Psychopathologie et symbolisation, Antoine Mooij

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Psychopathologie et symbolisation* Antoine Mooij Dire brièvement quelque chose de pertinent à propos de la psychopathologie est chose difficile et même infaisable. Et totalement impossible face à un public pour lequel la psychopathologie fait d’une certaine manière partie intégrante du travail quotidien. Alors voici ce que je voudrais faire. Tout d’abord je vais esquisser très sommairement les divers paradigmes de la psychopathologie. Cela comme mise en train pour notre sujet, à savoir la signification que la notion de symbolisation a pour la psychopathologie. A cet effet, je parlerai premièrement du concept de représentation, puis j’en viendrai au Nom-­‐du-­‐Père et j’introduirai le concept de représentation primordiale, pour ensuite vous en indiquer la signification pour la psychopathologie. Non pas pour réinventer la roue, loin de là, mais uniquement pour poser un peu différemment les accents. Bref survol historique Cela a effectivement commencé par la nosologie. L’idée de base était qu’il y a des maladies différentes, bien distinctes entre elles, qui existent réellement dans la réalité, tout comme les maladies physiques existent réellement. Le modèle médical de la médecine interne moderne a été déclaré d’application. Et il ne faut pas oublier qu’il a été déclaré d’application parce que ce modèle est bien vivant. Le concept central est celui d’entité clinique : et celle-­‐ci renvoie à un syndrome caractéristique, un déroulement, une pathogenèse, un substrat et un stade final. Le modèle kraepelinien des entités cliniques, à savoir la nosologie. L’exemple majeur en était la ”dementia praecox”, rebaptisée ultérieurement schizophrénie. C’était un nouveau concept qui parlait à l’imagination et il continue à diviser la psychopathologie à ce jour. Abandonné dans les années ‘60, réapparu dans les années ’80, le concept est à nouveau soumis au feu de la critique. Autant le concept comme moyen d’ordonnancer, que l’idée qu’il lui revient une réalité, que le concept reflète la réalité. D’où le fait que Jim van Os, de l’Université de Maastricht, et ses collaborateurs soutiennent que la schizophrénie n’existe pas. Et cela, son existence, touche au présupposé de base de la nosologie : les maladies mentales existent, comme il existe des maladies pulmonaires. Un réalisme de la maladie. C’est ce modèle qui, en l’occurrence, a été le grand modèle de la psychopathologie clinique. Il y a des maladies et elles existent pour de vrai. Un réalisme des maladies. Ensuite on a vu une orientation anthropologique commencer à poindre en psychopathologie. En partie de facture phénoménologique, avec L. Binswanger et E. Minkowski. En partie de nature anthropologique existentielle: la Daseinsanalyse de Binswanger, H. Tellenbach pour la mélancolie, J. Zutt pour le délire. W. Blankenburg pour la forme de schizophrénie asymptomatique. Et finalement, la psychopathologie psychanalytique dont J. Lacan est un représentant important. G. Lantéri-­‐Laura parle de cette période du paradigme des structures. Cela mène-­‐t-­‐il à une rupture avec la nosologie? Absolument pas. Ce qui frappe surtout, c’est l’étroite liaison entre ces structures et les syndromes psychiatriques classiques. Ces syndromes psychiatriques servent tout de même très fort de modèle à ces structures. Ses troubles s’ajustent très * Traduit du néerlandais par Ria Walgraffe-­‐Vanden Broucke
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étroitement, pour ne pas dire sans couture, aux distinctions issues de la psychiatrie clinique. C’est ce que l’on remarque à maintes reprises chez Binswanger, c’est également assez clair chez Lacan : pour la psychose, c’est l’automatisme mental de G.G. de Clérembault, pour la perversion c’est probablement E. Dupré (comme l’a recherché Ph. Van Haute). Cette orientation vers la psychiatrie n’est pas spécialement fausse. Mais elle semble être interprétée de façon statique : on est névrosé, ou psychotique, ou pervers, ou pas. Mais le développement spéculatif de l’approche anthropologique – phénoménologique, anthropologique existentielle, lacanienne – comme ensemble, est de plus en plus sous pression et succombe, ou perd pied. Bien qu’au départ ce fût une bonne base sur le plan diagnostique. L’approche anthropologique a toutefois mené vers un modèle à deux phases : une description du syndrome teintée de phénoménologie, suivie de l’indication d’une structure sous-­‐jacente. Mais quand même, cette forme de psychiatrie était épuisée et moribonde. L’arrière-­‐fond anthropologique était ressenti comme un boulet pour une psychopathologie empirique et une psychiatrie biologique naissante. Elle va s’orienter vers les sciences naturelles via la biologie non seulement quant au contenu mais également sur le plan de la méthode. C’est la naissance de la psychopathologie du DSM. Mais, comme vont les choses : à son tour, ce système est soumis à une pression croissante. Il a sans doute apporté beaucoup de positif, mais il amène aussi des malentendus. Le nœud de beaucoup de malentendus réside dans la méconnaissance de son caractère constructif : le système est une construction, il offre une grille qu’on pose sur la réalité. Cette méconnaissance est l’héritage de la nosologie, à laquelle – ne l’oublions surtout pas – l’approche structurale a aussi conduit. Malgré l’évidente approche consensuelle, le ”réalisme de la maladie” (‘disease-­‐realism’) continue à fonctionner. On fait souvent comme si les rubriques reflétaient la réalité, de sorte que ce qui se trouve sous rubrique est conçu comme une entité réelle. Cela mène à une conception réaliste, comme si la taxonomie, la manière spécifique de faire les rubriques, reflétait l’articulation de la réalité même (et pas seulement un moyen d’ordonnancement plus ou moins maniable). Une dernière phase : le modèle du diagnostic fonctionnel, tel que le développe Van Os dans son livre : De DSM-­‐5 voorbij, (2014), (Passé le DSM-­‐5). Il contient à la fois une sorte de déclaration de guerre au système nomothétique du DSM et à l’idée y sous-­‐jacente que les troubles psychiques sont au fond des maladies cérébrales, en tous cas des maladies. Par contre il met tout l’accent sur la liaison du trouble psychique au contexte social. La schizophrénie est vue comme le résultat d’une défaite sociale (‘social defeat’). Il y a ainsi d’importants points de divergence avec l’approche traditionnelle. Pure individualité, refus de la mise en rubriques et en catégories, reconnaissance de l’importance du contexte social. Le problème, c’est le développement très psychologique fonctionnel. C’est très restreignant. Toutefois l’idée de base offre des possibilités d’entrer en correspondance avec le modèle structurel. Et cette idée de base, c’est que généralement les gens sont surtout sensibles aux petits stress quotidiens. Et la manière d’y réagir est fonctionnellement déterminée : déterminée par des fonctions mentales qui interprètent le stress anonyme, qui le contextualisent et lui donnent du sens. A ce stress, l’un réagit par des angoisses, l’autre par des symptômes compulsifs, ou par la dépression etc. Vient ensuite l’assimilation et, dans la formation de symptômes, elle suit la route toute prête de la position subjective. Le désir sous-­‐jacent donne ensuite forme au comportement et au vécu, quelle que soit la nature des stimuli qui consistent effectivement en stress quotidien anonyme. Un tel modèle fonctionnel semble en effet pouvoir aller de pair avec un modèle structurel. 2
Toutefois il ne faut pas que ce modèle structurel soit interprété de façon statique comme s’il était en relation avec des structures statiques, telles que des syndromes, des entités : tu l’es ou tu ne l’es pas. Il va de soi qu’une interprétation réaliste de Lacan et du concept de structure conduit à un ‘disease realism’. C’est souvent ainsi que cela semble fonctionner dans la pratique. Néanmoins : pour autant que cela ait du sens d’en parler, les structures sont, elles aussi, des constructions. A partir d’une certaine perspective théorique, on peut voir quelqu’un comme psychotique ou comme pervers. Ce ”comme” nous mène à la problématique de la symbolisation et à son importance pour la compréhension du trouble psychique. Je vais à présent vous dire d’abord quelque chose à propos de la symbolisation en général. Ensuite je passerai à ce que cela signifie pour la psychopathologie. Symbolisation Ce qui est alors crucial, c’est l’idée que l’homme n’est pas ce qu’il est, mais que l’homme a un rapport à la réalité et, par celle-­‐ci, à lui-­‐même. C’est un fondement de l’anthropologie moderne. Mais comment se fait ce rapport entre l’homme et la réalité et, par là, à lui-­‐même ? Il y a quelque chose entre l’homme et la réalité : la manière dont la réalité est donnée à l’homme. En essence, on ne peut donc pas dire (sauf au sens restreint) ceci est cela, mais je vois, je pense, j’éprouve x comme y: je vois ce petit bâtiment comme une remise.1 Représentation La structure ”comme” est donc essentielle. Quelque chose se montre comme quelque chose. Rien n’est donné sans être donné comme quelque chose. Et si je vois quelque chose, je vois ce quelque chose même en tant que quelqu’un. Ce en tant que, ce comme fonctionne comme une charnière par laquelle deux éléments sont reliés l’un à l’autre. Pas au sens où une réalité existante, une chose, est reliée à une autre identité existante, comme deux portes sont reliées entre elles. Non, il s’agit d’un couplage dynamique sans lequel rien ne peut apparaître, par lequel justement il peut y avoir quelque chose (en tant que quelque chose). Le quoi et le comme vont de pair: je vois x comme, en tant que y. Et de plus, cette relation est de nature différentielle. Je vois ceci comme une remise et pas comme un garage..Je vois x comme y et comme pas z. Quelque chose n’est quelque chose que si ce n’est pas quelque chose d’autre. Jusqu’ici on pourrait dire que le courant de pensée est de nature phénoménologique. Mais c’est aussi l’idée fondamentale de Ernest Cassirer, le néo-­‐kantien allemand dans son livre Philosophie der symbolischen Formen (paru en trois parties entre 1923-­‐1929) et traduit en français sous le titre de Philosophie des formes symboliques. Cassirer a élargi la pensée de Kant en ce sens et l’a modifiée en une vaste philosophie culturelle. D’abord le rapport au savoir. Le savoir n’est pas un rapport de duplication, où l’homme refléterait la réalité non fracturée, mais c’est un rapport de médiation: je vois ceci comme cela et pas comme quelque chose d’autre. C’est un rapport symbolique. On peut 1 Pour un développement plus exhaustif de ce qui suit voir A. Mooij, In de greep van de taal. Symbolisering en betekenisgeving: Lacan en Cassirer, Amsterdam: Sjibbolet 2015.
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ainsi dire que dans la symbolisation la réalité éclot et un monde se forme. Qu’est-­‐ce que symboliser ? C’est procurer, ajouter ou remplacer du sens, un sens nouveau. C’est ainsi que naît un monde symbolique médiatisé : pour commencer un monde de l’enfant, le monde vécu, le monde des sciences de la nature, la psychopathologie – mais aucun de ces mondes ne coïncide avec la réalité en soi. Ce qui naît ainsi, c’est un monde, avec pour conséquence que ce qui est présenté comme un fait est toujours co-­‐déterminé par une idée : en bref, par du sens. Et ce sens est triplement étagé : le sens antéprédicatif, pré-­‐
objectif de l’image, le sens prédicatif et objectif à partir du langage et le sens formel au départ de la science moderne, les petites lettres. Il y a donc divers modes de symbolisation. En tout cas : il n’y a pas une sorte de vérité des choses qui serait incluse dans les choses mêmes et qu’il suffirait de lire. Dans le monde où l’on vit et dans la science, on ne connaît certes pas les choses telles qu’elles seraient en-­‐soi – en supposant que ceci puisse être une formulation sensée – mais on les connaît telles qu’elles nous apparaissent, dans leur rapport à nous, à partir de notre intentionnalité, à partir de notre attribution de sens. Cette idée est l’apport de Kant chez le néo-­‐kantien qu’est Cassirer. Mais il faut y ajouter quelque chose : lorsqu’un homme représente, symbolise la réalité, il ne le fait pas tout seul, mais dans une communauté et au départ de domaines culturels, de formes symboliques qui existent objectivement – la langue, la science etc. – qui, chacune pour soi, font éclore de la réalité. Et voilà que, après Kant, Hegel apparaît au tournant chez Cassirer. En d’autres mots et en terminologie hégélienne : en tant qu’esprit subjectif, l’homme symbolise la réalité à partir de l’esprit objectif. Mais ainsi il s’avère que l’esprit subjectif n’est pas hors métaphore. Pourtant : l’autre et l’Autre (le langage, la culture), se trouvent déjà dans la constitution des couches les plus basales de l’éprouvé. L’homme singulier, précisément parce qu’il est un être symbolisant, est assigné à des formes symboliques externes : la culture et son universalité. Et à l’inverse, la culture n’existe pas en-­‐dehors de l’homme singulier, mais elle est maintenue en l’état par les hommes, ensemble, dans leur interaction. Ce qui fait que l’homme singulier est assigné d’entrée de jeu à une communauté et ne peut être pensé sans elle. Cela me semble le premier grand point chez Lacan : l’assignation à l’Autre. Que me veut l’Autre ? Aucune idée. Ce sont des signifiants encore sans signification. Mais ce qui est sûr, c’est que cet Autre veut quelque chose de moi. Et comment dois-­‐je réguler cela ? La question n’est pas tant: comment réguler mes propres affects ? ça, ce sont des soucis ultérieurs. Mais : comment vais-­‐je réguler cet Autre, ses émotions, sa panique afin que je survive – sans qu’il y ait déjà question d’un je. Mais c’est ainsi que la base en est posée : la route choisie est la réaction paranoïde-­‐hypersensitif à l’autre ou le renoncement schizoïde, le retrait. Et la réalité ? La réalité elle-­‐même est soustraite à la régulation, à la symbolisation. La réalité est symboliquement assimilée – en image, en langage, en formules – mais est exclue en tant que réalité même. Par conséquent, l’homme considéré corporellement ne coïncide pas avec son corps naturel, la nature connue ne coïncide pas avec la nature même et la connaissance de l’autre est entourée de malentendus. L’homme est ainsi exclu de l’immédiateté – de la vie, de l’être brut, de l’Autre. Chaque forme de médiation, de symbolisation laisse un reste qui peut s’annoncer de diverses façons. Ce peut être un donné de l’expérience qui ne s’ajuste pas à la théorie ; ou c’est une action incompréhensible, impossible à cadrer, impulsive ; ou encore un événement que dans sa propre vie on ne peut pas élaborer, symboliser et qui alors peut finir de façon traumatique. Et comme la symbolisation est par définition toujours finie et limitée, du non-­‐assimilable, du traumatique est évidemment inévitable. 4
Le Nom-­‐du-­‐Père L’idée de base est naturellement la notion de symbolisation conçue comme une représentation créative où la symbolisation par l’esprit subjectif ne peut avoir lieu qu’à partir de l’esprit objectif, où toute forme de symbolisation est tenue en l’état de façon performative, comme étant sans fondement. En terminologie lacanienne : « il n’y a pas d’Autre de l’Autre ». (1) Tout d’abord, le terme de symbolisation en exprime le caractère performatif et événementiel ; c’est un événement dans lequel je suis impliqué avec d’autres et pour lequel je peux aussi porter une responsabilité. Il ne s’agit pas d’être mais de faire, pas d’une substance mais d’une fonction. C’est une première caractéristique. (2) Vient ensuite la dialectique d’aliénation et d’appropriation, de perte de soi et d’identification, de division et d’unité, comme conséquence de l’entrée dans des formes symboliques – avec l’idée de la limitation, de la césure. C’est là que vient le deuxième point de Lacan. Après l’entrée dans le langage, le symbolique, vient le retrait, la capacité à tenir un rapport à la langue et à l’Autre. Lacan a nommé différemment ces deux étapes (comme aliénation et séparation, les deux niveaux du graphe du désir) mais la figure de base est la même. Et l’opérateur de cette deuxième étape est le Nom-­‐du-­‐Père avec pour effet la castration symbolique (dans sa terminologie des années 50). Je souscris volontiers à la position de A. Vergote lorsqu’il écrit que le concept d’un ordre symbolique dont le Nom-­‐du-­‐Père est le pivot et le garant, est une révision profonde et heureuse de la théorie freudienne. Ce à quoi je veux ajouter que le Nom-­‐du-­‐Père doit être pensé de manière fonctionnelle, performative. Lorsqu’il est opérant, le passage de la constitution pré-­‐ambivalente de l’objet vers la constance de l’objet devient possible : le passage du mode ”clivage, projection et identification projective” vers la position dépressive. Par l’acquisition de la possibilité d’objectivation, l’homme est définitivement coupé de l’être. La coupure est définitivement mise en place. (3) Troisièmement, cet être, l’en-­‐soi n’en est pas pour autant une notion vide car, si la symbolisation est censée médiatiser, il faut que quelque chose soit pour pouvoir le médiatiser, même si celui-­‐ci est seulement donné dans une médiation et pas en-­‐dehors. De même, l’en-­‐soi, le réel en tant que substance ne peut pas se penser comme quelque chose qui est en soi. Dès lors, parler du Réel est déjà trompeur. Même si l’être se manifeste comme traumatique, ce trauma se rapporte à une subjectivité et il a valeur de trauma. Et ainsi, une figure fondamentale vient à nouveau à l’avant-­‐plan : lorsque le vivant entre dans la sphère de la médiation, la sphère de l’immédiateté a disparu – avec la perte y afférente d’être, (perte de vie). C’est ce dont l’homme se sépare par l’introduction de sens : images, significations, soutenues par des signifiants sans signification, et signes formels. De ce fait du sens est introduit dans ce qui d’abord manque de sens, est sans but et qui, pour le moment ou pour toujours se dérobe à notre maîtrise symbolique. Mais tout de même, cela reçoit en partie un ajout de sens. Trois domaines Cela se déroule dans trois domaines. 5
• Premièrement : la vie, l’immanence vitale, Unmittelbarkeit des Lebens. La tension vitale dans le corps est représentée et subit, dans la représentation, une transformation en corps pulsionnel permettant qu’au lieu d’une situation de tension corporelle, l’expérience du corps comme ‘mon propre corps’ (‘j’ai soif’, ‘j’ai mal aux oreilles’) devienne possible. Et tourné vers l’extérieur, le ‘corps propre’ va fonctionner comme berceau des implications intentionnelles, de sorte qu’un rapport représentatif avec ce qui est ‘là-­‐dehors’ devient possible. La réalité de la vie vitale se transforme en ‘vécu intentionnel’, par laquelle l’immédiateté de la vie elle-­‐même, de l’immanence vitale, est refoulée (Lacan) ou barrée, empêchée (Cassirer). La vie devient « vivre », « éprouver » et la vie en-­‐soi cède. Et la réalité éclot comme ”phénomène”. • Deuxièmement : la réalité extérieure (le réel, le réel statique). Par cette voie, la réalité éclot comme ”monde” ou s’ouvre à une diversité de mondes. La réalité extérieure est alors représentée comme un univers d’espace, de temps, de causalité et d’interaction et le réel extérieur est ainsi dompté, endigué. Et il y a un reste : le réel pour autant qu’il n’est pas cadré et qu’il peut ainsi faire irruption. • Troisièmement : l’Autre primordial, qui ne connaît pas le manque. Lui aussi est représenté et transformé et cela conduit à un désir structuré comme un langage qui peut se rapporter au désir de l’Autre. Sur ce plan, le refrènement, la restriction, ou la ”castration” se dirige sur l’Autre primordial. Cette symbolisation laisse à son tour un reste d’où vient la menace, lorsque le barrage cède, d’une invasion partant de l’Autre primordial. Et cela se déroule en deux étapes : mise à découvert (ouverture) suivie d’une restriction, répression, castration. L’immanence vitale est transformée en corporéité, qui subit aussi une limitation, une restriction. L’infinitude du temps est limitée à un temps fini, le temps de la vie finie est donné. L’Autre illimité devient le champ de l’intersubjectivité : je-­‐tu, toi-­‐moi. C’est à chaque fois le passage vers un autre domaine d’être. La fameuse comparaison de Freud avec l’assèchement du Zuiderzee s’impose. C’est ce qui se passe dans cette symbolisation primordiale. L’organisme est transformé en intentionnalité corporelle, le réel extérieur en univers d’espace et de temps, et l’Autre primordial se modifie en intersubjectivité. Par ailleurs, il s’agit d’une classification assez classique. Nous la trouvons aussi chez Merleau-­‐Ponty : le corps, le monde naturel, autrui. Ce concept de symbolisation primordiale et de trois domaines est également important dans un autre sens. Et cela nous conduit à la psychopathologie. Ce qui importe alors dans chacun de ces domaines, c’est que la symbolisation peut être plus ou moins effective, ce que le trouble psychique, la psychopathologie peut nous faire entrevoir. Le principe, c’est que ce qui produit la fonction symbolique s’éclaire par là où elle faillit. C’est précisément ce qu’a fait Cassirer, à partir de l’idée que ce qu’une fonction réalise derrière notre dos est à découvrir précisément là où cette fonction faillit, ou du moins partiellement. C’est dans la déficience que se montre l’activité de la fonction symbolique. Cassirer lui-­‐même a appliqué cette notion au terrain de la neuropsychologie, la neurologie, en se basant sur des données fournies par le neurologue Goldstein (qui était un neveu). C’est le fameux cas Schneider, dont Merleau-­‐Ponty s’est également saisi. Une telle approche jette un nouvel éclairage sur le trouble psychique, mais aussi sur le fonctionnement de l’esprit, de la fonction symbolique qui montre ici un déficit, une modification. Les lignes de fracture montrent la structure elle-­‐même. Pour la psychanalyse c’est une pensée bien connue et aussi reconnue comme telle. De plus il n’est pas étonnant que, d’un point de vue différent, la psychopathologie ait souvent fait appel à la phénoménologie et à l’herméneutique (de la situation) pour clarifier les troubles mentaux. A. Tatossian en a fait une synthèse, devenue classique (1979/1997). 6
La psychopathologie n’est donc pas spécialement malvenue lorsque des questions fondamentales concernant l’homme viennent à l’ordre du jour. Ce n’est pas à vous que j’ai besoin de l’expliquer. Cependant : le plus souvent l’explication se limite au champ de la forme de trouble psychique le plus profondément empiétant, la psychose. C’est compréhensible et la psychose parle à l’imagination. Mais il n’y a aucune raison à cette restriction parce qu’en réalité, dans toutes les formes de troubles psychiques une modification de la représentation est à construire. Et à ce sujet, les variantes non psychotiques telles que les troubles de la personnalité s’avèrent alors très instructives. Cela nous mène à la question des structures. Et vers Lacan. Car c’est bien Lacan qui la forme de psychopathologie la plus élaborée basée sur de l’idée de symbolisation. La structure : trois niveaux de fonctionnement psychique et trois domaines Comme vous le savez, Lacan manie une conception statique de la structure. Il travaille avec un schéma limité de trois structures : la névrose (hystérique et obsessionnelle), la perversion, la psychose. Cela se remplit sur le mode digital : vous êtes psychotique, pervers, névrosé ou pas. Ce qui frappe par ailleurs, c’est l’approche ‘ontologisante’, avec un puissant ”réalisme de la maladie” au sens de la nosologie classique. J’en ai déjà parlé. Cela mène parfois à un diagnostic public moralement peu agréable. L’examiné est un psychotique ou est un pervers. Et non pas : selon notre théorie nous pourrions voir Wittgenstein en tant que pervers, comme obsessionnel, comme psychotique, mais : il l’est. Autrement dit : la structure ”comme”, ”en tant que”, inhérente à la symbolisation, est méconnue. Et par conséquent : réalisme de la maladie, où l’on ne considère pas les structures comme des schémas classificatoires, mais où elles sont des entités. Il me semble dès lors justifié mais aussi nécessaire d’amender la psychopathologie lacanienne. D’abord par un élargissement du schéma. Ensuite par une fonctionnalisation. L’élargissement mène à l’introduction de la rubrique des troubles de la personnalité, dans laquelle d’une certaine manière la perversion remplit peut-­‐être un rôle clef. Cela mène à une tripartition : névrose, troubles de la personnalité et psychose. Cela nous mène aussi en dehors du champ lacanien. En tout cas, cette tripartition correspond bien à ce qui de nos jours est courant dans le psycho-­‐diagnostic, si ce n’est que le terme ‘névrose’ est tombé en désuétude. Il va de soi qu’une telle description du trouble psychique en termes de symbolisation défaillante, déficiente n’est pas censée en être l’explication. Elle veut approfondir la psychopathologie descriptive avec l’apport venant de Lacan, mais aussi celui de la phénoménologie et de l’herméneutique. Trois niveaux de symbolisation : psychose, trouble de la personnalité, névrose. L’hypothèse est alors : la psychose est caractérisée par l’échec de la symbolisation fondamentale, le trouble de la personnalité par une défaillance partielle de celle-­‐ci, alors que dans la névrose et dans la normalité celle-­‐ci est fondamentalement intacte. Puisqu’on distingue ici au moins trois niveaux, plutôt que d’employer le terme un peu massif d’”échec”, on peut aussi parler en termes plus neutres de ”gradations dans la symbolisation” ou de manière plus neutre encore de ”variations dans la symbolisation”. Cette classification permet de bien voir la cohésion au sein de chaque type de même que la différence entre ces types. • D’abord la psychose, un concept qui a ici deux significations. Une psychose est premièrement à concevoir comme une situation « d’épreuve de la réalité » défaillante, 7
caractérisée par la présence de certains symptômes, et bien sûr des hallucinations et/ou des délires. Comme vous le savez, le terme se rapporte aussi à une structure psychique, à savoir évidemment la structure psychique fragile qui est à la base d’un tel syndrome, mais dont la fragilité peut être compensée par un certain comportement (”sinthome”) qui protège la personne concernée d’un syndrome psychotique manifeste. Dans ce contexte, la psychose joue un rôle central, car elle fonctionne comme LE grand exemple, comme ‘casus princeps’ à l’aide duquel on peut clarifier une symbolisation défaillante comme principe fondamental du trouble psychique. Effectivement : le syndrome psychotique, avec la perception de quelque chose qui n’est pas là et le fait de penser quelque chose qui n’est absolument pas vrai, qui est faux sans qu’on puisse le corriger, laisse par excellence voir les failles où monde interne et monde extérieur se mélangent. Et la psychose en tant que structure montre que la séparation entre monde interne et extérieur, entre le soi et l’Autre est foncièrement fragile. C’est ce qui se manifeste par exemple dans le fait de mener une vie très solitaire (schizoïde) comme rempart qui doit protéger la personne contre les excitations de l’extérieur et de l’Autre ; c’est ce qui s’avère dans l’importance d’une protection contre les excitations en général (habitation protégée). Pour le dire dans la terminologie de Lacan, le signifiant de la séparation n’est pas installé (ce que contient précisément la vulnérabilité psychotique, la fracture psychotique). • Tout à fait de l’autre côté du spectre se trouve la névrose, avec ou sans symptômes névrotiques (tels qu’angoisse et compulsion), mais avec une structure elle-­‐même solide et qui d’elle-­‐même ne prédispose pas au dérèglement psychotique. Ici la fonction symbolique fait ce qu’elle est censée faire, de sorte qu’il n’y ait pas de perturbation : il n’y a pas de problèmes graves de délimitation par rapport au monde extérieur et à l’Autre. En d’autres mots : le signifiant de la séparation (le Nom-­‐du-­‐Père, la ”place vide”) est bien installé, souvent sous la forme d’une instance interdictrice « ça tu peux, ça tu ne peux pas, sinon on ne t’aime plus, tu n’es plus estimé par moi, par nous ». Nous pourrions parler ici de ”sur-­‐représentation”, au sens de surplus, excédent qui fonctionne comme une construction protectrice. Cette surprotection constitue alors le névrotique, le pathologique. • Les troubles de la personnalité forment le panneau central, entre la psychose et la névrose, et il y a bien une perturbation de la symbolisation fondamentale mais elle est partielle, car elle est clivée. Il est vrai qu’il y a une référence à une instance de la loi, à un ordre, mais la validation en est à la fois déniée. La symbolisation prend la forme d’un ”clivage vertical” où deux univers de vécus existent côte à côte, mais empiètent aussi l’un sur l’autre : « je sais bien, qu’il y a une loi, de la différence, mais quand même… ». Le clivage, clivage vertical, est le concept central. Le trouble du comportement conduit ainsi à quantité de formes d’existence très complexes, parfois créatrices, parfois très destructrices, au sein desquelles il faut chercher une voie pour pouvoir faire avec ce clivage. Trois domaines Il y a une seconde entrée possible : non pas via le comment de la symbolisation, (défectueuse ou non), mais via le quoi. La question du comment et du quoi constitue ainsi la chaîne et la trame de cette classification. Ce ‘quoi’ concerne les trois domaines du réel auxquels se rapporte la symbolisation – du moins selon le schéma présenté. Ces trois domaines, je les ai déjà nommés et pour récapituler, ils concernent l’immanence de la vie qui est transformée en corps vivant qui, pris dans l’ordre symbolique, est masculin ou féminin. Ensuite il s’agit de l’être brut, transformé en monde ordonné en temps et en 8
espace. Enfin il y a la transformation de l’Autre primordial en un champ de rapports intersubjectifs (dirigé par des demandes et des désirs). A partir de là se cristallisent trois domaines de problèmes (si cette transformation cloche). Ce sont : (1) le corps et la différence des générations, (2) l’ordonnancement dans l’espace et le temps et (3) la relation aux autres, à l’Autre. Quelle est leur utilité ? Si, dans une perspective fonctionnelle, le trouble psychique était jusqu’ici caractérisé par un certain degré de symbolisation défaillante – psychose, trouble de la personnalité, névrose – s’y ajoute maintenant un aspect matériel. Il faut alors contrôler si ces domaines matériels de problèmes se retrouvent dans les diverses formes de troubles psychiques. Ce qui importe là dedans, c’est la subdivision au sein des trois formes de troubles psychiques. Selon la classification plus ou moins classique, chaque type (psychose, névrose et trouble de la personnalité) présente trois sous-­‐types. Ce qui nous mène à neuf sous-­‐
types (3x3). Et que voit-­‐on ? Il apparaît que dans tous les trois des sous-­‐types un de ces trois domaines de problèmes revient, de façon différente bien sûr. Nous allons à présent passer brièvement en revue ces sous-­‐types, dont il va de soi qu’il s’agit de ”types idéaux” qui, étant idéaux, ne se rencontrent pas spécialement sous cette forme empiriquement. Je vais vous expliquer cela à la lumière de la psychose et du trouble de la personnalité. Par manque de temps, je ne prendrai pas la névrose en considération. Car la psychose est très intéressante et le trouble de la personnalité également. Et le trouble de la personnalité est un enfant négligé dans la psychopathologie traditionnelle. Clarification de la psychose Classiquement, le champ de la psychose se décompose en trois formes de troubles : la schizophrénie, la mélancolie, la paranoïa. La question est alors de savoir sur quel terrain la symbolisation a spécifiquement failli et où le psychotique est particulièrement démuni, sans réponse. Dans la schizophrénie, c’est le corps qui semble la pierre d’achoppement, dans la mélancolie le temps et dans la paranoïa, l’Autre. • Commençons par la schizophrénie. Tout d’abord il y a la forme silencieuse, caractérisée par une perte progressive des compétences sociales et par un déclin de l’intentionnalité antéprédicative, mais provisoirement les symptômes alarmants comme les hallucinations et les délires y manquent. C’est cette première couche, l’intentionnalité directement fondée sur le corps, qui est défectueuse. Ce qui est évident, ce qui va de soi, en un clin d’oeil, spéculaire : ça ne va plus. Le ”moi-­‐ici” de Minkowski, l’antéprédicatif, la sphère de l’Ausdruck, la physiognomonie, l’imaginaire est défectueux et par conséquent il y a hyper-­‐réflexion. Cela se présente aussi dans les formes plus aiguës avec hallucinations et délires. Et le noyau du vécu hallucinatoire concerne ici le corps. Il reçoit des rayons, on le travaille et il est ouvert. La perte des limites, la levée de la conscience des activités concerne les limites du corps et son activité. Dans la schizophrénie, l’échec de la symbolisation fondamentale concerne donc par excellence la transformation d’une immanence vitale en un ”corps propre”, un ”corps-­‐sujet”. Et ce qui manque, c’est la limitation, la mesure, bref : la castration symbolique, le Nom-­‐du-­‐Père. Ce réel non symbolisé de la vie se manifeste, resurgit comme une invasion du corps dans le vécu subjectif. La phénoménologie a fourni une importante contribution à ce sujet. • La deuxième forme de psychose est la mélancolie ou dépression psychotique. Ici c’est l’échec de l’ordonnancement catégoriel de l’espace et du temps qui est central, particulièrement le temps. En effet, depuis toujours la dépression est considérée comme un trouble sur le plan temporel, dans lequel le vécu temporel est amputé de l’avenir : il y 9
a une absence totale de perspective par laquelle le futur est totalement ligoté. Et l’on revient sans cesse sur le passé : – ”si seulement j’avais…” – comme si le passé se prêtait à cela. Il s’est donc produit un retournement où le passé a pris les caractéristiques d’un avenir ouvert et, inversement, l’avenir celles d’un passé arrêté. Comment interpréter cela ? On y a beaucoup réfléchi, surtout au départ de la tradition phénoménologique. Voici comment on pourrait dire. Cela se passe en deux phases. Premièrement la symbolisation du réel extérieur mène à un environnement (Umwelt) dans lequel il y a un temps externe (celui de l’horloge) et en même temps à une conscience de ce temps, la conscience interne du temps (il y a un instant, tantôt). Mais le temps extérieur et la conscience interne du temps, sont infinis. Ensuite la mise en rapport du temps interne et du temps extérieur par l’introduction d’une troisième forme du temps fait émerger un temps fini, limité. L’enfant est alors introduit dans le temps historique. Le parent pourra dire: il est 7 heures maintenant, il est temps d’aller te coucher, demain matin on doit partir tôt. Et l’enfant pourra dire: plus tard quand je serai grand, quand tu seras mort. Mais si la finitude et la ”passagèreté” ne sont pas intégrées, si la castration symbolique n’a pas pu avoir lieu, le sujet est livré à un temps purement externe, extérieur, un pseudo temps où n’apparaît que la perte et où rien, mais alors rien n’est conservé dans une forme représentée. D’où la plainte à propos d’une incessante perte, du temps qui passe, avec pour deuxième conséquence celle du corps qui se délabre, qui se décompose (ce qui est différent de la schizophrénie, où le corps est béant). Un même découplage que dans le domaine du temps se produit dans celui de l’espace. Il s’y passe une implosion de l’articulation catégorielle de l’espace du monde, un découplage de l’espace physique externe et du vécu subjectif. Par conséquent la personne impliquée est livrée à un pseudo espace envahissant au sein duquel elle apparaît comme sans fond et nulle, sans possibilité de jouir (an-­‐hédonisme), ce qui est très torturant. Ici aussi apparaît dans des phénomènes psychotiques un terrain spécifique où, dans ce cas, la symbolisation fondamentale faillit, et où le sujet est ”désarmé” et sans réponse. On peut parler ici d’une perturbation de l’humeur, mais la perturbation va plus loin que l’humeur. Elle touche au temps (et à l’espace) et à la culpabilité. Cette dernière, la culpabilité, nous conduit au troisième domaine de problèmes : la relation à l’autre. • Cela joue un grand rôle dans la mélancolie, mais on peut dire que c’est le domaine spécifique du délire, de la paranoïa. Juste un mot. Ici la relation à l’Autre primordial n’est pas symbolisée et n’est pas élevée au plan de la représentation, à la suite de quoi le sujet se sent poursuivi par cet Autre primordial non représenté qui, par définition, devient menaçant et est éprouvé comme voulant du mal. Ici il y a donc à nouveau un retour, une invasion à partir de ce domaine non symbolisé, non représenté. Les domaines de problèmes dans ces trois formes classiques de psychose vus sous l’angle théorique de la symbolisation sont : le corps et la différence des sexes (dans le cas de la schizophrénie), le temps et la mort (mélancolie) et le désir de l’Autre (paranoïa). Bien que pour chacune de ces perturbations la symbolisation fondamentale échoue dans ce domaine spécifique, cela n’implique en rien que les autres domaines ne soient pas affectés. Car spécifique ne signifie pas exclusif. Le trouble sur le plan de la corporéité (être béant) est sans doute caractéristique (pathognomonique) de la schizophrénie, mais il va aussi de pair avec une perturbation à l’égard des deux autres domaines (d’ordonnancement spatio-­‐temporel et de relation à l’Autre). Autrement dit : la perturbation de la symbolisation fondamentale spécifique au terrain va de pair avec une perturbation générale de celle-­‐ci. C’est évidemment aussi parce que la distinction entre les trois domaines n’est pas une séparation étanche. La distinction ne concerne pas une catégorie ontologique, mais une différenciation en relation à une fonction. C’est pourquoi il y a souvent en effet des ‘formes mixtes’ – comme par exemple un trouble 10
schizo-­‐affectif, qui se situe sur un terrain intermédiaire entre une schizophrénie et un syndrome maniaque, aussi bien que la forme paranoïde de la schizophrénie qui touche au trouble délirant, etc. Nonobstant les domaines spécifiques, la psychose laisse entrevoir ce qui se passe dans la symbolisation fondamentale : l’ébauche d’un monde, une forme de lien social et un rapport au corps propre. La psychose rejette l’univers sociétal, temporairement ou chroniquement lors d’un épisode psychotique, ou potentiellement au départ d’une structure psychotique. Bien sûr uniquement lorsque la psychose s’étend et jusqu’où elle s’étend – et généralement elle ne dure pas toute la vie – ce qui fait qu’on a alors conscience de la psychose, ce qui peut à nouveau amener de l’étonnement, de l’angoisse ou de la productivité. Dès lors le psychotique examine des ”mondes possibles” dans son vécu et dans sa réflexion toute personnelle et il met leur potentialité à l’épreuve. C’est souvent une épreuve au sens propre du terme, car elle s’accompagne généralement de beaucoup d’angoisse et d’autres misères. Cependant : pour autant que le psychotique rejette les cadres organisateurs d’espace, de temps et de lien social et que dans la psychose il en ébauche des modalités totalement autres, il entreprend une expérience ontologique, viable ou non. Le psychotique crée alors une nouvelle ontologie, pas en théorie mais dans sa propre expérience et, en ce sens, il est un ‘ontologue’. Ce n’est donc pas étrange que les expériences psychotiques, les expériences qui constituent une psychose, peuvent être si apparentées aux expériences de pensée qui, dans la philosophie, jouent parfois un rôle si important. Pensons à l’expérience de pensée extrême de l’anéantissement du monde qui a joué un si grand rôle chez Husserl, où le monde empirique peut être ”anéanti en pensée”, mais pas la conscience, ce qui mena à admettre le primat de la conscience. L’épochè phénoménologique, parfois mise en rapport avec l’expérience de la schizophrénie. Nous pouvons également penser à la relation entre psychose et mystique. C’est un grand thème de Wouter Kusters dans son ouvrage Philosophie de la folie, (2014). Pour le dire avec Binswanger, la psychose est alors non seulement une expérience de la nature, mais aussi de l’esprit : explorer d’autres possibilités de symbolisation dans sa propre existence : sur le plan du corps, du temps et de l’espace, et de l’Autre. Voici à proprement parler la juste voie : à quoi ressemble un monde où la finitude, la délimitation du corps, du temps ou de l’Autre n’a pas eu lieu. Et la réponse à cette question nous mène dans la direction de certains syndromes cliniques. Ils en offrent un exemple. Clarification du trouble de la personnalité Le groupe des troubles de la personnalité occupe une position intermédiaire entre les fonctionnements névrotique et psychotique et, conformément à cette position, il est caractérisé par un échec partiel de la fonction symbolique, dans sa fonction de délimitation. L’effectivité seulement partielle de la fonction symbolique s’exprime dans un processus de désaveu, de déni (Verleugnung), par lequel des mondes d’expérience, opposés l’un à l’autre, existent en même temps et sont éprouvés côte à côte, sans expérience d’opposition : ”je sais bien mais quand même” au sens d’Octave Mannoni. Mais ils interfèrent aussi. Le déni, le clivage vertical est donc un autre processus que la ”division” dans le cas de la normalité et de la névrose, dans lesquelles il existe une intégration du conscient et de l’inconscient ou bien une dialectique entre eux, refoulement et retour. Conceptuellement, cela diffère également du mécanisme de clivage et de projection au niveau de la pré-­‐ambivalence. Ici il s’agit de castration, de 11
délimitation : celle-­‐ci est simultanément reconnue et non reconnue. Mais ici aussi, les ”trois domaines” reviennent dans les trois sous-­‐catégories : perversion, trouble narcissique de la personnalité et type borderline. Celles-­‐ci peuvent aussi être décrites en termes de perturbation de la relation au corps propre, au temps et à l’espace, et à l’Autre. Ici, la castration symbolique est donc reconnue et non reconnue, côte à côte. Elle a eu lieu et elle n’a pas eu lieu : + & -­‐. C’est évidemment plus vite dit qu’expliqué. Mais en voici une tentative. Commençons par la perversion. Je fais la différence entre perversion en tant que position au sein des troubles de la personnalité – équivalent de la structure perverse dans le monde lacanien – et ce que j’appelle les perversions focales dans le spectre névrotique. Celles-­‐ci vont plus loin que les traits pervers avec lesquels toute névrose va de pair : un certain masochisme moral, sadisme moral, voyeurisme etc. Je pense plus spécialement au masochisme sexuel, au sadisme sexuel, au travestisme sexuel : en tant que fantasme, qu’il y ait réalisation du fantasme ou non. Ce que l’on nommait traditionnellement perversion. Elles ont une fonction stabilisatrice. Le noyau en est le ”service sexuel de la mère” (ce qui plus tard devient la ”Jouissance de l’Autre”). Dans ce cas, il s’agit surtout de la mère explicitement sexualisante. Qui est recherchée, servie. Il en découle deux conséquences : la sujétion à la jouissance de l’Autre réalise un interdit, excessif, non oedipien, sur la propre jouissance ; et cet interdit sur la jouissance procure de la rage. Cet interdit en constitue justement la part névrotique. De plus, la sujétion fait en sorte que toute dépendance est menaçante et peut être usurpée : cela procure de l’angoisse à cause d’une trop grande proximité, angoisse de l’attouchement, etc. (l’intrusion – l’angoisse fondamentale chez Lacan). La jouissance de l’autre doit donc être mise en scène. C’est possible dans le fantasme, qu’il soit ou non réalisé. Mais cela reste complexe. On ne peut pas y être, et c’est précisément en cela, dans le ‘ne pas pouvoir être’ qu’il faut éprouver le sentiment d’être, d’exister – j’y suis. Et la perversion focale doit résoudre ce paradoxe : The privacy of the Self. Et parfois il arrive que cela réussisse merveilleusement bien. Trouver sa propre jouissance sexuelle n’est dès lors pas lié à la différence des sexes mais à l’angoisse et à la rage, et elle a surtout une importance existentielle : j’existe. De même que J.-­‐D. Nasio mentionne la possibilité d’une forclusion focale dans le cas d’une psychose, on pourrait parler ici d’un déni focal. Si ce modèle n’est pas seulement focal, sexuel, mais qu’il a un caractère ”pervasif”, je parlerais d’une position perverse (analogue à la structure perverse chez Lacan) perversion pervasive. Van Haute a indiqué que la structure perverse chez Lacan s’appuie fortement sur le concept psychiatrique de perversion. Cela me semble juste. Dès lors, il me semble préférable de développer ce concept de façon formelle, fonctionnelle. Donc de ne pas partir de ce que le bien-­‐pensant nomme, ou en est venu à nommer pervers, mais partant du schéma formel. C’est-­‐à-­‐dire : la castration symbolique est reconnue et pas reconnue : dans la perversion qui se rapporte surtout au corps. La castration se rapporte alors au corps de la mère. Pour autant que le corps de la mère soit non castré, on trouve face à soi, on est/fait partie du corps non séparé. Le corps propre est alors exposé à une invasion menaçante de ce corps non séparé, anonyme, sexuellement tout-­‐
puissant, avec menace de disparition. Une menace qui peut être conjurée en la recherchant activement, de sorte que le sujet arrange lui-­‐même son propre assujettissement à l’autre, ou la fusion avec cet autre, ce par quoi l’angoisse peut être conjurée (et qu’il peut trouver du plaisir) : une menace d’avoir le dessus ou le dessous, de vie ou de mort, de toi ou moi. Ce qui fait que l’expérience sexuelle est très intense et qu’elle s’avère d’importance existentielle mais aussi qu’elle est psychiquement difficile à cadrer, à intégrer. Et de ce fait, difficile à atteindre, de sorte que des moyens et le sexe chimique deviennent important. Cela, c’est la face sexuelle. 12
L’autre face : pour autant qu’il y ait bien eu castration du corps de la mère et du même coup la propre castration, à cause du déni simultané, celle-­‐ci est instable et la possibilité de castration est menaçante. D’où, selon les termes de Lacan, la quête du phallus imaginaire, que l’on cherche chez l’autre ou ce quelque chose avec lequel on puisse s’armer comme puissant. C’est ce qu’on rencontre dans un contexte homosexuel, mais tout autant dans le contexte hétérosexuel : traditionnellement, la figure de Don Juan, ou de nos jours peut-­‐être comme un accro au sexe. Cela peut aussi traverser la vie, être ‘pervasif’. Pensez aux sectes ou à des groupements à aspects sectaires. Là aussi, on se laisse incorporer dans un corps commun, où souvent des expériences très intimes sont partagées via des témoignages, expériences qui sont elles aussi très strictement réglées. A la suite de quoi la foi en la doctrine, le salut, est porté au dehors et imposé à d’autres: pur et dur. De ceci, Lacan fait un point important dans le Séminaire XVI : le pervers comme le vrai croyant, le disciple, le héraut. Et cela mène au clivage. Sans doute retrouve-­‐t-­‐on aussi ce type de vécu dans les plaidoyers en faveur du clivage social et de la ségrégation. Ensuite, à côté du déni de la castration de la mère, il y a celui de la Loi. La Loi n’est pas reconnue dans son impuissance symbolique, ce qui conduit à une perception de la Loi comme puissante. Ce qui mène alors à la provocation de figures d’autorité et au jeu avec l’autorité. Il est dès lors erroné de mettre en rapport le déni de la Loi avec un comportement antisocial. Il peut sans doute y mener, mais ce n’est évidemment pas nécessaire, et le plus souvent cela n’arrive pas. C’est une position subjective riche qui offre et a offert beaucoup, précisément à cause de sa complexité. Ce n’est pas pour rien qu’en ce sens la perversion trouve sa demeure dans diverses formes de littérature. Il est dès lors très curieux que dans certains cercles lacaniens on traite de la perversion comme d’une ‘paraphilie’ ou même d’une délinquance sexuelle. Cela ne me semble pas juste, parce qu’on mélange d’une part le niveau formel, fonctionnel et le niveau empirique d’autre part. Déjà rien que le concept de structure interdit une telle assimilation, un tel court-­‐circuit. On obtient alors une égalisation entre structure psychopathologique et entité nosologique. Avec un diagnostic différentiel scolaire qui ressemble fort au DSM (avec critères d’inclusion – exclusion). Mais ce qui est une stratégie adaptée au niveau empirique du DSM, ne convient pas au niveau structurel, fonctionnel. Car le niveau formel, s’il est spécifié empiriquement, concerne une grande diversité de mondes de ressentis et d’éprouvés très complexes. • La psychopathie, conçue comme le trouble de personnalité avec d’importants traits narcissiques a une autre construction, car le clivage concerne la propre grandeur et la propre nullité, comme mondes expérientiels séparés. Il ne s’agit pas de déni de la différence sexuelle, mais de sa propre nullité. La structure de la psychopathie serait donc comme suit. Un fantasme caché d’invulnérabilité, secret mais pas inconscient, joue à côté de la conscience qu’on en a. Mais ce soi grandiose, clivé, infiltre le soi plus adapté, nourrit ainsi des idées de grandeur qui formeront la base pour des blessures narcissiques et ce qu’elles entraîneront. Le point faible est ici la symbolisation du temps, et plus particulièrement la représentation de l’avenir. Tout comme dans la mélancolie le futur est effacé, dans la psychopathie le futur est dénié : à la place d’un manque de représentation dans la mélancolie, il est question ici de représentation clivée. Ce qui fait qu’à partir de sa propre grandeur, à certains moments décisifs on estime l’avenir de façon beaucoup trop rose et, sur cette base, on effectue de manière particulièrement impulsive des actions cruciales qui ne sont pas bien pesées – peu importe que cela mène à des délits ou à des décisions directoriales. La composante sociale est ici très manifeste 13
lorsqu’une intervention musclée est appréciée ou lorsque du sang-­‐froid ou de la froideur sont exigés (”style managérial psychopathique”). Le style n’est pas celui de la perversion, de ”mise en scène et provocation”, mais du narcissisme : ”intimidation et violence”. On pourrait parler d’un sadisme plus ou moins désexualisé. Ceci dit en une terminologie sans jugement de valeur. Sur le terrain des troubles de la personnalité, ce n’est pas non plus toujours joyeux, pas davantage que sur celui de la névrose (bien que là, c’est un peu plus voilé). • Dans la problématique borderline, enfin, c’est la symbolisation de la dépendance primaire de l’Autre dans la figure du partenaire qui échoue, fût-­‐ce partiellement. Parce que le partenaire doit nourrir l’autre mais qu’en même temps il risque ainsi de l’étouffer par ”du trop”, la proximité et l’intimité sont un grand problème (parce que l’intimité suscite l’angoisse d’étouffement). La distance se régule par la variation ‘attirer et rejeter’, la véritable tendresse n’étant pas supportée. Ce n’est pas ”mise en scène et provocation”, ni ”intimidation et violence” mais ”embrouille et pouvoir”, ce qui mène à une guerre de tranchées et rend le contact, souvent dès le début, tellement épuisant. Car le pouvoir réciproque joue un rôle important, de sorte qu’on peut parler ici d’un masochisme plus ou moins désexualisé. Une relation durable est possible mais surtout dans cette forme instable, qui procure la stabilité. Ce modèle, lui aussi, est souvent représenté en littérature ou dans un film. L’œuvre cinématographique de Lars von Trier en offre, dans l’excès, des exemples bien reconnaissables, ayant pour centre la dépendance dans la forme d’une addiction à l’autre. Mais sur le plan des troubles de la personnalité l’addiction, la potentialité d’addiction est sans cesse aux aguets. C’est justement cette adresse à l’Autre qui fait que la charge de la subjectivité se trouve du côté de l’Autre et que la personne elle-­‐même traverse la vie de façon très dépersonnalisée. Lacan en fait un grand point, mais c’est en fait une vision ancienne et elle rend bien ce qui fait le noyau des troubles de la personnalité : ils s’appelaient ”alloplastiques” : l’autre souffre (primaire). Mais cela, c’est une conséquence. Souvent il s’agit en effet d’enfants abusés, maltraités, abîmés au sens large, vivant sur un mode paranoïde-­‐sensitif ou schizoïde, ou même dissocié, comme réaction à un trop, un trop traumatique. Le respect de l’enfant, le Droit-­‐de-­‐l’Enfant, un autre Nom du Nom-­‐du-­‐Père, n’a été honoré que partiellement. Pour terminer Ce développement que je viens de vous présenter est proposé comme appui pour concevoir le trouble mental en tant que trouble de la symbolisation fondamentale (trouble qui, conformément à cette théorie du symbole, est effectif et continue à se développer dans le domaine public : elle mène ainsi à une conception propre de la norme. La norme n’est pas extérieure, au sens d’une charge, d’un ordre que la personne concernée ou l’environnement éprouve. La norme est interne et concerne la symbolisation elle-­‐même, dont une certaine variation sera considérée comme déficience. Et en ce qui concerne la psychose, quelle que soit la sympathie avec laquelle on l’observe, on n’y échappera pas. De plus, elle a une importance existentielle. Partant de cette conception, le trouble psychique est non seulement une déficience, mais il reflète des problèmes centraux de l’existence et en est un ”rappel” : le rapport au corps propre et au sexe, à la finitude et à la temporalité, ainsi qu’à l’Autre et à son désir, auxquels tout un chacun à affaire. En ce sens, le trouble psychique relève partiellement d’un autre ordre que s’il était la 14
conséquence d’un déficit. Il est une forme de symbolisation qui possède un droit propre et qui est plus ou moins intrinsèquement lié à un rôle social. Cette conception a-­‐t-­‐elle son importance pour la psychopathologie de la pratique quotidienne ? Un seul mot là-­‐dessus pour terminer. En attendant, il y a une déception largement partagée envers les classifications du DSM. Cette déception concerne vraisemblablement le caractère artificiel des centaines de troubles qui sont énumérés comme entités. Le modèle structural peut être utile pour trouver une unité de structure sous-­‐jacente à laquelle une diversité de troubles peut se ramener. Celle-­‐ci a dès lors un rôle approfondissant et complémentaire. Puisque utilisée de façon fonctionnelle, dimensionnelle. Pas comme une alternative au DSM, une nosologie alternative avec un diagnostic différentiel propre. Ainsi les trois niveaux de fonctionnement et les trois domaines offrent-­‐ils une sorte de ”plan de l’esprit” (‘map of the mind’), ”un plan fonctionnel de l’esprit” : ce sont des points d’attention pour le diagnostic, un diagnostic fonctionnel. Bien sûr, ce concept de symbolisation fondamentale reste abstrait et spéculatif. C’est inévitable avec ce type de doctrine. Mais la possibilité d’application la rend moins spéculative et plus concrète, car l’application elle-­‐même veille à fournir de la matière à la théorie. Et l’avantage d’un concept aussi général, c’est qu’il peut s’appliquer à tout le monde. Nous ne sommes pas mieux que n’importe qui. Nous sommes tous, mais alors vraiment tous des êtres abimés, et chez l’un c’est ceci, chez l’autre cela. Avec cette idée centrale de Lacan et de la psychanalyse comme telle, je voudrais conclure. En tous cas cela mène à une relativisation de la psychopathologie et de la pratique diagnostique en son sein. Mais celles-­‐ci restent utiles et quand même nécessaires. Bruxelles, 18 novembre 2016 15
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