Les États-Unis : vers une hégémonie discrète

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N° 64 Novembre-décembre 2013
Questions
internationales
Questions
La violence politique en Europe
La Pologne
La Mongolie
L’assassinat de Kennedy
États-Unis
Vers une
hégémonie
discrète
de la
mondialisation
Co mp re ndre l ’e s p a ce mo nd i a l
contemporain
D O S S I E R
S P É C I A L
É TAT S - U N I S
I
I Marie -Françoise DURAND
I Patrice MITRANO I Delphine PLACIDI-FROT
Thomas ANSART Philippe COPINSCHI
Benoît MARTIN
26 €
Marie-Françoise Durand, Thomas Ansart, Philippe Copinschi,
Benoit Martin, Patrice Mitrano, Delphine Placidi-Frot
Atlas de la mondialisation
Dossier spécial États-Unis
Entièrement actualisé et augmenté, un outil indispensable pour comprendre
l’espace mondial contemporain, que les éditions successives ont imposé
comme un classique, complété d’un dossier inédit sur les États-Unis.
Janvier 2013, 200 p., ISBN 978-2-7246-1265-3
www.pressesdesciencespo.fr
Questions
internationales
Conseil scientifique
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Christian de Boissieu
Yves Boyer
Frédéric Bozo
Frédéric Charillon
Jean-Claude Chouraqui
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Julian Fernandez
Robert Frank
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Questions internationales assume la responsabilité du choix des illustrations et de leurs
légendes, de même que celle des intitulés, chapeaux et intertitres des articles, ainsi que des
cartes et graphiques publiés.
Les encadrés figurant dans les articles sont rédigés par les auteurs de ceux-ci, sauf indication
contraire.
Éditorial
P
rès d’un an après l’élection du président Obama pour un second mandat,
où en sont les États-Unis ? À première vue, leur situation n’est guère
florissante, et la présidence Obama paraît cumuler les difficultés et les
incertitudes du pays. Sur le plan international, désengagement des conflits
dans lesquels le pays s’est enlisé pendant dix ans, réticence à l’égard de
toute nouvelle intervention vont de pair avec une politique couverte de surveillance
généralisée, des alliés comme des adversaires, avec le maintien d’une pression
sécuritaire interne et un repli sur un intérêt national étroitement conçu. Sur le plan
interne, stagnation économique et persistance des problèmes d’emploi obèrent de
façon durable la reprise escomptée. Les États-Unis subissent toujours le contrecoup
de la crise financière qu’ils ont suscitée voici cinq ans.
S’ajoute à cela que le président semble sans prise sur les événements et sur les
institutions américaines, qu’il se heurte à une opposition résolue, bien décidée à
détruire sa politique et son image. Une question plus profonde est dès lors posée.
L’impuissance apparente du président Obama est-elle d’ordre conjoncturel, liée à la
malédiction du second mandat, un président non rééligible perdant rapidement toute
autorité ? Si c’est le cas, la prochaine élection permettra de relancer la dynamique
politique. Ou alors, de façon plus structurelle, les institutions américaines sont-elles
adaptées à ce type de crises, permettent-elles de dégager les consensus nécessaires
aux politiques efficaces ? Les blocages institutionnels actuels sont-ils liés à la
vigueur des antagonismes politiques ? On sait que, sous des dehors courtois, la vie
politique américaine est brutale et que dans ce milieu n’existent pas les connivences,
d’origine, de métier, d’intérêts, que l’on peut rencontrer en Europe.
Alors, repli conjoncturel ou déclin durable ? Les États-Unis conservent de
multiples atouts et la volonté de s’en servir. Ils demeurent la première puissance
mondiale et entendent le rester. Ils ont la capacité de projeter à long terme une
prévision des évolutions mondiales et de s’y adapter. Ils l’ont fait tout au long de
leur histoire, avec des doctrines et des stratégies réfléchies. Ils ont déjà surmonté
des périodes de faiblesse relative, et celle-ci n’est pas la pire. Mettre l’accent sur
les instruments pacifiques, le smart power, la domination culturelle, sans renoncer
pour autant à la suprématie militaire, pivoter vers l’Asie, prévenir la montée en
puissance d’adversaires virtuels, étendre la mondialisation par voie d’accords
économiques régionaux compensant la paralysie de l’Organisation mondiale du
commerce (OMC), ce sont des éléments d’une hégémonie discrète mais réelle.
Pour le reste, on verra bien si le monde peut se passer des États-Unis, et rien n’est
moins assuré.
Le reste du monde, c’est à quoi s’intéressent les rubriques habituelles de Questions
internationales. Pour l’Europe, une étude sur la violence politique, rampante depuis
quelques décennies et de faible intensité, mais qui semble renaître périodiquement,
et une analyse de la situation de la Pologne, le plus grand des pays de la nouvelle
génération des membres de l’Union. Pour l’Asie, une présentation d’un pays mal
connu, la Mongolie, au cœur d’une zone stratégique entre la Chine et la Russie. Enfin,
cinquante ans après, Charles Cogan revient sur l’assassinat de John F. Kennedy et sur
la part d’ombre cubaine qui plane encore sur ce mystère américain.
Questions internationales
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
1
o
N 64 SOMMAIRE
DOSSIER…
États-Unis
Vers une hégémonie
discrète
4
Ouverture – Les nouveaux
défis américains
Serge Sur
10
Obama II :
contre l’adversité,
le pragmatisme
Vincent Michelot
21
Politique étrangère :
les États-Unis d’abord
Laurence Nardon
32
Les nouvelles modalités
d’engagement militaire
« Light footprint »
et « leading from behind »
Maya Kandel
45
Les États-Unis face
à la mondialisation
économique
Jean-Baptiste Velut
56
Politique intérieure :
la malédiction
du second mandat
Alix Meyer
2
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
Regards sur le MONDE
69
L’État fédéral,
modèle ou impasse
La Mongolie,
103 entre
miracle minier
et mirage démocratique
Lucie Delabie
77
Répartir les pouvoirs
entre État fédéral et États
fédérés : les arbitrages
de la Cour suprême
Louis Aucoin
Nathan R. Grison
HISTOIRES
de Questions internationales
de Kennedy,
110 L’assassinat
cinquante ans après :
la part d’ombre cubaine
Et les contributions de :
Amandine Barb (p. 18),
Célia Belin (p. 29), Gwenaëlle Bras (p. 42),
Tiphaine de Champchesnel (p. 66),
Aude-Emmanuelle Fleurant (p. 52)
et Michel Goussot (p. 75)
Chroniques d’ACTUALITÉ
84
86
civilisation américaine
116 La
Raison et sentiments
Theodore Roosevelt,
Georges Duhamel
et Marc Fumaroli
Renaud Girard
Les questions internationales
sur INTERNET
La violence politique
en Europe : entre accalmie
et renouveau
Marc Milet
96
Documents de RÉFÉRENCE
Jacques Fontanel
Questions EUROPÉENNES
89
Charles Cogan
Pologne : vers un nouveau
modèle de développement
économique et territorial ?
124
Liste des CARTES et ENCADRÉS
ABSTRACTS
125 et 126
Gilles Lepesant
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
3
Dossier
États-Unis : vers une hégémonie discrète
Les nouveaux défis
américains
Régulièrement, les États-Unis ont été
confrontés à des sorties de conflits armés
qui leur ont imposé reconversion plus ou
moins profonde de leur économie, ajustement de leur éthos collectif et adaptation de
leur posture internationale. Jusqu’à présent
ils y sont parvenus et, en définitive, ont surgi
plus puissants de ces transformations. Cela
a été le cas après la guerre de Sécession, la
Première Guerre mondiale puis la Seconde, la
guerre du Vietnam et même la guerre froide.
C’est loin d’avoir été le cas d’autres belligérants dans la plupart des après-guerres, et
certains ont dû sortir de l’Histoire. Une autre
différence est peut-être que longtemps les
États-Unis ont assumé seuls pour eux-mêmes
ces reconversions, sans aide extérieure. Ceci
soit par choix isolationniste, soit parce que
leur territoire n’était pas touché, soit parce
que leur puissance même les a contraints, en
plus, à assumer la charge du retour à la paix à
l’extérieur, comme avec le plan Marshall puis
l’Alliance atlantique.
Il n’en est plus ainsi depuis la fin de la guerre
du Vietnam, première guerre perdue par les
États-Unis au long de leur brève histoire. Ils
s’efforcent plutôt de faire assumer par l’extérieur les coûts des conflits auxquels ils ont
pris part. Ce peut être sur une base volontaire,
comme dans le cas de la première guerre en
Irak, ou de façon plus dissimulée, comme pour
la guerre du Vietnam, ou aujourd’hui les fruits
amers de la seconde intervention en Irak et de
l’interminable conflit afghan. Sans équivaloir
au traumatisme national qu’avait constitué
le conflit du Vietnam, ces deux engagements
militaires récents et leurs résultats mitigés
imposent aux États-Unis, à l’intérieur comme
à l’extérieur, des reconversions délicates.
4
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
Elles se traduisent à court terme par un repli
apparent, une modestie internationale affichée,
tandis que de façon sous-jacente la volonté de
conserver un rôle dominant, le sentiment de
la supériorité de leur modèle, de sa légitimité
comme lumière du monde nourrissent une
stratégie à plus long terme de reconfiguration
de la puissance américaine et de reconstruction d’une hégémonie durable.
Un repli apparent
Succédant à la posture flamboyante de la présidence Bush, à son libéralisme autoritaire et
botté, à son interventionnisme militaire, justifiés par le 11 Septembre et la guerre contre le
terrorisme, la présidence Obama s’est définie
comme un passage à la suite. Sans doute n’étaitil pas possible de faire table rase du passé,
Guantánamo n’a pas été fermé, Ben Laden a
été pourchassé puis éliminé, les instruments de
sécurité intérieurs et extérieurs ont été conservés,
du Patriot Act à la surveillance internationale
des mouvements extrémistes violents. Il a fallu
en outre plusieurs années pour que les ÉtatsUnis puissent se dégager sur le terrain d’entreprises militaires lointaines. Ils sont demeurés
très réticents à l’égard de la diplomatie multilatérale, plus soucieux de prises de position unilatérales fondées sur la défense et la promotion de
leur intérêt national que de négociation. Celle-ci
suppose en effet des partenaires, et même sous
Obama, en dépit des multiples déplacements
de Hillary Clinton, secrétaire d’État du premier
mandat, les États-Unis n’en ont guère accepté.
Une politique extérieure furtive
C’est même une politique furtive, subreptice, qui a été mise en œuvre, celle d’une
surveillance clandestine tous azimuts, aussi
bien des pays alliés que d’adversaires déclarés
ou potentiels, comme si était à l’œuvre une
méfiance généralisée du monde extérieur,
voire de possibles ennemis intérieurs.
Démocraties comme régimes autoritaires
semblent avoir été traités sans discrimination et scrutés clandestinement, la recherche
de l’information ajoutant des raisons économiques et technologiques au souci de sécurité.
Il a fallu des lanceurs d’alerte (whistleblowers)
isolés et transgressifs, comme Julian Assange,
Bradley Manning, Edward Snowden, pour en
révéler l’étendue et l’intensité. Ces apporteurs
de vérité ont fait l’objet d’une véritable chasse
à l’homme par les États-Unis et n’ont bénéficié
que d’un soutien minimal des autres États.
Ils sont devenus des martyrs de la liberté de
communication au pays du Premier amendement, qui les considère comme des espions
ou des traîtres. C’est l’indice d’une posture
défensive, reposant sur le sentiment d’une
vulnérabilité diffuse, sur la volonté d’avant
tout se protéger, qui conduit le pays à une sorte
d’immersion par rapport à l’extérieur.
Discrétion diplomatique, surveillance
couverte, actions militaires sans visage convergent. La présidence Obama est celle des drones,
dont l’utilisation a été multipliée et qui tuent
de façon inavouée et invisible des ennemis
secrètement identifiés et ciblés. Le visage du
président Obama est serein et pacifique, mais
les coups de pied se multiplient sous la table.
L’interventionnisme militaire extérieur se veut
discret, et les références régulières au leading
from behind (le leadership « par l’arrière »)
ou au light footprint (l’empreinte légère) en
sont les formules. Ainsi, en Libye et au Mali,
les États-Unis ont préféré laisser leurs alliés,
France et Royaume-Uni puis France seule, en
première ligne, ajoutant le concours de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN)
dans le premier cas et leur soutien logistique
dans le second. Dans l’affaire syrienne et à la
suite de l’emploi criminel d’armes chimiques,
on a pu mesurer leurs hésitations, leur réticence
face à la perspective d’une intervention armée.
Les raisons tiennent certes à la complexité de
la situation locale et régionale, mais aussi aux
fruits amers des guerres en Afghanistan et en
Irak, et surtout aux mensonges qui ont justifié
la seconde.
Contraintes extérieures et intérieures
Pour autant, l’interventionnisme extérieur
n’a pas disparu, il a simplement changé
de méthode. Jusqu’à présent, la politique
extérieure reste militarisée et il n’est pas établi
que le nouveau secrétaire d’État, John Kerry,
homme d’État expérimenté et bon connaisseur
du monde extérieur, voudra ou pourra rendre
présence et efficacité à la négociation et à la
diplomatie. Le conflit israélo-palestinien a été
sa première préoccupation, avec une tentative de relance d’un processus de paix enlisé.
La priorité absolue des États-Unis demeure
cependant le soutien diplomatique et militaire
à Israël, dont on ne sait trop s’il est un allié
ou une contrainte. L’affaire syrienne serat-elle un tournant ? C’est jusqu’à présent la
menace de la force armée, et non son emploi,
qui a connu une efficacité relative, ouvrant la
perspective d’une négociation plus générale.
Mais c’est la Russie du président Poutine qui
l’a permis, et celui-ci s’est même offert, dans
le New York Times et l’International Herald
Tribune, le luxe d’une leçon de droit international aux États-Unis, les rappelant au respect
des compétences du Conseil de sécurité.
Face à un Congrès méfiant voire hostile et qui
se projette déjà dans les futurs combats électoraux, le président Obama semble englué dans
les problèmes intérieurs américains. À certains
égards, il évoque la présidence Carter, ses
hésitations et sa faiblesse, et une opposition
aux motivations parfois douteuses aimerait le
ramener à cette image. L’opinion américaine,
pour partagée et mobile qu’elle soit, est lasse
des entreprises extérieures, de leurs résultats indécis, de leurs coûts gigantesques. Elle
favorise ce repli, d’autant plus que la situation économique est stagnante, les déficits
publics considérables, l’emploi malmené et
leurs perspectives incertaines. Il est difficile de
faire accepter une grande politique extérieure
au Congrès comme au peuple américain, il
est difficile d’échapper à la prégnance des
priorités intérieures. Alors même que les ÉtatsQuestions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
5
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
Unis triomphaient du bloc soviétique, le président George H.W. Bush avait perdu en 1992
l’élection présidentielle face au candidat
Clinton parce qu’il semblait accorder plus
d’importance aux relations internationales
qu’à l’économie intérieure. L’opinion et les
parlementaires américains sont structurellement isolationnistes.
Avantages structurels,
stratégie à long terme
Le repli des États-Unis, leur indifférence
aux questions internationales universelles
en dehors de la prolifération des armes de
destruction massive, leur inertie diplomatique,
leur insouciance en matière de gouvernance
globale et de multilatéralisme conduisent
certains à conclure que le monde est devenu
multipolaire, d’autres à estimer qu’il est
apolaire, sans boussole et sans guide. Mais
ne serait-ce pas qu’une apparence, qu’une
courte vue ? Car les États-Unis conservent des
avantages structurels qui maintiennent leur
statut de première, et même de seule puissance
mondiale. Ils ont également la volonté de
conserver ce statut et de le pérenniser. En
filigrane de leur éclipse provisoire, on aperçoit
les éléments d’une stratégie à plus long terme,
d’une vision d’un monde en transformation
auquel ils peuvent s’adapter plus vite que les
autres, et par là en maîtriser les orientations.
Ceci d’autant plus que leur repli relatif n’a pas
permis de dégager d’alternative sérieuse à leur
hégémonie, faute de capacité ou de volonté.
Entre un projet hégémonique américain et une
demande extérieure de leadership, l’avenir
de la puissance américaine demeure le pôle
organisateur de la société internationale.
Les bases solides d’une domination
américaine
● La supériorité militaire reste la première
d’entre elles, aussi bien quantitativement
que qualitativement. La comparaison des
budgets militaires est édifiante, et si l’investissement américain tend à décroître, l’avantage acquis met les États-Unis hors d’atteinte
6
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
des autres États, isolément ou cumulativement. S’y ajoutent l’avance dans le domaine
de la recherche-développement et l’importance des industries de défense. Certes, les
menaces asymétriques restent présentes,
celles du terrorisme, de sa plasticité et de son
ubiquité notamment. Mais les mesures préventives ont été fortement renforcées. Certes,
les aventures militaires sont aléatoires et les
dernières n’ont guère abouti. Si sur le plan
interne le goût individuel des Américains pour
les armes ne se dément pas, en revanche le
recours extérieur à la force armée ne les tente
plus guère. Les bases militaires, les relais
multiples, la présence de forces armées dans
le monde entier n’en subsistent pas moins.
Présence, menace existentielle peuvent être
plus efficaces que l’emploi effectif de la force.
● La domination monétaire et financière
assure aux États-Unis une liberté de décision et
d’action sans égale. Le rôle universel du dollar,
à la fois monnaie nationale et internationale
de réserve et d’échange, leur permet de vivre
à crédit, de faire financer leurs déficits par les
autres en reportant le fardeau sur leurs créanciers, d’imposer leurs règles au monde entier,
qui dépend ainsi des mesures de la Réserve
fédérale, avant tout sensible aux intérêts américains. Le dollar est notre monnaie et votre
problème, entend-on parfois. L’euro en a été,
au moins en partie, victime, sans que les ÉtatsUnis aient l’air d’y toucher. Quant à l’économie financière, elle est tributaire de Wall
Street et de sa libéralisation. Les crises récurrentes qui l’affectent s’exportent sans que les
appels à une régulation internationale ou à des
régulations nationales convergentes ne soient
suivis d’effet. L’administration américaine,
les lobbies des fonds d’investissement et les
banques s’entendent pour éluder toute réforme
sérieuse, les contrôles sur leurs activités sont
cosmétiques et leurs fraudes impunies. Ce sont
autant de contraintes qui pèsent sur les autres.
● La prépondérance économique et technologique demeure, en dépit de la croissance
d’autres économies, en Europe, en Asie et
au sein de quelques puissances émergentes,
dont le développement est cependant ralenti
© Office of War Information, 1943
par les crises d’origine américaine. En toute
hypothèse, la différence des produits intérieurs
bruts reste considérable, même si la puissance
relative américaine a reculé et si l’Union
européenne est aujourd’hui la première
économie mondiale – mais son impuissance
collective rend cette primauté purement
statistique. L’économie mondiale continue
à dépendre des décisions et de la politique
américaines. Et l’innovation, ressource fondamentale du développement économique, est
largement américaine dans le domaine des
technologies avancées. Les économies d’innovation ont toujours un avantage comparatif
sur les économies d’imitation, avantage qui se
résorbe progressivement et doit être sans cesse
renouvelé. Le brain drain international assuré
par les universités et centres de recherche
américains fait des États-Unis un capteur
unique de créativité intellectuelle, financé en
partie par les États qui y voient partir leurs
diplômés après avoir assuré les coûts de leur
formation.
● L’influence culturelle joue un rôle majeur,
tant sociétal que politique et économique.
Le modèle américain est toujours conquérant, le quasi-monopole international de la
langue répand partout les produits culturels. Cinéma et séries télévisées attirent, ont
un marché universel et dominant, propagent
du pays une image de modernité, certes de
violence et de corruption voire d’anomie,
mais sa critique même montre l’individu
viril, courageux, astucieux et rusé, triomphant au bout du compte. Existe-t-il encore
un rêve américain ? Les inégalités croissantes
rapprochent à certains égards la société américaine d’une société du tiers-monde, dans
laquelle riches et pauvres n’appartiennent plus
au même univers. Ce modèle gagne les autres
sociétés développées, mais le rêve américain
demeure une valeur d’exportation, l’image
d’un pays pionnier où chacun jouit du droit
à la recherche du bonheur et de la chance de
transcender son destin. Cette influence culturelle s’étend au droit, le droit américain porté
autant par les institutions publiques que par
des cabinets actifs de lawyers tentant dans les
Une affiche datant de la Seconde Guerre mondiale appelant les Américains
à la plus grande discrétion afin de garantir la sécurité du pays.
domaines innovants de s’imposer à l’extérieur
et de faire ainsi l’économie de réglementations
internationales.
Eléments d’une stratégie à long terme
Aux éléments de domination précédents, il
conviendrait d’ajouter le consensus américain
sur la supériorité du pays et de son modèle. On
est aux antipodes de la mélancolie française,
de l’inquiétude passive face à la perception
d’un déclin. Les États-Unis se vivent toujours,
et le proclament, comme l’espoir du monde, le
pays phare, la nation indispensable. Le président Poutine, dans la tribune précitée, peut
bien brocarder la prétention américaine d’être
un pays exceptionnel qui pourrait s’affranchir des lois communes, ignorer ou traiter
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
7
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
avec condescendance le reste du monde. Cette
conviction, avatar de la « destinée manifeste »,
est partagée par les institutions publiques et
par la société civile. C’est dans cet esprit que
l’attractivité du pays est universelle, et l’immigration aussi forte que continue. Sans qu’il y
ait complot aux fins d’une hégémonie clandestine, les États-Unis peuvent se projeter dans
un avenir qui les place toujours au centre des
relations internationales, au nom de leurs
intérêts nationaux, sans avoir à développer
une vision d’un monde organisé – plutôt d’un
monde compétitif dont ils auraient fixé les
règles du jeu.
Cette stratégie implicite et collective n’est pas
liée à une tendance politique ou à une administration particulières, ni à de simples intérêts
privés, même s’ils y trouvent leur compte.
Elle est ancienne, et y concourent think tanks,
CIA, hommes politiques, firmes transnationales, réseaux de juristes, fondations privées
de bienfaisance, ONG, prosélytisme des sectes
religieuses, bref la société américaine dans
sa diversité. Elle n’est pas contraire à une
tendance isolationniste structurelle, car elle
vise à placer les États-Unis hors d’atteinte d’un
côté, omniprésente de façon aussi efficace que
discrète de l’autre. Elle comporte ainsi une
dimension négative et une dimension positive.
Il est de la nature de l’hégémonie, par opposition au leadership, d’être conçue dans l’intérêt
prioritaire voire exclusif de l’hegemon et de
s’exercer ainsi au détriment d’autrui là où le
leadership recherche un intérêt collectif. Elle
est un jeu à somme nulle ou négative là où il
est à somme positive pour tous, elle caractérise une société internationale polémique là où
il organise une société politique consensuelle.
La dimension négative – négative pour les
autres – comporte plusieurs aspects. D’une
part, s’affranchir des contraintes extérieures,
ne pas accepter de règles collectives, ne
dépendre de personne dans un monde pourtant
interdépendant. Ainsi, les États-Unis récusent
et combattent la compétence de la Cour pénale
internationale à l’égard de leurs ressortissants,
affirment leur droit de recourir unilatéralement à la force armée, cherchent à disposer
8
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
de l’indépendance énergétique avec l’exploitation du gaz de schiste, à rester le pays de la
planète le plus libre de ses choix. D’autre part,
prévenir la montée en puissance de tous pays
ou groupes de pays susceptibles de devenir des
rivaux. Pour cela, il convient d’abord de les
surveiller, alliés ou adversaires, d’accumuler
données et analyses, et ensuite d’anticiper
leurs évolutions futures. Il est peu de pays où,
comme aux États-Unis, on développe publiquement et de façon concertée des prévisions
planétaires à trente ans afin d’y adapter une
stratégie qui permette de maintenir son avance.
La dimension positive – positive du point
de vue américain – consiste à s’adapter à
ces anticipations et à les infléchir si elles
apparaissent dangereuses pour la puissance
hégémonique. Il convient d’abord de conserver
les avantages acquis. Les États-Unis sont par
exemple résolument hostiles à tout retour à un
système monétaire international qui réduirait
le rôle du dollar et entendent bien conserver
leur supériorité militaire tant quantitative que
qualitative. Il convient ensuite de préempter les
rivalités éventuelles, politiques, économiques
ou technologiques. C’est ainsi que le projet,
dont la négociation est ouverte, de zone de
libre-échange entre l’Union européenne et les
États-Unis, tend à absorber l’Union dans une
sorte d’Otanie économique qui compléterait
la vassalisation sécuritaire, monétaire, financière de l’Europe occidentale. Règles, normes,
standards américains seraient, par la force
des choses, plus que jamais la loi commune
au lieu de la compétition actuelle avec une
Union qui sait conserver son autonomie.
Pour cela, les États-Unis disposent, dans
l’Union même, de relais actifs, publics ou
privés. François Mauriac polémiste évoquait,
à propos de certains hommes politiques
européens, des « poulets nourris aux hormones
américaines ». Ils ont beaucoup de descendants dans tous les milieux.
Dans la perception américaine, le plus important toutefois semble l’Asie, et au sein de
l’Asie avant tout la Chine. Le « Pivot »
asiatique, impliquant une attention et un
engagement préférentiels vers le Pacifique,
est à l’ordre du jour. Les États-Unis n’ont pas
défini de stratégie claire à l’égard de la Chine,
dont l’évolution reste difficilement prévisible
pour ses dirigeants eux-mêmes. Défis économiques, environnementaux, démographiques,
démocratiques, sociaux, se combinent pour
une direction collégiale opaque, soupçonnée
de tensions internes et d’une corruption croissante qui affleure parfois, mais plus par règlements de compte politiques que par vertu et
transparence du pouvoir. Le grand écart entre
une société civile qui s’éveille et une direc-
tion aux méthodes surannées s’accuse. Dans
cette incertitude, les États-Unis prévoient de
renforcer leur présence militaire, spécialement
navale, dans la région, et cherchent à engager
la Chine dans une coopération bilatérale tout
en l’enserrant par une politique de containment
inavouée. Avoir un partenaire à leur mesure
ou résister à un adversaire désireux d’établir
une hégémonie asiatique, tel est l’enjeu de la
domination américaine. ■
Serge Sur
Géopolitique,
le débat
une émission présentée par
Marie-France Chatin
samedi à 17h, dimanche à 18h
(TU, antenne africaine)
rfi.fr
Aurélia Blanc
samedi et dimanche à 20h
(heure de Paris, antenne monde)
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
9
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
Obama II : contre l’adversité,
le pragmatisme
Vincent Michelot *
* Vincent Michelot
est professeur des universités
et directeur des relations internationales
à Sciences Po Lyon.
Les seconds mandats des présidents des États-Unis sont
souvent considérés à travers le prisme de la malédiction
du second mandat, une fatalité qui semble affecter Barack
Obama en 2013. La réalité est infiniment plus complexe avec une
dynamique institutionnelle et partisane difficile à maîtriser et
plutôt génératrice de blocage, mais aussi des espaces de réforme et
d’innovation à l’intérieur comme à l’extérieur qui restent à exploiter.
Avant de juger de la nature de la présidence Obama jusqu’en 2016, il
est nécessaire de revenir sur les les années 2009-2012.
La « malédiction du second mandat »
(second-term curse) est une séquence politique
étrange que vivent fréquemment les présidents
américains réélus. L’histoire de l’exécutif américain est truffée d’exemples qui montrent qu’un
président pourrait parfois se contenter modestement d’un unique mandat.
De fâcheux précédents
Pour se limiter à des exemples de l’aprèsguerre, Harry Truman (1945-1953) a ainsi vu
toutes ses réformes intérieures du Fair Deal
échouer face à un Congrès pourtant à majorité
démocrate. Il a dû, dès 1948, recourir à un
décret présidentiel pour ordonner la déségrégation raciale dans l’armée des États-Unis. Dwight
Eisenhower (1953-1961), affaibli par un infarctus
et incapable de traduire sa victoire électorale en
une majorité républicaine au Congrès, a quant
à lui peiné pour imposer son agenda législatif. C’est à contrecœur qu’il a accompagné
les premières grandes étapes d’une intégration
raciale dans le Sud qu’il aurait souhaitée plus
10
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
progressive. Le projet de Grande Société de
Lyndon Johnson (1963-1969) a sombré dans les
rizières du Vietnam. Richard Nixon (1969-1974)
n’a pas achevé son second mandat, contraint
de démissionner en août 1974 suite au scandale
du Watergate.
Ronald Reagan n’a dû pour sa part sa survie
politique qu’à la décision des démocrates de ne
pas lancer une procédure de mise en accusation (impeachment) dans le cadre de l’affaire
Iran-Contra – des membres de son administration avaient délibérément contourné ou violé
plusieurs lois en vendant des armes à l’Iran pour
soutenir la guérilla Contra au Nicaragua. Bill
Clinton a fait face à une mise en accusation au
sujet de l’affaire Lewinsky qui, même si elle n’a
pas abouti, affaiblit considérablement sa présidence et surtout le priva de son pouvoir d’exercer
le « ministère de la parole » (bully pulpit).
Enfin, son second mandat à peine entamé,
George W. Bush a vu l’ouragan Katrina mettre
cruellement au jour l’incompétence de l’État
fédéral à gérer une catastrophe naturelle de
grande ampleur. Embourbé dans le conflit en Irak,
© AFP / J.D. Pooley
Longtemps le joyau de l’industrie automobile
américaine, la ville de Detroit, qui a accumulé une
dette de 18,5 milliards de dollars, s’est déclarée en
faillite en juillet 2013. À l’arrière-plan d’une maison
abandonnée, le siège mondial de General Motors.
il n’est pas parvenu pas non plus à convaincre
l’opinion publique américaine de la nécessité de déconstruire le dernier vestige de l’Étatprovidence américain, le système fédéral de
retraite par répartition créé pendant le New Deal.
Un président en difficulté
Dès lors, lorsqu’en 2013 le président
Obama a dû faire face à une série de scandales,
d’hésitations ou d’échecs, le refrain lancinant de
la malédiction a été repris en chœur par la presse
américaine et internationale. Depuis l’accord du
31 décembre 2012 sur la hausse du taux d’imposition des ménages américains les plus riches
– ceux gagnant plus de 200 000 dollars par
an –, Barack Obama n’a en effet pu se prévaloir d’aucun succès législatif notable. Malgré
l’émotion suscitée par la tuerie de Newtown en
décembre 2012, la réforme du port d’arme n’a pas
abouti. Le Congrès s’apprête à l’automne 2013 à
revivre une nouvelle joute budgétaire, puisque
les républicains n’ont pas renoncé à utiliser
la menace du non-relèvement du plafond de la
dette pour arracher aux démocrates des coupes
budgétaires. Même la grande réforme de l’immigration – qui pourrait inscrire le second mandat
d’Obama dans l’Histoire – est pour l’heure
enlisée à la Chambre des représentants.
Le leadership présidentiel est également
contesté sur d’autres terrains. La décision d’armer
– pourtant de manière limitée – l’opposition
syrienne n’est intervenue qu’en juin 2013 et n’a
été prise qu’après de longues tergiversations et
de multiples volte-face quant à la « ligne rouge »
que le président Bachar al-Assad ne devait pas
franchir. L’administration Obama peine aussi à
se positionner clairement sur le renversement par
l’armée, le 3 juillet 2013, du président Mohamed
Morsi en Égypte, hésitant à qualifier le changement de régime de « coup d’État », à appuyer
directement le retour au pouvoir d’une armée que
les États-Unis soutiennent pourtant financièrement, ou à condamner fermement la répression
sanglante menée contre les Frères musulmans.
Le président Obama doit aussi faire
face à une série de vives critiques concernant
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
11
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
X Les États-Unis depuis la fin de la guerre
froide : quelques éléments chronologiques
1991
Première guerre du Golfe :
avec l’autorisation du Conseil
de sécurité, une coalition
internationale dirigée par les
États-Unis libère le Koweït après
son invasion par l’Irak.
1992
De violentes émeutes raciales
éclatent à Los Angeles.
1992-1993
En Somalie, l’intervention des
forces armées américaines
(opération Restore Hope), sous
l’égide des Nations Unies, se
conclut par un échec.
1993
Juillet : les États-Unis participent
au déploiement de la Force de
protection des Nations Unies
(Forpronu) en Macédoine.
Février : premier attentat
islamiste contre le World Trade
Center à New York.
1994
Le président élu Jean-Bertrand
Aristide reprend le pouvoir
à Haïti après trois années
d’exil grâce aux pressions
américaines.
Entrée en vigueur de l’Accord de
libre-échange nord-américain
(ALENA), qui crée une zone de
libre-échange entre les ÉtatsUnis, le Canada et le Mexique.
1995
Les forces américaines
interviennent en ex-Yougoslavie
en appui aérien puis terrestre
des forces de l’ONU et
de l’OTAN.
1996
Vote par le Congrès de la
loi D’Amato qui interdit aux
entreprises, quelle que soit leur
nationalité, tout investissement
de plus de 40 millions de dollars
par an dans les secteurs gazier et
pétrolier en Iran et en Libye.
12
1998
Adoption de sanctions à
l’encontre de l’Inde et du
Pakistan à la suite de leurs essais
nucléaires.
Après le retrait des inspecteurs
de l’ONU sur le désarmement,
les Américains bombardent
massivement l’Irak.
À la suite des attentats contre
les ambassades américaines au
Kenya et en Tanzanie, les ÉtatsUnis bombardent plusieurs cibles
au Soudan et en Afghanistan.
1999
Adoption du programme de
défense antimissile (National
missile defense, NMD) par
l’administration Clinton, dont
l’objectif est la construction d’un
« bouclier » afin d’éviter toute
attaque nucléaire sur le territoire
américain.
Un accord est trouvé avec la
Chine permettant son entrée
à l’Organisation mondiale du
commerce (OMC).
Dans le cadre de l’OTAN et sans
l’accord des Nations Unies, les
États-Unis effectuent avec la
participation des alliés européens
une campagne de bombardement
et un déploiement terrestre
contre la Serbie afin de défendre
les populations du Kosovo.
2001
Le président George W. Bush
s’oppose à la ratification du
protocole de Kyoto sur le
changement climatique.
11 septembre : les attentats
contre le World Trade Center
et le Pentagone constituent la
première agression du territoire
américain depuis Pearl Harbor.
Le président Bush proclame la
guerre contre le terrorisme
(War on Terror).
À la tête d’une coalition
internationale, les États-Unis
renversent le régime des talibans
en Afghanistan.
Le président Bush signe le
Patriot Act, qui renforce
les moyens de répression
antiterroriste du FBI et de la CIA.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
sa politique de sécurité nationale, qui repose
largement sur l’utilisation des drones et sur un
vaste système d’écoute des communications.
Les enquêtes des services fiscaux autour des
organisations caritatives d’obédience conservatrice, les interceptions de communications
de journalistes et la révélation d’un programme
de surveillance généralisée sur Internet par
l’Agence nationale de la sécurité (National
Security Agency, NSA) ont trouvé un point
d’orgue médiatique au moment du procès du
soldat Manning – accusé d’avoir divulgué des
secrets militaires au site WikiLeaks – et lorsque
le lanceur d’alerte Edward Snowden a trouvé
refuge en Russie après avoir révélé les pratiques
d’espionnage des États-Unis, y compris vis-àvis de leurs alliés les plus proches.
À l’automne 2013, les sondages sur la
cote de popularité du président ne lui sont guère
favorables. Selon l’institut Gallup, Barack
Obama recueille 46 % d’opinions positives et
autant de négatives 1. Seuls les présidents Truman
et Bush fils ont été plus bas dans les sondages
pendant leur première année de second mandat 2.
La plupart des observateurs estiment que le
Parti républicain est de nouveau en mesure de
gagner une majorité au Sénat lors des prochaines
élections de mi-mandat (midterms) en 2014,
tout en conservant celle qu’il a acquise en
novembre 2010 à la Chambre des représentants.
Le scénario selon lequel le président Obama
terminerait son mandat face à un Congrès uni
contre lui n’est donc pas improbable.
Trois éléments permettent de dresser un
premier bilan de la présidence Obama à ce jour :
– les points saillants et les caractéristiques
du premier mandat, qui sont déterminants
pour l’exercice du pouvoir les quatre années
suivantes ;
– le contexte institutionnel et partisan, qui renvoie
à la capacité pour le président de travailler avec
ou contre le Congrès et à la liberté que la Cour
suprême lui laisse dans l’interprétation des lois ;
1
www.gallup.com/poll/113980/gallup-daily-obama-job-approval.
aspx
2
Voir Nate Silver, « Is there really a second-term curse », The New
York Times, 16 mai 2013 (http://fivethirtyeight.blogs.nytimes.
com/2013/05/16/is-there-really-a-second-term-curse/?_r=0).
États-Unis : PIB par État et par habitant (2012)
PIB par État (en milliards de dollars)
27 50 100 250
500
1 000
2 003
WASHINGTON
IDAHO
WYOMING
DAKOTA
DU NORD
DAKOTA
DU SUD
NEBRASKA
NEVADA
COLORADO
WISCONSIN
MISSOURI
ARIZONA
NOUVEAUMEXIQUE
OKLAHOMA
KENTUCKY
ARKANSAS
VIRGINIE
OCC.
CAROLINE DU NORD
CAROLINE DU SUD
ALABAMA
MISSISSIPPI
HAWAÏ
OHIO
TENNESSEE
TEXAS
ALASKA
RHODE ISLAND
CONNECTICUT
NEW JERSEY
DELAWARE
MARYLAND
COLUMBIA
(DISCTRICT)
PENNSYLVANIE
IOWA
KANSAS
CALIFORNIE
NEW HAMPSHIRE
MASSACHUSETTS
NEW YORK
MICHIGAN
ILLINOIS
INDIANA
UTAH
MAINE
VERMONT
MINNESOTA
GÉORGIE
LOUISIANE
FLORIDE
PIB par habitant
(en dollars)
173 634
63 870
50 958
42 981
34 001
Méthode statistique :
moyennes emboîtées.
Sources : U.S. Bureau of Economic Analysis, www.bea.gov ; U.S. Census Bureau, www.census.gov
– les caractéristiques du débat en matière de
politique étrangère, qui sont l’espace naturel
d’un président souhaitant entrer dans l’Histoire
et le premier critère d’appréciation de son succès.
Face à l’adversité…
Lorsqu’il s’installe à la Maison Blanche en
janvier 2009, Barack Obama prend la tête d’un
pays qui, entre septembre 2008 et juin 2009,
perd jusqu’à 700 000 emplois par mois. Le
critère principal pour juger les résultats de son
administration est donc celui de l’emploi et, plus
généralement, de l’activité économique et de la
croissance. C’est ce qui explique la « raclée »
(« shellacking » selon les propres termes du prési-
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
MONTANA
OREGON
dent) qu’il subit lors des élections de mi-mandat
en 2010, les électeurs américains lui reprochant
ouvertement de ne pas avoir fait de l’économie et
de l’emploi sa seule préoccupation.
Le président a en fait dépensé une grande
partie de son capital politique dans l’adoption de lois extrêmement complexes et difficiles à expliquer aux Américains : la réforme du
système de santé avec le Patient Protection Act
et le Affordable Care Act, et celle de Wall Street,
qui s’est révélée difficile à mettre en œuvre et
insuffisamment efficace. En novembre 2010, il
était en outre trop tôt pour que le plan de relance
de mars 2009 puisse avoir pleinement porté
ses fruits, malgré les quelque 787 milliards de
dollars injectés dans l’économie.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
13
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
2002
Dans son discours sur l’état de
l’Union, George W. Bush désigne
la Corée du Nord, l’Iran et l’Irak
comme faisant partie d’un « axe
du mal ».
Adoption du No Child Left Behind
Act destiné à responsabiliser
davantage les États fédérés et les
écoles pour la réussite scolaire
de tous les enfants et le niveau de
qualification des enseignants.
2003
Sans l’aval du Conseil de
sécurité, les États-Unis
conduisent, avec notamment
leurs alliés britanniques, une
opération militaire en Irak et
renversent le régime de Saddam
Hussein.
2004
Les États-Unis commencent à
utiliser des drones au Pakistan
afin d’éliminer les combattants
talibans et les insurgés afghans
réfugiés dans les zones tribales.
2005
Les États-Unis envoient
16 500 militaires pour apporter
une aide humanitaire aux pays
d’Asie du Sud-Est frappés par le
tsunami du 26 décembre 2004.
L’ouragan Katrina entraîne la mort
de plus de 1 800 personnes dans
5 États (Louisiane, Mississippi,
Floride, Géorgie et Alabama) et
des dommages estimés à plus de
100 milliards de dollars.
2007
Nouvelle intervention américaine
en Somalie afin de tenter de
mettre un terme aux nombreux
actes de piraterie qui ont lieu
le long des côtes de cet État
défaillant.
2007-2010
La crise des crédits immobiliers,
dite crise des subprimes, entraîne
la faillite de plusieurs banques
et institutions financières
américaines, puis une crise
financière et économique
mondiale. Elle conduit à
l'expulsion de leur foyer de près
de 10 millions d’Américains.
14
Émergence du Tea Party,
un mouvement populiste
contestataire qui s’oppose
à l’État fédéral et aux impôts.
2008
4 novembre : Barack Obama
devient le 44e président des ÉtatsUnis après une élection marquée
par le taux de participation le plus
élevé depuis 1908 (66 %).
À la veille des Jeux olympiques
de Pékin, des tensions
apparaissent entre les États-Unis
et la Chine au sujet des droits de
l’homme et du Tibet.
2009
Dans son premier discours sur
l’état de l’Union, le président
Obama retient les thèmes de
la protection sociale, de la
réduction des déficits publics, de
l’éducation, de la recherche et
de la lutte contre le changement
climatique comme ses priorités.
Lors d’un discours à l’Asia
Society de New York, la nouvelle
secrétaire d’État Hillary Clinton
annonce que sa première
tournée à l’étranger aura lieu
en Asie.
Dans un discours prononcé
à Prague, B. Obama émet le
vœu d’aboutir à un monde sans
armes nucléaires et affirme sa
volonté de voir les États-Unis
ratifier le Traité d’interdiction
complète des essais nucléaires
(TICE).
Dans un discours prononcé à
Moscou, le président Obama en
appelle à un « redémarrage »
(reset) des relations
américano-russes.
Dans un discours prononcé au
Caire, B. Obama exprime sa
volonté de rétablir de bonnes
relations avec les musulmans.
Le secrétaire à l’Éducation, Arne
Duncan, dévoile le programme
fédéral Race to the top (« course
vers le sommet ») de réforme du
système éducatif américain.
9 octobre : Barack Obama obtient
le prix Nobel de la paix « pour
ses efforts extraordinaires en
faveur du renforcement de la
diplomatie et de la coopération
internationales entre les
peuples ».
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
L’élection de 2010 a eu deux conséquences
particulièrement dommageables pour l’administration Obama. Tout d’abord, au lendemain
du recensement décennal de 2010, les nouvelles
majorités républicaines des assemblées législatives des États ont pu contrôler le redécoupage des circonscriptions pour l’élection de
la Chambre des représentants, avantage qui a
été déterminant dans certains États – comme
la Pennsylvanie – et qui a rendu cette Chambre
« républicaine » quasiment inexpugnable.
Ensuite, avec 19 des 49 assemblées législatives partisanes 3 et 30 gouverneurs sur 50 États,
les républicains disposent d’un redoutable
pouvoir de blocage ou de restriction quant à la
mise en application d’un certain nombre de lois
fédérales. Plusieurs dispositions centrales de la
loi sur la santé (Obamacare), dont la création de
« bourses à l’assurance-santé » (health insurance
marketplaces ou health insurance exchanges),
ont ainsi été remises en cause. Il en est de même
pour les nouvelles dispositions d’exercice du
droit de vote, qu’il s’agisse de la question des
documents d’identité exigibles pour participer
au scrutin (Voter ID laws) ou des tentatives de
se libérer du joug du Voting Rights Act de 1965,
qui imposait aux États qui avaient un passé de
discrimination raciale des contraintes fortes
dans le découpage électoral 4.
Pourtant, en 2013, les indicateurs statistiques semblent annoncer une sortie de crise : la
croissance du PIB a été, selon le Bureau d’analyse
économique des États-Unis, de 1,1 % au premier
trimestre 2013 et de 1,7 % au deuxième. Le taux
de chômage s’établit à 7,6 % de la population
active, alors qu’il était à 4,4 % au printemps 2007
– mais il avait atteint les 10 % en octobre 2009 5.
Le débat sur la nature de cette reprise économique et sur la réalité des chiffres oppose toutefois les spécialistes. Il est vrai que l’emploi
public continue à régresser, principalement en
3
Le Nebraska a une assemblée monocamérale non partisane, ce
qui signifie qu’il n’est pas possible de lui attribuer une majorité
partisane.
4
Sur ce sujet, voir Anne Deysine, « Présidentielle américaine de
2012 : les aléas du processus électoral », Questions internationales, no 59, janvier-février 2013, p. 107-112.
5
Chiffres officiels du Bureau of Labor Statistics (http://data.bls.
gov/timeseries/LNS14000000).
raison des coupes budgétaires, et que les emplois
créés ne se situent majoritairement pas dans les
secteurs d’activité les plus rémunérateurs. Enfin,
le taux de « sous-emploi » (underemployment) 6
reste élevé (environ 14,3 %).
La croissance démographique
des États-Unis (1950-2100)
Taux de croissance annuelle de la population (en %)
1,8
1,6
… le pragmatisme
1,4
Pour autant, le premier mandat de Barack
Obama reste l’un des plus productifs de la
période de l’après-guerre. Le président exerce
désormais un second mandat très typique de la
présidence américaine moderne, en consolidant
la loi sur la santé et la réforme de Wall Street par
le biais de décrets présidentiels, et en n’envisageant que peu de nouvelles grandes réformes
– sur l’immigration notamment. Cette seconde
présidence, si elle a tâtonné à certains moments,
apparaît plus encore marquée par le très grand
pragmatisme du président.
1
6
Il s’agit de personnes qui ne sont pas satisfaites de leur situation actuelle d’emploi, qui travaillent à temps partiel plutôt qu’à
temps plein, qui doivent accepter des emplois pour lesquels elles
sont surqualifiées, ou encore qui renoncent à chercher un emploi.
Projections
0,8
0,6
0,4
0,2
0
1950
2000
2050
2100
En milliers
3 000
2 000
Solde naturel
(naissances moins décès)
Solde migratoire
(immigration moins émigration)
1 000
Projections
0
1950
2000
2050
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
L’urgence de la situation économique
imposait à Barack Obama qu’il laissât la main au
Congrès dans la définition du périmètre exact du
plan de relance et de ses équilibres. Il l’a fait, au
risque d’étaler au grand jour un processus législatif complexe qui s’apparente, comme le veut
l’expression populaire américaine, à la « fabrication de saucisses » (sausage-making). La réforme
de la couverture santé exigeait des compromis
avec les membres les plus centristes, voire conservateurs, du Parti démocrate, quitte à faire certaines
concessions à la gauche du Parti démocrate. Il
les a faites en même temps qu’il a consenti à une
procédure parlementaire, dite de « réconciliation », qui a affaibli la portée du texte et l’a exposé
au contrôle de constitutionnalité. La réforme
de Wall Street, qui devait symboliquement être
menée, s’est révélée trop complexe à expliquer
au grand public. Le président a donc renoncé
à communiquer sur autre chose que la création
du Bureau de protection des consommateurs,
sa présidence, sa composition, son financement
et ses pouvoirs.
1,2
2100
Source : Population Division of the Department of Economic
and Social Affairs of the United Nations Secretariat,
World Population Prospects: The 2012 Revision,
http://esa.un.org/unpd/wpp/index.htm
Lorsque les États refusent d’appliquer
certains aspects de la réforme de la couverture
santé, l’administration suspend le versement des
dotations globales de fonctionnement pour le
Medicaid et le Medicare. Mais elle ne va pas au
combat en en appelant directement à l’opinion
publique américaine. Lorsque l’application de la
loi a été menacée par la fronde des entreprises de
plus de 50 employés qui avaient, à partir de 2014,
l’obligation d’assurer leurs salariés sous peine de
payer des amendes, le président a annoncé sans
préavis le report de cette obligation à 2015, soit
après les élections de mi-mandat.
Cet exemple est assez typique du fonctionnement ambivalent de l’administration Obama.
D’un côté, il s’agit d’un recul grave, car l’obligation faite aux individus de s’assurer (individual
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
15
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
2010
Adoption du Patient Care
and Affordable Care Act, dit
« Obamacare », qui prévoit
avec le Health Care and
Education Reconciliation Act
une importante réforme de
l’assurance-maladie et du
système de santé.
Face à la pression des militaires,
B. Obama décide de lancer
une augmentation rapide des
forces déployées en Afghanistan
(surge).
Le site internet WikiLeaks
divulgue des informations
confidentielles, notamment sur
les guerres en Afghanistan et
en Irak.
2011
Se référant à la stratégie
du « leading from behind »
(leadership « par l’arrière »), les
États-Unis interviennent en appui
de l’opération militaire menée par
les Français et les Britanniques
qui renverse le régime du colonel
Kadhafi en Libye.
Le président Obama annonce
l’élimination, par une unité
spéciale américaine, de Oussama
Ben Laden au Pakistan.
Le président Obama affirme sa
volonté d’accentuer le retrait
des troupes américaines
d’Afghanistan jusqu’à un retrait
total en 2014.
Le désengagement des troupes
américaines d’Irak est effectif.
Ouverture des négociations
en vue de la signature d'un
partenariat transpacifique
(Trans-Pacific Partnership, TPP)
dont l’objectif est de développer
les relations économiques et
politiques avec les États riverains
de la zone Pacifique, à l’exception
de la Chine.
2012
Crise de la « falaise fiscale » : les
républicains et les démocrates
n’ayant pas réussi à se mettre
d’accord sur la manière de
réduire le déficit fédéral, des
coupes automatiques de grande
ampleur amputent le budget
fédéral et les comptes sociaux.
Le président Obama avertit le
pouvoir syrien que l’utilisation
16
d’armes chimiques dans le conflit
qui secoue le pays depuis 2011
constituerait une « ligne rouge »
à ne pas franchir.
Barack Obama est réélu à la
présidence des États-Unis à
l’issue de la campagne la plus
coûteuse de l’histoire américaine.
À la suite d’une fusillade à
Newton, dans le Connecticut,
qui fait 26 morts dans une école
élémentaire, le président Obama
annonce sa volonté de modifier le
cadre légal du port d’arme.
Le président Obama effectue
son premier voyage à l'étranger
après sa réélection, au
Cambodge, en Thaïlande et
en Birmanie, confirmant par là
même le recentrage économique
et diplomatique des États-Unis
vers la zone Asie-Pacifique (le
« Pivot » asiatique).
2013
Barack Obama prononce son
discours d’investiture dans lequel
la dette et les déficits publics
figurent au rang des nouvelles
priorités de son administration.
Après l’escalade des tensions
entre la Corée du Nord et la
Corée du Sud, l’ONU vote des
mesures contre le régime
nord-coréen qui, en représailles,
menace les États-Unis ou ses
alliés de frappes nucléaires.
La proposition de réforme du port
d’arme est rejetée par le Sénat.
Le projet de loi sur l’immigration,
adopté par le Sénat, prévoit
notamment une régularisation à
grande échelle de clandestins.
Dans un climat tendu, les
négociations débutent entre les
États-Unis et l’Union européenne
concernant un traité de libreéchange transatlantique
(Transatlantic Trade and
Investment Partnership, TTIP).
Dans le contexte de la crise
syrienne qui les oppose, les
relations entre les États-Unis et
la Russie se dégradent après
que le lanceur d’alerte Edward
Snowden, qui a révélé des
informations sur les programmes
de surveillance de masse
américains et britanniques, eut
trouvé refuge à Moscou.
Questions internationales
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
mandate) n’est plus équilibrée par l’obligation
faite aux entreprises de plus de 50 employés
d’assurer leurs salariés, ce qui crée une asymétrie
importante entre les salariés et les entreprises.
De l’autre, nombreux sont ceux qui estiment que
cette situation conduira les employés à se tourner
vers les bourses à l’assurance-santé créées dans
les États – souvent directement par l’État fédéral
contre leur volonté –, gage de leur succès et de
leur pérennité.
Si Barack Obama n’est pas le président
« néo-impérial » qu’était George W. Bush, c’est
aussi qu’il agit dans un contexte constitutionnel
étroitement limité par une Cour suprême à
majorité conservatrice, que deux nominations
n’ont pas suffi à infléchir idéologiquement. Trois
grandes décisions ces trois dernières années,
les arrêts Citizens United v. Federal Election
Commission (2010), National Federation of
Independent Business v. Sebelius (2012) et Shelby
County, Alabama v. Holder (2013), ont considérablement mis à mal les velléités réformistes de
l’administration d’Obama7.
Là encore, la réaction du président
démocrate a été ouvertement pragmatique. Il
a ordonné à son ministre de la Justice de faire
respecter à la lettre les dispositions antidiscriminatoires du Voting Rights Act qui n’avaient pas
été invalidées par la Cour suprême. Il a agi par
décret présidentiel pour contourner la décision
sur la réforme de la santé, construit une organisation de campagne qui neutralise l’arrêt Citizens
United tout en en acceptant les dispositions les
plus hostiles à l’égalité dans le droit de vote.
Une fois encore, il n’a pas mené de croisade
rhétorique ou d’assaut frontal contre l’édifice
conservateur.
La nouvelle stratégie
présidentielle
Dans le temps qui lui reste imparti, Barack
Obama privilégie deux voies :
– d’une part, une utilisation systématique de tous
les pouvoirs réglementaires – décrets présiden7
Sur le rôle de la Cour suprême, voir les articles de Lucie
Delabie et de Louis Aucoin dans le présent dossier.
tiels, nominations hors session parlementaire
(recess appointments)… – pour contourner le
Congrès. En matière d’environnement, l’Agence
de protection de l’environnement (Environmental
Protection Agency, EPA) est devenue l’opérateur de la politique publique. De même,
dans le domaine des discriminations, c’est la
Division des droits civiques du département de
la Justice qui met en œuvre les lois protégeant
les Américains de toute forme de discrimination,
puisqu’elle en a la compétence ;
– d’autre part, le président profite des tensions
régnant au sein du Parti républicain pour tenter
de l’affaiblir sur trois questions centrales : le
budget, l’immigration et la sécurité nationale.
Tout d’abord, il va tenter de pousser le « parti de
l’éléphant » vers un obstructionnisme absolu qui
conduise potentiellement à un blocage budgétaire mettant les États-Unis en péril, ce dont il le
rendra ensuite responsable. Concernant l’immigration, le président va essayer d’enfermer
les républicains dans une position hostile à
l’égard de la communauté hispanique, position
qui pourrait avoir des conséquences électorales potentielles très dommageables pour eux
en 2014 et surtout en 2016.
Concernant la sécurité nationale et, plus
largement, la politique étrangère, le président
pourrait aussi instrumentaliser les divisions
qui existent au sein du Parti républicain sur la
défense et la présence militaire américaines à
l’étranger afin de bénéficier d’un espace d’action
plus large. S’il a mis fin aux deux engagements
militaires de son prédécesseur, il a aussi poursuivi
une politique très ferme de lutte contre Al-Qaida
par le recours accru aux assassinats ciblés par les
drones et aux forces spéciales.
L’écart grandissant entre le discours
appelant à la réconciliation avec le monde
musulman prononcé au Caire en juin 2009 et la
pratique de l’élimination physique des terroristes
par le biais des drones – sans véritable contrôle
judiciaire ou parlementaire – a permis l’alliance
improbable de la droite libertaire et de la gauche
américaine. La première dénonçait pourtant la
construction d’un État tentaculaire et liberticide
à l’intérieur comme à l’extérieur, tandis que la
seconde s’opposait à la relégation des droits de
la personne en « accessoires » démocratiques.
Néanmoins, sur cette question, une grande continuité a prévalu entre Bush fils et Obama, l’action
de ce dernier étant seulement plus discrète.
Le discours prononcé par le président à
Fort McNair, le 23 mai 2013, peut toutefois
être considéré comme la première étape d’une
inflexion. Barack Obama a en effet annoncé une
supervision accrue et un recours moins fréquent
aux drones, la fin officielle de la guerre contre le
terrorisme et la fermeture de Guantánamo 8.
●●●
En ce début de second mandat, on est donc
loin de l’image d’un président impuissant. Avec
la relance du processus de paix entre Israël et la
Palestine annoncée par le secrétaire d’État John
Kerry fin juillet 2013 et les résultats de l’élection
présidentielle en Iran qui valident a posteriori
la posture de retenue défendue par l’administration Obama, le président, dans un schéma très
classique de second mandat, semble dorénavant se focaliser sur la politique étrangère. Il
surveille aussi de manière attentive son capital
politique interne, en exploitant les divisions et les
faiblesses du parti d’opposition. Dans la mesure
où aucun des scandales dénoncés par les républicains ne semble menacer le président lui-même,
la malédiction du second mandat redevient donc
ce qu’elle a très souvent été : un exercice politicomédiatique dans lequel les préjugés l’emportent
sur l’analyse, à l’intérieur comme à l’extérieur
des frontières américaines. ■
8
Alors que la Cour suprême des États-Unis a déclaré illégales les
procédures judiciaires d’exception mises en place à Guantánamo
et que le président Obama a plusieurs fois fait part, depuis sa
première campagne électorale de 2007, de son intention de
fermer ce centre de détention militaire de haute sécurité où sont
détenues les personnes, qualifiées de « combattant illégal »,
capturées en Afghanistan et en Irak, Guantánamo comptait
encore une centaine de prisonniers mi-2013.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
17
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Religion, société et politique
dans l’Amérique du XXIe siècle
La religion occupe une place privilégiée dans l’histoire et la société américaines. Certaines transformations récentes du paysage confessionnel, notamment
la baisse continue du nombre des protestants et
la montée parallèle des Américains « non affiliés »
– ceux qui n’appartiennent ou ne s’identifient à
aucune Église ou dénomination –, amènent toutefois à (ré)interroger le prétendu « exceptionnalisme »
religieux des États-Unis. Ces mutations invitent également à revenir sur le rôle public joué par la religion,
particulièrement au sein de la vie politique, et sur le
modèle américain de « laïcité ».
L’avènement d’une Amérique
« post-protestante »
Le paysage religieux américain a toujours été caractérisé par sa très grande diversité. Dès l’établissement
des premières colonies au XVIIe siècle, l’Amérique
foisonne d’une multitude de groupes confessionnels, issus principalement des différents courants
du protestantisme : puritains, quakers, mennonites,
anglicans, baptistes, etc. La mosaïque religieuse
américaine continue de s’enrichir tout au long du
XIXe siècle avec les vagues d’immigrants européens
juifs et catholiques, mais aussi l’apparition de
nouvelles religions « autochtones », comme celles
des mormons ou des témoins de Jéhovah.
Au siècle suivant, l’Immigration and Nationality Act
de 1965, qui lève les quotas sur l’immigration en
provenance d’Asie, contribue à transformer davantage le paysage confessionnel en entraînant une forte
augmentation du nombre d’hindous, de sikhs et de
musulmans. Cette période est également marquée
par une rapide expansion des Églises évangéliques,
particulièrement dans les États du Sud, de la Virginie
au Texas, communément regroupés sous l’appellation de Bible Belt ou « ceinture de la Bible ». Les
chrétiens évangéliques, qui se disent born again
(« nés à nouveau ») et adoptent une lecture littérale des Écritures, commencent à s’organiser politiquement à partir de la fin des années 1970 afin de
défendre, avec l’appui du Parti républicain, un retour
18
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
aux valeurs morales traditionnelles, notamment dans
les sphères de l’éducation et de la famille.
De manière générale, néanmoins, la part des chrétiens
– passés de 86 % en 1990 à 73 % aujourd’hui – tend
à diminuer de manière continue aux États-Unis depuis
la fin du XXe siècle 1. Les protestants représentaient
en 2012 moins de la moitié de la population américaine (48 %), avec une baisse conjointe du nombre
de protestants blancs évangéliques (de 21 % à 19 %
depuis 2007) et non évangéliques (de 18 % à 15 %).
Grâce à l’apport de l’immigration hispanique principalement, le pourcentage de catholiques se maintient
autour de 25 %, alors que celui des minorités non
chrétiennes reste également stable – les juifs représentent 1,6 % de la population, les musulmans 0,9 %
et les hindous 0,4 %.
Le « déclin » du protestantisme, particulièrement
accentué ces dernières années, s’est accompagné
de l’augmentation parallèle du nombre d’Américains qui déclarent ne pas « être affiliés » ou ne pas
« s’identifier » à une Église ou à une dénomination
religieuse. Ils étaient 7 % en 1990, 14 % en 2000
et sont aujourd’hui 20 % de la population. Localisés
principalement dans les États du Nord-Est et de
l’Ouest, ces « nones », comme les surnomment les
médias américains, sont seulement 23 % à considérer la religion comme importante dans leur vie,
même si plus des deux tiers (68 %) affirment toujours
croire en Dieu 2.
Plus largement, leur progression démographique,
de même que la visibilité publique gagnée par
les groupes de non-croyants depuis le début des
années 2000, témoignent de la méfiance et de la
lassitude d’une part grandissante de la population
à l’égard de l’influence des lobbies religieux, et en
particulier de la Droite chrétienne, dans la société
américaine. Plusieurs enquêtes récentes ont ainsi
1
Voir « Nones » on the Rise: One-in-Five Adults Have No Religious
Affiliation, The Pew Forum on Religion and Public Life, Pew
Research Center, Washington, 9 octobre 2012 (www.pewforum.
org/files/2012/10/NonesOnTheRise-full.pdf).
2
Ibid.
révélé que la politisation croissante de la religion,
notamment sous la présidence de George W. Bush,
a incité un pourcentage toujours plus élevé d’Américains à quitter leur Église ou dénomination 3.
De nouvelles dynamiques (a)religieuses
Ces évolutions du paysage confessionnel pourraient
avoir des conséquences, à plus ou moins long terme,
sur la vie politique américaine, à la fois en remettant
en cause la place stratégique qu’y occupe traditionnellement la religion, et en bousculant certains des
rapports de force électoraux en vigueur depuis les
années 1980. Tout d’abord, les « non-affiliés » représentent une nouvelle chance – en même temps qu’un
nouveau défi – pour le Parti démocrate. Ce dernier a
en effet tout intérêt à mobiliser davantage cet électorat
jeune – mais encore peu engagé politiquement et qui
tend à moins voter que les conservateurs religieux –
afin de tirer profit des réserves de voix qu’il représente.
Si une telle stratégie implique une rhétorique plus
inclusive et plus explicite à leur égard – à l’instar de
la mention par Barack Obama des « non-croyants »
dans son discours d’investiture en 2009 – et donc,
certainement, une place moindre pour les valeurs
et références religieuses, les démocrates devront
néanmoins éviter de s’aliéner en retour les minorités
confessionnelles, ainsi que les chrétiens progressistes de la « gauche religieuse » qui s’étaient rapprochés du « parti de l’âne » (le Parti démocrate) dans le
courant des années 2000.
Alors que les évangéliques constituent, depuis la présidence de Ronald Reagan, l’une des bases électorales
les plus stables du Parti républicain – en 2012, 80 %
d’entre eux ont voté pour Mitt Romney –, la montée
des « non-affiliés » pourrait inciter le GOP (Grand Old
Party) à revoir sa stratégie vis-à-vis de la religion, afin
de capter une partie des 46 millions d’Américains qui
s’identifient désormais comme des nones. Car si une
large majorité d’entre eux a voté pour Barack Obama
en 2008 et 2012, ces « non-affiliés », bien que libéraux
sur les questions de mœurs, sont aussi plus indécis et
idéologiquement plus ouverts sur les questions économiques et fiscales.
3
70 % des Américains « non affiliés » affirment par exemple que
les Églises et autres institutions religieuses sont trop politisées aux
États-Unis, contre 45 % pour l´ensemble de la population. (Source :
« Nones » on the Rise […], op. cit.)
Les nones représentent un enjeu électoral d’autant
plus important que 32 % des Américains de 18
à 29 ans se déclarent « non affiliés ». En ce sens,
comme l’affirme le directeur du Public Religion
Research Institute, Robert P. Jones, l’élection présidentielle de 2012 a peut-être été la dernière au cours
de laquelle une « stratégie basée sur les électeurs
chrétiens blancs » a pu être considérée comme une
« voie plausible vers la victoire » de la part du GOP 4.
Même si certains enjeux qui leur sont étroitement
liés aux États-Unis, comme le mariage homosexuel
ou l’avortement, sont encore régulièrement au centre
des débats publics, les Américains ne votent plus
dorénavant qu’à la marge sur la base de valeurs
morales ou religieuses. En période de crise, en effet,
ce sont avant tout les questions économiques et
sociales qui orientent le vote d’une très large majorité
des électeurs.
Si, à l’avenir, les deux partis pourraient donc être
amenés à reconsidérer leur utilisation électorale de
la religion, il semble toutefois que les Américains
continuent à accorder une importance remarquable
à la foi personnelle de leurs dirigeants politiques.
En 2012, 67 % ont par exemple affirmé être d’accord
avec l’idée selon laquelle un prétendant à la MaisonBlanche devait avoir des « croyances religieuses
fortes » 5. Un récent sondage a également révélé que
la moitié des Américains refuseraient d’élire un président se revendiquant comme « athée »6. Dans un
pays où 90 % de la population déclare croire en Dieu
ou en un « Être suprême », la religion demeure donc
un gage de moralité individuelle et publique, que
ceux qui aspirent à des fonctions politiques doivent
savoir habilement mobiliser.
Le maintien d’un régime de séparation
entre l’Église et l’État
En dépit de l’augmentation continue des nones, la
société américaine reste encore, comme du temps
d’Alexis de Tocqueville, « exceptionnellement »
4
Dan Merica, « Survey: Religiously unaffiliated, minority
Christians propelled Obama´s victory», www.cnn.com,
15 novembre 2012.
5
Little Voter Discomfort with Romney’s Mormon Religion: Only
About Half Identify Obama as Christian, Pew Research Center,
Washington, 26 juillet 2012 (www.pewforum.org/files/2012/07/
Little-Voter-Discomfort-Full.pdf).
6
Lydia Saas, « In U.S., 22% are hesitant to support a Mormon in
2012 », Gallup.com, 20 juin 2011.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
19
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
religieuse, en particulier si on la compare avec les
démocraties européennes. Il n’en reste pas moins
vrai que les rapports institutionnels entre la religion
et l’État sont toujours caractérisés par un régime
de séparation, qui fait des États-Unis, à l’instar de
la France, l’un des seuls États constitutionnellement
laïques au monde. Le premier amendement de la
Déclaration des droits qui précède la Constitution
fédérale depuis 1791 indique en effet que le
« Congrès ne fera aucune loi qui touche à l’établissement d’une religion (clause d’Etablissement) ou
qui en interdise le libre-exercice (clause de libreexercice) ». Si leur sens exact et les intentions des
pères fondateurs demeurent un objet récurrent de
controverses, les deux clauses du premier amendement permettent de nos jours à tous les citoyens de
jouir d’une très large liberté religieuse, tout en garantissant la neutralité de l’État, entre les religions, d’une
part, et entre la religion et la non-religion, de l’autre.
À partir des années 1940 en effet, la Cour suprême,
tout en élargissant le champ d’application du
premier amendement aux États fédérés – son
autorité ne s’imposait jusqu’alors qu’au seul gouvernement fédéral –, a interprété les clauses d’Etablissement et de libre-exercice comme instaurant un
« mur de séparation entre l’Église et l’État », selon
la métaphore utilisée par Thomas Jefferson dans sa
Lettre aux baptistes de Danbury, rédigée en 1802
(arrêt Everson v. Board of Education, 1947).
L’une des principales conséquences de cette jurisprudence a été, au cours de la seconde moitié du
XXe siècle, la complète laïcisation de l’éducation
publique. Les juges ont notamment déclaré inconstitutionnelles les prières à l’initiative des enseignants
(arrêt Engel v. Vitale, 1962), la lecture de la Bible
dans les salles de classe (arrêt Abington v. Schempp,
1963), les moments de « méditation silencieuse »
(arrêt Wallace v. Jaffree, 1985) et l’enseignement du
créationnisme (arrêt Edwards v. Aguillard, 1987).
À partir des années 1990 toutefois, la Cour suprême,
en particulier à la suite de la nomination de juges
conservateurs, a progressivement assoupli sa
conception des rapports entre l’Église et l’État, en
remettant en cause la métaphore de Th. Jefferson
sur le « mur de séparation » en tant qu’interprétation légitime du premier amendement. Elle a par
exemple autorisé le financement public indirect de
l’enseignement religieux, notamment au travers de
20
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
bons scolaires (vouchers) émis par l’État fédéral,
lorsqu’ils sont utilisés par les parents eux-mêmes
(arrêt Zelman v. Simmons-Harris, 2002).
De manière générale, la Cour admet désormais
l’octroi d’argent public à des organisations confessionnelles, dans la mesure où une telle aide ne peut
être assimilée à l’approbation ou à la promotion par
l’État de certaines croyances, mais vise essentiellement à garantir une égalité de traitement entre les
groupes religieux et ceux de nature « séculière » qui
remplissent une fonction similaire (arrêt Rosenberger
v. University of Virginia, 1995).
Ces relations plus étroites entre l’État et les organisations religieuses ont été récemment illustrées par
les très controversées Faith-Based Initiatives, mises
en place en 2001 par George W. Bush et maintenues, sous une forme quelque peu différente, par
Barack Obama. Le White House Office for FaithBased and Neighborhood Partnerships (anciennement le White House Office of Faith-Based and
Community Initiatives) a en effet pour objectif de
faciliter le financement public d’associations caritatives religieuses. Celles-ci ont déjà reçu, en l’espace
de dix ans, plusieurs milliards de dollars de la part
de l’État fédéral. Ce programme est régulièrement
dénoncé par les défenseurs de la laïcité comme une
violation du premier amendement, notamment parce
que le gouvernement continue à autoriser les discriminations religieuses pratiquées à l’embauche par
les groupes – en majorité protestants évangéliques et
catholiques – qui bénéficient d’argent public.
L’exemple des Faith-Based Initiatives reflète donc
plus largement, dans l’Amérique du XXIe siècle, les
ambiguïtés persistantes des rapports existant entre
l’Église et l’État. Cette laïcité « philo-cléricale » 7, si elle
prévoit un régime de séparation et une stricte neutralité de l’État entre religion et non religion, n’exige pas
pour autant d’ignorer l’importance et le rôle particulier
du religieux dans l’histoire et la société américaines.
Amandine Barb *
* Docteure en science politique de Sciences Po Paris, attachée
temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) à l’université
Paris-Est Créteil.
7
Denis Lacorne, « La séparation de l’Église et de l’État aux ÉtatsUnis. Les paradoxes d’une laïcité philo-cléricale », Le Débat,
o
n 127, novembre-décembre 2003, p. 57-71.
Politique étrangère :
les États-Unis d’abord
Laurence Nardon *
* Laurence Nardon
est responsable du programme
États-Unis de l’Institut français des
Lorsqu’ils sont réélus, les présidents américains
cherchent souvent à imprimer leur marque sur la
maître de conférences à Sciences
Po Paris.
politique étrangère de leur pays. Dans le temps qui lui
reste, quels dossiers diplomatiques le président Obama
va-t-il privilégier ? Le « Pivot » vers l’Asie, lancé sous son premier
mandat ? Les accords de libre-échange avec l’Asie ou l’Europe ou ceux
de désarmement avec la Russie ? La lutte contre le sida ou celle contre
le changement climatique ? À moins que la situation au Moyen-Orient,
et singulièrement en Syrie, ne retienne à nouveau toute son attention…
relations internationales (IFRI) et
L’usage veut que les présidents américains
exerçant un second mandat se consacrent principalement à la conduite de la politique étrangère.
Ne pouvant prétendre à un troisième mandat,
ils peuvent prendre plus de risques vis-à-vis
de leur opinion publique et ont une marge de
manœuvre accrue. Étant moins écoutés en
termes de politique intérieure, ils auraient aussi
davantage de temps. La politique étrangère est
également un domaine dans lequel les présidents sont relativement plus autonomes vis-à-vis
du Congrès, puisqu’ils peuvent agir par décret
(executive order). Plusieurs présidents ont ainsi
imprimé leur marque dans l’Histoire au cours
de leur second mandat : Ronald Reagan avec la
reconnaissance de Mikhaïl Gorbatchev et de sa
perestroïka ou Bill Clinton avec la conclusion
des accords de Camp David en 2000.
Le président Obama a conclu son premier
mandat sur un certain nombre d’échecs et de
demi-succès. Les observateurs ont évoqué une
« doctrine Obama » fondée sur un « minimalisme stratégique », la réduction des engagements extérieurs permettant de concentrer
les efforts sur la reconstruction intérieure
(nationbuilding at home) 1.
Pendant la campagne de 2012, le président a pourtant insisté sur la position toujours
prédominante de son pays, réfutant avec force les
théories déclinistes régulièrement mises en avant.
Il a pris de court ses opposants républicains en se
réappropriant certains des arguments de Robert
Kagan, naguère conseiller de son prédécesseur,
George W. Bush : l’Amérique n’est pas en déclin
et son action reste indispensable pour le reste du
monde ; la préservation d’un ordre international
stable, la promotion de la démocratie et de l’économie de marché ne peuvent se passer d’une
projection du pouvoir américain 2.
L’attribution du prix Nobel de la paix au
président Obama en octobre 2009, quelques
mois seulement après son élection, était largement apparue comme un blanc-seing accordé par
1
Dan Twining, « “The Obama Doctrine”: An unsentimental
appraisal », Shadow Government, Foreign Policy, 4 février 2013.
2
Robert Kagan, The World America Made, Alfred A. Knopf,
New York, 2012.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
21
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
la communauté internationale. Désormais réélu,
le président va-t-il chercher à mériter pleinement
cette récompense ?
Le début du second mandat a été marqué
par des changements importants au sein de
l’administration 3. L’équipe constituée en 2008
entendait ménager toutes les sensibilités existant
autour du président. Il avait nommé son ancienne
rivale Hillary Clinton au département d’État
et conservé à ses côtés Robert Gates, le secrétaire à la Défense nommé par George W. Bush.
En 2013, le président s’est entouré de proches
avec lesquels il pourra travailler plus étroitement : Susan Rice au National Security Council
(NSC), John Kerry au département d’État,
Chuck Hagel au département de la Défense, John
Brennan à la CIA, Jack Lew au département du
Trésor ou Samantha Power comme ambassadrice aux Nations Unies 4.
L’avenir du Pivot vers l’Asie
C’est en novembre 2011, lors d’un discours
devant le Parlement australien, que le président
Obama a fait l’annonce d’une initiative diplomatique désormais connue sous le nom de « Pivot »,
ou de rééquilibrage, vers l’Asie-Pacifique.
Élaborée par les responsables de l’administration, notamment par le secrétaire d’État
adjoint pour l’Asie de l’Est et le Pacifique Kurt
Campbell, ce concept entend transcrire l’intérêt
primordial accordé à l’Asie par les États-Unis en
ce début de xxie siècle. L’objectif sous-jacent de
cette initiative est aussi de contrecarrer les visées
expansionnistes de la Chine.
Les États-Unis souhaitent améliorer le
dialogue avec l’ensemble des acteurs de la
région, en particulier développer des relations
significatives avec les pays de l’Asie du Sud-Est.
L’Indonésie et le Vietnam mais aussi l’Inde et
Singapour pourraient dorénavant être traités
sur un pied d’égalité avec les alliés tradition3
Sur ce sujet, voir André La Meauffe, « John Kerry ou les habits
neufs de la diplomatie américaine », Questions internationales,
o
n 60, mars-avril 2013, p. 100-102.
4
William Burke-White, « Obama’s Second Term: The Process
of Building Global Leadership », Series on the Future of U.S.
Leadership, Policy Brief, GMF et IFRI, juin 2013.
22
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
nels que sont le Japon et la Corée du Sud. Le
premier voyage à l’étranger du président réélu a
été consacré, en novembre 2012, au Cambodge,
à la Thaïlande et au Myanmar. L’ancienne
Birmanie, qui a amorcé un virage démocratique
depuis 2010, a alors pu signer un « Partenariat
pour la démocratie, la paix et la prospérité »,
doté d’une enveloppe de 170 millions de dollars
sur deux ans.
Alors que l’Asie abrite un grand nombre
de pays émergents à l’économie florissante, le
développement des liens commerciaux devrait
être aussi privilégié. Pour ce faire, les États-Unis
ont lancé des négociations autour d’un accord
de libre-échange extrêmement ambitieux qui
devrait réunir une quinzaine d’États du pourtour
du Pacifique, à l’exception de la Chine. Ce TransPacific Partnership, qui se veut l’équivalent
asiatique de l’accord de libre-échange transatlantique (Transatlantic Trade and Investment
Partnership, TTIP) actuellement en cours de
négociation avec les Européens, figure clairement en tête de liste des priorités américaines.
Le Pivot contient enfin un volet militaire,
puisque Washington a décidé de stationner à
terme 60 % de ses forces navales dans la région
Asie-Pacifique, contre 40 % actuellement. Ces
forces seront redistribuées au sein de la zone,
avec une présence réduite au Japon et en Corée
du Sud mais renforcée aux Philippines et en
Australie. Le secrétaire d’État John Kerry a
annoncé dès janvier 2013 que le Pivot constituait l’une de ses priorités et que, pour mener
à bien ce dossier, il s’appuierait sur le successeur de Kurt Campbell au département d’État,
Danny Russel.
Compte tenu des importantes restrictions
budgétaires auxquelles le Pentagone est désormais soumis, des doutes peuvent toutefois être
émis au sujet du plan de redéploiement militaire.
Les limites du Pivot tiennent aussi au fait que
les États-Unis ont beaucoup à attendre de la
Chine : un rôle constructif pour amener la Corée
du Nord à la table des négociations, une réévaluation du yuan afin de rééquilibrer l’économie
mondiale, l’adoption de meilleures pratiques
commerciales, une trêve dans les attaques
électroniques… Le scandale de juin 2013 sur
© AFP / Jewel Samad
Rencontre bilatérale entre le président Obama et son
homologue chinois Xi Jinping, en Californie en juin
2013. Les discussions entre les numéros un et deux
de l’économie mondiale ont duré près de huit heures.
Leurs prédécesseurs n’avaient jamais passé autant
de temps ensemble.
les écoutes de l’Agence nationale de la sécurité
(National Security Agency, NSA) révélées par le
lanceur d’alerte Edward Snowden, a déjà porté
un coup à l’entente affichée entre Barack Obama
et le nouveau président chinois Xi Jinping lors du
sommet des 7 et 8 juin 2013 à Rancho Mirage en
Californie.
L’« arc arabo-musulman »,
par la force des choses
Alors que l’administration Obama a mis
fin à la présence militaire américaine en Irak
et prévoit d’achever son désengagement de
l’Afghanistan en 2014, les autres régions du
monde devraient en principe gagner en importance dans les priorités américaines. Il apparaît
toutefois plus qu’improbable que les ÉtatsUnis se désengagent complètement et à brève
échéance du Moyen-Orient et de la zone AfPak
(Afghanistan-Pakistan).
Malgré son discours du Caire en juin 2009
intitulé « Un nouveau départ » (« A New
Beginning »), destiné à améliorer les relations
de l’Amérique avec les musulmans, Barack
Obama n’est pas parvenu à rétablir le prestige
des États-Unis dans la région. De même, malgré
l’annonce, lors d’un discours présidentiel à la
National Defense University le 23 mai 2013, de
la fin de la « guerre globale contre la terreur », de
la fin de l’utilisation des drones par la CIA – ils
seront dorénavant utilisés par le Pentagone – et
de la fermeture de la prison de Guantánamo, le
scandale des écoutes de la NSA a redonné toute
sa vigueur à l’image d’une puissance américaine
perçue comme le « Grand Satan ».
Pire, un certain nombre de points chauds
dans la région pourraient entraîner les États-Unis
dans une nouvelle crise majeure. En premier
lieu, le retrait militaire d’Afghanistan, prévu
pour 2014, doit être achevé de façon « responsable » afin de ne pas laisser une situation de
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
23
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
chaos et de ne pas risquer de déstabiliser le
Pakistan voisin5. Bon connaisseur de la région et
de ses acteurs, le secrétaire d’État John Kerry va
donc devoir consacrer beaucoup de temps à cette
épineuse question.
Les Printemps arabes, qui ont entraîné
la chute des régimes en place en Tunisie, en
Égypte, en Libye et au Yémen et qui ont déstabilisé la Syrie et le Liban, sont aujourd’hui
observés avec inquiétude depuis Washington. En
Égypte, par exemple, les forces démocratiques
faibles et mal organisées semblent prises en étau
entre un régime militaire brutal et des mouvements islamiques qui ont prouvé leur incompétence sous le gouvernement de Mohamed Morsi.
La situation en Syrie est pour l’heure la
plus préoccupante. La première administration Obama a été réticente à livrer des armes
à la rébellion syrienne, de peur qu’elles ne
tombent aux mains de groupes radicaux. Le
massacre de civils à l’arme chimique perpétré
le 21 août 2013, semble-t-il par le régime de
Bachar al-Assad, pourrait marquer un tournant
dans l’attitude américaine. John Kerry, Susan
Rice et Samantha Power, décrits comme des
« interventionnistes libéraux », ainsi que certains
alliés occidentaux pourraient amener le président
Obama à accepter le principe d’une intervention
« punitive », dont les modalités restent à préciser.
Le principe du leading from behind, le leadership
« par l’arrière », avait prévalu lors des opérations
militaires menées en Libye ou au Mali, mais
peut-il en être de même en Syrie, aux portes de
l’Irak et de l’allié israélien ?
L’Iran constitue un autre problème pour
Washington. La politique de la main tendue lancée
en 2009 n’ayant pas porté ses fruits, l’administration Obama s’est concentrée sur l’application
des sanctions internationales, qui commencent
à enrayer significativement l’économie du pays.
L’élection à la présidence iranienne, en juin 2013,
du modéré Hassan Rouhani pourrait rendre les
factions radicales du régime encore plus virulentes,
et empêcher le nouveau président iranien de se
montrer plus ouvert avec la communauté inter5
Karl Inderfurth, Wadhwani Chair in U.S.-India Policy Studies,
CSIS, cité dans National Journal, 21 janvier 2013.
24
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
nationale. Côté américain, le président Obama
souhaite de toute évidence épuiser toutes les voies
diplomatiques et redoute le déclenchement des
hostilités dont le menace l’allié israélien 6.
Entre les dossiers syrien et iranien, le règlement de la question israélo-palestinienne semble
une fois encore devoir passer en arrière-plan.
Le président Obama, dont les relations avec le
Premier ministre israélien sont loin d’avoir été
chaleureuses durant son premier mandat, a appelé
à la reprise des négociations. Les pourparlers
israélo-palestiniens relancés durant l’été 2013 à
Washington pour tenter de parvenir à un accord
de paix dans les neuf mois laissent néanmoins la
communauté internationale relativement perplexe,
l’influence des Américains sur les faucons israéliens semblant extrêmement réduite.
Avec l’Europe,
la négociation du TTIP
À Washington, beaucoup estiment qu’un
inexorable relâchement de la relation avec
l’Europe est engagé depuis la fin de la guerre
froide. Cette idée s’appuie notamment sur le
constat suivant : l’évolution démographique des
États-Unis, qui verront le nombre des Américains
« caucasiens », c’est-à-dire blancs, passer en
dessous du seuil des 50 % en 2043, « déseuropéaniserait » le pays. D’autres soulignent au contraire
que, de par leur histoire et leur culture communes
avec l’Europe, les États-Unis ont une proximité
unique avec cette région du monde 7.
Le premier mandat a parfaitement illustré
cette ambivalence. Les Européens, qui avaient
encensé B. Obama pendant sa campagne, se
sont rapidement sentis délaissés, avant que la
crise de l’euro ne renforce de nouveau l’intérêt
de Washington pour le Vieux Continent.
6
Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a évoqué
une ligne rouge de 250 kg d’uranium (ou d’hexafluorure d’uranium selon The Economist du 26 juin 2013) au-delà de laquelle il
lancerait des attaques contre les installations nucléaires iraniennes.
7
Selon Madhav Nalapat, conseiller du gouvernement indien
et professeur à l’université de Manipal, cette proximité amènerait d’ailleurs les États-Unis à reprendre à leur compte l’attitude néocolonialiste et condescendante des Européens dans
leurs relations avec le reste du monde. « Ten foreign policy
priorities for Obama », Global Public Square, CNN.com blogs,
8 novembre 2012.
➜ FOCUS
Le traité de libre-échange transatlantique
Le président Obama a annoncé lors
de son cinquième discours sur l’état
de l’Union – le premier depuis sa
réélection – sa volonté de relancer
les négociations sur un traité de libreéchange et de partenariat avec l’Union
européenne (Transatlantic Trade and
Investment Partnership, TTIP). S’agit-il,
de la part de Washington, d’un regain
d’intérêt pour l’Europe ou d’un choix
imposé face aux résultats mitigés du
« Pivot vers l’Asie » ?
Les négociations se sont ouvertes
en juillet 2013 à Washington avec
l’objectif de parvenir à un accord avant
l’expiration du mandat de l’actuelle
Commission européenne, soit au
premier semestre 2014. Le but est
non seulement d’éliminer les dernières
barrières douanières existantes, mais
surtout de supprimer ou d’homogénéiser les multiples obstacles réglementaires entravant le commerce et les
investissements 3.
L’économie transatlantique,
état des lieux
Entre union et désunion
Les échanges entre les entreprises
américaines et européennes ainsi
que leurs filiales génèrent environ
5 000 milliards de dollars de chiffre
d’affaires et mobilisent près de
15 millions de salariés. États-Unis et
Europe sont mutuellement le premier
partenaire commercial l’un pour
l’autre 1. Tout nouvel accord destiné à
approfondir les relations économiques
constituerait donc un levier potentiel de
croissance pour chacune des parties.
Les intérêts d’un traité de libre-échange
apparaissent multiples. Le principal
bénéfice attendu serait de doper les
exportations de biens et services, ce qui
pourrait relancer les économies affaiblies par la crise. Certaines estimations
évoquent des gains de 95 milliards
d’euros par an pour les États-Unis et de
119 milliards pour les pays européens 2.
Les divisions internes entre Européens
sont vite apparues importantes. D’une
part, Paris a tenté de retarder les
négociations sous couvert des récentes
révélations d’espionnage américain,
alors que Berlin et Londres plaident
depuis longtemps pour l’ouverture au
plus vite des discussions. Certains pays
européens en appellent en outre clairement à davantage de protectionnisme
face aux produits américains, tandis
que d’autres aspirent à la création
d’un grand marché transatlantique sur
le modèle du grand marché unique en
vigueur dans l’Union européenne.
Le climat est donc tendu et les points
d’achoppement sont multiples : l’exception culturelle, l’agriculture avec des
divergences de vues notables sur les
organismes génétiquement modifiés
(OGM), l’ouverture des marchés publics,
la protection des données et les services
Washington a ensuite apprécié que les Français
et les Britanniques prennent la tête des opérations en Libye au début 2011, puis que Paris
s’engage en première ligne au Mali.
Les négociations sur un accord de libreéchange transatlantique, le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement
(Transatlantic Trade and Investment Partnership,
TTIP), ont commencé en juillet 2013. Les désaccords entre les différents acteurs, publics et
privés, aux États-Unis et au sein de l’Union
financiers 4. Au nom de la protection de
la diversité culturelle, la France est déjà
parvenue en juin 2013 à faire retirer
l’audiovisuel du cadre des négociations.
De leur côté, les Américains mènent
parallèlement des négociations pour la
création d’un espace de libre-échange
équivalent dans la zone Asie-Pacifique
(Trans-Pacific Par tnership, TPP).
À Washington, ces partenariats sont
clairement vus comme le moyen de
contrecarrer la montée en puissance
de la Chine. Ils apparaissent aussi
comme un moyen de contourner le
cadre multilatéral de l’Organisation
mondiale du commerce (OMC), jugé
trop complexe et trop contraignant,
actuellement dans l’impasse.
Questions internationales
1
Robin Niblett, « Obama II : quel avenir pour
l’alliance transatlantique ? », Politique étrangère, vol. 78, no 2, été 2013, p. 13-25.
2
Anna Villechenon, « Quels sont les enjeux des
négociations de libre-échange entre les ÉtatsUnis et l’UE ? », Le Monde, 13 juin 2013.
3
Final Report of [the US-EU] High Level
Working Group on Jobs and Growth, 11 février
2013, consultable sur le site de l’Office of the
United States Trade Representative (www.ustr.
gov/sites/default/files/02132013%20FINAL%
20HLWG%20REPORT.pdf).
4
Voir « Négociations de libre-échange : les cinq
dossiers qui fâchent », Le Monde, 8 juillet 2013.
européenne, sont multiples et les chances de
succès sont aujourd’hui diversement appréciées 8.
Avec la Russie,
un accord New START 2 ?
La première administration Obama avait
tenté d’engager un « nouveau départ » (reset)
8
Sur cette question, voir les contributions d’Alix Meyer et de
Jean-Baptiste Velut dans le présent dossier.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
25
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
dans sa relation avec la Russie et un certain
nombre de succès peuvent être mis au crédit de
ce rapprochement, notamment la signature du
nouveau traité START (Strategic Arms Reduction
Treaty) en avril 2010 9. La limitation des risques
de prolifération et la poursuite du désarmement
nucléaire dans le monde, que Barack Obama
avait appelées de ses vœux lors de son discours de
Prague en 2009, passent désormais par la conclusion d’un nouvel accord avec la Russie.
Mais la dégradation des relations américano-russes depuis le retour de Vladimir Poutine
à la présidence en 2012 complique la situation. Le ministre russe des Affaires étrangères,
Sergueï Lavrov, et la secrétaire d’État Hillary
Clinton n’avaient pas caché leurs désaccords sur
de nombreux sujets. Le Magnitsky Act, adopté
par le Congrès américain fin 2012, interdit
notamment l’entrée sur le territoire américain
des personnes liées à la mort en détention, à
Moscou en 2009, de l’avocat fiscaliste Sergueï
Magnitski. En rétorsion, la Douma a adopté, le
21 décembre 2012, une loi interdisant l’adoption
des enfants russes par les citoyens américains.
La question syrienne et l’asile accordé
par Moscou à Edward Snowden achèvent
aujourd’hui de brouiller les deux pays. Le président américain a ainsi annulé une rencontre
avec son homologue russe prévue à l’occasion
du sommet du G20 de Saint-Pétersbourg en
septembre 2013. Les perspectives de nouvelles
négociations sur la Syrie et le désarmement
pourraient toutefois fournir l’occasion d’une
réconciliation à moyen terme.
Intérêts économiques
et action humanitaire
en Afrique
Il a été beaucoup reproché au président
Obama de n’avoir pas été plus actif à l’égard
de l’Afrique lors de son premier mandat 10. Les
9
Signé entre les États-Unis et la Russie le 8 avril 2010 à Prague,
ce traité de réduction des armes nucléaires est entré en vigueur le
5 février 2011. Il est censé durer au moins jusqu’en 2021.
10
Sur cette question, voir Gwenaëlle Bras et Grégory Chauzal,
« Le mirage (politique) africain du président Obama », Questions
internationales, no 56, juillet-août 2012.
26
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
Africains avaient évidemment de fortes attentes à
l’égard du président d’origine kényane. Mais ce
dernier, qui se veut un président « post-racial »,
ne souhaite pas être perçu comme le défenseur
des intérêts d’une communauté ou d’un continent. La longue tournée qu’il a réalisée avec
la First Lady au Sénégal, en Afrique du Sud et
en Tanzanie à l’été 2013 a donc eu des allures de
reconquête.
Pendant son second mandat, le président
devrait néanmoins continuer à privilégier, à
propos de l’aide à l’Afrique, les initiatives d’origine privée. Les Américains opérant en Afrique
ont soit des objectifs commerciaux – les entreprises américaines n’étant pas les dernières à
avoir compris le potentiel du développement
économique africain –, soit humanitaires – utilisant la vaste machine caritative américaine. Lors
de son discours sur l’état de l’Union en février
2013, le président a souligné la nécessité absolue
de lutter contre le sida pour une nouvelle génération (AIDS-Free Generation). La mise en œuvre
de cette exhortation amènera certainement les
puissantes ONG et fondations américaines
– comme la Fondation Bill et Melinda Gates et
la Fondation Bill, Chelsea et Hillary Clinton –
à cibler en priorité les pays d’Afrique les plus
frappés par le virus.
La lutte contre
le changement climatique,
un défi américain
À l’heure où l’exploitation croissante du
gaz et du pétrole de schiste redonne des couleurs
à l’économie américaine et redéfinit la place
du pays sur l’échiquier énergétique mondial, la
perspective d’une mutation vers une économie
post-hydrocarbures semble s’éloigner. Les
conséquences écologiques de ce retour en arrière
sont pour l’instant inquiétantes.
Le président Obama avait été très silencieux
sur ce sujet au lendemain de l’échec de la conférence de Copenhague sur le climat en 2009. Or, il a
de nouveau évoqué la nécessité et l’urgence d’agir
pour enrayer le changement climatique dans un
discours prononcé à l’université de Georgetown,
© AFP / Peter Muhly
Au lendemain de son investiture de 2009, Barack Obama avait signé un décret prévoyant la fermeture de Guantánamo
dans un délai d’un an. Depuis, le Congrès s’y est systématiquement opposé. En marge du sommet du G8 de juin 2013
en Irlande du Nord, des activistes rappellent cette promesse non tenue du président.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
27
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
le 25 juin 2013. Un vaste plan de lutte contre les
émissions de gaz à effet de serre devrait être lancé.
Sachant que le Congrès ne devrait pas se montrer
très coopératif sur la question, les nouvelles
normes définies par l’Agence de protection de
l’environnement (Environmental Protection
Agency, EPA) seront probablement adoptées
par décret. Sur cet épineux dossier, le président
pourrait donc avoir une action décisive.
●●●
Les dossiers de politique étrangère sur
lesquels le président Obama pourrait imprimer
sa marque sont donc très nombreux. Les
résultats dépendront des choix personnels du
président et de ses plus proches conseillers.
L’administration Obama n’est toutefois pas à
l’abri d’un événement extérieur qui rebatte les
cartes et hisse l’un de ces dossiers au cœur de
l’agenda présidentiel : un attentat terroriste, une
opération armée menée par Israël contre l’Iran,
une déstabilisation accrue de la région AfPak,
de la Syrie ou de l’Égypte.
Avant la fin de son mandat, le président doit
aussi finaliser un certain nombre de dossiers de
politique intérieure. S’il peut déjà se prévaloir de
l’acquis historique de la réforme du système de
santé, beaucoup reste encore à faire pour qu’elle
soit pleinement mise en œuvre et pour que soit
adoptée une réforme de l’immigration. ■
LES RELATIONS INTERNATIONALES
Pierre Hassner
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est de présenter les principales interactions
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28
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Un retour à l’isolationnisme ?
Évoquer le retour des États-Unis à l’isolationnisme reviendrait à sous-entendre qu’il y aurait eu un moment où
l’Amérique se serait tenue systématiquement à l’écart des
problèmes du monde. On pourrait le croire : dès 1796,
George Washington avait mis en garde le peuple américain contre les alliances permanentes, notamment
pour ne pas se retrouver pris au piège des ambitions
ou rivalités européennes. Mais, à l’exception de l’entredeux-guerres, lorsque les Américains ont refusé de gérer
la montée des tensions en Europe, les États-Unis n’ont
jamais adopté de positionnement véritablement isolationniste. Leur rapport au monde évolue avec le temps,
en fonction de leurs intérêts, de l’état de leur économie et
des menaces extérieures.
La « war fatigue »
Après des années de guerre ininterrompue – plus de
douze en Afghanistan et neuf en Irak – et une crise
économique d’ampleur comparable à la Grande
Dépression, les Américains ressentent une profonde
lassitude à l’égard des interventions extérieures. En
juin 2012, 83 % d’entre eux affirmaient que les ÉtatsUnis devaient moins s’intéresser à ce qui se passe
à l’étranger et se concentrer davantage sur leurs
problèmes intérieurs 1.
Comme bien souvent dans l’histoire américaine, la
campagne présidentielle de 2012 a été révélatrice du
désintérêt des électeurs pour les affaires internationales.
Les deux candidats, Barack Obama et Mitt Romney, ont
excellé dans l’art délicat de répondre aux questions de
politique étrangère (« Quel rôle pour les États-Unis dans
le monde ? ») avec des solutions de politique intérieure
(« L’Amérique doit montrer la voie. Et pour cela, nous
devons renforcer notre économie, ici, chez nous, etc. »),
bifurquant systématiquement de l’international vers
l’emploi, l’éducation, la santé.
Non seulement les Américains souhaitent désormais
privilégier les questions intérieures, mais ils sont des plus
sceptiques à l’idée d’intervenir, y compris indirectement,
dans les conflits qui agitent actuellement la planète, et
notamment le Moyen-Orient. Ainsi, en juin 2013, 70 %
d’entre eux déclaraient s’opposer à ce que leur pays et
ses alliés envoient des armes et du matériel militaire aux
groupes antigouvernementaux en Syrie 2.
Parmi les experts en relations internationales, dans les
universités ou les think tanks, les analyses divergent.
Constatant que les États-Unis prennent aujourd’hui
le chemin du désengagement, certains s’en désolent
– comme Vali Nasr, qui dénonce l’inconstance de l’engagement international américain 3 – tandis que d’autres
s’en félicitent – comme Richard Haass, qui prône un
engagement limité à l’international et une « restauration »
de la puissance américaine à travers des efforts d’investissements intérieurs4.
L’édition de janvier-février 2013 de la revue Foreign
Affairs résume clairement ce débat : pour les professeurs
John Ikenberry (Princeton), Stephen Brooks et William
Wohlforth (Dartmouth), abandonner la tradition américaine de gestion de la sécurité mondiale et de promotion d’un ordre économique libéral serait une stratégie
désastreuse, tandis que pour Barry Posen, professeur au
Massachusetts Institute of Technology (MIT), les ÉtatsUnis doivent abandonner leurs ambitions hégémoniques
(« une stratégie déréglée, coûteuse et sanglante ») et
privilégier la « retenue », en se concentrant sur la défense
étroite de leurs intérêts de sécurité nationale.
La frilosité internationale
de la classe politique américaine
Par ricochet, la war fatigue affecte tout autant la classe
politique américaine que le public et les experts : républicains et démocrates, les membres du Congrès comme
ceux de l’administration, répugnent dorénavant à traiter
des questions de politique étrangère.
Aux avant-postes de cette frilosité à l’égard de l’action
internationale se trouve une tribu de républicains, les
« néo-isolationnistes libertariens », qui prônent un
désengagement militaire des zones en crise, une baisse
drastique des dépenses militaires, une fermeture des
bases militaires permanentes à l’étranger, etc. Le portedrapeau de ce mouvement est le sénateur du Kentucky,
2
Public Remains Opposed to Arming Syrian Rebels, Pew Research
Center, Washington, 17 juin 2013.
Vali Nasr, The Dispensable Nation: American Foreign Policy in
Retreat, Doubleday, New York, 2013.
4
Richard N. Haass, Foreign Policy Begins at Home: The Case for
Putting America’s House in Order, Basic Books, New York, 2013.
3
1
Partisan Polarization Surges in Bush, Obama Years: 2012
American Values Survey, Pew Research Center, Washington, 4 juin
2012, section 7, p. 77.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
29
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
Rand Paul, fils de l’ex-candidat à la présidentielle Ron
Paul, suivi en cela par le sénateur de l’Utah, Mike Lee,
et le représentant du Michigan, Justin Amash, tous trois
soutenus par le Tea Party et défenseurs d’une vision ultralibertarienne du rôle de l’État.
Face à eux, les autres écoles de pensée républicaines
en relations internationales – les néoconservateurs, les
réalistes, ou encore les interventionnistes classiques –
peinent à se faire entendre. Plusieurs grands noms du
Grand Old Party (GOP) s’expriment régulièrement sur la
Syrie, le contre-terrorisme ou l’Iran (John McCain, Lindsay
Graham, Peter King), mais leur positionnement interventionniste ne trouve pas d’écho, ni au Congrès ni dans
l’administration.
Bien que minoritaires, les néo-isolationnistes libertariens
se sont faits le relais de frustrations largement répandues
au Congrès : méfiance à l’égard des engagements internationaux, malaise face aux mécanismes antiterroristes
jugés liberticides, inquiétude face à la dérive budgétaire. Signe des temps, le Sénat américain a rejeté en
décembre 2012 la Convention des Nations Unies relative
aux droits des personnes handicapées, un traité pourtant
jugé consensuel et moins contraignant que l’actuelle
législation américaine en la matière. Fin juillet 2013, c’est
le programme de collecte des données téléphoniques
par l’Agence nationale de la sécurité (National Security
Agency, NSA) – révélé par l’affaire Snowden – qui a été
la cible des néo-isolationnistes libertariens et a évité de
justesse, à 7 voix près, un vote de dé-financement à la
Chambre des représentants.
Sous l’influence du Tea Party et face à la crise de la
dette américaine, les partisans d’une réduction budgétaire drastique (fiscal hawks) ont pris l’ascendant sur
les adeptes d’un Pentagone fort (military hawks). Le
département de la Défense a vu son budget diminuer
une première fois en 2011, avec une baisse prévue de
500 milliards de dollars sur dix ans – par rapport à sa
croissance anticipée –, soit environ 8 % du budget,
hors opérations extérieures. Puis, une seconde fois, le
1er mars 2013, avec la mise en place de coupes automatiques de plus de 1 200 milliards sur les dix prochaines
années qui vont affecter l’ensemble des dépenses de
l’État fédéral, y compris le Pentagone.
À entendre ses hérauts (Rand Paul, Sarah Palin, Mike Lee,
Justin Amash), on pourrait aisément croire que la frilosité
à l’égard de toute action internationale est une particularité républicaine. En réalité, le tournant isolationniste,
ou du moins non interventionniste, n’appartient pas au
seul camp républicain. Interrogés en juin 2013 sur une
intervention américaine en Syrie, républicains (68 %),
30
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
démocrates (69 %) et indépendants (69 %) s’accordaient sur l’idée que les États-Unis sont déjà trop impliqués militairement à travers le monde pour s’engager
dans un nouveau conflit 5. Chez les démocrates opposés
à une intervention (Charles Rangel, Peter Welch, Tom
Udall, Chris Murphy), diminuer le budget du Pentagone
et limiter les interventions extérieures répondent moins à
l’objectif de réduire le déficit qu’à celui de rediriger les
dépenses publiques vers la santé, l’éducation, les infrastructures, tout en flattant les sentiments anti-impérialistes
et pacifistes bien ancrés dans le parti.
Le non-interventionnisme assumé
de l’administration Obama II
Depuis son élection en 2008, Barack Obama s’est
efforcé de réduire les engagements extérieurs des ÉtatsUnis – retrait des troupes en Irak, retrait programmé en
Afghanistan, fermeture de bases militaires en Europe. Il
a également limité au maximum les implications du pays
dans les crises étrangères nouvelles – pas d’intervention
directe pendant les révolutions tunisienne et égyptienne,
« leading from behind » en Libye et au Mali –, et a accompagné la diminution rapide des dépenses de défense.
Dans le même temps, l’administration a privilégié une
stratégie militaire d’« empreinte légère » (light footprint),
s’appuyant davantage sur les nouvelles technologies
(défense antimissile, cybersécurité), sur les instruments
de la guerre « furtive » (forces spéciales, drones) et sur
des systèmes d’alliances et de partenariats régionaux.
Désormais, l’objectif du président est avant tout de
changer de registre, de sortir les États-Unis de leur état
de « guerre perpétuelle » qui s’est mis en place après
le 11 septembre 2001 6. Ce réajustement de l’action
extérieure s’accompagne d’un recentrage de l’action
présidentielle vers les problèmes intérieurs et le « nation
building at home » 7 – par opposition aux efforts de
nation building à l’étranger de son prédécesseur, George
W. Bush.
Tour à tour étiqueté réaliste 8, pragmatique 9 ou « conséquentialiste »10, Barack Obama est considéré par ses
5
Public Remains Opposed to Arming Syrian Rebels, op. cit.
Discours de Barack Obama à la National Defense University, Fort
McNair, Washington, 23 mai 2013.
7
Discours sur l’état de l’Union, 2012.
8
Zaki Laïdi, Limited Achievements: Obama’s Foreign Policy,
Palgrave MacMillan, New York, 2012, p. 60.
9
David Milne, « Pragmatism or What? The Future of US Foreign
Policy », International Affairs, vol. 88, no 5, septembre 2012,
p. 935-951.
10
Ryan Lizza, « The Consequentialist: How the Arab Spring
remade Obama’s foreign policy », The New Yorker, 2 mai 2011.
6
détracteurs comme indécis, voire immobile 11. Selon eux,
la « doctrine Obama » se résume à une seule préoccupation : tout faire pour ne pas avoir à intervenir militairement
et de façon directe dans une crise à l’étranger.
Concernant la Syrie, l’attaque chimique du 21 août 2013
constitue, par son ampleur, le franchissement d’une des
fameuses « lignes rouges » du président et le contraint à
réagir. Toutefois, l’administration Obama craint d’intervenir
de manière trop compromettante dans ce conflit. Après
avoir annoncé en juin 2013 son intention de fournir des
armes et autres équipements militaires aux rebelles, le
gouvernement américain a envoyé des signaux pour faire
comprendre que son action ne sera pas, et ne pourra pas,
être décisive : début juillet 2013, le chef d’état-major des
armées, Martin Dempsey, a ainsi déclaré que la guerre
civile syrienne durerait dix ans 12. À la suite de l’attaque
chimique, si une intervention américaine devenait inévitable, le président ferait tout pour la garder aussi limitée
que possible.
Le désengagement et l’avenir
Depuis cinq ans, les Américains énoncent clairement
qu’ils ne sont plus prêts à s’engager en première ligne à
l’étranger, lorsque leurs intérêts vitaux ne sont pas directement en jeu. Cette posture stratégique de « retenue »,
voire de « repli », inquiète souvent les alliés des ÉtatsUnis. Elle est toutefois à relativiser.
Tout d’abord, si les néo-isolationnistes libertariens ont
le vent en poupe au sein du camp républicain, ils sont
loin d’avoir gagné la partie. Déchiré entre partisans du
recentrage (Chris Christie, Bobby Jindal, Jeb Bush, Rob
Portman) et partisans de la droitisation (Paul Ryan,
Rand Paul), le Parti est en proie à une lutte interne pour
déterminer son orientation politique à venir 13, y compris
en termes de politique étrangère. Si le sénateur Rand
Paul est actuellement très populaire – surtout depuis sa
flibuste de mars 2013, durant laquelle il s’est insurgé
pendant treize heures à la tribune du Sénat contre le
risque d’assassinat ciblé par drones sur le territoire
national –, d’autres ambitieux, comme l’étoile montante
Marco Rubio, le sénateur de Floride, préfèrent adopter
des positions plus internationalistes, en ligne avec l’attachement de son parti à l’exceptionnalisme américain.
Ensuite, comme le souligne l’historien Justin Vaïsse,
la politique étrangère américaine connaît des cycles,
tantôt d’interventionnisme, tantôt d’introversion 14. Si le
sentiment isolationniste actuel, tel que mesuré par le
Pew Research Center, compte parmi les plus élevés des
cinquante dernières années, il est similaire à ce qu’il
était dans les années 1970 après la guerre du Vietnam,
ou en 1992-1994 lorsque l’Amérique n’avait « plus
d’ennemi » 15. Le cycle actuel pourrait donc être passager
et correspondre autant à une volonté de désengagement
qu’à une réévaluation des priorités. Sous la présidence
Obama, la politique étrangère américaine connaît un
« redéploiement […] des questions de sécurité et de
terrorisme vers les questions économiques et globales,
des vieilles nations vers le monde émergent, ou encore
de l’unilatéralisme vers la coopération ». Il s’agirait donc
avant tout « d’une mise à jour du leadership américain » 16.
En cas de crise stratégique majeure provoquant un choc
dans l’opinion publique et politique – attaque sur le sol
ou visant les intérêts américains, Israël en danger, test
nucléaire iranien –, la position américaine pourrait donc
rapidement évoluer. Malgré la tiédeur de leurs engagements actuels, les États-Unis ne perdent pas de vue les
éléments clés qui leur permettront, à défaut de rester
l’unique superpuissance de la planète, de conserver
leur place de primus inter pares : le développement
du commerce international à travers le Trans-Pacific
Partnership (TPP) et le Transatlantic Trade and Investment
Partnership (TTIP), l’indépendance énergétique grâce au
gaz et au pétrole de schiste, la maîtrise des technologies
de guerre (drones, robots, laser, cybersécurité) et le Pivot
vers l’Asie-Pacifique, prochaine région géostratégique
majeure.
Célia Belin *
* Docteur en science politique, chercheuse associée au Centre
Thucydide, université Panthéon-Assas, auteur de Jésus est juif
en Amérique. Droite évangélique et lobbies chrétiens pro-Israël
(Fayard, 2011).
11
Fouad Ajami, « How Obama is failing Syria », Bloomberg.com,
27 mars 2013.
12
Voir Matt Smith, « Syria is a “10-year issue”, top general says »,
CNN, 8 juillet 2013 ; Eric Schmitt et Mark Mazzetti, « U.S.
Intelligence official says Syrian war could last for years », The
New York Times, 20 juillet 2013.
13
Voir Aurélie Godet, La Crise idéologique du Parti républicain,
« Potomac Paper », no 17, IFRI, juin 2013.
14
« Obama, le président du pivot », entretien avec Justin Vaïsse
réalisé par Frédérick Douzet, Hérodote, no 149, La Découverte,
Paris, 2e trimestre 2013.
15
Andrew Kohut, « American International Engagement on the
Rocks », Pew Research Center, Washington, 11 juillet 2013.
16
Justin Vaïsse, Barack Obama et sa politique étrangère (20082012), Odile Jacob, Paris, 2012, p. 65.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
31
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
Les nouvelles modalités
d’engagement militaire
« Light footprint »
et « leading from behind »
Maya Kandel *
* Maya Kandel
est chargée d’études sur les États-Unis
à l’Institut de recherche stratégique de
Barack Obama a été élu en 2008 sur la volonté du peuple
américain de tourner la page des années Bush et de clore
associée à l’université Sorbonne Nouvelle
(Paris 3). Elle est docteur de l’Institut
la période ouverte par les attentats du 11 septembre 2001,
d’études politiques de Paris (Sciences Po
marquée par un déferlement de puissance militaire américaine
Paris) et titulaire d’un master de relations
dans le monde. Frappés par la crise, les Américains attendaient
internationales de l’université Columbia.
surtout du président démocrate qu’il redonne la priorité aux
questions intérieures, en particulier économiques. Barack
Obama a donc achevé le retrait d’Irak et entamé le désengagement
d’Afghanistan. Il a cependant impliqué les États-Unis dans une nouvelle
intervention militaire, en Libye. Surtout, il a poursuivi sous d’autres
formes les interventions héritées de son prédécesseur, des frappes de
drones aux cyberattaques.
l’École militaire (IRSEM) et chercheuse
Si les interventions militaires américaines
n’ont pas cessé sous Barack Obama, elles sont
devenues plus discrètes.
Mettre fin à une décennie
de guerre globale
L’opposition à l’Irak,
marqueur clé du candidat Obama
« Je ne m’oppose pas à toutes les guerres, je
m’oppose aux guerres stupides 1. » Cette déclara1
Justin Vaïsse, Barack Obama et sa politique étrangère (20082012), Odile Jacob, Paris, 2012, p. 66.
32
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
tion de Barack Obama dans un discours de 2002
a joué un rôle fondamental dans sa carrière
politique. Au-delà de son talent rhétorique, c’est
bien son opposition à la guerre en Irak qui l’a
distingué de Hillary Clinton en 2008, au cours de
primaires démocrates particulièrement serrées.
Il est alors en phase avec une opinion publique
américaine fatiguée de la guerre et au sein de
laquelle le sentiment isolationniste n’a jamais
été aussi élevé depuis un demi-siècle 2. Plus
2
Chicago Council on Global Affairs, Foreign Policy in the New
Millenium: Results of the 2012 Survey (www.thechicagocouncil.
org/UserFiles/File/Task%20Force%20Reports/2012_CCS_
Report.pdf).
© AFP / SS Mirza
Des Pakistanais brûlent des drapeaux américains
et de l’OTAN après qu’un drone américain eut
abattu 15 talibans et membres d’Al-Qaida dans les
zones tribales pakistanaises en juin 2012. La New
America Foundation a estimé en mai 2013 à 49
le nombre de frappes de drones exécutées durant
les deux mandats de G. W. Bush, et à 379 celles
du président Obama.
encore, alors que les États-Unis sont frappés par
la récession la plus grave depuis la crise de 1929,
B. Obama déclare d’emblée qu’il est temps pour
le gouvernement de se concentrer sur le « nation
building at home », la reconstruction à la maison :
relance économique, lutte contre le chômage,
telles doivent être les priorités à Washington.
Plus généralement, l’équipe de politique
étrangère du président Obama considère les
guerres des années 2000 comme des erreurs
stratégiques, coûteuses pour le crédit de l’Amé-
rique au sens propre et au sens figuré. Cette
analyse se double d’une interrogation sur le
déclin de la puissance américaine, face à l’ascension confirmée de « nouvelles » puissances
émergentes. D’où l’accent mis par le président
Obama sur la nécessité de restaurer le leadership
américain, par un changement de ton à l’égard du
monde musulman, par la main tendue aux adversaires comme l’Iran, par un rééquilibrage vers
l’Asie et, bien sûr, par une réduction de l’activisme militaire américain dans le monde.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
33
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
Nombre de morts en Irak
et en Afghanistan (2001-2012)
Nombre de militaires américains (G.I’s.) et de civils morts
chaque mois en Irak et en Afghanistan, oct. 2001-mai 2012
4 000
3 000
2 500
2 000
1 500
1 000
500
Irak
Civils
100
G.I’s.
Absence
d’information
400
Afghanistan
Civils
G.I’s.
2012
2011
2010
2009
2008
2007
2006
2005
2004
2003
2002
100
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Sources : U. S. Department of
Defense, www.defense.gov ; Iraq
Body Count, www.iraqbodycount.org
et United Nations Assistance
Mission in Afghanistan
(Unama), Afghanistan Annual
Report. Protection of Civilians
in Armed Conflict, 2008,
2009, 2010 et 2011,
http://unama.unmissions.org ;
d’après M.F. Durand,
Th. Ansart, Ph. Copinschi,
B. Martin, P. Mitrano,
D. Placidi-Frot, Atlas de la
mondialisation, dossier spécial
États-Unis, Presses de Sciences
Po, Paris, 2013.
3 500
Tourner la page des années Bush
Le retrait d’Irak, dont les modalités ont été
mises au point sous George W. Bush – par la signature d’accord SOFA (Status of Forces Agreement)
en décembre 2008 –, a été achevé fin 2011. Il n’y
a plus aucun soldat américain sur le sol irakien
depuis le 1er janvier 2012, alors qu’ils avaient été
170 000 au plus fort du surge 3. Il reste en revanche
plusieurs milliers d’Américains employés par des
sociétés militaires privées.
En Afghanistan, que Barack Obama avait
décrit comme une guerre nécessaire pendant
la campagne, le président a redéfini le combat,
de la « guerre globale contre la terreur » à une
« guerre contre Al-Qaida ». Mais face au cassetête pakistanais et à la pression des militaires,
B. Obama a choisi une voie médiane parmi les
3
C’est-à-dire la montée en force rapide des effectifs, qui
passèrent en 2009-2010 de 120 000 à 170 000 en quelques mois.
Voir Stéphane Taillat, « Les stratégies américaines en Irak et en
Afghanistan », Annuaire français des relations internationales,
juin 2013.
34
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
différentes options présentées : augmentation
des effectifs américains et choix officiel de la
contre-insurrection, tout en annonçant un retrait
des forces militaires (américaines et alliées)
pour 2014. Comme l’expliquera le journaliste
Bob Woodward, le président « devait faire un
surge de dix-huit mois pour prouver que cela
ne pouvait pas marcher » 4. Mais cette stratégie,
marquée par les divisions et les fuites, a laissé à
B. Obama un goût amer. Il refusa ensuite toute
dissension ouverte de la part des militaires
– comme le montra le limogeage rapide du
général McChrystal après la parution d’un
article critique dans la revue Rolling Stones à
l’été 2010.
Dans les faits, malgré un surge afghan
qui a porté les effectifs sur place à près de
100 000 hommes, et malgré le choix officiel de
la contre-insurrection, la stratégie suivie est plutôt
celle du contre-terrorisme, avec la multiplication des raids des forces spéciales et un recours
accru aux éliminations ciblées par frappes de
drones – c’est le sens du remplacement en
mai 2009 du général McKiernan par le général
McChrystal, commandant des forces spéciales en
Irak. Surtout, les objectifs ont été redéfinis à la
baisse, « suffisants pour l’Afghanistan » (Afghan
good enough). Il ne s’agit plus de transformer le
pays en démocratie à l’européenne – même si en
l’occurrence Washington n’avait jamais réellement défini d’objectifs précis pour l’Afghanistan
avant mars 2009 –, mais d’empêcher la constitution d’un nouveau sanctuaire terroriste. Très
rapidement, à peine le surge réalisé, le retrait des
troupes américaines a donc commencé. Peu après,
des négociations discrètes ont été menées, notamment au Qatar, avec les talibans, dont le poids
local est trop important pour qu’ils puissent être
ignorés par des Américains avant tout désireux de
quitter le pays sans que la situation ne dégénère
trop rapidement après leur départ.
Si la page de l’ère Bush est tournée, c’est
donc dans cette réduction visible et rapide de la
présence militaire américaine sur les deux principaux théâtres des années 2000. Mais l’Amérique
4
Bob Woodward, Obama’s Wars, Simon & Schuster, New York,
2010, p. 338.
➜ FOCUS
Les États-Unis et l’OTAN : une alliance sur le déclin
Formée pour contrer la menace
d’expansion communiste en Europe
occidentale, grâce à l’excellence
militaire et nucléaire américaine,
l’Alliance atlantique compte 28 États
membres en 2013, contre 12 à sa
création en 1949. Alors que la fin de
la guerre froide aurait pu signifier sa
disparition, l’Alliance perdant de facto
sa raison d’être, elle a connu ces vingt
dernières années une activité accrue,
participant à plus de 40 missions et
opérations. Pouvant agir depuis 1999
hors de la zone géographique constituée par le territoire de ses États
membres, l’Organisation du traité de
l’Atlantique Nord (OTAN) est souvent
perçue comme un instrument des
prétentions hégémoniques américaines. Pourtant, le rôle stratégique de
l’OTAN est l’objet de nombreux débats
y compris aux États-Unis.
● Le partage inégal du fardeau du
financement des missions de l’organisation avec les pays européens
a été régulièrement dénoncé par
toutes les administrations américaines depuis 1949. La crise économique et budgétaire que traversent
les membres européens de l’Alliance
depuis 2007 donne néanmoins davantage de poids à ces critiques. Ni la
France ni le Royaume-Uni n’atteignent
en effet le seuil minimum de 2 % du
produit intérieur brut (PIB) consacrés au domaine militaire préconisé
par l’OTAN. Les États-Unis financent
désormais 72 % des dépenses totales
de défense de l’organisation contre
63 % en 2001. Les attaques contre
la charge budgétaire que représente
un financement américain de la
défense européenne sont fréquentes
au Congrès, alors qu’aux États-Unis
la reprise économique se fait égale-
ment attendre. Les insuffisances en
termes de déployabilité et de soutenabilité des alliés européens cristallisent
en outre le mécontentement américain. L’opération Protecteur unifié
menée par l’OTAN en Libye en 2011 a
ainsi mis au jour certaines faiblesses
techniques du « pilier européen » de
la défense otanienne. Si les Européens
et le Canada ont fourni le plus gros
des moyens militaires pour la première
fois dans une opération de l’OTAN,
le soutien des États-Unis s’est avéré
indispensable dans des domaines
clés tels que le ravitaillement en vol ou
le renseignement.
Les réserves américaines concernent
également le fonctionnement même
de l’institution qui est perçue comme
dispendieuse mais aussi lourde et
inefficace. La confiance des ÉtatsUnis envers l’OTAN en tant qu’institution militaire a en effet commencé à
s’éroder dès l’opération au Kosovo
en 1999 dont le succès sur le terrain
a été principalement lié aux frappes
menées en parallèle par les forces
américaines. Cette suspicion expliquerait en partie le choix des États-Unis
de privilégier après le 11 Septembre
des coalitions ad hoc permettant
de ne pas dépendre des décisions
prises par les organes multilatéraux de l’OTAN. La formule de Donald
Rumsfeld, secrétaire à la Défense
de 2001 à 2006, selon laquelle « c’est
la mission qui détermine la coalition
et non la coalition qui détermine la
mission », l’illustre. S’affranchissant
du cadre de l’OTAN, les États-Unis
n’hésitent cependant pas à y avoir
recours à la carte lorsqu’il s’agit de
stabiliser la situation sur le terrain
dans un deuxième temps, comme en
Afghanistan ou en Irak.
●
La perception de l’utilité politique
de l’Alliance pour les États-Unis
a également évolué. Si l’élargissement continu de l’Alliance à l’Est
– entre 1999 et 2004, dix pays
ont quitté définitivement la zone
d’influence russe pour intégrer l’OTAN –
a semblé un vecteur du leadership
américain, le projet d’une « alliance
des démocraties », prôné par l’administration Clinton en 2000 pour se
substituer au Conseil de sécurité des
Nations Unies en cas de blocage, a fait
long feu. La défense de la démocratie
et du modèle occidental, qui est
devenue une ambition politique
nouvelle de l’Alliance depuis 1999,
passe dorénavant par d’autres biais,
plus discrets et plus conformes au
« leadership par l’arrière » prôné par
l’administration Obama, consciente
de sa faible popularité, dans le monde
arabo-musulman notamment.
●
L’annonce du retrait des forces de
l’OTAN d’Afghanistan, entériné par
le sommet de Chicago de mai 2012,
pourrait favoriser le développement
de partenariats avec des États non
membres de l’Alliance, en particulier
les démocraties du Pacifique (Japon,
Australie, Corée du Sud, NouvelleZélande) et de l’océan Indien (Inde,
Afrique du Sud). Conformément au
rééquilibrage stratégique américain vers « le Pivot » Asie-Pacifique,
l’Alliance privilégie désormais des
partenariats ad hoc pour lutter contre
des menaces plus diffuses (terrorisme, prolifération nucléaire, cyberattaques, piraterie). La mobilisation
du monde occidental sous bannière
américaine pourrait ainsi se faire au
gré des circonstances.
Questions internationales
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
35
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
de Barack Obama n’a pas pour autant cessé de
faire la guerre. Elle la fait simplement d’une
autre manière.
Le choix des guerres
de l’ombre
Le président des drones
En réalité, si les ruptures sont nombreuses,
et pour certaines importantes, les continuités
sont également fortes entre B. Obama et son
prédécesseur républicain. Pour les experts de la
Brookings Institution à Washington, B. Obama a
même été « plus efficace que Bush sur l’agenda
de Bush » 5. S’agissant des drones armés en
particulier, B. Obama a très fortement intensifié la campagne d’éliminations ciblées, qui
répond à sa volonté de recentrer le combat contre
Al-Qaida et de réduire la visibilité des militaires
américains. Les premières frappes ont eu lieu
dès 2002, sous le contrôle de la CIA (Central
Intelligence Agency) qui s’est fortement militarisée tout au long de la décennie.
À son arrivée au pouvoir, B. Obama a revu et
codifié les procédures de mise au point des cibles
(la « kill list »), dans un processus encore plus
fortement centralisé à la Maison-Blanche, entre les
mains du président 6. Sous son commandement,
les frappes ont également été étendues géographiquement, de la zone « AfPak » à la péninsule
Arabique et à l’Afrique (Yémen, Somalie). La New
America Foundation a estimé en mai 2013 à 49
le nombre de frappes exécutées durant les deux
mandats de G.W. Bush, et à 379 celles du président
Obama 7. Ces données incluent les deux théâtres
du Pakistan et du Yémen, c’est-à-dire des régions
qui ne sont pas considérées comme des zones
de guerre.
Si la CIA est en première ligne, elle
travaille de plus en plus étroitement avec le
commandement des forces spéciales du départe5
Martin S. Indyk, Kenneth G. Lieberthal, Michael E. O’Hanlon,
Bending History: Barack Obama’s Foreign Policy, The Brookings
Institution Press, Washington, DC, 2012, p. 260.
6
Jo Becker and Scott Shane, « A MEASURE OF CHANGE :
Secret ‘Kill List’ Proves a Test of Obama’s Principles and Will »,
The New York Times, 29 mai 2012.
7
Données disponibles sur la page « The Year of the Drone »
(http://counterterrorism.newamerica.net/drones).
36
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
ment de la Défense, dont le budget a quintuplé
pendant la décennie 2000. Ce sont elles – les
Navy Seals plus précisément – qui ont été
envoyées en mai 2011 au Pakistan pour éliminer
l’ennemi numéro un de l’Amérique, Oussama
Ben Laden. Cette décision audacieuse d’autoriser un raid en plein territoire pakistanais a alors
dévoilé un président démocrate bien éloigné de
la « colombe » que les républicains dénonçaient.
Main tendue et cyberguerre
Vis-à-vis de l’Iran, pays auquel B. Obama
a réservé l’un de ses premiers messages en tant
que président (« la main tendue »), l’administration Obama a également hérité d’un programme
secret lancé par l’administration Bush en 2006
après la reprise des activités d’enrichissement
d’uranium par Téhéran et la rupture des pourparlers. Baptisé Jeux olympiques, ce programme
repose sur le développement, en collaboration
avec Israël, de capacités cyberoffensives visant
à perturber les centrifugeuses et donc retarder
le programme nucléaire iranien. Entamé sous
commandement militaire puis transféré à la CIA
sous l’insistance de Robert Gates lui-même, il a
rempli son rôle – avant d’être mis au jour quand
le virus « Stuxnet » s’est échappé et a contaminé
le réseau mondial.
La logique de l’affrontement n’a donc pas
disparu. Washington ne cesse pas d’intervenir
militairement mais l’interventionnisme prend
des formes nouvelles, plus discrètes – comme
le montrent également de nouvelles révélations
sur les cyberoffensives menées contre la Chine.
Mais c’est par le biais d’une nouvelle opération a priori classique, en Libye, que le changement a été le plus spectaculaire. Pour la première
fois, les Américains ont participé à une intervention militaire multilatérale sans en assurer le
leadership.
Leading from behind
L’intervention américaine en Libye
L’opération libyenne est en effet une intervention d’un genre nouveau pour les États-Unis.
Premier conflit décidé et mené par B. Obama, cette
intervention est pourtant une guerre dans laquelle
Exportations totales
(en millions de dollars constants de 1990)
2010
2000
1990
1980
1970
1960
1950
Exportations d’armements des États-Unis
(1950-2012)
En millions
de dollars
constants
de 1990
Seuls les pays dont le total des achats sur
toute la période est supérieur à 13 milliards
de dollars sont représentés, sauf pour les EAU,
le Vietnam* et le Koweït.
18 000
Vietnam*
14 000
4 000
3 000
2 000
1 000
500
250
10 000
Iran
6 000
Canada
2 000
Italie
0
1950
1970
1990
2010
France
Sur la période 2008-2012
(en millions de dollars constants de 1990)
Allemagne**
OTAN
Australie
1 009
500
250
50
Grèce
Japon
Australie
0,2 à 20
Philippines
Singapour
Japon
Pays-Bas
Taïwan
Espagne
Corée du Sud
Irak
Afghanistan
Norvège
Suède
Pays-Bas
France
Royaume-Uni
Espagne
Portugal
Maroc
Allemagne
Italie
Inde
Turquie
Roumanie
Pologne
Pakistan
EAU
Oman
Qatar
Arabie
saoudite
Canada
Mexique
Colombie
Grèce
Jordanie
Égypte
Israël
Taïwan
Arabie
saoudite
Turquie
Royaume-Uni
Corée
du Sud
Brésil
Chili
Argentine
Israël
Égypte
Koweït
Source : Stockholm International Peace Research Institute (Sipri),
Sipri Arms Transfers Database, www.sipri.org
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
EAU
* Les données correspondent au Vietnam du Sud.
** Avant 1991, les données correspondent à la RFA.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
37
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
il s’est engagé, semble-t-il, à contrecœur, poussé
par les Français et les Britanniques et par certains
de ses conseillers. Pour B. Obama, le soutien de
la Ligue arabe et la légitimation par le Conseil de
sécurité ont été les deux préalables indispensables
à la participation américaine à une opération
en Libye – alors que son chef d’état-major avait
déclaré son opposition à toute nouvelle intervention au sol dans un pays du Moyen-Orient.
Un certain nombre de principes et le
pragmatisme ont guidé la décision américaine : calcul stratégique régional de soutien
aux peuples arabes, solidarité avec des alliés
pro-intervention en Libye qui sont aussi présents
en Afghanistan, et surtout idée de mettre en avant
un nouveau modèle opérationnel puisque l’Amérique s’est retirée des opérations après seulement dix jours, fin mars 2011, laissant ses alliés
finir le travail. Ce retrait des moyens de combat
américains et le fait de laisser les alliés et partenaires de l’OTAN assumer seuls les combats sont
totalement inédits.
L’expression « leading from behind », le
leadership « par l’arrière », a été employée pour
la première fois dans la revue The New Yorker, le
2 mai 2011, par un conseiller du président resté
anonyme 8. La formule est utilisée pour décrire
« une définition différente du leadership », qui
recouvre également deux réalités nouvelles
et non dites : le déclin relatif de la puissance
américaine, avec l’ascension de rivaux comme
la Chine, et le fait que les États-Unis sont
« mal-aimés » dans de nombreuses parties du
monde. Et le conseiller d’ajouter : « La défense
de nos intérêts et la diffusion de nos idéaux
requièrent donc désormais discrétion et modestie
en plus de notre puissance militaire. » Ce qui est
une bonne description de la philosophie générale
de B. Obama en politique étrangère.
Pour les États-Unis, l’opération libyenne
marque donc la première mise en application
d’un meilleur partage du fardeau avec leurs
alliés en cas d’intervention n’impliquant pas
les intérêts américains vitaux, une évolution
souhaitée depuis longtemps par Washington.
8
Ryan Lizza, « The Consequentialist: How the Arab Spring
remade Obama’s foreign policy » The New Yorker, 2 mai 2011.
38
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
Elle est inséparable de la volonté affichée par
B. Obama dès le début de son mandat d’opérer
un recentrage vers l’Asie (le « Pivot »), où se joue
désormais l’avenir du monde selon Washington.
Il s’agit enfin de ne pas apparaître trop
ouvertement comme le cobelligérant d’une
nouvelle guerre en pays musulman. Cette préoccupation a ressurgi début 2013 au moment de
l’opération française au Mali, dans laquelle
la forme, les modalités et la mise en œuvre du
soutien de Washington à Paris ont été identiques
à celles qui avaient été apportées à la coalition
franco-britannique en Libye. L’aide à fournir à
la France a fait l’objet de nombreux échos dans
les débats au Congrès. Lors d’une audition le
14 février 2013, le représentant démocrate Brad
Sherman a ainsi déclaré : « Nous devons coopérer
avec nos alliés, mais il y aura des moments et des
zones où ils prendront la direction des opérations
(the lead) et nous jouerons un rôle de soutien 9. »
L’empreinte légère :
l’exemple emblématique d’AFRICOM
Loin d’être une nouvelle forme d’humilité, cette présence plus discrète qui tire les
leçons des années 2000 repose sur un constat
essentiel : le coût des opérations militaires.
Alors que les États-Unis font face à une dette
publique abyssale, que le Congrès et le président
s’opposent sur les mesures à prendre pour freiner
le déficit budgétaire, la volonté de réduire le coût
des interventions militaires extérieures dicte les
choix à Washington.
Cette préoccupation est particulièrement
manifeste au sujet de l’Afrique, sujet d’intérêt
croissant après être resté longtemps absent
de la stratégie américaine 10. La lutte contre
les groupes terroristes islamistes doit dorénavant s’effectuer à moindre coût. La mission
d’AFRICOM, dernier-né (2007) des commandements militaires américains, privilégie désormais
une approche par les partenariats, où les forces
9
Hearing of the House Committee on Foreign Affairs, « The
Crisis in Mali: US interests and the International Response »,
House of Representatives, 113th Congress, 14 février 2013.
10
Sur cette question, voir Gwenaëlle Bras et Grégory Chauzal,
« Le mirage (politique) africain du président Obama », Questions
internationales, no 56, juillet-août 2012.
© AFP / Ted Aljibe
Si Washington ne dispose plus de bases aux Philippines depuis
1992, les deux pays ont récemment signé un accord qui prévoit
une augmentation du nombre de navires et d’avions militaires
ainsi que de soldats américains dans l’archipel. Dans ce cadre,
des exercices conjoints ont été menés au large de Manille en juin
2013 (ici, lancement d’un Unmanned Aerial Vehicle ou drone).
spéciales américaines doivent aider les armées
locales à développer leurs capacités.
Les effectifs américains pour toute l’Afrique
représentent à peine 5 000 hommes, et l’essentiel
de ces moyens est déployé à Djibouti sur la base
du camp Lemonnier (2 500 hommes). Celle-ci
est également la principale base de drones américains dans le monde – d’autres ont été installées plus récemment aux Seychelles et au Niger.
Le continent africain est également parsemé de
« mini-bases » que l’on retrouve dans un grand
nombre d’États, en particulier dans la zone qui
va du golfe de Guinée à la Corne de l’Afrique.
Significatives du changement d’époque actuel,
elles se résument le plus souvent à un hangar
quelconque, à une poignée de soldats et à une
flotte plus ou moins importante de petits avions
de tourisme truffés de matériel électronique.
Ces nouvelles modalités d’intervention caractérisent le principe de l’« empreinte
légère » (light footprint) mis en avant par le
Pentagone pour réduire à la fois les coûts et
les effets contre-productifs des déploiements
américains, tout en maintenant à l’abri du regard
de l’opinion américaine – et dans une certaine
mesure de la communauté internationale –
l’implication militaire américaine, toujours
conséquente dans le monde 11.
De la « guerre globale »
aux guerres secrètes ?
Si Barack Obama a donc réduit la
présence apparente des militaires américains
dans le monde en achevant le retrait d’Irak et
en entamant le désengagement d’Afghanistan,
il n’a pas pour autant mis fin aux interven11
Maya Kandel, « Les États-Unis, l’Afrique et la guerre
au Mali », Note Orion, n o 22, Fondation Jean Jaurès,
février 2013 (www.jean-jaures.org/Publications/Les-notes/
Les-États-Unis-l-Afrique-et-la-guerre-au-Mali).
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
39
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
tions militaires extérieures des États-Unis.
– en témoigne la priorité donnée à la réforme de
santé dans son premier mandat.
Au contraire, le président démocrate a même
intensifié plusieurs formes d’interventionCette nouvelle voie se confirme a contrario
nisme héritées de son prédécesseur, au premier
dans les tergiversations américaines face au conflit
rang desquelles les éliminations ciblées par
syrien, après deux ans et demi de violence et plus
l’emploi des drones armés et l’utilisation des
de 100 000 morts. La « ligne rouge », décrétée par
forces spéciales. Plutôt que de désengagement,
B. Obama pendant l’été 2012 en cas d’utilisation
il est donc plus juste de parler de nouvelles
d’armes chimiques par le régime de Damas, a été
modalités d’engagement. Sous B. Obama, les
largement franchie sans que Washington accepte
États-Unis sont passés de la guerre globale aux
ouvertement de s’impliquer en Syrie – même si la
guerres secrètes, d’une stratégie frontale à des
CIA et certaines sociétés militaires privées seraient
stratégies indirectes résumées par le vocable
actives depuis 2011 en Turquie et en Jordanie aux
d’« empreinte légère ».
côtés des rebelles syriens.
La nécessité de lutter contre
Il reste cependant un cas
Plutôt que de
le terrorisme d’Al-Qaida et de
où une guerre préventive « à
ses filiales demeure en effet une désengagement,
l’ancienne » est envisagée : face
priorité pour Washington, mais il est donc plus
à l’Iran. Le président Obama y
une priorité désormais contrainte
est réticent et depuis quatre ans
juste de parler
par le poids des facteurs intérieurs.
tout indique qu’il préférerait une
D’une part, une opinion publique de nouvelles
solution diplomatique. Mais, en
lassée de l’aventurisme militaire modalités
la matière, le système politique
de ses dirigeants, préo ccupée
américain semble largement
d’engagement.
par les questions intérieures,
verrouillé dans le sens d’une
notamment économiques, et
intervention. Pourra-t-il, voudraqui souhaite voir son pays ne plus s’impliquer
t-il y résister ? À l’automne 2013, la question
dans toutes les crises qui secouent le globe.
reste posée.
D’autre part, un Congrès divisé, au sein duquel
Enfin, le fameux Pivot vers l’Asie, dont les
les républicains qui détiennent la majorité à
conséquences en termes militaires ont été officiala Chambre des représentants depuis 2010
lisées dans le dernier document stratégique
ont imposé la réduction de la dette comme
américain publié en janvier 2012, implique quant
priorité politique.
à lui un redéploiement de la présence militaire
Ces éléments – poids de l’opinion, nécesaméricaine vers l’Asie et un rééquilibrage de
sité de réduire les dépenses – ont joué un rôle
ses forces de l’Atlantique vers le Pacifique. Dès
décisif dans les nouvelles modalités des intervenlors, il convient également de se demander si les
tions militaires sous B. Obama, même s’il ne faut
formes actuelles plus discrètes de l’intervenpas négliger les préférences personnelles d’un
tionnisme américain constituent une véritable
rupture ou une simple pause stratégique liée à un
président réaliste et pragmatique, désireux lui
contexte intérieur contraignant. ■
aussi de se concentrer sur la politique intérieure
“
„
40
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
Les États-Unis de Bush à Obama : déploiement des militaires (2000-2012)
Décembre 2000
ISLANDE
ALLEMAGNE
JAPON
CORÉE
DU SUD
ROY.-UNI
TURQUIE
ITALIE
KOWEÏT
ARABIE
SAOUDITE
2004
202 100
50 000
10 000
1 000
50
1
2008
2012
Opération
Iraqi Freedom (OIF)
Opération
Enduring Freedom (OEF)
Décembre 2012
JAPON
ESPAGNE
PORTUGAL
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
DIEGO
GARCIA
PHILIPPINES
Non localisés
(Undistributed) :
militaires en opération
en Afghanistan, Irak,
Koweït, Corée du Sud et
dans des lieux inconnus
ou classifiés.
Note : sont représentées
les troupes déployées
hors du territoire des États-Unis.
Source : Defense Manpower Data Center
of the Department of Defense, https://www.dmdc.osd.mil
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
41
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Les bases américaines dans le monde :
des relais d’influence en mutation
Le réseau des bases militaires américaines dans le
monde – elles sont essentiellement concentrées en
Europe, en Asie, dans le Golfe et l’océan Indien –
apparaît au premier abord comme un reliquat de la
Seconde Guerre mondiale et des années de guerre
froide. La surprise stratégique de l’épisode de Pearl
Harbor puis la nécessité d’endiguer le communisme
ont en effet poussé les États-Unis à étendre, dans la
seconde partie du XXe siècle, leur maillage afin de
garantir la défense de leurs intérêts nationaux.
Si l’importance stratégique de ces bases n’est pas
remise en cause de nos jours, le modèle sur lequel
elles reposent l’est depuis plus d’une décennie. Face à
des menaces de plus en plus transverses et diffuses,
à un contexte budgétaire particulièrement contraint
et à de nouvelles priorités stratégiques, les États-Unis
cherchent à faire évoluer leur présence dans le monde.
Cela passe par une adaptation des bases militaires
dans leur nature et dans leurs fonctions.
Un double intérêt pour Washington
Le stationnement plus ou moins important de capacités
militaires (le matériel et les troupes) à proximité de pays
et/ou de zones perçus comme des menaces potentielles pour les intérêts américains permet aux États-Unis
d’assurer une réponse militaire rapide en cas de crise.
Une telle présence permet aussi de démontrer l’intérêt
que Washington porte à certains de ses alliés – Japon,
Corée du Sud – ou à la stabilité d’une région – l’Europe
pendant longtemps. Les nombreuses réactions qui
ont suivi la décision du président Obama de rapatrier
définitivement deux des quatre brigades américaines
stationnées en Allemagne depuis la guerre froide en
témoignent. Corollaire d’une décision de rééquilibrage
stratégique en direction de l’Asie-Pacifique (le fameux
« Pivot »), cette mesure n’a pas manqué d’être considérée par de nombreux Européens comme la marque
supplémentaire du désintérêt stratégique croissant des
Américains à l’égard du Vieux Continent.
Les États-Unis peuvent également s’appuyer sur leurs
bases militaires pour développer et renforcer la coopé-
42
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
ration sécuritaire avec leurs principaux alliés. Le stationnement de forces et de matériels militaires offre en effet
la possibilité de mener de nombreux entraînements
conjoints – comme c’est régulièrement le cas avec la
Corée du Sud et le Japon –, qu’ils soient bilatéraux ou
multilatéraux, et favorise ainsi une plus grande interopérabilité entre les forces américaines et leurs alliés. Cette
interopérabilité permet aussi de prévoir un partage
accru du fardeau sécuritaire en cas d’engagement
militaire, comme cela a été le cas en Afghanistan puis
plus récemment en Libye ou au Mali.
Nouvelles contraintes, nouveaux enjeux
En raison des contraintes budgétaires et de l’importance croissante accordée à la zone Asie-Pacifique, le
président Obama a poursuivi la voie de l’adaptation
du dispositif des bases américaines engagée par son
prédécesseur, George W. Bush. Il s’agit pour les ÉtatsUnis de disposer à terme de points d’appui davantage
flexibles en dehors de leur territoire. Cette évolution
apparaît d’autant plus nécessaire que la forme même
des conflits armés a évolué.
L’émergence du concept d’Air Sea Battle visant à
développer les synergies entre la Navy et l’US Air Force
en témoigne, de même que les derniers arbitrages
budgétaires plus favorables à l’armée de l’air et à la
marine qu’à l’armée de terre. Les conflits qui impliquent
le déploiement de forces terrestres massives, comme
en Irak et en Afghanistan, semblent laisser place à des
interventions dans lesquelles les forces aériennes et
navales prédominent.
L’annonce, le 16 novembre 2011, de l’implantation
d’un contingent américain de Marines en Australie, à
Darwin, illustre parfaitement cette volonté d’un nouveau
dispositif plus réactif et moins coûteux. Il ne s’agit pas
de la création d’une base à proprement parler mais du
déploiement, par rotations de six mois, de contingents
plus légers (250 Marines en 2012 et un objectif de
2 500 d’ici à 2016-2017), en lien avec la rotation des
bâtiments de l’US Navy. Le stationnement à Singapour
des nouveaux navires de combat de la marine améri-
caine destinés à surveiller la mer de Chine répond à
cette même logique.
Les coûts de fonctionnement des bases militaires américaines représentent un argument de poids en faveur d’une
adaptation du modèle. Face aux importantes restrictions
budgétaires qui vont affecter dans les années à venir
l’État américain en général et le Pentagone en particulier, les élus américains de même que l’opinion publique
acceptent en effet de plus en plus difficilement la charge
financière que représentent ces installations.
Un récent rapport de la Commission des forces armées
du Sénat, rendu public en avril 2013, a ainsi dénoncé
un déséquilibre financier entre les États-Unis et les pays
d’accueil. La décision de B. Obama de demander lors de
la publication du budget fédéral de 2013 un nouveau
processus de BRAC (Base Realignment and Closure 1)
1
Processus destiné à fermer les bases militaires jugées non
nécessaires.
Les
rappelle que le réseau de bases est nécessairement
appelé à évoluer et à s’adapter au nouveau contexte
économico-stratégique.
●●●
En dépit ou à cause de ces évolutions, le réseau de
bases américaines représente plus que jamais un
élément important de la défense des intérêts américains dans le monde, mais également dans le développement et le renforcement des partenariats. Il constitue
un axe majeur de la politique de défense américaine,
comme en atteste la place qui leur est accordée dans
la Strategic Defense Review du Pentagone, publiée en
janvier 2012.
Gwenaëlle Bras *
* Spécialiste des questions politico-sécuritaires et des relations
États-Unis/Afrique.
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ÉPREUVE
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La
documentation
Française
Les États-Unis
face à la mondialisation
économique
Jean-Baptiste Velut *
* Jean-Baptiste Velut,
titulaire d’un double doctorat en
civilisation américaine (Paris 3) et science
L’économie américaine est confrontée aux nouvelles
règles de l’économie mondiale nées du choc de
est maître de conférences en civilisation
américaine à l’université Sorbonne
la crise financière de 2008 et de la transition vers
Nouvelle (Paris 3).
un monde multipolaire, au sein duquel le pays est
amené à partager davantage ses responsabilités
internationales. Dans sa quête d’adaptation, la politique économique
étrangère des États-Unis s’articule autour des actions financières de
la Réserve fédérale et d’axes stratégiques définis par l’administration.
politique (City University of New York),
En mai 2008, quelques mois avant la
faillite de la banque Lehman Brothers, le journaliste américain Fareed Zakaria annonçait l’avènement d’un monde post-américain marqué par
le déclin relatif de l’hegemon américain face
aux nouvelles puissances émergentes 1. La crise
financière est venue accréditer l’hypothèse du
journaliste sur de nombreux points – mais pas
sur tous.
Une prépondérance
financière maintenue
Le rôle ambigu joué par Washington au
lendemain du déclenchement de la crise a révélé
les tensions existant au sein d’un système économique international en pleine mutation. D’une
part, les excès du capitalisme financier et les
crispations d’un système politique très polarisé
ont semblé remettre en question la supériorité
1
Fareed Zakaria, The Post-American World, W.W. Norton, New
York, 2008.
longtemps tenue pour acquise du modèle libéral
américain. Le renouveau de l’intérêt porté au
multilatéralisme et la plus grande ouverture sur ces
questions dont fit preuve l’administration Obama
ont souligné la position de faiblesse dans laquelle
étaient les États-Unis au lendemain d’une crise
dont ils étaient les principaux responsables. La
Chine affichait dans le même temps ses ambitions
sur les continents asiatique, sud-américain et
africain, ainsi qu’une grande fermeté diplomatique dans des dossiers clés comme les négociations sur la lutte contre le changement climatique.
Si la crise a mis en lumière les nouveaux
rapports de puissance au sein de l’économie
mondiale et ravivé les débats sur la pérennité du
modèle américain, elle a aussi permis, à certains
égards, de réaffirmer la prépondérance financière
des États-Unis dans le monde. Les répercussions
mondiales de la crise – sur le commerce international, le volume des investissements directs à
l’étranger et les transferts de fonds des migrants
vers leur pays d’origine (remittances) notamment – ont mis une nouvelle fois en exergue la
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
45
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
Part des prêts d’urgence obtenus
par les institutions étrangères dans le cadre
des programmes financiers TAF et CPFF (en %)
TAF (Term Auction Facilities)
Royaume-Uni 17
Allemagne
16
Autres
16
Japon
8
France
7
à des
institutions
financières
américaines
Part des sommes
allouées (en %)
35%
à des
institutions
étrangères
CPFF (Commercial Paper Funding Facilities)
Royaume-Uni 18
10
Belgique
Suisse
9
9
Allemagne
Autres
7
6
France
à des
institutions
financières
américaines
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Prêts d’urgence de la Réserve
fédérale pendant la crise financière
(2008)
Part des sommes
allouées (en %)
41%
à des
institutions
étrangères
Source : U.S. Government Accountability Office, Federal
Reserve System: Opportunities Exist to Strengthen Policies
and Processes for Managing Emergency Assistance, juillet 2011.
profonde dépendance de l’économie mondiale à
l’égard des États-Unis.
Moins connues sont les mesures d’urgence
déployées par Washington au beau milieu de la
crise financière, et en particulier la fonction de
banque centrale mondiale jouée par la Réserve
fédérale (Federal Reserve, Fed) américaine.
Cette dernière a en effet élaboré un dispositif
visant non seulement à soutenir la demande par
l’octroi de crédits ou de facilités de crédit et à
préserver la solvabilité des banques américaines,
mais surtout à rétablir la stabilité du système
financier international. D’une part, elle a mis en
place des accords de swap avec quatorze banques
centrales étrangères afin de prévenir leurs
manques de réserves en dollars. D’autre part, en
concertation avec les autres banques centrales,
elle a introduit un nouveau dispositif temporaire
46
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
d’adjudication (Term Auction Facility, TAF)
destiné à accorder un prêt d’urgence à des institutions bancaires et financières en difficulté.
Ce que la plupart des Américains ont
longtemps ignoré, avant qu’une enquête parlementaire ne le révèle quelques années plus
tard, c’est que la majorité des fonds débloqués
alors ont été destinés à des banques étrangères.
Selon un haut responsable de la Fed, le dispositif temporaire d’adjudication a en quelque
sorte « permis de prétendre que nous réglions un
problème américain, alors que le vrai problème
était la vulnérabilité des banques européennes
vis-à-vis du dollar » 2.
Le graphique ci-contre représente l’origine
des banques commerciales bénéficiaires d’un
TAF, ainsi que d’un Commercial Paper Funding
Facility (CPFF), un autre type de prêt d’urgence
accordé aux entreprises par la Fed. Dans le
premier cas, les banques américaines n’ont
obtenu que 35 % des 474 milliards de dollars
prêtés par la Fed. Dans le second, ce pourcentage
représentait 41 % sur un total de 183 milliards.
Ainsi, au beau milieu d’un cataclysme économique sans précédent depuis la crise de 1929, la
puissance financière des États-Unis est venue à
l’aide du reste du monde.
À côté des actions de la Fed, d’autres indicateurs tendent d’ailleurs à démontrer la pérennité de
la puissance économique américaine 3. En 2012,
les États-Unis concentraient encore à eux seuls
35,1 % de la capitalisation boursière mondiale,
loin devant l’Union européenne (19,6 %) et la
Chine (7 %). Au premier trimestre 2013, le dollar
représentait toujours 62,2 % des réserves de
change mondiales 4. En termes monétaires, les
États-Unis conservent un « privilège exorbitant »
qui perpétue leur suprématie financière.
Pour relativiser cette puissance, certains
observateurs mettent en avant le poids de la dette
américaine – qui a dépassé la barre des 100 % du
PIB – et la part – souvent exagérée – des bons du
2
Neil Irwin, The Alchemists: Three Central Bankers and a World
on Fire, The Penguin Press, New York, 2013, p. 131.
3
Martine Azuelos, Pax Americana. De l’hégémonie au leadership
économique, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Paris, 1999.
4
Ces statistiques s’appuient respectivement sur les données de la
Banque mondiale et du Fonds monétaire international.
(3
0%
)
Asie
45
7
États-Unis : importations et exportations de marchandises (2012)
Europe
(2%
)
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
32
4
33
55
(2 0
9 (2
1%)
%)
96 6 ( 42%
)
Afrique
États-Unis
Océanie
)
%
(1
(8
13
(1
3
)
18
( 2%
172
36
67 (3 %)
%
2%
)
)
Amérique du Sud
et centrale
602 (26%)
508 (33%)
États-Unis
Canada,
Mexique
États-Unis
Canada,
Mexique
Les importations et exportations annuelles sont exprimées en milliards de dollars.
La valeur entre parenthèses est, selon les cas, la part des importations ou des exportations, en %.
Source : U.S. Census Bureau, Foreign Trade Division, www.census.gov
Trésor américain détenus par la Chine 5. Les débats
sur la dépendance financière des États-Unis ne
doivent cependant pas se substituer à la réalité qui
est celle d’une interdépendance économique sinoaméricaine. Les réserves de change considérables
amassées par la Chine (plus de 3 300 milliards de
5
En décembre 2012, la Chine possédait 1 220 milliards de dollars,
soit 12 % de la dette américaine détenue par les investisseurs privés.
Si l’on rapporte cette somme au montant total de la dette américaine (en incluant la part détenue par le gouvernement américain),
ce taux est inférieur à 8 %. Sur cette question, voir Marc Labonte
et Jared Conrad Nagel, Foreign Holdings of Federal Debt, CRS
Report for Congress, Congressional Research Service, Washington,
24 juin 2013 (www.fas.org/sgp/crs/misc/RS22331.pdf).
dollars fin 2012) et sa position de créancier des
États-Unis occultent une dépendance réciproque.
La Chine peut en effet difficilement faire
autrement que de financer le déficit commercial américain sans lequel elle ne peut écouler
ses exportations. Non seulement l’économie
chinoise dépend de ces flux financiers et commerciaux sino-américains mais c’est la survie même
du régime politique de Pékin qui repose sur la
pérennité de la croissance économique. En outre,
l’achat des bons du Trésor américain par la Chine
tient moins à une volonté de contrôle qu’au
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
47
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
Les 15 premiers partenaires
commerciaux des États-Unis (2012)
Part des échanges de biens
avec les États-Unis (en %)
Canada
16,1
Chine
14,0
Mexique
12,9
Japon
5,7
Allemagne
4,1
Roy.- Uni
2,9
Corée du S.
2,6
Brésil
2,0
Arabie S.
1,9
France
1,9
Ces 15 pays
représentent
72%
Taïwan
1,7
Pays-Bas
1,6
Inde
1,6
Venezuela
1,5
Italie
1,4
du commerce
avec les
États-Unis
Exportations
425
Importations
215
50
16
(en milliards
de dollars)
Source : U.S. Census Bureau, Foreign Trade Division, www.census.gov
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
statut de valeur refuge de ces bons. Ni Hillary
Clinton 6 ni son successeur au département d’État
ne devraient donc s’en inquiéter : la Chine est
encore loin de pouvoir faire pression sur les
États-Unis en raison de sa position de créancier.
Une puissance commerciale
en compétition
Dans le domaine du commerce international, l’hégémonie américaine est beaucoup plus
6
En février 2009, lors de sa visite en Chine, Hillary Clinton
avait exhorté Pékin à continuer d’acheter des bons du Trésor
américain. Lors d’une conversation avec le Premier ministre
australien quelques semaines plus tard, elle aurait déclaré :
« Comment peut-on faire preuve de fermeté avec son banquier ? ».
Cité dans Geoff Dyer, « China’s glass ceiling », Foreign Policy,
28 mars 2013 (www.foreignpolicy.com/articles/2013/03/28/
china_glass_ceiling_number_two).
48
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
malmenée. En 2012, la Chine est devenue le pays
pesant le plus dans les échanges internationaux
de marchandises avec plus de 3 870 milliards de
dollars d’importations et d’exportations, contre
3 820 pour les États-Unis. Depuis quelques
années, l’empire du Milieu s’est hissé au rang
de premier exportateur mondial devant les ÉtatsUnis et l’Allemagne. Un chiffre illustre à lui
seul le déclin relatif de la puissance industrielle
américaine : entre 1992 et 2012, le déficit de la
balance commerciale américaine (marchandises)
à l’égard de Pékin a été multiplié par dix-sept,
une tendance qui s’est accrue avec l’entrée
de la Chine dans l’Organisation mondiale du
commerce (OMC) en 2001 7.
Les tribulations
de la politique d’exportation
Certes, l’économie mondiale est loin d’être
un jeu à somme nulle dans lequel la santé d’une
nation se résumerait à sa balance commerciale.
L’essor fulgurant du marché chinois a créé un
nouvel eldorado pour les sociétés américaines,
dont les exportations ont été multipliées par
quinze sur la même période. En outre, les ÉtatsUnis conservent un avantage compétitif non
négligeable dans le domaine des services, secteur
mondial en pleine expansion, dont ils restent le
premier pays exportateur. Enfin, les multinationales américaines tiennent toujours le haut du
pavé : parmi les 500 firmes du célèbre classement annuel du magazine Fortune, 132 ont leur
siège aux États-Unis, contre 73 en Chine et 68
au Japon 8. Les entreprises américaines devraient
donc continuer à tirer profit du développement
chinois pour conserver leur avance.
La « montée pacifique » de la Chine entraîne
cependant des ajustements dans l’économie
américaine. L’envolée des exportations chinoises
de produits industriels depuis l’entrée du pays dans
l’OMC et l’effondrement de l’emploi manufacturier aux États-Unis depuis le début du xxie siècle
sont directement ou indirectement corrélés. Non
seulement la concurrence chinoise a exercé une
forte pression à la baisse sur les salaires dans les
7
Statistiques de l’U.S. Census Bureau.
CNN Money, Fortune 500, 2013 (http://money.cnn.com/
magazines/fortune/fortune500).
8
9
Paul R. Krugman, « Trade and Wages, Reconsidered »,
Brookings Papers on Economic Activity, printemps 2008,
p. 103-137 (www.brookings.edu/~/media/projects/bpea/spring
%202008/2008a_bpea_krugman.pdf) ; David H. Autor, David
Dorn et Gordon H. Hanson, « The China Syndrome: Local
Labour Market Effects of Import Competition in the United
States », National Bureau of Economic Research, NBER Working
Paper, nº 18504, mai 2012 (www.nber.org/papers/w18054).
Évolution des exportations
des États-Unis (1992-2012)
Exportations
de marchandises
et de services
(en milliards de dollars)
2 250
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
emplois manufacturiers aux États-Unis, mais
l’afflux de produits d’importation a contribué à
appauvrir les bassins d’emploi industriel du pays.
Alors que les économistes avaient tendance
à mettre en sourdine les effets négatifs du libreéchange pendant les années 1990, les tendances
du marché de l’emploi au cours de la « décennie
perdue » des années 2000 – accroissement des
inégalités, érosion de la classe moyenne – ont
amené certains universitaires à reconsidérer les
dommages collatéraux engendrés par la mondialisation économique – dommages dont la faillite
récente de la ville de Detroit constitue une
preuve édifiante 9.
Depuis 1945, Washington a œuvré pour
démanteler les barrières douanières et faciliter
l’accès des multinationales américaines aux
marchés étrangers en brandissant l’étendard du
libéralisme international. Pendant longtemps, les
Américains ont, dans une large mesure, modelé
l’économie mondiale en définissant les règles de la
libéralisation économique tant sur le plan sectoriel
– protection de secteurs clés comme l’agriculture,
extension des droits de propriété intellectuelle –
que sur le plan géographique. L’administration
Clinton, poussée par le milieu des affaires, a joué
à cet égard un rôle central dans les négociations
ayant permis l’entrée de la Chine dans l’OMC.
À l’heure actuelle, les règles du jeu de l’économie mondiale telles qu’elles furent définies
par Washington sont de plus en plus contestées
– comme en témoignent l’émergence du groupe
des BRICS et du G20 ou les projets de réforme
du FMI. Les États-Unis doivent donc repenser
leur politique commerciale pour l’adapter aux
nouveaux défis d’un monde multipolaire. La crise
financière de 2008 a relancé les débats sur le déclin,
somme toute très relatif, de la puissance américaine. Sans adhérer aux thèses déclinistes, Barack
Obama a bien saisi la nécessité d’une adaptation
et a donc élaboré une nouvelle stratégie commer-
2 000
1 750
1 500
1 250
1 000
750
500
1995
2000
Clinton Clinton
1
2
Progression
début/fin
de mandat
(en %)
38
26
2005
2010
Bush
1
Bush
2
Obama
8,5
58
20
Source : U.S. Census Bureau, Foreign Trade Division,
www.census.gov
ciale qui s’articule autour de deux axes : le soutien
aux exportations et la réorientation du processus
de négociation d’accords de libre-échange.
Lors de son discours sur l’état de l’Union
en 2010, Barack Obama a défini l’objectif
principal de sa politique commerciale : doubler
les exportations américaines en cinq ans grâce
au lancement d’une Initiative nationale pour les
exportations (National Export Initiative, NEI). Ce
programme a permis au président de réaffirmer
son soutien aux règles du libre-échange, tout
en répondant implicitement aux inquiétudes de
l’opinion publique concernant le déficit commercial américain. Quelques semaines après, le
président a créé un nouvel organisme pour la
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
49
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
promotion des exportations (Export Promotion
Cabinet) chargé de : 1) promouvoir les exportations américaines grâce aux missions commerciales ; 2) améliorer l’accès au financement
des exportations ; 3) démanteler les obstacles à
l’exportation, notamment les contrôles mis en
place lors de la guerre froide ; 4) appliquer les
règles commerciales en vigueur ; 5) promouvoir
une croissance durable et équilibrée 10.
Malgré des débuts prometteurs – liés en
partie à un rebond des exportations au lendemain
de la crise –, la NEI marque désormais le pas. Si
l’on rapporte le doublement des exportations en
cinq ans à une hausse de 60 % sur une période
de trois ans, ce projet ambitieux accuse déjà un
retard de 20 points entre la fin de l’année 2009
et le début de l’année 2013. Si l’on compare la
progression des exportations durant le premier
mandat d’Obama à la performance de ses prédécesseurs, Bill Clinton et George W. Bush, le bilan
de l’actuel président est à peine meilleur que
celui de George W. Bush, dont l’action économique avait été pourtant malmenée par l’éclatement de la bulle Internet en 2000-2001 et par
la chute du commerce mondial consécutive aux
attentats du 11 Septembre.
Vers de nouveaux accords
de libre-échange
Le second volet de la stratégie commerciale de B. Obama face aux réajustements de
l’économie mondiale passe par une réorientation du processus de négociation d’accords
de libre-échange (ALE). Bill Clinton comme
George W. Bush avaient concentré leurs efforts
sur la négociation d’accords bilatéraux ou régionaux – l’ALENA sous B. Clinton, l’ALEAC sous
G. W. Bush 11 – comme alternative ou complé10
Department of Commerce, Report to the President on the
National Export Initiative: The Export Promotion Cabinet’s
Plan for Doubling U.S. Exports in Five Years, Washington, DC,
septembre 2010 (www.whitehouse.gov/sites/default/files/nei_
report_9-16-10_full.pdf).
11
L’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA, NAFTA
en anglais) a été signé en 1992 et a permis de libéraliser les
flux de commerce et d’investissement entre les États-Unis, le
Mexique et le Canada. L’Accord de libre-échange avec l’Amérique centrale (ALEAC ou DR-CAFTA) est une zone de libreéchange qui unit les États-Unis et six pays d’Amérique centrale
(Costa Rica, Honduras, Nicaragua, Salvador, Guatemala et
République dominicaine).
50
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
ment aux négociations multilatérales menées
dans le cadre de l’OMC. Après avoir œuvré pour
la ratification des accords bilatéraux de libreéchange dont il avait hérité – avec le Panama,
la Corée du Sud et la Colombie –, B. Obama a
engagé des négociations interrégionales en vue
de signer, d’une part, un accord de partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership,
TPP) et, d’autre part, un accord de libre-échange
transatlantique (Transatlantic Trade and
Investment Partnership, TTIP).
Le Partenariat transpacifique est un
accord de libre-échange qui inclut une dizaine
de partenaires commerciaux de part et d’autre
de l’océan Pacifique – à l’exception notable
de la Chine 12. Il est défini comme un accord
de nouvelle génération en vertu du champ très
large des négociations – services, harmonisation réglementaire, entreprises d’État, etc. Il
apparaît à première vue bien plus ambitieux que
les derniers accords de libre-échange bilatéraux ratifiés par Washington, les enjeux étant
autant stratégiques qu’économiques. Un grand
nombre des États membres du Partenariat transpacifique bénéficient en effet déjà d’un accord
de libre-échange avec les États-Unis. Sur le
plan stratégique, le Partenariat transpacifique
correspond à la nouvelle stratégie du « Pivot »
vers l’Asie lancée par l’administration Obama,
qui a pour objectif de renforcer la présence des
États-Unis dans la région Pacifique à l’heure où
la Chine s’affirme comme une puissance régionale et mondiale.
Officiellement entamées en juillet 2013,
les négociations autour d’un futur accord de
libre-échange transatlantique entre les ÉtatsUnis et l’Union européenne obéissent aussi à un
double objectif. Il s’agit tout d’abord de redynamiser les économies européennes et américaines
par la relance du commerce transatlantique
à l’heure où les programmes de relance ont
fait place à l’austérité. Bien que les barrières
tarifaires soient déjà très faibles entre les deux
zones, ce partenariat transatlantique pourrait
créer des débouchés significatifs de part et
12
Le Mexique et le Canada ont rejoint le processus de négociation en 2012 ; le Japon a manifesté son intérêt en mars 2013.
Les accords de libre-échange des États-Unis (2013)
Corée du
Sud (2012)
ÉtatsUnis
Japon
Vietnam
Malaisie
Brunei
Maroc (2006)
Mexique
Israël (1985)
Jordanie (2001)
Bahreïn
(2006)
Oman
(2009)
Panama (2012)
Colombie (2011)
Singapour (2004)
Pérou (2009)
République
dominicaine
Australie (2005)
Chili (2004)
Nouvelle Zélande
Accords actuellement en vigueur :
Accords en cours de négociation :
Guatemala
Salvador
Costa Rica
ALENA (1994)
Trans-Pacific Partnership
ALEAC (2006-2009)
Transatlantic Trade and Investment Partnership
Accord bilatéral
Source : U.S. Trade Representative.
d’autre de l’Atlantique 13. En plus de ses objectifs
économiques, l’accord de libre-échange transatlantique est ouvertement destiné à réaffirmer
les normes réglementaires occidentales sur des
questions comme la propriété intellectuelle ou la
sécurité alimentaire.
En somme, la politique commerciale
mise en place par Washington vise à réaffirmer
le leadership économique américain à travers
une stratégie de « con-gagement » (combinant containment/endiguement et engagement/
politique de la main tendue) opérée sur plusieurs
fronts régionaux et au niveau mondial. Sur le
plan régional, Washington souhaite rassurer ses
alliés en redéployant son arsenal économique
(Partenariat transpacifique) mais aussi militaire
(notamment en Australie), tout en cultivant une
relation bilatérale privilégiée avec Pékin.
●●●
Le Pivot vers l’Asie est ainsi une danse à
deux temps. À l’échelle mondiale, B. Obama
a réitéré son soutien à un système intergouvernemental (G20, FMI) qui intègre les nouvelles
Honduras
Nicaragua
Porto
Rico
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Canada (1989)
réalités du monde multipolaire, et ce dans le
même temps qu’il tissait des partenariats économiques interrégionaux en dehors de la Chine.
Loin d’être antagonistes, ces deux mouvements incarnent le réalisme d’un président
conscient de la mise en place d’un monde postaméricain 14. Si les puissances chinoise et américaine semblent dorénavant au coude à coude sur
le plan commercial, les États-Unis conservent
une prépondérance économique à bien d’autres
égards – primauté financière, mais aussi force
d’innovation et d’attractivité, soft power.
La crise n’a fait qu’ébranler le modèle
de capitalisme américain, avant de réaffirmer
sa fonction centrale au sein de l’économie
mondiale, comme Washington l’avait fait dans
les années 1980 en Amérique latine ou, une
décennie plus tard, en Asie. Pour l’heure, et
qu’on le veuille ou non, les États-Unis restent
en première ligne pour définir les règles de la
mondialisation économique. « He who pays the
piper calls the tune » (celui qui paie les violons
choisit la musique). ■
14
13
La Commission européenne estime les retombées économiques pour l’Europe à 0,5 % du PIB.
En 2008, Barack Obama avait été photographié avec l’ouvrage
The Post-American World à la main. Le président aurait par ailleurs
consulté Fareed Zakaria sur des questions de politique étrangère.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
51
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Industrie de défense : entre politique étrangère,
stratégie de défense et économie nationale
La défense américaine est entrée dans un cycle majeur
d’évolution en raison de la réduction des dépenses
militaires du pays, de la recomposition de l’environnement international sous l’impulsion des pays
émergents et d’une lecture actualisée de la menace
sur fond de désengagement des opérations d’Irak et
d’Afghanistan. Cette « transition stratégique » pilotée
par l’administration Obama affecte l’ensemble des
activités du département de la Défense (DoD) ainsi
que les entreprises qui fournissent les forces armées
du pays.
Dépenses militaires des États-Unis
(1948-2012)
La dynamique très conflictuelle qui existe actuellement entre le Congrès et la Maison-Blanche crée un
environnement financier volatil et complique la planification financière du Pentagone, comme celle des
entreprises 1. Plusieurs spécialistes ont fait part de leur
inquiétude quant aux conséquences de cette situation
sur l’industrie qui conçoit et fabrique des capacités
techno-militaires considérées comme l’un des principaux gages de la sécurité américaine.
En milliards de dollars constants de 2013*
700
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Réductions budgétaires
après sortie de conflit/crise
Post-guerre froide
600
- 31,4%
Post-Corée
- 20,6%
500
400
Post-Vietnam
- 33,3%
300
200
1950
1960
1970
1980
1990
2000
2010
Réductions budgétaires après sortie de conflit/crise,
par secteur (en %)
Corée
- 38
Achats
Effectifs - 22
O&M** - 28
Vietnam
Guerre froide
- 56
- 39
- 25
- 55
- 36
- 19
* Les montants indiqués comprennent les budgets
alloués aux opérations.
** Opération et maintenance.
Source : Département américain de la Défense.
52
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
L’industrie de défense constitue un rouage central du
vaste effort d’ajustement déployé par Washington pour
redéfinir les modalités de son influence mondiale.
Dans la mesure où ce secteur domine largement le
complexe militaro-industriel mondial, les transformations à l’œuvre sont susceptibles d’avoir des conséquences au-delà des frontières américaines.
La situation politique qui prévaut à Washington ne
permet pas pour l’heure d’avoir une vision claire de
l’issue des transformations. Une certaine convergence
entre les stratégies de l’administration et des firmes
tend néanmoins à indiquer qu’une vision partagée
progresse.
L’importance de la demande nationale
La période qui s’amorce n’est pas le premier épisode
budgétaire difficile que traverse la défense américaine. Depuis la guerre de Corée, trois grands cycles
de réduction du budget ont pu être observés, tous
liés à la fin de conflits majeurs et coûteux. Ces réductions ciblent en priorité les achats d’équipements du
Pentagone.
Comme l’achat public alimente directement l’industrie,
en particulier le noyau dur de plate-formistes et de
fournisseurs des grands systèmes d’armes qui pilote
la majorité des grands programmes d’armements du
département de la Défense, ces réductions abruptes
1
Defense Industry Daily, FY2014: US Department of Defense
Budget Headed for Another Rocky Year, 21 mai 2013.
provoquent à leur tour des réorganisations industrielles. Ces dernières sont parfois spectaculaires,
comme celle qui mena dans les années 1990 à la
création de « super maîtres d’œuvre », cette poignée
d’entreprises qui dominent dorénavant le marché
mondial de la défense.
Évolution des dépenses militaires
(2000-2012)
Pays dont les dépenses militaires croissent
significativement en soutien
à des programmes de modernisation
des équipements
Chine
157 603
Le lien direct entre compressions budgétaires et
recomposition industrielle est imputable à la double
dépendance des grands fournisseurs du pays à l’égard
du marché de la défense et du marché intérieur. Cette
situation est clairement illustrée par l’origine des
revenus de cinq des sept plus grandes firmes 2 pour
lesquelles les ventes civiles et les exportations représentent des parts réduites du chiffre d’affaires. Ces
acteurs sont donc vulnérables aux cycles qui caractérisent la trajectoire des dépenses militaires américaines depuis 1950.
Taux de croissance
entre 2000 et 2012
(en %)
32
5,
5
,2
90
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Une politique d’exportation
d’armements
2
Les deux exceptions ici sont Boeing et United Technologies
(UTC) dont les activités commerciales et internationales sont
importantes.
3
Comprenant la R&D, dont une bonne partie est réalisée par
l’industrie via des contrats. Voir département de la Défense, bureau
du sous-secrétaire à la Défense (contrôleur), Overview. United
States Department Fiscal Year 2014 Budget Request, Washington,
avril 2013.
Émirats
arabes unis
19 166
8
8,
17
L’envergure considérable du marché militaire américain explique cette domination des activités intérieures
dans les revenus des grands groupes. Les 669 milliards
de dollars déboursés pour la défense en 2012 représentent 39 % des dépenses militaires mondiales.
Entre 25 et 30 % de ce montant, soit 172 milliards
de dollars, sont consacrés au budget d’acquisition 3.
Cette enveloppe, deux fois supérieure à celle de toutes
les autres puissances de l’OTAN réunies, est suffisante
pour maintenir une industrie répondant à l’ensemble
des besoins du département de la Défense. Dans ce
contexte, les exportations et la diversification vers les
marchés civils ne sont pas nécessairement perçues
par les firmes comme une priorité pour assurer leur
pérennité.
Le fort ancrage national de l’industrie de défense
américaine et la part relativement faible de ses ventes
à l’étranger ne doivent cependant pas faire oublier que
les États-Unis sont aussi, depuis plusieurs années, le
premier exportateur mondial d’armement. En 2011, le
Russie
90 646
Inde
48 255
5
74,
ÉtatsUnis
668 841
7
69,
Brésil
36 751
46
Canada
22 382
43
Australie
25 555
42
France
62 582
1,3
2000
2005
Source : Sipri, Sipri Military
Expenditure Database,
http://milexdata.sipri.org
2010
Dépenses
militaires 2012
(en millions
de dollars)
pays a livré à ses alliés des équipements de défense
pour une valeur de 16,2 milliards de dollars, soit
36,5 % du total des transferts internationaux et près
du double de ceux de la Russie placée au second
rang 4. Cette réussite est d’autant plus à souligner
4
Richard F. Grimmett et Paul K. Kerr, Conventional Arms Transfers
to Developing Nations, 2004-2011. Congressional Research
Service Report, 24 août 2012.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
53
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
0
20
40
60
80
100 %
Lockheed Martin
Raytheon
L-3 Communications
Northrop Grumman
General Dynamics
Boeing (Defense)
UTC
(Military Aerospace
and Space)
Part du chiffre d’affaires
des firmes américaines
réalisée :
Sources : rapports annuels des entreprises et classement de Defense News.
que les normes américaines de contrôle à l’exportation de matériel militaire (International Traffic in Arms
Regulations ou ITAR) sont considérées comme les plus
contraignantes au monde.
L’explication tient à l’efficacité du programme Ventes
militaires à l’étranger (Foreign Military Sales Program
ou FMS), le principal véhicule d’exportation de
matériel de guerre du pays. Piloté par le département
de la Défense et le département d’État, il a pour
objectif prioritaire de promouvoir les intérêts sécuritaires américains dans plusieurs zones du globe.
Si les sommes associées aux exportations sont
élevées, c’est aussi parce que les systèmes vendus
par les entreprises américaines sont coûteux : par
exemple, l’addition de la vente probable de 4 drones
Global Hawks à la Corée du Sud en 2012 s’élève à
1,2 milliard de dollars.
Convergences entre stratégies
industrielles et approche de l’État
Depuis 2008, l’industrie américaine est engagée
dans un processus de réorganisation à l’échelon
national, qui répond à la fois à des ralentissements
de certains segments du marché 5 et à la réduction
annoncée des crédits consacrés à la défense. Les
5
Les deux principaux étant ceux liés aux opérations outre-mer et
au secteur spatial.
54
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
dans le secteur de la défense
aux États-Unis
dans le secteur de la défense
à l’étranger
dans d’autres secteurs
que celui de la défense
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Le département américain de la Défense
et ses sept principaux fournisseurs (2012)
entreprises s’emploient à consolider leurs activités
et à se défaire de divisions en difficulté ou perçues
comme trop éloignées de leur cœur de métier.
Certaines explorent de nouvelles niches – les technologies médicales, par exemple – pour diversifier leurs
débouchés. De manière générale, toutes cherchent à
renforcer leur présence dans les créneaux jugés les
plus porteurs, comme la cybersécurité, par le biais
d’acquisitions de sociétés de plus petite taille.
Les groupes s’intéressent aussi davantage aux
marchés de l’exportation. Il ne leur a en effet pas
échappé que de nombreux pays émergents, dont
plusieurs entretiennent des liens étroits avec les
États-Unis, affichent des croissances vigoureuses de
leurs dépenses militaires et nourrissent des projets
ambitieux de renouvellement de leurs équipements
de défense.
Ces efforts pour capter les grands marchés extérieurs
sont directement soutenus par l’administration, qui
a entrepris une réforme des ITAR afin d’accélérer
le processus d’autorisation des exportations de
matériels de guerre. En parallèle, le département de
la Défense et le département d’État multiplient les
accords de sécurité bilatérale, particulièrement avec
des États de la zone Asie-Pacifique afin de fournir
un cadre politico-stratégique aux transferts d’armes.
Les intérêts de Washington et des firmes de défense
américaines se rejoignent clairement sur la nécessité
de conserver les parts de marché acquises dans le
passé, de les reconquérir au besoin – en Amérique du
Sud, notamment – et d’en saisir de nouvelles.
Le département de la Défense a aussi lancé une
réforme de ses modes d’acquisition, contraignant
les entreprises à s’ajuster aux nouvelles règles du
marché et à modifier leurs pratiques commerciales.
Lorsque le mouvement de réorganisation des firmes
a pris de l’ampleur en 2011, il a prévenu qu’il bloquerait tout projet de regroupements entre les principales entreprises compte tenu du niveau déjà élevé
de concentration existant au sommet de la pyramide
des fournisseurs 6.
Il a également mis en chantier un vaste processus
de cartographie et d’analyse de la base industrielle
de défense du pays, un bilan « secteur par secteur,
couche par couche » (sector by sector, tier by tier
ou S2T2) de toutes ses composantes afin d’identifier les vulnérabilités critiques. L’objectif de cette
démarche est double : mieux informer les décideurs
sur les actions à entreprendre en cas de défaillance
et identifier les zones pour lesquelles des synergies existent – un euphémisme pour désigner les
créneaux en surcapacité et donc susceptibles de
rationalisation 7.
Un nouveau leadership industriel ?
Le blocage budgétaire entre la Maison-Blanche et le
Congrès a été dénoncé à la fois par le Pentagone et
par les dirigeants des entreprises du secteur de la
défense. Les prévisions quinquennales de dépenses
du secteur publiées en avril 2013 par le départe-
ment de la Défense montrent que ce dernier cherche
dorénavant à limiter l’ampleur et la durée des coupes
apportées aux achats 8, autant pour préserver
l’industrie que pour conserver et acquérir les moyens
matériels nécessaires au rééquilibrage des moyens
militaires vers l’Asie annoncé dans la dernière
Directive stratégique.
Le soutien apporté aux exportations correspond
quant à lui à la volonté de pénétrer des marchés en
pleine croissance ou de consolider les acquis dans
des zones où Washington cherche à maintenir ou à
accroître son influence. Pour autant, les États-Unis ne
sont pas les seuls en lice. La présence accrue des
entreprises américaines se heurte souvent frontalement à la concurrence des firmes européennes 9.
Même si les États-Unis sont sortis meurtris des
conflits de la décennie 2000 dans lesquels ils ont
laissé une partie de leur crédibilité, ils disposent
de tous les outils pour se positionner avantageusement dans un marché de défense mondial en pleine
mutation. Ce constat est particulièrement vrai en
Asie-Pacifique, où la montée en puissance militaire
de la Chine provoque une escalade de tensions et
une prolifération des achats d’armements conventionnels (sous-marins, missiles de croisière). Dans
ce contexte, les garanties de sécurité offertes par les
États-Unis apparaissent séduisantes à de nombreux
pays et garantissent de nouveaux débouchés à
l’industrie d’armement américaine.
Aude-Emmanuelle Fleurant *
* Directrice du domaine d’études « Armement et économie
de défense » de l’Institut de recherche stratégique de l’École
militaire (IRSEM).
6
Au cours de la décennie 2000, la capacité du département de la
Défense de faire jouer la concurrence pour garantir le meilleur
rapport coût-qualité a été mise à mal par l’important niveau de
concentration.
7
Département de la Défense, sous-secrétaire assistant Acquisition,
Technologie et Logistique, Manufacturing and Industrial Base
Policy. Presentation at the National Defense Industrial Association,
août 2011.
8
Département de la Défense, bureau du sous-secrétaire à la Défense
(contrôleur), op. cit.
9
Michel Cabirol, « Défense : les États-Unis imposent à Oman le
choix de Raytheon face à MBDA », La Tribune, 24 mai 2013.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
55
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
Politique intérieure :
la malédiction
du second mandat
Alix Meyer *
* Alix Meyer
est agrégé d’anglais et docteur en
civilisation américaine de l’université
Lyon 2. Il enseigne actuellement à
Sciences Po Lyon.
Durant les deux premières années de son second mandat, le
président entre dans une forme de purgatoire politique. Libéré
des contraintes électorales, il doit utiliser la période qui court
jusqu’aux prochaines élections de mi-mandat pour consolider
les réformes de son premier mandat tout en essayant de prolonger
son action dans de nouveaux domaines. C’est dans cette dernière
phase que le président doit concrétiser les promesses législatives pour
façonner l’image qu’il laissera à la postérité.
Le 21 janvier 2013, au moment de prêter
serment pour la seconde fois, le président
Obama retrouvait les accents de sa campagne
électorale. Pour sortir le système politique
américain de la torpeur, il insistait sur la nécessité impérieuse d’agir : « Aujourd’hui, nous ne
pouvons plus nous permettre d’attendre pour
prendre les décisions qui s’imposent. [...] Nous
devons agir, conscients que notre travail demeurera perfectible. Nous devons agir, conscients
que les victoires d’aujourd’hui ne seront que
partielles et qu’il reviendra à ceux qui seront
à cette même place dans quatre, quarante ou
quatre cents ans de continuer à donner corps à
ces principes éternels transmis depuis une salle
austère de Philadelphie. »
La référence à l’Independence Hall où
ont été rédigées la Déclaration d’indépendance
et la Constitution permet au président d’inscrire son action dans le temps long de l’histoire
de la République américaine. Elle révèle aussi
le caractère très transitoire de son pouvoir. La
56
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
manière dont il choisira d’en user dans les mois à
venir sera déterminante pour figer son rang dans
la mémoire collective du pays. Pour réussir, il lui
faut relever des défis persistants et entreprendre
de nouvelles réformes.
Assumer les défis intérieurs
Quel cap budgétaire ?
Les questions budgétaires ont conduit à une
opposition très nette entre la Maison-Blanche
et le Capitole. Le Congrès dispose d’un levier
d’action essentiel dans la mesure où le financement de l’État fédéral doit être autorisé chaque
année par la loi. En outre, le volume global de
la dette publique de l’État fédéral est, lui aussi,
encadré par une loi spécifique. Les recettes
fiscales étant insuffisantes pour assurer les
dépenses, le déficit qui s’ensuit doit être couvert
par l’emprunt. Les déficits successifs alimentent
la dette jusqu’au « plafond » fixé par la loi.
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Le chômage aux États-Unis (2010)
Alaska
Hawaï
Porto Rico
Nombre de chômeurs
(en milliers)
Part des chômeurs
(en % de la population active)
15 100
600
2 260
3,9
7,2
9
10,5 16,1
Source : U.S. Bureau of Labor Statistics, www.bls.gov ; d’après M.F. Durand, Th. Ansart, Ph. Copinschi, B. Martin,
P. Mitrano, D. Placidi-Frot, Atlas de la mondialisation, dossier spécial États-Unis, Presses de Sciences Po, Paris, 2013.
Depuis 2011, les républicains ont utilisé
leur pouvoir d’encadrement du financement
de l’État fédéral et du plafond de la dette pour
imposer au président Obama un programme
d’austérité. La loi de contrôle budgétaire (Budget
Control Act) prévoit une réduction importante
des dépenses publiques pour les dix prochaines
années via la mise en place d’un système de
réductions automatiques des crédits budgétaires (sequester). En janvier 2013, les impôts
des ménages les plus riches ont aussi été revus
à la hausse. La baisse des dépenses, les hausses
d’impôts et une croissance lente mais continue
ont contribué ces derniers mois à réduire substantiellement les déficits et permis d’envisager une
stabilisation de la dette publique à moyen terme.
Le président et les membres républicains du
Congrès doivent néanmoins continuer de collaborer en vue d’adopter une nouvelle loi budgé-
taire avant le 1er octobre 2013, sans quoi l’État
fédéral ne disposera plus de crédits. Les projections actuelles montrent que le plafond de la dette
devra aussi être relevé à l’automne 2013. Ces deux
échéances ne manqueront pas d’être utilisées par
les républicains pour réclamer des coupes budgétaires supplémentaires ou un redéploiement de
celles déjà prévues par la loi.
En effet, la majeure partie des discussions
budgétaires pour l’année 2014 concernent la
mise en place des réductions automatiques de
crédits budgétaires. Elles devaient initialement
concerner presque toutes les agences et tous les
programmes 1 en leur appliquant un pourcentage
fixe de réduction automatique des crédits. Le
mécanisme était volontairement aveugle et sans
1
La plupart des programmes d’assurance retraite (Social
Security), d’assistance aux plus démunis (Medicaid, food stamps)
et d’assistance aux vétérans avaient été exemptés d’office.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
57
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
lien avec l’utilité de chaque programme afin de
forcer démocrates et républicains à négocier. La
stratégie a toutefois échoué et, en mars 2013, les
agences fédérales ont vu leurs budgets amputés
par le déclenchement automatique du système.
Tous les acteurs politiques sont donc maintenant
contraints de revoir ces coupes budgétaires que
le président Obama a lui-même qualifiées de
« stupides ».
Dans sa proposition de budget, la
majorité républicaine de la Chambre des
représentants a proposé d’annuler les réductions automatiques des crédits qui portent sur
les programmes de défense nationale pour les
remplacer par des coupes budgétaires supplémentaires dans les autres programmes. Elle a
également appelé de ses vœux une réforme des
programmes d’assurance-santé et des réductions drastiques dans les programmes d’assistance aux plus démunis. Cette cure d’austérité
devant permettre de retrouver un excédent
budgétaire en 2023. Les républicains de la
Chambre des représentants doivent néanmoins
composer avec la majorité démocrate du Sénat,
dont la proposition de budget ne contient pas
de réforme structurelle importante et reprend
dans les grandes lignes les propositions
présidentielles.
Le président Obama a réclamé pour sa
part de nouvelles dépenses d’infrastructure pour
relancer l’activité économique. À cette fin et pour
éviter le déclenchement de coupes budgétaires
automatiques, il s’est déclaré prêt à réduire les
dépenses de certaines agences. Il a aussi réitéré sa
volonté de conclure un accord d’ensemble dans
lequel les démocrates consentiraient à réformer
les programmes d’assurance sociale en échange
de concessions républicaines sur les hausses
d’impôts. L’écart substantiel qui demeure entre les
différentes propositions budgétaires fait douter de
la conclusion rapide d’un accord.
Le spectre des scandales
Richard Nixon et le Watergate, Ronald
Reagan et l’affaire Iran-Contra, Bill Clinton et le
scandale Lewinsky… une fois réélus, les présidents semblent succomber à une malédiction
du second mandat. Les scandales les mettent
58
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
sur la défensive, l’attention que les médias
leur consacrent fait passer toutes leurs actions
politiques au second plan.
Le président Obama a déjà fait l’objet
d’attaques répétées durant son premier mandat.
Les médias conservateurs ont relayé des
soupçons sur la validité de son certificat de
naissance ainsi que des accusations de collusion
avec la société de panneaux photovoltaïques
Solyndra – bénéficiaire de prêts sans intérêts
dans le cadre du plan de relance.
Reprenant une attaque de la campagne
de Mitt Romney, les républicains ont ensuite
tenté de monter en épingle la gestion par
l’administration de l’attaque terroriste du
11 septembre 2012 contre le consulat américain
de Benghazi, en Libye. Un rapport déclassifié
a entraîné la démission de trois hauts fonctionnaires tout en mettant hors de cause la secrétaire d’État sortante, Hillary Clinton. Malgré
cela, les sénateurs républicains ont fait barrage
à la nomination de sa remplaçante pressentie,
Susan Rice, à laquelle ils ont reproché d’avoir
minimisé l’affaire devant les caméras de télévision. Le président Obama a alors choisi John
Kerry comme secrétaire d’État mais, afin de
montrer sa détermination à ne pas céder face
aux républicains, il a promu Susan Rice à la
tête du Conseil de sécurité nationale (National
Security Council, NSC), une fonction qui ne
requiert pas l’accord du Sénat.
En mai 2013, une nouvelle polémique a
éclaté autour de l’administration fiscale (Internal
Revenue Service). L’agence aurait ciblé les
associations proches du Tea Party pour soumettre
à un examen particulièrement rigoureux leurs
demandes de statut fiscal dérogatoire. Les
républicains ont alors accusé la Maison-Blanche
d’avoir fait pression sur les agents du fisc.
Au même moment, la presse a dévoilé
que le ministère de la Justice avait secrètement
ordonné la mise sur écoute de journalistes et
d’éditeurs du bureau de l’Associated Press à New
York. Ces informations sont venues grossir les
rangs des critiques du président, qui bien qu’ancien professeur de droit constitutionnel et défenseur des libertés civiles durant la campagne, a fait
Des perspectives électorales
défavorables
Les élections de mi-mandat sont bien
souvent décevantes pour le parti du président,
encore plus lorsqu’il s’agit d’un second mandat.
Les précédents ne présagent rien de bon pour
les candidats démocrates aux élections de 2014.
L’usure, qui frappe en général le parti du président après six années à la Maison-Blanche, est
renforcée par d’autres facteurs défavorables.
Tout d’abord, une abstention généralement plus importante lors de ces élections
favorise les républicains dont les électeurs
votent de manière plus régulière, alors que les
électeurs démocrates sont moins mobilisés
lorsque les élections ne concernent pas l’occupant de la Maison-Blanche. Ensuite, sur les
La pauvreté aux États-Unis
(1959-2010)
Part de la population vivant sous le seuil de pauvreté
(en % de la population totale)
20
15
10
1959
1970
1980
1990
2000
2010
Distribution par catégorie ethno-raciale
(en % de la population vivant sous le seuil de pauvreté)
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
preuve d’un acharnement judiciaire exceptionnel
contre les journalistes qui publiaient des renseignements classés confidentiels et refusaient de
dévoiler leurs sources.
Ce scandale a cependant été rapidement
éclipsé par d’autres révélations. En juin 2013,
le Washington Post et le quotidien britannique
The Guardian ont publié des documents confidentiels prouvant que l’État fédéral surveillait les
communications des citoyens américains clients
de l’opérateur de téléphonie mobile Verizon
et qu’il avait accès aux données personnelles
stockées par les serveurs des grandes firmes
informatiques, comme Microsoft, Apple, Google
et Facebook. L’administration s’est défendue
en arguant que ces actions étaient autorisées
par le Congrès et mandatées par les magistrats
des juridictions appropriées, mais l’importance
de ces atteintes à la vie privée a déclenché une
polémique d’ampleur.
La source de ces fuites, Edward Snowden,
employé par une société sous-traitante de la
National Security Agency (NSA), s’est depuis
réfugié à Moscou pour tenter d’éviter le sort
du soldat Bradley Manning, condamné à
trente-cinq années de prison en août 2013 pour
avoir transmis au site WikiLeaks des milliers
de documents confidentiels sur la conduite
des opérations militaires américaines en
Afghanistan et en Irak.
40
Noirs
30
Hispaniques
(de toutes
origines)
20
Asiatiques
Blancs
10
Blancs
(hors Hispaniques)
0
1959
1970
1980
1990
2000
2010
Taux de pauvreté par âge et par sexe (en %)
Moins
22,2
de 18 ans 21,6
18-64 ans 15,5
11,8
Plus de
10,7
64 ans
6,2
Sexe :
féminin
masculin
D’après M.-F. Durand, Th. Ansart, Ph. Copinschi, B. Martin,
P. Mitrano, D. Placidi-Frot, Atlas de la mondialisation,
dossier spécial États-Unis, Presses de Sciences Po, Paris, 2013
Sources : U. S. Census Bureau, 2010 Census, www.census.gov
et C. DeNavas-Walt, B. D. Proctor, J. C. Smith, Income, Poverty
and Health Insurance Coverage in the United States: 2011,
U. S. Census Bureau, 2012.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
59
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
➜ FOCUS
Le port d’arme : l’échec d’une réforme pourtant modeste
Po u r l a gr a n d e m a j o r i t é d e s
Américains, le port d’arme touche à
la liberté individuelle, notamment à
la liberté de défendre sa vie. Au-delà,
il renvoie au droit à l’insurrection, à
l’origine même de l’État américain.
Le IIe amendement de la Constitution
(1791) dispose ainsi qu’« une milice
bien organisée étant nécessaire à la
sécurité d’un État libre, il ne pourra
être porté atteinte au droit du peuple
de détenir et de porter des armes » 1.
Des vues contradictoires
Le taux des cambriolages et le taux
des crimes et délits sont quasiment
équivalents aux États-Unis, en France
ou au Royaume-Uni. La différence
concerne la violence interpersonnelle
et, en particulier, le taux d’homicides
qui est trois à quatre fois plus élevé
outre-Atlantique qu’en Europe. Les
morts violentes concernent surtout
les jeunes, les hommes plus que les
femmes, les Africo-Américains davantage que les hispaniques et enfin
les « anglos » (non hispaniques,
non noirs) 2. De leur côté, les détenteurs d’arme sont généralement des
personnes âgées, majoritairement des
hommes blancs, vivant à la campagne
ou dans des endroits reculés.
Si le principe du port d’arme est
consacré au niveau fédéral, de
nombreuses différences existent toutefois dans son application entre les
États. Certains, comme celui de New
York, l’ont restreint, tandis que d’autres
ont limité l’accès aux munitions.
En 2011, Il y aurait eu 32 163 personnes
tuées par arme à feu 3 sur le territoire américain et, en 2009, le
taux d’homicides était de 5 pour
100 000 habitants. À titre de comparaison, la France affichait un taux de 1,6
pour 100 000 habitants en 2008 4.
Symbole d’un passé révolu pour les uns,
liberté fondamentale pour les autres, le
sujet oppose les défenseurs de deux
modèles de société antagonistes.
Au niveau fédéral, deux puissants
lobbies s’opposent pour exercer
des pressions sur les membres du
Congrès dès que le sujet est à l’ordre
du jour. D’un côté, l’association Brady
Campaign milite pour un contrôle
accru du marché des armes en soulignant le taux d’homicides anormalement élevé du pays, ainsi que les
statistiques alarmantes sur la circulation des armes. De l’autre, la National
Rifle Association (NRA) plaide en
faveur du droit à la détention, au motif
du respect de la Constitution et afin
que chaque Américain conserve la
possibilité de se défendre et de lutter
contre l’insécurité.
Le débat autour du port d’arme se
double régulièrement de violentes
polémiques concernant les statistiques
sur le volume des armes en circulation et quant au nombre d’homicides.
60
Une réforme impossible
En théorie, plusieurs possibilités
s’offrent au législateur américain : il
peut interdire ce droit à l’ensemble de
la population, limiter certains types
d’armes ou en restreindre l’accès pour
certaines catégories de la population
(les criminels déjà condamnés par
exemple).
À Newton (Connecticut), 26 personnes,
dont 20 enfants, ont été abattues le
14 décembre 2012 dans une école
élémentaire. La tragédie a suscité une
immense émotion dans le pays. Face
à cette énième tuerie, le président
Obama a immédiatement appelé à une
réforme significative du port d’arme
reposant notamment sur l’interdiction de la fabrication et de la vente des
armes d’assaut – comme celle utilisée
à Newton –, ainsi que sur la générali-
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
sation de la vérification de l’identité
et des antécédents psychiatriques et
judiciaires des acheteurs d’arme – y
compris sur Internet et dans les foires
spécialisées.
Une fois l’émotion passée, son projet
de réforme s’est toutefois heurté le
17 avril 2013 au rejet du Sénat, qui
s’est opposé tant à la limitation des
armes d’assaut qu’à celles de poing.
Les vérifications d’antécédents ne
seront requises que dans les magasins,
sauf dans les États qui ont déjà voté
des lois plus strictes de contrôle des
achats sur Internet. Au moment du
vote, cinq sénateurs démocrates ont
fait défection à la majorité présidentielle tandis que six républicains, dont
John McCain, votaient pour.
La mort de Trayvon Martin, un
adolescent afro-américain non armé
de 17 ans abattu en février 2012, en
Floride, alors qu’il rentrait chez lui, par
un homme chargé de la surveillance du
voisinage de sa résidence, et l’acquittement du meurtrier ont plus récemment
suscité une nouvelle vague d’indignation sans relancer vraiment l’espoir
d’une réelle réforme.
Questions internationales
1
Jean-Pierre Lassale, Les Institutions
des États-Unis. Documents réunis et
commentés, coll. « Documents d’études », La
Documentation française, Paris, 2001 (www.
ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/electionpresidentielle-americaine-2008/constitutionamericaine.shtml).
2
Didier Combeau, « Une démocratie à
l’épreuve des balles ? », Le Débat, n o 143,
janvier-février 2007, p. 139-149.
3
Caroline Lesnes, « Crise de l’arme aux ÉtatsUnis », Le Monde, 17 avril 2013.
4
UNODC, 2011 Global Study on Homicide,
United Nations Office on Drugs and Crime,
Vienne, 2011 (www.unodc.org/documents/
data-and-analysis/statistics/Homicide/Globa_
study_on_homicide_2011_web.pdf).
© AFP / Drew Angerer
Dans le projet de réforme sur l’immigration, les
républicains de la Chambre des représentants, soutenus
par les mouvements du Tea Party (ici un groupe de
l’Alabama devant le Capitole en juillet 2013), s’opposent
à toute mesure qui pourrait s’apparenter à une « amnistie »
des immigrés clandestins.
33 sièges de sénateurs qui seront en jeu en 2014,
20 doivent être défendus par des démocrates, ce
qui augmente le nombre de défaites potentielles.
Huit de ces 20 sièges sont dans des États où les
républicains sont déjà majoritaires ou très bien
placés 2. Signe des difficultés à venir, 5 sénateurs
démocrates sortants ont déjà annoncé qu’ils ne
se représenteraient pas, ce qui réduit encore les
espoirs de leur camp.
Les pronostics actuels les plus optimistes
voient le parti du président Obama conserver
de justesse sa majorité sénatoriale en 2014. Il
ne serait néanmoins pas surprenant de voir un
Congrès à majorité républicaine dans les deux
chambres à partir de janvier 2015. Une telle
perspective risquerait de confiner définitivement Barack Obama dans un rôle de « canard
boiteux » (lame duck), impuissant à imposer ses
vues alors que tous les regards seront déjà rivés
sur la course à sa succession.
2
Alaska, Arkansas, Caroline du Nord, Dakota du Sud, Virginie,
Virginie occidentale, Louisiane, Montana.
Entreprendre
de nouvelles réformes
Agir sans le Congrès
L’opposition systématique des républicains
peut parfois se révéler contre-productive, car le
président dispose de pouvoirs qui lui permettent
de contourner le Congrès. Après que ce dernier eut
démontré son incapacité à légiférer en matière de
politique énergétique, le président a par exemple
décidé de suivre la voie tracée par le pouvoir
judiciaire. En 2007, la Cour suprême avait en effet
reconnu à l’Agence américaine de protection de
l’environnement (United States Environmental
Protection Agency, EPA) le droit de réguler les
émissions de CO2 dans le cadre du Clean Air Act.
L’EPA a donc négocié un accord historique avec
l’industrie automobile afin de réduire la consommation et les émissions de CO2 des véhicules. Elle
a aussi défini de nouveaux règlements qui limitent
les émissions des futures centrales électriques et,
enfin, en juin 2013, elle a annoncé de nouvelles
limitations pour les centrales actuelles.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
61
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
Le même processus de contournement du
Congrès a été utilisé pour la réglementation des
armes à feu. Lorsque les sénateurs républicains
– rejoints par plusieurs sénateurs démocrates –
ont empêché le vote d’une réforme du port
d’arme, pourtant modeste, suite à la fusillade
dans une école de Newton qui a fait 26 victimes,
dont 20 enfants, le président s’est rabattu sur des
ajustements réglementaires – en essayant par
exemple de renforcer le contrôle des acheteurs
d’arme. Pour l’heure, ses efforts en la matière
n’ont toutefois pas été couronnés de succès.
Convaincre le Congrès d’agir
Dans ces deux cas, le président a été obligé
d’agir seul, car il ne pouvait pas s’appuyer sur
une majorité suffisante dans les deux chambres
pour faire adopter une nouvelle loi. Toute initiative législative doit en effet faire l’objet d’un
consensus bipartite d’autant plus difficile à
trouver désormais que plusieurs décennies
de polarisation partisane (hyperpolarisation)
ont accru le poids des conservateurs les plus
radicaux, instinctivement hostiles à toute régulation ou, plus généralement, à toute intervention
supplémentaire de l’État fédéral.
Il existe cependant deux domaines dans
lesquels les républicains semblent prêts à
négocier une réforme : la fiscalité et la politique
d’immigration.
En matière de fiscalité, la dernière
refonte du Code des impôts remonte à 1986.
De multiples exceptions et distorsions rendent
le système lourd et absolument inintelligible.
En simplifiant la procédure pour tous les contribuables, une réforme fiscale de grande ampleur
pourrait contribuer à ramener de nouvelles
recettes tout en réduisant les taux d’imposition. La complexité du sujet et la multiplicité
des groupes d’intérêt en jeu en font toutefois
un terrain miné pour les élus qui s’y aventurent.
Les républicains de la Chambre des représentants travaillent actuellement sur cette réforme
et promettent d’en faire une condition du relèvement du plafond de la dette de l’État fédéral. Il
faudra toutefois une volonté politique très forte
pour qu’ils parviennent à un accord avec le Sénat
et le président.
62
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
En matière d’immigration et pour rassurer
une frange de son électorat ulcérée par la porosité
de la frontière avec le Mexique, le candidat
républicain Mitt Romney s’était déclaré, en 2008,
favorable à l’érection d’une clôture électrifiée
entre les deux pays et résolument hostile à toute
régularisation des immigrés clandestins installés
depuis des années aux États-Unis. Cette position
a toutefois eu des conséquences désastreuses dans
les urnes. Les citoyens issus de l’immigration
en provenance de l’Amérique latine constituent
en effet une part grandissante de la population
américaine et donc du corps électoral 3.
Depuis la défaite de novembre 2012,
certains leaders du Grand Old Party se sont donc
montrés beaucoup plus ouverts sur une réforme
d’envergure des politiques d’immigration. Au
Sénat, un groupe de huit sénateurs issus des deux
partis 4 s’est mis au travail afin de trouver un
compromis. La réforme consisterait à échanger
le principe d’un renforcement du contrôle aux
frontières contre celui de la régularisation de la
situation d’une dizaine de millions d’immigrés
clandestins installés aux États-Unis.
Le 27 juin 2013, une large majorité de
68 sénateurs a adopté le texte amendé pour
renforcer le contrôle de la frontière avec le
Mexique. Ce vote encourageant pour les défenseurs de la réforme ne constitue pourtant qu’une
première étape. Il reste à trouver un terrain
d’entente avec la Chambre des représentants au
sein de laquelle un groupe de travail bipartite
tente, parallèlement, de négocier un compromis.
Vu le penchant très conservateur de la majorité
des représentants républicains à la Chambre,
leur version de la réforme risque toutefois d’être
autrement plus exigeante sur le degré de contrôle
aux frontières et plus restrictive sur les conditions
de régularisation des immigrés clandestins. Des
obstacles majeurs restent donc à surmonter avant
3
En 2012, 27 % de ces électeurs avaient choisi Mitt Romney
alors qu’ils étaient encore 44 % à voter pour George W. Bush
en 2004.
4
Ce « Gang of Eight » est composé de quatre sénateurs républicains (Marco Rubio, le sénateur de la Floride ; Jeff Flake et John
McCain de l’Arizona ; Lindsey Graham de Caroline du Sud) et
quatre sénateurs démocrates (Dick Durbin, sénateur de l’Illinois ;
Bob Menendez du New Jersey ; Chuck Schumer de New York ;
Michael Bennett du Colorado).
qu’une réforme de la politique d’immigration
voie le jour.
Les difficultés extrêmes à trouver un
terrain d’entente sur la fiscalité ou l’immigration, alors que chacun en reconnaît pourtant
la nécessité, montrent bien le caractère hautement improbable d’une réforme d’ampleur
d’ici les prochaines élections de mi-mandat.
Le président Obama ne peut compter que sur
des événements inattendus pour rebattre les
cartes et contraindre le législateur à surmonter
la paralysie institutionnelle actuelle. De jour en
jour, il voit dorénavant son capital politique et
sa capacité d’influence s’amenuiser. Il lui reste
à prolonger ce qu’il a déjà accompli, en attendant le jugement de l’Histoire. ■
➜ FOCUS
Les hydrocarbures de schiste : une révolution pour éviter
la transition énergétique ?
En quelques années, ils sont venus
talonner la Russie qu’ils ne devraient
pas tarder à dépasser comme premier
producteur mondial de gaz naturel.
D’ici la fin de la décennie, ils pourraient
même détrôner l’Arabie saoudite en
termes de production pétrolière.
Les promesses
d’un nouvel eldorado
Défiant toutes les prévisions, les hydrocarbures non conventionnels – dont
relèvent le gaz et le pétrole de schiste –
ont remis en cause l’existence d’un pic
pétrolier par la réévaluation de 50 %
© AFP / Brendan Smialowski
Alors qu’il y a cinq ans à peine, les
États-Unis estimaient que leur avenir
passerait par l’importation accrue de
gaz naturel liquéfié, ils connaissent
aujourd’hui la croissance de production d’hydrocarbures (gaz naturel et
pétrole) la plus dynamique au monde.
Plusieurs manifestations contre l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste ont été organisées à travers les ÉtatsUnis ces dernières années sans vraiment parvenir à mobiliser l’opinion publique. Ici l’actrice Daryl Hannah, lors d’un
rassemblement à New York en août 2013, en appelle à l’interdiction de la fracturation hydraulique (fracking).
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
63
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
des réserves nationales de gaz naturel
et de 10 % de celles de pétrole. Ainsi,
alors qu’on s’attendait à une hausse
rapide et inévitable des cours des hydrocarbures du fait de l’explosion de la
demande mondiale et des prévisions
de raréfaction des ressources, force est
de constater qu’aux États-Unis les cours
du gaz naturel ont chuté et que ceux du
pétrole se sont stabilisés. Selon l’Agence
internationale de l’énergie (AIE), les
États-Unis pourraient être énergétiquement autosuffisants d’ici à 2035.
On évoque déjà une « révolution non
conventionnelle », qui bat son plein
en matière gazière et s’amorce rapidement en matière pétrolière. Les hydrocarbures de schiste y jouent un rôle
essentiel. Depuis 2007, la production
américaine de gaz naturel a augmenté
de 30 % et la part du gaz de schiste est
passée de 5 % à plus de 20 %. Selon
l’AIE, elle pourrait atteindre 45 % d’ici
à 2035. Les États-Unis posséderaient
la deuxième ressource mondiale en gaz
de schiste après la Chine. Cette manne
permettrait au pays de satisfaire ses
propres besoins énergétiques pour les
110 ans à venir.
Le pétrole de schiste est, quant à lui,
exploité depuis 2008 et sa montée
en puissance est tout aussi fulgurante. En 2013, il répond déjà à 7 %
de la demande nationale en or noir.
Le premier importateur de pétrole
du monde se défait peu à peu de sa
dépendance, puisque ses importations
nettes – c’est-à-dire les importations
moins les exportations – ne représentent plus désormais que 45 % de sa
consommation, contre 60 % en 2005.
Grâce à la forte augmentation de la
production de pétrole non conventionnel, certes combinée à la réduction de la consommation liée à la crise,
les importations brutes de pétrole se
sont contractées de 17 % entre 2005
64
et 2013 et, d’ici à 2030, le pays
pourrait devenir exportateur net.
Avantage compétitif
et influence internationale
Cette mutation aussi inattendue que
spectaculaire a également contribué à
la contraction des cours du gaz dans le
pays, passés de 12,7 dollars par million
de BTU (British Thermal Unit) lors du pic
de la mi-2008 à 4 dollars à la mi-2013
– date à laquelle ils s’établissaient en
moyenne à 13 dollars sur le continent
européen. Jouissant désormais d’un
avantage compétitif certain, les entreprises américaines en sont les principales bénéficiaires, singulièrement
dans les secteurs de la chimie, de la
pétrochimie et du plastique.
Outre des répercussions sur la sécurité
énergétique et sur l’économie du
pays, la montée en puissance des
hydrocarbures non conventionnels a
des conséquences sur les équilibres
énergétiques mondiaux. Si les ÉtatsUnis n’exportent pas encore de gaz
de schiste, ils ne sont plus désormais
prêts à payer n’importe quel prix pour
accéder à l’énergie, en particulier en
provenance du Canada. Cette manne
leur a permis de devenir exportateurs
de charbon, notamment à destination de l’Europe qui en profite pour
réduire sa dépendance à l’égard des
livraisons en provenance de la Russie.
Plus généralement, certains experts
estiment que la nouvelle donne
énergétique pourrait provoquer une
perte d’influence politique des États
de l’Organisation des États exportateurs de pétrole (OPEP).
tement démarchés par les
sociétés gazières qui achètent leurs
droits d’exploitation à des conditions
pas toujours avantageuses. Le taux de
déclin rapide des exploitations nécessite des investissements permanents
et coûteux. Enfin, l’impact environnemental de la fracturation hydraulique utilisée pour produire le gaz de
schiste fait l’objet de nombreuses
critiques à propos de la consommation excessive d’eau et de la contamination des nappes phréatiques qu’elle
engendre. L’empreinte carbone de
cette ressource étant loin d’être nulle,
elle a aussi des effets sur le changement climatique.
Si les émissions de CO2 issues de la
production américaine d’électricité
ont commencé à chuter, l’augmentation des exportations de charbon vers
l’Europe devrait détériorer le bilan
carbone du Vieux Continent. La révolution énergétique américaine pourrait
donc bien se révéler un jeu à somme
nulle ne relevant pas de la transition
énergétique appelée de ses vœux
par la communauté internationale.
Même s’il est impossible d’évaluer à
l’heure actuelle la place que prendront
les hydrocarbures de schiste dans le
futur bouquet énergétique mondial,
le mouvement amorcé par les ÉtatsUnis pourrait constituer un frein au
développement des autres énergies
alternatives. La révolution américaine
du schiste contribuerait finalement à
éviter une transition vers une énergie
moins carbonée.
Questions internationales
De nombreuses controverses
Mais l’exploitation des hydrocarbures
non conventionnels suscite également
des doutes 1. En effet, aux États-Unis,
les propriétaires terriens sont détenteurs du sous-sol et, à ce titre, direc-
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
1
Le débat a récemment été alimenté par le
documentaire de Josh Fox, Gasland (2010),
et par le film de Gus Van Sant, Promised Land
(2012).
Thierry Garcin et Eric Laurent
6h45/7h du lundi au vendredi
franceculture.fr
DREAM ON - Philippe Ramette. Exploration rationnelle des fonds sous-marins : la pause, 2006. Photo : Marc Domage © Philippe Ramette. Courtesy galerie Xippas
Les Enjeux internationaux
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Les nouveaux fondements de la politique nucléaire
Premier pays à avoir développé la bombe atomique et
seul à l’avoir jamais utilisée lors des bombardements
d’Hiroshima et de Nagasaki, les États-Unis conservent et
maintiennent un arsenal nucléaire considérable, articulé
autour de trois composantes : terrestre, océanique et
aéroportée. Ils figurent parmi les cinq États dotés de
l’arme nucléaire reconnus par le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) entré en vigueur
en 1970 1. Affichant un total de 5 113 armes nucléaires
(chiffre non actualisé depuis 2010 et n’incluant pas les
armes en attente de démantèlement), les États-Unis
possèdent, avec la Russie, près de 90 % de l’arsenal
nucléaire mondial 2.
Depuis la fin de la guerre froide et selon les chiffres
officiels, le nombre d’armes nucléaires américaines
aurait été réduit de 84 % par rapport au maximum
atteint à la fin des années 1960. Leur rôle dans la
stratégie de sécurité a également diminué, comme l’ont
mis en évidence les deux dernières « revues de posture
nucléaire » (Nuclear Posture Reviews, NPR) de 2001
et de 2010. Alors que celle de 2001 n’avait fait l’objet
que d’une déclassification partielle, celle de 2010,
qui intègre les orientations du président Obama, a été
rendue publique en intégralité. Elle s’articule principalement autour de deux axes qui pourraient sembler, de
prime abord, difficilement conciliables.
● Le premier est l’engagement des États-Unis en
matière de désarmement nucléaire, pour lequel le
président Obama, après son discours sur un « monde
sans armes nucléaires »3 à Prague en avril 2009, avait
obtenu, le prix Nobel de la paix. Devenue rapidement un
point fort de l’agenda politique international de l’administration, cette thématique s’est traduite par l’affichage
d’une diminution du rôle des armes nucléaires dans la
stratégie de sécurité américaine ainsi que d’une réduc-
1
S u r l ’ h i s t o i r e d u T N P, vo i r G e o rg e s L e G u e l t e ,
« 45 ans après, le traité de non-prolifération nucléaire dans
l’impasse », Questions internationales, no 61-62, mai-août 2013.
2
Voir Bruno Tertrais, La France et la dissuasion nucléaire, coll.
« Question de défense », La Documentation française, Paris, 2007.
Voir Hans M. Kristensen et Robert S. Norris, « Global Nuclear
Weapons Inventories, 1945-2013 », Bulletin of the Atomic
Scientists, vol. 69, no 5, septembre-octobre 2013, p. 75-81.
3
Rappelons qu’en son temps Ronald Reagan avait aussi annoncé
un monde sans armes nucléaires d’ici trente ans afin de mieux justifier le développement de son programme d’Initiative de défense
stratégique (IDS).
66
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
tion de l’arsenal stratégique américain. À ce titre, la
NPR a mis en valeur le processus américano-russe de
désarmement lancé pendant la guerre froide et dont
le dernier avatar, le traité START I parvenu à échéance
en décembre 2009, attendait encore un successeur au
moment de la publication de la NPR (le traité New START
a finalement été conclu en avril 2010, pour entrer en
vigueur en février 2011). En outre, l’administration a pris
l’engagement d’œuvrer à la ratification du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE), restée
en suspens depuis son rejet par le Congrès sous la
présidence de Bill Clinton. La NPR souligne qu’une telle
décision pourrait entraîner celles d’autres États dont la
ratification est nécessaire pour l’entrée en vigueur du
traité – en particulier la Chine, l’Inde et le Pakistan.
Le second axe de la politique nucléaire des ÉtatsUnis défini dans la NPR est la volonté de pérenniser
l’arsenal, à travers la modernisation du complexe
nucléaire. L’administration Obama s’est d’ores et déjà
engagée à y consacrer plus de 85 milliards de dollars
dans les dix prochaines années, ainsi que 85 milliards
de dollars supplémentaires pour les activités de la
National Nuclear Security Administration (NNSA)
concernant les têtes nucléaires. Selon certaines
estimations 4, l’ensemble des dépenses relatives aux
forces nucléaires stratégiques représenterait entre 352
et 392 milliards de dollars pour la même période. Le
but affiché est le maintien d’un « arsenal sûr, fiable et
efficace », « tant que les armes nucléaires existeront ».
Les États-Unis posent ici leur règle du jeu : ils ne seront
pas les premiers à renoncer à leur arsenal nucléaire.
●
Les intérêts vitaux des États-Unis,
de leurs alliés et partenaires
La NPR de 2010 affirme que « l’emploi d’armes
nucléaires ne serait envisageable que dans des circonstances extrêmes pour défendre les intérêts vitaux des
États-Unis, de leurs alliés ou de leurs partenaires ».
L’arme nucléaire a donc aussi vocation à protéger non
seulement les États-Unis mais également leurs alliés
par le biais d’une dissuasion élargie (extended deter4
Russell Rumbaugh et Nathan Cohn, Resolving Ambiguity: Costing
Nuclear Weapons, Stimson Center, Washington, 2012 (www.stimson.
org/spotlight/resolving-ambiguity-costing-nuclear-weapons).
L’arsenal nucléaire américain
En 2010, les États-Unis ont annoncé détenir
5 113 armes au total. Avec le Royaume-Uni qui a
donné en 2010 le chiffre de 225 et la France qui
a déclaré en 2008 moins de 300 têtes nucléaires,
les États-Unis sont les seuls à offrir une telle
information.
Ce chiffre diffère de ceux publiés lors des échanges
semestriels de données dans le cadre du traité
New START puisque ceux-ci ne portent que sur les
têtes nucléaires stratégiques déployées et non sur
le total de l’arsenal. Ainsi, en avril 2013, les ÉtatsUnis déclaraient 1 654 têtes stratégiques déployées
sur des missiles balistiques intercontinentaux
(InterContinental Ballistic Missile, ICBM), sur des
missiles balistiques tirés de sous-marins (SubmarineLaunched Ballistic Missile, SLBM) et sur des bombardiers lourds. Ils donnaient également les chiffres de
792 vecteurs déployés et 1 028 lanceurs déployés et
non déployés.
À ces 1 654 têtes déployées devraient être ajoutées,
d’après des estimations non officielles 1, 2 500 armes
en réserve (hedge) et 200 armes nucléaires non
stratégiques basées en Europe dans cinq pays
membres de l’OTAN (Allemagne, Belgique, Italie,
Pays-Bas et Turquie).
rence) qualifiée souvent, de manière imagée et simplificatrice, de parapluie nucléaire.
Parmi les bénéficiaires de cette protection figure
l’Alliance atlantique, dont la capacité de dissuasion
repose sur des arrangements nucléaires spécifiques :
d’une part, des armes nucléaires dites « non stratégiques » 5 basées dans cinq États européens (Allemagne,
Belgique, Italie, Pays-Bas, Turquie), d’autre part, les
armes nucléaires stratégiques américaines, ainsi que
la contribution des forces indépendantes britanniques
(incluses dans la planification de l’OTAN) et françaises.
S’agissant de la protection d’autres alliés et partenaires,
l’Asie et le Moyen-Orient sont mentionnés sans plus de
5
Armes stratégiques et non stratégiques/tactiques : la signification de ces termes varie selon les pays. La distinction entre ces
types d’armes repose soit sur la portée des vecteurs (supérieure
à 5 500 km pour les missiles stratégiques, selon la classification
de l’OTAN), soit sur leur fonction (les États-Unis définissent les
forces non stratégiques comme celles pouvant être utilisées, après
décision de l’autorité compétente, pour appuyer des opérations qui
contribuent à l’exécution de la mission du commandant dans le
cadre du théâtre d’opérations).
Les États-Unis possèdent :
– une composante terrestre dotée de 450 ICBM
Minuteman III comportant une à trois têtes nucléaires
(à terme, chaque ICBM ne devrait comporter qu’une
seule tête nucléaire, comme annoncé dans la Nuclear
Posture Review de 2010). Un programme de modernisation des Minuteman III devrait permettre d’étendre
leur durée de service jusqu’en 2030 ;
– une composante océanique reposant sur 14 sousmarins nucléaires lanceur d’engins (Ship Submersible
Ballistic Missile Nuclear Powered, SSBN) de classe
Ohio, dotés chacun de 24 SLBM Trident II D5. 9 SSBN
seraient déployés dans le Pacifique et 5 en Atlantique.
L’entrée en service du successeur du SSBN de classe
Ohio dénommé SSBN-X n’est pas prévue avant les
années 2020. Les missiles Trident II D5 devraient être
retirés à partir de 2042 ;
– une composante aéroportée de 19 bombardiers B-2
et 94 B-52 (seule la moitié de la flotte serait réellement équipée pour emporter des armes nucléaires).
Un nouveau bombardier à long rayon d’action et un
nouveau missile de croisière sont prévus pour les
années 2020.
1
Hans M. Kristensen et Robert S. Norris, « US Nuclear Forces,
2013 », Bulletin of the Atomic Scientists, mars 2013 (http://bos.
sagepub.com/content/69/2/77).
précisions. Néanmoins, cette protection est accordée
ouvertement à la Corée du Sud, au Japon et à l’Australie.
La diminution du rôle des armes
nucléaires et le renforcement
de la dissuasion élargie
Washington conçoit la dissuasion comme un triptyque
fondé non seulement sur les armes nucléaires mais
également sur les armes « conventionnelles » ainsi que
sur les défenses antimissiles.
La diminution du rôle des armes nucléaires pour les
États-Unis n’est en effet possible qu’en raison de la
supériorité des armes classiques (dites « conventionnelles ») dont ils disposent et de leur volonté de renforcer
ce potentiel, notamment par des capacités de frappes
stratégiques rapides (Prompt Global Strike). D’ailleurs, la
NPR rend compte de la mise en place explicite d’une
forme de dissuasion conventionnelle, en cas d’attaque
biologique ou chimique par un État non doté d’armes
nucléaires, contre eux ou leurs alliés. Les États-Unis
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
67
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
Le désarmement nucléaire
américain en chiffres
En dévoilant en 2010 le chiffre total de 5 113 armes
nucléaires, les États-Unis ont présenté une réduction de 84 % par rapport au nombre maximum
d’armes qu’ils avaient détenues (31 255 en 1967)
et de 75 % par rapport au niveau de 22 217 armes
lors de la chute du mur de Berlin en 1989.
S’agissant des armes nucléaires non stratégiques,
les États-Unis ont affiché une réduction d’environ
90 % entre l’arsenal détenu en 1991 et celui
de 2009.
Ces pourcentages impressionnants témoignent
de la forte réduction de l’arsenal américain,
tout en rappelant son ampleur actuelle. D’après
des chiffres non officiels publiés en 2013 par
le Bulletin of the Atomic Scientists, les ÉtatsUnis auraient réduit leur arsenal de 560 têtes
nucléaires depuis 2009, ce qui représente plus
que les arsenaux actuels du Royaume-Uni et de
la France réunis.
avertissent l’agresseur potentiel qu’ils prévoient « une
réponse militaire conventionnelle dévastatrice ».
Quant aux défenses antimissiles, elles n’offrent évidemment pas la capacité de riposte nécessaire au fonctionnement de la dissuasion par menace de représailles,
mais s’intègrent dans une stratégie globale qui se
rapproche davantage d’un concept de défense que de
dissuasion au sens strict.
En renforçant le poids des éléments non nucléaires dans
les architectures de sécurité régionales, les États-Unis
espèrent rassurer ceux de leurs alliés ou partenaires qui
seraient inquiets d’une éventuelle disparition à terme
du parapluie nucléaire américain et les dissuader de
développer leur propre capacité nucléaire de défense.
Du reste, la question fait régulièrement débat à Tokyo
ou à Séoul, en particulier lorsque les provocations
nord-coréennes se multiplient – comme après l’essai
nucléaire nord-coréen du 12 février 2013.
Tout en réduisant la place des armes nucléaires, la
NPR ne limite pas leur rôle à une unique réponse aux
agressions de type nucléaire. Washington dit chercher
à établir les conditions qui lui permettraient d’adopter
à terme une politique n’envisageant ainsi l’emploi
d’armes nucléaires qu’en cas de menace ou d’agression
nucléaire (sole purpose).
68
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
La vision d’un monde
sans armes nucléaires s’éloigne
En portant la vision d’un monde sans armes nucléaires,
le président Obama a suscité des attentes importantes
en début de premier mandat mais les perspectives se
sont ensuite assombries quand la conclusion du traité
New START en avril 2010 a confirmé que l’élimination
totale des armes nucléaires n’était plus à l’ordre du jour.
Certes, le traité fixe aux arsenaux nucléaires américains
et russes des limites qui seront vérifiées, mais celles-ci
paraissent peu ambitieuses, surtout pour la Russie qui,
lors des premiers échanges semestriels de données,
dévoilait déjà un nombre de têtes nucléaires déployées
inférieur au plafond prévu pour 2018.
D’ici cette échéance en effet, les deux parties au traité
devront ne pas déployer chacune plus de 1 550 têtes
nucléaires et 700 vecteurs (ICBM, SLBM et bombardiers
lourds). Les têtes nucléaires non déployées ne sont pas
prises en compte par le traité qui autorise donc, de fait,
le maintien d’un stock d’armes presque illimité. Seul le
seuil de 800 lanceurs déployés et non déployés fixe un
plafond pour l’arsenal total.
Lors de la ratification du traité New START, l’administration américaine s’est engagée auprès du Congrès à
travailler à l’obtention d’un nouvel accord avec la Russie.
Dans un discours prononcé à Berlin, en juin 2013, le
président Obama a déclaré que la sécurité des ÉtatsUnis et de leurs alliés pourrait être assurée avec un
arsenal réduit d’un tiers et qu’il négocierait de nouvelles
réductions avec Moscou. Cet appel a immédiatement
été rejeté par la Russie, qui affiche toujours une même
inquiétude à l’égard de la défense antimissile américaine, dont elle redoute des conséquences pour sa
capacité dissuasive.
Ainsi, la perspective d’un monde sans armes nucléaires
semble s’éloigner. Le président Obama, dans son
discours de Berlin, en a parlé comme d’un « rêve ». Pour
l’heure, une décision américaine de procéder unilatéralement à de telles réductions ne changerait certainement rien et ne renforcerait pas la sécurité nationale
américaine. Elle ne serait pas imitée par la Russie et
risquerait même de conduire à un scénario dangereux
puisque la Chine serait tentée d’accroître son arsenal
nucléaire en vue d’atteindre la parité avec les États-Unis
qui serait alors devenue envisageable.
Tiphaine de Champchesnel *
* Spécialiste des questions nucléaires au sein de la Délégation
aux affaires stratégiques du ministère de la Défense.
L’État fédéral,
modèle ou impasse
Lucie Delabie *
* Lucie Delabie
est docteur en droit public,
professeur à la faculté de droit
Le second mandat de Barack Obama s’inscrit dans
un contexte de très fortes tensions politiques. La
multiplication des situations de blocage entre le
président et le Congrès, concernant notamment le
budget de l’État, menace la pérennité du modèle fédéral américain.
À cela s’ajoutent les doutes sur l’aptitude et la volonté de la Cour
suprême de se positionner en tant que gardien fondamental du
fédéralisme américain. Face à ces deux défis, la figure présidentielle
est réduite à un dangereux rôle d’équilibriste entre les différentes
institutions fédérales pour éviter un blocage irréversible de l’État.
de l’université Picardie Jules-Verne
à Amiens.
Laboratoire d’idées constitutionnelles,
les États-Unis ont été les premiers à instituer le
fédéralisme moderne 1. Véritable modèle pour les
continents américain (Argentine, Brésil, Canada,
Mexique) et européen (Allemagne, Belgique,
Suisse), le fédéralisme américain repose sur
l’idée que la souveraineté est d’abord dans le
peuple 2 et que l’État est avant tout un gouvernement, c’est-à-dire un groupe d’hommes
puissants et potentiellement dangereux pour les
libertés individuelles. Aussi, craignant la médiocrité des représentants du pouvoir au sein des
États américains et les risques potentiels pour
ces libertés, les pères fondateurs proposèrent que
les décisions les plus importantes soient prises
à un niveau supérieur, le niveau fédéral, superposé aux États fédérés, qui conservent toutefois
une liberté d’action en raison de leur plus grande
légitimité locale.
1
Stéphane Pierré-Caps, Droits constitutionnels étrangers, PUF,
Paris, 2010, p. 31.
2
On se souvient de la célèbre affirmation d’Abraham Lincoln
d’après laquelle « la démocratie est le gouvernement du peuple
par le peuple et pour le peuple ».
À cette première division verticale du
pouvoir s’ajoute une division horizontale au sein
de l’État fédéral, impliquant une séparation stricte
entre les représentants du pouvoir exécutif, législatif et judiciaire et faisant naître un régime présidentiel au sein duquel le Congrès – composé de
la Chambre des représentants et du Sénat – et le
président sont indépendants l’un de l’autre et se
contrôlent mutuellement par une série de freins et
contrepoids (checks and balances).
Si la double protection ainsi instaurée est
garante du respect des libertés, elle peut aussi
créer un blocage institutionnel susceptible de
menacer la pérennité du modèle fédéral. Sans
être inédite, une telle situation semble avoir
atteint son paroxysme depuis le début du second
mandat du président Obama. En témoigne son
discours sur l’état de l’Union de février 2013
devant les membres du Congrès, qui débute
comme suit : « Il y a cinquante et un ans, John
F. Kennedy a déclaré à cette Chambre que “la
Constitution fait de nous non pas des rivaux pour
le pouvoir, mais des partenaires pour le progrès...
C’est ma tâche à moi”, a-t-il dit, “de donner un
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
69
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
rapport sur l’état de l’Union – l’améliorer, c’est
la tâche de nous tous”. »
Plus que jamais, face à la crise économique que traversent les États-Unis, la séparation juridique des pouvoirs instaurée par la
Constitution américaine doit s’accompagner
d’une coopération politique entre ces derniers
pour assurer le fonctionnement de l’État. Outre
la difficulté de trouver un juste équilibre dans les
rapports entre les entités fédérées – représentées
par le Sénat – et l’État fédéral 3, c’est l’interdépendance requise au sein de l’État fédéral qui
semble aujourd’hui faire défaut. Elle s’explique
non seulement par les rapports conflictuels qui
existent entre le Congrès et le président mais
aussi par la fluctuation des positions de la Cour
suprême comme garante du modèle fédéral.
Entre le président
et le Congrès :
de crises en compromis
Bien que le président soit la figure clé
des institutions américaines, il est affaibli par
la polarisation extrême (hyperpolarisation)
du système partisan américain. Elle l’oblige
à une négociation permanente avec les parlementaires, dont l’échec peut conduire à une
véritable situation de blocage institutionnel, à
l’image des débats contemporains relatifs au
budget de l’État fédéral.
La contrainte
d’une polarisation extrême
L’une des principales difficultés de
fonctionnement de l’État fédéral tient à
l’absence de discipline partisane, les parlementaires américains n’étant responsables que
devant leurs électeurs. Rien ne garantit alors
qu’ils adoptent des mesures présentées par les
représentants du pouvoir exécutif, en particu3
La défiance des États fédérés vis-à-vis de l’État fédéral tient en
partie au fait qu’ayant créé l’Union ils ne veulent pas voir leur
rôle totalement ignoré au sein de la fédération. Leur poids peut
d’ailleurs être important, notamment dans la politique fédérale
de défense et de diplomatie, à l’image de leur rôle dans la répartition des bases militaires sur le territoire des États-Unis. On pourra
se reporter sur le sujet à l’article de Louis Aucoin publié dans le
présent dossier.
70
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
lier lorsque le président n’a pas le soutien de la
majorité au Congrès. Tel est le cas pour Barack
Obama. Tandis que les démocrates ont perdu la
majorité à la Chambre des représentants depuis
les élections de mi-mandat (midterm elections)
de novembre 2010, ils ne détiennent plus la
majorité qualifiée au Sénat 4. Quand bien même
cette majorité serait acquise, elle n’est pas à elle
seule garante de l’adoption d’une mesure législative, comme le montre le sort de la réforme
de l’assurance santé. Les mesures obtenues par
Barack Obama à cet égard tiennent moins à la
détention d’une majorité démocrate au sein des
deux chambres qu’aux compromis obtenus en
amont avec les parlementaires républicains et
les lobbies des compagnies d’assurance, avant
même que le président ne demande au Congrès
d’élaborer un projet de loi 5.
Cette situation est corroborée par une forte
polarisation 6 partisane qui caractérise l’histoire
récente du Congrès américain et qui renforce les
risques de blocage. La tâche est encore compliquée par l’essor du Tea Party. Apparu en 2009,
ce mouvement ralliant une partie d’élus républicains méfiants envers le « Big Governement »
conteste les mesures d’assistance sociale voulues
par le président et est franchement hostile au
gouvernement fédéral. D’une manière générale,
l’augmentation exponentielle et corrélative des
moyens d’obstruction parlementaire – filibusters
et motions de clôture – révèle la consolidation
d’une dynamique décisionnelle conflictuelle au
sein du Congrès américain.
À cela s’ajoute un problème de transparence de la procédure législative, question dont
Barack Obama avait fait l’une de ses promesses
électorales, qu’il n’a malheureusement pas pu
tenir. Ce contexte peut conduire à une véritable
4
L’attribution du siège de Ted Kennedy a donné lieu à la victoire
d’un républicain, entraînant la perte de la majorité qualifiée au
profit des démocrates. En 2012, le Sénat comptait 54 démocrates
sur 100.
5
Murielle Mauguin Helgeson, « L’adoption de la loi relative
à la réforme de la santé par le Congrès américain. Décryptage
d’une bataille politique et procédurale », Revue française de droit
constitutionnel, no 91, juillet 2012, p. 641-662.
6
Robert Pildes, « Why the Center Does not Hold: The Causes of
Hyperpolarized Democracy in America », New York University,
Public Law and Legal Theory Working Papers, no 207, août 2010,
p. 5-6.
paralysie du pouvoir fédéral, si le chef de l’exécutif ne parvient pas à obtenir l’appui des parlementaires pour mener à bien sa politique. Ce sont
donc le marchandage et la négociation de voix
qui alimentent le processus décisionnel.
La négociation permanente
Les circonstances politiques actuelles
obligent plus que jamais le président Obama
à négocier chacun des aspects de la politique
qu’il entend mener. Certes, le blocage n’est pas
systématique. En témoigne le consensus obtenu
le 23 mai 2013 au sein du comité judiciaire du
Sénat, de composition bipartisane, à propos
de la modification de la loi sur l’immigration
proposée par le président, dont l’une des dispositions reviendrait à offrir à environ 11 millions
de sans-papiers une régularisation de leur situation 7. Encore faut-il que la réforme soit adoptée
par l’ensemble du Sénat et par la Chambre des
représentants.
De manière générale, c’est le conflit
qui caractérise les rapports entre le président
et le Congrès. En témoigne le refus du Sénat,
en décembre 2012, d’entériner la nomination
de Susan Rice à la tête du département d’État
pour remplacer Hillary Clinton. Ce refus tient
essentiellement aux fortes critiques adressées
par les parlementaires républicains à l’encontre
de Susan Rice qui avait émis des doutes sur la
nature terroriste des attaques menées contre le
consulat américain de Benghazi en Libye. Cette
décision symbolise le poids de la polarisation
croissante sur le fonctionnement des institutions fédérales.
Outre la question des nominations, ce sont
les réformes législatives qui peuvent susciter un
blocage complet. Ainsi en est-il de la réforme
sur les conditions du port d’arme aux ÉtatsUnis que B. Obama avait annoncée après la
tuerie de Newtown à la fin de l’année 2012. Le
17 avril 2013, l’amendement proposé a été rejeté
par le Sénat, où les démocrates sont pourtant
majoritaires, ce qui a conduit le président à
évoquer un « jour de honte pour Washington ».
7
Sous réserve de leur présence sur le territoire des États-Unis depuis
treize ans, d’absence d’aide sociale et d’absence de délit majeur.
Mais le plus grand défi actuel pour le fédéralisme est peut-être l’adoption du budget de l’État.
La question de la dette de l’État fédéral révèle
pleinement l’état des luttes partisanes et la difficulté des négociations entre le Congrès et le
président. Au printemps 2011, la dette publique
dépassant 100 % du produit intérieur brut (soit
14 000 milliards de dollars), le département du
Trésor annonça que le fonctionnement de l’État
était assuré jusqu’au 2 août, date à laquelle le
relèvement du plafond de la dette devait être
assuré par voie législative, sans quoi les ÉtatsUnis se trouveraient en défaut de paiement. Face
à cette situation, les oppositions partisanes se sont
clairement manifestées, les républicains souhaitant une baisse du budget fédéral de 61 milliards
de dollars tandis que les démocrates évoquaient
une baisse de 31 milliards 8. Une véritable menace
de paralysie de l’État s’en est suivie.
Dans ces conditions, l’adoption du budget
pour 2011 a nécessité deux autorisations du
Congrès pour que le financement de l’État soit
assuré. Pour faciliter un compromis, finalement
obtenu le 31 juillet 2011 9, une commission
bipartisane, composée de six élus républicains
et de six élus démocrates, a été établie. C’est à
cette occasion qu’une « clause couperet » – aussi
appelée « mur budgétaire » – fruit d’un accord
entre Barack Obama et le Congrès, a été adoptée
pour éviter la répétition de ce scenario. D’après
cette clause, faute d’accord sur le budget, des
restrictions budgétaires seront automatiquement mises en œuvre dans l’éducation, l’armée,
certains programmes de santé et les transports.
L’objectif est ainsi de forcer les deux
camps au consensus par la crainte de coupes
automatiques dans des domaines que chacun
souhaite voir épargnés. Toutefois, la radicalité
de ce mécanisme suscite des critiques fortes. Le
Fonds monétaire international lui-même s’en est
inquiété, estimant que les coupes adoptées en
mars 2013 auraient un effet négatif sur l’emploi
et l’économie américaine. Cette technique a
8
Le camp démocrate est lui-même divisé entre les partisans de
l’État-providence et les réalistes, prêts à réduire un peu les dépenses
fédérales si les plus hauts revenus sont davantage imposés.
9
Le relèvement du plafond de la dette par étapes a été obtenu.
En échange, le principe d’une réduction des dépenses de
2 000 milliards de dollars sur les dix prochaines années a été acté.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
71
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
Tableau récapitulatif des juges de la Cour suprême (septembre 2013)
Fonction
Nom
Nommé par
Âge
Nomination
Chief Justice (17e)
John G. Roberts
George W. Bush
58 ans
2005
Associate Justice
Antonin Scalia
Ronald Reagan
77 ans
1987
Associate Justice
Anthony Kennedy
Ronald Reagan
76 ans
1987
Associate Justice
Clarence Thomas
George H. W. Bush
65 ans
1991
Associate Justice
Ruth B. Ginsburg
Bill Clinton
80 ans
1993
Associate Justice
Stephen Breyer
Bill Clinton
74 ans
1994
Associate Justice
Samuel Alito
George W. Bush
63 ans
2005
Associate Justice
Sonia Sotomayor
Barack Obama
59 ans
2009
Associate Justice
Elena Kagan
Barack Obama
53 ans
2010
Source : Cour suprême (www.supremecourt.gov).
cependant permis d’obtenir un compromis sur
les conditions de financement de l’État fédéral,
la Chambre des représentants ayant voté pour ce
financement jusqu’en septembre 2013.
La Cour suprême : garante
de l’équilibre institutionnel
fédéral ?
Située au sommet de la hiérarchie du
pouvoir judicaire des États-Unis, la Cour suprême
est chargée de défendre les principes inscrits dans
la Constitution. Garante du principe de séparation
des pouvoirs et de la forme fédérale de l’État, elle
doit en particulier veiller à ce que les lois fédérales
fassent l’objet d’une adhésion des États fédérés.
Bien que ses membres soient traditionnellement
des défenseurs du fédéralisme, cette situation
n’est pas immuable. Leur position peut évoluer
selon les circonstances politiques et factuelles, au
risque de créer des tensions avec les autres institutions fédérales que sont le Congrès et le président.
Une juridiction hautement politisée
La fonction juridictionnelle qu’exerce
la Cour est largement prédéterminée par sa
composition. Ses membres sont nommés à
vie par le président sur avis et après consentement du Sénat. À ce titre, les présidents ont un
poids important puisqu’ils façonnent la Cour en
choisissant les juges en fonction de leur concep72
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
tion du droit, conception qui dépend elle-même
le plus souvent de leur orientation politique.
Aussi aboutit-on depuis longtemps à une forte
politisation de cette juridiction, tradition avec
laquelle Barack Obama n’a d’ailleurs pas rompu.
En nommant Sonia Sotomayor en 2009 10
et Elena Kagan en 2010, le président a maintenu
la division des membres de la Cour suprême en
deux camps : celui des progressistes et celui des
conservateurs. Les premiers réunissent Stephen
Breyer, Ruth B. Ginsburg, Elena Kagan, Sonia
Sotomayor, tous nommés par des présidents
démocrates ; les seconds, nommés par des présidents républicains, incluent Samuel Alito, John
G. Roberts, Antonin Scalia, Clarence Thomas.
Reste le juge Anthony Kennedy, nommé par les
républicains, mais qualifié de centriste. Dans
ce contexte, chaque décision prise par la Cour
suprême est conditionnée par le ralliement d’un
conservateur à la position des progressistes, ou
inversement. C’est donc, là encore, une quête
d’équilibre et un jeu de négociations qui caractérisent le fonctionnement de l’institution fédérale
que représente la Cour.
Bien que cette coloration politique de la
Cour existe depuis de nombreuses décennies,
elle est néanmoins renforcée par la polarisation
10
D’origine hispanique, les arrêts rendus dans sa carrière
antérieure témoignent du soutien de Sonia Sotamayor aux
positions des libéraux. Le Sénat était divisé concernant sa candidature mais sa nomination a été approuvée par 68 voix contre 31.
© Cour suprême des États-Unis / Steve Petteway / 2010
Les neuf juges de la Cour suprême.
accrue qui caractérise la vie politique américaine
ces dernières années. En effet, le rapprochement entre les activités extra-juridictionnelles
de certains juges, comme Antonin Scalia et
Clarence Thomas, et les idées du mouvement
populiste du Tea Party pèse sur les décisions
de la Cour suprême. Le président de la Cour
lui-même, le Chief Justice Roberts, s’est inquiété
de cette tendance et de ses effets néfastes sur le
fonctionnement de la juridiction.
Les mesures souhaitées par le président des
États-Unis passant sous le regard avisé des juges
de la Cour suprême, les rapports entre ces deux
organes peuvent se révéler tendus. On retiendra
à cet égard l’exemple concernant l’appréciation par la Cour du Fair Pay Act de 2009 dans
l’affaire Citizens United v. FEC (2010). La Cour
y a reconnu, au nom de la liberté d’expression,
le droit pour les entreprises de dépenser des
fonds de manière illimitée dans les campagnes
politiques, incluant notamment le droit de
financer directement les spots publicitaires en
faveur d’un candidat. Elle admet donc que les
entreprises privées ne soient plus contraintes de
passer par l’intermédiaire d’un comité d’action
politique. Cette position juridictionnelle a suscité
une vive réaction du président Obama qui n’a pas
manqué de souligner son désaccord avec la Cour
dans son discours sur l’état de l’Union de 2010,
affirmant que cette dernière venait d’ouvrir les
vannes au profit des intérêts particuliers.
Une juridiction protectrice
du modèle fédéral
En s’accordant le droit d’invalider les
lois fédérales 11 et en s’assurant que les juges
des États fédérés appliquent correctement la
Constitution et les lois fédérales 12, elle assure
l’équilibre institutionnel voulu par les pères
fondateurs. Mais la forte politisation de la
Cour et les divers intérêts en jeu ont conduit à
une évolution des positions des juges sur cette
question, en particulier depuis les années 2000,
au point de marquer une rupture dans l’histoire
de la politique jurisprudentielle de la Cour.
11
Voir à ce propos la célèbre décision Marbury v. Madison,
5 U.S. 137 (1803).
12
Notamment par application de la clause de suprématie du droit
fédéral sur le droit fédéré prévue à l’article VI de la Constitution
des États-Unis de 1787.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
73
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
En effet, cette période est marquée par la
présidence du Chief Justice Rehnquist, dont les
idées conservatrices ont mené au développement d’une approche anti-fédéraliste, ou plus
exactement « néofédéraliste », au sein de la
juridiction 13. Elle consiste à justifier un renforcement des pouvoirs des États fédérés au nom de
l’immunité souveraine de ces derniers. Durant
la présidence du juge Rehnquist, entre 1986
et 2005, plusieurs décisions de la Cour suprême
ont révélé cette tendance même si chacune d’elle
a été adoptée à une courte majorité (cinq voix
contre quatre). Ce précédent montre à quel
point la composition de la Cour et sa politisation peuvent influencer l’évolution du modèle
fédéral américain.
Cette querelle n’a pas disparu depuis 2005
même si, à cet égard, Barack Obama s’efforce
de limiter cette position anti-fédéraliste. C’est
d’ailleurs sous son impulsion qu’a été présenté
le 8 septembre 2011 au Congrès un projet de loi
– The American Jobs Act – visant à restreindre
l’immunité souveraine des États fédérés. Il
semblerait en outre que la Cour suprême, dans ses
récentes décisions, confirme son rôle de garant du
fédéralisme. Ainsi, l’analyse par la Cour suprême
de la réforme du système de santé votée par le
Congrès révèle ce retour à la protection de l’État
fédéral. La Cour a reconnu par cinq voix contre
quatre la constitutionnalité de la réforme proposée
en se fondant sur le principe d’après lequel l’État
fédéral a le pouvoir de faire voter l’impôt 14.
De même, dans l’affaire Arizona v. United
States 15, rendue en juin 2012, la Cour devait se
prononcer sur la constitutionnalité de la réglementation relative à l’immigration adoptée
par l’État d’Arizona. Constatant par cinq votes
contre trois 16 que trois des dispositions de la loi
de l’Arizona de 2010 sur les immigrés illégaux
entraient en conflit avec le pouvoir constitu13
François Vergniolle de Chantal, « La Cour Rehnquist et le
fédéralisme aux États-Unis : peut-on parler d’un projet néofédéral ? », Revue internationale de droit comparé, vol. 56, no 3,
2004, p. 571-602.
14
U.S. Supreme Court, The patient protection and affordable
care Act cases, 28 juin 2012.
15
U.S. Supreme Court, Arizona v. United States, 132 S. Ct. 2492
(2012).
16
Le juge Elena Kagan n’a pas pris part à la décision.
74
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
tionnel appartenant à l’État fédéral en matière
d’immigration, la Cour a rappelé le nécessaire
équilibre institutionnel entre les pouvoirs respectifs de l’État fédéral et des États fédérés. Il est
à noter que cette décision tient au ralliement du
juge Kennedy au camp progressiste. De son côté,
le juge Scalia, très conservateur, a fait part dans
son opinion dissidente de sa vive opposition à la
décision retenue par la Cour. Il y voit une intrusion inacceptable dans les pouvoirs souverains
de l’État d’Arizona.
Cet exemple témoigne de l’instabilité de la
politique jurisprudentielle de la Cour suprême en
matière de fédéralisme. Une chose est certaine,
les choix de cette institution fédérale sont, au
même titre que la qualité des rapports entre le
président et le Congrès, un élément essentiel de
la préservation du fédéralisme américain. Faute
de parvenir au juste équilibre entre le respect de
la diversité des États fédérés et l’unité que représente le pouvoir central, le fonctionnement de
l’État fédéral s’en trouve affecté.
●●●
Les tensions politiques, la forte polarisation, les blocages décisionnels que connaissent
depuis quelques années les États-Unis augurentils d’une disparition du modèle fédéral ? Il est
certain que le président Obama, dans le contexte
de crise actuel, doit faire face à de nombreux
défis pour éviter une paralysie complète des
institutions américaines. Seules d’âpres négociations, l’adoption de mesures visant à faciliter
le consensus entre les organes fédéraux, et le
soutien de la Cour suprême à une répartition
équilibrée des pouvoirs fédérés et des pouvoirs
fédéraux peuvent garantir la pérennité du
fédéralisme.
Loin d’être nouveau, le débat relatif à une
remise en cause du fédéralisme américain doit
toutefois être relativisé. Fondé sur un paradoxe
originel entre unité et diversité, le modèle fédéral
est vivant, il évolue au gré des circonstances et
doit être ajusté afin de répondre au mieux aux
besoins et aux attentes actuelles d’un peuple
américain dont on sait l’importance qu’il attache
à la préservation des valeurs inscrites dans la
Constitution de la République. ■
´ POUR ALLER PLUS LOIN
Le système éducatif :
une bonne image mais une réalité plus décevante
Contrairement à une idée répandue, le système
éducatif américain présente des résultats ambivalents. Derrière les noms prestigieux de Yale, Harvard
ou Stanford, mondialement connus, les performances de l’enseignement primaire ou secondaire,
de même que celles de nombreuses universités
moyennes ou petites, ont donné lieu ces dernières
années à des constats alarmants. Aux États-Unis,
la réforme du système éducatif est donc plus que
jamais en débat, notamment lors des campagnes
présidentielles.
L’école au cœur de la nation américaine
Depuis les origines de leur démocratie, les
Américains ont beaucoup misé sur leur système
éducatif. Les fondateurs de l’Union estimaient que
l’école devait développer le sens du mérite et nourrir
une élite capable de défendre les idéaux de la
nouvelle République contre toute forme de tyrannie.
Les populations ayant participé à la conquête de
l’Ouest considéraient, quant à elles, l’éducation
comme un levier d’émancipation sociale face aux
élites déjà installées de la côte Est. L’école était
perçue comme garante de l’égalité démocratique.
Durant les premières décennies du XX e siècle,
l’école publique américaine a permis à des millions
d’enfants d’immigrants de « s’américaniser ». Elle
a contribué à former la jeunesse d’un pays qui
est devenu la plus grande puissance mondiale
entre 1900 et 1950. Durant tout le XX e siècle,
chaque génération a atteint un niveau d’éducation
plus élevé que celui de la génération précédente.
En 1900, à peine la moitié des enfants allaient
à l’école et seulement 6 % des jeunes âgés de
17 ans sortaient du lycée. En 1930, environ 30 %
de la population avait été scolarisé jusqu’au lycée
et, en 1950, plus de 50 %. Des années 1950 aux
années 2000, l’enseignement a permis de former
les jeunes aux emplois toujours plus spécialisés et
plus techniques, en particulier après l’avènement
d’une nouvelle révolution de l’information.
Un constat alarmant
À la suite d’un rapport intitulé The Nation at Risk,
qui a appelé en 1983 à un renforcement des
matières académiques fondamentales, les États
ont introduit des normes d’évaluation drastiques
en matière de performance éducative, élaboré des
cursus scolaires plus exigeants et accru les moyens
accordés à l’éducation 1. Un organisme fédéral
a été créé pour s’assurer que les États respectaient les objectifs communs, notamment pour
certains groupes spécifiques d’enfants. En 2002,
l’adoption du No Child Left Behind Act a ensuite
permis aux districts scolaires de mettre en place
une large palette d’innovations : acquisition des
nouvelles technologies, pratiques d’enseignement
innovantes, nouvelles pratiques managériales pour
le corps enseignant.
En dépit de ces mesures, ils ne sont aujourd’hui que
69 % des élèves de lycée à obtenir leur diplôme
de fin d’études chaque année. Les États-Unis,
qui étaient, il y a trente ans, en tête des classements internationaux concernant la qualité et la
quantité d’élèves sortant du lycée, n’occupent plus
que la 18e place sur les 23 pays développés pris
en compte. Chaque année, 1,3 million d’élèves
échouent aux examens de sortie du lycée. Les États
ayant les plus forts taux de diplômés – autour de
80 à 89 % – sont le Wisconsin, l’Iowa, le Vermont,
la Pennsylvanie et le New Jersey. Les États détenant
les plus faibles taux sont le Nevada, le NouveauMexique, la Louisiane, la Géorgie et la Caroline
du Sud. Preuve de la crise du système éducatif
1
The Center for Public Education (www.centerforpubliceducation.org).
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
75
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
aux États-Unis, 14 %, des nouveaux professeurs
du secondaire démissionnent avant la fin de leur
première année d’enseignement, 33 % renoncent
au bout de trois ans et près de la moitié dans les
cinq ans qui suivent leur nomination.
Les nouvelles réformes d’Obama
Le président Obama a lancé en 2009 un ambitieux
programme fédéral, Race to the Top (« Course
vers le sommet »), doté de plus de 4,3 milliards
de dollars, qui récompense les États affichant de
bons résultats en matière d’éducation dans les
écoles primaires et secondaires. 19 États ayant
mis en place ce programme — soit 22 millions
d’élèves et 1,5 million d’enseignants répartis dans
42 000 écoles — ont déjà été financièrement
récompensés. Au total, 46 États ainsi que le district
de Columbia ont souscrit à ce programme, et 34 ont
déjà modifié en profondeur leur politique éducative.
En 2012, le président a aussi lancé une Race to the
Top Competition au niveau des districts scolaires,
soit un investissement de près de 400 millions de
dollars, afin de définir de nouvelles normes d’enseignement et permettre une aide personnalisée aux
élèves en difficulté.
Un autre volet de la politique du président Obama
concerne les classes primaires. Des programmes
spéciaux d’enseignement et de tutorat s’adressent
désormais aux très jeunes enfants en difficulté. Le
président a aussi rappelé sa volonté de voir scolariser le plus tôt possible tous les enfants dans les
écoles maternelles (President’s Preschool for All
Initiatives), et ce dans les 50 États de l’Union.
L’État fédéral a en outre investi plus de 600 millions
de dollars dans le programme Race to the Top – Early
Learning Challenge (RTT-ELC), un nouveau cadre
de promotion de l’apprentissage de la lecture, qui
devrait permettre à terme de mieux coordonner les
actions en la matière dans les 50 États. 35 États,
plus le district de Columbia et Porto Rico, ont
déjà mis en œuvre des programmes novateurs en
ce sens dans les écoles maternelles. Les États de
76
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
Washington, de Californie, du Minnesota, de l’Ohio,
de Caroline du Nord, du Maryland, du Delaware, du
Massachusetts et de Rhode Island ont reçu plus de
500 millions de dollars de subventions fédérales, et
le gouvernement fédéral a annoncé que l’Oregon,
le Nouveau-Mexique, le Wisconsin, le Colorado et
l’Illinois recevraient en 2013 quelque 133 millions
de dollars supplémentaires.
Près d’un million d’enfants de moins de 5 ans
profitent aussi désormais du programme Head
Start qui permet aux enfants les plus défavorisés
de bénéficier de consultations médicales gratuites
à l’école maternelle. Le gouvernement fédéral
s’apprête à étendre le système Head Start à tous
les États de l’Union.
L’enseignement supérieur peut compter sur
quelques grandes universités mondialement
connues qui bénéficient d’un brain drain international. Cette réalité cache toutefois la grande
faiblesse des moyennes et des petites universités.
Le système est également très critiqué en raison de
son coût exorbitant et surtout du niveau d’endettement que le système génère pour les étudiants
(1 000 milliards de dollars en 2012, soit le premier
poste d’endettement des étudiants et de leur
famille). Les États-Unis n’occupent plus que le
9e rang mondial pour la part des jeunes inscrits à
l’université, et même le 16e rang pour les jeunes
adultes de 25 à 34 ans étudiant en cycle long, ce
qui les situe largement derrière la Corée du Sud, le
Canada ou le Japon.
Le président Obama s’est donc engagé pour 2020 à
remédier à cette situation, en redonnant aux ÉtatsUnis la première place mondiale pour le pourcentage de jeunes inscrits à l’université. Dans son
discours sur l’état de l’Union de 2013, il a aussi
déclaré vouloir augmenter les bourses des étudiants
du College et inciter les responsables des universités à diminuer le montant des droits d’inscription.
Michel Goussot *
* Maître de conférences à Sciences Po Paris.
Répartir les pouvoirs
entre État fédéral et États
fédérés : les arbitrages
de la Cour suprême
Louis Aucoin *
* Louis Aucoin
est directeur du Programme de
maîtrise en droit international
Le système fédéral américain a toujours suscité
beaucoup d’intérêt. Nombre de différences, voire
Diplomacy de la Tufts University,
Medford (Massachusetts)
de contradictions, existent entre les droits des États
aux États-Unis*.
fédérés sur des questions aussi importantes que le
mariage homosexuel ou la peine de mort. Rien de bien
surprenant à cela puisque, dans la Constitution américaine, les pères
fondateurs sont volontairement restés ambigus sur la répartition
des compétences entre État fédéral et États fédérés. Dans ces
conditions, la Cour suprême est conduite à jouer un rôle essentiel.
Les fluctuations de sa jurisprudence s’inscrivent à l’intérieur
de certaines constantes.
à la Fletcher School of Law and
Il y a presque deux cents ans, Alexis de
Tocqueville notait : « Aux États-Unis, il n’est
pas une question politique qui ne devienne, tôt ou
tard, une question judiciaire 1. » Dans le système
américain de common law, ce sont les tribunaux
qui font très souvent le droit. Les décisions de
la Cour suprême ont notamment apporté à de
nombreuses reprises des réponses aux multiples
dilemmes opposant les États au pouvoir fédéral
au sujet de la détermination de leurs prérogatives
respectives.
*
Cette contribution a été traduite de l’américain par Gabin
Chevrier.
1
Craig R. Ducat, Constitutional Interpretation: Powers of the
Government, vol. 1, Wardsworth, Stamford, 10e éd., 2013, p. 57.
La Constitution
Plusieurs articles de la Constitution américaine font expressément référence au fédéralisme, dont certains sont très souvent repris par
la jurisprudence. Ainsi, l’article I, section 8,
énumère les pouvoirs explicites (enumerated
powers) du gouvernement fédéral. De nombreux
travaux universitaires ont analysé la nature du
système fédéral américain au prisme de cet
article – longtemps présenté comme la clef de
voûte du compromis entre États fédérés et État
central –, en concluant que le gouvernement
fédéral était un gouvernement aux pouvoirs
limités. Autre référence constitutionnelle allant
dans le même sens, le Xe amendement de la
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
77
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
Constitution (1791) dispose que « les pouvoirs
qui ne sont pas délégués aux États-Unis par la
Constitution, ni refusés par elle aux États, sont
réservés aux États ou au peuple ».
Une interprétation rapide de ces textes
pourrait laisser penser que les États fédérés et le
peuple se taillent donc la part du lion pour l’attribution des pouvoirs. D’autres éléments attestent
néanmoins de la réalité d’un pouvoir central
beaucoup plus solide.
L’article I de la Constitution apporte déjà
une limite importante aux prérogatives des
États, puisque sa section 10 indique « qu’aucun
État ne pourra être partie à un traité, à une
alliance ou à une Confédération ». La conduite
des affaires extérieures appartient clairement et
exclusivement au pouvoir fédéral. Qui plus est,
la liste des pouvoirs de l’État fédéral énumérés
dans la section 8 de l’article I précité inclut dans
une troisième subdivision celui « de réglementer
le commerce avec l’étranger, entre les différents
États de l’Union et avec les tribus indiennes »
(clause dite de commerce). Lui est également attribué dans la même section le pouvoir
« de faire toutes les lois nécessaires et appropriées (necessary and proper clause) à la mise
en œuvre des attributions ci-dessus énoncées et
de celles conférées au gouvernement des ÉtatsUnis, à ses administrations ou à ses agents par la
présente Constitution ».
De par leurs possibilités d’interprétation
très larges, ces deux dispositions contredisent
donc l’idée d’un pouvoir central limité. Tout
comme la célèbre clause de l’article VI de la
Constitution qui précise que : « La Constitution
et les lois des États-Unis qui serviront à son application et tous les traités déjà conclus sous l’autorité des États-Unis constitueront la loi suprême
du pays ; ils s’imposeront aux juges de chaque
État, en dépit de toute disposition contraire dans
la Constitution ou les lois de l’État. » L’ensemble
de ces clauses confère des pouvoirs dits implicites à l’État fédéral.
À côté de ces dispositions constitutionnelles, il convient de rappeler que la tradition a
également joué un rôle significatif dans la répartition des pouvoirs. Il a ainsi été très tôt acquis
78
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
que « les États fédérés américains ont toujours
fait davantage que de gérer les affaires courantes
des États-Unis. Leurs lois régulent toujours la
naissance et la mort, le mariage et le divorce, le
crime et sa répression, l’achat et la vente d’une
propriété. Ils gèrent l’éducation, les prisons, les
autoroutes, la santé, la protection environnementale, les entreprises et les professions libérales » 2.
Aux origines du fédéralisme
L’une des décisions les plus célèbres de
la Cour suprême, l’arrêt Barron v. Baltimore
de 1833, a fait un temps pencher la balance en
faveur des États fédérés. La Cour suprême a en
effet alors décidé que les droits contenus dans
le Bill of Rights – qui incluent les dix premiers
amendements de la Constitution protégeant les
droits fondamentaux – ne concernaient que le
gouvernement fédéral et ne contraignaient pas
les États fédérés. En rendant l’avis de la Cour,
son président, John Marshall, déclara : « La
Constitution a été établie par le peuple des
États-Unis et pour lui, pour son propre gouvernement, et non pour le gouvernement de chacun
de ses États. »
En limitant le champ d’application de la
Constitution et plus particulièrement du Bill of
Rights, cet arrêt donna l’impression de limiter la
mise en œuvre des droits fondamentaux au seul
gouvernement central, qui apparut dès lors juridiquement démuni pour s’attaquer au problème le
plus crucial de son époque, l’esclavage.
D’autres arrêts de la Cour suprême,
antérieurs à la guerre de Sécession, sont au
contraire allés dans le sens de l’accroissement
significatif des prérogatives du pouvoir central.
Dans l’affaire McCulloch v. Maryland de 1819,
le gouvernement fédéral s’est vu reconnaître des
pouvoirs implicites, en l’occurrence la liberté
d’engager les moyens nécessaires pour atteindre
les buts qui lui sont assignés par la Constitution,
avec les seules limites que la Constitution lui
fixe. En l’espèce, l’État fédéral se vit reconnaître le droit de créer une banque. À cette
2
David Brian Robertson, Federalism and the Making of America,
Routledge Press, Londres, 2012, p. 1.
Dans l’arrêt Gibbons v. Ogden de 1824,
la Cour offrit une définition large de la clause
de commerce en reconnaissant que les États
n’avaient aucun pouvoir de contrôle et de limitation du commerce interétatique, puisque celui-ci
était du ressort exclusif du Congrès. En l’espèce,
les juges déclarèrent que la loi de l’État de New
York était inconstitutionnelle, car elle empiétait sur le pouvoir conféré au Congrès des ÉtatsUnis. En l’autorisant à contrôler le commerce
entre États fédérés et le commerce des États-Unis
avec les nations étrangères, la Cour décida que
la loi fédérale s’imposait en ce domaine. Cette
décision, qui va dans le sens d’un pouvoir fédéral
étendu, fut suivie d’un grand nombre d’arrêts
similaires. Procédant d’une lecture particulièrement extensive de la clause de commerce, ils ont
servi de fondement aux mesures de régulation de
l’État fédéral.
L’affaire Gibbons v. Ogden fut systématiquement citée comme la toute première reconnaissant le caractère « préemptif » du pouvoir
fédéral. Le principe de préemption a ainsi été
défini : « La Cour suprême a cherché pendant
de nombreuses années comment déterminer
le principe selon lequel la loi fédérale devait
s’imposer lorsqu’il y avait une “collision” avec
celle des États. Dans de très nombreux cas,
elle a adopté une vision large du sujet, suggérant simplement que, lorsqu’il réglemente
un domaine, le Congrès devait être considéré
comme l’ayant préempté, marquant ainsi que
les États ne devaient pas réglementer ce même
domaine 4. »
3
Voir Sotirios A. Barber, The Fallacies of States’ Rights, Harvard
University Press, Cambridge, (Massachusetts), 2013, p. 66.
4
Jonathan D. Varat, William Cohen et Vikram D. Amar,
Constitutional Law: Cases and Materials, Foundation Press,
New York, 13e éd., 2009, p. 386-387.
© Bibliothèque publique de l’État de Virginie
occasion, le juge en chef Marshall déclara que la
création d’une banque était sous-entendue dans
la formulation « nécessaires et appropriées » de
la section 8 de l’article I précité. Depuis cette
célèbre décision, l’approche tendant à reconnaître la suprématie des lois fédérales sur les
lois des différents États est dite « fédéralisme
marshallien » 3.
John Marshall (1755-1835), quatrième président de la Cour suprême, a joué
un rôle essentiel dans la rédaction et l’interprétation de la Constitution
américaine.
Après la guerre
de Sécession
La guerre de Sécession a eu des conséquences significatives sur l’évolution de la
question. L’élément le plus important de l’aprèsguerre a été l’adoption des XIII e, XIV e et
XVe amendements. Le XIIIe amendement a aboli
l’esclavage dans tout le pays et le XVe garantit
le droit de vote à tous les citoyens, quels que
soient « la race, la couleur ou un état antérieur
de servitude ». Quant au XIVe amendement, il
a apporté une réponse à la question soulevée
par la Cour suprême dans l’affaire Barron
v. Baltimore de 1833, en stipulant expressément qu’« aucun État ne pourra édicter ou appliquer une loi quelconque limitant les privilèges
ou les immunités des citoyens des États-Unis ;
aucun État ne pourra priver quiconque de sa
vie, de sa liberté ou de sa propriété, sans procédure légale régulière [Due Process], ou dénier
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
79
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
➜ FOCUS
La répartition des pouvoirs dans le fédéralisme américain
On retrouve dans la Constitution américaine de 1787 une division bipolaire
des pouvoirs, concédant des compétences d’attribution au Congrès,
et reconnaissant une compétence
résiduelle aux États. En effet, on attribue
des delegated powers au gouvernement central. Ceux-ci se divisent en
trois catégories :
– les pouvoirs explicites (art. I,
section 8). On parle des enumerated
powers.
La délégation de pouvoir la plus importante en temps de paix, mis à part
le droit au Due Process et l’Equal
Protection Clause du XIVe amendement, est indubitablement celle tenant
au pouvoir de réguler le commerce
(Commerce Clause) ;
– les pouvoirs implicites (art. I,
section 8, clause 18). Il est fait référence
à cette clause sous la désignation
classique de « necessary and proper
clause ». Cette dernière autorise le
Congrès à voter toute loi qui s’avérerait
nécessaire et appropriée pour mener à
bien les fonctions qui lui ont été dévolues
en vertu de l’article I section 8 ;
– les pouvoirs inhérents, consubstantiels à l’existence et au fonctionnement
même des instances fédérales.
Parallèlement, et de manière résiduelle,
les États fédérés ont des pouvoirs dits
réservés, en vertu du Xe amendement
qui dispose que « les pouvoirs qui ne
sont pas délégués aux États-Unis par
la Constitution, ni refusés par elle aux
États, sont conservés par les États
respectivement ou par le Peuple ».
Enfin, les pouvoirs concurrents, ou
partagés, appellent à une analyse
plus casuistique qui doit mesurer la
pertinence et l’opportunité de l’intervention de l’un ou l’autre des niveaux,
au vu de la nature et des enjeux de la
question.
à quiconque relevant de sa juridiction l’égale
protection des lois ». Cette dernière disposition
fournit un fondement solide aux interprétations
à venir de la Cour suprême sur l’égalité et la
non-discrimination 5.
La Cour suprême avait jugé dans l’arrêt
Barron v. Baltimore que le Bill of Rights ne
s’appliquait qu’au gouvernement fédéral et non
aux États fédérés. À partir des années 1920,
une série d’arrêts a interprété les dispositions
du XIVe amendement de façon à incorporer la
plupart des différents droits énoncés dans le Bill
of Rights pour les rendre opposables au gouvernement des États. L’« incorporation » désigne le
processus par lequel les juridictions américaines,
singulièrement la Cour suprême, ont rendu applicables aux États fédérés des droits en vertu de la
clause de garantie de la procédure légale régulière
(Due Process Clause) du XIVe amendement.
5
80
Ibid., p. 747 et suiv.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
Pour organiser la répartition des
pouvoirs, la Constitution a consacré
deux principes. D’une part, les
Denied Powers des sections 9 et 10
de l’article I tracent une frontière
imperméable entre les compétences
qui ne sauraient être exercées par
l’État fédéral au détriment des États,
et inversement les pouvoirs qui ne
pourraient être exercés par les États
en lieu et place de l’État fédéral
(adhérer à un traité par exemple).
D’autre part, la Supremacy Clause,
contenue dans l’article IV, dispose
que le pouvoir fédéral bénéficie d’une
supériorité, et même d’une suprématie, au terme de laquelle le niveau
fédéral devra être préféré en cas de
conflit avec les États fédérés.
Source : Association des présidents des cours
suprêmes judiciaires des États membres de l’Union
européenne (www.reseau-presidents.eu).
Dans la décision Palko v. Connecticut
de 1937, toujours pertinente, la Cour suprême a
opté pour l’incorporation des droits impliquant
« des principes de justice tellement enracinés
dans les traditions et les consciences de notre
peuple qu’ils peuvent être classés comme fondamentaux ». En revanche, cet arrêt n’a pas expressément spécifié quels droits pouvaient être ainsi
caractérisés. La Cour le fit au cas par cas les
années suivantes, se considérant comme arbitre
en la matière.
La tendance à l’incorporation trouvera
son point d’orgue en 1973 avec le célèbre et
très controversé arrêt Roe v. Wade qui a reconnu
l’avortement comme un droit constitutionnel,
invalidant les lois des États le prohibant ou
le restreignant au motif qu’elles violaient
le droit à l’intégrité physique de chaque
citoyenne américaine, garanti par la clause de
garantie de la procédure légale régulière du
XIVe amendement.
© Bibliothèque du Congrès
Inscrit dans le XIVe amendement adopté en 1868, le principe
d’égale protection des lois est le fondement juridique qui permet
de lutter contre les discriminations raciales ou politiques. Ici une
affiche raciste d’une campagne électorale de 1866 en Pennsylvanie.
Les tentatives
de rééquilibrage
Bien que les États fédérés aient pu au fil
du temps étendre leurs pouvoirs à de nombreux
domaines qui ne sont pas mentionnés explicitement dans la Constitution, en prenant tout particulièrement en charge des pans entiers du droit
civil, une vision marshallienne du fédéralisme
a longtemps prévalu. S’appuyant sur une interprétation extensive par la Cour suprême de la
clause des pouvoirs dits nécessaires et appropriés et de la clause de commerce ainsi que par
une limitation des prérogatives des États grâce à
la clause de Due Process du XIVe amendement,
elle a progressivement reconnu au gouvernement
fédéral de très larges pouvoirs implicites.
Plusieurs tentatives ont toutefois été entreprises afin de corriger, voire d’inverser, cette
tendance. Avec son « nouveau fédéralisme » (New
Federalism), le président Richard Nixon décida
d’accroître la marge de manœuvre des États dans
l’exercice de leurs prérogatives, notamment en
leur fournissant une autonomie financière accrue.
Au fil des années, les pouvoirs de l’État fédéral
ne s’étaient en effet pas uniquement accrus d’un
point de vue juridique mais également en termes
budgétaires. Les subventions fédérales accordées
aux États par Washington offraient autant d’incitations financières pour uniformiser au niveau
national des politiques dans des domaines qui
étaient pourtant à l’origine de la seule compétence des États – ainsi pour l’éducation.
Le nouveau fédéralisme de Nixon prévoyait
que le pouvoir fédéral réunisse plusieurs catégories de programmes et remette globalement
les subventions afférentes aux États au lieu de
leur allouer de manière séparée. Ce principe
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
81
DOSSIER
États-Unis : vers une hégémonie discrète
de subventions globales (block grants) devait
permettre aux États une plus grande autonomie
dans l’utilisation des ressources. Nixon défendit
aussi la création d’un programme de partage
général des revenus (general revenue sharing),
c’est-à-dire une aide financière inconditionnelle
remise aux États et aux instances locales. Son
objectif était de revitaliser les gouvernements
à l’échelle des États et des instances locales en
rapprochant la prise de décision de la population,
et de réduire les dépenses administratives liées
au système de subventions existant 6.
Dans l’arrêt National League of Cities
v. Usery de 1976, la Cour suprême décida ensuite
que le pouvoir fédéral ne pouvait pas se prévaloir de la clause de commerce pour intervenir
dans un domaine qui relève des « fonctions
gouvernementales traditionnelles » des États
fédérés – en l’espèce le respect des dispositions
de la loi sur les conditions de travail relatives
au salaire minimum et au paiement des heures
supplémentaires.
En rendant l’avis de la Cour, le juge
Rehnquist déclara : « Cette Cour n’a jamais douté
qu’il existait des limites concernant le pouvoir du
Congrès […] y compris quand il exerce ses pleins
pouvoirs de taxer ou de réguler le commerce,
conférés par l’article I de la Constitution. […] Il
a été reconnu à plusieurs reprises qu’il existe des
prérogatives qui appartiennent à chaque État et
auxquelles le Congrès ne doit pas porter atteinte,
non pas parce que le Congrès pourrait outrepasser son autorité législative en s’emparant du
sujet, mais parce que la Constitution lui interdit
d’exercer son autorité de cette manière. »
Cette tendance ne fit toutefois pas long
feu puisque, dès 1985, la Cour effectua un
revirement jurisprudentiel dans l’affaire Garcia
v. San Antonio Metropolitan Transit Authority.
Revenant expressément sur la décision National
League of Cities v. Usery, elle statua que les États
fédérés ne s’occupent que des pouvoirs qui n’ont
pas été accordés à l’État fédéral. Après un bref
intermède dans les années 1970, cet arrêt a donc
marqué un retour à la perception marshallienne
6
Le New Federalism du président Nixon sera progressivement
démantelé dans les années 1980.
82
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
du fédéralisme, qui avait caractérisé la plupart
des décisions de la Cour suprême depuis l’affaire
McCulloch v. Maryland de 1819.
Vers une nouvelle
tendance ?
L’une des affaires récentes les plus importantes concernant le fédéralisme est l’arrêt United
States v. Windsor, rendu par la Cour suprême le
26 juin 2013. Cette affaire statuait sur la constitutionnalité de la loi fédérale connue sous le nom
de Defense of Marriage Act (DOMA) qui limitait
les droits conjugaux et la reconnaissance de
l’union maritale entre deux personnes au niveau
national aux seuls couples hétérosexuels. Les
juges de la Cour suprême ont estimé, par cinq
voix contre quatre, que la section 3 du Defense of
Marriage Act était contraire à la Constitution en
ce qu’elle privait une partie des Américains des
libertés protégées par le Ve amendement.
Dans cette affaire, l’épouse survivante
d’un mariage contracté entre deux personnes de
même sexe cherchait à être remboursée d’une
taxe fédérale qu’elle n’aurait pas eu à payer
si son statut d’épouse lui avait été reconnu.
Résidentes de l’État de New York, les deux
femmes s’étaient légalement mariées dans
l’Ontario au Canada. À l’époque de leur union,
les mariages homosexuels conclus dans des pays
où ils étaient autorisés étaient aussi reconnus par
la loi de l’État de New York. Tout d’abord, la
Cour a rappelé que, de par l’histoire et la tradition, la définition et les règles du mariage étaient
bien du ressort des États. Elle n’en a pas moins
décidé qu’il était de son rôle d’intervenir afin de
rappeler le principe d’égale protection de la loi
contenu dans le XIVe amendement.
Dans l’affaire Arizona v. United States,
jugée le 25 juin 2012, la Cour suprême eut à
connaître d’une loi adoptée par l’État d’Arizona
visant à enrayer le flux d’étrangers en situation
irrégulière. La loi devait étendre les possibilités de contrôle d’identité et les pouvoirs des
autorités de police locales. Jugeant que cette loi
contrevenait à de nombreuses dispositions contenues dans l’Immigration Reform and Control Act
adopté par le Congrès en 1986, et reconnaissant
ainsi une nouvelle fois le principe de préemption qui accorde la primauté à la loi fédérale
en matière d’immigration, la Cour a suspendu
plusieurs dispositions de la loi de l’État d’Arizona. Plus que sur le fond, l’arrêt de la Cour
repose essentiellement sur des considérations
liées aux répartitions des compétences entre les
États fédérés et le pouvoir fédéral.
Dans l’affaire du National Federation of
Independant Business v. Sebelius de 2012, la
Cour suprême a statué sur la constitutionnalité
du Patient Protection and Affordable Care Act,
communément appelé « Obamacare ». À peine
adoptée, la loi de réforme de l’assurance-maladie
a en effet vu sa constitutionnalité contestée sur
plusieurs dispositions. La Cour suprême devait
se prononcer sur l’obligation faite à chaque
Américain de souscrire, sous peine d’amende,
une assurance-maladie et sur l’élargissement du
programme Medicaid.
L’administration Obama défendit la
constitutionnalité de la loi au motif que les
dispositions contestées relevaient du champ
d’application de la clause de commerce et de la
clause des pouvoirs dits nécessaires et appropriés. Mais c’est sur un autre fondement que
la Cour suprême a admis la constitutionnalité
de la loi, celui de la création d’un nouvel impôt
qui se rattache à la compétence fiscale du
Congrès américain.
En prenant à contrepied aussi bien les partisans de la loi que ses adversaires, cette décision
a ouvert une nouvelle période de spéculation sur
les limites constitutionnelles du pouvoir fédéral.
L’insistance avec laquelle le juge en chef Roberts
a rappelé les limites du pouvoir fédéral pourrait
d’ailleurs influencer la jurisprudence des mois
et des années à venir. En exposant cet arrêt
National Federation of Independant Business
v. Sebelius, il a en effet conclu : « Les auteurs de
la Constitution américaine ont créé un gouvernement fédéral aux pouvoirs limités et ont confié
à la Cour suprême la mission de faire respecter
ces limites. C’est ce que la Cour fait aujourd’hui.
Ce faisant, elle n’exprime aucune opinion sur
la sagesse de la loi sur l’assurance-maladie.
Selon les termes de la Constitution, ce jugement
n’appartient qu’au Peuple. »
●●●
L’histoire de la délimitation des pouvoirs
entre État fédéral et États fédérés telle qu’elle se
dégage des principaux arrêts de la Cour suprême
souligne un certain nombre de constantes. Ainsi,
bien que l’encadrement de l’État fédéral ait été
un fondement du système institutionnel américain, ses pouvoirs ont été significativement
étendus par la Cour, notamment par l’interprétation extensive de la clause de commerce et de
la clause des pouvoirs dits nécessaires et appropriés. Qui plus est, l’interprétation de la clause
suprême (Supremacy Clause) contenue dans
l’article IV de la Constitution a souvent conduit
à l’affirmation d’une supériorité, et même d’une
suprématie, du pouvoir fédéral en cas de conflit
avec les États fédérés – c’est-à-dire à la consécration de la doctrine de préemption.
À travers de nombreux arrêts, il apparaît
aussi que les prérogatives du pouvoir fédéral
et celles des États sont encadrées par l’interprétation des dispositions du Ve amendement
et du XIVe amendement. Dès 1819 et l’affaire
McCulloch v. Maryland, le juge en chef John
Marshall avait annoncé que la question des
lignes de démarcation entre les États et le
gouvernement fédéral serait soulevée continuellement, aussi longtemps que les institutions
américaines existeraient. ■
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
83
Chronique d’ACTUALITÉ
ÉCONOMIQUE
Les « Chroniques d’actualité » ont pour vocation d’ajouter une dimension
plus personnelle et subjective au didactisme volontaire de la revue. Questions
internationales espère ainsi accroître son intérêt et rester fidèle à son
objectif : contribuer à la connaissance comme à l’intelligence des relations
internationales par le public francophone. Les opinions exprimées par les
auteurs relèvent de leur seule appréciation.
> La politique commerciale des
États-Unis au regard de l’entrée
de la Russie dans l’OMC
Le 22 août 2012, la Russie est
devenue le 156 e État membre
professeur émérite.
de l’Organisation mondiale du
commerce (OMC). Prise après
dix-huit années de négociations, cette décision
corrige une profonde anomalie au regard de
l’importance stratégique d’un État membre du G8
et du G20, du Conseil de sécurité et doté de l’arme
nucléaire. En effet, selon la Banque mondiale,
cette adhésion devrait permettre une augmentation annuelle de près de 3 % du produit national
brut (PNB) du pays. L’économie russe bénéficie
désormais de la clause dite de la nation la plus
favorisée, c’est-à-dire qu’elle peut profiter de tout
avantage commercial déjà accordé par un État
membre de l’OMC à un autre. En outre, la Russie
devra faire état d’une plus grande transparence
pour garantir le respect du bon fonctionnement du
commerce international. Cette adhésion pourrait
aussi encourager de nombreux États non membres
à se rapprocher de l’OMC.
Si tous les présidents américains depuis 1992
ont été de fervents défenseurs de cette adhésion,
ils ont dû aussi livrer une bataille contre l’application de l’amendement Jackson-Vanik de 1974,
qui imposait des restrictions dans le commerce
américano-russe et prévoyait des sanctions contre
des fonctionnaires russes. Il a fallu attendre
décembre 2012 pour que le Congrès l’abolisse.
La Russie et les États-Unis ont alors renoncé à la
non-application des règles de l’OMC dans leur
Jacques Fontanel,
84
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
commerce bilatéral. Cependant, cette controverse a provoqué à Washington une réflexion plus
générale sur le rôle de l’OMC et son intérêt pour
les États-Unis.
L’amendement
Jackson-Vanik
Adopté en 1974, l’amendement JacksonVanik entendait limiter les exportations américaines vers les régimes communistes, en
rétorsion au refus des autorités soviétiques
de laisser les citoyens, principalement juifs,
émigrer. Depuis 1992, le Congrès exprimait son
désaveu concernant les pratiques commerciales,
la politique étrangère et le respect des droits de
l’homme en Russie. En 2012, le pays était encore
assujetti aux règles de cet amendement du fait
de sa politique à l’égard de l’Iran et de la Syrie.
Pendant la campagne présidentielle, le candidat
républicain Mitt Romney a même présenté la
Russie comme le « plus grand ennemi politique »
des États-Unis. La guerre froide n’était donc pas
morte. Pourtant, de nombreux pays comme la
Chine, le Vietnam, l’Égypte ou l’Arabie saoudite,
jugés « non libres » par l’ONG Freedom House,
n’ont pas connu de telles réticences de la part du
Congrès américain.
Après l’adhésion de la Russie en août 2012,
les sociétés américaines ont contesté la position du
Congrès en estimant qu’elles risquaient de perdre
des parts de marché si l’amendement JacksonVanik n’était pas aboli. La Russie était alors dans
son strict droit de retirer les bénéfices de son
adhésion à l’OMC aux compagnies américaines.
Les autorités russes ont pourtant déclaré ne pas
avoir l’intention d’appliquer des mesures discriminatoires contre les sociétés américaines, même si
elles pouvaient légalement le faire. Avec le soutien
du milieu des affaires, Barack Obama a donc fait
abolir l’amendement. Dans le même temps, il a fait
adopter le Magnitsky Act, qui permet de prendre
des mesures de rétorsion financière et d’interdire
l’entrée sur le territoire américain aux assassins
de l’avocat fiscaliste russe Sergueï Magnitski et
aux personnes coupables de violation des droits de
l’homme.
Les conséquences
économiques
En 2012, la Russie était le vingtième partenaire économique des États-Unis, mais sa part
ne représentait que 0,5 % du commerce extérieur
américain. Depuis, les échanges se sont développés
en raison de la réduction significative des droits
de douane – de l’ordre de 7 % en moyenne. Les
États-Unis vendent à la Russie des machines industrielles, des véhicules, des avions, de la nourriture
et des instruments médicaux et optiques. Ils lui
achètent du pétrole, du fer, de l’acier, des pierres
précieuses, de l’uranium enrichi et des fertilisants. En 2012, le président de l’Export Council
a estimé que les exportations américaines vers
la Russie devraient plus que doubler dans les
cinq années à venir, notamment dans le secteur
des équipements agricoles, des machines industrielles – du fait de l’obsolescence et de l’usure
considérable des matériels en Russie – et dans
les domaines des services – banques, assurances,
télécommunication, audiovisuel. Comme la Russie
s’est engagée à respecter les règles de la propriété
industrielle – en décembre 2012, elle a signé
un accord avec Washington dans ce domaine –,
le commerce s’effectue dans de meilleures conditions. Désormais, les économies américaine et
1
Sur la base des données de l’OCDE, Perspectives économiques,
n° 93, 2013, Annexe statistique, tableau 47 (www.oecd.org/fr/
eco/perspectives/perspectiveseconomiquesdelocde-annexestatistique.htm).
russe s’inscrivent davantage dans la complémentarité et la collaboration que dans l’affrontement.
Vers un retour
au mercantilisme ?
En 1970, les États-Unis manufacturaient
95 % des produits qu’ils consommaient. De nos
jours, moins de la moitié des produits vendus sur le
territoire américain sont produits aux États-Unis. Le
libéralisme sur lequel repose l’OMC a conduit au
démantèlement des industries américaines et à un
déficit commercial cumulé abyssal des États-Unis,
de plus de 6 000 milliards de dollars depuis 2005 1.
Il s’agit du transfert unilatéral de richesses le plus
important de l’histoire de l’humanité. Au rythme
actuel, c’est près de 18 000 milliards de dollars de
déficit cumulé qui pourraient en résulter à terme.
Le financement des déficits commerciaux et
budgétaires américains est dorénavant assuré par
le Japon, la Chine et la Corée du Sud. L’ouverture
des frontières économiques et commerciales représente donc un problème pour les États-Unis. Leur
puissance ne peut perdurer sans une base industrielle renouvelée. La question du niveau de vie et
celle de la défense du pays se posent aussi clairement. Revenant sur le sacro-saint principe du multilatéralisme, le gouvernement américain semble
donc privilégier les rapports bilatéraux, reposant
sur des facteurs pragmatiques et stratégiques.
L’administration américaine participe fortement aux efforts de promotion des exportations.
Avec la National Export Initiative, Barack Obama
s’est donné pour objectif de doubler les exportations américaines pendant son mandat. L’État
apporte désormais aux entreprises des informations de qualité, des études de faisabilité, de l’assistance à l’exportation, des aides financières. Il a
aussi engagé de multiples négociations en vue
de conclure de nouveaux accords commerciaux.
Au fond, le sentiment mercantiliste commence à
renaître aux États-Unis. Rappelons que le pays qui
a toujours soutenu idéologiquement le libéralisme
de Thomas Jefferson s’est aussi développé, dans
les périodes difficiles, grâce au protectionnisme
d’Hamilton. Au moment où la Russie se pare des
oripeaux du libre-échange, le gouvernement américain admet quelques entorses à ses règles pour
éviter l’effondrement économique que fait craindre
son énorme endettement. ■
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
85
Chronique d’ACTUALITÉ
GÉOPOLITIQUE
> Guerre de Syrie :
les difficultés
d’un règlement global
Qui aurait pu imaginer,
en mars 2011, que la contesgrand reporter international
tation de rue syrienne, fille
au Figaro et essayiste.
de ce qu’on appelait alors
encore le « printemps arabe »,
allait se transformer en guerre
civile, et que ce conflit armé, où seraient utilisées
des armes chimiques, allait faire en deux ans et
demi plus de 100 000 morts et deux millions de
personnes déplacées ? Personne, car, en dépit du
maintien de son gouvernement autoritaire, la Syrie
était devenue, depuis une dizaine d’années, une
sorte de paradis touristique, un havre de paix ayant
accueilli par centaines de milliers les réfugiés
d’un Irak en proie au chaos. Il est vrai que la Syrie
de cette époque jouissait du soutien politique et
financier inconditionnel non seulement de l’Iran,
mais aussi des pétromonarchies sunnites du golfe
Persique. Dans la sphère chrétienne, elle restait
l’alliée privilégiée de la Russie au Levant mais son
maître Bachar al-Assad obtenait parallèlement
de la France l’honneur insigne d’être invité à son
défilé du 14 juillet (2008).
Une fois déclenché le cercle vicieux contestation-répression, Bachar perdit rapidement tous ses
soutiens internationaux, à l’exception de la Russie
et de l’Iran. Les Occidentaux et les membres de la
Ligue arabe jouèrent la chute de Bachar à très brève
échéance. Ils commirent l’imprudence de retirer
leurs ambassades de Damas, dans un geste naïf
de servilité anticipée à l’égard de rebelles qu’ils
voyaient prendre la capitale d’un jour à l’autre. La
Russie, l’Iran et son vassal libanais le Hezbollah,
qui avaient trop à perdre dans cette histoire, défendirent le régime bec et ongles.
Renaud Girard,
Les hésitations de l’Occident
Toutes les prédictions occidentales sur une
chute rapide du régime se révélèrent erronées.
Méditant les échecs répétés de ses interventions extérieures en terres d’islam (Somalie,
86
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
Afghanistan, Irak, Libye), les États-Unis se tinrent
sur une prudente réserve, quant à la possibilité
d’une action militaire de leur part. Le président
Obama fixa une ligne rouge qui ne concernait que
l’usage massif d’armements chimiques. Le gazage
de la population des faubourgs de la Goutha (oasis
à l’est de Damas, contrôlé par la rébellion) le
21 août 2013, suivi par la diffusion sur Youtube
d’images terribles d’enfants suffocant, changea
la donne. Estimant certaine la responsabilité du
régime (sur la base d’enregistrements secrets
d’officiers subalternes), la Maison-Blanche se mit
sur le sentier de la guerre. Mais, à la différence
des guerres précédentes, l’opinion publique ne
suivit pas l’élite politico-médiatique washingtonienne qui brandissait à nouveau la « responsabilité de protéger ». Par indécision ou pour gagner
du temps, Barack Obama annonça une consultation du Congrès.
Alors qu’un vote négatif de la chambre des
Représentants s’échafaudait, le président américain fut sauvé par une initiative russe de dernière
minute, le 9 septembre 2013, proposant le désarmement chimique de la Syrie. Après un marathon
diplomatique entre les ministres américain et
russe des Affaires étrangères, à Genève, les 13 et
14 septembre, un accord fut trouvé : le régime du
président Bachar al-Assad révélerait la liste de ses
stocks d’armes chimiques et procéderait à leur
destruction, sous contrôle international, dans un
délai d’un an.
Dans les premiers jours de la session de
l’Assemblée générale des Nations Unies (ouverte
le mardi 24 septembre), les leaders des trois
puissances du P-3 (le groupe des trois pays occidentaux membres permanents du Conseil de sécurité
de l’ONU) ont rappelé leur volonté de trouver
un accord politique en Syrie. Car ils ont compris
qu’aucune victoire militaire ne viendrait jamais
clarifier la situation politique : le régime n’est pas
prêt d’être éliminé, car les Alaouites, qui sont le
dos au mur, se battront jusqu’à la mort ; il n’est pas
prêt de reconquérir le terrain perdu au nord et à l’est
du pays, en raison du nombre de sunnites ruraux
insurgés, et du soutien dont ils bénéficient à partir
du territoire turc.
La radicalisation
de la rébellion
Les États-Unis, la France et le Royaume-Uni
veulent donc relancer l’idée de ce qu’on appelle
Genève-2, qui est un projet de conférence où les
représentants de l’État syrien et ceux de l’opposition
se mettraient autour d’une table, pour s’accorder
sur la constitution d’un gouvernement de transition.
Mais ce projet ne dépasse pas pour le moment le
stade du vœu pieux, en raison de l’irréalisme des
Occidentaux quant à la composition des différentes
délégations. Du côté du régime, ils exigent un
départ préalable de Bachar des affaires : or, qu’on le
veuille ou non, c’est lui qui incarne l’État en Syrie
et personne d’autre. Du côté de l’opposition, Paris,
Londres et Washington ne veulent entendre parler
que du CNS (Conseil national syrien), présidé par
Ahmad al-Jarba, un homme qui a été reçu au plus
haut niveau dans les trois capitales. Or, ce CNS
souffre cruellement de manque de représentativité
sur le terrain.
Le mardi 24 septembre au soir, les principaux
groupes rebelles sur le terrain ont annoncé leur
rupture avec le CNS et avec sa branche militaire,
l’Armée syrienne libre, dirigée formellement par
le général Selim Idriss. Parmi les treize factions
rebelles ayant rompu avec le CNS, on trouve la
puissante organisation salafiste Ahrar al-Cham ; on
trouve aussi le groupe Liwa al-Tawhid, issu de la
mouvance des Frères musulmans ; on trouve enfin
la Liwa al-Islam, financée par l’Arabie saoudite.
La nouvelle entente inclut la brigade Al-Nosra et
d’autres mouvements se réclamant d’Al-Qaida.
Dans leur communiqué, les treize factions ont
indiqué que la CNS ne les représentait pas et
qu’elles ne la reconnaissaient pas.
Elles ont en outre décidé que, dans la future
Syrie, la charia consituerait « la seule source de législation ». Répondant à une question que je lui posai,
lors d’une conférence de presse le 16 septembre,
sur la nécessité de protéger les chrétiens de Syrie
– notamment après les pillages et les tueries perpétrés au village chrétien de Maaloula, investi par les
rebelles alors qu’il était dépourvu de tout intérêt
stratégique –, le secrétaire d’État américain John
Kerry m’assura que l’opposition lui avait promis
de garder le caractère laïc de l’État. Le problème,
c’est que l’opposition avec laquelle traitent les
gouvernements occidentaux n’est absolument pas
représentative.
On est donc, hélas, encore très, très loin de
Genève-2. De la rencontre du mardi 24 septembre,
à New York, entre les présidents français et iranien,
on comprend que Paris ne mettra plus son veto à
une participation de la Perse à cette conférence de
la dernière chance. C’est un tout petit pas, mais
c’est un premier pas.
Mais si un jour cette conférence se fait, si par
miracle se forme un gouvernement de transition,
ce ne sera en rien la fin des difficultés en Syrie. Il
restera à régler le problème le plus épineux, celui du
désarmement des dizaines de milliers de jihadistes
islamistes à l’œuvre aujourd’hui dans le pays. En
Irak, sept ans d’occupation américano-britannique
ne réussirent pas à débarrasser la Mésopotamie de
ses jihadistes sunnites.
L’ancien ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, préconise la partition du pays. Il est vrai que, le long de la côte
méditerranéenne, s’est déjà constitué une sorte de
réduit alaouite et qu’au nord-est du pays les Kurdes
s’auto-administrent déjà, quitte à se défendre contre
les attaques des katibas (unités combattantes)
islamistes. Mais le problème viendrait du territoire détenu par la rébellion, de la frontière turque à
Alep. Qui pourrait garantir qu’il ne devienne pas un
réservoir à terroristes, comme l’est actuellement la
partie sud de la Somalie ? La très meurtrière attaque
islamiste contre un centre commercial de Nairobi le
21 septembre 2013 a rappelé les dirigeants occidentaux à la prudence.
La perspective d’un règlement global de la
guerre civile syrienne – qui est le prolongement d’un
affrontement plus vaste, celui du monde sunnite
contre l’axe des chiites et autres « hérétiques » –
ne se profile toujours pas à l’horizon. Il n’a aucune
chance de voir le jour, en l’absence d’une intermédiation de l’Iran, qui reste le plus sûr allié régional
du régime de Bachar. Le fait que l’Iran se soit doté
d’un nouveau président, beaucoup plus modéré
et pragmatique que le précédent, le fait que les
dirigeants occidentaux veulent se montrer ouverts à
son égard, constituent, dans ce drame, la seule lueur
d’espoir. „
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
87
» Entrez dans le vif
des débats européens !
Une série qui aborde sans tabou les questions que chacun
se pose sur l’Europe et qui met à mal les idées reçues.
Une approche pluridisciplinaire qui rompt avec le traitement
purement institutionnel de l’Union européenne.
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Française
Questions EUROPÉENNES
La violence politique
en Europe : entre accalmie
et renouveau
Marc Milet *
* Marc Milet
est maître de conférences en science
politique à l’université Panthéon-Assas
Le début du siècle est marqué en Europe par des
mutations significatives de la violence politique, quelles
de sciences administratives et politiques
(CERSA).
que soient ses formes. La menace des séparatismes
violents s’éloigne. Le terrorisme islamiste, bien que
de faible amplitude, a changé de nature. La résurgence du recours
à une violence de négociation vis-à-vis des autorités publiques,
la radicalisation des actions de l’ultragauche et le renouveau de
« croisades morales » portées par l’extrême droite semblent quant à
eux relever d’un processus commun : le sentiment de perte d’emprise.
(Paris II), Centre d’études et de recherches
Les démocraties européennes sont le
terrain d’une multitude d’actions radicales,
propres à des luttes identitaires, sociales, idéologiques ou économiques. Ces actes relèvent de
comportements qui visent à créer des blessures
aux personnes ou des dommages aux biens en
vue de faire triompher une cause ou un intérêt.
Émeutes, attentats terroristes, séquestrations et
saccages jalonnent ainsi l’histoire européenne
récente des conflits infra-étatiques et des mouvements sociaux. Cependant, toute violence sociale
ne relève pas uniquement du champ politique.
Encore faut-il que celle-ci procède d’une attaque
« lancée au sein d’une communauté politique,
dirigée contre le régime politique, ses acteurs
– les groupes politiques en compétition aussi
bien que les représentants du pouvoir » –, ou qui
concerne ses politiques publiques 1. En ce sens,
1
En référence à la définition classique posée par Ted Robert
Gurr, Why Men Rebel, Princeton University Press, Princeton,
1970, p. 3-4.
le hooliganisme, les crimes passionnels ou les
pratiques délinquantes ne rentrent pas dans la
catégorie des violences politiques en tant que
telles.
La frontière n’est toutefois pas si aisée
à déterminer. La nature des émeutes urbaines
qui éclatent de manière cyclique dans les
banlieues des agglomérations occidentales
donne ainsi lieu à des interprétations contradictoires selon qu’elles sont conçues comme
un mouvement spontané ou comme une révolte
porteuse d’un message politique, ne serait-ce
qu’implicite. Pour le reste, le panel est relativement étendu, entre des formes d’action
relevant d’une violence de rupture – à l’instar
des actes terroristes (fondamentaliste, séparatiste, idéologique…) – et celles issues d’une
violence de revendication qui cherche selon des
procédés moins radicaux à peser sur la décision
publique. La première, d’essence révolutionnaire ou contre-révolutionnaire parfois, vise à
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
89
Questions EUROPÉENNES
une transformation profonde de l’ordre social et
politique ou à empêcher les mutations en cours
des sociétés par le recours à l’assassinat ou aux
attentats, là où la seconde résulte d’une volonté
d’infléchir par des formes illégales de protestation des politiques publiques ciblées.
De multiples indices pourraient laisser
penser que s’ouvre en Europe une période de
mutations. Il n’est cependant pas certain que le
recul ou l’augmentation de la violence politique en
soient les seules clés de lecture. Selon les formes
observées, le panorama demeure ambivalent.
Un recul contrasté
de la violence politique
de rupture
Depuis 2007, l’agence européenne de lutte
contre la criminalité, l’Office européen de police
(Europol), publie un rapport annuel sur le terrorisme qui répertorie les actes perpétrés, les arrestations effectuées et les attentats déjoués sur le
continent européen, principalement dans le cadre
de l’Union européenne. La publication périodique de ces statistiques offre un aperçu utile des
grandes tendances de ces dernières années. Si le
risque terroriste a pu être instrumentalisé par les
pouvoirs publics en période de campagne électorale, il n’en reste pas moins que, sur la durée, le
nombre d’actes terroristes répertoriés ne cesse de
décliner. Il est ainsi passé de 580 en 2007 à moins
de 300 en 2009 pour s’établir à 174 en 2011. Un
infléchissement est toutefois survenu en 2012
(avec 219 actes) sans que l’on puisse, pour
l’heure, en évaluer la portée réelle.
L’épuisement du terrorisme
à vocation nationaliste
L’une des explications de ces chiffres
tient pour l’essentiel à l’épuisement des
conflits séparatistes nord-irlandais et basque
qui touchaient l’Ulster, l’Espagne et, dans une
moindre mesure, la France. Le cessez-le-feu
de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) en
août 1994 a précédé un accord politique entre
les élites des communautés protestantes et catholiques d’Irlande du Nord en avril 1998, condui90
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
sant à une résolution institutionnelle du conflit
(accords de Stormont). Le démantèlement de
l’arsenal militaire des principales organisations
terroristes catholiques telles que la PIRA (IRA
provisoire) et l’Armée de libération nationale
irlandaise (INLA), intervenu respectivement
en 2005 et en 2009, a prolongé le processus.
L’annonce en octobre 2011, réitérée
depuis, de l’abandon définitif de la lutte armée
par l’ETA (Euskadi Ta Askatasuna – « Pays
basque et liberté ») laisse à penser qu’un phénomène identique est désormais à l’œuvre en
Espagne. Le constat de la faiblesse des résultats obtenus par la voie violente tranche en effet
avec les prérogatives concédées par l’État central
à des groupements autonomistes qui ont choisi
d’agir par la voie légale comme en Catalogne
ou en Écosse. L’incapacité des mouvements
radicaux à renouveler les références mobilisatrices pour les nouvelles générations explique
sans doute aussi l’épuisement de la cause. Le
vernis marxiste d’ETA ou la lutte coloniale face
à l’occupant britannique brandie en Ulster dans
les années 1970 apparaissent désormais anachroniques à l’aube du xxie siècle.
Le processus d’intégration économique
européen a enfin conduit à un notable accroissement des échanges entre l’Ulster et la République
irlandaise. Les collectivités territoriales ont pu
bénéficier d’une manne financière et d’un canal
d’expression ouvert notamment après la mise en
place au niveau européen du Comité des régions
en mars 1994, à la suite du traité de Maastricht.
Ce bref panorama mérite pourtant d’être
relativisé. La sortie de conflits politiques infraétatiques conduit bien plutôt à une mutation
des formes de la violence qu’à son éradication. La phase de sortie de la violence politique
génère, dans un premier temps, l’apparition de
nouveaux groupements, généralement portés par
un nombre très limité d’activistes radicaux qui
refusent d’abandonner le combat.
En Irlande du Nord, l’année 2009 a ainsi
été endeuillée par les assassinats successifs de
deux militaires et d’un policier, qui ont été revendiqués par deux nouveaux groupes, l’IRA-Continuité et l’IRA-Véritable. Les attentats à la bombe
L a v iolen c e p olit iq u e e n E u ro p e : e n t re a c c a l m i e e t re n o u v e a u
© AFP / Fred Dufour
Les manifestations qui ont eu lieu en France, au
printemps 2013, en marge de l’adoption de la
loi ouvrant le mariage aux couples de personnes
de même sexe ont fait l’objet de nombreux
débordements violents.
ou les assassinats ont fait place à une violence
plus diffuse, moins radicale mais quotidienne,
les ratonnades à la barre de fer ou les incendies
de maisons se substituant à la lutte armée. La
tension communautaire en Ulster n’a aucunement disparu. En témoignent aussi les éruptions
de violence passionnelle de type émeutier qui
échappent au répertoire statistique. Sur fond de
crise économique et de difficultés sociales, les
défilés ou parades des communautés catholiques
ou protestantes à Belfast servent de prétexte
à des confrontations cycliques entre jeunes
Nord-Irlandais.
On assiste enfin à une recomposition des
formes de la violence, qui muent d’une violence
politique vers une violence sociale d’essence
criminelle. La principale dérive consiste en
un basculement des militants de la lutte armée
vers le gangstérisme à travers le développement d’activités crapuleuses. Les militants de
la lutte armée sont dotés d’un véritable savoirfaire, puisque les trafics, les extorsions ou les
braquages sont des pratiques qui ont, durant de
nombreuses années, couramment servi au financement de la cause. La succession de règlements
de compte en Corse en 2012 et 2013 illustre cette
évolution et explique le fort degré « d’actes terroristes » relevé en France par Europol.
La surévaluation du risque islamiste :
la propagation de la doctrine
du « loup solitaire »
Dans un autre registre de violence
politique, le caractère très meurtrier des attentats islamistes de Madrid en mars 2004 puis de
Londres en juillet 2005 ne doit pas occulter le fait
que les actes terroristes fondamentalistes représentent moins de 1 % des attentats commis en
Europe depuis 2006. La perpétration d’assassinats par des jeunes jihadistes ne modifie en rien
la différence entre la perception d’un fort risque
islamiste et la réalité de sa manifestation, sporadique et de faible ampleur.
Des événements dramatiques ont cependant récemment réactivé la thématique du
« nouveau terrorisme », repensée désormais à travers la figure du « loup solitaire ».
L’expression est apparue dans un double
contexte, celui de la tuerie de masse survenue
en Norvège en juillet 2011 par un endoctriné
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
91
Questions EUROPÉENNES
d’extrême droite, Anders Breivik, puis des assassinats à Montauban et à Toulouse de militaires
français et de populations civiles à l’entrée d’une
école confessionnelle juive par un islamiste
français, Mohamed Merah, en mars 2012. La
figure du loup solitaire repose sur l’« autoradicalisation » supposée d’une personne isolée qui
bascule brusquement dans la violence politique
et qui, de ce fait, est difficilement repérable par
les services de renseignement et en charge de la
lutte antiterroriste.
Cette thèse s’inspire d’une doctrine
stratégique développée aux États-Unis au sein
des mouvements activistes d’extrême droite.
L’action terroriste individuelle isolée y est
présentée comme une nécessité opérationnelle
afin de contrer l’efficacité de la violence d’État
et faute d’un soutien populaire suffisant. Louis
Beam, l’un des leaders du Ku Klux Klan, a ainsi
systématisé au début des années 1990 le modèle
d’une « résistance sans chef » (leaderless resistance). Véhiculée à l’origine par les milieux
néonazis, cette thèse se présentait comme
issue de la réflexion d’un officier du renseignement anticommuniste américain au début
des années 1960. Pourtant, la figure du loup
solitaire surévalue l’effet de rupture. L’idée d’un
basculement violent, aussi brutal que soudain,
conduit à négliger l’importance de l’itinéraire
biographique.
Afin de répondre aux critiques d’une
carence d’alerte, les services de renseignement
français ont savamment diffusé la formule dans
les médias après les assassinats de Montauban
et de Toulouse de 2012. Même si l’appartenance initiale de Mohamed Merah à un réseau
islamiste demeure à ce jour sujette à caution, il
est désormais acquis que ce dernier est passé par
des camps d’entraînement au Pakistan. L’univers
familial décrit par l’un de ses frères rend également compte des ruptures et des discours
radicaux qui jalonnent sa jeunesse.
L’autoradicalisation se révèle bien en
cela un processus purement théorique. Même
dans un cas aussi symptomatique que celui du
Norvégien Anders Breivik, le passage à l’acte
fut précédé de contacts avec un environnement doctrinal radical. La violence politique
92
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
naît toujours d’une configuration qui fait intervenir une donnée individuelle mais qui s’agrège
à un contexte. Les attaques récentes ne sont
plus, directement, commanditées de l’étranger.
Mais s’agissant spécifiquement du terrorisme
islamiste, la nouveauté ne réside aucunement dans le type d’action entrepris, aussi
bien les microcellules activistes que les assassinats de militaires isolés sont des pratiques
anciennes du terrorisme. Le véritable changement structurel est perceptible dès les attentats de Londres de 2005 qui ont mis au jour
l’existence d’un terrorisme islamiste d’essence
nationale. Les sociétés occidentales ont alors
découvert qu’elles avaient contribué à produire
leur propre ennemi intérieur, né au sein d’une
population issue de l’immigration extraeuropéenne, parfois diplômé, mais toujours
en quête de repères identitaires 2 et atteint par
la ségrégation 3.
La persistance d’une violence
d’extrême gauche et d’extrême droite
Le risque islamiste en Europe occidentale
est donc surévalué par les médias, qui tendent à
négliger la persistance dans nos sociétés contemporaines d’une violence politique idéologique
émanant de groupuscules d’extrême droite
et d’extrême gauche. Même si celle-ci s’est
amoindrie depuis la fin des années 1970 et le
début des années 1980, elle n’a jamais totalement disparu. Les assassinats et l’usage de colis
piégés par les mouvements de l’ultragauche ont
perduré dans ce qui est défini par les services
de renseignement comme un arc méditerranéen,
entre l’Italie et la Grèce. Depuis la chute de la
dictature des colonels en Grèce en 1974, des
centaines d’attentats orchestrés essentiellement
contre des bâtiments publics ou des intérêts
américains ont ainsi été perpétrés par de petites
organisations anarchistes.
2
Voir Bill Durodié, « Les attentats de Londres du 7 juillet
2005 : un nihilisme made in UK », in Laurent Bonelli, Thomas
Deltombe et Didier Bigo, Au nom du 11 Septembre. Les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme, La Découverte, Paris, 2008,
p. 293-301.
3
Voir Stéphane Beaud et Olivier Masclet, « Un passage à l’acte
improbable ? Notes de recherche sur la trajectoire sociale de
Zacarias Moussaoui », French Politics, Culture and Society,
vol. 20, no 2, été 2002, p. 159-170.
L a v iolen c e p olit iq u e e n E u ro p e : e n t re a c c a l m i e e t re n o u v e a u
S’agissant de l’extrême droite, le maintien
et la résurgence de groupuscules activistes dans
certains pays dépendent de l’état de la représentation politique et de l’existence ou non de
mécanismes susceptibles de canaliser la radicalisation, notamment grâce à l’expression électorale. En ce sens, on a pu opposer la situation
qui prévaut dans les États du nord de l’Europe,
comme la Suède, marquée par le retour d’incitations au meurtre sur Internet et la recrudescence de ventes d’armes, aux contextes
autrichien ou français caractérisés a contrario
par l’implantation électorale de partis politiques
national-populistes.
L’Allemagne a pour sa part connu une
recrudescence d’actes xénophobes meurtriers
en 1991 et en 1992. Plus récemment, à
l’automne 2011, la découverte des agissements
d’un trio néonazi a mis au jour le caractère
politique des assassinats d’une dizaine d’immigrés turcs s’étendant sur plusieurs années. Trois
séries de facteurs sont fréquemment mis en avant
pour expliquer la résurgence de l’extrême droite
activiste dans les Länder orientaux. La nostalgie
d’une partie de la population pour l’autoritarisme de l’ancien système communiste, les effets
économiques et sociaux liés à une phase de
transition dans le cadre de la réunification, enfin,
des valeurs d’extrême droite qui seraient érigées
par certains en un véritable « style de vie ».
Une réactivation de la
violence de négociation
Ce maintien en Europe d’une violence
idéologique meurtrière mais marginale s’accompagne aussi sur plusieurs décennies de l’usage
ordinaire d’une violence de négociation. D’une
bien plus faible intensité, elle se traduit néanmoins
par des attaques cycliques aux biens, et donne lieu
à des confrontations avec les forces de l’ordre.
Cette violence revendicative est l’instrument de
mouvements sociaux, ou d’organisations syndicales, qui en usent afin de faire pression sur les
pouvoirs publics. Elle vise parfois à faire évoluer
la loi au nom de certains impératifs supérieurs,
comme dans le cas des faucheurs d’organismes
génétiquement modifiés (OGM).
La violence des groupes d’intérêt :
localisée et de basse intensité
Un premier constat mérite d’être fait, celui
de la relative tolérance des pouvoirs publics vis-àvis de ce type d’action. La répression se révèle
faible. C’est particulièrement vrai à l’égard des
sanctions pénales infligées aux auteurs d’infractions quand ceux-ci sont des militants syndicaux
représentants de salariés en France. Les pouvoirs
publics opèrent bien en l’espèce un traitement
différencié : en novembre 2008, la menace
supposée d’une ultragauche avait conduit à
qualifier des atteintes aux biens – sabotage sur le
réseau de transports ferroviaires de la SNCF – en
action terroriste.
À long terme, le recul de l’usage de la
violence a été marqué chez certaines catégories
sociales. En France, les violents moments de
revendication des commerçants et des artisans
au milieu des années 1950, puis au début des
années 1970, étaient intervenus dans un contexte
spécifique. Les manifestations émeutières du
mouvement poujadiste ou les séquestrations et
atteintes aux biens de la Confédération intersyndicale de défense et union nationale des
travailleurs indépendants (Cidunati) procédaient
des effets de l’adaptation des petits commerçants et artisans au processus de modernisation
économique.
La délégitimation du recours à la violence
au tournant des années 1970 a également conduit
à une modification des formes d’action des
syndicats agricoles dominants, liée en partie à la
perte de soutien de la presse régionale longtemps
demeurée bienveillante. Les agriculteurs ont
substitué aux actions de pression de la rue une
stratégie de communication appuyée sur l’opinion publique. Elle s’est manifestée en France
par le recours aux distributions gratuites de
produits et par la moisson symbolique faite sur
les Champs-Élysées au début des années 1990.
Pourtant, cette euphémisation globale
des formes d’action des groupes d’intérêt s’est
accompagnée de résurgences d’une violence
politique désormais circonscrite à certains territoires. En Languedoc-Roussillon, le Comité
régional d’action viticole (CRAV) revendique
depuis près d’une quinzaine d’années des attenQuestions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
93
Questions EUROPÉENNES
tats à l’explosif contre des établissements publics
– hôtel des impôts, locaux du ministère de
l’Agriculture – ainsi que des actions commandos
– saccages de grandes surfaces, destructions
de matériel viticole, de radars. Les activistes
refusent le nouveau partenariat engagé entre les
organisations représentatives locales et les entreprises de négoce à la suite des objectifs définis
par l’Union européenne en faveur d’une quête de
marchés à l’exportation.
Cette perte de contrôle se retrouve aussi
dans la légitimation des actions violentes menées
depuis une vingtaine d’années en France par
des collectifs de chasseurs, en Loire-Atlantique,
en Gironde ou encore dans la baie de Somme.
Les incendies de bâtiments administratifs et les
heurts avec les gardes de l’Office national de
la chasse s’y sont succédé. L’usage renouvelé
de la violence dans ce cas est directement lié
à des éléments de socialisation professionnelle
et résidentielle.
Le profil sociologique des chasseurs s’est
modifié depuis plus d’une vingtaine d’années.
La pratique de la chasse a connu un déclassement social. Elle s’est notamment étendue de
plus en plus à des ouvriers habitant en zone
rurale, souvent rompus au bras de fer dans le
cadre de conflits sociaux des bassins industriels voisins. La disqualification sociale de
l’usage de la chasse s’accompagne d’un sentiment de dépossession d’un espace désormais
contesté par les néoruraux ou rurbains et dont
la gestion semble leur échapper, car guidée par
des impératifs définis hors du territoire, notamment par l’Union européenne.
Le renouveau
des contestations sociales radicales
Cette question du sentiment de perte
d’emprise semble tout aussi centrale afin de
comprendre un retour de modes d’action plus
radicaux dans le cadre de récents mouvements
sociaux. Certains débordements survenus en
France lors des manifestations d’opposants à
l’extension par la loi du mariage aux personnes
de même sexe sont liés à l’interaction avec les
forces de maintien de l’ordre ainsi qu’à l’absence
chez les personnes mobilisées d’une tradition
94
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
manifestante – qui a ainsi pu conduire à ne pas
respecter les parcours préalablement négociés
avec les autorités publiques. Un rapprochement peut être fait entre un mouvement relevant
de « croisades morales » 4 et les mobilisations
des salariés : dans le premier cas, le domaine
sociétal est perçu par les populations comme
le dernier champ où l’action publique n’est pas
dominée par les forces économiques et sur lequel
les citoyens ont le sentiment de pouvoir encore
peser ; dans le second, la radicalisation des luttes
sociales est directement liée aux effets des transformations du capitalisme mondial.
La crise économique mondiale consécutive à la crise américaine des subprimes
de 2008, prolongée par celle de la dette souveraine dans certains États de la zone euro, offre
une nouvelle légitimation à la violence. Cette
dernière relève en effet d’une frustration liée
à la perte d’emprise des citoyens à l’égard de
décisions perçues comme injustes – dans le cas
d’entreprises bénéficiaires qui licencient – ou qui
ne peuvent être discutées, faute d’interlocuteur
direct – dans le cadre des plans de restructuration de multinationales, ou des plans de rigueur
étatiques perçus comme imposés de l’extérieur.
Les cinq dernières années sont ainsi marquées
par un retour à des manifestations émeutières en
Grèce et en Espagne.
Il ne faut toutefois pas s’y tromper, la
violence passionnelle éruptive se prolonge
rapidement en une violence de négociation. Car
les conditions structurelles de la crise libèrent
aussi un nouveau registre d’interpellation par
la violence. Ce registre est notamment adopté
par les salariés d’entreprises en liquidation ou
qui procèdent à des plans sociaux. Les actions
radicales menées sont alors perçues comme
une réponse légitime aux violences patronales.
Le recours à la séquestration de cadres d’entreprise ou de PDG est réapparu alors que de
telles pratiques avaient pourtant disparu depuis
la fin des années 1960. Ces séquestrations ont
lieu dans le cadre de conflits sociaux nés de
décisions irrémédiables et gérées en dehors du
4
Voir Lilian Mathieu, « Repères pour une sociologie des
croisades morales », Déviance et Société, vol. 29, no 1, mars
2005, p. 3-12.
L a v iolen c e p olit iq u e e n E u ro p e : e n t re a c c a l m i e e t re n o u v e a u
site industriel, et sur lesquelles les salariés ne
peuvent peser, faute d’une relation directe avec le
véritable décideur.
Loin d’être uniquement passionnelle, l’action collective radicale sert alors en
tout premier lieu à améliorer les conditions
matérielles lors de la sortie de crise. Sous cet
angle, les violences « émeutières » survenues
en Grèce ou en Espagne relèvent de formes de
violence relativement équivalentes. Elles visent
avant tout à peser sur la mise en œuvre des plans
d’austérité. Les violences de rue d’octobre 2012
en Grèce sont ainsi intervenues au moment même
où se tenait le Conseil européen d’automne.
À ce premier mode d’action s’ajoute le
développement d’un nouveau registre d’émancipation par la violence. Celui-ci est particulièrement visible dans le cadre des coups de force
menés par les « black blocs » perçus à tort comme
des mouvements irrationnels de casseurs ou de
délinquants qui viennent piller les magasins lors
des grandes manifestations organisées par les
syndicats traditionnels.
Apparue au début des années 1980 à
Berlin-Ouest, la tactique des regroupements
d’individus masqués et habillés de noir s’est
répandue en marge des manifestations altermondialistes du début de ce siècle. Or, les atteintes
aux biens, contre les symboles du capitalisme
(banques, commerces) et vis-à-vis des forces de
l’ordre, résultent certes d’une violence spontanée
mais également identitaire, en ce qu’elle est
conçue comme un moyen de se réapproprier une
marge d’action afin de quitter le rôle de victime
passive d’un système honni.
●●●
L’aggravation de la crise économique
en Europe va-t-elle se traduire par une intensi-
fication des mobilisations sociales violentes
corrélée à une radicalisation des actions menées
par l’ultragauche ? Le risque naît de l’existence
d’un terrain favorable dans deux pays au passé
agité : l’un, l’Italie, en raison à la fois de son
passé fasciste, qui peut servir de contre-référent
mobilisateur, et de la période dite « des années de
plomb », l’autre, la Grèce, du fait des défaillances
de l’État de droit.
L’Europe n’est dès lors pas à l’abri des
effets d’interaction entre les forces de maintien
de l’ordre et les groupes mobilisés qui sont
l’un des plus puissants terreaux de la violence
politique. Pour autant, le scénario d’une contagion de grande ampleur semble pour l’heure peu
probable. Les mobilisations ouvrières violentes
ne réunissent souvent qu’une faible minorité.
Quant aux mouvements de l’ultragauche, ils
s’inscrivent bien désormais dans le registre de
la quête d’autonomie par l’usage d’une violence
sporadique, éphémère, essentiellement démonstrative et émeutière. À l’inverse de la lutte
armée des années 1970, ces micro-mobilisations émancipatrices contreviennent à un idéal
de violence révolutionnaire. ■
Bibliographie
●
Xavier Crettiez et
Laurent Mucchielli (dir.), Les
Violences politiques en Europe,
La Découverte, Paris, 2010
Isabelle Sommier, La
Violence révolutionnaire, Presses
de Sciences Po, Paris, 2008
●
● Sydney Tarrow et Charles
Le passage par la
Tilly, Politique(s) du conflit. De
violence en politique, dossier la grève à la révolution, Presses
Cultures et Conflits, no 81-82,
de Sciences Po, Paris, 2008
printemps-été 2011
●
Élise Féron, Abandonner la
violence ? Comment l’Irlande
du Nord sort du conflit, Payot,
Paris, 2011
●
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
95
Questions EUROPÉENNES
Pologne : vers un nouveau
modèle de développement
économique et territorial ?
Gilles Lepesant *
* Gilles Lepesant
est géographe, directeur de recherche
au Centre national de la recherche
scientifique (Géographie-Cités –
UMR 8504, Paris).
Au-delà de son incontestable réussite économique, la
Pologne doit relever un certain nombre de défis pour ne
pas être confinée durablement à un rôle d’espace
périphérique de l’Union européenne.
La croissance des disparités infranationales, la recomposition des
espaces urbains et l’impact des investissements étrangers exigent
en effet une modernisation des institutions polonaises et une montée
en gamme de l’appareil productif du pays.
La séquence ouverte en 1989 constitue pour
l’Europe centrale une double rupture, non seulement avec la période communiste mais également
avec la longue durée dans la mesure où les pays
de la région ont pu satisfaire pour la première fois
leurs aspirations identitaires tout en s’intégrant
librement dans une union politique et économique.
La fragmentation réclamée par l’affirmation des
nations est allée de pair avec cette intégration
dans un espace plus vaste que l’économie exige.
Depuis, un rattrapage a été engagé. Il est d’ores et
déjà effectif dans plusieurs régions capitales.
Afin de conjurer leur statut de périphérie,
fût-ce de l’Ouest plutôt que de l’Est, les États
d’Europe centrale ne peuvent limiter leur
ambition à « rattraper l’Ouest » à l’aide d’une
remise à niveau de leurs infrastructures financée
par les fonds structurels. Le fait que les cinq
principaux bénéficiaires de la politique de
cohésion dans l’Union européenne à 15 1 aient
1
Les 15 États membres de l’Union européenne avant l’élargissement de 2004.
96
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
été les principales victimes de la crise économique actuelle suffit en effet à rappeler qu’une
telle orientation ne garantit aucunement un
développement pérenne.
Une articulation optimale entre cette
politique et les initiatives des acteurs nationaux en matière de formation, d’innovation et
de gouvernance s’impose donc. Unique État
membre à ne pas avoir connu la récession durant
la crise, la Pologne n’échappe pas à ce défi.
Intégration à l’espace
économique européen
Des résultats macro-économiques
flatteurs
La crise financière née en 2008 s’est
apparentée pour l’Europe centrale au choc subi
au début des années 1990 lorsque les marchés
soviétiques furent perdus et l’économie de
marché introduite. Les capitaux étrangers, dont
l’afflux contribuait au financement de l’éco-
Pologne : v er s un n ouv ea u m od èle d e d év e l o p p e m e n t é c o n o m i q u e e t t e r ri t o ri a l ?
nomie, refluèrent soudainement. Les économies
tournées vers l’Europe occidentale et très spécialisées – par exemple dans l’industrie automobile – ont été pénalisées entre février 2008 et
février 2009. La valeur des exportations de
l’Union à 10 2 a ainsi chuté de 27 % – sans parler
de l’éclatement de bulles immobilières dans
certains pays de la région.
L’Europe centrale a cependant démontré
des capacités de résilience. En 2008, la croissance de 8 des 10 États de la région dépassait la
moyenne européenne (Union à 27). Au plus fort
de la crise, un seul pays de la région enregistrait
un taux de croissance supérieur à cette moyenne,
la Pologne. Toutefois, dès 2011, la « hiérarchie »
antérieure à la crise s’imposait de nouveau. Neuf
pays connaissaient une croissance plus flatteuse
que la moyenne européenne. La crise n’a donc
pas stoppé le processus de rattrapage de l’Europe
centrale. Certains pays, comme la République
tchèque ou la Slovénie, ont atteint en 2012 un
niveau de développement équivalent à celui du
Portugal ou de la Grèce et aucun pays d’Europe
centrale n’est, en pourcentage du PIB, aussi
endetté que la France.
Au cours de la période 2008-2012, la
Pologne a échappé à la récession et a connu des
taux de croissance systématiquement supérieurs
à ceux de l’Union à 27. Le revenu par habitant en
parité de pouvoir d’achat était en 2000 de l’ordre
de 47 % de celui de l’Union à 27. En 2012, il
était de 59 %. Durant la crise, des mesures
budgétaires et l’afflux des fonds européens ont
aidé à préserver la croissance. La reprise économique apparue depuis le premier semestre 2013
ne saurait occulter les défis auxquels l’économie polonaise est confrontée. Caractérisée
par un émiettement des exploitations, l’agriculture doit poursuivre sa modernisation, de même
que certains secteurs industriels traditionnels.
Dépendante de ses exportations vers l’Union
européenne, la Pologne doit se diversifier et
2
Les 12 États ayant rejoint l’Union européenne en 2004 et 2007,
moins Chypre et Malte.
3
Le Dialogue Europe-Asie (Asia Europe Meeting, ASEM) de 2012
fut en outre mis à profit par le Premier ministre polonais Donald
Tusk pour diversifier les relations entre la Pologne et l’Asie, grâce
notamment à des entretiens bilatéraux menés avec les Premiers
ministres de Thaïlande, du Japon, de Chine et de Corée du Sud.
préserver la demande intérieure (elle constitue
le plus grand marché d’Europe centrale) sans
pour autant fragiliser ses finances publiques et
compromettre son objectif de rejoindre à terme
le cœur du projet européen : la zone euro.
La diversification en marche
Dans sa modernisation et sa gestion de la
crise, la Pologne a pu compter sur l’Allemagne,
de loin le premier partenaire commercial du
pays depuis les débuts de la transition (25 % des
exportations, 21 % des importations en 2012).
Une diversification s’opère néanmoins, au profit
de l’Europe de l’Est et de l’Asie.
Les relations avec les voisins d’Europe
centrale et baltique se sont intensifiées. Mais
les voisins proches de la Pologne, ceux dont
elle promeut le rapprochement avec l’Union
européenne – l’Ukraine en particulier –, comptent
toujours aussi peu. Le vaste marché ukrainien
n’a jamais absorbé plus de 3 % des exportations
du pays depuis 1989 et le rôle de la Biélorussie
est encore moins significatif. À l’échelle des
régions frontalières, les interactions sont également limitées. Longtemps marginales au sein
des différents empires dont elles ont relevé par le
passé, les régions rurales de l’Ukraine occidentale côtoient en effet des régions polonaises
qui figurent parmi les moins développées de
l’Union européenne. En revanche, la Russie était
en 2012, en raison des fournitures d’hydrocarbures, le deuxième importateur mais surtout un
marché prometteur, devenu aussi important que
le marché français.
Au-delà de l’Europe, une diversification vers l’Asie s’est opérée dans le contexte
d’une hausse massive des importations en provenance de Chine qui, en 2012, était devenue le
troisième importateur de la Pologne – pour un
montant plus de deux fois supérieur à celui des
biens importés de France – grâce aux secteurs
de l’électronique, de la téléphonie, du luminaire,
du textile ou encore de la chaussure. La visite
du Premier ministre Wen Jiabao à Varsovie en
avril 2012 – la première d’un chef de gouvernement chinois depuis 1987 – fut l’occasion pour
les autorités polonaises de plaider en faveur d’un
rééquilibrage des échanges 3 et d’encourager une
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
97
Questions EUROPÉENNES
hausse des investissements chinois. Fin 2011, la
Chine n’avait investi que 265 millions de dollars
en Pologne – la Pologne investissant deux fois
moins en Chine.
En la matière, la présence japonaise est
plus affirmée – fin 2011, le montant total des
investissements japonais en Pologne s’élevait
à 1,6 milliard de dollars – et s’inscrit davantage dans une approche à long terme. Dès les
années 1990, les investissements importants
se sont accompagnés d’une intensification
des échanges culturels – avec, par exemple, la
création en 1994 du centre Manggha, un musée
d’Arts et de Techniques, à Cracovie. Plus d’une
centaine d’entreprises coréennes étaient en outre
implantées en Pologne fin 2012, principalement
dans les secteurs de l’automobile et de l’informatique. Le Centre de soutien aux investissements coréens, établi à Varsovie, les assiste
depuis 2010.
À l’avenir, le poids de la Chine devrait
se renforcer dans le contexte d’une montée en
puissance de l’investissement chinois à l’échelle
européenne 4. Certes, les investissements chinois
à l’étranger n’ont pas dépassé un milliard de
dollars par an entre 2004 et 2008, mais ils ont
atteint 3 milliards en 2009 et en 2010 puis environ
10 milliards en 2011 5. Cette évolution s’inscrit
dans la stratégie chinoise d’internationalisation
(« zou chu qu ») qui vise l’accès à des technologies, à des marques, à des ressources naturelles
et participe d’une diversification des réserves
de change. En Europe centrale et orientale, les
acteurs chinois tendent à se focaliser sur les infrastructures et sur les projets de construction de
nouveaux sites (greenfield). En 2012, à Varsovie,
le Premier ministre Wen Jiabao a indiqué que
l’objectif de la Chine était de doubler ses échanges
avec l’Europe centrale et orientale d’ici à 2015 6
et de renforcer l’investissement chinois dans les
secteurs des infrastructures, de la haute technologie et des industries vertes.
4
Au premier trimestre 2012, l’Europe a absorbé à elle seule
83 % des investissements chinois effectués à l’étranger et non liés
à l’exploitation de matières premières.
5
China Invests in Europe Patterns, Impacts and Policy
Implications, Rhodium Group, juin 2012.
6
« China Wants More Trade With Central and Eastern Europe »,
Financial Times, 26 avril 2012.
98
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
Une croissance
des disparités territoriales
La convergence des territoires
à l’épreuve de la crise
À l’échelle régionale, le PIB par habitant
oscillait en Europe en 2009 entre 6 400 euros
en parité de pouvoir d’achat (27 % de la
moyenne de l’Union à 27) dans la région de
Severozapaden en Bulgarie à 78 000 euros
(332 % de la moyenne) dans la région de
Londres, soit un rapport de 1 à 12 7. Dans
l’ensemble de l’Europe centrale, le processus
de rattrapage est à l’œuvre à l’échelle nationale.
Il s’est toutefois accompagné d’une aggravation
des inégalités à l’intérieur des États.
En Pologne, les quatre régions les plus
développées en 2004 sont celles dont le PIB
par habitant a le plus progressé jusqu’en 2009.
Elles ont ainsi comblé une partie de leur retard
par rapport aux régions européennes les plus
riches tout en prenant de la distance par rapport
aux autres régions polonaises. En revanche, le
marché du travail n’a pas renoué avec les taux
de chômage que le pays connaissait en 2004.
Dans toutes les régions, ces taux sont inférieurs
à ce qu’ils étaient l’année de l’intégration dans
l’Union européenne. La décrue a néanmoins
été limitée dans le cas des régions rurales de la
Pologne de l’Est.
L’opposition classique entre une Pologne
perçue comme avancée et une Pologne de
l’Est se retrouve dans la géographie des PIB
régionaux. Les régions occidentales du pays
ont tiré profit de leur tradition industrielle et
de leur proximité avec les donneurs d’ordre
allemands. En revanche, le Nord-Ouest peine à
surmonter la restructuration des vastes exploitations agricoles héritières des fermes collectives
d’autrefois. Le port de Szczecin est quant à lui
confronté pour la desserte de son hinterland à la
concurrence des ports allemands et de Gdansk.
De même, le Nord-Est peine à attirer des
activités économiques et les taux de chômage y
demeurent très élevés.
7
Source Eurostat, 2012.
Pologne : v er s un n ouv ea u m od èle d e d év e l o p p e m e n t é c o n o m i q u e e t t e r ri t o ri a l ?
Pologne : PIB par habitant et taux de chômage (2000-2012)
PIB par habitant par voïvodie en 2009
(en standard de pouvoir d’achat ou SPA)
base 100 = Union à 27
MAZOVIE
BASSE-SILÉSIE
GRANDE-POLOGNE
SILÉSIE
POMÉRANIE
LODZ
POMÉRANIE OCC.
PETITE-POLOGNE
LUBUSZ
CUJAVIE-POMÉRANIE
OPOLE
SAINTE-CROIX
VARMIE-MAZURIE
PODLACHIE
BASSES-CARPATES
LUBLIN
Taux de chômage par NUTS 3*
(en %, au 31 décembre 2012)
4,2
12 14,5 17 25,4
MER
Kaliningrad
(RUSSIE)
B A LT I Q U E
LITUANIE
97
Gdańsk
VARMIE66
MAZURIE
65
BIÉL.
65
Białystok
POMÉRANIE
Olsztyn
POMÉRANIE
59
OCCIDENTALE
PODLACHIE
55
53
MAZOVIE
Bydgoszcz
Szczecin
52
CUJAVIE52
VARSOVIE
POMÉRANIE
51
Poznań
50
GRANDE47
LUBUSZ
POLOGNE
Lublin
Zielona Góra
Łódź
45
45 ALLEMAGNE
LUBLIN
LODZ
42
41
BASSESILÉSIE
Croissance du PIB
entre 2000 et 2009
par voïvodie
32
(en %)
Wrocław
SAINTECROIX
Katowice
Rzeszów
OPOLE
SILÉSIE
Cracovie
PETITEPOLOGNE
16
9
Kielce
Opole
RÉPUBLIQUE
TCHÈQUE
SLOVAQUIE
BASSESCARPATES
UKR.
*NUTS 3 : Nomenclature des unités territoriales statistiques pour les petites régions.
Source : Eurostat, http://epp.eurostat.ec.europa.eu pour les données et le fond de carte.
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
Les dynamiques de développement
profitent avant tout aux métropoles tandis que
les régions rurales connaissent des fortunes
diverses selon leur spécialisation agricole et
leur connexion avec les marchés nationaux ou
européens. Ainsi, la persistance d’une agriculture morcelée et peu compétitive dans plusieurs
régions ne doit pas occulter ailleurs une autre
agriculture, adaptée à la demande et largement
bénéficiaire de la politique agricole commune
(PAC). Elle a permis au pays de dégager pour
la première fois un excédent commercial avec
la France en 2010 8. Les espaces métropolitains
tirent quant à eux profit des effets d’agglomération, de la hausse des prix dans la capitale, de
la refonte de la géographie du pays sous l’effet
du nouveau réseau d’infrastructures cofinancé
par l’Union européenne. Ils sont cependant
8
Gilles Bazin et Lise Bourdeau-Lepage, « L’agriculture dans
les pays d’Europe centrale et orientale. Continuité et adaptation », Économie rurale, no 325-326, septembre-décembre 2011,
p. 10-24 (http://economierurale.revues.org/3214).
confrontés à des poches de chômage et de
pauvreté.
Enfin, les territoires polonais sont
engagés dans une nécessaire montée en gamme.
Fondé sur des coûts bas, une main-d’œuvre de
qualité, une fiscalité et une législation sociale
attrayantes, le modèle de développement doit
davantage miser sur l’innovation pour que le
pays ne soit pas confiné durablement à un rôle
d’espace périphérique.
La nécessité d’une montée en gamme
des territoires
Quel type d’innovation est le plus adapté
dans le cas de la Pologne et des autres pays
d’Europe centrale ? Le discours et la pratique
adoptés en la matière dans les pays les plus
avancés de l’Union européenne ne conviennent
pas nécessairement aux pays périphériques.
Dans le cas de la Pologne, les nombreuses coopérations nouées dans certaines grandes villes entre
institutions de recherche et entreprises n’ont pas
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
99
Questions EUROPÉENNES
encore produit de résultats dans les statistiques.
Si, dans l’Union à 27, 53 % des entreprises ont
mené des activités d’innovation entre 2008
et 2010 (79 % en Allemagne), 28 % seulement
des entreprises polonaises ont fait de même. Le
nombre de brevets déposés entre 2001 et 2010
n’a pas atteint 2 000, tandis qu’il a dépassé
16 000 en Espagne et 100 000 en Allemagne.
L’émiettement du tissu économique,
une législation parfois inadaptée – la Pologne
n’occupe que la 55e place du classement effectué
par la Banque mondiale quant au climat des
affaires 9 –, l’accès difficile au crédit sont autant
de défis au moins aussi urgents à traiter que la
montée en puissance de l’innovation technologique. En outre, les grandes entreprises, détenues
pour la plupart par des investisseurs étrangers,
rechignent à implanter des activités de recherche
et développement sur le territoire polonais.
Ce défi de la transition vers un autre
modèle de développement, fondé moins sur la
compétitivité coûts que sur la compétitivité hors
coûts, est illustré par les zones économiques
spéciales (ZES). Introduites en 1994 pour attirer
des investissements étrangers dans des territoires en reconversion, elles proposent aux investisseurs des allégements fiscaux et des terrains
peu onéreux. Dans plusieurs métropoles régionales, la ZES est devenue le principal, pour ne
pas dire l’unique, outil de politique économique.
Du terrain précisément circonscrit, les ZES sont
en effet passées à une politique de « sous-zones »
qui permet, dans les faits, d’octroyer à d’autres
espaces – généralement des sites préférés par les
investisseurs – les avantages réservés à la zone
initiale. Si le pays compte officiellement 14 ZES,
150 sites bénéficiaient en 2012 des privilèges
en question, abritant un millier de sociétés et
210 000 salariés.
Ces zones ont pour la plupart attiré de
nombreux investisseurs – dont 80 % sont étrangers – à l’exception notable de celles situées en
milieu rural. Elles ont satisfait les entreprises
bénéficiaires, principalement pour la flexibi-
9
La Pologne est toutefois l’un des pays qui a le plus progressé
dans ce classement en 2011-2012 (www.doingbusiness.org/
reports/global-reports/doing-business-2013).
100
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
lité dont elles ont témoigné durant la crise. En
revanche, le coût pour le contribuable et les effets
d’aubaine n’ont pas été évalués précisément.
Deux débats ont peu à peu émergé.
Faut-il solliciter le prolongement de la dérogation accordée par la Commission européenne
aux règles de la politique de la concurrence ?
Début 2013, la proposition de solliciter un
report d’échéance de 2020 à 2026 pour la fin des
avantages fiscaux s’est heurtée aux objections
du ministère des Finances, lequel a souligné que
cette option coûterait aux finances publiques
8,5 milliards d’euros 10.
Autre enjeu, comment transformer ces
zones en pôles de compétences (clusters) alors
même qu’elles abritent des secteurs économiques
très différents et qu’aucune activité de recherche
mutualisée n’a été développée à leur échelle ?
Dans l’immédiat, le gouvernement a lancé une
politique de soutien pour environ 200 clusters
en prenant acte que le périmètre de ces pôles
ne coïncidait pas avec ceux des zones économiques spéciales. Cette politique devra à la fois
éviter l’inefficacité qu’induit l’éparpillement des
moyens et surmonter les réticences des acteurs
étrangers à implanter dans le pays une partie de
leurs activités de recherche et développement.
Vers un nouveau
développement
du territoire
Les fonds structurels :
développement ou équipement ?
Pour la période 2007-2013, la stratégie
polonaise de développement a pu s’appuyer
sur une enveloppe totale de 85,6 milliards
d’euros dont 67,3 milliards en provenance de
l’Union européenne, 11,9 milliards de la part
des pouvoirs publics et environ 6,4 milliards de
la part du secteur privé. Les fonds européens
ont été alloués à différents programmes thématiques – infrastructure et environnement
(27,9 milliards), formation (9,7 milliards),
innovation (8,3 milliards) – auxquels s’ajoutent
10
Dziennik Gazeta Prawna, 24 janvier 2013.
Pologne : v er s un n ouv ea u m od èle d e d év e l o p p e m e n t é c o n o m i q u e e t t e r ri t o ri a l ?
notamment un investissement spécifique dans
les territoires de l’Est (2,3 milliards), des
fonds alloués à la coopération transfrontalière
(0,7 milliard) et surtout une enveloppe allouée à
chacune des 16 régions et laissée à leur discrétion (16,6 milliards).
La notion de planification est sortie
discréditée de la période communiste et la loi
du marché est apparue, dans les débuts de la
transition, comme la solution à tous les défis.
Or, l’absorption des fonds européens repose
sur une succession d’étapes, de la rédaction
d’une stratégie nationale de développement à
l’énoncé des règles administratives et financières
à respecter par les porteurs de projets, en passant
par la rédaction de plusieurs plans de développement sectoriels et régionaux. La durée même des
périodes de programmation (sept ans) invite à
valoriser une réflexion prospective et une action
planifiée qui prennent acte de l’intérêt général
au-delà des mandats électoraux.
La valeur ajoutée de la politique de
cohésion en Pologne en termes de gouvernance fait peu de doute même si elle est difficile à quantifier. Des partenariats se tissent, des
principes clés en matière de développement et
d’aménagement des territoires ont de l’impact
grâce à la conditionnalité qui prévaut pour l’allocation des fonds. La politique régionale apparaît
clairement pour ce qu’elle est : non pas une
subvention, mais un outil de modernisation de la
gouvernance et un levier pour l’application des
directives européennes les plus coûteuses – en
particulier dans le domaine de l’environnement.
En matière de développement, l’effet
de la politique de cohésion n’est toutefois pas
mécanique. Dans plusieurs États membres,
l’analyse des projets financés laisse à penser que
la mise en œuvre de la politique de cohésion à
l’échelle locale et nationale relève davantage
d’une logique d’équipement que d’une logique
de développement. Dans le cas de la Pologne,
la priorité accordée aux infrastructures de transport et d’environnement a permis de rénover un
réseau routier particulièrement dégradé et de
construire les autoroutes qui manquaient au pays.
En revanche, les montants moindres alloués
au transport ferroviaire n’ont favorisé qu’une
amélioration marginale de l’offre de services.
Surtout, les difficultés internes de la société
nationale des chemins de fer ont provoqué un
retard significatif dans la consommation des
fonds européens.
Le manque d’infrastructures de base dans
plusieurs régions peut justifier cette priorité
accordée au secteur routier, mais les orientations que prennent désormais les politiques de
mobilité dans certains États se reflètent peu dans
les documents de planification et dans les projets
adoptés. Dans le secteur des transports comme
dans celui de l’environnement, l’heure est en
Europe occidentale à la valorisation de politiques
intégrées qui exigent, outre des investissements
dans les infrastructures, une modernisation
institutionnelle et des capacités de planification
stratégique. Cette approche ne s’impose que
progressivement en Europe centrale. En matière
de gouvernance, les défis à relever sont importants, notamment à l’échelle des espaces
métropolitains.
Le défi de la gouvernance des villes 11
Étalement urbain, gentrification des
centres-villes, congestion des réseaux d’infrastructure : les dynamiques spatiales sont
similaires de part et d’autre de l’ancien rideau
de fer. À y regarder de plus près, la transition
urbaine que vit l’Europe centrale a cependant des
traits particuliers. La privatisation inachevée du
logement, la reconversion des friches militaires
et industrielles, la réhabilitation de centres
historiques naguère négligés, les dynamiques
démographiques posent des défis qui sont spécifiques à la région.
La ville centre-européenne porte également
la marque du système politique qui a prévalu
durant un demi-siècle. La propriété privée y
était bannie, le foncier y était une ressource rare
mais sans valeur marchande, les exigences de
l’industrie lourde et de l’armée primaient dans
les politiques urbaines, lesquelles ignoraient
les principes démocratiques. Compte tenu de
l’inertie des territoires, un tel héritage laisse des
11
Sur ce sujet, voir le dossier « Les villes mondiales », Questions
internationales, no 60, mars-avril 2013.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
101
Questions EUROPÉENNES
traces, surtout lorsque s’y ajoute une déstructuration du tissu économique.
Les questions liées à la propriété – en
particulier des biens juifs –, à la transformation des friches industrielles, à la réhabilitation de quartiers anciens, au sort des grands
ensembles en périphérie se posent dans un
contexte où la gouvernance n’est pas optimale.
À titre d’exemple, la rédaction d’un plan d’urbanisme opposable aux tiers n’étant pas obligatoire, la majorité des villes n’en dresse pas, se
privant ainsi d’un précieux outil de concertation,
de planification et de prospective. À l’heure où
l’étalement urbain progresse faute d’une législation nationale et d’une fiscalité adaptées,
l’absence de structures de gouvernance métropolitaine entretient par ailleurs la concurrence
entre villes-centres et communes périphériques
et donc l’étalement urbain. Dans ce contexte,
le renforcement de la dimension urbaine et la
valorisation de l’approche intégrée actés pour
la prochaine période de programmation de la
politique de cohésion (2014-2020) s’avèrent
pertinents dans le cas de l’Europe centrale. Ces
avancées ne permettront néanmoins pas de faire
l’économie de profondes réformes de la gouvernance territoriale.
●●●
Plus de vingt ans après les débuts de la
transition, le territoire polonais apparaît très
diversifié avec des pôles n’ayant que peu connu
le chômage – en premier lieu la capitale –,
certaines villes moyennes dynamiques et attractives pour des investisseurs étrangers mais
102
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
aussi des poches de chômage élevé. Au-delà de
l’incontestable réussite macroéconomique du
pays, plusieurs défis subsistent : gérer une forte
croissance des disparités à l’échelle du territoire
national, renforcer l’impact des investissements
étrangers sur les tissus économiques et surtout
améliorer la gouvernance et donc la confiance
entre les différents échelons territoriaux.
La volonté des gouvernements en place
depuis 1989 de ne rien conserver ou lancer
qui puisse rappeler la planification et l’autoritarisme du régime communiste a ses limites.
S’agissant de la politique de cohésion, certains
États rechignent à davantage de conditionnalité dans l’allocation des fonds, mais celle-ci
serait cohérente avec le renforcement en cours
de la gouvernance économique de l’Union
européenne. ■
Bibliographie
● François Bafoil (dir.), La
● Gilles Lepesant,
Pologne, CERI, Fayard, Paris, 2007 Géographie économique de
l’Europe centrale. Recomposition
● Ivan T. Berend, History
et européanisation des
Derailed: Central and Eastern
territoires, Les Presses de
Europe in the Long Nineteenth
Sciences Po, Paris, 2011
Century, University of California
Press, Berkeley, 2003
● Bernard Pecqueur, « De
l’exténuation à la sublimation :
● Jean-François Drevet,
la notion de territoire est-elle
Histoire de la politique régionale encore utile ? », Géographie,
de l’Union européenne, Belin,
économie, société, vol. 11, no 1,
Paris, 2008
2009, p. 55-62
● Michel Foucher (dir.),
L’Europe. Entre géopolitiques
et géographies, CNED, SEDES,
Paris, 2009
Regards sur le MONDE
La Mongolie,
entre miracle minier
et mirage démocratique
Nathan R. Grison *
* Nathan R. Grison
est consultant auprès de l’OSCE,
des Nations Unies et de l’OTAN.
Longtemps oubliée, la Mongolie suscite de nos jours
l’intérêt grandissant de la communauté internationale.
internationales (Sciences Po Paris,
Harvard University, Institut d’État
Enclavé entre Russie et Chine, le pays souhaite mettre
des relations internationales
à profit le développement fulgurant de son secteur
de Moscou).
minier afin de s’ouvrir au monde. La réussite
économique mongole entraîne néanmoins un
accroissement des inégalités et de la corruption qui menace l’équilibre
national. En outre, le système politique démocratique du pays, qui
en fait un cas à part dans la région, reste particulièrement fragile.
Il a une formation en relations
Vaste pays très peu peuplé pris en étau entre
la Russie et la Chine, la Mongolie est convoitée
depuis longtemps pour sa situation géostratégique privilégiée, en particulier pour le transport
énergétique. La récente découverte de ressources
naturelles abondantes a contribué à accroître
encore davantage l’intérêt du pays auprès de ses
puissants voisins.
Un passé entre dominations
chinoise et russo-soviétique
Après avoir été le berceau du grand
Empire mongol au xiiie siècle, la Mongolie a
été successivement placée sous la domination
de l’un ou de l’autre des deux géants continentaux. Au xviie siècle, après la conquête de la
Chine par les Mandchous, les Mongols ont fait
allégeance à la nouvelle dynastie régnante, leur
territoire devenant rapidement un protectorat
vassalisé. À la fin du xixe siècle, l’ouverture
des provinces mongoles à la colonisation des
Chinois, qui se sont appropriés les terres les plus
productives, a attisé le mécontentement de la
population locale. Plusieurs révoltes populaires
ont éclaté sans succès, mais le mouvement
indépendantiste a alors pris progressivement
de l’ampleur.
Après la révolution de 1911, qui renverse la
dynastie mandchoue, les Mongols parviennent à
s’émanciper complètement de la Chine en 1921,
avec l’aide de la Russie tsariste puis soviétique.
Devenu une république populaire en 1924, le
pays mène un temps une politique indépendante
de ses deux voisins jusqu’à ce que Staline décide
de le reprendre en main. Conservant officiellement son indépendance, la Mongolie devient
de facto un satellite de l’URSS. Jusqu’en 1990,
un tiers de son budget provient exclusivement
de l’aide soviétique.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
103
Regards sur le MONDE
Dans les années 1980, les élites politiques
mongoles ne sont pas indifférentes à la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev. En 1990, le Parti
communiste mongol suit le mouvement centrifuge lancé en Europe de l’Est. À la suite d’une
révolution démocratique pacifique menée par
de jeunes manifestants, son bureau politique
démissionne et le principe du multipartisme est
adopté. Dès juin 1990, des élections libres sont
organisées. À l’instar de ce qui s’est produit dans
de nombreux autres pays du bloc soviétique, les
élites du Parti se maintiennent au pouvoir dans
le nouveau cadre démocratique.
Indépendance politique
et ouverture au monde
Après la chute de l’URSS, la Mongolie,
qui a retrouvé sa pleine souveraineté, instaure
une nouvelle diplomatie reposant sur la quête
d’un équilibre entre ses deux puissants voisins
et sur une ouverture diplomatique accrue.
Cette politique – dite « du troisième voisin » –
la conduit à étendre sa coopération avec de
nouveaux partenaires, notamment les ÉtatsUnis. Dorénavant, Washington attribue chaque
année des centaines de visas à des étudiants
mongols, tandis qu’Oulan-Bator reçoit
plusieurs centaines de millions de dollars d’aide
bilatérale américaine. En retour, les Mongols
participent à la coalition militaire emmenée
par les Américains en Irak et en Afghanistan. À
côté des États-Unis, le Japon et la Corée du Sud
fournissent une importante aide au développement. La Mongolie devient le pays le plus
dépendant de l’aide internationale au monde 1.
Dès 1997, la Mongolie rejoint l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et, en
novembre 2012, elle devient le 57e État membre
de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). En mars de la même
année, elle signe un programme individuel de
partenariat et de coopération avec l’Organisation
du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), officia-
1
Voir « Mongolia and U.S. Policy: Political and Economic
Relations », Service de recherche du Congrès américain, 18 juin
2009 (www.fas.org/sgp/crs/row/RL34056.pdf).
104
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
lisant et approfondissant ainsi ses relations avec
l’Alliance atlantique. Longtemps effacé, le pays
s’affirme dans les institutions multilatérales et
apparaît au grand jour sur la scène internationale.
Il est vrai que la Mongolie s’est entretemps découvert de nombreux atouts. Son riche
sous-sol regorge de cuivre, de charbon, d’or,
d’uranium et de terres rares et attire les investisseurs étrangers 2. Son enclavement la dessert
toutefois. Le chemin vers la prospérité ne peut en
effet passer que par la Russie ou la Chine. Cette
dernière n’hésite d’ailleurs pas à profiter de cette
dépendance. En 2002, après une visite officielle
du dalaï-lama, Pékin ferme sa frontière avec
la Mongolie. En 2011, les autorités chinoises
menacent de fermer à nouveau la frontière si
les autorités mongoles rendent publique une
nouvelle visite du dirigeant spirituel tibétain 3.
Malgré ces pressions, les relations commerciales entre Oulan-Bator et Pékin sont devenues
beaucoup plus étroites que celles qui prévalaient
jusqu’alors avec Moscou. Dorénavant, 89 %
des exportations mongoles sont dirigées vers
la Chine, tandis que 2 % seulement prennent la
direction de la Russie. Du fait du quasi-monopole
de Pékin sur les exportations mongoles, OulanBator doit vendre ses biens environ 30 % en deçà
des prix du marché mondial.
La question de la dette de l’État mongol
à l’égard de la Russie ayant été réglée par le
Kremlin en 2003-2004 4, la coopération bilatérale entre les deux États, bien qu’encore marquée
par la méfiance, se développe. Moscou entend
prendre une part croissante dans l’exploitation et
le transport des ressources minières de son voisin
méridional. Afin de se défaire de l’emprise de
l’empire du Milieu et d’accéder à de nouveaux
marchés, les autorités mongoles envisagent
2
Selon la Banque mondiale, la croissance de l’économie
mongole a été de 17,5 % en 2011 et de 12,3 % en 2012.
3
« The Dalai Lama Card Reappears in Sino-Mongolian
Relations », The Jamestown Foundation, China Brief, vol. 12,
n o 5, 2 mars 2012 (www.jamestown.org). Le bouddhisme
lamaïque tibétain est la religion dominante en Mongolie depuis
le xvie siècle.
4
En décembre 2003, le gouvernement russe a décidé de réduire
la dette de la Mongolie à l’égard de la Russie (en tant qu’État
successeur de l’URSS) de 11 milliards à 300 millions de dollars.
Voir la dépêche « Russia intends to forgive a significant portion
of Mongolia’s debt to the USSR », Ria Novosti, 13 janvier 2004.
© AFP / Mark Ralston
L a M on g olie, en t re m i ra c l e m i n i e r e t m i ra g e d é m o c ra t i q u e
La Mongolie a accueilli en juin 2013 les célébrations de
la Journée mondiale de l’environnement. Le président mongol,
Tsakhia Elbegdorj (à droite), a reçu à cette occasion
le directeur du Programme des Nations Unies
pour l’environnement (PNUE), Achim Steiner, à Oulan-Bator.
de développer les liaisons ferroviaires avec la
Russie. En 2010, le Parlement a ainsi voté en
faveur de la construction d’une ligne de chemin
de fer pour relier Tavan Tolgoï à la Russie 5. Les
deux pays peinent toutefois à s’entendre sur les
modalités de financement de ce type de projet.
Diversification
des partenariats miniers
Afin de diversifier l’origine des investissements, les autorités mongoles ont ouvert
à la concurrence le secteur minier. Attirées par
les promesses du nouvel eldorado mongol, les
grandes compagnies internationales d’extraction
de minerais se pressent à Oulan-Bator.
5
« La Mongolie a approuvé la construction d’une voie de chemin
de fer depuis Tavan Tolgoï jusqu’en Russie », Ria Novosti,
25 juin 2010.
L’annonce de l’attribution des licences
d’exploitation de la mine de charbon de Tavan
Tolgoï, l’un des plus grands gisements au monde
encore inexploité, a engendré un ballet diplomatique et financier sans précédent. Les autorités
ont, dans un premier temps, accordé 40 % des
parts de la mine au groupe chinois Shenhua,
24 % à l’américain Peabody et 36 % à un consortium russo-mongol, avant que le ministère des
Mines ne revienne sur sa décision 6. Depuis
lors, la compagnie étatique mongole Erdenes
a débuté seule l’exploitation de la mine afin de
rembourser une dette de près de 200 millions de
dollars contractée auprès de la Banque mongole
de développement et une autre de 186 millions
de dollars auprès de l’entreprise minière chinoise
Chalco. Un partenariat avec une grande compagnie internationale demeure cependant probable.
En 2009, l’entreprise canadienne Ivanhoe
Mines a obtenu, après négociations avec l’État
6
La Corée du Sud et le Japon ont notamment fait part de leur
indignation après n’avoir pas obtenu la moindre part dans
l’exploitation de la mine. Voir « Japan complains to Mongolia
over Tavan Tolgoi bidding », Reuters, 22 juillet 2011.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
105
Regards sur le MONDE
Mongolie :
quelques données statistiques
Superficie : 1,56 million de km2 (18e rang mondial)
Population : 3,1 millions d’habitants (2012)
Densité : 1,76 habitant/km2 (la plus faible au monde)
Groupes ethniques : Mongols (95,35 %) ; Kazakhs
(3,85 %) ; autres : 0,8 %
Religion principale : bouddhisme tibétain
PIB par habitant : 5 462 dollars en PPA (2012)
Part de la population vivant sous le seuil de pauvreté :
39,2 % (2011)
Espérance de vie : 68 ans (2011)
Taux de chômage : 7,7 % en 2011, estimé à 6,8 % en 2012
et 6,1 % en 2013
Part des différents secteurs dans l’économie nationale
en % du PIB : agriculture : 15,3 ; industrie : 36,3 ; services :
48,4 (2011)
Indice de développement humain : 0,675 (108e rang sur
187 en 2012)
Coefficient de Gini : 36,5 (2008)
Monnaie : tugrik (1 euro = 2 084,53 tugriks)
Croissance du PIB : 12,3 % (2012)
Dette publique : 1,9 milliard de dollars (2011)
Déficit public : 1,9 % du PIB (2012)
Sources : Banque mondiale, PNUD, Index Mundi, ministère français
des Affaires étrangères et européennes.
mongol, le droit d’exploiter la mine d’Oyu Tolgoï
située près de la frontière chinoise et dont les
réserves sont estimées à plus de 18,5 millions de
tonnes de cuivre et 595 tonnes d’or 7. L’annonce
par le groupe canadien de la vente imminente
de ses parts majoritaires à des capitaux chinois
a toutefois entraîné une réaction du Parlement
mongol en avril 2012. Celui-ci a adopté une loi
interdisant aux entreprises étrangères de devenir
actionnaire majoritaire d’une industrie stratégique nationale sans avoir reçu au préalable
l’aval du gouvernement.
7
Un accord, signé en 2009, octroie à Ivanhoe Mines 66 % des
parts de cette mine, qui deviendra l’une des trois plus grandes au
monde lorsqu’elle aura atteint sa pleine capacité de production.
Voir Dan Levin, « In Mongolia, a new, penned-in wealth », The
New York Times, 26 juin 2012 (www.nytimes.com).
106
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
Ces deux épisodes mettent en lumière
le désir des autorités mongoles de conserver le
contrôle des ressources naturelles nationales ainsi
que de leurs revenus. Tout en continuant à attirer
les investisseurs étrangers nécessaires à l’exploitation des ressources – six milliards de dollars
auraient déjà été engagés pour le seul développement du site d’Oyu Tolgoï –, les dirigeants
clament haut et fort leur volonté de faire bénéficier la population des fruits du boom minier.
Croissance, inégalités
et corruption
L’exploitation minière a déjà profondément changé la physionomie du pays. De
nouvelles routes et liaisons aériennes ont été
créées, l’électricité et l’eau courante ont été
installées autour des sites d’exploitation. Attirés
par le niveau des salaires accordés aux mineurs,
des milliers de paysans et de nomades sont venus
s’entasser aux abords des principaux sites et dans
les villes. Les fortes attentes de la population
sont justifiées. Les revenus issus de l’exploitation des ressources naturelles pourraient aider à
financer la création de nouvelles infrastructures,
notamment dans le secteur de l’éducation et de
la santé. Des efforts doivent en effet être réalisés
dans ces secteurs. D’après les statistiques de la
Banque mondiale (2011), l’État ne dépense que
3 % du PIB par habitant pour chaque élève de
l’enseignement supérieur (contre près de 40 %
en France). De même, les dépenses de santé ne
représentaient que 7 % des dépenses publiques
en 2011 (contre 16 % en France).
Selon certaines estimations, le développement de l’exploitation minière pourrait
permettre à la Mongolie de multiplier par trois
son PIB d’ici à 2020, ce qui contribuerait à
améliorer considérablement le niveau de vie de
ses 3,1 millions d’habitants. L’afflux de liquidités provoque cependant une forte inflation,
supérieure à 14 % en 2012, concernant notamment les prix des biens alimentaires de base 8.
8
Voir International Monetary Fund, World Economic Outlook
2012: Coping with High Debt and Sluggish Growth, octobre
2012, p. 79 (www.imf.org).
L a M on g olie, en t re m i ra c l e m i n i e r e t m i ra g e d é m o c ra t i q u e
La Mongolie
MONGOLIE
Erdenet
Dund-Us
Oulan-Bator
M O N G O L I E
Urumqi
Dalandzadgad
E
DU
D
US
SU
SUD
UD
Beijing
Shanghai
S
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2013
La croissance débridée de l’industrie
minière n’est pas non plus sans conséquences sur
l’environnement et l’agriculture. L’exploitation
des ressources du sous-sol requiert en effet de
grandes quantités d’eau, souvent captées au
détriment des exploitations agricoles et de l’élevage de bétail. Le secteur agricole – dont dépend
40 % de la population mongole et qui représentait 15,3 % du PIB en 2011 – est particulièrement affecté, de même que les nomades et
semi-nomades – qui constitueraient le tiers de la
population du pays.
Parallèlement à la paupérisation des
campagnes et à l’exode rural, une élite riche et
consumériste s’est développée dans les villes
les plus importantes. Les inégalités sociales sont
particulièrement visibles à Oulan-Bator, dans
laquelle vit près de la moitié de la population du
pays. Les magasins de luxe y côtoient désormais
des campements de yourtes de fortune, collées
les unes aux autres.
La répartition inéquitable des bénéfices de
la croissance génère un malaise social grandissant. Le mécontentement est alimenté par
plusieurs affaires récentes de corruption qui ont
impliqué de hauts dignitaires politiques proches
du monde des affaires 9. Les Mongols désapprouvent aussi les concessions, jugées trop
généreuses, que leurs dirigeants ont faites aux
entreprises minières internationales. En 2012,
l’ONG Transparency International a placé la
Mongolie au 94e rang mondial, sur 174, dans
son classement des pays les plus corrompus 10.
Une politique de lutte contre la corruption a bien
été engagée par le pouvoir actuel, mais elle a
provoqué la crise politique la plus grave que le
pays ait connue depuis deux décennies.
Une démocratie fragile
Accusé de corruption, l’ancien président
de la République Nambaryn Enkhbayar (20052009) a été arrêté en avril 2012, seulement
9
Parmi les 19 ministres du gouvernement actuel, 16 sont des
hommes d’affaires.
10
Transparency International, Corruption Perceptions Index
2012 (www.transparency.org/cpi2012/results).
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
107
Regards sur le MONDE
quelques semaines avant les élections parlementaires. L’opération policière, rappelant les pires
heures du régime communiste, a été diffusée
en direct à la télévision : on y a vu Nambaryn
Enkhbayar, les pieds nus et la tête recouverte
d’un sac, extrait de force, à l’aube, de la maison
de ses parents 11.
Officiellement, la décision d’arrêter et de
juger l’ancien président – condamné depuis à
quatre ans de prison 12 – est venue de l’autorité
indépendante de lutte contre la corruption. Les
partisans de Nambaryn Enkhbayar ont toutefois
dénoncé une attaque politique visant à éliminer
l’ancien président à la veille des élections. Ils
en tiennent pour responsable l’actuel président
issu du Parti démocratique, Tsakhia Elbegdorj,
première personnalité politique issue de la
mouvance démocratique non communiste à être
élue à la tête de l’État.
La communauté internationale s’est émue
de l’affaire. Le secrétaire général des Nations
Unies, Ban Ki-moon, ainsi que la haute représentante de l’Union européenne pour les affaires
étrangères et la politique de sécurité, Catherine
Ashton, ont exprimé leur inquiétude concernant
le sort de Nambaryn Enkhbayar. L’ONG Amnesty
International a qualifié l’arrestation de l’ancien
président d’« inhumaine » et demandé aux
autorités mongoles de se conformer aux règles
internationales en matière de droits de l’homme.
L’affaire a souligné toute la fragilité de
l’État de droit et de la démocratie en Mongolie.
Elle a aussi rappelé de mauvais souvenirs. En
juillet 2008, après que l’opposition eut accusé
le gouvernement d’avoir falsifié les résultats
des élections parlementaires, l’état d’urgence
avait été instauré pendant quatre jours afin de
mettre un terme aux émeutes dans la capitale 13.
Depuis ces événements, qui avaient fait cinq
morts et des centaines de blessés, les différentes
forces politiques mongoles avaient joué la carte
11
Voir Dan Levin, « Ex-leader’s detention tests Mongolia’s
budding democracy », The New York Times, 13 mai 2012 (www.
nytimes.com).
12
« Former Mongolian president jailed, raising fears for mine
program », Reuters, 3 août 2012.
13
« Streets calm in riot-hit Mongolia », BBC News, 3 juillet 2008
(http://news.bbc.co.uk).
108
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
de l’apaisement. Au terme de l’élection présidentielle de 2009, qui s’était déroulée dans le
calme, l’actuel président Tsakhia Elbegdorj
l’avait emporté sur la base d’un programme de
lutte contre la corruption et sur la promesse de
mieux redistribuer les bénéfices de l’exploitation minière. Les résultats avaient été acceptés
par l’ensemble des partis. Grâce à un discours
libéral, le Parti démocratique avait remporté le
plus grand nombre de sièges au Parlement et
formé une coalition majoritaire avec le Parti
révolutionnaire du peuple mongol (PRPM),
à la ligne plus nationaliste et dont Nambaryn
Enkhbayar était le dirigeant jusqu’à son arrestation en avril 2012.
Déjà fragilisée par certaines divergences
entre les deux principaux partis sur la gestion
des ressources minières, la coalition n’a pas
résisté à l’arrestation et au procès du fondateur du PRPM. En signe de protestation, le
parti s’est dissocié du Parti démocratique en
décembre 2012, ce qui a ouvert une période
d’instabilité politique et sociale aux effets
néfastes sur l’économie 14.
Dans ce contexte, l’élection présidentielle de juin 2013 a fait figure de test. Elle
s’est déroulée dans un climat plutôt calme et a
été décrite par l’OSCE comme « compétitive et
bien administrée, bien que le cadre légal puisse
être amélioré » 15. Le président sortant, Tsakhia
Elbegdorj, l’a emporté dès le premier tour avec
50,23 % des suffrages, devant le champion de
lutte mongole Badmaanyambuu Bat-Erdene,
candidat du Parti du peuple mongol (41,97 %).
La troisième candidate, Natsag Udval, partisane de l’ex-président Nambaryn Enkhbayar et
première femme à se présenter à une élection
présidentielle, n’a obtenu que 6,5 % des voix.
Durant la campagne, dominée par les
thèmes de la lutte contre la corruption et de la
gestion des ressources minières, les trois candidats se sont engagés à renégocier les avantages
14
« Major party of Mongolia to withdraw from coalition government », Chinadaily.com.cn, 4 décembre 2012 (www.chinadaily.
com.cn).
15
Mission d’observation électorale de l’OSCE en Mongolie,
Statement of Preliminary Findings and Conclusions (www.osce.
org/odihr/elections/103142).
© Brücke-Osteuropa
L a M on g olie, en t re m i ra c l e m i n i e r e t m i ra g e d é m o c ra t i q u e
Attirés par le miracle minier, de nouveaux arrivants venus des
plaines installent chaque jour leur yourte sur les montagnes
situées aux abords de la cité du « Héros-Rouge » (Oulan-Bator).
offerts aux grands groupes miniers internationaux. Tsakhia Elbegdorj – réélu pour un nouveau
mandat de quatre ans – et son Parti démocratique ont donc désormais les mains libres, et
ce jusqu’aux élections législatives de 2016, un
scrutin capital dans le cadre du système politique
ultra-parlementaire de la Mongolie. Si cette
sixième élection présidentielle a permis au pays
de reprendre le chemin de la démocratie et de la
stabilité politique, l’actuel gouvernement devra
mener à bien de nombreuses réformes pour que
le miracle mongol ne s’évanouisse pas tel un
mirage. ■
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
109
HISTOIRES de Questions internationales
> L’assassinat de Kennedy,
cinquante ans après :
la part d’ombre cubaine
Charles Cogan *
* Charles Cogan
est chercheur à la Harvard Kennedy
School. Après avoir été journaliste, puis
officier, il a passé trente-sept ans à la CIA
(Central Intelligence Agency – l’Agence
centrale de renseignement américaine),
dont vingt-trois en poste à l’étranger.
De 1984 à 1989, il a dirigé la CIA à Paris.
L’assassinat de John F. Kennedy fut commis par un tueur isolé,
Lee Harvey Oswald, dont l’acte s’explique en partie par son
admiration pour Fidel Castro et son animosité envers le
gouvernement et le président des États-Unis. Deux éléments
suggèrent que Fidel Castro aurait pu être le commanditaire
de l’assassinat : le caractère outrancier du personnage et
le fait qu’il était au courant des complots ourdis contre lui
par les frères Kennedy. À ce jour, aucune information probante
n’est toutefois apparue pour corroborer cette hypothèse
et la question reste ouverte.
En décembre 2006, le prestigieux
magazine fondé à Boston en 1867 The Atlantic
publiait une liste des « 100 Américains les
plus influents dans l’histoire du pays ». Sans
surprise, on notait la présence de nombreux
présidents, écrivains… et joueurs de baseball.
Pourtant, aucune mention n’était faite de
John F. Kennedy. Cette omission, qui n’était
certainement pas l’effet d’un simple hasard,
apparaît manifestement comme un camouflet, dont les mobiles restent obscurs – à moins
qu’il ne s’agisse parmi les élites américaines
d’un dernier soubresaut des antiques guerres de
religion, Kennedy ayant été le premier et seul
président catholique des États-Unis.
En dépit du maigre bilan législatif de son
administration et de la brièveté de son mandat
– « les mille jours » – brutalement interrompu
par son assassinat à Dallas le 22 novembre 1963,
Kennedy reste le président qui a sauvé les ÉtatsUnis et le monde de l’un des pires dangers de
l’Histoire : la crise des missiles.
1
Robert McNamara, Plaidoyer. Prévenir la guerre nucléaire,
Hachette, Paris, 1988.
110
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
Le rôle de John Kennedy
lors de la crise des missiles
Au soir du 27 octobre 1962, le secrétaire à la Défense, Robert McNamara, s’arrêta
un instant sur les marches du Pentagone pour
admirer le coucher du soleil. Il pensa que c’était
peut-être la dernière fois qu’il aurait le privilège
d’y assister 1. Le matin même, un avion américain espion U-2 piloté par un officier de l’armée
de l’air avait été abattu au-dessus de Cuba par
des soldats russes et sur ordre de Fidel Castro.
Pendant treize jours, le président Kennedy
parvint à résister aux appels pressants de presque
tous les officiers supérieurs en faveur d’une
attaque contre Cuba. Quelques-uns de ces vat-en-guerre, notamment le commandant de l’U.S.
Air Force, le général Curtis LeMay, n’hésitèrent
pas à afficher leur mépris pour le « jeune » président, le critiquant ouvertement lorsqu’il s’absentait de la Situation Room, ou prenant un air
narquois en sa présence.
Treize jours séparent la découverte des
missiles par un avion américain U-2 le 15 octobre
et le dénouement de la crise le 27 octobre, lorsque
Nikita Khrouchtchev annonça son intention
de retirer les missiles de l’île. Durant ces treize
jours, au cours desquels le monde frôla l’apocalypse nucléaire, un compte à rebours se mit en
place, la date fatidique étant celle à laquelle les
missiles soviétiques deviendraient opérationnels
– ce qui ne fut en définitive pas le cas. Le président
Kennedy disposa donc de treize jours pour évaluer
posément ses options et envisager comment
trancher le nœud gordien sans déclencher une
guerre nucléaire entre les deux superpuissances.
La réussite non négligeable à porter au
crédit des frères Kennedy est qu’ils parvinrent à
convaincre les Soviétiques de ne pas mentionner
publiquement que la Maison-Blanche acceptait
de démanteler les missiles américains Jupiter
déployés en Turquie en contrepartie du retrait
des missiles soviétiques de Cuba. Le compromis
finalement approuvé était donc plus équilibré
et moins humiliant qu’un retrait unilatéral de la
part de Moscou. Le General Attorney, Robert
Kennedy, expliqua à l’ambassadeur soviétique, Anatoli Dobrynine, que, dans le contexte
des élections législatives américaines prévues
en novembre, le volet turc de l’accord devait
demeurer secret afin de ne pas affaiblir le camp
du président au profit de ses opposants.
Les Soviétiques tinrent parole et ne
mentionnèrent pas la question turque. Mais,
pour les opinions publiques, l’URSS apparut
comme le grand perdant de la crise des missiles.
La devise d’un général soviétique actif durant
la guerre froide, « nous dominerons l’Occident comme on l’emporte aux échecs », semble
avoir été oubliée par Moscou à cette occasion.
Quelques années plus tard, un haut fonctionnaire
soviétique aux Nations Unies confia d’ailleurs à
un collègue américain : « Nous ne permettrons
jamais plus que vous nous infligiez ce même
marché de dupes une seconde fois. »
La crise avait été si profonde que le président Kennedy s’efforça immédiatement de faire
le nécessaire pour empêcher qu’une telle situation ne se reproduise. Un « téléphone rouge » fut
installé entre la Maison-Blanche et le Kremlin,
et le premier accord portant sur la maîtrise des
armements nucléaires – le Traité d’interdiction
© HO
L’ a s s a s s in a t d e Ken n ed y, c in q u a n t e a n s a p rè s : L a p a r t d ’ o m b re c u b a i n e
John F. Kennedy (à gauche) et son frère Robert, le General Attorney, devant
la Maison-Blanche, en mars 1963.
partielle des essais nucléaires (Limited Test Ban
Treaty, LTBT) – fut signé au cours de l’été 1963
avec le traité de Moscou.
Un an plus tard : l’assassinat
Un peu plus d’un an après la crise des
missiles, le 22 novembre 1963, le président
Kennedy était assassiné à Dallas. Son assassin,
Lee Harvey Oswald, ayant lui-même été abattu
deux jours plus tard, le mobile de son acte reste à
ce jour encore mystérieux. Même après un demisiècle, une ombre plane toujours sur ces événements. Certains éléments permettent toutefois
de décrypter les motivations de l’assassin. En
particulier, Oswald admirait profondément Fidel
Castro. À l’automne 1963, il avait participé à une
manifestation à La Nouvelle-Orléans en faveur
du régime de Cuba. Il avait aussi demandé un
visa auprès de l’ambassade de Cuba à Mexico
afin de se rendre à La Havane – la requête fut
finalement approuvée… mais après les événements de Dallas.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
111
HISTOIRES de Questions internationales
On ignore toujours si Oswald entretenait des contacts avec des agents du puissant
service de renseignement cubain, la Dirección
General de Inteligencia (DGI). Pour l’heure, la
théorie veut qu’Oswald ait bien agi seul, motivé
par son admiration pour Fidel Castro. La mort
du Líder Máximo permettra peut-être un jour
de connaÎtre a posteriori le rôle joué par les
Cubains dans l’affaire.
Le facteur Castro
Deux éléments suggèrent pourtant
que Castro aurait pu être le commanditaire
de l’assassinat du président américain : son
caractère outrancier et le fait qu’il était au
courant des complots ourdis contre lui par les
frères Kennedy.
La crise des missiles a révélé en effet son
tempérament « jusqu’au-boutiste », puisqu’il
appelait de ses vœux un conflit nucléaire afin
d’ouvrir la voie au triomphe universel du
communisme… au prix de la disparition de Cuba.
Le journal Le Monde a publié le 23 novembre
1990 une série de lettres échangées entre Fidel
Castro et Nikita Khrouchtchev, dans lesquelles
le dirigeant cubain demandait à son homologue
soviétique de déclencher une guerre nucléaire si
les forces américaines attaquaient Cuba 2.
Dans un message envoyé à Khrouchtchev
le 26 octobre 1962, Castro expliquait que « si les
impérialistes envahissaient Cuba dans le but de
l’occuper, le danger d’une telle politique pour
l’humanité serait si considérable que, dans ces
circonstances, l’Union soviétique ne devrait pas
permettre que les impérialistes déclenchent les
premiers une attaque nucléaire contre elle » 3.
Le message était clair, quoique implicite : si les
Américains envahissaient Cuba, Castro voulait
que l’URSS lance une attaque nucléaire contre
les États-Unis.
Le 27 octobre, Khrouchtchev informait
Castro qu’une solution était en vue, Kennedy
2
Par la suite, les lettres furent publiées dans d’autres recueils,
notamment The Armageddon Letters. Voir James G. Blight et
Janet M. Lang, The Armageddon Letters, Rowman & Littlefield,
Lanham, 2012.
3
Ibid., p. 117.
112
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
s’étant engagé à ne pas envahir Cuba.
Khrouchtchev conseillait à Castro de ne
pas se laisser emporter par ses sentiments
et d’éviter toute nouvelle action en réponse
aux provocations des Américains, après que
Castro eut fait abattre l’avion U-2 par les forces
soviétiques stationnées à Cuba, coûtant la vie
au pilote : « Hier, vous avez abattu un de ces
avions, alors qu’auparavant vous ne réagissiez
pas lorsqu’ils survolaient votre territoire. Les
agresseurs vont exploiter votre décision au
profit de leurs objectifs 4. »
Il est possible que Khrouchtchev ait alors
estimé que Castro était incontrôlable et que la
solution ne viendrait que de son propre dialogue
avec Kennedy. C’est d’ailleurs le même jour, le
27 octobre, que le dirigeant soviétique accepta
le compromis « public » proposé par son
homologue américain – c’est-à-dire le retrait
des missiles en contrepartie de l’engagement des
États-Unis à ne pas envahir Cuba. Le lendemain,
28 octobre, Castro envoyait sa réponse dans
laquelle il déclarait : « Auparavant, ces survols
constituaient des violations isolées, sans objectif
militaire précis et sans danger réel. Cette fois,
ce n’était pas le cas. Le danger existait d’une
attaque surprise sur des installations militaires
précises. Nous avons décidé de ne pas rester les
bras croisés devant cette menace 5. »
Le 30 octobre, dans un message à Castro,
le dirigeant soviétique se montrait parfaitement
conscient du « jusqu’au-boutisme » de son
interlocuteur : « Dans votre câble du 27 octobre,
vous nous avez proposé d’être les premiers
à déclencher une attaque nucléaire contre le
territoire de l’ennemi. Bien entendu, vous
comprenez où cela nous entraînerait. Plutôt
qu’une simple frappe, cela marquerait le début
d’une guerre mondiale nucléaire 6. »
Castro répondit à Khrouchtchev le
31 octobre. « Nous savons – soyez en certain –
que nous aurions été exterminés, comme vous
l’indiquez dans votre lettre, au cas où une guerre
nucléaire aurait éclaté. Cela ne nous a pas amené
4
Ibid., p. 122.
Ibid., p. 151-152.
6
Ibid., p. 156.
5
L’ a s s a s s in a t d e Ken n ed y, c in q u a n t e a n s a p rè s : L a p a r t d ’ o m b re c u b a i n e
pour autant à vous demander de retirer les
missiles, à vous demander de céder 7. »
Un article publié le 26 octobre 2012
dans le New York Times par James G. Blight
et Janet M. Lang a révélé la réaction pour
le moins sévère de Khrouchtchev à la lettre
du 26 octobre. D’après son fils et biographe
Sergueï Khrouchtchev, le leader soviétique reçut
cette lettre au cours d’une réunion tendue et
s’exclama : « C’est de la folie ! Fidel est prêt à
nous envoyer tous au cimetière avec lui ! »
Khrouchtchev n’avait jusque-là pas saisi
que, pour Castro, Cuba était condamnée, la
guerre était inévitable, et que l’URSS devait faire
de Cuba un martyr plutôt qu’une simple victime.
Khrouchtchev envoya par la suite un
diplomate chevronné, Anastas Mikoyan, à
La Havane afin de poursuivre les discussions
avec les Cubains. Un échange entre celui-ci et
Che Guevara le 5 novembre 1962 donne le ton :
« [Guevara] – Malgré tout le respect
que nous portons à l’Union soviétique, nous
pensons que les décisions prises par l’URSS ont
été erronées…
[Mikoyan] – Pourtant nous pensions
que vous seriez satisfaits de notre politique.
Nous avons tout fait pour que Cuba ne soit pas
anéantie. Apparemment, vous étiez disposés à
mourir d’une belle mort – mais nous sommes
convaincus que rien de tout cela ne valait une
belle mort 8. »
Fidel Castro a depuis changé de point de
vue. Le journaliste Jeffrey Goldberg, relatant
un entretien avec Castro à La Havane dans
l’édition du 16 octobre 2012 de The Atlantic,
rappelle qu’il avait eu l’échange suivant avec
le Líder Máximo environ deux ans auparavant :
« Votre recommandation [que l’URSS lance
une attaque nucléaire contre les États-Unis]
vous semble-t-elle toujours judicieuse ? Castro
répondit : “Ayant vu ce que j’ai vu, et sachant
ce que je sais aujourd’hui : non, cela n’en valait
pas la peine.” »
L’agent double cubain
qui révélait les plans
des Kennedy
Après son accession au pouvoir, Castro se
rendit très vite compte de l’hostilité des ÉtatsUnis à l’égard de son régime. Avant son élection,
le candidat Kennedy avait été mis en garde par ses
conseillers au sujet du danger que représentait le
nouveau régime révolutionnaire à Cuba et la possibilité que Fidel Castro puisse inviter les Soviétiques
à déployer des forces militaires sur l’île. Aux yeux
de Washington, l’existence d’une base soviétique
à 150 kilomètres des côtes américaines, en pleine
guerre froide, était tout simplement impensable.
On sait ce qui s’ensuivit : le désastre de la
baie des Cochons en avril 1961. Certes, le projet
était un legs de l’administration précédente.
Mais c’est Kennedy lui-même qui a condamné
à l’échec l’opération en refusant que l’U.S. Air
Force ne couvre la plage du débarquement.
L’humiliation des frères Kennedy ne fit que
redoubler leur détermination à trouver un moyen
de renverser Castro. En novembre 1961, l’opération Mangouste fut enclenchée contre le régime
de Cuba, sous la direction du General Attorney
Robert Kennedy. Le « Groupe spécial élargi »
qu’il animait depuis la Maison-Blanche entreprit de concevoir toutes sortes d’attaques létales
contre Fidel Castro, ainsi que des projets de
sabotage sur l’île. La quasi-totalité de ces tentatives se sont soldées par des échecs, lorsqu’elles
n’ont pas été abandonnées.
Castro connaissait les intentions des
Kennedy, ce qui aurait pu l’inciter à agir préventivement contre le président américain. Par le
biais de son service de renseignement, la DGI,
il s’efforça de collecter des informations sur les
opérations anti-cubaines ourdies par la CIA et la
Maison-Blanche.
En 1961, un agent de la DGI, Rolando
Cubela 9, laissa entendre à un intermédiaire
qu’il était hostile à Fidel Castro et chercha
7
Ibid., p. 162.
Sergo Mikoyan, The Soviet Cuban Missile Crisis: Castro,
Mikoyan, Kennedy, Khrushchev, and the Missiles of November,
Stanford University Press, Redwood City, 2012, p. 335-336.
8
9
Le récit qui suit sur l’affaire Cubela est tiré d’Edward Jay
Epstein, The Annals of Unsolved Crime, Melville House,
Brooklyn NY, 2013.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
113
HISTOIRES de Questions internationales
à entrer en contact avec les Américains. En
juillet 1962, Cubela rencontra un officier de la
CIA lors du 8e Festival mondial de la jeunesse,
à Helsinki. La CIA mit toutefois un terme au
contact lorsque Cubela refusa de se soumettre
au détecteur de mensonges.
Cependant, en 1963, alors que le tempo
des initiatives anti-Castro allait croissant, la
CIA relança la piste. Un officier hispanophone,
Nestor Sanchez, rencontra Cubela à Porto Alegre
au Brésil. Cubela confirma à cette occasion qu’il
était prêt à commettre un attentat contre Castro.
Ce n’est que trente ans plus tard qu’un
agent cubain à la solde de la CIA, Miguel Mir,
confirma que Cubela était en réalité un agent
double. Castro fut donc au courant très tôt du fait
que la CIA et les frères Kennedy s’efforçaient
de l’assassiner. Il sut que les États-Unis avaient
même proposé à Cubela de l’équiper, à Cuba,
d’un fusil à viseur télescopique. Ironie du sort, ce
fut le type d’arme choisi par Oswald…
Paris abrita ensuite les rencontres ultérieures
entre Sanchez et Cubela : Cuba y avait une ambassade et donc des agents disponibles pour effectuer
une contre-surveillance. Un rendez-vous avait été
fixé au 22 novembre 1963 : la CIA était alors sur le
point d’introduire à Cuba le fusil à viseur télescopique qu’elle avait proposé à Cubela ! L’assassinat
de John Kennedy le jour même coupa court au
projet d’éliminer Castro, même si le contact avec
Cubela fut maintenu jusqu’en décembre 1964.
L’hypothèse peut donc être envisagée que
Castro ait décidé de faire disparaître Kennedy
avant qu’il ne soit éliminé lui-même, d’une part
vu son état d’esprit paranoïaque et jusqu’auboutiste, et d’autre part parce que Cubela l’avertissait des projets planifiés contre lui. De fait,
dans un entretien effectué le 7 septembre 1963 à
La Havane avec le journaliste américain Daniel
Harker, Castro avait averti les dirigeants américains de ne pas tenter d’assassiner leurs homologues cubains, faute de quoi « ils ne seraient pas
en sécurité eux-mêmes ».
Rétrospective
Qu’il soit impliqué directement ou non
dans l’assassinat de John F. Kennedy, le régime
114
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
de Castro ne manquait pas de raisons de faire
disparaître le président Kennedy. La CIA n’est
pas étrangère à cela. Ses ingérences lors des
premières années de la guerre froide apparaissent
en effet pour le moins excessives.
L’Agence avait renversé si aisément les
régimes de Jacobo Arbenz au Guatemala et de
Mohammed Mossadegh en Iran qu’elle avait
cédé au mythe de sa propre invincibilité, tout
en développant l’illusion que les opérations
clandestines à l’étranger constituaient un outil
de politique étrangère efficace, à mi-chemin
entre la diplomatie et la guerre. Cette trop grande
assurance mena tout droit à l’opération bâclée
de la baie des Cochons, dont l’échec ne fit que
redoubler les initiatives des frères Kennedy en
vue d’éliminer Castro.
Durant toute la guerre froide, la CIA a également eu tendance à sous-estimer les services de
renseignement cubains. Dans les années 1980
encore, quelques douzaines de Cubains, en
apparence au service de la CIA, étaient en réalité
des agents doubles travaillant pour La Havane10.
Au vu du professionnalisme de la DGI, est-il
possible qu’elle ait été en mesure de garder le secret
sur son rôle dans l’assassinat de John F. Kennedy
pendant les cinquante dernières années ? Le
chapitre n’est pas clos. ■
Bibliographie
●
James G. Blight et Janet
M. Lang, The Armageddon
Letters, Kennedy/Khrushchev/
Castro in the Cuban Missile
Crisis, Rowman & Littlefield,
Lanham, 2012
● Charles G. Cogan,
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le rôle du renseignement », in
Maurice Vaïsse (dir.), L’Europe et
la crise de Cuba, Armand Colin,
Paris, 1993
● Robert Dallek, An
Unfinished Life: John F. Kennedy:
1917-1963, Little, Brown
& Company, Boston,
New York, Londres, 2003
● Edward Jay Epstein,
The Annals of Unsolved Crime,
Melville House, Brooklyn NY, 2013
10
● Robert F. Kennedy, Thirteen
Days : A Memoir of the Cuban
Missile Crisis, W.W. Norton
& Company, New York, 1969
● Brian Latell, Castro’s
Secrets : The CIA and Cuba’s
Intelligence Machine, Palgrave
MacMillan, New York, 2012
● Norman Mailer, Oswald.
Un mystère américain, Plon,
Paris, 1995
● Sergo Mikoyan, The Soviet
Cuban Missile Crisis: Castro,
Mikoyan, Kennedy, Khrushchev,
and the Missiles of November,
Stanford University Press,
Redwood City, 2012
Brian Latell, Castro’s Secrets, Palgrave MacMillan, New York,
2012, p. 10.
Questions
internationales
Rendez-vous avec le monde…
internationales
Questions
Questions
internationales
Japon : une crise sans fin ?
Obama et l’Afrique
La réforme de la PAC
Un portrait de André François-Poncet
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N° 55 Mai-juin 2012
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Documents de RÉFÉRENCE
> La civilisation américaine
Raison et sentiments
Theodore Roosevelt (1858-1919)
Georges Duhamel (1884-1966)
Marc Fumaroli (1932)
Théodore Roosevelt, président des États-Unis de 1901 à 1909, est connu
comme l’homme du « Big stick », le gros bâton que l’on tient à la main et qui
permet de parler doucement. Il a en effet soutenu une politique extérieure
active, dépassant l’isolationnisme, au nom même des valeurs américaines.
Même s’il s’affirme anticolonialiste, par opposition à l’Europe, il justifie
des actions extérieures par une mission de libération de la barbarie et de
civilisation des peuples lointains qui n’est pas sans anticiper la « mission
sacrée de civilisation » confiée aux puissances administrantes, c’est-à-dire
coloniales, par le pacte de la Société des Nations (SDN). Mélange d’idéalisme
altruiste et d’intérêt national, surtout économique, son propos s’inscrit dans
une rhétorique constante des présidences successives au XXe siècle. Comme il
associe deux tendances apparemment opposées, il peut nourrir des politiques
différentes, de Woodrow Wilson à George W. Bush suivant que l’on insiste
sur la première ou la seconde.
Les deux textes suivants, dus à des écrivains, intellectuels et esthètes
français, à quelque quatre-vingts ans de distance, convergent. Marc Fumaroli
peut bien considérer que l’analyse de Georges Duhamel est « naïvement
effrayée », il le rejoint dans un mélange de fascination et de répulsion à
l’égard du modèle de civilisation américain. Il serait excessif de les qualifier
d’américanophobes, mais leurs textes expriment le malaise d’hommes de
culture élitistes et raffinés devant le gigantisme, les excès et une certaine
forme de déshumanisation des États-Unis. Georges Duhamel réfléchit sur
l’urbanisme et l’architecture de la ville, Marc Fumaroli sur le cinéma et les
séries télévisées américaines. Devant le monde animé, excessif, racoleur et
brutal qu’ils décrivent, on songe aux personnages des tableaux de Edward
Hopper, solitaires, sous une lumière crue, dans une attente sans objet,
auxquels il manque quelque chose – peut-être une âme.
La Vie intense
Theodore Roosevelt (1902)
« […] Notre devoir peut prendre bien des
formes dans l’avenir, comme il a pris bien des
formes dans le passé. Et il n’est pas possible
d’établir une règle dure et ferme pour tous
les cas. […] Mais nous pouvons être certains
d’une chose : que nous le voulions ou non,
nous ne pouvons éviter désormais d’avoir des
116
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
devoirs à remplir en face des autres nations.
Tout ce que nous pouvons faire, c’est d’établir si nous accomplirons ces devoirs bien ou
mal. Précisément ici laissez-moi faire un aussi
vigoureux plaidoyer que je le pourrai en faveur
de cette règle de ne jamais rien dire qu’on ne
pense, et de mettre sans hésitation nos actes
L a c iv i l i s a t i o n a m é ri c a i n e : ra i s o n e t s e n t i m e n t s
La politique du «gros bâton» de Theodore Roosevelt
vue par la revue satirique américaine Puck en 1904.
d’accord avec nos paroles quelles qu’elles
soient. Bon nombre d’entre vous probablement sont au courant du vieux proverbe :
“Parlez doucement et portez une grosse canne
– vous irez loin”. Si un homme fait continuellement le fanfaron, s’il manque de civilité, une
grosse canne ne le sauvera pas d’embarras ;
pas plus que le doux parler ne lui servira de
rien si derrière la douceur ne gît pas la force, la
puissance. Dans la vie privée il y a peu d’êtres
plus blâmables que l’homme qui va toujours
se vantant bruyamment ; et si le vantard n’est
pas préparé à soutenir ses paroles, sa position
devient absolument méprisable. Ainsi en est-il
pour la nation. Il est à la fois stupide et indigne
de se laisser aller à une indue auto-glorification, et, surtout, à une dénonciation à langue
débridée des autres peuples. Toutes les fois
que sur un point quelconque nous viendrons
en contact avec une puissance étrangère,
j’espère que nous nous efforcerons toujours
de parler courtoisement et respectueusement
de cette puissance. Rendons évident que
nous entendons faire justice. Puis rendons
également évident que nous ne tolérerons
pas qu’il nous soit fait d’injustice en retour.
Rendons encore évident que nous n’usons
d’aucuns mots que nous ne soyons préparés à
soutenir par des actes, et que, si notre discours
est toujours modéré, nous sommes prêts et
résolus à y faire honneur. Une telle attitude
sera la plus sûre garantie possible de cette paix
respectueuse d’elle-même, dont l’acquisition
est et doit toujours être le premier but d’un
peuple qui se gouverne lui-même.
Ceci est l’attitude que nous devrions
prendre à l’égard de la Doctrine de Monroë.
[…] La Doctrine de Monroë n’est pas une loi
internationale ; mais il n’y a aucune nécessité
qu’elle le soit. […] Par cette doctrine nous
n’entendons sanctionner aucune politique
d’agression par une république Américaine
aux dépens de n’importe quelle autre, ni
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
117
Documents de RÉFÉRENCE
aucune politique de différence commerciale contre aucune puissance étrangère
quelconque. Commercialement, pour aussi
loin que cette doctrine est en cause, tout ce
que nous désirons est un champ loyal et nulle
faveur ; mais si nous sommes sages, nous
insisterons énergiquement pour que, sous
aucun prétexte quelconque, il n’y ait aucun
agrandissement territorial sur le sol Américain
de la part d’aucune puissance Européenne, et
ceci, quelque forme que cet agrandissement
territorial pût prendre.
Très ardemment nous espérons et
croyons que la chance d’avoir quelque
hostile complication militaire avec quelque
puissance étrangère est très petite. Mais qu’il
se produise une tension, une dispute, par ici,
par là, par le fait de la [compétition commerciale et agricole] – c’est-à-dire, industrielle –,
cela est presque inévitable. Ici encore nous
devons nous rappeler que notre premier devoir
est envers notre propre peuple ; et pourtant
que nous pouvons le mieux obtenir justice
en faisant justice. Nous devons continuer la
politique qui a été si brillamment heureuse
dans le passé, et ainsi organiser notre système
économique de façon à donner tout avantage
à l’habileté, à l’énergie, et à l’intelligence de
nos fermiers, marchands, manufacturiers, et
travailleurs à gages ; et pourtant nous devons
aussi nous rappeler, en traitant avec d’autres
nations, que des bénéfices doivent être donnés
là où des bénéfices sont cherchés. Il n’est pas
possible de dogmatiser quant à l’exact moyen
d’atteindre cette fin, car les exactes conditions ne peuvent être prédites. À la longue,
un de nos premiers besoins c’est la stabilité et
la continuité de la politique économique ; et
pourtant, par traité ou par législation directe, il
peut, au moins en certains cas, devenir avantageux de compléter notre politique présente
par un système de [bénéfices et d’obligations
réciproques].
Dans une grande partie de notre carrière
nationale, notre histoire a été une histoire
d’expansion, l’expansion étant de différentes
118
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
sortes en différents temps. Cette expansion
n’est pas un sujet de regret, mais d’orgueil. Il
est vain de dire à un maître peuple comme le
nôtre que l’esprit d’entreprise n’est pas sûr.
Le vrai Américain n’a jamais craint de courir
des risques, quand le prix à gagner était de
valeur suffisante. Aucune nation capable de
se gouverner elle-même, et de développer
par ses propres efforts une saine et ordonnée
civilisation, si petite qu’elle puisse être, n’a
rien à craindre de nous. […] Aux Philippines
[en 1898] nous avons apporté la paix, et en
ce moment nous leur donnons une liberté
et une autonomie telles qu’elles n’auraient
jamais pu dans aucune condition concevable
les obtenir […]. Le récit nu des faits est suffisant, pour montrer que nous avons fait notre
devoir ; et quel plus fier titre à l’honneur une
nation peut-elle posséder que d’avoir fait son
devoir ? Nous avons fait notre devoir envers
nous-mêmes, et nous avons accompli le devoir
plus haut de promouvoir la civilisation de
l’humanité. La première essence de la civilisation, c’est la loi. L’anarchie est simplement
la servante et l’avant-courrière de la tyrannie
et du despotisme. La loi et l’ordre renforcés de
justice et de puissance gisent aux fondements
de la civilisation. La loi doit être basée sur la
justice, autrement elle ne peut se maintenir,
et elle doit être renforcée de fermeté résolue,
parce que la faiblesse à la renforcer signifie
à la fin qu’il n’y a nulle justice et nulle loi,
rien que la règle de la force désordonnée et
sans scrupule. Sans l’habitude de l’obéissance ordonnée à la loi, sans la sévère mise
en vigueur des lois, aux dépens de ceux qui
avec défi leur résistent, il ne peut y avoir nul
progrès possible, moral ou matériel, dans la
civilisation. Il ne peut y avoir aucun affaiblissement de l’esprit qui soutient la loi ici chez
nous, si nous voulons d’une façon permanente réussir ; et tout aussi peu pouvons-nous
montrer de la faiblesse au dehors. […]
La barbarie n’a, et ne peut avoir, nulle
place dans un monde civilisé. C’est notre
devoir envers le peuple qui vit dans la barbarie
L a c iv i l i s a t i o n a m é ri c a i n e : ra i s o n e t s e n t i m e n t s
« Cet article importé me plaît bien. » Cette caricature
du président Theodore Roosevelt, préférant la
couronne de l’impérialisme à la mode européenne
aux modèles portés par ses illustres prédécesseurs,
a été publiée en 1904 par la revue satirique
américaine Puck.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
119
Documents de RÉFÉRENCE
de veiller à ce qu’il soit délivré de ses chaînes,
et nous ne pouvons le délivrer qu’en détruisant la barbarie même. Le missionnaire, le
marchand, et le soldat peuvent chacun avoir à
jouer un rôle dans cette destruction, et dans la
subséquente élévation du peuple. Exactement
comme c’est le devoir d’une puissance civilisée
de scrupuleusement respecter les droits de
toutes les puissances civilisées plus faibles et
de joyeusement aider celles qui luttent pour
s’élever à la civilisation, ainsi c’est son devoir
d’abattre la sauvagerie et la barbarie. Comme
dans une telle œuvre, il faut user d’instruments
humains, et comme les instruments humains
sont imparfaits, ceci veut dire que parfois il y
aura de l’injustice ; que parfois le marchand,
ou le soldat, ou même le missionnaire, peuvent
faire du mal. Instantanément condamnons et
rectifions ce mal quand il arrive, et, si possible,
punissons le malfaiteur. […]
Laissez-moi encore insister, par crainte
d’une fausse interprétation, sur le fait que
notre devoir est à deux faces, et que nous
devons élever les autres tandis que nous
bénéficions nous-mêmes. […] Sous la sage
administration du Gouverneur Taft, les îles
[les Philippines] maintenant jouissent d’une
paix et d’une liberté, que jamais jusqu’ici
elles n’avaient même rêvées. Mais cette paix
et cette liberté sous la loi doivent être complétées par un développement matériel et industriel. [Tous encouragements devraient être
donnés] à leur développement commercial,
à l’introduction des industries et des produits
Américains ; non pas simplement parce que
ce serait une bonne chose pour notre peuple,
mais infiniment plus parce que ce serait d’un
incalculable bénéfice pour le peuple des
Philippines.
Nous ferons des fautes ; et si nous
laissions ces fautes nous effrayer et nous
détourner de notre œuvre, nous nous montrerions nous-mêmes des femmelettes. […]
Dans les Philippines, rappelons-nous
que l’esprit et non la simple forme du gouvernement est la chose essentielle. […] Nous
n’essayons pas de subjuguer un peuple ; nous
essayons de le développer et d’en faire un
peuple ami de la loi, industrieux, et éduqué,
et, nous espérons, finalement, un peuple se
gouvernant lui-même. En bref, dans l’œuvre
que nous avons accomplie, nous n’avons fait
que mettre en pratique les vrais principes de
notre démocratie. Nous travaillons dans un
esprit de self-respect envers nous-mêmes
et de bon vouloir envers les autres, dans
un esprit d’amour pour et de foi infinie en
l’humanité. Nous ne refusons pas aveuglement de faire face aux maux qui existent, ou
aux insuffisances inhérentes à l’humanité ;
mais à travers les bévues et les dérobades, à
travers l’égoïsme et la bassesse [des motifs],
à travers les courtes vues et la couardise,
nous fixons obstinément nos regards sur le
lointain horizon du triomphe d’or. Si vous
voulez étudier notre histoire passée comme
nation, vous verrez que nous avons fait bien
des fautes et que nous avons été coupables
de bien des insuffisances, et que pourtant
toujours à la fin nous sommes sortis victorieux pour avoir refusé d’être domptés par les
fautes et les défaites, les avoir réorganisées,
mais avoir persévéré en dépit d’elles. Ainsi en
doit-il être dans l’avenir. […] » ■
Extraits de Theodore Roosevelt, La Vie intense
(traduction de la princesse de Faucigny-Lucinge et
Jean Izoulet), Ernest Flammarion éditeur, Paris, 1902,
p. 236-245.
Scènes de la vie future
Georges Duhamel (1930)
« […] Vertu suprême pour “les vérités
nouvelles”, la méthode américaine enchante
les êtres simples et ravit les enfants. Tous
120
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
les enfants que je connais raisonnent en
Américains dès qu’il s’agit de l’argent, du
plaisir, de la gloire, de la puissance et du travail.
L a c iv i l i s a t i o n a m é ri c a i n e : ra i s o n e t s e n t i m e n t s
[…]
S’il est vrai, comme le dit Barrès, que,
pour assurer la paix sociale, il faut “que les
pauvres aient le sentiment de leur impuissance”, l’Amérique peut dormir tranquille.
La plus forte raison de cette sécurité sublime,
ce n’est pas, à mon sens, la législation, sévère
comme une citadelle, et non plus la force
armée, avec ses instruments, ses gaz, ses
poisons, et non plus les polices publiques
et privées aux exploits légendaires. Cette
raison majeure, je la vois dans l’inextricable
complexité de l’organisme social, dans son
rythme vertigineux, dans ses proportions
désormais incommensurables avec l’intelligence humaine.
Un ministre de la république française
me disait naguère en souriant : “Ce soir,
vingt hommes résolus peuvent s’emparer de
Paris, c’est-à-dire de la France, c’est-à-dire du
pouvoir.”
Pour Moscou, pour Leningrad, grandes
bourgades, la chose est encore plus claire.
Rien qu’à les traverser, le voyageur parvient
à comprendre le coup de main, découvre les
points sensibles, reconstitue l’émeute initiale.
Mais l’Amérique ! Mais Chicago ! Mais New
York ! Montrez-moi l’intelligence capable de
comprendre – je dis bien de saisir l’ensemble –
cet enchevêtrement de forces en action.
J’ai dit au commandant d’un très grand
paquebot : “Faites-vous corps avec votre
bateau ? Votre intelligence, votre sensibilité
se prolongent-elles naturellement à travers les
poutres d’acier jusqu’aux extrémités de cet
organisme énorme, comme vous savez qu’il
arrive pour un avion, pour une auto ? Sentezvous ce qui se passe sur ce navire, à deux cents
mètres d’ici ?” L’honnête homme a secoué
la tête : “Non, m’a-t-il dit, j’éprouvais ce que
vous dites sur des bateaux moins grands ; mais
celui-ci dépasse presque les facultés d’une
seule âme. Il n’est plus à l’échelle.”
De même pour toutes les choses. Que
la Grande Armée s’ébranle, et le génie de
Napoléon ne parvient plus à vivifier, jusqu’à
la pointe des antennes, ce corps démesuré.
La Grande Armée n’est plus à l’échelle d’un
homme.
Que dire de l’Amérique, cette prodigieuse tuméfaction ? Elle n’est plus à l’échelle
des esprits qui l’ont créée. Nul homme ne peut
plus s’en former une idée efficace et claire.
Dieu lui-même…
Ce peuple est emporté dans les rouages
d’une mécanique dont personne, bientôt,
ne connaîtra plus les secrets, les chevilles
maîtresses, les zones vulnérables, les centres
vitaux.
Contemplant les vingt ascenseurs d’un
building, j’ai demandé : “Que ferez-vous s’il
se déclare une panne d’électricité ?” – “Oh !
M’a-t-on répondu, nous sommes branchés sur
trois secteurs différents.”
Et le mouvement ! Le mouvement
comparable à l’inertie, le mouvement de cette
masse qui roule on ne sait vers quoi, par une
sorte d’habitude véhémente !
La civilisation des fourmis s’étend sur la
face des continents émergés, depuis le froid du
Nord jusqu’au froid du Sud. Peut-être y a-t-il,
çà et là, quelque révolte de palais. Mais la
civilisation des fourmis dure depuis des siècles
de siècles. Pas de révolution chez les insectes.
Pas de révolution imaginable dans
la fourmilière américaine. À moins qu’un
jour, sans qu’on sache pourquoi, sans qu’on
ait pu le prévoir, sans même qu’après coup
on parvienne à l’expliquer, à moins que
l’incroyable machine se détraque tout à coup,
s’effondre et tombe en cendres. Car, avec
l’homme, on ne sait jamais.
L’Amérique peut tomber, la civilisation américaine ne périra pas : elle est déjà
maîtresse du monde.
Allons-nous être conquis, nous autres,
gens des terres moyennes ?
Les plus étranges américaneries, je les
ai vues en Allemagne, dans ce pays dont les
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
121
Documents de RÉFÉRENCE
jeunes hommes, au retour de leur premier
voyage transatlantique, trouvent que New
York n’est pas mal, mais plus assez américain. Derrière ses architectes, j’ai visité la
nouvelle ville de Francfort, la cité des blocks
pareils, en leur monotonie, à des falaises de
craie blanches habitées par des bestioles
disciplinées.
Il y a, sur notre continent, en France
comme partout, de larges places que l’esprit de
la vieille Europe a dès maintenant désertées.
Le génie américain colonise, petit à petit, telle
province, telle cité, telle maison, telle âme.
Comment l’univers ne serait-il pas
ébloui ? Regardez, gens d’Europe, regardez
le nouvel empire ! Deux siècles de succès.
Une ascension constante. Peu de guerres,
et toujours heureusement conclues. Maints
problèmes tenus en respect. L’orgueil d’être
un peuple nombreux, riche, redouté, admiré,
cet orgueil qui commence à tourmenter le
plus humble des passants perdus dans la
fourmilière, cet orgueil qui peut, demain,
livrer cent millions d’âmes aux entreprises de
maîtres enivrés.
*
Le ciel s’est déchiré du côté de Jerseycity. Un fulgurant trait de soleil montre
Manhattan et se promène, comme un index,
sur ces édifices étranges qui semblent des
jouets curieux, compliqués, déconcertants. Il
fait étinceler les vitres de cent mille bureaux
où sont affichés des graphiques vertigineux
qui représentent des combats, autrement dit
des victoires, et qui, tous, montent, montent,
d’un seul élan, d’une seule haleine.
Le vent fraîchit. Le building, sous mes
pieds, frémit dans toute sa hauteur, diapason
d’acier, de brique et de béton. Les cheminées
dissimulées dans les ornements de la flèche
exhalent, tel un mortel encens, les gaz empoisonnés que distille, à huit cent pieds d’ici, la
machinerie du sous-sol.
Ah ! Que je reste encore un peu, que
je savoure encore un peu cette amertume
ineffable de n’avoir pu aimer ce que je vois.
Que manque-t-il donc à ce peuple, pour
être vraiment un grand peuple, porteur d’un
grand message, digne d’un grand crédit, de
respect, d’admiration ? Que manque-t-il à
cette gloire ?
De grands malheurs, sans doute, de
grandes épreuves. De ces aventures terribles
qui mûrissent une nation, la reploient sur ellemême, lui font chérir ses trésors véritables,
prodiguer ses plus beaux fruits, découvrir son
vrai chemin ? » ■
Extraits de Georges Duhamel, Scènes de la vie future,
Mercure de France, Paris, 1930, p. 242 à 247.
Paris-New York et retour
Marc Fumaroli (2009)
« Cette même alliance show businessmarketing joue à fond sur le public fragile
et malléable d’enfants et d’adolescents.
Les images cinématographiques et télévisuelles qui leur sont destinées rebondissent
en ricochet publicitaire sur la clientèle des
parents. Les jeunes spectateurs sont absorbés
par les role models de rebelles qu’on leur
propose à l’écran et qui les isolent un peu plus
de leurs parents, lesquels sont trop heureux
si leur progéniture leur demande d’acheter
122
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
la panoplie de leurs héros et héroïnes, toute
prête à la vente et à la consommation, films
et séries télévisées étant customized. Ainsi
se répandent des modes irrésistibles et
s’ouvrent de lucratifs et vastes marchés plus
ou moins éphémères.
Il y a quelque chose qui tient de
l’enchantement, de la magie, dans ce conditionnement efficace mais doux et dont la
dose est modifiée à point nommé, timely.
L’étranger qui n’a pas bu ce philtre avec le
L a c iv i l i s a t i o n a m é ri c a i n e : ra i s o n e t s e n t i m e n t s
lait en reçoit une fausse impression de vertige,
lorsqu’il l’observe de près et sur place. Son
administration, hors des États-Unis où il
a sa fonction et son sens naturels, a transformé le monde troublé en caverne de Platon.
Sans désemparer depuis les années 1930, de
révolution technique en révolution technique,
des effets spéciaux à la Méliès aux miracles
de la numérisation, Superman, ancêtre de nos
Spider Man, et l’Iron man de bandes dessinées transportées à l’écran, le shérif redresseur de torts du western, tous bourreaux des
grands cœurs féminins, ont renouvelé et varié
d’année en année la mythologie américaine
de l’homme de la Frontière, exaltant le narcissisme mâle et l’optimisme moral de la nation,
avant de convertir l’imaginaire mondial au
culte du justicier, frère ennemi du terrorisme.
Les films de “révolte adolescente”, du type La
Fureur de vivre ou La Fièvre du samedi soir,
n’ont agi sur les jeunes générations successives, blanches ou noires, qu’en contrepoint
de cette mythologie, relativement constante,
et emportant le consensus. L’avènement du
film “noir” et du “privé” lui aussi redresseur
de torts, tournant la loi pour mieux la faire
triompher, puis des blockbusters rivalisant
d’hercules simiesques, de paquets de muscles,
de rugissements, de fureur et de sang, a porté
jusqu’à l’hyperbole le sublime démocratique, la violence justicière triomphant de la
violence maléfique. La “révolte” adolescente
et le manichéisme moral de la majorité silencieuse adulte se reconnaissent l’un et l’autre
dans cette éthique de combat. Les films de
kung-fu tournés à Hong-Kong ne relèvent
guère plus de la “diversité culturelle” que les
McDo relookés pour le public de Rome, avec
fronton et colonnade à l’antique.
L’exportation de cette spirale de stéréotypes, de mythes et d’idoles à usage interne
du melting pot national américain n’est
pas allée sans grincement, lorsqu’elle s’est
imposée par le dumping, après la Seconde
Guerre mondiale, à des nations européennes
qui disposaient en propre d’un cinéma, d’une
mythologie et d’idoles populaires. Il est difficile de mesurer ses effets dans d’autres aires
géographiques et religieuses, certaines encore
plus exposées, du fait de leur impréparation
traditionnelle à l’image, à prendre au pied
de la lettre ces puissantes exhortations à la
violence justicière. Il faut convenir que c’est
aussi aux États-Unis qu’il faut chercher la
critique la plus pertinente de cette mythologie. Un film comme Matrix, à condition de
le prendre au second degré, réussit à objectiver ce rêve ou cauchemar imposé de l’extérieur, mais a-t-il aidé personne à s’en éveiller ?
Dans plus d’un de ses films, qui montrent le
quotidien américain hanté, saturé, sapé par
les termites des images artificielles, Robert
Altman égale l’humour noir du Fellini de
Ginger et Fred, enragé, avant de mourir,
contre la télévision berlusconienne. Cette
critique high brow ou middle brow ne saurait
toucher qu’un public restreint de lecteurs et
de spectateurs, ne pouvant le plus souvent
opposer, à l’énorme sociologie rusée de
l’image industrielle et aux mythes endurcis
de la Grande Nation, que l’ironie et l’indépendance fragiles, parce que personnelles,
du livre et de l’article imprimés. Il faut rendre
à l’Amérique cette justice que ses historiens
et ses écrivains sont ses plus impitoyables
critiques. Leur perspicacité dépasse de loin ce
que les écrivains européens, inquiets comme
Tocqueville ou naïvement effrayés comme
Dickens ou Duhamel, ont pu écrire pour
tenter d’écarter de nos rives Phineas Taylor
Barnum, Buffalo Bill et leurs disciples. Mais
que peut le livre, l’article de revue, l’article de
journal ? Des cinéastes du calibre de Fellini ou
d’Altman ne peuvent rien eux-mêmes contre
la grande industrie des images technologiques
et ses “effets spéciaux”. Il n’y a pas que de la
magie, il y a du destin, de la Providence, dans
cette prodigieuse Grande Roue à rêves préfabriqués en série. » ■
Extrait de Marc Fumaroli, Paris-New York et retour.
Voyage dans les arts et les images, Fayard, Paris, 2009,
p. 168-169.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
123
> Les questions internationales
sur Internet
The Brookings Institution
www.brookings.edu
L’un des plus vieux think tanks américains et centre de recherche mondialement connu, la Brookings Institution
s’est fixé trois objectifs : renforcer la
démocratie ; encourager l’économie, le
bien-être social et la sécurité ; favoriser
la coopération du système international.
Le site publie en ligne de nombreux
articles en lien avec l’actualité. Divisé
en trois rubriques principales – par
thème, par zone géographique, par
contenu –, il présente notamment des
analyses sur les questions d’économie,
de défense, de politique intérieure et de
politique étrangère des États-Unis. Les
thématiques étudiées concernent aussi
bien la politique énergétique ou les
nouvelles technologies que les questions
juridiques.
Le site permet de se tenir informé
des publications et de l’activité acadé-
mique de plus de 300 experts internationaux collaborant à la Brookings.
L’institution organise par ailleurs de
nombreux colloques – auxquels il est
possible d’assister en s’inscrivant via
le site – réunissant des personnalités
du milieu politique et du monde des
affaires.
naute sur les conditions de création
d’une ONG, la responsabilité des entreprises américaines ou sur les démarches
pour voyager aux États-Unis.
historique à la démocratie en général,
sans oublier la rubrique « tout sur
l’Amérique », qui, loin d’être exhaustive ou objective, dresse tout de même
un panorama général sur l’actualité
américaine.
IIP Digital
http://iipdigital.usembassy.gov/
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Réalisé par le Bureau des
programmes d’information internationale du département d’État des ÉtatsUnis, le site IIP Digital présente des
informations sur la politique, l’économie
et la société américaines. Son objectif
affiché est de propager une image
positive des États-Unis dans le monde.
Disponible en plusieurs langues,
le site permet l’accès à de nombreux
articles d’actualité ainsi qu’à des traductions – ou extraits – de textes historiques
et de discours officiels. Il dispose aussi
d’une importante banque d’images et de
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IIP Digital surprend par sa diversité. Si son but est d’expliquer et de
promouvoir les valeurs – le libreéchange, en vantant les mérites du
Transatlantic Trade and Investment
Partnership (TTIP) – ou les traditions
– Thanksgiving, fête du travail… –
américaines, il renseigne aussi l’inter-
124
Les thématiques abordées sont
multiples, allant de la commémoration
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
Liste des CARTES et GRAPHIQUES
États-Unis : PIB par État et par habitant (2012)
La croissance démographique des États-Unis (1950-2100)
Nombre de morts en Irak et en Afghanistan (2001-2012)
Exportations d’armement des États-Unis (1950-2012)
Les États-Unis de Bush à Obama : déploiement des militaires (2000-2012)
Prêts d’urgence de la Réserve fédérale pendant la crise financière (2008)
États-Unis : importations et exportations de marchandises (2012)
Les 15 premiers partenaires commerciaux des États-Unis (2012)
Évolution des exportations des États-Unis (1992-2012)
Les accords de libre-échange des États-Unis (2013)
Dépenses militaires des États-Unis (1948-2012)
Évolution des dépenses militaires (2000-2012)
Le département américain de la Défense et ses sept principaux fournisseurs (2012)
Le chômage aux États-Unis (2010)
La pauvreté aux États-Unis (1959-2010)
Pologne : PIB par habitant et taux de chômage (2000-2012)
La Mongolie
p. 13
p. 15
p. 34
p. 37
p. 41
p. 46
p. 47
p. 48
p. 49
p. 51
p. 52
p. 53
p. 54
p. 57
p. 59
p. 99
p. 107
Liste des principaux ENCADRÉS
Les États-Unis depuis la fin de la guerre froide :
quelques éléments chronologiques (Questions internationales)
Religion, société et politique dans l’Amérique du XXIe siècle (Amandine Barb)
Le traité de libre-échange transatlantique (Questions internationales)
Un retour à l’isolationnisme ? (Célia Belin)
Les États-Unis et l’OTAN : une alliance sur le déclin (Questions internationales)
Les bases américaines dans le monde : des relais d’influence en mutation (Gwenaëlle Bras)
Industrie de défense : entre politique étrangère, stratégie de défense
et économie nationale (Aude-Emmanuelle Fleurant)
Le port d’arme : l’échec d’une réforme pourtant modeste (Questions internationales)
Les hydrocarbures de schiste : une révolution pour éviter
la transition énergétique ? (Questions internationales)
Les nouveaux fondements de la politique nucléaire (Tiphaine de Champchesnel)
Le système éducatif : une bonne image mais une réalité plus décevante (Michel Goussot)
p. 12
p. 18
p. 25
p. 29
p. 35
p. 42
p. 52
p. 60
p. 63
p. 66
p. 75
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
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ABSTRACTS
> Abstracts
Obama II: Pragmatism in the Face
of Adversity
Vincent Michelot
The second terms served by US
presidents are often interpreted through the
simplistic prism of the “second-term curse”,
which seems to have afflicted Barack Obama
in 2013. The reality is much more complex,
with institutional and party dynamics that are
hard to control and tend to cause blockages,
but also considerable potential for reform
and innovation both internally and externally.
Before judging the nature of the Obama
presidency up to 2016, we need to review the
foundations of this second term: the years
from 2009 to 2012.
Foreign Policy: the United States First
Laurence Nardon
When American presidents are
re-elected, they often seek to put their stamp on
the country’s foreign policy. Which diplomatic
dossiers will President Obama promote in the
time left to him? The ‘pivot to Asia’launched
during his first term? The free trade agreements
with Asia or Europe or disarmament talks with
Russia? The fight against AIDS or climate
change? Unless the Middle East once again
monopolises his attention…
The New Modalities of Military
Engagement
“Light footprint” and “leading from
behind”
Maya Kandel
Barack Obama was elected in 2008 on
the American people’s determination to turn
the page of the Bush years and close the period
opened by the 11 September 2001 attack,
which saw the deployment of American
military power throughout the world. Hard hit
by the recession, the Americans expected the
Democrat president to refocus on domestic
126
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
issues, especially the internal economy. So
Barack Obama completed the withdrawal from
Iraq and began to pull out of Afghanistan. He
nonetheless committed the United States to a
new military intervention in Libya. Above all,
he has continued in other forms the military
operations he inherited from his predecessor,
from drone strikes to cyberattacks.
The United States
and the Global Economy
Jean-Baptiste Velut
The American economy is faced
with the new rules of the global economy
generated by the 2008 financial crisis and the
transition to a multipolar world, within which
the US is expected to share its international
responsibilities more. In trying to adapt, the
US has geared its foreign economic policy to
the financial actions of the Federal Reserve
Bank and strategic axes defined by the
administration.
Domestic Policy:
the Second-Term Curse
Alix Meyer
During the first two years of his second
term, the president enters a sort of political
purgatory. Freed from electoral constraints,
he must use the period up to the mid-term
elections to consolidate the reforms of his first
term, while trying to continue his action in new
fields. It is in this new phase that the president
must concretise his legislative promises to
shape the image he will leave for posterity.
The Federal State, Model or Impasse
Lucie Delabie
Barack Obama’s second term comes
in the midst of high political tension. The
multiplication of blockages between the
president and the Congress, particularly over
the state budget, threatens the sustainability
of the American federal model. This is
compounded by doubts over the Supreme
Court’s ability and willingness to position
itself as the fundamental guardian of American
federalism. Faced with this double challenge,
the presidential figure is reduced to a
dangerous balancing act between the various
federal institutions to avoid an irremediable
blockage of the state.
The Division of Powers between
the Federal State and the Federated
States: the Arbitrage of the Supreme
Court
Louis Aucoin
Poland: Towards a New Model
of Economic and Territorial
Development
Gilles Lepesant
Apart from its uncontested economic
success, Poland has to take up a number of
challenges if it is not to be lastingly confined to
a fringe role in the European Union.
The growth of internal disparities, the
reshuffle of urban spaces and the impact of
foreign investments require the modernisation
of Poland’s institutions and the upgrading of
its means of production.
Mongolia, Mining Miracle
and Democratic Mirage
The American federal system has always
attracted keen interest. Many differences or
even contradictions exist between the rights
of the federated states on issues as important
as homosexual marriage or the death penalty.
This is hardly surprising since, in the American
Constitution, the founding fathers deliberately
left ambiguous the division of powers between
the Federal State and the federated States.
Under these conditions, the Supreme Court
has an essential role to play. The fluctuations
of its jurisprudence nonetheless stay within
certain constants.
Long forgotten, Mongolia is now
attracting growing attention on the
international scene. Hemmed in by Russia and
China, the country wishes to take advantage of
the lightning development of its mining sector
to open up to the world. Mongolia’s economic
success has nonetheless led to an increase in
inequality and corruption, which jeopardises
the country’s equilibrium. Moreover, the
democratic political system, which is an
exception in the region, is particularly fragile.
Political Violence in Europe:
Between a Lull and an Upsurge
The Assassination of JFK,
Fifty Years on: Cuba’s Shady Role
Marc Milet
The beginning of the century was marked
by significant changes in all forms of political
violence in Europe.
The threat of violent separatist
movements is fading. Islamist terrorism,
although small in scope, has changed its
nature. The upsurge in violent negotiations
with the public authorities, the radicalisation
of actions by the extreme left and the revival
of “moral crusades” powered by the extreme
right all seem to be due to a common process:
the feeling of losing hold.
Nathan R. Grison
Charles Cogan
John F. Kennedy was assassinated by a
lone marksman, Lee Harvey Oswald, whose
act was partly explained by his admiration
for Fidel Castro and his animosity towards
the American president and his government.
Two elements suggest that Fidel Castro may
have ordered the assassination: the extremist
nature of the man himself and the fact that
he was informed of plots that the Kennedy
brothers fomented against him. No convincing
evidence has yet come to light and the question
remains open.
Questions internationales no 64 – Novembre-décembre 2013
127
Vous avez
rendez-vous …
avec le monde
Déjà parus
no 63
nos 61-62
no 60
no 59
no 58
no 57
no 56
no 55
no 54
no 53
no 52
no 51
no 50
no 49
no 48
no 47
no 46
no 45
Ils dirigent le monde
La France dans le monde
Les villes mondiales
L’Italie : un destin européen
Le Sahel en crises
La Russie
L’humanitaire
Brésil : l’autre géant américain
Allemagne : les défis de la puissance
Printemps arabe et démocratie
Un bilan du XXe siècle
À la recherche des Européens
AfPak (Afghanistan-Pakistan)
À quoi sert le droit international
La Chine et la nouvelle Asie
Internet à la conquête du monde
Les États du Golfe
L’Europe en zone de turbulences
no 44
no 43
no 42
no 41
no 40
no 39
no 38
no 37
no 36
no 35
no 34
no 33
no 32
no 31
no 30
no 29
no 28
no 27
no 26
no 25
no 24
no 23
no 22
no 21
no 20
no 19
no 18
no 17
no 16
Le sport dans la mondialisation
Mondialisation : une gouvernance introuvable
L’art dans la mondialisation
L’Occident en débat
Mondialisation et criminalité
Les défis de la présidence Obama
Le climat : risques et débats
Le Caucase
La Méditerranée
Renseignement et services secrets
La mondialisation financière
L’Afrique en mouvement
La Chine dans la mondialisation
L’avenir de l’Europe
Le Japon
Le christianisme dans le monde
Israël
La Russie
Les empires
L’Iran
La bataille de l’énergie
Les Balkans et l’Europe
Mondialisation et inégalités
Islam, islams
Le Royaume-Uni
Les catastrophes naturelles
Amérique latine
L’euro : réussite ou échec
Guerre et paix en Irak
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Questions
internationales
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Numéros parus :
- Ils dirigent le monde…(n° 63)
- La France dans le monde (n° 61-62)
- Les villes mondiales (n° 60)
- L’Italie : un destin européen (n° 59)
- Le Sahel en crises (n° 58)
- La Russie au défi du XXIe siècle (n° 57)
- L’humanitaire (n° 56)
- Brésil : l’autre géant américain (n° 55)
- Allemagne : les défis de la puissance (n° 54)
- Printemps arabe et démocratie (n° 53)
- Un bilan du XXe siècle (n° 52)
- À la recherche des Européens (n° 51)
- AfPak (Afghanistan – Pakistan) (n° 50)
- À quoi sert le droit international (n° 49)
- La Chine et la nouvelle Asie (n° 48)
- Internet à la conquête du monde (n° 47)
- Les États du Golfe : prospérité & insécurité (n° 46)
- L’Europe en zone de turbulences (n° 45)
- Le sport dans la mondialisation (n° 44)
- Mondialisation : une gouvernance introuvable (n° 43)
- L’art dans la mondialisation (n° 42)
- L’Occident en débat (n° 41)
- Mondialisation et criminalité (n° 40)
- Les défis de la présidence Obama (n° 39)
- Le climat : risques et débats (n° 38)
- Le Caucase : un espace de convoitises (n° 37)
- La Méditerranée. Un avenir en question (n° 36)
- Renseignement et services secrets (n° 35)
- Mondialisation et crises financières (n° 34)
- L’Afrique en mouvement (n° 33)
- La Chine dans la mondialisation (n° 32)
- L’avenir de l’Europe (n° 31)
- Le Japon (n° 30)
- Le christianisme dans le monde (n° 29)
- Israël (n° 28)
- La Russie (n° 27)
- Les empires (n° 26)
- L’Iran (n° 25)
- La bataille de l’énergie (n° 24)
- Les Balkans et l’Europe (n° 23)
- Mondialisation et inégalités (n°22)
- Islam, islams (n° 21)
- Royaume-Uni, puissance du XXIe siècle (n° 20)
- Les catastrophes naturelles (n° 19)
- Amérique latine (n° 18)
- L’euro : réussite ou échec (n° 17)
- Guerre et paix en Irak (n° 16)
- L’Inde, grande puissance émergente (n° 15)
- Mers et océans (n° 14)
- Les armes de destruction massive (n° 13)
- La Turquie et l’Europe (n° 12)
- L’ONU à l’épreuve (n° 11)
- Le Maghreb (n° 10)
- Europe/États-Unis : Le face-à-face (n° 9)
- Les terrorismes (n° 8)
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Le Capitole à Washington.
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Questions
internationales
Novembre-décembre 2013
N° 64
Dossier
États-Unis : vers une hégémonie discrète
Ouverture. Les nouveaux défis américains
Serge Sur
Obama II : contre l’adversité, le pragmatisme
Vincent Michelot
Politique étrangère : les États-Unis d’abord
Laurence Nardon
Les nouvelles modalités d’engagement militaire :
« light footprint » et « leading from behind »
Maya Kandel
Les États-Unis face à la mondialisation économique
Jean-Baptiste Velut
Politique intérieure : la malédiction du second mandat
Alix Meyer
L’État fédéral, modèle ou impasse
Lucie Delabie
Répartir les pouvoirs entre État fédéral et États fédérés :
les arbitrages de la Cour suprême
Louis Aucoin
Et les contributions de
Amandine Barb, Célia Belin, Gwenaëlle Bras, Tiphaine de Champchesnel,
Aude-Emmanuelle Fleurant et Michel Goussot
Chroniques d’actualité
La politique commerciale des États-Unis
au regard de l’entrée de la Russie dans l’OMC
Jacques Fontanel
Guerre de Syrie : les difficultés d’un réglement global
Renaud Girard
Questions européennes
Imprimé en France
Dépôt légal :
4e trimestre 2013
ISSN : 1761-7146
N° CPPAP : 1012B06518
DF 2QI00640
9,80 €
Printed in France
CANADA : 14.50 $ CAN
&:DANNNB=[UU[YU:
La violence politique en Europe : entre accalmie et renouveau
Marc Milet
Pologne : vers un nouveau modèle de développement économique
et territorial ?
Gilles Lepesant
Regards sur le monde
La Mongolie, entre miracle minier et mirage démocratique
Nathan R. Grison
Histoires de Questions internationales
L’assassinat de Kennedy, cinquante ans après : la part d’ombre cubaine
Charles Cogan
Documents de référence
Les questions internationales sur Internet
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