REVUE MOUVEMENT : Expérimentalement votre

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Depuis 2006, le Théâtre du Grütli, à Genève, est devenu le GRü. Sous l’impulsion
de Maya Bösch et Michèle Pralong, s’y éprouvent d’autres manières de voir,
de jouer et de penser. Une entreprise avant tout collective et critique, expérimentale
et utopique, qui ambitionne de retrouver le plus juste « espace-temps » du théâtre.
« Les humains sont plus intéressants que les accessoires. »
Josef Szeiler (propos tenu dans une discussion du Labo 2/8,
reproduite dans le livret d’INFERNO, 2008, p. 72)
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Genève. Au cœur d’un immeuble à l’architecture cossue, une benoîte Maison des Arts qui
comprend des studios de danse, un cinéma et un théâtre, se trouve toute revigorée depuis
que ce dernier accueille des expériences artistiques hors normes. Certes, l’ancien Théâtre
du Grütli avait déjà l’âme contemporaine, hébergeant une part de l’éclectique festival de
La Bâtie. Mais, depuis 2006, il s’est voué plus radicalement à la conduite de recherches théâtrales de fond, transdisciplinaires, pour devenir le GRü, un théâtre exclusivement de création
(à quelques visites près d’artistes expérimentaux tels que Richard Maxwell). Deux artistes
ont été associés plusieurs saisons d’affilée : Claudia Bosse, metteuse en scène autrichienne,
et Mathieu Bertholet, auteur, metteur en scène et performeur suisse que l’on pourra découvrir en France durant les saisons à venir ; d’autres sont fidélisés, comme les metteurs en scène
Marc Liebens ou Josef Szeiler ou la chorégraphe Cindy Van Acker. Enfin, fait remarquable,
des collectifs d’interprètes ont été institués, certains acteurs pouvant poursuivre leur rechercher d’une saison à l’autre. Désormais, les scènes, vidées de leurs gradins et repeintes, l’une
en noir et l’autre en blanc, polarisent le théâtre entre une Black et une White Box, non plus
selon un système de niveaux de valeurs reliant l’entresol au second étage, mais en un monde
yin et yang, fécond en métamorphoses et formes nouvelles.
A la tête de cette révolution institutionnelle et artistique, la metteuse en scène et performeuse
Maya Bösch et la dramaturge Michèle Pralong. Et à son origine, une critique de la globalisation culturelle. Selon ces deux praticiennes du théâtre, les institutions théâtrales mutent en
des salles où tournent des spectacles, selon une spirale rotative évocatrice de cette centrifugeuse qu’est, selon Bernard Stiegler, la globalisation : une machine accélératrice, qui efface
la conception moderne d’une Histoire linéaire au profit d’une vision cyclique qui mythifie
des créateurs et induit des mentalités rituelles et idolâtres. Les salles de spectacles deviennent
des lieux cultuels, célébrant secrètement le Théâtre au travers de ce « fantasme de l’origine,
ce mythe du théâtre grec » (1) dont une plateforme inaugurale organisée au GRü en septembre
2006 avait entrepris de débarrasser allègrement les plateaux. La programmation avait alors
fait l’objet d’une dramaturgie en conséquence. Une « super saison » thématique et symbolique de trois années s’est constituée, en rupture relative avec l’habituelle cadence de septembre à juin, pour re-situer tout aussi symboliquement le théâtre occidental dans le fleuve
tourbillonnant de l’Histoire. La première saison, logoS, serait consacrée à la tragédie et la
seconde, RE-, aux Renaissants que furent Shakespeare, Racine et Dante, avant d’atteindre
aujourd’hui la saison CHAOS, centrée sur Heiner Müller. Müller qui reste l’un des rares
auteurs contemporains à s’être placé dans un temps collectif et historique, qu’il voyait certes
brisé et labyrinthique, hanté de spectres mythologiques, mais nullement de façon mythique.
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-- sur-- www- mouvement- net-Photo : Régis Golay.
A lire, les comptes rendus :
« La tragédie des chairs » (sur
Phèdre, ms. Claudia Bosse),
« Ils donnent/passent » (sur
INFERNO), et « Et la chute était
sans fin » (sur Configuration HM1
de Josef Szeiler).
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Du temps donné de la recherche. Le GRü s’est défini comme un lieu d’abord occupé par des
artistes et des penseurs du théâtre. Il serait une unité de production où le faire et le penser ne
seraient pas séparés ; où le praticien et le dramaturge qui sont aussi en chacun batailleraient,
au corps à corps, au quotidien. Les Collectifs 1 et 2 ont été composés dans un souci de diversité de disciplines et d’expériences pour entretenir la contradiction. Que leurs membres soient
distribués en bloc ou isolément dans les créations, occupés ou désœuvrés, ils étaient astreints
à une présence quotidienne, dans l’esprit d’une grève active, contre tout pouvoir établi. Puis
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le Collectif3 fut réuni en vue d’une recherche au long cours sur
L’Enfer de Dante. Au long de ses huit Labos, lors desquels jusqu’à
la question de dire le texte fut en débat, une vingtaine d’interprètes de différentes disciplines et d’intervenants atypiques (2) ont
entretenu une querelle esthétique interminable. Quelques mois
après les dix-huit présentations, toutes différentes et surtout
inouïes, de l’INFERNO né de ces échanges, Romeo Castellucci
présentait dans la Cour d’honneur du Festival d’Avignon une
autre vision du poème dantesque, qui semblait, par comparaison,
bien fade…
Maya Bösch et Michèle Pralong rappellent qu’« au théâtre, ce
n’est pas le message, pas l’histoire qui porte ou qui importe, mais
le lien entre l’émetteur et le récepteur ; le lieu aménagé pour que
leur rencontre s’invente en dehors de tout schéma ». Qu’elle ait lieu
pour la première et dernière fois, ainsi que le fait la vie humaine
à l’échelle historique, biographique. Que la recherche se prolonge
dans les présentations, parce que les questions du sens ne sont
jamais résolues. Que le spectateur comme l’acteur soient coauteurs de situations non reproductibles, qui les lient et les assujettissent l’un à l’autre, temporairement. Alors, le spectateur suit
un chemin analogue à celui de Dante, celui d’abord d’une chute
dans l’enfer de la situation théâtrale. Tant et si bien que, pour
Les Perses mis en scène par Claudia Bosse dans des espaces
urbains, une centaine de Genevois ont été recrutés pour le chœur
et placés dans l’expérience artistique. Oui, pour certains, ce peut
être un enfer que de déchoir ainsi de points de vue sur le paysage
esthétique global pour n’être plus que spectateurs parmi d’autres,
englués dans le paysage. Et en effet, que faire de sa situation
de spectateur conventionnel devant la folle dramaturgie modulaire des Case Study Houses de Mathieu Bertholet (janvier-février
2009), qui engendre plus de mille possibilités de représentations
où aucun spectateur ne jouit du même angle de vue, sinon abandonner tout pouvoir sur elles ? Plus d’une fois au GRü, le spectateur s’est trouvé dans des situations artistiques limites, démuni de
tout code pour savoir comment regarder et se tenir. Phèdre de
Claudia Bosse, et cinq acteurs nus de bout en bout sur un ring ;
Configuration HM1 de Josef Szeiler, et des comédiens attendant
d’être en état de dire les premiers mots d’un texte d’Heiner
Müller, au point d’en arriver, certains soirs, à quarante minutes
de silence… Presque toutes les scénographies des créations, suivant cette logique de déblayage des clichés du genre théâtral,
rompent cependant avec la bipartition en deux camps des acteurs
et des spectateurs, et d’elles-mêmes laissent chacun libre de se
déplacer – et les portes, ouvertes devant le spectateur démissionnaire… Loin d’être privé par ce situationnisme théâtral d’un recul
critique, le spectateur plus endurant voyage dans un temps spécifique, importé par les acteurs qui l’ont incorporé dans leurs
recherches (voir ci-contre). Véronique Alain, qui fut l’actrice
la plus expérimentée du Collectif3, dit de son expérience sur
INFERNO, unique à sa connaissance, qu’elle lui a permis de
« dialoguer avec les morts, avec le temps ». Sortir des flux de synchronisation mondiale pour entrer dans cet espace-temps autre,
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« REPRENDRE TOUT À ZÉRO »
Fred Jacot-Guillarmot, interprète présent
dans plusieurs créations du GRü depuis
trois ans, livre ses réflexions sur le travail
d’acteur.
« Si je reproduisais cette manière de jouer et de répéter
qui est la même depuis des années et qui est basée sur
un savoir-faire bien connu, je serais un gardien de musée.
Non, je désire aller ailleurs, me perdre, laisser place à
l’erreur, me confronter, respirer et creuser plus profond…
Et toujours, j’espère, je lutte, me révolte. Je cherche
à partager, à penser, à pratiquer encore et encore.
Je désire ne pas cesser d’aimer et de haïr, tout sentir.
L’acteur en recherche, à la différence d’un comédien
qui répète, s’entraîne longuement pour se préparer à
ne pas répéter (1). Son entraînement est fait d’exercices plus
spirituels que sportifs. Au contraire du sportif au moral
d’acier, l’acteur en recherche s’entraîne à s’exposer sans
forces et à s’écouler sans contenance, dans une paradoxale
attitude de concentration et d’écoute. Je ralentis
et j’incorpore le temps, sans plus rien incarner, pas même
moi-même ! Une indifférence à la personnalité s’impose,
à mesure que je renonce à en imposer. J’accepte
de reprendre tout à zéro, de m’expérimenter dans l’acte
même du faire (corps et texte dans un espace).
Pour les acteurs, c’est un point problématique.
C’est ce que j’ai appris dans le Collectif3. Mais, malgré
des frictions, le projet a rendu possible que nous nous
questionnions en même temps sur nous-mêmes et sur
le théâtre. Avec d’autres critères que l’efficacité et
les préjugés sur ce qui est “bien fait”. Il est encore possible
de faire du théâtre une critique du théâtre lui-même,
de la société et de l’humain. Une remise en question de
toutes nos pratiques et pensées, et non une reproduction
nauséabonde de ce qui règne. »
Propos recueillis par e-mail par Mari-Mai Corbel
1. Idée qui n’a certes rien de neuf
(voir Anatoli Vassiliev et ses « trainings »).
Fred Guillemod-Jacquot au GRü en 2008-09 :
Focus Müller : Configuration HM1 (ms. Josef Szeiler),
Pièce de cœur (chor. Noémi Lapzeson) et Rivage à
l’abandon/Médée-Matériau/Paysage avec Argonautes
(ms. Marc Liebens).
Pièce de cœur, de Heiner
Müller, proposition
chorégraphique de
Noémie Lapzeson.
Photo : Carole Parodi.
Wet, de Maya Bösch,
d’après Elfriede
Jelinek. Photo : D. R.
Case Study Houses, de
Mathieu Bertholet.
Photo : D. R.
celui de ce temps perdu que les enfants, les amants ou les noctambules connaissent et qui fonde la possibilité d’un regard
distant et critique sur le monde. Un espace dont l’image
pourrait être cette cabine panoramique construite au sommet
du Théâtre Saint-Gervais pour Stations urbaines, pièce de
cinq heures pour un seul spectateur, mettant en scène par
Maya Bösch la radiodiffusion d’un texte d’Elfriede Jelinek.
Un théâtre retrouvé. De même que les plates-formes qui
accompagnent la programmation donnent du temps au
débat, de même qu’après les représentations, artistes et spectateurs se retrouvent autour d’une longue table dans le couloir séparant l’administration et la White Box, l’art expérimental cultive l’espace critique intermédiaire d’une recherche
de sens. A rebours des idées reçues, de ces accusations
d’élitisme et de snobisme qui traduisent surtout une vision
péjorative du spectateur comme élève peu doué et rustre, le
théâtre de recherche n’est ni savant en esthétique, ni bien sûr
scientifique. Son lieu est un monde sans plus de décorum,
semé de restes énigmatiques. Dans le chaos labyrinthique où
nous sommes jetés, rechercher les traces, retrouver le temps,
s’expérimenter sont une seule et même opération, un unique
vécu. Le GRü a déjà une histoire. Des livrets illustrés ont été
publiés, pour Les Perses et Inferno. Ils composent des poèmes
faits de portraits, de notes lacunaires, de témoignages et
d’analyses dramaturgiques, qui donnent corps à des collectifs
d’individus. Dans le Focus Müller, le collectif prend une
forme sans précédent. Si la signature collective d’INFERNO
a frustré certains intervenants, Maya Bösch rappelle que
« le marché peut déposséder plus sûrement les artistes ».
Le GRü a conçu une forme collective qui le court-circuite,
tout en préservant les signatures. Une scénographie commune et évolutive. Le peintre Mark Lammert, qui fut proche
d’Heiner Müller, a imaginé un mur qui recule d’un cinquième
et change de couleur comme certaines pierres avec le temps,
à chaque entrée d’un nouveau metteur en scène dans la Black
Box. Josef Szeiler, Noemi Lapzeson, Fabrice Huggler, Marc
Liebens et Gabriel Alvarez gardent leurs signatures et leurs
antagonismes esthétiques irréductibles, mais l’une après
l’autre, leurs mises en scène s’assemblent en une sixième, qui
se déroule dans un pur espace théâtral, fait d’un allongement
concomitant dans la durée et l’espace.
Mari-Mai Corbel
(remerciements à Fred Jacot-Guillarmod et Véronique Alain)
1. In livret de la saison 2007-08.
2. Metteurs en scène, musiciens, professeurs de yoga, maître de kung-fu.
> FOCUS MÜLLER (HORACE, RIVAGE À L’ABANDON/MATÉRIAUMÉDÉE/PAYSAGE AVEC ARGONAUTES, ANATOMIE TITUS FALL
OF ROME), JUSQU’AU 28 JUIN. ET AUSSI : BLANC, DE JACQUES
DEMIERRE, DU 7 AU 19 AVRIL, ET OPUS 40 CM, DE BRICE
CATHERIN, DU 25 MAI AU 3 JUIN. WWW.GRUTLI.CH
> CONTACT : WWW.GRUTLI.CH
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