883 LA SEMAINE DU DROIT LIBRES PROPOS AVOCATS 883 Libéralisation du marché britannique des services juridiques Que doivent faire les avocats français ? POINTS-CLÉS Frédéric Pelouze, avocat L e Legal Services Act (LSA) adopté en 2007 est l’aboutissement en Angleterre et aux Pays de Galles d’une réflexion nourrie et riche sur l’avenir et la réforme des services juridiques, initiée en 1997 par le gouvernement travailliste. Cette loi a notamment créé les Legal Disciplinary Practice (LDP), des cabinets multidisciplinaires où des professionnels de différentes branches du droit peuvent s’associer mais aussi ouvrir le capital de leur cabinet à des non-juristes à concurrence de 25 % maximum. Au mois d’octobre 2011, une des dispositions les plus radicales du LSA a vu le jour : les Alternative Business Structures (ABS). À la différence des LDP, ces structures d’entreprises alternatives seront des cabinets détenus et gérés par des non-juristes. L’objectif de ces structures alternatives est bel et bien de révolutionner le marché des services juridiques : une force de frappe financière conjuguée à une gestion plus entrepreneuriale que partenariale confèreraient aux ABS les atouts nécessaires pour fournir des services Page 1482 juridiques diversifiés à des consommateurs peu sophistiqués. Les 65 candidatures reçues fin janvier 2012 par la Solicitors Regulation Authority témoignent de l’engouement des avocats pour ces nouveaux véhicules. Cette initiative d’accueil des investisseurs au sein des cabinets d’avocats n’est pas unique au monde. En levant 22 millions d’euros sur le marché australien en 2007, le cabinet Slater & Gordon inaugurait une pratique fructueuse puisqu’il publiait, au 30 juin 2010, un chiffre d’affaires et un résultat en hausse de respectivement 21 % et 16 %. L’autre mesure remarquable instaurée par le LSA consiste à avoir séparé les fonctions de régulation et de représentation en instaurant une autorité de régulation unique pour tous les services juridiques, le Legal Services Board. Voilà qui mérite d’être examiné, nous qui formulons depuis longtemps le souhait de créer une grande profession du droit avec une structure de régulation simplifiée pour se substituer aux nombreuses structures professionnelles existantes. Outre-Manche, cette réforme n’est pas présentée comme une fin en soi, mais bel et bien comme un moyen de nature à faciliter l’accès à la justice, aujourd’hui trop coûteux et trop difficile. D’un point de vue du justiciable, les avantages escomptés de ce bouleversement sont multiples : des services plus diversi- fiés, géographiquement plus accessibles (magasins du droit : one-stop shopping), de meilleure qualité et beaucoup moins chers. Fournir un service à l’endroit même où il est attendu représenterait en effet une avancée remarquable en terme d’accès au droit pour des personnes isolées et/ou peu flexibles. Ainsi, le client pourrait se voir conseiller à l’endroit où il en a besoin, c’est-à-dire par un avocat dans l’enceinte même du magasin d’un loueur de voiture consécutivement à un accident par exemple. Du point de vue des avocats, ils pourront à travers les ABS diversifier leur offre en proposant des services juridiques et l’ensemble des services annexes dans un secteur d’activité donné. À travers le capital des actionnaires, les avocats pourront financer leur développement et mieux répartir le risque afférent à leurs activités. En diminuant le rendement d’un investissement désormais moins risqué, les prix devraient baisser. Enfin, les ABS apparaissent comme un outil de gestion permettant d’attirer et de conserver les talents des cadres non-juristes, typiquement les fonctions supports en finance, relations humaines, informatique et marketing. Que doit faire la France pour être armée face à ces nouveaux véhicules qui offrent outre-Manche une force de frappe financière considérable à leurs avocats ? LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 35 - 27 AOÛT 2012 LA SEMAINE DU DROIT LIBRES PROPOS La France a, au terme d’un processus législatif et réglementaire laborieux, introduit les sociétés de participations financières de professions libérales (SPFPL). Introduites par la loi MURCEF du 11 décembre 2001, les SPFPL étaient, faute de décret d’application, restées des holding mono-professionnelles, c’est-àdire ne permettant pas à des professions différentes de se regrouper. Dix ans plus tard, c’est désormais chose faite avec la loi n° 2011-331 du 28 mars 2011 qui a véritablement consacré l’inter-professionnalisme capitalistique. Désormais, des professionnels libéraux pourront être associés d’une SPFPL qui pourra détenir une participation minoritaire dans une SEL ayant une activité autre que la leur. Néanmoins, ces structures demeurent interdites d’être dirigées par un gérant extérieur et interdisent un plus large recours aux fonds extérieurs. Pour l’instant, les États-Unis non plus ne permettent pas à des non-avocats d’investir dans un cabinet. Mais pour combien de temps ? Un triple litige entre, d’une part, le cabinet Jacoby & Meyers et d’autre part, l’État de New York, l’État du Connecticut et l’État du New Jersey, est en effet actuellement pendant relativement à l’interdiction de lever des fonds extérieurs. Si la révolution britannique se révèle concluante, les américains pourraient décider de rejoindre le mouvement. Que ferons-nous alors ? au conseil et intervenant sur des domaines à forte valeur ajoutée sont confrontés à une multitude de concurrence (notaires, expertscomptables, banquiers…). La conjoncture économique et la révolution technologique, qui ont impulsé la réforme outre-Manche, risquent d’intensifier encore cette pression concurrentielle. La pression des clients sur les honoraires incite les acteurs à imaginer des solutions d’externalisation des fonctions à moindre valeur ajoutée qui ne représentent pas, à l’inverse du conseil et de la plaidoirie, le cœur de métier de l’avocat. Ainsi, les fonctions de process (travaux d’audit ou de rédaction) seront demain offertes par des cabinets spécialisés afin d’assurer compétitivité tarifaire et qualité de prestation au client. Nul doute que les anglo-saxons, qui le proposent déjà à travers des filiales à l’étranger (fonctions assurées par des juristes indiens excellemment bien formés par exemple), seront parfaitement équipés pour embrasser ce mouvement. Le développement fulgurant de l’informatique représente également autant d’opportunités que de futurs bouleversements pour notre profession. Songeons à la mutation sans précédent qui se dessine avec le développement de l’informatique et l’avènement de logiciels et d’algorithmes ultrasophistiqués d’un point de vue de la rédaction « Si l’indépendance de l’avocat est une condition de l’état de droit qui doit nous inciter à la prudence, la profession doit s’armer pour s’adapter et faire face à la concurrence. » Le pouvoir croissant des avocats en France et l’attrait qu’ils exercent dans l’opinion donne l’illusion d’une profession en pleine santé. Pourtant, elle n’a peut-être jamais été aussi fragile économiquement et son unité autant en péril. À l’examen, la profession apparaît scindée et prise dans une véritable nasse : d’un côté, les cabinets à forte dominante contentieuse, assez souvent sous perfusion d’aide juridictionnelle et d’assurance juridique, sont menacés par la stagnation de l’activité judiciaire et sa perte de rentabilité, dans un domaine qui leur est pourtant réservé par la loi ; de l’autre, les cabinets majoritairement dédiés des contrats ou de la réponse en ligne à des questions standards. Dans ce contexte, Richard Susskind, dans un essai remarqué, s’interroge sur la disparition des lawyers… Dans cet environnement en mouvement, les anglais ont favorisé une approche transversale focalisée sur les besoins du justiciable : proposer des services tels qu’ils sont attendus par le client, pas tels que l’avocat souhaite les fournir. Il nous faut nous aussi réformer notre profession dans une direction qui nous permette de nous ouvrir et d’innover dans un contexte de concurrence notamment européenne sans jamais rompre LA SEMAINE JURIDIQUE - ÉDITION GÉNÉRALE - N° 35 - 27 AOÛT 2012 883 avec notre identité et nos valeurs qui font la force et l’unité de notre profession. La frilosité par rapport au changement fait dire à certains détracteurs des ABS que l’entrée au capital de non-juristes risque de pousser les avocats à favoriser leurs investisseurs par rapport à leurs clients. Si l’indépendance de l’avocat est une condition de l’état de droit qui doit nous inciter à la prudence, la profession doit s’armer pour s’adapter et faire face à la concurrence. À ne rien faire, nous prenons le risque de renforcer davantage une profession britannique puissante, pérenne, relativement homogène et internationale par rapport à son homologue française, peu robuste, morcelée et faiblement internationalisée. Notamment, la paupérisation d’une partie de la profession tributaire d’une activité judiciaire à la rentabilité incertaine pose un risque réel qu’il faut endiguer car c’est la défense des libertés, la mission que nous assurons, qui est en jeu. L’élection du bâtonnat de Paris est le moment idéal pour s’approprier pleinement ces sujets et débattre sans tabou. Des réformes sont nécessaires pour améliorer l’accès au droit. La concurrence et l’innovation sont de puissants leviers qui peuvent être mis au service des justiciables. Pour cela, il convient d’identifier l’ensemble des barrières au sein de notre profession et de supprimer celles qui conduisent à une augmentation des prix sans amélioration de la qualité. Il serait évidemment injuste de réduire les craintes de certains de nos confères à des soucis de nature purement corporatistes. Il est évident qu’à force de rogner sur ces règles, c’est l’existence même de la profession qui est en cause. Il est dont urgent de mettre notre intelligence au service d’une stratégie et trouver le subtil équilibre qui assure l’état de droit. Il se joue une partie mondiale à laquelle les avocats français vont être confrontés, qu’ils le veuillent ou non. Cette partie est fortement teintée de darwinisme. La profession française a d’indéniables atouts, au rang desquels des acteurs de grande qualité technique qui font preuve de souplesse intellectuelle. Unis, nous pouvons dessiner les contours d’une profession moderne, respectueuse de ses traditions et tournée vers le justiciable. Page 1483