Les États-Unis face aux révolutions: de la Révolution française à la

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Les États-Unis face aux révolutions:
de la Révolution française
à la victoire de Mao en Chine
L'Aire Anglophone
Collection dirigée par Serge Ricard
Cette collection entend s'ouvrir aux multiples domaines d'un vaste
champ d'investigation, caractérisé par la connexion idiome-culture,
auquel les spécialistes formés en langues, civilisations et littératures
dites "anglo-saxonnes" donnent sa spécificité. Il s'agira, d'une part, de
mieux faire connaître des axes de recherche novateurs en études
britanniques, américaines et canadiennes et, d'autre part, de répondre à
l'intérêt croissant que suscitent les cultures anglophones d'Afrique,
d'Asie et d'Océanie - sans oublier le rôle de langue véhiculaire
mondiale joué par l'anglais aujourd'hui. A cette fm, les domaines
privilégiés seront l'histoire des idées et des mentalités, la sociologie, la
science politique, les relations internationales, les littératures de
langue anglaise contemporaines, le transculturalisme et l'anglais de
spécialité.
Déjà parus
Sylvie AUFFRET-PIGNOT,
Une romancière du siècle des
Lumières, Sarah Fielding (1710-1768),2005.
Carine BERBERI, Le Parti travailliste et les syndicats face aux
questions monétaires européennes, 2005.
Pierre MELANDRI et Serge RICARD (dir.), Les Etats-Unis et
lafin de la guerre froide, 2005.
Pierre MELANDRI et Serge RICARD, La montée en puissance
des Etats- Unis de la guerre hispanoi-américaine
à la guerre de
Corée, 2004.
Isabelle V AGNOUX, Les Etats-Unis et le Mexique, histoire
d'une relation tumultueuse, 2003.
Pierre
DROUE,
Le
Vagabond
dans
l'Angleterre
de
Shakespeare, 2003.
Serge RICARD, Les relations franco-américaines
au .ITe
siècle, 2003.
Benoît LE ROUX, Evelyn Waugh, 2003.
Helen E. MUNDLER, lntertextualité
dans l'œuvre d'A. S.
Byatt. 1978-1996, 2003.
Camille FORT, Dérive de la parole: les récit de William
Golding,2003.
Michèle LURDOS, Des rails et des érables, 2003.
"
Les Etats-Unis
face aux révolutions:
de la Révolution française
à la victoire de Mao en Chine
Sous la direction de
Pierre MELANDRI
et Serge RICARD
L 'Hannattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
75005 Paris
FRANCE
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~L'Harmattan,2006
ISBN: 2-296-01277-9
EAN : 9782296012776
SOMMAIRE
Introduction: Une révolution pour en finir avec les révolutions?
par Pierre MELANDRIet Serge RICARD.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Les Pères Fondateurs et la Révolution française,
par Claude FOHLEN
25
Les États-Unis face à la Révolution haïtienne,
par Marie-Jeanne ROSSIGNOL
37
Allegiance in a Revolutionary Age: Emigration from the
United States to Spanish North American Frontiers, 17831803,
by Sylvia
L. HILTON.
.......................................
53
Les États-Unis et la reconnaissance des Indépendances des
Républiques hispano-américaines (1817-1822),
par Monica
HENRY.
........................................
The United States and France in Crisis and Revolution in the
1840s,
by Cynthia BOUTON. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
83
97
La Commune de Paris dans le miroir américain,
par Ronald
CREAGH.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
117
The U.S. Response to Circum-Caribbean Turmoil during the
Nineteenth Century,
by Thomas
SCHOONOVER.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
131
Les États-Unis, acteurs de la Révolution mexicaine: la tragédie des erreurs,
par Isabelle VAGNOUX
. . . . . . . . . . . . . . . . . .. 145
Wilsonian Diplomacy and the Peril of Revolution in Italy
during World War II: the American Socialist Mission of
August 1918,
by Daniela ROSSINI. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 161
6
LES ÉTATS-UNIS FACE AUX RÉVOLUTIONS
L'intervention américaine au Nicaragua contre la Révolution
d'Augusto César Sandino (1927-1933): défense de ladémocratie ou des intérêts économiques et stratégiques des
États-Unis ?,
par Denise ARTAUD . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 181
Les États-Unis face à la victoire de Mao Zedong en Chine,
par Laurent CESAR! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 195
Note sur les auteurs.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
.:.+.+
~.:.
223
Pierre MELANDRI
Institut
d'Études
Politiques
Serge
de Paris
RICARD
Université
(Sorbonne
INTRODUCTION
UNE RÉVOLUTION
POUR
AVEC LES RÉVOLUTIONS?
Paris III
Nouvelle)
EN FINIR
Au premier abord, la relation entre les États-Unis et les révolutions défie la compréhension. D'un côté, pays né d'une guerre
d'indépendance longtemps assimilée à une révolution, ils se sont
peu à peu acquis l'image d'une puissance conservatrice, éprise
d'ordre, voire obsédée de stabilité, celle de "supporter néometternichien" de tout dictateur de droite du xxe siècle1. De
l'autre, comme le confirment les récents événements en Ukraine,
en Géorgie ou au Kirghizistan, leur attitude ne saurait être caricaturée et leur attachement au concept de révolution minimisé.
Bref, tout suggère qu'ils ne se sont jamais opposés aux révolutions en elles-mêmes mais à leur déviance éventuelle par rapport à
"leur" révolution qu'ils ont très vite érigée en modèle. Comme, en
effet, dans un des livres les plus éclairants sur le sujef, l'historien
Michael Kammen l'a expliqué, la "révolution" est la seille composante de leur histoire qu'ils n'aient jamais, à un moment ou à un
autre, répudiée. À la différence de traits plus spécifiques et donc
exclusifs de leur passé, tels le puritanisme des colons de la Nouvelle1. David Brion Davis, Revolutions: Reflections on American Equality and
Foreign Liberations (Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1990) cité
in Gordon S. Wood, "Americans and Revolutionaries", New York Review of
Books, 27 septembre 1990, pp. 32-36.
2. Michael Kammen, A Season of Youth. The American Revolution and the
Historical Imagination (New York: Oxford Univ. Press, 1978). Sur le sujet, voir
aussi William Appleman Williams, America Confronts a Revolutionary World,
1776-1976 (New York: William Morrow, 1976).
8
PIERRE MELANDRI
- SERGE
RICARD
Angleterre ou la tradition aristocratique des grands planteurs
sudistes qui restaient fatalement étrangers à la plupart des immigrants, la Déclaration d'Indépendance, la Constitution et le Bill of
Rights incarnaient l'idéologie nouvelle et libérale à laquelle les
nouveaux arrivants aspiraient. Sous cet aspect, tout au long du
XIXe siècle, la révolution s'est affirmée comme le ciment même de
la nation, un ciment qui, d'une certaine façon, après avoir été
fissuré par la guerre de Sécession, a été définitivement consolidé
par la victoire de l'Union.
Mieux, bien loin d'être assimilés à des adversaires de la révolution ou à des champions de la stabilité, les États-Unis ont plutôt
eu la réputation auprès des dirigeants des vieilles nations d'un
pays excessivement prompt à manifester, sinon son soutien, du
moins sa sympathie aux mouvements, rébellions, insurrections
ayant pour objectif le renversement des autocraties et le triomphe
des libertés et de la démocratie. Jusqu'à inspirer, lors de la proclamation de la doctrine de Monroe (1823), ce commentaire amer
à Metternich :
En autorisant eux-mêmesces attaques non provoquées [...] contre les
institutions de l'Europe les plus dignes de respect [...], en fomentant
des révolutions partout où ils apparaissent, en regrettant celles qui
ont échoué, en prêtant une main bienveillante à celles qui semblent
prospérer, ils ont donné une nouvelle forceaux apôtres de la sédition
et un nouveau souffleau courage de chaque conspirateur.3
Comment, dès lors, expliquer l'ambivalence que les Américains
ont parfois affichée à l'endroit des mouvements et insurrections
menaçant le statu quo ante, comme nombre des textes de ce volume
viennent le rappeler? Avant de tenter de le faire, une première
remarque est évidemment nécessaire. Les États-Unis n'ont jamais
constitué un bloc face aux événements de l'étranger et toutes les
contributions à ce livre rappellent que, tout au contraire, leurs
dirigeants comme leur population ont été le plus souvent divisés
en fonction de leur sensibilité ou de leurs intérêts. TIreste pour
autant à comprendre pourquoi, avec le temps, c'est la réticence
qui a paru dominer. Deux explications semblent se combiner.
La première relève apparemment de l'exceptionnalisme dont ils
ont longtemps été (et sont au moins en partie toujours, les derniers
événements l'ont montré) pénétrés. À leurs yeux, leur révolution,
à l'instar de leur société, a établi un modèle impossible à surpasser, elle a ancré le droit des hommes à disposer d'eux-mêmes et
3. Davis cité in Wood, op. cit., p. 34.
INTRODUCTION
fait d'eux
après, de
avec plus
prononcé,
Phoenix:
9
le pays phare ("l'empire, dira Thomas Jefferson peu
la liberté"). Nul n'a peut-être exprimé cette conviction
de clarté que Ronald Reagan dans le discours qu'il a
le 30 mars 1961, devant la Chambre de Commerce de
C'est sur cette terre que s'est produite la seule révolution authentique
de l'histoire de l'humanité. Toutes les autres révolutions se sont
contentées d'échanger une catégorie de dirigeants au profit d'une
autre. Ici, pour la première fois, les Pères fondateurs - ce petit groupe
d'hommes si en avance sur leur temps que le monde n'a jamais vu
depuis leur équivalent - a développé un gouvernement fondé sur
l'idée que vous et moi avons le droit accordé par Dieu et la capacité
en nous-mêmes de déterminer notre propre destinée... 4
Bref, les Américains ont eu tendance à voir leur révolution
comme ilIa mère de toutes les révolutions" et à juger les autres en
fonction de leur conformité à son déroulement et à sa conclusion.
De plus, avec le temps, ils en ont doublement modifié leur appréhension. Tout d'abord, très vite ils ont interprété leur rébellion
comme un effort moins pour renverser que pour rétablir un statu
quo ante que, dans la foulée de la guerre contre les Indiens et
contre les Français, la Couronne britannique avait unilatéralement
bouleversé. Au milieu du XVIIIe siècle, ils se considéraient comme
le peuple le plus libre de toute l'humanité et c'est cet état de fait
que les insurgés entendaient restaurer. Du coup, à leurs yeux,
leur action allait être moins appréhendée comme une remise en
cause subversive de l'autorité que comme la défense d'une liberté
menacée. Ensuite, c'est du changement et non d'un conservatisme figé qu'a pu se réclamer leur goût de la stabilité. Quand, en
1951, la revue Fortune a publié une brochure intitulée, USA, The
Permanent Revolution, elle a reflété une vision depuis longtemps
dominante: celle d'une Amérique dotée depuis les origines des
institutions politiques, de l'organisation sociale et du système idéologique les plus à même de s'adapter sans à-coups aux mutations
économiques et d'ainsi poursuivre une marche régulière vers le
progrès sans les convulsions dont, dans d'autres pays, celles-ci se
sont parfois accompagnées. "Nous sommes une nation du changement" avait déjà bien noté James Fenimore Cooper dans Home as
Found en 18385.
4. Ronald Reagan, Ronald Reagan Talks to America (Old Greenwich, Conn. :
Devin Adair Company, 1983),p. 38.
5. Cité in M. Kammen, op. cit., p. 7.
10
PIERRE MELANDRI
- SERGE
RICARD
En dépit des tensions qu'ont provoquées en leur sein diverses
récessions et de la rupture qu'a constituée la guerre de Sécession,
les Américains n'ont ainsi guère douté de l'universalité de leur
modèle de révolution. Mais ils n'ont pu en même temps s'empêcher de s'interroger sur son éventuelle unicité. Autrement dit,
nombre d'entre eux se sont demandés si d'autres peuples avaient
les vertus requises pour pleinement l'imiter. Dès 1818, nous rappelle Michael Kammen, le sujet de l'indépendance de l'Amérique
latine déclencha un long débat au Congrès qui suggéra très vite
le conservatisme latent qui y dominait. Ce fut, en effet, pour ceux
qui ne voulurent pas reconnaître les républiques sœurs récemment émancipées, l'occasion de refuser toute analogie à leurs yeux
trop rapide entre la révolte de 1776 et la lutte que les sujets de
l'empire espagnol avaient menée: la première, y insistèrent-ils,
n'avait été prônée qu'avec les plus extrêmes réticences, après le
rejet de diverses pétitions réclamant la correction des abus que la
Couronne avait perpétrés et elle avait été conduite dans un esprit
libéral et modéré. Même un Thomas Jefferson ne devait exprimer
encore en 1821 qu'une sympathie mitigée à l'endroit des insurrections que la révolution américaine avait pu inspirer de l'autre
côté du Rio Grande:
J'ai redouté depuis le début, que ces gens ne soient pas assez éclairés
pour le self-government; et qu'après s'être frayé un chemin dans le
sang et les massacres, ils finissent dans des tyrannies militaires, plus
ou moins nombreuses. Pourtant, puisqu'ils voulaient faire l'expérience [de la république],je leur souhaitais de la réussir.6
Pourtant, tout au long du XIxe siècle, comme on l'a noté, les
États-Unis n'hésitèrent pas à exprimer leur appui moral, à défaut
d'un soutien concret, aux peuples luttant contre les autocraties.
Quand, en 1848, la monarchie des Habsbourg protesta contre la
sympathie que les Américains avaient témoignée à la révolte qui
venait d'éclater en Hongrie, Daniel Webster, alors Secrétaire d'État,
n'hésita pas à attribuer l'entière responsabilité de ce soulèvement
au vent de liberté soufflant en provenance des États-Unis.
Aussi une deuxième raison doit elle être invoquée si l'on veut
comprendre comment les États-Unis en sont venus, dans la
deuxième moitié du xxe siècle, à incarner une puissance obsédée
d'ordre et de stabilité. Cette évolution a été exacerbée par l'impact
de la révolution bolchevik et de l'émergence d'un nouveau messianisme, celui d'un modèle fondé sur des principes très exacte6. Cité in G. Wood, op. cit., p. 34.
INTRODUCTION
11
ment opposés à ceux auxquels l'Amérique s'était toujours identifiée: la dictature du prolétariat" en lieu et place de la démocratie,
l'étatisme et le collectivisme en lieu et place du droit de propriété
et du marché. Les États-Unis avaient pourtant chaleureusement
applaudi l'insurrection qui, au printemps 1917, avait renversé un
régime fondé sur l'autocratie et cherché à instaurer une démocratie en Russie. Seulement, loin de réussir ou, à défaut, de déboucher sur une phase d'anarchie ou de dictature un peu musclée, la
mécanique ainsi lancée avait engendré un régime totalitaire, foncièrement hostile aux libertés et, par là-même, tant à leur sécurité
qu'à leurs intérêts en même temps qu'un nouveau modèle susceptible, du fait de son idéologie égalitaire, de séduire les opinions
populaires et de faire obstacle à leur propre prétention à l'universalité. Du coup, d'une certaine façon, tout était changé. Jusqu'ici,
les États-Unis avaient été à l'offensive contre les /Ianciens régimes".
C'étaient eux désormais qui risquaient d'être non plus les inspirateurs des révolutions mais leurs cibles et leurs victimes.
L'histoire de leur relation avec les révolutions étrangères est
donc une histoire ancrée dans l'ambiguïté. Une ambiguïté qui
s'esquisse dès la première à laquelle la jeune république se voit
confrontée. La Révolution française illustre à biens des égards la
méfiance, voire le rejet par l'Amérique, de révolutions n'empruntant pas des voies balisées par la Révolution américaine. Cette
dernière appellation ne fait d'ailleurs pas l'unanimité dans l'historiographie de la jeune république, la première de l'époque
moderne si l'on excepte deux brèves expériences antérieures, la
polonaise et la corse. Accueillie d'abord avec sympathie par les Pères
fondateurs, comme le montre Claude Fohlen, la révolution de 1789
inquiète très vite les Américains par ses débordements puis les
choque profondément lorsqu'est exécuté le monarque qui avait
volé au secours de l'indépendance des treize colonies. La nouvelle donne politique en France transforme le traité d'alliance de
1778 en obligation à hauts risques et son abrogation devient
l'objectif principal de la diplomatie américaine dans un contexte de
tension franco-américaine dit de "quasi-guerre", marqué par une
nette détérioration des relations entre les deux gouvernements,
suite au fâcheux épisode de l'affaire XYZ et aux agissements intempestifs du ministre français aux États-Unis, Edmond Genêt, marqué
également par un rapprochement, essentiellement commercial, avec
l'Angleterre. La crise, qui divise l'opinion entre sentiment anti- et
pro-français et provoque la naissance de deux partis politiques
autour d'Hamilton et de Jefferson, conduit à l'adoption par les
/I
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PIERRE MELANDRI
- SERGE
RICARD
États-Unis d'une posture internationale strictement neutraliste,
proclamée en 1793 et réaffirmée par Washington en 1797.
L'onde de choc d'un bouleversement politique que les Américains
perçoivent tout d'abord comme une "révolution-sœur"
se fait sentir dans la Caraïbe, tout près de l'Amérique, avec la révolte de SaintDomingue. Marie-Jeanne Rossignol s'intéresse au cas très particulier des réactions américaines face à la Révolution haïtienne,
deuxième révolution du Nouveau Monde, avec un passage obligé,
estime-t-elle, par l'histoire de la Révolution française puisque
l'insurrection haïtienne conduisit la France à abolir l'esclavage
dans ses colonies en 1794. Elle note d'ailleurs que cette dimension
n'est pas toujours intégrée aux recherches américaines qui traitent
de la question. Aussi s'emploie-t-elle, dans une contribution originale, qui examine l'historiographie
récente et complète ses
travaux antérieurs7, à combler cette lacune.
Lorsque débute la révolution haïtienne à l'été 1791, rares sont
les observateurs qui voient dans le soulèvement de Saint-Domingue
autre chose qu'une insurrection d'esclaves, pareille à celles qu'a
connues le XVIIIe siècle. Curieusement, les esclaves "ne s'arment
pas au nom de la Révolution française et de ses principes égalitaires", mais au contraire en invoquant l'autorité royale considérée
comme une protection contre la tyrannie et la cruauté des planteurs. La pleine égalité politique des mulâtres n'est proclamée que
neuf mois plus tard. À vrai dire, les révolutionnaires ne songent
qu'à l'extension des droits aux affranchis et aux mulâtres, et non
à la libération des esclaves.
Aux États-Unis, c'est dans les États du Nord, où l'esclavage a
été aboli à l'occasion de la Révolution américaine, que quelques
voix minoritaires soulignent la filiation de cette révolution noire
avec la Révolution américaine. Mais la réaction dominante est faite
de révulsion envers les insurgés et même les abolitionnistes militants se gardent de soutenir l'insurrection de Saint-Domingue. Le
gouvernement des États-Unis offre même d'aider la France et ses
colons sinistrés. Si "la dimension politico-raciale de la question"
est occultée par les Américains, l'occasion est trop belle de "faire
avancer leurs pions commerciaux et géopolitiques dans la région".
La proclamation en 1804 de l'indépendance d'Haïti va tétaniser
7. En particulier, Marie-Jeanne Rossignol, chapitre 6 "Les États-Unis et
Haïti ou le rejet de l'autre République américaine", Le ferment nationaliste.
Aux origines de la politique extérieure des États-Unis, 1789-1812 (Paris: Belin,
1994).
INTRODUCTION
13
les Sudistes qui craindront un effet de contamination dans les
Caraïbes et le Sud esclavagistes.
Marie-Jeanne Rossignol parle d'une "révolution refusée" et note
que la Révolution haïtienne" a paradoxalement contribué à donner
un nouvel élan à l'esclavagisme américain et nourri un racisme
argumenté" à partir du début du XIxe siècle.
Au même moment, entre la fin de la guerre d'Indépendance
en
1783 et l'achat de la Louisiane en 1803,les relations entre les ÉtatsUnis et l'Espagne sont affectées par les migrations américaines
au-delà des Appalaches dans un contexte de colonisation de la
Louisiane et de la Floride occidentale par l'Espagne; la frange
nord-est de l'empire espagnol barre leur route quand le droit
naturel sanctionne la liberté de mouvement des individus et le
choix de leur nationalité. C'est l'objet de l'étude de Sylvia Hilton
qui analyse l'impact de l'époque révolutionnaire sur des notions
telles que le droit d'émigrer et de choisir sa nationalité, dans le
contexte des relations diplomatiques entre les États-Unis et
l'Espagne. Au lendemain de la guerre d'Indépendance
se pose le
problème de l'allégeance à la couronne britannique que revendiquent les Loyalistes et qui leur est refusée, au mépris du principe lockien du consentement des gouvernés, qui dans ce cas précis aurait mis en danger la jeune république. L'emôlement de
force par la marine britannique de citoyens américains allait
conduire d'autre part les États-Unis à définir le principe d'allégeance
volontaire et le droit de s'expatrier, que la Révolution française,
incidemment, défendrait, non sans ambiguïté eu égard au problème des émigrés.
La question de la liberté de mouvement ne se posait nulle part
avec autant d'acuité que dans l'Ouest, notamment en raison de
l'émigration des États-Unis vers la Louisiane et la Floride occidentale. L'analyse détaillée de Sylvia Hilton, qui s'appuie sur les
sources en espagnol et en anglais, fait apparaître du côté des
autorités espagnoles l'existence d'une politique d'assimilation
réaliste, souple et novatrice, la volonté de créer une société multiethnique et le souci d'obtenir l'allégeance des Anglo-Américains à
la couronne espagnole dans le but d'assurer la défense de l'empire.
Les émigrants de leur côté demandaient en contrepartie de leur
loyauté l'octroi de terres, la liberté de culte et un large degré
d'autonomie. Les autorités espagnoles déchanteront
bien vite
quant à la loyauté d'émigrants prompts à renier leur serment au
gré de leurs intérêts, des intrigues et des soubresauts politiques.
14
PIERRE MELANDRI
- SERGE
RICARD
Autre onde de choc de la Révolution française: les conquêtes
napoléoniennes et notamment l'occupation de l'Espagne qui provoque, dès 1809, des soulèvements contre le joug espagnol dans
les colonies d'Amérique à Caracas, Buenos Aires, Santiago, ou
Bogota. Aux États-Unis, la sympathie pour la cause révolutionnaire va très vite dominer, assortie de cette politique de neutralité qui commence à caractériser la diplomatie américaine depuis sa
brouille avec la France. Dans sa communication Monica Henry
montre que les Hispano-Américains ne vont pas s'en contenter
et que les États-Unis deviennent en 1822 la première nation à
reconnaître l'existence des républiques hispano-américaines, abandonnant leur politique de neutralité malgré l'instabilité patente de
l'Amérique hispanique.
Les premiers contacts diplomatiques de 1810 sont interrompus
par la guerre de 1812 mais la signature du traité de Gand en 1814
permet aux Américains de tourner à nouveau leur attention vers
leurs voisins du sud. Sous la présidence de James Monroe (18171825) vont se développer avec ces derniers des contacts commerciaux, politiques et diplomatiques. Le secrétaire d'État John Quincy
Adams s'opposera en 1817 à toute reconnaissance immédiate du
gouvernement de Buenos Aires. La résolution de questions territoriales pendantes comme le Texas ou la Floride vient compliquer
les relations avec une Amérique latine en ébullition, sur fond de
négociations entre John Quincy Adams et le ministre plénipotentiaire espagnol Luis de Onis (signature du traité du 22 février
1819). Monica Henry montre l'existence d'un lien indéniable entre
le Traité Transcontinental et la reconnaissance des États hispanoaméricains par les États-Unis, reconnaissance qu'il faut situer dans
le cadre plus large des relations avec les Hispano-Américains en
lutte contre Madrid, une Espagne que Washington veut ménager
et le désir de s'affirmer commercialement dans une Amérique
latine où dominent par trop les intérêts britanniques.
Thomas Schoonover examine les réactions de Washington à l'instabilité politique et aux révolutions dans le bassin des Caraibes et
son pourtour. Il note le souci constant des Nord-Américains, depuis
les origines, de contrôler le golfe du Mexique et sa proximité. De
1803 à 1848 la politique extérieure du gouvernement américain
dans cette zone sensible peut se définir comme une réaction à
toute présence étrangère dans la région, fût-elle de nature commerciale, afin de protéger le territoire et les intérêts économiques
des États-Unis. Au cours des décennies suivantes, les rivalités économiques entre Européens et Américains revêtent un caractère
INTRODUCTION
15
géopolitique et géostratégique encore plus prononcé. L'Amérique
centrale en particulier devient un enjeu majeur en raison du développementspectaculaire
du commerce trans-isthmique. Les projets
de construction d'un canal interocéanique attisent les convoitises
locales. La concurrence des impérialismes nord-américain, britannique et français non seulement encourage l'activité révolutionnaire
indigène, mais s'accompagne d'un interventionnisme aux conséquences déstabilisatrices. Le tournant du siècle voit les États-Unis
imposer dans la région une domination sans partage par l'exclusion des Européens - à l'issue de la guerre hispano-américaine et
de la mainmise sur l'isthme de Panama - et par la mise au pas des
dirigeants locaux.
Cynthia Bouton s'intéresse à ce que Tocqueville mais aussi
Louis Hartz ont perçu comme l'émergence d'une Amérique non
révolutionnaire dans un âge de révolutions, un âge où le libéralisme était censé représenter le défi révolutionnaire majeur aux
"anciens régimes". Pour illustrer le phénomène, elle choisit d'analyser le discours de la presse américaine dominante durant la crise
économique européenne de 1846-1847. De son étude deux grandes
conclusions semblent se dégager.
Tout d'abord, au-delà des inévitables nuances ou tentatives
pour exploiter le sujet à des fins partisanes, les journalistes d' outreAtlantique semblent assez largement partager une évaluation
commune des difficultés auxquelles les nations du vieux continent
sont confrontées. Évidemment, leur attention va surtout aux deux
pays européens les plus en vue dans ces années. TIs s'indignent
de l'inégalité d'un système foncier anglais qui réserve à quelques
privilégiés d'immenses étendues auxquelles le plus grand nombre
ne peut, du coup, accéder et déplorent le paupérisme qui accable
les ouvriers britanniques. Si la répartition des terres en France
leur paraît moins choquante, ils multiplient les critiques à l'encontre
de la Monarchie de Juillet, lui reprochant de limiter les libertés
politiques au risque de faire sombrer le pays dans le despotisme
ou la dictature de la "foule" de Paris. C'est évidemment leur
hantise de ces dangers qui explique pourquoi la chute de LouisPhilippe est loin de les enthousiasmer. D'instinct, ils regrettent
qu'une solution constitutionnelle n'ait pu être dégagée.
Toute leur analyse, on l'aura deviné, est fondée sur une comparaison avec l'image qu'ils ont de leur propre nation. C'est là, en
effet, la deuxième conclusion: pour les journalistes américains,
la crise européenne est surtout une occasion de souligner le caractère exceptionnel de l'Amérique et de se féliciter de la supériorité
16
PIERRE MELANDRI
- SERGE
RICARD
du modèle qu'elle leur semble incarner, un modèle dont ils semblent
beaucoup moins retenir les origines révolutionnaires que sa capacité à garantir la stabilité. Elle est une occasion d'exalter, face aux
dangereuses contradictions et iniquités dont les systèmes économiques et politiques européens leur semblent grevés, les vertus
d'une Constitution fédérale qui interdit toute concentration
excessive de pouvoir, une occasion aussi de célébrer l'efficacité
d'un modèle économique et social fondé sur une répartition des
terres équitable, base à leur yeux de l'éthique du travail, de la
prospérité et de la pérennité de la démocratie qui caractérisent
leur expérience nationale. Ainsi, à la différence des vieux pays, les
États-Unis sont-ils prémunis contre le double péril du despotisme
et de l'anarchie et en mesure de créer entre industriels et ouvriers
une authentique harmonie.
Cette autosatisfaction fait sans doute peu de cas de certaines
contradictions (à commencer par l'esclavage) entre l'idéologie
démocratique et la réalité de leur nation. Mais elle éclaire les
raisons pour lesquelles, en cas de danger, convaincus d'incarner
un modèle qui ne peut être égalé, les Américains sont parfois tentés par une sorte" d'unanimisme", "d'absolutisme" libéral menaçant
pour les idéaux mêmes dont ils se réclament.
Ronald Creagh nous rappelle que, selon l'historien Edward
Gargan, la France a été de 1789 à 1968 le miroir dans lequel se
sont regardés les Américains: c'est en particulier à son propos
que leur adhésion initiale à l'idée que, dans certains cas, des révolutions pouvaient s'imposer s'est peu à peu effacée devant la
crainte des bouleversements et convulsions que, le plus souvent,
elles entraînaient. Dans ce processus, la Commune a évidemment
joué un rôle particulier qu'il entend étudier quitte à réfuter
l'interprétation selon laquelle, outre-Atlantique, elle aurait créé un
clivage net entre les classes dirigeantes et le mouvement ouvrier.
Si, dans un deuxième temps, cette présentation a pu paraître se
vérifier, au tout début, les informations en provenance de Paris
ont divisé, explique-t-il, l'ensemble de l'opinion dans toutes les
strates de la société.
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les articles des
plus grands journaux sur le sujet adoptent, en effet, des points
de vue très différents, voire opposés, les uns condamnant effectivement sans appel la Commune et ses excès, mais d'autres y percevant une rébellion démocratique d'ouvriers contre une réaction
catholique et monarchique, autrement dit un mouvement au
moins en partie compatible avec la conception de la révolution
INTRODUCTION
17
prévalant en Amérique. Inversement, et contrairement à ce que
l'on pourrait imaginer, si la Commune séduit une frange intellectuelle libertaire, elle provoque surtout des réticences dans les
organisations ouvrières.
Rapidement, il est vrai, le discours sur la Commune commence à
changer, c'est-à-dire à "s'américaniser" tandis que la signification
de l'événement est bientôt projetée sur une Amérique que la
guerre civile a ébranlée et où, surtout, la vieille vision jacksonienne
d'une harmonie entre patrons et ouvriers le cède désormais aux
craintes et anxiétés que les tensions issues de la révolution industrielle créent. L'arrivée aux États-Unis de Communards réfugiés
modifie en effet l'équilibre des forces au sein du mouvement
ouvrier en conférant aux Français prestige et notoriété. Du coup,
la Commune se voit toujours plus identifiée à l'idéologie révolutionnaire et socialiste de ces nouveaux venus blanquistes et,
dans l'opinion nationale, elle s'inscrit dans une vision fantasmatique de violences et de désordre social: abandonnant ses commentaires initialement nuancés et pondérés, la presse dominante
l'utilise volontiers pour stigmatiser le mouvement ouvrier qui, par
réflexe, s'efforce de s'en distancier. Aussi, sans être totalement
oublié, son souvenir ne sera-t-il plus qu'évoqué sporadiquement
dans quelques milieux limités. Du moins un chant l'a-t-il indirectement perpétué: "l'Internationale" a été composée par un réfugié
français, Eugène Pottier, et c'est aux États-Unis, à New York, qu'elle
a été pour la première fois publiée.
Isabelle Vagnoux analyse les méandres de la politique américaine face à la révolution mexicaine. Son ambiguïté découle
paradoxalement du refus de Wilson d'accepter ce dont son prédécesseur, Howard Taft, porte indirectement la responsabilité:
l'arrivée au pouvoir d'un gouvernement, celui du général Huerta,
à la suite d'un assassinat. La position de Wilson n'est sans doute
pas sans logique: à ses yeux, les maux du Mexique découlent
d'un déficit des pratiques démocratiques. Ne pas y remédier et
reconnaître un gouvernement fondé sur l'assassinat et l'illégalité,
ne peut que nuire aux États-Unis et à leurs intérêts: en encourageant la révolution dans une Amérique hispanique où ils veulent,
tout au contraire, voir s'instaurer le maximum de stabilité.
Tout le problème est que, non content de ne pas légitimer
un gouvernement qui ne lui inspire que mépris et hostilité, le
président utilise contre lui tous les moyens dont il peut disposer à
l'exception d'un coup d'État et va même, à l'occasion d'un incident, jusqu'à faire occuper le port de Vera Cruz par ses soldats.
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PIERRE MELANDRI
- SERGE
RICARD
Sans réaliser que c'est aller au-devant de deux dangers. Le premier
est de neutraliser ses efforts réitérés pour présenter sa politique
comme inspirée par le seul souci de faire le bien à l'étranger:
même s'il s'efforce de répéter que son pays ne souhaite pas conquérir le moindre pouce de terrain, l'envoi des Marines n'en renforce
pas moins l'image d'un "impérialisme" yankee auprès des LatinoAméricains. Le risque est exacerbé par le deuxième danger: celui
de voir cet "impérialisme de la liberté" rester sans grand effet
faute d'être adapté au pays auquel il est appliqué.
Contrairement à ce qu'il a espéré, en effet, le renversement de
Huerta ne débouche nullement sur une paix entre les factions,
radicales et modérées, qui s'affrontent plus durement que jamais.
Quelque peu décontenancée par le tour pris par une révolution
dont les mécanismes lui restent, intellectuellement, totalement
étrangers, la diplomatie américaine se révèle des plus maladroite
et mal avisée. Un temps même, elle paraît plutôt pencher en
faveur d'un homme dans lequel certains de ses membres voient
un bandit dangereux mais qui, aux yeux de ses dirigeants, fait
surtout figure de révolutionnaire vertueux et courageux. Pancho
Villa, il est vrai, a salué l'intervention à Vera Cruz des États-Unis
et il s'accommode très bien de la présence des compagnies minières
américaines dans son pays. Seulement, quand en octobre 1915 le
président finit par reconnaître de facto le gouvernement modéré
de Carranza, aveuglé par sa haine des yankees, Villa multiplie les
agressions et conduit même une expédition sur le territoire des
États-Unis. En sorte que le président se voit une nouvelle fois
conduit à intervenir au Mexique et à lancer contre Villa les
troupes du général Pershing. Ce qui ne fait qu'exacerber un
nationalisme mexicain déjà excédé par l'interventionnisme de son
insistant voisin.
Certes, en février 1917, à la veille de l'entrée dans la Première
Guerre mondiale, les troupes américaines sont retirées et, en septembre de la même année, Wilson reconnaît enfin le gouvernement Carranza de jure. Pour lui qui avait poursuivi des objectifs
aussi désintéressés, l'objectif essentiel est désormais de protéger
les sociétés américaines des clauses les plus nationalistes de la
toute nouvelle Constitution mexicaine. Ce retour au réalisme
aura, il est vrai, le mérite de stabiliser des relations jusqu'ici agitées. Mais il sanctionne l'échec de la foi dans les élections comme
issue à la révolution et dans l'universalité du modèle incarné par
sa propre nation.
INTRODUCTION
19
Illustrant dans une perspective transalpine la thèse développée
dans l'ouvrage d' Arno Maye~, Daniela Rossini rappelle qu'après
la disparition de la Russie tsariste et l'entrée des Etats-Unis dans
le conflit, la Première Guerre mondiale peut être présentée comme
une confrontation entre la démocratie et l'autocratie et qu'un
nouveau front, celui de la propagande, fait son apparition où les
ennemis de l'Entente et de l'Amérique ne sont plus seulement les
puissances centrales mais aussi la Russie soviétique. L'ombre du
bolchevisme fait en effet planer la menace de la révolution sur les
vieilles nations où les ravages de la conflagration commencent à
semer le doute dans une partie de la population.
La période entre la fin 1917 et le début 1918 a en effet peutêtre été la seule où, dans la foulée du désastre de Caporetto, une
révolution aurait pu éclater. En tout cas, alarmée, l'ambassade
américaine à Rome demande une réaction rapide à Washington.
À l'été 1918, dans le cadre de la contre-offensive politique massive que les dirigeants américains lancent alors pour endiguer le
danger, une délégation de socialistes et syndicalistes pro-guerre
se voit chargée de neutraliser l'attrait que sur leurs homologues
européens, et en particulier italiens, la révolution bolchevique et
la propagande pacifiste semblent exercer. Bien que financée par
des fonds privés, la mission est parfaitement dans la ligne de la
politique officielle. Wilson n'espère-t-il pas s'opposer à la fois aux
buts de guerre secrets des alliés comme à la "paix sans annexion
ni indemnité" des bolcheviks? Et ainsi rallier progressistes, socialistes et radicaux européens autour du réformisme libéral qu'il a
énoncé dans ses Quatorze points?
Les émissaires américains vont ainsi engager un dialogue cordial
avec leurs interlocuteurs italiens. Ils parviennent même à susciter
l'enthousiasme dans de grands meetings autour de l'idée que la
victoire de la démocratie face à l'autocratie (qu'elle soit le fait des
Empires centraux ou du régime bolchevik de la Russie) est une
ardente nécessité car sans la démocratie le socialisme ne pourra
jamais exister. Pour autant, l'impact de la mission demeure limité.
Il reste impossible à ces socialistes dissidents - qui ont longtemps
lutté contre la politique de leur gouvernement mais s'en sont
rapprochés dans une commune hostilité au militarisme allemandde convaincre leurs interlocuteurs qu'ils parlent au nom d'un
parti avec lequel ils ont rompu pour soutenir la participation des
8. Wilson vs. Lenin. Political Origins of the New Diplomacy (Cleveland,
World Publishing Company, 1963).
Ohio:
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PIERRE MELANDRI
- SERGE
RICARD
États-Unis au conflit. Ils ne réussissent pas à renverser l'hostilité
alors affichée par les socialistes italiens envers celui-ci. Au demeurant, c'est l'arrivée de millions de soldats américains et de tonnes
de fournitures qui se révèle la propagande la plus efficace face à
la menace révolutionnaire.
Du moins l'épisode rappelle-t-il que si, d'emblée, la révolution
bolchevik fut perçue par l'Amérique comme un terrible danger,
celle-ci fut encore loin, en 1918, de diaboliser les socialistes associés au mouvement progressiste comme en 1919 elle allait le faire à
l'occasion de la "Red Scare".
Denise Artaud s'attache à expliquer l'importance prise, dans
l'histoire des relations inter-américaines, par la lutte des ÉtatsUnis contre la révolution conduite au Nicaragua par Augusto César
Sandino. À cet effet, elle commence par rappeler les enjeux que, à
la charnière des XIxe et xxe siècles, le Nicaragua peut représenter
pour les États-Unis, soulignant le fait que, dans leur politique, à
côté de leurs intérêts matériels (leur exploitation de plantations
de café et de bananes, de forêts de bois précieux, de mines d'or),
une autre considération a joué: leur conviction d'avoir été choisis
par Dieu pour créer un nouveau modèle de société et d'être ainsi
en droit d'intervenir pour en assurer le succès et, si nécessaire,
l'exporter.
Or, au Nicaragua, la rivalité entre deux partis, les conservateurs
surtout appuyés par les propriétaires fonciers et les libéraux
proches des classes moyennes, crée une instabilité qui menace
leurs intérêts. Elle paraît donc justifier une intervention armée. Ils
y envoient ainsi les Marines de 1909 à 1910, puis de 1912 à 1925 et,
enfin, de 1927 à 1933. C'est à cette dernière occasion que Henry
Stimson, l'ancien secrétaire à la Guerre, cherche à réconcilier le
gouvernement et les généraux libéraux. Mais sa médiation se
heurte à l'opposition de Sandino qui refuse de déposer les armes
tant que des soldats américains resteront sur le sol de sa nation
et s'indigne de la création, sous l'égide des Marines, d'une Garde
nationale chargée de prévenir toute révolution et d'assurer un
ordre conforme aux intérêts de Washington.
La lutte qui s'engage entre les Marines et ses forces est sans doute
inégale. Mais elle vaut bientôt à Sandino (que les Américains
considèrent comme un bandit du fait de la brutalité avec laquelle
il traite leurs soldats et ressortissants) une image de grand patriote.
Il est du coup rejoint par nombre de Nicaraguayens. Le pays est
bientôt coupé en deux, les villes étant contrôlées par les Marines,
la jungle restant entre ses mains.
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