LA MOSQUÉE
D'EL
AQSA EN FEU
Un geste fou
arabe un véritable séisme. A Jérusalem même
d'abord : depuis plusieurs semaines, des rumeurs
folles circulent déjà. « Ils » avaient dynamité
les maisons arabes qui touchaient au mur des
Lamentations.
e Ils »
avaient ensuite entrepris
des 'fouilles au pied du mur d'enceinte. Ces fouil-
les avaient dégagé, disait-on, les soubassements
-du temple juif. N'allait-on pas le reconstruire, et
donc détruire les mosquées arabes ? Dans ce cli-
mat sensibilisé à l'extrême, le geste fou de Mi-
chael Rohen déclenche un paroxysme. Toucher
Jérusalem, c'es't attenter au Caire, à Téhéran, à
Tunis, au Koweit, aux racines profondes de ce que
Berque appelle « l'islam veilleur de nuit »,
« l'islam refuge » qui, depuis toujours oppose
aux dangers ou aux envahisseurs son repli silen-
cieux. L'incendie, du coup, devient profanation.
Le bourgeois tunisien
e
évolué », le diplomate
égyptien qui vit aux Etats-Unis, le paysan du
Maroc, le fellah de Louksor le ressentent au mê-
me moment de la même manière : « Comme une
atteinte intolérable et douloureuse à mon enfance,
à ma famille, comme une offense à ma mère »,
dit un avocat arabe pourtant très « parisien »
et sûrement athée.
Vers la Mecque
A ce moment, pour les Arabes, tout est, en
effet, mis en question, car l'islam englobe reli-
gion, culture, langue, règle de vie et loi. Plus
encore :il recouvre les deux notions politiques
essentielles; celle de patrie, (watan) et celle, plus
large, de communauté (oumma) arabe ou islami-
que. Plus lâche ici, plus serré là, il est le tissu
qui imbrique
,
le. politique et le religieux, le verbe
et l'action, la raison et le coeur. Quand on deman-
de abruptement à un Arabe : « Qui êtes-vous?. »
Il répond indifféremment :
e
tunisien » (ou
égyptien où marocain), « musulman », ou en-
Dore « arabe », avec la même authenticité... De
cette imbrication profonde, on trouve partout des
images et dés signes : c'est l'ami libre penseur
qui ne manquerait pour rien au monde d'ajouter
« inch Allah » à son au-revoir désinvolte. Ce
sont les rues du Caire à l'heure de la prière, lors-
que chacun ferme boutique, tire sur le pavé une
natte, un tapis ou même un vieux journal, et
quand, tout à coup, au chant du muezzin, tous
ces dos accroupis s'inclinent vers La Mecque --
vestons élégants, .pyjamas petits-bourgeois et gal-
labiehs populaires hardiment mélangés.
&est aussi, sur un autre plan, le premier et
unique échec grave de Nasser : en 1958, il ose
supprimer l'article I de la constitution égyptienne,
affirmant que « l'islam est la religion de l'Etat ».
Il a pourtant un argument valable : cette premiè-
re disposition rend anticonstitutionnelles toutes
les autres. Si l'islam est inscrit dans la constitu-
tion, il faut alors s'y conformer, couper la main
droite des voleurs, interdire l'usure, supprimer
l'état civil et le mariage, bref le code du com-
merce, le code civil, le code pénal — entre autres
— sont, du coup, hors la loi. Mais la mesure
-
soulève
-
un tollé' général: 'Nasser doit
-
(pour
-
la
.
pre-
--
mière fois) faire Machine arrière. L'article I sera
rétabli dans son aberration juridique et son poids -
affectif. Au diable la logique ! Les coeurs sont
satisfaits. La trame profonde qui tient tout le sys-
tème en place a été préservée.
Or, en ce jeudi 21 août, les flammes qui dé-
vorent El Aqsa l'Eloignée », El Aqsa « la mos-
quée de la Fin du monde » ont atteint ce champ
interdit. Dans toutes les capitales, les chefs d'Etat
arabes sentent le sol trembler sous leurs pieds. A
Tunis, Bourguiba se souvient du brusque pogrom
de juin 1967, qui fit flamber la synagogue. Au
Caire, Nasser se souvient de l'incendie du Caire,
des grands et mystérieux mouvements de foule
égyptiens si lents à démarrer, si difficiles à apai-
ser : l'un et l'autre sentent qu'il faut désamorcer,
prévenir une explosion possible. Ailleurs — à La
Mecque, à Bagdad — des régimes plus enfoncés
dans le temps ou plus faibles ne peuvent que la
devancer faute de pouvoir la canaliser. Comme
toujours, l'incroyable violence irakienne s'épuisera
dans le sang : une fois de plus, on pend des- juifs
dans une macabre et moyenâgeuse mise en scène.
Fayçal, chef spirituel et temporel des croyants,
réagit dans la tradition islamique : à la grande
mosquée de La Mecque, pendant la prière du
vendredi, il déclare le « djihad ». Du coup, tout
le monde suit. La presse et les radios s'enflam-
ment : la guerre sainte contre Israël est déclarée.
Le bruit et la fureur
Le « djihad ». Mot terrible, chargé de bruit
et de fureur, évocateur de fanatisme religieux,
qui fait se lever des images de violence, de cime-
tères au poing, de chevauchées folles, de garni-
sons massacrées, de têtes d'incroyants plantées
au bout des piques,.. -au moins dans l'Occident
chrétien encore marqué du souvenir des croisa-
des. Vue de l'intérieur, la notion de « djihad »
est pourtant plus complexe. "Le mot vient de
« djhd » — « faire effort, lutter ». Dès le début,
il apparaît dans le Coran avec un double sens
le combat contre autrui et la lutte contre soi-mê-
me. En somme, c'est à la fois la guerre et l'ascè-
se. Avec une nuance importante : la guerre contre
l'infidèle (car il ne saurait y avoir de guerre entre
croyants), c'est le « petit djihad ». La lutte et
la victoire sur soi-même, c'est le « grand
djihad ». Le côté « expérience spirituelle » du
« djihad » apparaît donc comme privilégié, au
moins dans les textes et en théologie.
Nainié
-
ifeineiii, il en va autrement sur le ter-
rain. Là, c'est le combat conquérant qui s'impose
et domine. Le « djihad » commence dès les pre-
miers temps de Médine contre les gens de Taïf,
cité rivale de La Mecque. La guerre sainte est
engagée. Vite codifiée par le Coran, puis par le
Hadith (3), elle conduira l'islam à la conquête
d'un monde qui va de l'Atlantique au Gange des
sources du Nll à la Mongolie et en Chine.
Gange,
nant système d'expansion : méthode, style, durée,
récompense de
la
conquête, tout a été longuement
articulé et prévu. L'aire d'expansion est indéfinie,
puisqu'elle se situe toujours aux frontières. La
méthode exclut toute violence inutile, ménage
spécialement « les gens du Livre » (juifs, chré-
tiens, zoroastriens), mais autorise le massacre mas-
sif en cas de besoin. La durée, indéfinie elle aussi,
comporte des « pauses » (de dix ans maximum)
quand l'infidèle est trop dangereux ou momenta-
nément invincible. Enfin, les délices suprêmes
sont promises aux combattants
e
qui seront enter-
rés couverts de leur sang » : «
Allah met leur
âme dans les corps d'oiseaux verts qui viennent
boire aux fleuves du paradis et manger de ses
fruits. »
« Le djihad, aujourd'hui, c'est ridicule ! La
guerre sainte est pour nous aussi dépassée que
pour vous les croisades commente ironiquement
un intellectuel arabe. Et, certes, ce plongeon dans
le passé, ce retour à la religion, fût-ce comme
refuge, fût-ce comme levier politique
.
ou comme
moyen de mobilisation, marque bien un recul.
Dans beaucoup de pays arabes « progressistes »,
chez les jeunes, les intellectuels, dans les villes,
le mot « djihad » suscite le même abattement,
la même gêne que celle de certains Israéliens sai-
sis de réprobation ou d'horreur devant le geste
du chrétien Rohen, plus sioniste que les sionistes,
peut-être porteur d'un de leurs rêves obscurs.
Dans le grand désarroi qui règne, dans cette ba-
taille des profondeurs, pourquoi ne pas relever
après tout ce point ténu de rencontre, jeté com-
me un pont frêle sur les eaux noires de tous les
fanatismes ?
JOSETTE ALIA
(Enquête d'Yvon Le Vaillant et Victor Cygielman.)
LA SEMAINE PROCHAINE:
L'enquête de Gilles Martinet
en Roumanie
et la suite du reportage de
Claude Roy aux États-Unis
(3) Premier commentaire écrit du coran.
Page 4 Lundi 1" septembre 1969
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