Caroline de Schaetzen : Terminologie et société, La Maison du

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COMPTE RENDU
TERMINOLOGIE ET SOCIETE
Textes rassemblés par Caroline de SCHAETZEN
La Maison du dictionnaire, Paris 2004
L'ouvrage de Caroline de Schaetzen : Terminologie et société n'est pas
seulement dédié à la mémoire d'Ad Hermans, mais il doit véritablement
l'homogénéité de sa thématique à la pensée féconde de ce terminographe et
terminologue qui était Professeur de sociologie de l'Institut Marie Haps, et
dont l'activité de terminologue s'effectuait visiblement sous le regard exigeant
du sociologue, incapable de séparer la terminologie des conditions de sa genèse
au cœur d'une activité sociale et la restituant dans la complexité des relations
entre les partenaires sociaux et des besoins de la communication sous toutes
ses facettes.
La première partie de l'ouvrage (intitulée : Sociologie de la terminologie et
socioterminologie) est un hommage à l'œuvre théorique d'Ad Hermans. La
deuxième partie (intitulée : La vie sociale dans quelques vocabulaires) est plus
appliquée, mais elle montre, précisément sur des ensembles de termes relevant
de différents domaines, l'intérêt de la démarche qui découle de la
socioterminologie et qui débouche sur des analyses d'une grande justesse.
De la première partie, nous retiendrons essentiellement les apports
théoriques des travaux d'Ad Hermans tels qu'ils se révèlent dans cet ouvrage,
tout d'abord à partir de l'article de François Gaudin, puis à partir de celui d'Ad
Hermans lui-même.
Dans son article : Sociologie du vocabulaire scientifique selon Ad
Hermans, François Gaudin insiste particulièrement sur l'originalité de la
pensée de celui dont il reste le disciple reconnaissant et ému. Il cite (112) un
passage très révélateur d'un article de 1991 (Ad Hermans : Sociologie des
Cahier du CIEL 2004
vocabulaires scientifiques et techniques. Quelques réflexions. in Les Cahiers de
linguistique sociale, Université de Rouen, Rouen, n°18) :
[Ad Hermans] affirmait que le sociologue devait s'efforcer de "considérer les
terminologies elles-mêmes comme un phénomène culturel, comme le résultats
de pratiques sociales. Ses prémisses seront les suivantes" :
—[prémisse 1] "une terminologie n'est pas nécessairement rationnelle
et ne répond, par exemple, pas toujours à des besoins de
dénomination"; [commentaire de François Gaudin : le choix des
dénominations porte la trace de toute la complexité de la
communication entre les individus qui n'est pas toujours rationnelle,
d'une part. D'autre part, la complexité de le dénomination peut
provenir du choix du terme lui-même. En effet, à côté de termes
cryptiques (= termes "qui doivent être appris, et, cette condition
remplie, chacun les comprend sans difficultés"), il existe des termes
delphiques "surchargés de polysémie et qui doivent être, à chaque
nouvelle utilisation glosés : (...) chaque auteur désirant innover doit
préciser la signification qu'il donne à des notions tant de fois définies
et conceptualisées : crédit, famille, langue, liberté, sociabilité,
travail."]
—[prémisse 2] "une terminologie ne doit pas être considérée comme
une retombée d'une activité technique ou scientifique. Une
terminologie d'une discipline entretient des rapports étroits avec cette
discipline, mais il reste à préciser le type de rapport." [commentaire
de François Gaudin : Le rapport que la terminologie entretient avec la
discipline n'est pas nécessairement exempte d'intention ludique ou
esthétique, ce qui peut fragiliser la frontière entre les domaines de
spécialisation et nuire à la communication entre non spécialistes,
mais qui est inévitable dans tout corps social.]
—[prémisse 3] une terminologie ne doit pas être considérée comme un
moyen de communication, bien qu'elle se représente spontanément
comme tel et bien qu'il n'existe pas de vocabulaire scientifique ou
technique qui ne soit utilisé comme moyen de communication."
[commentaire de François Gaudin : La terminologie n'est pas à
considérer seulement comme "un état mais comme un processus
résultant d'interventions d'acteurs sociaux. La terminologie d'une
discipline est alors le reflet de stratégies concertées ou non, de choix
qui résultent d'une "morale langagière" ou, dans le cas d'une science
jeune, qui contribuent à la construire". (...) "Le locuteur qui se place
dans le champ scientifique ne peut faire l'économie, dès lors qu'il
accepte les normes tacites qui en régulent l'activité, d'une réflexion
sur l'éthique langagière de sa pratique." (115) Selon François Gaudin,
il doit se demander si finalement la terminologie qu'il étudie a plutôt
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Compte rendu Terminologie et Société
la fonction d'un "pacte social" ou d'une "arme de dissuasion" (116)]
L'article d'Ad Hermans lui-même, qui est le premier dans le volume,
atteste ce goût de la remise en cause des évidences, appliqué ici aux spécificités
du vocabulaire de la sociologie.
Il affirme tout d'abord la nécessité, pour toute élaboration d'une
terminologie, de bien appréhender la relation entre la terminologie et la
discipline au coeur de laquelle elle a été produite et de reconnaître différents
niveaux d'accès à la discipline concernée. Pour travailler sur la sociologie, qui
est une science humaine, A Hermans juge " utile de définir tous les outils des
sciences humaines : concepts, avec la référence à la théorie dont fait partie le
concept, mais aussi procédures ou démarches, avec leur champ d'application et
techniques d'observation et d'analyse, avec remarques éventuelles sur les
applications et les limites de ces techniques." (11). Toute terminologie
scientifique doit prendre conscience de la distinction nécessaire entre ces
différents champs d'élaboration de termes et, en outre, tenir compte des
différents courants qui s'affrontent dans une discipline : "Les concepts ne
peuvent être définis sans référence aux écoles théoriques qui les utilisent".(17)
Au delà de la spécificité de la discipline, le terminologue doit tenir compte
également des fonctions de la langue ("fonction idéationnelle d'information,
fonction interpersonnelle et fonction textuelle" (33)), et de la culture au sein de
laquelle la terminologie s'élabore (une culture est "ensemble formé des
connaissances, des croyances, de la langue, de l'art, du droit, des mœurs, des
coutumes, de la race et des habitudes acquises par l'individu comme membre
d'une société" (34)).
L'article d'Ad Hermans montre que le terminologue doit être un spécialiste
pour être un bon analyste de la discipline qu'il décrit, et, en particulier, il doit
tenir compte de la dimension sociale de toute démarche aboutissant à la
création de termes.
Les autres articles de cette première partie apportent également des
arguments pour une démarche sociotermonologique, qu'il s'agisse
d'aménagement linguistique, de validation des termes ("l'autorité de la
dénomination résulte de la pression du corps social" (Pierre Lerat, 92)), ou de
formation des futurs terminologues, rédacteurs ou traducteurs.
La deuxième partie de l'ouvrage est une recherche appliquée sur les
terminologies de la sécurité alimentaire et du langage de l'économie, et là
encore la composante socioterminologique saute aux yeux. Mais c'est sans
doute l'article de Caroline de Schaetzen sur la terminologie de Tintin qui est
l'illustration la plus fidèle d'une méthode d'analyse spécifique, issue des
travaux d'Ad Hermans.
L'article de Caroline de Schaetzen est très original, par son thème d'abord,
et par la méthode d'analyse ensuite. La Bande Dessinée est un type de texte
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Cahier du CIEL 2004
particulier, qui nécessite un approche du texte et du dessin formant une unité.
Pour aborder cette question, la parole est souvent donnée à Hergé ou à son
biographe, P. Assouline (1996). L'œuvre est replacée dans son époque et les
préoccupations éducatives de l'auteur sont soulignées, notamment en ce qui
concerne le contenu et l'emploi des termes. Surtout, Caroline de Schaetzen
montre que Hergé emprunte à de très nombreuses terminologies (vocabulaire
des moyens de transport, vocabulaire policier et administratif, vocabulaire des
sciences, vocabulaire des métiers, vocabulaire des explorateurs, vocabulaire du
marché de l'art, etc.), et qu'il prend la précaution de les mettre toujours dans la
bouche de personnages détenteurs d'un savoir spécialisé. C'est la méthode
d'analyse d'une authentique terminologue qui est appliquée aux terminologies
attestées dans les albums de Tintin, sans rien occulter de leurs conditions
d'emploi. L'œuvre d'Hergé est également évaluée avec ses prises de position
parfois "politiquement (très) incorrectes", mais aussi avec les jeux de mots qui
portent fréquemment sur les termes et les patronymes.
Ce n'est pas la moindre des élégances de cet ouvrage (et surtout de celle qui
en a rédigé ou "colligé" une grande partie) que d'avoir su traiter le sujet qui lui
tenait tant à coeur avec à la fois le sérieux indispensable à tout travail
scientifique de qualité et le recul, voire l'humour, qui est la vie.
Si ce compte rendu paraît dans le Cahier du C.I.E.L. 2004 consacré à
quelques aspects théoriques de la terminologie, ce n'est pas une simple
coïncidence due au calendrier des parutions bibliographiques. Il y a de
nombreux liens entre les deux ouvrages :
—plusieurs articles du Cahier du C.I.E.L. 2004 insistent sur
l'importance de la socioterminologie, participant ainsi au même débat
que l'ouvrage de Caroline de Schaetzen.
—quant aux articles qui abordent la question de la dénomination, en
général plutôt sous l'angle linguistique, ils replacent nécessairement
les termes dans un discours, c'est-à-dire une pratique sociale, qu'il
s'agisse de slogans publicitaires ou de catalogues de vente par
correspondance.
On ne peut que souhaiter que ces deux ouvrages, qui ont des thématiques
communes, suscitent réflexions et débats au service de la terminologie et de
toutes les disciplines dont elle sollicite le concours.
Compte rendu de Colette Cortès
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