LES RACINES HISTORIQUES DU DJIHADISME Le terme djihad vient de la racine arabe jhd qui désigne l’effort. Dans son sens originel, le « grand djihad », tel que le définit le Prophète, tel qu’il est codifié dans le droit musulman ou que les grands mystiques soufis l’ont pratiqué, est avant tout une soumission de l’âme à Dieu, un effort sur soi pour devenir le meilleur musulman possible. Par extension, cet effort vise à tout mettre en œuvre pour favoriser la propagation de l’islam à travers le monde, au besoin par les armes : c’est la guerre sainte. Certains théologiens ont considéré le djihad comme le sixième pilier de l’islam doté, par ailleurs, de la particularité de relativiser certaines règles de dogme ou de rite. Le président Bourguiba, qui avait fait de la croissance économique un djihad, a ainsi cherché à convaincre les Tunisiens que la stricte observation du ramadan entraînait une baisse de la production. Aussi apparut-il, à la télévision, en train de boire, en pleine journée, un verre de limonade. Seul un uléma, un théologien versé dans l’exégèse des textes sacrés à la compétence reconnue par ses pairs peut, en principe, proclamer le djihad. Mais il n’est pas toujours simple d’user de ce privilège. Quand lancer le djihad contre un mauvais gouvernement ? Les ulémas égyptiens s’y étaient refusés contre Anouar el-Sadate qui, en 1979, avait signé la paix avec Israël. Ils furent alors débordés par les militants radicaux de l’Organisation du djihad, qui finirent par assassiner le chef de l’État. Farag, leur idéologue, avait accusé les docteurs de la Loi islamique d’avoir trahi leur devoir le plus sacré, celui de prononcer le djihad contre le président « impie ». Il considérait donc qu’il lui revenait, avec son modeste brevet d’électricien, de reprendre le flambeau abandonné par les gardiens du dogme. Mais, parce qu’il bouleverse les règles de l’organisation sociale, on ne sait pas quand et où s’arrête le djihad. L’islam n’ayant pas d’appareil hiérarchique, un djihad lancé par une autorité religieuse peut être contredit par une autre. A priori, le djihad défensif, prononcé lorsque l’islam est menacé de l’extérieur, paraît susceptible d’être suivi sans réserve. Mais pendant la Première Guerre mondiale, le sultan-calife ottoman, allié aux Puissances centrales, l’avait proclamé contre la France et l’Angleterre en misant sur un soulèvement des musulmans colonisés par ces deux États. Il n’en fut rien, les spahis et les tirailleurs ne bronchèrent pas dans les tranchées. C’est d’ailleurs en « remerciement » de cette loyauté que fut édifiée en 1926 la mosquée de Paris. Aujourd’hui, le djihad a été réactivé par les différents courants radicaux de l’Algérie à l’Afghanistan. Dans tous les cas, il mobilise les énergies et met tous les moyens au service d’une même fin, qu’il s’agisse du renversement du pouvoir « apostat » d’Alger ou du Caire, de l’éradication de la présence « sioniste » en Palestine ou de l’élimination du régime « athée » à Kaboul lors de l’occupation soviétique. Mais, depuis les années 1980, un bouleversement s’est produit : grâce à la modernisation des moyens de communication – télévision par satellite, Internet –, le djihad est proclamé par des individus qui sont de moins en moins des ulémas. Tout est parti d’Afghanistan, où s’est formée, à la faveur du combat contre l’invasion soviétique, une légion djihadiste internationale, sans emploi après le départ de l’Armée rouge en 1989 et qui a donné naissance au mouvement ben-ladeniste. Après les guérillas-djihad des années 1990, qui ont essayé, en vain, d’imiter le modèle afghan pour faire tomber les régimes en place en Égypte, Algérie, Bosnie, Tchétchénie, le djihad s’est retourné vers l’ennemi lointain, dans la perspective de mobiliser les masses par des opérations spectaculaires, et ce sont les attentats du 11 septembre 2001. Or, dans la doctrine islamique, la notion de djihad, positive, va de pair avec son antonyme négatif, la fitna, la guerre qui brise l’islam de l’intérieur, ce que les masses musulmanes pourraient reprocher aux radicaux : la population irakienne fut ainsi la première victime des attentats. Et si Bagdad fut occupée par des soldats impies, la catastrophe a été rendue possible par les terroristes du 11 septembre. © Gilles Kepel « Qu’est-ce que le djihad ? », Les Collections de L’Histoire n° 30, janvier 2006, pp. 22-23. Avec Samedi 21 novembre – Cinéma Jean Eustache/Salle Fellini – 16H00 Débat animé par Valérie Hannin, directrice de la rédaction de L’Histoire, et Thomas Verclytte, président de l’APHG d’Aquitaine. Les participants : Jean-Pierre Filiu, professeur des universités en histoire du Moyen-Orient, et Gabriel Martinez-Gros, professeur d’histoire médiéval du monde musulman à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Dans le cadre de l’Université populaire d’Histoire et en écho au débat, projection à 14H00 du film Maintenant, ils peuvent venir de Salem Brahimi et à 18H00 du film Daech, naissance d’un état terroriste (2014) de Jérôme Fritel et Stéphane Villeneuve. Page de gauche : combattant de Daech participant à une parade militaire au nord de la province de Raqqa (Syrie), le 30 juin 2014 (d.r.). un si proche-orient - débats 39