Les Fables de Cambyse

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Paul Théry
Les Fables de Cambyse
Mémoires d’un médecin
au temps des pharaons perses
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Les origines
J
e ne suis pas responsable de la mort de Cambyse.
J’étais en Égypte quand j’ai appris la nouvelle. Cela
faisait plusieurs mois qu’il se passait de mes services.
Il avait tenté de me faire assassiner, comme beaucoup
d’autres, mais peu importe. Qui s’en soucie à présent ?
Darius lui a succédé, et il est mort lui aussi. La plupart de
mes amis ont également disparu. Certains étaient célèbres,
comme Ésope ou Crésus, d’autres beaucoup moins. C’est
leur histoire, autant que la mienne, que j’ai tâché de faire
revivre ici, sans tricher. Mon récit n’est pourtant pas exempt
de lacunes, d’imprécisions et de petits arrangements avec la
vérité. Je ne prétends pas avoir la mémoire de Simonide ni la
rigueur de Solon !
Je m’appelle Argyles. Je suis né en Égypte en l’an dix du
Règne du pharaon Amasis1 de parents étrangers. Mon père
accompagnait une délégation athénienne de philosophes et
d’artistes, ma mère était traductrice pour l’ambassadeur de
Perse. Ils passaient leur temps libre ensemble, apprenant à
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Vers 560 avant JC.
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mieux se connaitre, de telle sorte que ma venue au monde
ne fut une surprise pour personne. Après cet événement
mémorable, mes parents partirent vivre à Memphis où ma
mère enseigna dans l’école d’interprètes fondée par
Psammétique Premier. Mon père était peintre et sculpteur,
mais il dut longtemps travailler dans un atelier de poterie
pour gagner sa vie.
J’ai appris très jeune les langues maternelles de mes
parents, ainsi que celle de mon pays de naissance. À
l’adolescence, j’ai suivi les leçons d’Anemhep, le médecin
personnel d’Amasis, qui devait sa maitrise de l’anatomie à la
fréquentation assidue des embaumeurs. J’ai complété mon
éducation en recopiant les papyrus à la maison de vie, puis
en parcourant l’Égypte pour recueillir les recettes oubliées
des anciens. Sur le tard je me suis spécialisé en
ophtalmologie, une discipline que je suis encore loin de
maitriser. L’œil d’Horus, que je porte en pendentif, m’a aidé
à me tirer d’affaire dans des situations où mes lacunes
pouvaient devenir embarrassantes. J’ai également emprunté
quelques incantations aux médecins du temple, que j’utilise
occasionnellement.
Anemhep, ayant atteint un âge vénérable, a été contraint
de céder sa place. Je lui ai succédé, mais je ne suis pas resté
seul bien longtemps. Au bout d’un an nous étions une demidouzaine, tous de spécialités différentes. Mes fonctions
officielles me laissant des loisirs, j’ai alors eu l’occasion de
faire des rencontres qui ont compté pour moi. Je pense tout
particulièrement à Pythagore, qui s’était fait initier aux
mystères de la résurrection d’Osiris par les prêtres de Thèbes.
Ma position privilégiée ne m’est pas pour autant montée à la
tête. J’avais aussi peu d’ambition qu’un obscur médecin de
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province et je me figurais que ce serait mon avenir, quand le
pharaon m’aurait renvoyé dans mes foyers.
J’ai vécu six longues années à la cour d’Amasis. Je me
suis marié avec Abina, une jeune interprète rencontrée à
l’école où enseignait ma mère. Après la naissance de
Manéthéo, nous avons fait bâtir dans les faubourgs de
Saïs.2. Nous pensions y vivre sereinement jusqu’à la fin de
nos jours, mais les dieux, ou le destin, en décidèrent
autrement.
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Capitale de la XXVI° dynastie, située dans le delta du Nil.
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À la cour du roi de Perse
A
masis avait éliminé Apriès pour s’emparer du
trône et du titre de pharaon, mais c’était un
tendre comparé à Cambyse. Le roi de Perse,
héritier légitime du grand Cyrus, avait une réputation de
folie et de cruauté qui n’était pas usurpée. Vous allez me
dire qu’il n’y a pas de gentils tyrans, certes, mais certains
d’entre eux se distinguent par leur esprit inventif. Je n’avais
aucune envie de fréquenter ce genre d’individu. Ma seule
ambition a toujours été de rester en vie et de protéger les
miens. Cela peut sembler modeste, mais cela relevait de
l’exploit en ces temps troublés.
Le roi Cambyse avait l’œil gauche clos par des
sécrétions évoquant de la vieille colle de poisson séchée. Le
traitement prescrit par son médecin personnel n’avait fait
qu’empirer les choses. L’onguent employé contenait
notamment des chiures de mouche et de l’urine d’âne. Une
nouvelle formule à base d’excréments de chauve-souris
mélangés à du miel lui avait redonné espoir, mais l’œil
droit avait été atteint à son tour. Le roi étant devenu très
irritable, il y eut beaucoup d’exécutions sous des motifs
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divers, et c’est ainsi que le poste de médecin personnel du
souverain se trouva vacant.
Le pharaon Amasis, au courant de la situation par son
ambassadeur qui revenait d’Égypte, voulut faire un geste. Il
proposa mes services à Cambyse qui les accepta avec
empressement. Quant à moi, mis devant le fait accompli, je
n’eus d’autre choix qu’obéir et remercier pour l’honneur qui
m’était fait. Les formalités furent vite expédiées, et une dizaine
de jours plus tard j’étais au chevet de mon puissant malade.
Le remède en vogue en Égypte en ce temps là
consistait en l’instillation dans l’œil atteint du premier lait
d’une femme ayant mis au monde un enfant mâle, à l’aide
d’une plume de vautour. À défaut, une plume d’oie pouvait
également faire l’affaire. N’ayant aucun de ces ingrédients
sous la main, je conseillai des lavages d’eau claire répétés
plusieurs fois par jour, et fis appliquer matin et soir sur les
paupières du souverain des linges imbibés d’une eau tiédie
dans laquelle j’avais laissé macérer des fleurs de camomille,
une plante originaire d’Égypte dont l’usage s’était répandu
jusqu’en Perse.
Je lui fis également porter une amulette représentant
l’œil Oudjat. En lui passant autour du cou j’avais jugé
opportun de marmonner une courte prière pour son salut
et le mien, les deux étant étroitement liés :
« Ô Thot, Dieu tout puissant, aide-moi à guérir le bon
roi Cambyse, sinon ma courte carrière risque de connaître
un dénouement tragique ! »
J’étais sans doute béni des dieux, car mon traitement fut
couronné de succès. Le roi voulut garder mon amulette. J’en
fis venir une autre d’Égypte à mes frais, ainsi qu’un nœud
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d’Isis en jaspe rouge que je possède encore et que je conserve
jalousement, car j’ai la faiblesse de croire qu’il me protège.
Guéri, Cambyse fut d’excellente humeur. Il voulut me
prouver sa gratitude en m’attribuant une rente à vie. Il mit
également à ma disposition une chambre dans une aile du
palais avec un bureau attenant équipé de tout le nécessaire
pour pratiquer la médecine. En contrepartie je devais
coucher sur place, car il pouvait faire appel à moi à tout
moment. Je lui fis timidement remarquer que le pharaon
Amasis m’avait seulement « prêté », et qu’il était prévu que
je retourne chez moi à l’issue de son traitement.
– Eh bien non, je te garde, me répondit-il, tu seras
mon médecin personnel. Je remercierai Amasis pour son
cadeau, et il ne pourra faire autrement qu’accepter.
Je lui expliquai alors que ma femme et mon fils étaient
restés en Égypte et qu’ils n’avaient aucun moyen de
subsistance.
– Ce n’est pas un problème. Ils peuvent te rejoindre à
Pasargades, à moins que tu ne préfères leur envoyer chaque
mois une partie de ta rente. Fais ce qui te convient le mieux.
À ta place j’en profiterais pour commencer ici une nouvelle
vie. Les belles filles ne manquent pas en Perse.
Je choisis alors de laisser ma femme et mon fils en
Égypte, bien que cela me brisât le cœur, et de leur envoyer
la plus grosse part de mes revenus. Je pensais les faire venir
quand ma situation aurait été bien assise, à condition que
leur vie ne fût pas mise en péril par les jalousies et les
inimitiés que mes nouvelles fonctions pouvaient faire
naître dans ce pays dont je connaissais la langue, mais pas
les coutumes.
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Cambyse régnait dans le palais construit par son père
Cyrus II à Pasargades. Bâtie en altitude, cette cité était alors
la capitale de l’empire perse. La citadelle royale, assez vaste,
devait sa réputation à ses jardins paradisiaques. Les
réceptions avaient lieu en plein air des premiers jours du
printemps à la fin de l’automne.
La cour du souverain se composait pour l’essentiel de
ses proches, de ses conseillers et de sa garde rapprochée. Lors
de mes allées et venues dans le palais je croisais
régulièrement ses demi-sœurs Atossa et Meroe, sa sœur
Roxane, son maître des requêtes Prexaspes et aussi Crésus,
l’ancien roi de Lydie destitué par Cyrus. Il était souvent
accompagné d’un curieux personnage, petit et difforme, qui
se faisait appeler Ésope et qui était en fait un esclave phrygien
affranchi. Le frère aîné de Cambyse, Smerdis, apparaissait de
temps en temps, et ces entrevues se terminaient
régulièrement par des disputes. Il se retirait alors dans une
satrapie3 que lui avait attribuée son père. Il ne pardonna
jamais à Cyrus d’avoir choisi son cadet pour lui succéder,
alors que la place aurait normalement dû lui échoir.
Pour rendre plus agréable ce qui ressemblait bien à
une captivité, Cambyse m’avait fait don d’une esclave à qui
il avait ordonné de me tenir compagnie chaque nuit. Cette
jeune femme était une Grecque d’Asie mineure nommée
Cléonice, une fille de bonne famille qui avait été enlevée
lors d’une campagne militaire par un lieutenant du roi de
Perse. Elle s’était retrouvée parmi les esclaves personnelles
de Cambyse après l’assassinat de ce lieutenant pour un
motif maintenant oublié. Soumise durant des mois à leurs
désirs les plus grossiers, elle en avait gardé un vif sentiment
3
Division administrative de l’empire perse, dirigée par un satrape.
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d’humiliation. En ce qui me concerne je n’ai jamais
cherché à profiter de la situation. Cléonice couchait sur
une banquette basse dans un coin de mon bureau et
m’apprenait des expressions en dialecte bithynien pour me
prouver sa gratitude.
Bien sûr, il s’est trouvé – et il se trouve encore – des
mauvais esprits pour insinuer que sa langue ne lui servait
pas qu’à conjuguer les verbes et qu’elle s’intéressait de trop
près au corps médical. Je les laisse dire. À cette époque je
me promenais souvent avec elle dans les jardins royaux où
j’avais un petit parterre de plantes médicinales. Était-ce un
crime ? Je reconnais que la présence de bosquets propices à
des moments d’intimité était de nature à faire naître ce
genre de rumeurs. Ces accusations sans preuves n’ont
aucune valeur et ne méritent que le mépris.
C’est en me promenant dans ces jardins avec elle sous
un soleil de plomb que je rencontrai Ésope pour la
première fois. Il parlait avec animation avec Crésus, qui
profita de cette diversion pour lui couper la parole :
– Regarde qui vient par ici, s’exclama-t-il, ne serait-ce
pas Argyles, le protégé de Cambyse, et sa charmante
compagne ? Dis-moi, Ésope, n’as-tu pas écrit récemment
une fable qui pourrait lui plaire ?
– Ma foi, cela tombe bien, répondit Ésope, j’en ai
justement une qui l’amusera, du moins je l’espère. Je l’ai
intitulée « La Vieille Femme et le Médecin » :
Une vieille femme malade des yeux fit venir un médecin.
Chaque fois qu’il lui appliquait un onguent, il lui dérobait
l’un ou l’autre de ses meubles. Quand il eut fini et d’emporter
les meubles, et de soigner la vieille, il réclama ses honoraires.
Comme la vieille refusait de payer, il lui intenta un procès. Au
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tribunal elle déclara qu’elle s’était engagée à payer, à
condition qu’on la guérît ; or, à présent, elle y voyait encore
moins bien : « Auparavant, dit-elle, je voyais tous les meubles
de ma maison ; maintenant je n’en vois plus aucun ! »
Ésope avait terminé son histoire, attendant
anxieusement ma réaction. J’éclatai de rire, et il
m’accompagna de son rire sonore qui fit se retourner des
sentinelles qui patrouillaient près de nous. Reconnaissant
le Phrygien, ils haussèrent les épaules et reprirent leur
ronde. Il prit alors un air malicieux :
– Je ne savais pas comment tu allais réagir. Cette fable
se moque des médecins. Tu aurais pu te fâcher, ou me faire
arrêter par les gardes, mais tu as préféré en rire. Tu as donc
de l’humour, et je serais heureux de faire partie de tes amis.
– J’en serais très heureux également, lui répondis-je.
De plus, ta fable soulève une question qui me préoccupe
depuis longtemps. Notre profession veut être reconnue et
respectée, mais pour cela elle devrait se doter d’un code de
déontologie, qui pourrait prendre la forme d’un serment
que chaque jeune médecin devrait déclamer devant ses
pairs lors de son entrée en fonction… Ce n’est encore
qu’une vague idée, mais je pense qu’elle a de l’avenir.
– Toi seul le sais, répondit Ésope, et je vois que tu
peux passer d’un instant à l’autre du rire à la réflexion la
plus profonde. Je m’y efforce également quand j’écris mes
fables, et je suis heureux de voir que nous partageons les
mêmes préoccupations…
Je le regardai alors plus attentivement. Il n’était
vraiment pas beau : une petite taille qui frisait le nanisme,
un nez épaté, des arcades sourcilières proéminentes, de
grosses joues, une barbe broussailleuse et un ventre distendu
qui pointait en avant. Ses yeux s’écartaient l’un de l’autre
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quand il regardait en l’air, ce qui l’obligeait à relever le
menton pour fixer son interlocuteur, et ce d’autant plus que
la différence de taille le désavantageait. Je possédais alors
une petite statuette représentant Bès4. La ressemblance avec
Ésope était si frappante qu’il semblait avoir servi de modèle
au sculpteur. Crésus fit remarquer qu’ils devaient se rendre
auprès de Cambyse. Nous partîmes donc chacun de notre
côté, pour ma part toujours accompagné de Cléonice à la
recherche d’un coin d’ombre…
J’avais l’obligation d’accompagner le roi dans tous ses
déplacements. Peu de temps après mon arrivée à la cour,
j’assistai à une scène qui me surprit et dont je ne compris
pas la signification sur le moment. Sur une grande place à
proximité du palais royal avait lieu chaque mois un marché
aux esclaves : des hommes, des femmes et même des enfants
de toutes origines étaient vendus aux enchères. Les
tractations pouvaient vite dégénérer et des gardes armés
étaient là pour faire respecter l’ordre. Cambyse ratait
rarement cette manifestation. Il avait naturellement un droit
de préemption, et se faisait présenter sous une tente à l’écart
les plus belles esclaves et les hommes les plus robustes.
Il avait plu la veille au soir, et les dalles de la place
luisaient sous un soleil déjà généreux. Cambyse était
d’excellente humeur, s’arrêtant de place en place pour
deviser avec les organisateurs. Je m’étais laissé distancer,
mais quand je rattrapai le cortège je le vis qui tournait la
tête en tous sens, le nez en l’air et les narines dilatées,
humant l’odeur nauséabonde qui se répandait dans
l’atmosphère. Il était pâle comme un linge. Les
responsables de cette puanteur étaient deux marchands
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Dieu protecteur du foyer et des femmes pendant leur grossesse.
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d’esclaves qui faisaient des fumigations à base de bitume,
raclures de cornes et plumes de volatiles pour déclencher
un état de grand mal chez les individus qui, dans leur
cheptel, pouvaient avoir caché leur maladie épileptique.
Leur intention était louable : ils venaient de toucher de
nouvelles recrues qu’ils n’avaient pas encore eu le temps
d’évaluer, et ils ne voulaient présenter à leur souverain que
de la marchandise de premier choix. Ils n’en furent pas
récompensés, car Cambyse se mit en rage. Il les insulta,
puis les fit fouetter et chasser de la ville. Il ordonna ensuite
la répartition de leurs esclaves entre les marchands
restants, qui oublièrent momentanément leur solidarité à
la perspective de plus grands profits.
L’odeur ne s’était encore complètement dissipée. Tout
près du lieu de la fumigation un individu gisait à terre, le
corps agité de mouvements incontrôlés. Il fixait le ciel de ses
yeux exorbités et bavait comme un nouveau né, la langue
pendante. J’aurais voulu lui porter secours, mais Cambyse
avait fait un écart pour éviter le malheureux et prenait déjà le
chemin du retour. À son air furieux je compris que je devais
me taire et le suivre. Des badauds, qui avaient eu
l’imprudence de cracher par terre pour conjurer le sort,
furent bastonnés sur son ordre. Cela me surprit, car je
pensais que l’hygiène était le cadet de ses soucis.
Je fis le trajet du retour aux côtés de Crésus que son ami
Ésope n’avait pas voulu accompagner car, ayant connu luimême l’esclavage, il ne souhaitait pas revivre des scènes
encore vivaces dans son esprit. Il en profita pour me
raconter son passé glorieux et les circonstances qui les
avaient fait se rencontrer :
– Comme tu ne dois pas l’ignorer, j’ai été moi-même
jadis un souverain craint et respecté. Je suis le fils d’Alyatte,
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roi de Lydie, et j’étais son successeur légitime. J’avais tout
pour être heureux : j’étais riche, très riche depuis la
découverte d’un filon d’or dans les sables de la rivière
Pactole. Avec cette manne, j’ai pu lever des armées et
conquérir les cités ioniennes et éoliennes. J’ai fait
reconstruire le temple d’Artémis, à Éphèse, qui figure
parmi les sept merveilles du monde. As-tu vu le lion en or
massif du sanctuaire d’Apollon à Delphes ? Je l’ai fait faire
grandeur nature !
Quand Solon5 est venu me rendre visite, je lui ai
montré mes palais, mes trésors. Je lui ai dit pour conclure :
– Ne suis-je pas le plus heureux des hommes ?
– N’appelons personne heureux avant sa mort ! a-t-il
répondu.
J’ai trouvé sa réponse fort mesquine… J’ai eu deux fils.
L’aîné, grand et bien bâti, aurait dû me succéder s’il n’avait
pas péri dans un stupide accident de chasse. Ce fut le
premier de mes malheurs. Le cadet était muet et ne pouvait
prétendre au commandement. Fou de douleur, j’ai couvert
d’offrandes le temple d’Apollon et j’ai demandé au dieu ce
que je devais faire pour me réconcilier avec la vie. Il a
répondu : « Connais-toi donc, Crésus, et tu seras heureux. »
Qui d’autre que moi aurait pu mieux me connaître ?
J’étais encore jeune, je me suis engagé dans des combats,
j’ai pris la tête de coalitions… Mon beau-frère Astyage, le
roi des Mèdes, avait été déposé par Cyrus. J’ai vu là une
occasion de le venger et de conquérir de nouveaux
territoires. Mais avant cela, j’ai consulté une nouvelle fois
l’oracle d’Apollon qui m’a fait la prédiction suivante : « En
entrant en guerre tu détruiras un vaste empire. »
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Homme d’état et poète athénien, né vers 640 avant J.C.
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Sûr de l’issue des combats, j’ai marché contre le roi des
Perses. Je te fais grâce du récit des affrontements qui se
sont alors succédé. Je n’étais sans doute pas un bon
stratège, et je n’ai sûrement pas eu tout le soutien escompté
de mes alliés, car en quelques semaines je me suis retrouvé
assiégé dans Sardes et prisonnier de Cyrus. J’ai alors
compris la signification de l’oracle « Tu détruiras un vaste
empire ». Dans mon aveuglement je n’avais pas imaginé
une minute qu’il s’agirait du mien !
Cyrus était un grand guerrier, un fin stratège et un
être d’une grande noblesse. Il aurait pu me condamner au
bûcher, mais il m’a laissé la vie sauve. Il a écouté le récit
que je viens de te faire, trouvé une certaine grandeur d’âme
dans ma résignation face aux revers de la fortune et m’a dit
en substance : « Je crois que maintenant tu as enfin appris à
te connaitre. Tu pourrais me faire profiter de cette
expérience. Je vais créer pour toi un poste de conseiller à ma
cour, et tu pourras vivre à mes côtés. Mais si un de mes
hommes te voit un jour les armes à la main, notre pacte
prendra fin et tu seras exécuté sur le champ. »
C’était un grand homme. J’ai eu de la peine quand il
est mort. Je suis devenu le conseiller de son fils Cambyse,
que j’ai connu tout petit, mais ce n’est pas le même
homme, et ma situation est plus incertaine…
– Ton récit m’intéresse beaucoup, Crésus, mais tu ne
m’as toujours pas dit comment tu avais rencontré Ésope !
– Tu as raison, et je ne vais pas te faire attendre plus
longtemps. Je t’ai dit que j’avais conquis les cités ioniennes
au début de mon règne. L’île de Samos en faisait partie.
Avant de combattre, j’avais lancé un ultimatum à ses
habitants, les sommant de capituler s’ils ne voulaient pas y
être contraints par la force. Mon ambassadeur m’a alors
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assuré qu’ils ne se rendraient pas tant qu’ils auraient Ésope
pour les conseiller. Je me suis renseigné à son sujet : c’était
un esclave phrygien qui avait été affranchi pour services
rendus à la cité. J’ai demandé à le voir. Il a consenti à venir
de son plein gré, et il a si bien su me divertir que j’ai renoncé
à envahir Samos et gagné un ami.
– Les Samiens n’ont pas gagné au change, puisqu’ils
ont eu ensuite la dictature de Polycrate. Mais dis-moi,
qu’a-t-il bien pu te raconter pour te faire changer d’avis ?
– La fable intitulée « La Cigale et Les Sauterelles » ! Je
m’en souviens encore. Je vais donc te la raconter :
Un homme prenait des sauterelles. Une cigale lui tomba
aussi sous la main. Il allait la tuer comme il avait fait avec
les Sauterelles. Que vous ai-je fait ? Dit la cigale à cet
homme, je ne ronge point vos blés, je ne vous procure aucun
dommage. Vous ne trouverez en moi que la voix, dont je me
sers fort innocemment. « Grand roi, me dit Ésope, je
ressemble à cette cigale. Je n’ai que la voix, et je ne m’en suis
point servi pour vous offenser ! »
J’ai été ému par cette histoire et aussi par l’allure
chétive de cet ambassadeur qui ressemblait tant à l’insecte
de sa fable ! Il est resté quelque temps auprès de moi, avant
d’aller divertir le roi de Babylone. Quand il a appris que
j’avais été renversé, alors qu’il ne pouvait plus attendre de
bienfaits de ma part, il est venu me rendre visite à la cour
de Cyrus. Il faut croire qu’il s’y est trouvé bien, car depuis
nous ne nous sommes plus quittés. Il est petit et laid, mais
c’est le seul ami véritable que je possède en ce bas monde.
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Les fables de Cambyse
Q
uelques jours plus tard, l’épisode du marché aux
esclaves semblait oublié de tous. Cambyse était
de bonne humeur. Il nous rejoignit à table et,
prenant sa sœur Roxane par la taille, la fit asseoir à ses
côtés. Tous ses proches étaient là, sauf son frère Smerdis qui
était reparti pour des affaires le réclamant dans sa satrapie.
Il avait également invité Sisamnes et plusieurs autres juges
royaux. Quand tous furent installés, il annonça :
– Moi, Cambyse, roi de Perse, fils du grand Cyrus, ai
l’intention d’épouser ma sœur Roxane ici présente. Je
pense que personne n’y trouvera à redire…
Il se fit un grand silence. Personne n’aurait eu l’audace
de lui faire une remarque. Je regardai du côté de Crésus : Il
restait impassible. Quant à Ésope, on voyait bien qu’il lui
en coûtait de se taire. Mais cette fois il avait compris qu’il
lui en coûterait davantage de s’exprimer. Voyant que
personne n’osait prendre la parole, Cambyse promena son
regard sur l’assistance. Roxane affichait un sourire
contraint. Les juges royaux baissaient la tête et restaient
muets comme des carpes. C’est à eux qu’il s’adressa :
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– Voyons, messieurs, n’y a-t-il pas quelque loi qui
autorise un frère à épouser sa sœur s’il en a envie ? Ne me
faites pas attendre davantage !
– À ma connaissance – répondit Sisamnes – ce cas de
figure n’est pas envisagé. Par contre, il existe une loi qui
permet au roi de Perse de faire tout ce qui lui plaît.
C’était là réponse de diplomate. Le débat étant clos, on
se dépêcha de publier les bans.
Le mariage donna lieu à de grandes festivités à
Pasargades et dans l’ensemble du pays. Douze éléphants de
guerre originaires des satrapies indiennes furent harnachés
de tabliers de cuir sertis de motifs en or finement ciselés.
Des danseuses et des musiciens précédaient le cortège
nuptial, ainsi que le char sacré du soleil, tiré par huit
chevaux blancs. Crésus, Cléonice et moi étions en retrait,
par solidarité avec Ésope qui avait été relégué à l’arrière,
car jugé trop laid par le maître de cérémonie.
Cambyse et Roxane étaient habillés avec un luxe
ostentatoire, ce qui était prévisible, mais à la mode
égyptienne, ce qui ne manqua pas de surprendre et de
susciter des commentaires. Des ambassadeurs de tous les
pays avec lesquels Cambyse n’était pas encore brouillé
avaient été conviés. En soirée, un repas fut organisé pour
cinq cents convives dans les jardins royaux de Pasargades.
Le vin coulait à flots, servi par le propre fils de Prexaspes
qui avait la charge de grand échanson. Cambyse but plus
que de raison et s’endormit à table. Dans l’ensemble, ce fut
une fête réussie… Mais l’absence de Smerdis au mariage de
sa sœur et de son frère leur laissa un goût amer.
Tous les invités qui ne dormaient pas sur place étaient
repartis chez eux tard dans la nuit. À cinq heures du matin,
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