Paul Théry Les Fables de Cambyse Mémoires d’un médecin au temps des pharaons perses 2 2 Les origines J e ne suis pas responsable de la mort de Cambyse. J’étais en Égypte quand j’ai appris la nouvelle. Cela faisait plusieurs mois qu’il se passait de mes services. Il avait tenté de me faire assassiner, comme beaucoup d’autres, mais peu importe. Qui s’en soucie à présent ? Darius lui a succédé, et il est mort lui aussi. La plupart de mes amis ont également disparu. Certains étaient célèbres, comme Ésope ou Crésus, d’autres beaucoup moins. C’est leur histoire, autant que la mienne, que j’ai tâché de faire revivre ici, sans tricher. Mon récit n’est pourtant pas exempt de lacunes, d’imprécisions et de petits arrangements avec la vérité. Je ne prétends pas avoir la mémoire de Simonide ni la rigueur de Solon ! Je m’appelle Argyles. Je suis né en Égypte en l’an dix du Règne du pharaon Amasis1 de parents étrangers. Mon père accompagnait une délégation athénienne de philosophes et d’artistes, ma mère était traductrice pour l’ambassadeur de Perse. Ils passaient leur temps libre ensemble, apprenant à 1 2 Vers 560 avant JC. 3 mieux se connaitre, de telle sorte que ma venue au monde ne fut une surprise pour personne. Après cet événement mémorable, mes parents partirent vivre à Memphis où ma mère enseigna dans l’école d’interprètes fondée par Psammétique Premier. Mon père était peintre et sculpteur, mais il dut longtemps travailler dans un atelier de poterie pour gagner sa vie. J’ai appris très jeune les langues maternelles de mes parents, ainsi que celle de mon pays de naissance. À l’adolescence, j’ai suivi les leçons d’Anemhep, le médecin personnel d’Amasis, qui devait sa maitrise de l’anatomie à la fréquentation assidue des embaumeurs. J’ai complété mon éducation en recopiant les papyrus à la maison de vie, puis en parcourant l’Égypte pour recueillir les recettes oubliées des anciens. Sur le tard je me suis spécialisé en ophtalmologie, une discipline que je suis encore loin de maitriser. L’œil d’Horus, que je porte en pendentif, m’a aidé à me tirer d’affaire dans des situations où mes lacunes pouvaient devenir embarrassantes. J’ai également emprunté quelques incantations aux médecins du temple, que j’utilise occasionnellement. Anemhep, ayant atteint un âge vénérable, a été contraint de céder sa place. Je lui ai succédé, mais je ne suis pas resté seul bien longtemps. Au bout d’un an nous étions une demidouzaine, tous de spécialités différentes. Mes fonctions officielles me laissant des loisirs, j’ai alors eu l’occasion de faire des rencontres qui ont compté pour moi. Je pense tout particulièrement à Pythagore, qui s’était fait initier aux mystères de la résurrection d’Osiris par les prêtres de Thèbes. Ma position privilégiée ne m’est pas pour autant montée à la tête. J’avais aussi peu d’ambition qu’un obscur médecin de 42 province et je me figurais que ce serait mon avenir, quand le pharaon m’aurait renvoyé dans mes foyers. J’ai vécu six longues années à la cour d’Amasis. Je me suis marié avec Abina, une jeune interprète rencontrée à l’école où enseignait ma mère. Après la naissance de Manéthéo, nous avons fait bâtir dans les faubourgs de Saïs.2. Nous pensions y vivre sereinement jusqu’à la fin de nos jours, mais les dieux, ou le destin, en décidèrent autrement. 2 2 Capitale de la XXVI° dynastie, située dans le delta du Nil. 5 62 À la cour du roi de Perse A masis avait éliminé Apriès pour s’emparer du trône et du titre de pharaon, mais c’était un tendre comparé à Cambyse. Le roi de Perse, héritier légitime du grand Cyrus, avait une réputation de folie et de cruauté qui n’était pas usurpée. Vous allez me dire qu’il n’y a pas de gentils tyrans, certes, mais certains d’entre eux se distinguent par leur esprit inventif. Je n’avais aucune envie de fréquenter ce genre d’individu. Ma seule ambition a toujours été de rester en vie et de protéger les miens. Cela peut sembler modeste, mais cela relevait de l’exploit en ces temps troublés. Le roi Cambyse avait l’œil gauche clos par des sécrétions évoquant de la vieille colle de poisson séchée. Le traitement prescrit par son médecin personnel n’avait fait qu’empirer les choses. L’onguent employé contenait notamment des chiures de mouche et de l’urine d’âne. Une nouvelle formule à base d’excréments de chauve-souris mélangés à du miel lui avait redonné espoir, mais l’œil droit avait été atteint à son tour. Le roi étant devenu très irritable, il y eut beaucoup d’exécutions sous des motifs 2 7 divers, et c’est ainsi que le poste de médecin personnel du souverain se trouva vacant. Le pharaon Amasis, au courant de la situation par son ambassadeur qui revenait d’Égypte, voulut faire un geste. Il proposa mes services à Cambyse qui les accepta avec empressement. Quant à moi, mis devant le fait accompli, je n’eus d’autre choix qu’obéir et remercier pour l’honneur qui m’était fait. Les formalités furent vite expédiées, et une dizaine de jours plus tard j’étais au chevet de mon puissant malade. Le remède en vogue en Égypte en ce temps là consistait en l’instillation dans l’œil atteint du premier lait d’une femme ayant mis au monde un enfant mâle, à l’aide d’une plume de vautour. À défaut, une plume d’oie pouvait également faire l’affaire. N’ayant aucun de ces ingrédients sous la main, je conseillai des lavages d’eau claire répétés plusieurs fois par jour, et fis appliquer matin et soir sur les paupières du souverain des linges imbibés d’une eau tiédie dans laquelle j’avais laissé macérer des fleurs de camomille, une plante originaire d’Égypte dont l’usage s’était répandu jusqu’en Perse. Je lui fis également porter une amulette représentant l’œil Oudjat. En lui passant autour du cou j’avais jugé opportun de marmonner une courte prière pour son salut et le mien, les deux étant étroitement liés : « Ô Thot, Dieu tout puissant, aide-moi à guérir le bon roi Cambyse, sinon ma courte carrière risque de connaître un dénouement tragique ! » J’étais sans doute béni des dieux, car mon traitement fut couronné de succès. Le roi voulut garder mon amulette. J’en fis venir une autre d’Égypte à mes frais, ainsi qu’un nœud 82 d’Isis en jaspe rouge que je possède encore et que je conserve jalousement, car j’ai la faiblesse de croire qu’il me protège. Guéri, Cambyse fut d’excellente humeur. Il voulut me prouver sa gratitude en m’attribuant une rente à vie. Il mit également à ma disposition une chambre dans une aile du palais avec un bureau attenant équipé de tout le nécessaire pour pratiquer la médecine. En contrepartie je devais coucher sur place, car il pouvait faire appel à moi à tout moment. Je lui fis timidement remarquer que le pharaon Amasis m’avait seulement « prêté », et qu’il était prévu que je retourne chez moi à l’issue de son traitement. – Eh bien non, je te garde, me répondit-il, tu seras mon médecin personnel. Je remercierai Amasis pour son cadeau, et il ne pourra faire autrement qu’accepter. Je lui expliquai alors que ma femme et mon fils étaient restés en Égypte et qu’ils n’avaient aucun moyen de subsistance. – Ce n’est pas un problème. Ils peuvent te rejoindre à Pasargades, à moins que tu ne préfères leur envoyer chaque mois une partie de ta rente. Fais ce qui te convient le mieux. À ta place j’en profiterais pour commencer ici une nouvelle vie. Les belles filles ne manquent pas en Perse. Je choisis alors de laisser ma femme et mon fils en Égypte, bien que cela me brisât le cœur, et de leur envoyer la plus grosse part de mes revenus. Je pensais les faire venir quand ma situation aurait été bien assise, à condition que leur vie ne fût pas mise en péril par les jalousies et les inimitiés que mes nouvelles fonctions pouvaient faire naître dans ce pays dont je connaissais la langue, mais pas les coutumes. 2 9 Cambyse régnait dans le palais construit par son père Cyrus II à Pasargades. Bâtie en altitude, cette cité était alors la capitale de l’empire perse. La citadelle royale, assez vaste, devait sa réputation à ses jardins paradisiaques. Les réceptions avaient lieu en plein air des premiers jours du printemps à la fin de l’automne. La cour du souverain se composait pour l’essentiel de ses proches, de ses conseillers et de sa garde rapprochée. Lors de mes allées et venues dans le palais je croisais régulièrement ses demi-sœurs Atossa et Meroe, sa sœur Roxane, son maître des requêtes Prexaspes et aussi Crésus, l’ancien roi de Lydie destitué par Cyrus. Il était souvent accompagné d’un curieux personnage, petit et difforme, qui se faisait appeler Ésope et qui était en fait un esclave phrygien affranchi. Le frère aîné de Cambyse, Smerdis, apparaissait de temps en temps, et ces entrevues se terminaient régulièrement par des disputes. Il se retirait alors dans une satrapie3 que lui avait attribuée son père. Il ne pardonna jamais à Cyrus d’avoir choisi son cadet pour lui succéder, alors que la place aurait normalement dû lui échoir. Pour rendre plus agréable ce qui ressemblait bien à une captivité, Cambyse m’avait fait don d’une esclave à qui il avait ordonné de me tenir compagnie chaque nuit. Cette jeune femme était une Grecque d’Asie mineure nommée Cléonice, une fille de bonne famille qui avait été enlevée lors d’une campagne militaire par un lieutenant du roi de Perse. Elle s’était retrouvée parmi les esclaves personnelles de Cambyse après l’assassinat de ce lieutenant pour un motif maintenant oublié. Soumise durant des mois à leurs désirs les plus grossiers, elle en avait gardé un vif sentiment 3 Division administrative de l’empire perse, dirigée par un satrape. 10 2 d’humiliation. En ce qui me concerne je n’ai jamais cherché à profiter de la situation. Cléonice couchait sur une banquette basse dans un coin de mon bureau et m’apprenait des expressions en dialecte bithynien pour me prouver sa gratitude. Bien sûr, il s’est trouvé – et il se trouve encore – des mauvais esprits pour insinuer que sa langue ne lui servait pas qu’à conjuguer les verbes et qu’elle s’intéressait de trop près au corps médical. Je les laisse dire. À cette époque je me promenais souvent avec elle dans les jardins royaux où j’avais un petit parterre de plantes médicinales. Était-ce un crime ? Je reconnais que la présence de bosquets propices à des moments d’intimité était de nature à faire naître ce genre de rumeurs. Ces accusations sans preuves n’ont aucune valeur et ne méritent que le mépris. C’est en me promenant dans ces jardins avec elle sous un soleil de plomb que je rencontrai Ésope pour la première fois. Il parlait avec animation avec Crésus, qui profita de cette diversion pour lui couper la parole : – Regarde qui vient par ici, s’exclama-t-il, ne serait-ce pas Argyles, le protégé de Cambyse, et sa charmante compagne ? Dis-moi, Ésope, n’as-tu pas écrit récemment une fable qui pourrait lui plaire ? – Ma foi, cela tombe bien, répondit Ésope, j’en ai justement une qui l’amusera, du moins je l’espère. Je l’ai intitulée « La Vieille Femme et le Médecin » : Une vieille femme malade des yeux fit venir un médecin. Chaque fois qu’il lui appliquait un onguent, il lui dérobait l’un ou l’autre de ses meubles. Quand il eut fini et d’emporter les meubles, et de soigner la vieille, il réclama ses honoraires. Comme la vieille refusait de payer, il lui intenta un procès. Au 2 11 tribunal elle déclara qu’elle s’était engagée à payer, à condition qu’on la guérît ; or, à présent, elle y voyait encore moins bien : « Auparavant, dit-elle, je voyais tous les meubles de ma maison ; maintenant je n’en vois plus aucun ! » Ésope avait terminé son histoire, attendant anxieusement ma réaction. J’éclatai de rire, et il m’accompagna de son rire sonore qui fit se retourner des sentinelles qui patrouillaient près de nous. Reconnaissant le Phrygien, ils haussèrent les épaules et reprirent leur ronde. Il prit alors un air malicieux : – Je ne savais pas comment tu allais réagir. Cette fable se moque des médecins. Tu aurais pu te fâcher, ou me faire arrêter par les gardes, mais tu as préféré en rire. Tu as donc de l’humour, et je serais heureux de faire partie de tes amis. – J’en serais très heureux également, lui répondis-je. De plus, ta fable soulève une question qui me préoccupe depuis longtemps. Notre profession veut être reconnue et respectée, mais pour cela elle devrait se doter d’un code de déontologie, qui pourrait prendre la forme d’un serment que chaque jeune médecin devrait déclamer devant ses pairs lors de son entrée en fonction… Ce n’est encore qu’une vague idée, mais je pense qu’elle a de l’avenir. – Toi seul le sais, répondit Ésope, et je vois que tu peux passer d’un instant à l’autre du rire à la réflexion la plus profonde. Je m’y efforce également quand j’écris mes fables, et je suis heureux de voir que nous partageons les mêmes préoccupations… Je le regardai alors plus attentivement. Il n’était vraiment pas beau : une petite taille qui frisait le nanisme, un nez épaté, des arcades sourcilières proéminentes, de grosses joues, une barbe broussailleuse et un ventre distendu qui pointait en avant. Ses yeux s’écartaient l’un de l’autre 12 2 quand il regardait en l’air, ce qui l’obligeait à relever le menton pour fixer son interlocuteur, et ce d’autant plus que la différence de taille le désavantageait. Je possédais alors une petite statuette représentant Bès4. La ressemblance avec Ésope était si frappante qu’il semblait avoir servi de modèle au sculpteur. Crésus fit remarquer qu’ils devaient se rendre auprès de Cambyse. Nous partîmes donc chacun de notre côté, pour ma part toujours accompagné de Cléonice à la recherche d’un coin d’ombre… J’avais l’obligation d’accompagner le roi dans tous ses déplacements. Peu de temps après mon arrivée à la cour, j’assistai à une scène qui me surprit et dont je ne compris pas la signification sur le moment. Sur une grande place à proximité du palais royal avait lieu chaque mois un marché aux esclaves : des hommes, des femmes et même des enfants de toutes origines étaient vendus aux enchères. Les tractations pouvaient vite dégénérer et des gardes armés étaient là pour faire respecter l’ordre. Cambyse ratait rarement cette manifestation. Il avait naturellement un droit de préemption, et se faisait présenter sous une tente à l’écart les plus belles esclaves et les hommes les plus robustes. Il avait plu la veille au soir, et les dalles de la place luisaient sous un soleil déjà généreux. Cambyse était d’excellente humeur, s’arrêtant de place en place pour deviser avec les organisateurs. Je m’étais laissé distancer, mais quand je rattrapai le cortège je le vis qui tournait la tête en tous sens, le nez en l’air et les narines dilatées, humant l’odeur nauséabonde qui se répandait dans l’atmosphère. Il était pâle comme un linge. Les responsables de cette puanteur étaient deux marchands 4 2 Dieu protecteur du foyer et des femmes pendant leur grossesse. 13 d’esclaves qui faisaient des fumigations à base de bitume, raclures de cornes et plumes de volatiles pour déclencher un état de grand mal chez les individus qui, dans leur cheptel, pouvaient avoir caché leur maladie épileptique. Leur intention était louable : ils venaient de toucher de nouvelles recrues qu’ils n’avaient pas encore eu le temps d’évaluer, et ils ne voulaient présenter à leur souverain que de la marchandise de premier choix. Ils n’en furent pas récompensés, car Cambyse se mit en rage. Il les insulta, puis les fit fouetter et chasser de la ville. Il ordonna ensuite la répartition de leurs esclaves entre les marchands restants, qui oublièrent momentanément leur solidarité à la perspective de plus grands profits. L’odeur ne s’était encore complètement dissipée. Tout près du lieu de la fumigation un individu gisait à terre, le corps agité de mouvements incontrôlés. Il fixait le ciel de ses yeux exorbités et bavait comme un nouveau né, la langue pendante. J’aurais voulu lui porter secours, mais Cambyse avait fait un écart pour éviter le malheureux et prenait déjà le chemin du retour. À son air furieux je compris que je devais me taire et le suivre. Des badauds, qui avaient eu l’imprudence de cracher par terre pour conjurer le sort, furent bastonnés sur son ordre. Cela me surprit, car je pensais que l’hygiène était le cadet de ses soucis. Je fis le trajet du retour aux côtés de Crésus que son ami Ésope n’avait pas voulu accompagner car, ayant connu luimême l’esclavage, il ne souhaitait pas revivre des scènes encore vivaces dans son esprit. Il en profita pour me raconter son passé glorieux et les circonstances qui les avaient fait se rencontrer : – Comme tu ne dois pas l’ignorer, j’ai été moi-même jadis un souverain craint et respecté. Je suis le fils d’Alyatte, 14 2 roi de Lydie, et j’étais son successeur légitime. J’avais tout pour être heureux : j’étais riche, très riche depuis la découverte d’un filon d’or dans les sables de la rivière Pactole. Avec cette manne, j’ai pu lever des armées et conquérir les cités ioniennes et éoliennes. J’ai fait reconstruire le temple d’Artémis, à Éphèse, qui figure parmi les sept merveilles du monde. As-tu vu le lion en or massif du sanctuaire d’Apollon à Delphes ? Je l’ai fait faire grandeur nature ! Quand Solon5 est venu me rendre visite, je lui ai montré mes palais, mes trésors. Je lui ai dit pour conclure : – Ne suis-je pas le plus heureux des hommes ? – N’appelons personne heureux avant sa mort ! a-t-il répondu. J’ai trouvé sa réponse fort mesquine… J’ai eu deux fils. L’aîné, grand et bien bâti, aurait dû me succéder s’il n’avait pas péri dans un stupide accident de chasse. Ce fut le premier de mes malheurs. Le cadet était muet et ne pouvait prétendre au commandement. Fou de douleur, j’ai couvert d’offrandes le temple d’Apollon et j’ai demandé au dieu ce que je devais faire pour me réconcilier avec la vie. Il a répondu : « Connais-toi donc, Crésus, et tu seras heureux. » Qui d’autre que moi aurait pu mieux me connaître ? J’étais encore jeune, je me suis engagé dans des combats, j’ai pris la tête de coalitions… Mon beau-frère Astyage, le roi des Mèdes, avait été déposé par Cyrus. J’ai vu là une occasion de le venger et de conquérir de nouveaux territoires. Mais avant cela, j’ai consulté une nouvelle fois l’oracle d’Apollon qui m’a fait la prédiction suivante : « En entrant en guerre tu détruiras un vaste empire. » 5 2 Homme d’état et poète athénien, né vers 640 avant J.C. 15 Sûr de l’issue des combats, j’ai marché contre le roi des Perses. Je te fais grâce du récit des affrontements qui se sont alors succédé. Je n’étais sans doute pas un bon stratège, et je n’ai sûrement pas eu tout le soutien escompté de mes alliés, car en quelques semaines je me suis retrouvé assiégé dans Sardes et prisonnier de Cyrus. J’ai alors compris la signification de l’oracle « Tu détruiras un vaste empire ». Dans mon aveuglement je n’avais pas imaginé une minute qu’il s’agirait du mien ! Cyrus était un grand guerrier, un fin stratège et un être d’une grande noblesse. Il aurait pu me condamner au bûcher, mais il m’a laissé la vie sauve. Il a écouté le récit que je viens de te faire, trouvé une certaine grandeur d’âme dans ma résignation face aux revers de la fortune et m’a dit en substance : « Je crois que maintenant tu as enfin appris à te connaitre. Tu pourrais me faire profiter de cette expérience. Je vais créer pour toi un poste de conseiller à ma cour, et tu pourras vivre à mes côtés. Mais si un de mes hommes te voit un jour les armes à la main, notre pacte prendra fin et tu seras exécuté sur le champ. » C’était un grand homme. J’ai eu de la peine quand il est mort. Je suis devenu le conseiller de son fils Cambyse, que j’ai connu tout petit, mais ce n’est pas le même homme, et ma situation est plus incertaine… – Ton récit m’intéresse beaucoup, Crésus, mais tu ne m’as toujours pas dit comment tu avais rencontré Ésope ! – Tu as raison, et je ne vais pas te faire attendre plus longtemps. Je t’ai dit que j’avais conquis les cités ioniennes au début de mon règne. L’île de Samos en faisait partie. Avant de combattre, j’avais lancé un ultimatum à ses habitants, les sommant de capituler s’ils ne voulaient pas y être contraints par la force. Mon ambassadeur m’a alors 16 2 assuré qu’ils ne se rendraient pas tant qu’ils auraient Ésope pour les conseiller. Je me suis renseigné à son sujet : c’était un esclave phrygien qui avait été affranchi pour services rendus à la cité. J’ai demandé à le voir. Il a consenti à venir de son plein gré, et il a si bien su me divertir que j’ai renoncé à envahir Samos et gagné un ami. – Les Samiens n’ont pas gagné au change, puisqu’ils ont eu ensuite la dictature de Polycrate. Mais dis-moi, qu’a-t-il bien pu te raconter pour te faire changer d’avis ? – La fable intitulée « La Cigale et Les Sauterelles » ! Je m’en souviens encore. Je vais donc te la raconter : Un homme prenait des sauterelles. Une cigale lui tomba aussi sous la main. Il allait la tuer comme il avait fait avec les Sauterelles. Que vous ai-je fait ? Dit la cigale à cet homme, je ne ronge point vos blés, je ne vous procure aucun dommage. Vous ne trouverez en moi que la voix, dont je me sers fort innocemment. « Grand roi, me dit Ésope, je ressemble à cette cigale. Je n’ai que la voix, et je ne m’en suis point servi pour vous offenser ! » J’ai été ému par cette histoire et aussi par l’allure chétive de cet ambassadeur qui ressemblait tant à l’insecte de sa fable ! Il est resté quelque temps auprès de moi, avant d’aller divertir le roi de Babylone. Quand il a appris que j’avais été renversé, alors qu’il ne pouvait plus attendre de bienfaits de ma part, il est venu me rendre visite à la cour de Cyrus. Il faut croire qu’il s’y est trouvé bien, car depuis nous ne nous sommes plus quittés. Il est petit et laid, mais c’est le seul ami véritable que je possède en ce bas monde. 2 17 18 2 Les fables de Cambyse Q uelques jours plus tard, l’épisode du marché aux esclaves semblait oublié de tous. Cambyse était de bonne humeur. Il nous rejoignit à table et, prenant sa sœur Roxane par la taille, la fit asseoir à ses côtés. Tous ses proches étaient là, sauf son frère Smerdis qui était reparti pour des affaires le réclamant dans sa satrapie. Il avait également invité Sisamnes et plusieurs autres juges royaux. Quand tous furent installés, il annonça : – Moi, Cambyse, roi de Perse, fils du grand Cyrus, ai l’intention d’épouser ma sœur Roxane ici présente. Je pense que personne n’y trouvera à redire… Il se fit un grand silence. Personne n’aurait eu l’audace de lui faire une remarque. Je regardai du côté de Crésus : Il restait impassible. Quant à Ésope, on voyait bien qu’il lui en coûtait de se taire. Mais cette fois il avait compris qu’il lui en coûterait davantage de s’exprimer. Voyant que personne n’osait prendre la parole, Cambyse promena son regard sur l’assistance. Roxane affichait un sourire contraint. Les juges royaux baissaient la tête et restaient muets comme des carpes. C’est à eux qu’il s’adressa : 2 19 – Voyons, messieurs, n’y a-t-il pas quelque loi qui autorise un frère à épouser sa sœur s’il en a envie ? Ne me faites pas attendre davantage ! – À ma connaissance – répondit Sisamnes – ce cas de figure n’est pas envisagé. Par contre, il existe une loi qui permet au roi de Perse de faire tout ce qui lui plaît. C’était là réponse de diplomate. Le débat étant clos, on se dépêcha de publier les bans. Le mariage donna lieu à de grandes festivités à Pasargades et dans l’ensemble du pays. Douze éléphants de guerre originaires des satrapies indiennes furent harnachés de tabliers de cuir sertis de motifs en or finement ciselés. Des danseuses et des musiciens précédaient le cortège nuptial, ainsi que le char sacré du soleil, tiré par huit chevaux blancs. Crésus, Cléonice et moi étions en retrait, par solidarité avec Ésope qui avait été relégué à l’arrière, car jugé trop laid par le maître de cérémonie. Cambyse et Roxane étaient habillés avec un luxe ostentatoire, ce qui était prévisible, mais à la mode égyptienne, ce qui ne manqua pas de surprendre et de susciter des commentaires. Des ambassadeurs de tous les pays avec lesquels Cambyse n’était pas encore brouillé avaient été conviés. En soirée, un repas fut organisé pour cinq cents convives dans les jardins royaux de Pasargades. Le vin coulait à flots, servi par le propre fils de Prexaspes qui avait la charge de grand échanson. Cambyse but plus que de raison et s’endormit à table. Dans l’ensemble, ce fut une fête réussie… Mais l’absence de Smerdis au mariage de sa sœur et de son frère leur laissa un goût amer. Tous les invités qui ne dormaient pas sur place étaient repartis chez eux tard dans la nuit. À cinq heures du matin, 20 2