont absorbés par les role models de rebelles qu’on leur propose à l’écran et qui les isolent un peu plus de leurs parents, lesquels sont trop heureux si leur progéniture leur demande d’acheter 122 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 la panoplie de leurs héros et héroïnes, toute prête à la vente et à la consommation, films et séries télévisées étant customized. Ainsi se répandent des modes irrésistibles et s’ouvrent de lucratifs et vastes marchés plus ou moins éphémères. Il y a quelque chose qui tient de l’enchantement, de la magie, dans ce conditionnement efficace mais doux et dont la dose est modifiée à point nommé, timely. L’étranger qui n’a pas bu ce philtre avec le L a c iv i l i s a t i o n a m é ri c a i n e : ra i s o n e t s e n t i m e n t s lait en reçoit une fausse impression de vertige, lorsqu’il l’observe de près et sur place. Son administration, hors des États-Unis où il a sa fonction et son sens naturels, a transformé le monde troublé en caverne de Platon. Sans désemparer depuis les années 1930, de révolution technique en révolution technique, des effets spéciaux à la Méliès aux miracles de la numérisation, Superman, ancêtre de nos Spider Man, et l’Iron man de bandes dessinées transportées à l’écran, le shérif redresseur de torts du western, tous bourreaux des grands cœurs féminins, ont renouvelé et varié d’année en année la mythologie américaine de l’homme de la Frontière, exaltant le narcissisme mâle et l’optimisme moral de la nation, avant de convertir l’imaginaire mondial au culte du justicier, frère ennemi du terrorisme. Les films de “révolte adolescente”, du type La Fureur de vivre ou La Fièvre du samedi soir, n’ont agi sur les jeunes générations successives, blanches ou noires, qu’en contrepoint de cette mythologie, relativement constante, et emportant le consensus. L’avènement du film “noir” et du “privé” lui aussi redresseur de torts, tournant la loi pour mieux la faire triompher, puis des blockbusters rivalisant d’hercules simiesques, de paquets de muscles, de rugissements, de fureur et de sang, a porté jusqu’à l’hyperbole le sublime démocratique, la violence justicière triomphant de la violence maléfique. La “révolte” adolescente et le manichéisme moral de la majorité silencieuse adulte se reconnaissent l’un et l’autre dans cette éthique de combat. Les films de kung-fu tournés à Hong-Kong ne relèvent guère plus de la “diversité culturelle” que les McDo relookés pour le public de Rome, avec fronton et colonnade à l’antique. L’exportation de cette spirale de stéréotypes, de mythes et d’idoles à usage interne du melting pot national américain n’est pas allée sans grincement, lorsqu’elle s’est imposée par le dumping, après la Seconde Guerre mondiale, à des nations européennes qui disposaient en propre d’un cinéma, d’une mythologie et d’idoles populaires. Il est difficile de mesurer ses effets dans d’autres aires géographiques et religieuses, certaines encore plus exposées, du fait de leur impréparation traditionnelle à l’image, à prendre au pied de la lettre ces puissantes exhortations à la violence justicière. Il faut convenir que c’est aussi aux États-Unis qu’il faut chercher la critique la plus pertinente de cette mythologie. Un film comme Matrix, à condition de le prendre au second degré, réussit à objectiver ce rêve ou cauchemar imposé de l’extérieur, mais a-t-il aidé personne à s’en éveiller ? Dans plus d’un de ses films, qui montrent le quotidien américain hanté, saturé, sapé par les termites des images artificielles, Robert Altman égale l’humour noir du Fellini de Ginger et Fred, enragé, avant de mourir, contre la télévision berlusconienne. Cette critique high brow ou middle brow ne saurait toucher qu’un public restreint de lecteurs et de spectateurs, ne pouvant le plus souvent opposer, à l’énorme sociologie rusée de l’image industrielle et aux mythes endurcis de la Grande Nation, que l’ironie et l’indépendance fragiles, parce que personnelles, du livre et de l’article imprimés. Il faut rendre à l’Amérique cette justice que ses historiens et ses écrivains sont ses plus impitoyables critiques. Leur perspicacité dépasse de loin ce que les écrivains européens, inquiets comme Tocqueville ou naïvement effrayés comme Dickens ou Duhamel, ont pu écrire pour tenter d’écarter de nos rives Phineas Taylor Barnum, Buffalo Bill et leurs disciples. Mais que peut le livre, l’article de revue, l’article de journal ? Des cinéastes du calibre de Fellini ou d’Altman ne peuvent rien eux-mêmes contre la grande industrie des images technologiques et ses “effets spéciaux”. Il n’y a pas que de la magie, il y a du destin, de la Providence, dans cette prodigieuse Grande Roue à rêves préfabriqués en série. » ■ Extrait de Marc Fumaroli, Paris-New York et retour. Voyage dans les arts et les images, Fayard, Paris, 2009, p. 168-169. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 123 > Les questions internationales sur Internet The Brookings Institution www.brookings.edu L’un des plus vieux think tanks américains et centre de recherche mondialement connu, la Brookings Institution s’est fixé trois objectifs : renforcer la démocratie ; encourager l’économie, le bien-être social et la sécurité ; favoriser la coopération du système international. Le site publie en ligne de nombreux articles en lien avec l’actualité. Divisé en trois rubriques principales – par thème, par zone géographique, par contenu –, il présente notamment des analyses sur les questions d’économie, de défense, de politique intérieure et de politique étrangère des États-Unis. Les thématiques étudiées concernent aussi bien la politique énergétique ou les nouvelles technologies que les questions juridiques. Le site permet de se tenir informé des publications et de l’activité acadé- mique de plus de 300 experts internationaux collaborant à la Brookings. L’institution organise par ailleurs de nombreux colloques – auxquels il est possible d’assister en s’inscrivant via le site – réunissant des personnalités du milieu politique et du monde des affaires. naute sur les conditions de création d’une ONG, la responsabilité des entreprises américaines ou sur les démarches pour voyager aux États-Unis. historique à la démocratie en général, sans oublier la rubrique « tout sur l’Amérique », qui, loin d’être exhaustive ou objective, dresse tout de même un panorama général sur l’actualité américaine. IIP Digital http://iipdigital.usembassy.gov/ french Réalisé par le Bureau des programmes d’information internationale du département d’État des ÉtatsUnis, le site IIP Digital présente des informations sur la politique, l’économie et la société américaines. Son objectif affiché est de propager une image positive des États-Unis dans le monde. Disponible en plusieurs langues, le site permet l’accès à de nombreux articles d’actualité ainsi qu’à des traductions – ou extraits – de textes historiques et de discours officiels. Il dispose aussi d’une importante banque d’images et de vidéos. IIP Digital surprend par sa diversité. Si son but est d’expliquer et de promouvoir les valeurs – le libreéchange, en vantant les mérites du Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP) – ou les traditions – Thanksgiving, fête du travail… – américaines, il renseigne aussi l’inter- 124 Les thématiques abordées sont multiples, allant de la commémoration Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 Liste des CARTES et GRAPHIQUES États-Unis : PIB par État et par habitant (2012) La croissance démographique des États-Unis (1950-2100) Nombre de morts en Irak et en Afghanistan (2001-2012) Exportations d’armement des États-Unis (1950-2012) Les États-Unis de Bush à Obama : déploiement des militaires (2000-2012) Prêts d’urgence de la Réserve fédérale pendant la crise financière (2008) États-Unis : importations et exportations de marchandises (2012) Les 15 premiers partenaires commerciaux des États-Unis (2012) Évolution des exportations des États-Unis (1992-2012) Les accords de libre-échange des États-Unis (2013) Dépenses militaires des États-Unis (1948-2012) Évolution des dépenses militaires (2000-2012) Le département américain de la Défense et ses sept principaux fournisseurs (2012) Le chômage aux États-Unis (2010) La pauvreté aux États-Unis (1959-2010) Pologne : PIB par habitant et taux de chômage (2000-2012) La Mongolie p. 13 p. 15 p. 34 p. 37 p. 41 p. 46 p. 47 p. 48 p. 49 p. 51 p. 52 p. 53 p. 54 p. 57 p. 59 p. 99 p. 107 Liste des principaux ENCADRÉS Les États-Unis depuis la fin de la guerre froide : quelques éléments chronologiques (Questions internationales) Religion, société et politique dans l’Amérique du XXIe siècle (Amandine Barb) Le traité de libre-échange transatlantique (Questions internationales) Un retour à l’isolationnisme ? (Célia Belin) Les États-Unis et l’OTAN : une alliance sur le déclin (Questions internationales) Les bases américaines dans le monde : des relais d’influence en mutation (Gwenaëlle Bras) Industrie de défense : entre politique étrangère, stratégie de défense et économie nationale (Aude-Emmanuelle Fleurant) Le port d’arme : l’échec d’une réforme pourtant modeste (Questions internationales) Les hydrocarbures de schiste : une révolution pour éviter la transition énergétique ? (Questions internationales) Les nouveaux fondements de la politique nucléaire (Tiphaine de Champchesnel) Le système éducatif : une bonne image mais une réalité plus décevante (Michel Goussot) p. 12 p. 18 p. 25 p. 29 p. 35 p. 42 p. 52 p. 60 p. 63 p. 66 p. 75 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 125 ABSTRACTS > Abstracts Obama II: Pragmatism in the Face of Adversity Vincent Michelot The second terms served by US presidents are often interpreted through the simplistic prism of the “second-term curse”, which seems to have afflicted Barack Obama in 2013. The reality is much more complex, with institutional and party dynamics that are hard to control and tend to cause blockages, but also considerable potential for reform and innovation both internally and externally. Before judging the nature of the Obama presidency up to 2016, we need to review the foundations of this second term: the years from 2009 to 2012. Foreign Policy: the United States First Laurence Nardon When American presidents are re-elected, they often seek to put their stamp on the country’s foreign policy. Which diplomatic dossiers will President Obama promote in the time left to him? The ‘pivot to Asia’launched during his first term? The free trade agreements with Asia or Europe or disarmament talks with Russia? The fight against AIDS or climate change? Unless the Middle East once again monopolises his attention… The New Modalities of Military Engagement “Light footprint” and “leading from behind” Maya Kandel Barack Obama was elected in 2008 on the American people’s determination to turn the page of the Bush years and close the period opened by the 11 September 2001 attack, which saw the deployment of American military power throughout the world. Hard hit by the recession, the Americans expected the Democrat president to refocus on domestic 126 Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 issues, especially the internal economy. So Barack Obama completed the withdrawal from Iraq and began to pull out of Afghanistan. He nonetheless committed the United States to a new military intervention in Libya. Above all, he has continued in other forms the military operations he inherited from his predecessor, from drone strikes to cyberattacks. The United States and the Global Economy Jean-Baptiste Velut The American economy is faced with the new rules of the global economy generated by the 2008 financial crisis and the transition to a multipolar world, within which the US is expected to share its international responsibilities more. In trying to adapt, the US has geared its foreign economic policy to the financial actions of the Federal Reserve Bank and strategic axes defined by the administration. Domestic Policy: the Second-Term Curse Alix Meyer During the first two years of his second term, the president enters a sort of political purgatory. Freed from electoral constraints, he must use the period up to the mid-term elections to consolidate the reforms of his first term, while trying to continue his action in new fields. It is in this new phase that the president must concretise his legislative promises to shape the image he will leave for posterity. The Federal State, Model or Impasse Lucie Delabie Barack Obama’s second term comes in the midst of high political tension. The multiplication of blockages between the president and the Congress, particularly over the state budget, threatens the sustainability of the American federal model. This is compounded by doubts over the Supreme Court’s ability and willingness to position itself as the fundamental guardian of American federalism. Faced with this double challenge, the presidential figure is reduced to a dangerous balancing act between the various federal institutions to avoid an irremediable blockage of the state. The Division of Powers between the Federal State and the Federated States: the Arbitrage of the Supreme Court Louis Aucoin Poland: Towards a New Model of Economic and Territorial Development Gilles Lepesant Apart from its uncontested economic success, Poland has to take up a number of challenges if it is not to be lastingly confined to a fringe role in the European Union. The growth of internal disparities, the reshuffle of urban spaces and the impact of foreign investments require the modernisation of Poland’s institutions and the upgrading of its means of production. Mongolia, Mining Miracle and Democratic Mirage The American federal system has always attracted keen interest. Many differences or even contradictions exist between the rights of the federated states on issues as important as homosexual marriage or the death penalty. This is hardly surprising since, in the American Constitution, the founding fathers deliberately left ambiguous the division of powers between the Federal State and the federated States. Under these conditions, the Supreme Court has an essential role to play. The fluctuations of its jurisprudence nonetheless stay within certain constants. Long forgotten, Mongolia is now attracting growing attention on the international scene. Hemmed in by Russia and China, the country wishes to take advantage of the lightning development of its mining sector to open up to the world. Mongolia’s economic success has nonetheless led to an increase in inequality and corruption, which jeopardises the country’s equilibrium. Moreover, the democratic political system, which is an exception in the region, is particularly fragile. Political Violence in Europe: Between a Lull and an Upsurge The Assassination of JFK, Fifty Years on: Cuba’s Shady Role Marc Milet The beginning of the century was marked by significant changes in all forms of political violence in Europe. The threat of violent separatist movements is fading. Islamist terrorism, although small in scope, has changed its nature. The upsurge in violent negotiations with the public authorities, the radicalisation of actions by the extreme left and the revival of “moral crusades” powered by the extreme right all seem to be due to a common process: the feeling of losing hold. Nathan R. Grison Charles Cogan John F. Kennedy was assassinated by a lone marksman, Lee Harvey Oswald, whose act was partly explained by his admiration for Fidel Castro and his animosity towards the American president and his government. Two elements suggest that Fidel Castro may have ordered the assassination: the extremist nature of the man himself and the fact that he was informed of plots that the Kennedy brothers fomented against him. No convincing evidence has yet come to light and the question remains open. Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013 127 Vous avez rendez-vous … avec le monde Déjà parus no 63 nos 61-62 no 60 no 59 no 58 no 57 no 56 no 55 no 54 no 53 no 52 no 51 no 50 no 49 no 48 no 47 no 46 no 45 Ils dirigent le monde La France dans le monde Les villes mondiales L’Italie : un destin européen Le Sahel en crises La Russie L’humanitaire Brésil : l’autre géant américain Allemagne : les défis de la puissance Printemps arabe et démocratie Un bilan du XXe siècle À la recherche des Européens AfPak (Afghanistan-Pakistan) À quoi sert le droit international La Chine et la nouvelle Asie Internet à la conquête du monde Les États du Golfe L’Europe en zone de turbulences no 44 no 43 no 42 no 41 no 40 no 39 no 38 no 37 no 36 no 35 no 34 no 33 no 32 no 31 no 30 no 29 no 28 no 27 no 26 no 25 no 24 no 23 no 22 no 21 no 20 no 19 no 18 no 17 no 16 Le sport dans la mondialisation Mondialisation : une gouvernance introuvable L’art dans la mondialisation L’Occident en débat Mondialisation et criminalité Les défis de la présidence Obama Le climat : risques et débats Le Caucase La Méditerranée Renseignement et services secrets La mondialisation financière L’Afrique en mouvement La Chine dans la mondialisation L’avenir de l’Europe Le Japon Le christianisme dans le monde Israël La Russie Les empires L’Iran La bataille de l’énergie Les Balkans et l’Europe Mondialisation et inégalités Islam, islams Le Royaume-Uni Les catastrophes naturelles Amérique latine L’euro : réussite ou échec Guerre et paix en Irak A retourner à la Direction de l’information légale et administrative (DILA) – 23 rue d’Estrées 75345 Paris cedex 07 BULLETIN D’ABONNEMENT ET BON DE COMMANDE Comment s’abonner ? 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Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre.» Questions internationales Novembre-décembre 2013 N° 64 Dossier États-Unis : vers une hégémonie discrète Ouverture. Les nouveaux défis américains Serge Sur Obama II : contre l’adversité, le pragmatisme Vincent Michelot Politique étrangère : les États-Unis d’abord Laurence Nardon Les nouvelles modalités d’engagement militaire : « light footprint » et « leading from behind » Maya Kandel Les États-Unis face à la mondialisation économique Jean-Baptiste Velut Politique intérieure : la malédiction du second mandat Alix Meyer L’État fédéral, modèle ou impasse Lucie Delabie Répartir les pouvoirs entre État fédéral et États fédérés : les arbitrages de la Cour suprême Louis Aucoin Et les contributions de Amandine Barb, Célia Belin, Gwenaëlle Bras, Tiphaine de Champchesnel, Aude-Emmanuelle Fleurant et Michel Goussot Chroniques d’actualité La politique commerciale des États-Unis au regard de l’entrée de la Russie dans l’OMC Jacques Fontanel Guerre de Syrie : les difficultés d’un réglement global Renaud Girard Questions européennes Imprimé en France Dépôt légal : 4e trimestre 2013 ISSN : 1761-7146 N° CPPAP : 1012B06518 DF 2QI00640 9,80 € Printed in France CANADA : 14.50 $ CAN &:DANNNB=[UU[YU: La violence politique en Europe : entre accalmie et renouveau Marc Milet Pologne : vers un nouveau modèle de développement économique et territorial ? Gilles Lepesant Regards sur le monde La Mongolie, entre miracle minier et mirage démocratique Nathan R. Grison Histoires de Questions internationales L’assassinat de Kennedy, cinquante ans après : la part d’ombre cubaine Charles Cogan Documents de référence Les questions internationales sur Internet