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Courrier International
Hors Série
Mars Avril Mai 2013
LE SALAFISME EST UNE DEVIATION
L"islamologue sénégalais Abdoul Aziz Kébé s'inquiète de
la montée de l'intégrisme en Afrique de l'Ouest et en particulier
dans son pays.
Sud Quotidien (extraits) Dakar
Des mausolées détruits, des couples non mariés et des
fumeurs de cigarettes lapidés dans le nord du Mali :
est-ce le visage de l’islam ?
ABDOUL AZIZ KÉBÉ
L’islam est d’abord une religion fondée sur un
principe important : la liberté de conscience - comme
l’attestent deux versets qui me semblent importants,
dans la sourate La Vache : “Nulle contrainte en
matière de religion” et, dans la sourate La Caverne :
“La vérité vient de ton Seigneur. Croit qui veut,
doute qui veut.”
Comment expliquer alors qu’un mouvement violent comme
Ansar Dine [Les défenseurs de l’islam] s’y réfère ?
Toutes les religions ont été brandies à un moment
donné par des politiciens qui avaient choisi la
facilité en investissant l’émotion et l’affect plutôt
que l’intellect, en investissant les sentiments et
les ressentiments. Les adeptes d’Ansar Dine ont
instrumentalisé l’islam, ils en ont fait un agenda
politique et lui ont emprunté l’argument d’autorité.
Quand on utilise la religion comme un instrument pour
conquérir le pouvoir, on opère une sorte de déviation, un détournement d’objectif.
Ces intégristes se réclament du salafisme. A quoi
renvoie cette doctrine ?
Le salafisme est une doctrine qui voit l’avenir
de l’humanité dans le passé. Elle dit que nous devons
calquer notre vie sur celle des salaf (“les ancêtres
vertueux”). Contrairement à nous [soufis] qui prenons
rendez-vous avec l’avenir sur la base de ce que nos
ancêtres ont construit, les salafistes estiment que
le modèle achevé est derrière nous. Pour eux, tout ce
qui est symbole de la vie moderne et contemporaine
est contraire à l’islam pur. L’Occident est considéré
comme ennemi, modèle de Satan.
Le salafisme est critiquable au niveau conceptuel
et social. Vouloir reconstruire le passé est une
régression. Pour le musulman, le modèle achevé est
devant nous, car on doit apporter une valeur ajoutée
à ce que l’on a trouvé. C’est ainsi que l’on
contribue à l’Histoire.
Est-il alors possible que des mouvements de type
salafiste se déploient au Sénégal ?
Oui, c’est possible. Le Sénégal ne peut pas être
un îlot non influencé par ce qui se passe aux
alentours. Des associations islamistes sont déjà là
et se nourrissent de cette sève intégriste. Elles ont
des écoles et même, apprend-on, une faculté, dans
certains quartiers de la capitale et de la banlieue.
Et c’est là que se trouve le risque, car le projet
d’éducation d’un pays doit être souverain et l’Etat
doit prendre en charge le rêve d’avenir de la société
en préservant ses valeurs.
Ne peut-on déjà éprouver des craintes en voyant le
voile occuper de plus en plus l’espace public ?
Le choix vestimentaire, si c’est un choix
conscient, ne comporte aucun inconvénient. S’agissant
du voile, le Coran commande aux femmes de ne pas
exposer leurs charmes. Dans cette injonction, qui me
semble être une injonction de respect, ce qui
conviendrait le mieux, à mon avis, c’est que la
modalité soit à l’africaine, et pas forcément à la
saoudienne ou à l’arabe [au Sénégal, les femmes
portent un couvre- chef appelé mussor, très différent
du niqab]... Le port vestimentaire est partie
intégrante et constitutive de notre culture.
Le Sénégal dispose de beaucoup d’écoles religieuses.
Qu’est-ce qui explique leur succès ?
Les Sénégalais, à un moment donné, ont perdu
confiance dans leur école publique. L’administration
coloniale a, par exemple, essayé de réduire les
écoles coraniques. L’islam est pourtant présent
depuis le xie siècle, et la colonisation date du xvme
siècle. La colonisation est venue et a voulu
marginaliser les daara[écoles coraniques] au profit
des écoles publiques. Les parents ont donc eu la
conviction qu’on allait former leurs enfants non pas
pour qu’ils soient leur prolongement, mais pour
qu’ils soient à l’image des Français. Après les
indépendances, l’école publique a continué à
fonctionner sur ce mode. Finalement, lorsque l’Etat a
compris que son projet manquait de pertinence, il a
accepté d’introduire l’éducation religieuse. Il a
même créé des écoles franco-arabes qui ont fait
croître le taux brut de scolarité. Ces écoles religieuses forment des enfants parfaitement bilingues et
bien intégrés dans les valeurs de leur société.
Mais certaines de ces écoles sont salafistes...
Certaines écoles franco-arabes ont des programmes
salafistes. Un collège à Dakar est financé par eux.
Ce sont des programmes qui ignorent les valeurs de
nos sociétés, même si l’on y enseigne le Coran. La
question ne réside pas dans le texte, mais dans la
lecture du texte.
Comment faire pour les contenir ?
Les projets éducatifs peuvent être des facteurs
de division comme ils peuvent être des facteurs
d’unité. Le premier responsable, c’est l’Etat. Il a
la charge d’éduquer ses fils et ses filles, de
veiller à la cohésion nationale par la formation. Il
doit avoir un projet éducatif pour le Sénégal et pour
tous les Sénégalais - un projet qui ne soit pas un
prolongement de l’éducation de l’Occident, ni de
l’Orient. Pour cela, il doit associer tous ceux qui
ont un projet d’éducation dans l’élaboration et la
planification. En plus de cela, les autorités
religieuses ont le devoir de préserver cet islam
fondé sur la tolérance et l’humilité. Enfin, nous
autres musulmans avons aussi le devoir de construire
des convergences au profit de la nation, et non de
créer des cercles d’exclusion et de discrimination.
Propos recueillis par Vieux Savané
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