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dans toute société, chacun aspire à la reconnaissance de sa dignité et qu’il juge les institutions
à cette aune. En même temps, il voit bien que, sous l’influence de « forces historiques »
diverses, cette dignité n’est pas consentie à tous dans toutes les sociétés. Elle n’est accordée
qu’aux citoyens dans les cités grecques ; qu’aux aristocrates dans les sociétés européennes de
l’âge classique.
Au XVIIIe siècle, les sociétés européennes passent du modèle « aristocratique » au modèle
« démocratique », pour parler comme Tocqueville. L’idée de l’égalité de tous en dignité
s’impose. Cela conduit les « philosophes » à dénoncer l’esclavage, mais non à en
recommander l’abolition. Ainsi, Montesquieu le condamne sans ambiguïté. Il le déclare
« contre nature ». Mais il ne croit pas possible de le supprimer dans les possessions françaises,
car cela ferait, selon lui, grimper le prix du sucre au point de le rendre non compétitif par
rapport au sucre produit dans les colonies anglaises. L’idée que l’esclavage est mauvais
s’impose donc à Montesquieu comme une vérité morale ; mais des « forces historiques » le
conduisent à percevoir son abolition comme improbable. De fait, l’esclavage a été aboli par la
Convention, en 1794, mais bientôt restauré sous le Consulat, en 1802, sous l’action des
« forces historiques » que Montesquieu avait identifiées avec clairvoyance : la concurrence
franco-anglaise sur le marché du sucre.
Aujourd’hui, l’esclavage a été officiellement aboli à peu près partout, mais il réapparaît
sous l’influence d’autres « forces historiques » comme on le voit au cas de la prostitution
infantile du Sud-est asiatique. Toutefois, ces résurgences de l’esclavagisme demeurent
inavouées, car, si la réalité de l’esclavage subsiste, une valeur négative lui est
irréversiblement associée. Nul n’oserait plus le défendre. L’idée qu’on ait pu en accepter le
principe dans le passé est considérée comme si déconcertante qu’on a du mal à comprendre
qu’un philosophe aussi pondéré qu’Aristote ait pu le justifier.
Quoi qu’en dise Huntington (1996), l’individualisme n’est donc pas une valeur
caractéristique de la seule société occidentale et qui serait apparue au XIVe siècle.
Pour faire saisir la fragilité d’une position comme celle de Huntington ou des
anthropologues qui veulent que la conscience par l’individu de son individualité et de sa
valeur en tant qu’individualité soit un trait distinctif des sociétés occidentales modernes, on
peut recourir à une analogie. La libido sciendi, le désir de savoir, serait-il propre à la
civilisation occidentale et daterait-il du XVIe siècle et de la révolution galiléenne ou de la fin
du XVIIIe siècle sous prétexte que c’est seulement à ce moment que les grandes disciplines
scientifiques s’institutionnalisent ? Il serait évidemment absurde de le prétendre.
Max Weber développe sur l’individualisme des intuitions proches de celles de Durkheim
Avec d’autres mots et dans un autre style, Max Weber esquisse des idées dont la
convergence avec celles de Durkheim est frappante (Weber 1999 [1920-1921]).
Commentant un passage de l’Epître au Galates où Paul réprimande Pierre parce que, ayant
vu arriver des Juifs, ce dernier avait cru devoir s’écarter d’un groupe de Gentils avec lesquels
il était attablé, Max Weber déclare qu’il faut voir dans cette anecdote un épisode capital de
l’histoire de l’Occident. Elle « sonne l’heure de la citoyenneté en Occident », n’hésite-t-il pas
à écrire : rien de moins. Pierre n’avait pas osé rester assis avec les Gentils à l’apparition d’un
groupe de Juifs et manifester ainsi que Gentils et Juifs, malgré la différence de leurs
croyances, étaient les uns et les autres également porteurs de la dignité humaine. En
condamnant son attitude, Paul lance l’idée que tous les hommes ont une égale dignité ; qu’un
ordre politique ne peut être perçu comme légitime que s’il reconnaît cette égale dignité ; bref,
qu’il s’agit de traiter tous les individus comme des citoyens à part entière.